I L'édit pacificateur de 313 avait l'air d'une concession contrainte et précaire, et la situation troublée de l'empire ne pouvait qu'ajouter à sa précarité. Il ne répondait ni aux aspirations des chrétiens ni au besoin de paix de l'Etat ; mais il pouvait être une étape décisive vers la liberté complète de l'Eglise et la pacification définitive de l'Etat. On risquerait de fausser le sens de l'histoire en
traduisant en formules modernes les revendications que les apologistes
chrétiens n'avaient cessé de faire entendre, depuis saint Justin jusqu'à
Lactance. La liberté qu'ils demandaient n'avait rien de commun avec ce
prétendu droit, inhérent à chaque conscience, de se faire sa foi religieuse,
indépendamment de toute direction sociale et de toute révélation divine. Ils
s'indignaient d'abord que le culte du Christ n'eût point sa place libre au
soleil, quand les cultes impurs des Jupiter, des Vénus, des Sérapis et des
Mithra l'avaient si large ; et, toutes les fois que les empereurs et les
magistrats leur paraissaient capables d'entendre une vérité plus complète,
ils leur montraient ce que l'Etat gagnerait à s'appuyer sur la morale et la
doctrine des chrétiens plutôt que sur les fables et les superstitions de
l'idolâtrie païenne. Vers la fin du IIe siècle, Athénagore écrivait à
Marc-Aurèle et à son fils Commode : L'empire a fait
la paix du monde ; pourquoi les chrétiens, qui ne sont ni des athées ni des
séditieux, sont-ils exclus de cette paix ?... Vous permettez à chacun de vivre selon les traditions de
sa patrie ; et nous, chrétiens, votre autorité nous exclut, alors qu'aucun
crime ne nous est imputable et que nos sentiments sont les plus religieux et
les plus justes envers la Divinité. Méliton, à la même époque,
invitait Marc-Aurèle à protéger la religion
chrétienne, qui est en quelque sorte, disait-il, la sœur de lait de l'empire et paraît destinée à partager
avec lui sa prospérité. A mesure que le christianisme gagnait du
terrain, ces réclamations se faisaient plus pressantes et leurs raisons
apparaissaient plus évidentes. Au milieu du IIIe siècle, Denys d'Alexandrie
félicitait en ces termes l'empereur Gallien de la protection accordée aux
chrétiens : Quand je considère les jours des années
impériales, je vois que les princes renommés, s'ils ont été impies, sont vite
devenus sans gloire, tandis que celui-ci, très saint et très ami de Dieu,
règne depuis sept ans déjà. Enfin, au début du IVe siècle, Eusèbe,
parlant des premières années du règne de Dioclétien, s'écriait : En ce qui concerne l'empire romain, tout le temps que les
princes furent pour nous favorables et pacifiques, quel comble de biens,
quelle prospérité ! Les empereurs, soucieux du vrai bien de
l'empire, avaient entendu cette voix. Les mesures libératrices et
protectrices d'Alexandre Sévère, de Gordien, de Philippe l'Arabe, de Gallien
et de Galère préparaient l'édit de Milan. On s'est même demandé si l'Acte de
Galère n'en avait pas été le prélude voulu et calculé par l'auteur même du
grand édit libérateur[1]. Voulu ou non par Constantin, l'édit de Galère devait rester le point de départ de sa politique religieuse. Des souverains qui se partageaient le gouvernement de l'empire, il était le plus en vue : Maxence était impopulaire, Licinius subissait sou ascendant. Le maître de la Gaule avait trente-six ans à peine. De haute taille, d'une physionomie noble et belle, les membres souples et vigoureux, avec je ne sais quoi de royal dans l'attitude et dans le commandement, il imposait par sa seule présence. On se racontait ses exploits sur les champs de bataille, les périls qu'il avait traversés, l'enthousiasme avec lequel les troupes de la Gaule, tout d'une voix, l'avaient proclamé empereur à la mort de son père Constance-Chlore, la modération qu'il avait montrée dans le gouvernement de la grande province d'au delà des monts, la popularité qu'il s'y était acquise par sa magnanimité ferme et douce. Aussi quand on apprit que, sous prétexte de venger la mort de Maximien Hercule, mais en réalité par jalousie, Maxence lui déclarait la guerre, l'opinion publique fut tout entière avec le fils glorieux de Constance. Nous n'avons pas à raconter les premières phases politiques et militaires de la campagne : l'alliance de Licinius assurée par son mariage avec la sœur de Constantin ; les intelligences ménagées dans la ville de Rome ; les Alpes franchies au moment où Maxence croit son adversaire sur le Rhin ; une armée de cent mille hommes débouchant à l'improviste dans les plaines de la Haute-Italie ; Suse, Turin, Brescia, Vérone, tombant l'une après l'autre au pouvoir de l'intrépide général ; la marche victorieuse de celui-ci à travers l'Etrurie par la voie Flaminienne ; et la rencontre du gros de l'armée de Maxence, le 28 octobre 312, sur les bords du Tibre, près du pont Milvius, à deux milles de Rome. II Dispositions de Constantin à l'égard du christianisme. L'origine de la guerre n'avait rien eu de religieux ; les deux compétiteurs avaient jusque-là manifesté envers les chrétiens des dispositions également favorables. Rien dans le passé de Constantin ne pouvait faire supposer qu'il se fît un jour le champion du christianisme. Sans doute, il avait, au milieu des cours et des camps dissolus de cette époque, donné l'exemple d'une qualité bien surprenante chez un prince païen : une absolue pureté de mœurs[2]. Comme son père, il avait toujours montré peu de goût pour le polythéisme, et son âme religieuse aimait à s'élever vers l'unique Divinité qu'il avait appris de Constance à appeler le Père céleste. Mais ce terme vague était une des appellations dont les païens se servaient quelquefois pour désigner Jupiter, souverain des dieux et du monde[3]. Les croyances élevées du jeune prince et sa vie pure pouvaient le disposer à une tolérance sympathique à l'égard des chrétiens. Il avait pu, du reste, s'informer de leur foi dans sa jeunesse, car Eusèbe nous dit que Constance consultait volontiers les évêques et les prêtres des Gaules ; mais il était parti en campagne encore païen, après avoir offert les sacrifices accoutumés aux dieux protecteurs de l'empire. Or, quand les deux armées rivales furent en présence, il se trouva que les soldats de Constantin portaient sur leurs étendards et sur leurs boucliers les initiales du nom de Jésus-Christ, et que l'empereur se donnait comme le défenseur de l'Eglise chrétienne. Que s'était-il passé ? Un des événements les plus considérables de l'histoire du monde, puisqu'il devait bientôt faire passer du côté des chrétiens la formidable puissance qui les avait jusqu'alors persécutés. Eusèbe nous a raconté l'événement, déclarant le tenir de l'empereur lui-même, qui lui en avait garanti par serment l'exactitude. Au début d'une campagne qui pouvait avoir pour résultat de mettre en ses mains le gouvernement du monde, le fils pieux de Constance s'était senti profondément ému, et son âme religieuse s'était élevée vers le Maître suprême de qui dépendent nos destinées. Eusèbe nous le montre inquiet, pensif, se disant que tous les princes persécuteurs qu'il a connus sont morts dans les tortures et dans la honte, tandis que son père Constance, bienveillant pour la religion du Christ, est le seul qui soit mort en paix. Le souvenir des prêtres, des saints évêques qu'il a connus en Gaule, de leurs pures vertus et de leurs graves enseignements, lui revient en mémoire. Tandis qu'il marche, à la tête de ses troupes, vers la Ville éternelle, il demande à Dieu un secours, une lumière, un signe qui l'éclaire. Or, un jour, tandis qu'il fait à Dieu cet humble aveu de sa faiblesse, vers le milieu de la journée, à l'heure où le soleil commence à s'incliner vers l'horizon, il aperçoit dans le ciel une croix enflammée avec ces mots : Par ce signe, sois vainqueur[4]. La nuit suivante, le Christ lui-même lui apparaît pendant son sommeil, lui montre la même image qu'il a vue dans le ciel, et lui ordonne de la placer sur ses étendards[5]. Le premier soin de Constantin est d'obéir à ce commandement. Il fait aussitôt fabriquer l'étendard dont le modèle lui a été indiqué. C'est l'origine du fameux Labarum. La même image est reproduite sur les boucliers des soldats : elle le sera plus tard sur les monnaies impériales. Eusèbe ne précise pas l'endroit de l'apparition. La Gaule en fut probablement le théâtre[6]. Quand les deux armées de Constantin et de Maxence se rencontrèrent, le sens de la bataille qui allait se livrer n'était plus douteux. Jamais la Providence ne prépara à une action plus solennelle un cadre plus magnifique. C'était à deux pas du petit ruisseau de la Crémère, sur les bords duquel avait péri le bataillon des trois cents Fabius. Des hauteurs qui dominent sur ce point la voie Flaminienne, on pouvait apercevoir tout le bassin du Latium, théâtre des âpres combats qui avaient posé les fondements de la grandeur romaine. Au pied d'un amphithéâtre de montagnes, se dessinait le profil de la grande Cité, projetant le reflet de ses édifices sur les ondes jaunâtres du Tibre. Sur les sommets de ses sept collines chargées de temples, de palais, de souvenirs et d'années, tous les dieux du monde antique semblaient se dresser pour découvrir dans le lointain des airs l'étendard de la croix[7]. La bataille fut livrée le 28 octobre 312. Lactance raconte que Maxence fit consulter les livres sibyllins sur l'issue du combat. Les Pontifes lui donnèrent une de ces réponses équivoques dont ils avaient l'habitude. L'ennemi de Rome, lui dirent-ils, périra misérablement[8]. L'empereur, encouragé par cette prédiction, monte à cheval et n'hésite pas à traverser le Tibre sur un pont de bateaux. Constantin chargeait déjà à la tête de ses troupes, électrisant ses soldats par son intrépidité. La cavalerie de Maxence pliait. La présence de son chef ne lui rendit pas la confiance, qui commençait à l'abandonner. Il fallut songer à repasser le fleuve. Mais l'encombrement de la retraite fut tel que le pont se rompit. Maxence tomba dans le fleuve, tout armé, avec son cheval. La déroute fut complète. Le 29 octobre, Constantin fit son entrée triomphale dans Rome. Les chrétiens virent dans cette victoire une intervention
de la Providence. Les païens eux-mêmes en furent frappés. Sur l'arc de
triomphe élevé à la gloire de l'empereur, près du Colisée, le Sénat fit
graver une inscription où il était dit que Constantin avait agi à l'instigation de la Divinité, instinctu
Divinitatis. Lui-même ne cessa jamais de rendre grâces à Dieu pour
sa victoire. Sur le piédestal de sa propre statue, qui le représentait tenant
à la main une lance en forme de croix, il fit écrire les lignes suivantes : Par ce signe salutaire du véritable courage, j'ai délivré
votre ville d'une domination tyrannique[9]. Le moment semblait venu à tous d'inaugurer enfin l'ère d'une paix religieuse solide. Le vague même des formules employées par le Sénat et par l'empereur dans leurs inscriptions commémoratives était un indice de ce désir de paix. Si Constantin ne nommait pas le Christ en propres termes, le Sénat s'abstenait de nommer Jupiter. III En droit, la paix religieuse existait. L'édit de 3t i, signé de Galère, de Licinius et de Constantin, n'avait pas été abrogé. Mais cet édit n'était ni partout appliqué ni complet. En Orient, les chrétiens gémissaient encore sous le joug despotique de Maximin ; en Occident, ils n'étaient point satisfaits d'une liberté limitée par les conditions arbitraires de l'ordre public ; dans l'une comme dans l'autre partie de l'empire, ils avaient peu de confiance en un édit qui renfermait de dures paroles à leur égard. Constantin écrivit à Maximin une lettre menaçante[10]. Celui-ci dut se soumettre, au moins extérieurement, en recommandant à ses magistrats de ne pas violenter les chrétiens[11]. Constantin s'en contenta provisoirement. Il préparait un acte décisif. Il avait convoqué son collègue Licinius à Milan, pour régler avec lui la nouvelle direction de l'empire. Il y avait mandé aussi l'empereur Dioclétien, qui languissait dans sa retraite. Constantin eût été heureux de placer la nouvelle politique religieuse sous les auspices du vieux chef de la famille impériale[12]. Dioclétien s'excusa sur son grand âge. Les deux empereurs se réunirent au commencement de l'année 313[13], et le résultat de leurs délibérations fut un décret envoyé sous forme de constitution aux magistrats de l'empire. Il est connu sous le nom d'Edit de Milan. En voici le début : Nous, Constantin et Licinius, augustes, nous étant rassemblés à Milan pour traiter toutes les affaires qui concernent l'intérêt et la sécurité de l'empire, nous avons pensé que, parmi les sujets qui devaient nous occuper, rien ne serait plus utile à nos peuples que de régler d'abord ce qui regarde la façon d'adorer la Divinité. Nous avons résolu d'accorder aux chrétiens et à tous les autres la liberté de pratiquer la religion qu'ils préfèrent, afin que le Dieu qui est au ciel soit propice et favorable aussi bien à nous qu'à tous ceux qui vivent sous notre domination. Il nous a paru que c'était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu'il soit chrétien ou qu'il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux. De cette manière, la Divinité suprême, que chacun de nous honorera désormais librement, pourra nous accorder sa faveur et sa bienveillance accoutumées. Il convient donc que Votre Excellence sache que nous supprimons toutes les restrictions contenues dans l'édit précédent que nous avons envoyé au sujet des chrétiens[14], et qu'à partir de ce moment nous leur permettons d'observer leur religion sans qu'ils puissent être inquiétés ou molestés d'aucune manière. Nous avons tenu à vous le faire connaître de la façon la plus précise, pour que vous n'ignoriez pas que nous laissons aux chrétiens la liberté la plus complète, la plus absolue de pratiquer leur culte ; et, puisque nous l'accordons aux chrétiens, Votre Excellence comprendra bien que les autres doivent posséder le même droit. Il est digne du siècle où nous vivons, il convient à la tranquillité dont jouit l'empire, que la liberté soit complète pour tous nos sujets d'adorer le Dieu qu'ils ont choisi, et qu'aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. Sous cette phraséologie traînante, sous ces répétitions de mots et d'idées, la pensée de Constantin[15] dut paraître très claire à ses sujets, et nous devons reconnaître que les expressions dont il se sert pour l'exprimer est fort habile. C'en est fait, d'abord, de cette confusion de l'ordre religieux avec l'ordre politique, qui a été le prétexte ou la cause de toutes les persécutions. La conscience chrétienne pourra désormais, en toute liberté, rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Non point que l'Etat soit devenu athée pour cela. Il reconnaît et adore la Providence de la Divinité, du Dieu qui est au ciel ; la présence au gouvernement de deux empereurs, dont l'un est païen, ne permet pas une formule plus précise ; mais tout indique que la Divinité vers laquelle on est prêt à s'incliner est celle qu'adorent les chrétiens. Eux seuls sont nommés dans l'édit : la liberté qui est accordée aux autres cultes que le leur n'est présentée que comme une conséquence de celle qui leur est due. Pas un mot n'est prononcé du vieux culte officiel ; il n'est point aboli ; par la force des choses, son personnel et ses rites resteront encore longtemps plus ou moins liés aux actes de la vie civile et politique ; le sage politique qui a rédigé l'édit ne songe point à faire un bouleversement qui rendrait impossible tout progrès, mais la manière dont il se tait sur la religion nationale indique qu'il la traite comme une institution qui va mourir. Qu'on lise avec attention le texte de l'édit : on remarquera que tout y est calculé, pour rassurer, d'une part, les païens, et pour préparer, d'autre part, l'avènement d'une politique chrétienne, Voir dans l'Edit de Milan comme un lointain prélude de la Déclaration des droits de l'homme est un anachronisme que peut seul expliquer un examen superficiel de la question[16]. Le caractère de l'édit s'accuse davantage dans sa seconde
partie. Le dispositif, dit un savant jurisconsulte,
constitue un véritable acte de réparation envers les
chrétiens. Les lieux d'assemblée qui leur avaient été confisqués, même s'ils
sont aliénés, devront leur être rendus. On restituera de même toutes les
autres propriétés qui appartenaient, non pas à des chrétiens
individuellement, mais au corps des fidèles, c'est-à-dire aux Eglises
constituées. Les Eglises constituées sont donc reconnues comme personnes
juridiques aptes à posséder. En résumé, l'édit établit deux choses : en
premier lieu, la liberté de conscience, liberté absolument inconnue
auparavant ; en second lieu, une reconnaissance officielle de l'Eglise, qu'il
distingue de l'Empire. C'est donc un événement capital[17]. Les païens accueillirent sans murmurer l'édit de Milan. Cependant on put prétendre qu'ils n'acceptaient pas de bonne foi le pacte offert par Constantin à toutes les religions de l'empire que le paganisme rêvait toujours de reprendre la suprématie qu'on lui avait arrachée, qu'il n'attendait qu'une occasion favorable pour l'imposer aux autres, et, par conséquent, que, tant qu'il existerait, le christianisme ne pourrait pas être tranquille... On verra Symmaque, dans son discours sur l'autel de la Victoire, réclamer pour ses dieux, non point la tolérance, mais le privilège, et n'admettre pas qu'un autre culte soit mis sur la même ligne que le sien[18]. Quant aux chrétiens, ils furent bien persuadés que Constantin était pour eux, non seulement un libérateur, mais un protecteur bienveillant ; et que s'il n'abandonnait pas, du premier coup, tous les rites païens auxquels un empereur était presque contraint de se soumettre, il n'y avait là qu'une nécessité de sa situation officielle, destinée à disparaître avec le temps. IV Personnellement Constantin était chrétien[19], mais une politique chrétienne, si l'on entend par là une politique exclusivement basée sur le dogme chrétien, ne pouvait être appliquée qu'avec d'infinies précautions. Tertullien, dont la science juridique n'ignorait rien des ressorts de l'administration romaine, avait dit : Il est impossible d'être à la fois césar et chrétien[20]. Il faisait allusion à ces corps constitués qui environnaient le trône, à tout cet appareil de formalités et de procédure intimement lié au culte national, à ces rites païens qui se mêlaient à la plupart des actes administratifs, à ce titre enfin de Souverain Pontife, qui appartenait à l'empereur comme le premier de ses droits constitutionnels, et dont il n'aurait pu se décharger sans abdiquer son autorité politique elle-même[21]. Constantin vit toute la difficulté de l'entreprise. Il n'en fut point rebuté. Il crut, et les prêtres qui l'aidèrent de leurs conseils crurent sans doute avec lui, qu'on peut, sans abdiquer aucune de ses croyances, ne chercher à les faire prévaloir qu'au fur et à mesure que les esprits sont préparés à les accepter, que la poursuite des biens irréalisables ne fait que retarder l'obtention des biens réalisables, que la politique, en un mot, n'est que l'art de se rapprocher des principes immuables autant que les circonstances contingentes le permettent. A ces inspirations d'une prudente politique, se mêla-t-il, dans son âme, quelque faiblesse à l'égard de la religion de son enfance, quelque ignorance des exigences de sa nouvelle foi ? Toujours est-il que Constantin conserva le titre de Souverain Pontife et en exerça même quelquefois les fonctions[22] ; les monnaies frappées à son effigie continuèrent à porter l'image du soleil et la dédicace Soli invicto. Mais l'empereur ne négligea aucune occasion de montrer qu'il estimait la religion chrétienne comme la seule vraie. Dès 313, le pape Miltiade célébrait un concile au palais de Latran, propriété impériale ; dès cette époque l'évêque Osius de Cordoue fut attaché à la personne de l'empereur comme son conseiller et remplit auprès de lui les fonctions d'un aumônier impérial et même, en quelque sorte, d'un ministre du culte. Entre 320 et 324 parut toute une législation qui donna à l'Eglise la personnalité civile. La faculté de tester en faveur des églises, accordée aux chrétiens[23], la faculté d'affranchir les esclaves à l'église[24], l'obligation d'observer le repos dominical, imposée aux tribunaux et aux bureaux de l'administration impériale[25] ; la défense aux Juifs, sous peine du feu, de lapider ceux de leurs coreligionnaires qui se convertiraient[26] ; l'exemption pour les clercs des fonctions publiques et des corvées[27], indiquèrent bien chez l'empereur le désir de favoriser la propagation de la religion du Christ. L'abolition des lois portées par Auguste contre le célibat[28], l'abolition du supplice de la croix et de la rupture des jambes pour les criminels[29], témoignèrent d'une inspiration chrétienne plus délicate encore[30]. Enfin dans son édit aux orientaux, Constantin s'affirma nettement chrétien. Il signifia expressément à ses sujets que la liberté qu'il accordait si largement au culte païen ne venait point, chez lui, d'une indifférence religieuse à l'égard de tous les cultes, mais bien d'un respect des consciences où l'erreur s'était profondément enracinée. Que chacun suive l'opinion qu'il préfère, déclarait-il ; mais soyons bien persuadés que ceux-là seuls vivront dans la justice et la pureté, que la grâce divine a appelés à l'observation des saintes lois. Quant à ceux qui s'y soustraient, qu'ils conservent tant qu'ils voudront les temples du mensonge ; nous, nous gardons les splendides demeures de la vérité... Plusieurs, me dit-on, assurent que les rites et les cérémonies de l'erreur et toute la puissance des ténèbres vont être entièrement abolis. C'est ce que j'aurais certainement conseillé à tous les hommes, mais, pour leur malheur, l'obstination de l'erreur est encore trop enracinée dans l'âme de quelques-uns[31]. Sans doute, le grand acte de la politique religieuse de Constantin est dans l'édit de Milan, qui proclame l'égale liberté des cultes païen et chrétien ; mais il faut avoir devant l'esprit ces paroles si claires et l'ensemble de la législation constantinienne, pour apprécier pleinement le caractère de cet important document législatif. D'ailleurs, l'empereur accusa ses sentiments d'une manière non équivoque par la façon dont il intervint, peu de temps après son fameux édit, dans la querelle donatiste. |
[1] En 311, Galère est mourant, au
milieu d'épouvantables souffrances. Envoyer à la mort les magiciens qui ne
peuvent le guérir et se tourner, en désespoir de cause, par un geste de
superstition et de crainte plutôt que de foi et d'amour, vers le Dieu des chrétiens
: c'est tout ce qu'il parait capable de faire. Mais à côté de lui sont ses deux
collègues : Licinius et Constantin. L'un et l'autre apposeront leur signature
au bas de l'édit, à côté de celle de Galère ; pourquoi ne pas admettre qu'ils
ont contribué à sa rédaction ? Licinius, intimement lié de longue date avec
l'empereur moribond, est tout-puissant sur son esprit, et lui fera tout
accepter de confiance. Quant à Constantin, homme d'Etat déjà rompu à toutes les
habiletés de la politique, il profitera de la circonstance pour poser, dans les
formules de l'édit, les bases d'une pacification générale. Et, en effet, si on
la regarde de près, la rédaction est habile. Il est
résulté des persécutions, dit l'acte impérial, que
les chrétiens restant pour la plupart fidèles à leur sentiment, nous les avons
vus ne pas s'associer au culte des dieux et ne plus pratiquer le culte de leur
Dieu, en d'autres termes, les chrétiens auraient vécu, sous l'influence
des persécutions, dans un athéisme pratique. Motif étrange au premier abord,
mais, s'il a été calculé, bien digne de l'esprit politique de Constantin. Il
importait, en inaugurant une politique nouvelle, de ne point paraître rompre
avec la tradition. Or, quel avait été le motif traditionnel invoqué contre les
chrétiens ? La défense religieuse, la répression de l'athéisme. On mettait fin
aux persécutions parce qu'elles favorisaient l'irréligion.
[2] EUSÈBE, Vie de Constantin, l.
I, ch. XIX ; Paneg. vet., 5, 6, 7.
[3] G. BOISSIER, la Fin da paganisme,
t. I, p. 19. Sur l'emploi de cette expression et d'autres expressions
analogues, telles que Deus æternus, Deus magnus, summum
Numen, summus Deus, voir BATIFFOL, la Conversion de
Constantin et la tendance au monothéisme dans la religion romaine, dans le Bulletin
d'ancienne littérature et d'archéologie chrétiennes du 15 avril 1913, p.
132-141.
[4] On cite généralement ces mots
en grec, τουτώ
νίκα, parce qu'Eusèbe, qui écrivait en grec, les
rapporte en cette langue, mais ils durent apparaître en latin, comme le pensent
Nicéphore, Philostorge et Zonare. Constantin et ses soldats parlaient latin.
[5] EUSÈBE, Vie de Constantin, l.
I, ch. XXVII-XXVIII. La vision de Constantin est racontée avec des détails un
peu différents par LACTANCE, De mort. pers., XLIV,
et par des écrivains postérieurs, tels que saint Grégoire de Nazianze,
Sozomène, Socrate, Philostorge, Nicéphore, etc. Le témoignage le plus important
est évidemment celui d'Eusèbe, et nul n'est autorisé à
démentir Eusèbe, dit Mgr Duchesne, quand il
assure tenir ce récit de Constantin. DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
t. II, p. 59. Mais l'empereur n'a-t-il pas quelque peu dramatisé l'histoire de
l'apparition en disant que toute l'armée en avait été témoin ? On serait porté à le croire, dit le P. Dutouquet. L'événement éclatant qu'il raconte, si propre à frapper les
imaginations, aurait trouvé place eu premier rang dans le récit des
contemporains, s'il avait eu pour témoins, comme le dit Constantin, l'armée et
l'empereur. DUTOUQUET, à l'article Constantin
(conversion de), dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique,
t. I, col. 696. Le silence des contemporains est-il aussi absolu et aussi
certain qu'on le suppose ? Sans doute on n'a pas de
témoignage ancien ou contemporain et sûr, dit J. B. de Rossi, de quelque soldat de l'armée qui ait vu la croix dans le
ciel, (cité par DESROCHES, le Labarum, p. 511),
mais quand un ancien panégyrique de Constantin nous dit que les aruspices
murmurèrent contre le présage mauvais (Paneg. vet., 6), ne ferait-il pas
allusion au signe céleste ? Et le rhéteur païen qui parle, quelques années
après la mort de Constantin, d'une troupe céleste, vue par toute l'armée
au-dessus des légions en marche, ne rapporterait-il pas un bruit populaire (Pan.
vet., 7). Quoi qu'il en soit de ce détail, pour quiconque n'exclut pas a
priori le surnaturel de l'histoire, l'apparition du labarum est prouvée autant
qu'un fait historique de ce genre peut l'être, et pour tout chrétien qui se
rend compte de l'importance capitale de la bataille du pont Milvius et de la
conversion de Constantin, une intervention divine à ce sujet parait naturelle.
La critique rationaliste a relevé quelques passages difficiles à expliquer ou à
concilier dans les récits d'Eusèbe et de Lactance ; mais, comme dit le duc de
Broglie, on trouverait bien plus de difficultés encore
à expliquer sans ce miracle l'apparition du fameux labarum dans la plupart des
monnaies, des inscriptions et des insignes impériaux à partir de cette époque.
A. DE
BROGLIE,
Histoire et diplomatie, 1889, p. 217, et Correspondant du 25
octobre 1888, p. 594. Le mot labarum
était le nom donné à l'étendard par les Germains. Voir DU CANGE, au mot labarum. Dans
une communication faite le 9 mai 1913 à la Société des Antiquaires, Mgr
Batiffol a étudié la forme du monogramme du Christ dessiné sur le bouclier des
soldats de Constantin. Ce serait un chi traversé verticalement d'un trait qui,
à son sommet, s'infléchissait à droite et à gauche comme un accent circonflexe
moderne. Ce qui donnait à la fois une ancre posée les bras en haut, et une
croix.
[6] L'apparition eut lieu sans
doute aux environs de Chalon-sur-Saône ; DESROCHES, le Labarum, étude critique
et archéologique, 1 vol. in-8°, Paris, 1894.
[7] A. DE BROGLIE, l'Eglise et l'Empire
romain au IVe siècle, t. I, p. 228-929.
[8] LACTANCE, De mort. pers., XLIV.
[9] EUSÈBE, Vie de Constantin, l.
I, ch. XL.
[10] LACTANCE, De mort. pers., 37.
[11] EUSÈBE, H. E., l. IX, ch. IX,
n. 13.
[12] AURELIUS VICTOR, Epitomé 39.
[13] En janvier, suivant le duc de
Broglie et Hezberg ; en mars, suivant P. Allard ; en juin, suivant Boissier.
[14] Il s'agit de l'édit de 311,
signé par Galère, Licinius et Constantin, et non d'un autre édit, comme l'a cru
à tort le duc de Broglie, l'Eglise et l'Emp., t. I, p. 240.
[15] Il est bien certain que
Licinius n'eut qu'un rôle très effacé dans la conception et la rédaction de
l'édit.
[16] On a
dit quelquefois que l'édit de Milan avait été écrit sous la dictée des
évêques, et on a rappelé à ce propos que les apologistes chrétiens,
lorsqu'ils réclament pour le christianisme la liberté, la réclament au nom du
principe de la tolérance, qu'ils ont été les premiers à définir et à invoquer
comme un principe de droit naturel. La tolérance est en effet, au regard des
modernes, le droit de l'individualisme à s'étendre au domaine de la religion...
L'Edit de Milan ne présuppose pas cette conception
individualiste. P. BATIFFOL, l'Edit de Milan, dans le Correspondant
du 10 mars 1913, p. 854. Les mots Ne cuiquam
religioni auferri aliquid e nobis videatur, invoqués en faveur de la
thèse individualiste, nous semblent exprimer seulement le désir de respecter
des consciences religieuses non encore suffisamment éclairées. Il faudrait être aveugle, écrit Gaston Boissier, pour ne pas voir que l'édit de Milan, pris dans son
ensemble, est fait par un chrétien et dans l'intérêt des chrétiens... On voit bien qu'en réalité il ne songe qu'aux chrétiens ;
ils sont les seuls qui sont expressément nommés, et même il est dit, en propres
termes, que la tolérance qu'obtiennent les autres religions n'est qu'une
conséquence de celle qu'on veut accorder au christianisme. Gaston BOISSIER, l'Edit de Milan, dans
la Revue des Deux Mondes du 1er août 1887, p. 528.
[17] Emile CHÉNON professeur à la Faculté de
droit de Paris, les Rapports de l'Eglise et de l'Etat, Paris, Bloud,
1913, ch. I, § 1. Sur un point, l'édit de Milan va plus loin que le Concordat
de 1801. Il dépossède les acquéreurs de biens ecclésiastiques qui tiennent du
fisc même leurs acquisitions, tandis que le Premier Consul exigera du Saint
Siège qu'il ne trouble en aucune manière les acquéreurs de ces biens.
[18] Gaston BOISSIER, la Fin du paganisme,
t. I, p. 79-80.
[19] Chrétien par la conviction,
non par le baptême. Constantin ne devait recevoir le baptême que peu de temps
avant sa mort.
[20] TERTULLIEN, ad Scapulam, 4 ; Apologétique,
21.
[21] D'ailleurs le collègue de
Constantin dans le gouvernement de l'empire, Licinius, était encore païen, et
la législation de l'Orient et de l'Occident demeurait commune. Cf. DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
II, 62.
[22] Le fait que six des
successeurs de Constantin, ouvertement chrétiens, conservèrent la dignité
pontificale laisse supposer qu'elle n'impliquait pas nécessairement le sens
d'une abjuration de la foi chrétienne. Le duc de Broglie dans le Correspondant
de 1888, t. CLIII, a bien montré comment les époques de transition sont pleines
de ces compromis bizarres et de ces transactions. Cf. H. DUTOUQUET, à l'article Constantin
(conversion de), dans le Dict. apol. de la foi catholique, t. I,
col. 694. Pour ce qui concerne les monnaies, M. MAURICE, dont l'exceptionnelle
compétence en ces matières est connue, fait remarquer que les officiers
monétaires gardaient une assez grande liberté et se crurent autorisés à
n'inscrire de signes chrétiens sur les monnaies que lorsqu'ils pensèrent
répondre dans une certaine mesure aux vœux de la population. Ainsi les ateliers
de Tarragone inscrivirent des signes chrétiens dans le champ de leurs monnaies
dès 314, ceux d'Orient ne les firent paraître qu'après la mort de Licinius en
324. L'atelier d'Arles ne fit graver le premier symbole chrétien qu'en 335. Le
problème qui déconcertait jadis Tillemont se trouve ainsi résolu. Cf. MAURICE, Numismatique
constantinienne, Paris, 1908, et Bulletin de la Société des antiquaires
de France, 1890, p. 382 ; 1901, p. 197-205.
[23] Code Théodosien, XVI,
2, 4.
[24] Code Justinien, I, 13,
1, 2 ; Code Théodosien, IV, 7, 1.
[25] Code Justinien, III,
12, 2.
[26] Code Justinien, XVI, 8,
1.
[27] EUSÈBE, H. E., l. X, ch. VII.
[28] Code Théodosien, VIII,
16, 1.
[29] AURELIUS VICTOR, De Cæsaribus, 41.
[30] Cf. DUTOUQUET, loc. cit.
[31] EUSÈBE, Vie de Constantin, l. II, ch. LX. Deux historiens, BURCKARDT (Die Zeit Constantins des Grossen) et DURUY (Hist. des Romains, t. VII, p. 61), ont voulu voir en Constantin un sceptique ambitieux, qui aurait été déterminé dans toutes ses actions par un calcul intéressé. Leur opinion a été combattue par G. BOISSIER, la Fin du paganisme, t. I, p. 32-36 ; Mgr DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise, t. II, p. 60, note, et amplement réfutée par le R. P. GRISAR, Zeitschrift für Katolische Théologie d'Inspruck, 1882. On trouvera un résumé de l'argumentation du P. Grisar dans la Controverse du 1er décembre 1882, p. 693-702.