Considérée dans son ensemble, la première moitié du IIe siècle apparaît comme une période de tranquillité relative pour les chrétiens. En dehors de la persécution de Septime-Sévère, qui se prolonge pendant neuf ans, et de celle de Maximin, qui dure trois ans, les empereurs qui se succèdent sur le trône impérial, négligent, pour des motifs très divers, de poursuivre l'Eglise. Il est vrai que ces deux persécutions, par le caractère des édits qui les déchaînent, comme par la rigueur avec laquelle on exécute ces édits, sont particulièrement terribles. A un autre point de vue, cette période se présente comme particulièrement fertile en grands hommes. C'est le moment où Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène, saint Hippolyte et saint Cyprien, parvenus à la pleine maturité de leur talent, publient leurs chefs-d'œuvre. Quel âge peut se vanter d'avoir produit à la fois un écrivain plus puissant que Tertullien, un génie plus universel qu'Origène, un érudit plus fécond que saint Hippolyte, un homme d'action plus sympathique que saint Cyprien, évêque de Carthage Mais Tertullien passe à l'hérésie dès les premières années du siècle et meurt sans qu'on puisse savoir s'il est jamais revenu à la foi de la véritable Eglise ; Origène effraie par ses hardiesses ; saint Hippolyte est en conflit avec le pape saint Calliste, et saint Cyprien, disciple trop docile de Tertullien, professe sur le baptême une doctrine qui le mettra en opposition avec l'Eglise de Rome. Les plus hauts problèmes sollicitent les esprits. Jamais le mystère de la vie divine ne fut scruté avec une curiosité plus ardente. Mais dans la mêlée confuse des opinions, telles hypothèses, pleines de témérité, laissent entrevoir l'hérésie, et, dans la chaleur des disputes, certaines attitudes d'indépendance ont un air de schisme. L'admiration provoquée par l'histoire de ce demi-siècle ne va donc pas sans une certaine inquiétude : si le mouvement d'idées de cette période prépare les grandes définitions dogmatiques du siècle suivant, il prélude aux grandes hérésies qui le troubleront. I L'ère de pacification religieuse, inaugurée sous le règne de Commode, se poursuivit sous le gouvernement très court de Pertinax et persévéra plusieurs années sous celui de Septime-Sévère. Rien ne faisait prévoir, de la part de ce prince, la reprise de la persécution. On ne remarquait pas en lui ces prétentions philosophiques qui portaient un Marc-Aurèle à voir des rivaux chez les chrétiens. Il n'avait ni ce culte exclusif de la religion nationale, où un Trajan voyait le salut de l'empire, ni la fantasque férocité d'un Néron, de qui on pouvait attendre, à chaque instant, les mesures les plus sanguinaires. Aucun fanatisme ne soulevait l'âme de ce parvenu, qui, ayant été tour à tour rhéteur, avocat, jurisconsulte, quelque peu médecin, magistrat et général, semblait n'avoir d'autre passion qu'une ambition vulgaire. Il avait plus de curiosité que d'inquiétude religieuse. Dans ses voyages en Orient, il avait adoré Sérapis et avidement collectionné tous les livres sacrés qu'il avait pu trouver dans les sanctuaires. Au temps qu'il gouvernait la Gaule lyonnaise, il n'avait pas hésité à donner à l'aîné de ses fils, Bassianus, celui-là même à qui l'histoire devait donner le sobriquet de Caracalla, une nourrice chrétienne[1]. Malade et guéri par les soins, peut-être par les prières d'un esclave chrétien, Proculus Toparcion, il l'avait attaché à sa personne et lui avait donné un logement dans son palais[2]. Des inscriptions et divers indices archéologiques montrent qu'un certain nombre de chrétiens vivaient dans son entourage[3]. Mais la bienveillance de Septime-Sévère, ne reposant ni sur une conviction profonde ni sur un intérêt politique permanent, était fragile. Elle n'était pas même une garantie contre un caprice personnel de l'empereur ; elle laissait subsister le cours des calomnies populaires ; elle était à la merci d'une influence de cour. Les classes élevées de la société, grâce aux travaux des apologistes du christianisme, avaient vu tomber leurs préjugés contre les mœurs chrétiennes ; mais d'infâmes calomnies étaient toujours colportées parmi le peuple. Du sénat, de l'ordre équestre, du camp et du palais, disait Tertullien, ne sort aucune accusation contre nous ; c'est le peuple qui est notre grand délateur[4]. Nous sommes envahis, criait-on. Dans la ville, dans les campagnes, dans les villages, dans les îles, partout des chrétiens ![5] Le revenu des temples diminue, disaient en gémissant les prêtres des idoles ; personne ne jette plus son obole dans le tronc sacré. Le peuple de Carthage répétait à son tour le cri du peuple de Rome : Les chrétiens aux lions !, et cet autre cri, qui appelait la spoliation de la propriété des chrétiens et la dissolution des corporations funéraires : Plus de cimetières ![6] Si la dignité de vie des chrétiens qui vivaient à la cour s'imposait au respect de tous, cependant la réserve modeste et fière qu'ils gardaient en rendant hommage à l'empereur[7], ne pouvant dissimuler tout à fait leurs convictions sur le caractère presque idolâtrique des honneurs rendus aux Césars[8], les faisait regarder avec une sourde malveillance. Cette malveillance devenait parfois de la méchanceté. La célèbre caricature d'Alexamène adorant un crucifix à tête d'âne, découverte en 1856 dans un appartement du Palatin, et, tout auprès, l'inscription Libanius episcopus, semblent être de méchantes railleries de quelques pages païens contre les pages chrétiens de la maison de Septime-Sévère[9]. Les lettrés, nombreux à la cour, et venus de toutes les contrées de l'empire, paraissent s'être souvent livrés à des plaisanteries semblables. Une femme donna un lien à ces vagues rancunes, en créant un centre de ralliement pour toutes les religions qui étaient représentées à la cour. Ce fut l'impératrice elle-même. Avant son élévation à l'empire, Septime-Sévère avait épousé la fille d'un grand prêtre du temple d'El-Gabal, à Emèse. Elle s'appelait Julia Domna. C'était une personne de forte volonté, d'esprit distingué et de grande culture. Devenue impératrice, elle fut bientôt entourée de tout ce que l'empire comptait de beaux esprits. Cette femme, d'esprit pratique, qui eût volontiers gouverné l'Etat si on l'eût laissé faire, ne pouvait négliger la situation religieuse. Elle y intéressa ses académiciens. Les progrès du christianisme devenaient chaque jour plus menaçants. Les vieux cultes ne lui opposaient qu'une résistance en ordre dispersé. N'était-il pas possible de les grouper autour de quelque idée, de quelque symbole, et de leur Sa tentative donner ainsi une sorte d'unité ?... L'impératrice avait trop de sens pour assumer elle-même le rôle de révélateur. Il fut dévolu à un personnage mystérieux, Apollonius de Tyane, que l'on savait avoir vécu au temps des Césars et des Flaviens. Il avait laissé, en Asie Mineure et autre part, la réputation d'un ascète pythagoricien, prédicateur ambulant et thaumaturge, d'autres disaient sorcier. Un des lettrés de l'impératrice, Philos4ate, fut chargé d'écrire sa vie. Julia Domna avait par devers elle des mémoires, peu authentiques, d'un certain Damis, soi-disant compagnon d'Apollonius. Elle les confia à Philostrate. Sur ce canevas, il broda largement, empruntant à droite et à gauche et prenant, jusque dans les évangiles chrétiens, les traits les plus propres à relever l'importance et les vertus du héros : son amour pour ses semblables, sa grande pitié des misères humaines, sa profonde religion, qui s'adressait à tous les dieux en général, et surtout au Soleil divin. Le livre fit fortune. Dans les milieux hostiles au christianisme, on aperçut bientôt quel parti pouvait en être tiré, sinon pour le syncrétisme païen, au moins coutre la propagande chrétienne[10]. Il faut bien remarquer que la persécution des chrétiens n'avait jamais été officiellement suspendue. Elle était négligée, non abrogée. En présence de dénonciations populaires, les magistrats pouvaient se croire en droit d'agir. Les dispositions de l'empereur les faisaient hésiter, du moins à Rome et en Italie, sous les yeux du prince ; mais en Afrique, il n'en allait pas de même. Les passions y étaient d'une vivacité extrême. On y voyait les païens inscrire sur les murs et promener par les rues le symbole sacrilège de la tête d'âne[11] ; d'autre part, des chrétiens, exaltés par les téméraires exhortations de Tertullien, allaient jusqu'à refuser le service dans les armées de l'empereur ; tel ce soldat dont le prêtre africain fait l'éloge dans son audacieux traité De corona militum[12]. La majorité des fidèles protestait avec raison contre ces compromettantes témérités ; mais Tertullien, de plus en plus excité, les glorifiait dans des écrits pleins de paradoxes et de bravades, dont les ennemis des chrétiens exploitaient la violence auprès de l'empereur. Bref, clameurs populaires, habiles insinuations des lettrés de la cour, imprudences de quelques chrétiens à qui le fougueux polémiste donnait le ton, bien des causes concouraient à solliciter de l'empereur, au commencement du ni° siècle, quelque mesure répressive à l'égard des chrétiens. Septime-Sévère céda à ces sollicitations. Il ne voulut rien innover pour ce qui concernait les chrétiens de race ; Mais il résolut d'empêcher de nouvelles conversions. Pendant un séjour en Syrie, il porta un édit que son historien, Spartien, résume en ces termes : Il interdit, sous des peines graves, de faire des juifs et des chrétiens[13]. Septime-Sévère, en promulguant cet édit, en calcula-t-il
l'immense portée ? On doit y reconnaître, dit
l'historien des persécutions, plus qu'une atteinte à
la liberté de conscience : ce fut un édit formel de persécution. Jusqu'au
commencement du me siècle, les lois existantes avaient paru suffire contre
les chrétiens : elles avaient fait de nombreux martyrs. Cependant elles
n'avaient pu entraver le développement de l'Eglise. Sévère se résolut à
trancher dans sa racine un progrès dont s'inquiétait sa méfiante politique.
Il défendit de faire des chrétiens, ou de se faire chrétien, car l'édit avait
ce double sens[14]. Un nouveau
crime fut donc inscrit au code pénal de l'empire. Mais il y eut plus. Pour ce
crime nouveau, une nouvelle procédure, plus terrible que l'ancienne, fut mise
en vigueur. Jusque-là, pour mettre la loi en
mouvement contre les chrétiens, il avait fallu courir les risques d'une
accusation régulière, conformément au rescrit de Trajan[15]. Désormais, les
convertis et les complices d'une conversion furent soumis à une législation
et à une procédure spéciales. Contre eux les magistrats purent agir d'office.
Or cette catégorie de chrétiens était très considérable au IIIe siècle. Les
convertis y étaient beaucoup plus nombreux que les chrétiens de race. Tertullien,
excessif dans la forme, était vrai au fond quand il disait : On ne naît pas chrétien, on le devient[16]. II A Rome, en Afrique, en Asie, la persécution la plus terrible se déchaîna. Parmi les plus illustres victimes de ces persécutions, nous devons citer sainte Perpétue et ses compagnons, sainte Potamienne et saint Andéol. Les actes de sainte Perpétue et de ses compagnons sont l'un des monuments les plus purs et les plus beaux de l'antiquité chrétienne[17]. Une partie de ces actes a été rédigée de la main de Perpétue et de Saturus, ou, d'après leurs confidences, par un des chrétiens qui les visitèrent dans leur prison. Une autre partie, d'après une conjecture de Tillemont, acceptée par M. Aube et par Mgr Doulcet, est un extrait des archives judiciaires du proconsulat d'Afrique ou tout au moins le recueil de notes prises à l'audience du tribunal qui condamna les martyrs[18]. Sous le proconsulat de Minutius Timinianus, furent arrêtés, probablement à Tuburbium, près de Carthage, ou peut-être à Carthage même, deux esclaves, Revocatus et Félicité, deux jeunes gens, Saturninus et Secundus, et une jeune femme mariée, de bonne famille, Vibia Perpetua. Tous étaient catéchumènes, et suivaient les leçons d'un chrétien nommé Saturus. Ce dernier, absent lorsqu'on les arrêta, se livra lui-même, pour ne pas séparer son sort de ceux dont il s'était fait le catéchiste, ou plutôt pour achever, dans une captivité commune, l'œuvre de leur initiation à l'Eglise[19]. Ceux-ci, en effet, d'abord gardés à vue dans des maisons, sous le régime de la custodia privata[20], purent bientôt être baptisés. Au moment où elle était plongée dans l'eau, Perpétue demanda à l'Esprit-Saint une seule chose : que sa chair pût supporter les souffrances. Elle fut pleinement exaucée. Rien ne nous apparaît plus nettement dessiné, dans les Actes, que le caractère franc, alerte, joyeux, tout d'une pièce, de la jeune et noble femme. Au moment de mourir, elle s'écriera : Vivante, j'ai toujours été gaie ; je serai plus gaie encore dans l'autre vie[21]. Son vieux père, seul païen de sa famille, essaya d'abord de la ramener au culte des dieux. Mon père, lui dit-elle, vois-tu à terre ce vase ? — Je le vois. — Peux-tu lui donner un autre nom que celui de vase ? — Je ne le puis. — De même, moi, je ne puis me dire autre chose que chrétienne[22]. Les nouveaux baptisés durent bientôt échanger leur liberté relative pour un ténébreux cachot. L'épaisse chaleur de la prison et la grossière promiscuité de nombreux prisonniers furent pour Perpétue un odieux supplice, moins dur cependant que la séparation brusque de son enfant, qu'elle nourrissait. Peu de temps après, son enfant lui fut rendu. Alors, dit Perpétue, je ne souffris plus. Mon cachot devint pour moi un séjour aimé, que je préférais à tout autre. Quand le moment du jugement approcha, son père accourut.
Accablé de douleur, il renouvela ses instances. Souviens–toi
de ton vieux père, lui disait-il. Je t'ai
préférée, ma fille, à tous tes frères. Ne fais pas de moi un objet de honte.
Songe à ton fils, qui sans toi ne pourra pas vivre. Ainsi, dit Perpétue, me
parlait mon père. Il se jetait à mes pieds, m'appelant, non plus sa fille,
mais sa dame. Et moi, j'avais pitié des cheveux blancs de mon père. Et
j'essayais de le rassurer en lui disant : Il arrivera au tribunal ce que Dieu voudra. Et mon père se retirait moins désolé. Les martyrs comparurent devant le procurateur Hilarianus. Le magistrat écarta d'abord les femmes, et, s'adressant à Saturus : Jeune homme, sacrifie ; ne te crois pas meilleur que les princes. — Je me crois supérieur aux princes de ce monde, répondit le chrétien, si je mérite de souffrir pour le Prince du siècle futur. On ramena les deux femmes. Félicité, interrogée la première, dit : Je suis chrétienne. Je méprise toutes les choses de la terre pour Dieu. — Et toi, Perpétue, que dis-tu ? Veux-tu sacrifier ? — Moi, répondit avec un doux sourire la fière chrétienne, je suis ce que mon nom indique : je ne change pas. Mais voici que la scène devint tout à coup pathétique. Soudain, dit Perpétue, mon vieux père apparut, portant mon fils. Aie pitié de l'enfant, s'écriait-il. Hilarianus, d'un ton de commandement, dit : Sacrifie pour le salut des empereurs. Je répondis : Je ne sacrifie pas. Et comme mon père se tenait toujours là, Hilarianus le fit chasser d'un coup de verge. Je ressentis le coup comme si j'eusse été frappée moi-même, tant je compatissais à la malheureuse vieillesse de mon père. Alors le juge prononça la sentence, par laquelle nous étions tous condamnés aux bêtes, et nous descendîmes joyeux dans la prison[23]. Quand les martyrs entrèrent dans l'amphithéâtre, Perpétue chantait ; Revocatus, Saturninus et Saturus se tournèrent vers la loge d'Hilarianus : Tu nous a jugés, lui dirent-ils, mais Dieu te jugera. On lâcha les bêtes. Revocatus et Saturninus furent d'abord attaqués par un léopard, puis déchirés par un ours. Quand un autre léopard bondit sur Saturus, la populace, en voyant le sang du martyr couler, s'écria en ricanant : Le voilà lavé ! Le voilà baptisé ! Perpétue et Félicité, enveloppées chacune dans un filet, furent exposées à l'attaque d'une vache furieuse. La vache, d'un violent coup de corne, souleva Perpétue de terre et la laissa sur le dos. Dans sa chute, la tunique de la jeune femme s'était rompue. Soucieuse de mourir avec décence, Perpétue rassembla les plis de ses vêtements déchirés ; puis saisissant ses cheveux, que le choc avait dénoués, elle les rattacha sur son front par une agrafe, ne voulant pas, dans la fierté de son martyre, mourir les cheveux épars comme une femme en deuil. Quand vint le moment de recevoir, suivant l'usage, le coup de grâce, les martyrs se donnèrent tous solennellement, comme pendant le Sacrifice de la Messe, le baiser de paix. Puis chacun livra sa gorge au couteau. Le gladiateur chargé de frapper Perpétue tremblait ; son couteau, mal dirigé, s'abattit sur les côtes de la victime. Perpétue, plus ferme et plus calme que son bourreau, saisit la main qui la frappait d'une manière si maladroite, et fixa elle-même la pointe du poignard sur sa poitrine[24]. III Sainte Potamienne, qui subit le martyre à Alexandrie vers le même temps, était un jeune esclave aussi pure que belle. Son maître avait conçu pour elle une violente passion. Furieux de ne pouvoir triompher de la vertu de son esclave, il la dénonça comme chrétienne. Elle comparut devant le préfet Aquila. Le magistrat la menaça de la livrer à la brutalité des gladiateurs. Rien n'ébranla la jeune fille. On la condamna à périr avec sa mère par le feu. Une chaudière, remplie de bitume enflammé, fut préparée près du tribunal. On y plongea lentement la jeune esclave, qui mourut courageusement au milieu d'horribles tortures[25]. Dans l'antique Eglise d'Alexandrie, saint Léonide, père d'Origène, fut décapité pour la foi[26]. Bien d'autres chrétiens eurent le même sort. Dans les jeunes Eglises des Gaules, Félix, Fortunat et Achillée, apôtres de Valence, le prêtre Ferréol et le diacre Ferrutius, apôtres de Besançon, périrent aussi par la hache. Sur les bords du Rhône, au pays des Helviens, à Bergoïate, un missionnaire chrétien subit un supplice plus atroce. Il s'appelait Andéol. La tradition raconte que l'empereur Septime-Sévère, longeant le Rhône pour aller faire la guerre de Bretagne en 208, aperçut à Bergoïate l'apôtre Andéol, qui prêchait l'Evangile au milieu d'un grand concours de peuple. C'était une désobéissance formelle à son édit. Furieux, l'empereur se serait élancé de son char, aurait fait étendre Andéol sur un lit de torture, puis lui aurait fait scier la tête avec un glaive de bois. L'humble victime, dit Franz de Champagny, a aujourd'hui ce que n'a aucun César, un tombeau toujours debout et toujours visité, une cité qui porte son nom, des pèlerins qui l'aiment et qui le prient[27]. La cité de Bergoïate est aujourd'hui la ville de Bourg-saint-Andéol, dans le Vivarais. IV La persécution s'éteignit peu à peu après la mort de Septime-Sévère, qui arriva en l'an 211. Les quatre premiers successeurs de ce prince ne manifestèrent aucune disposition hostile à l'égard des chrétiens. Caracalla (211-217) semble avoir tenu de sa nourrice chrétienne[28] une instinctive vénération pour les disciples du Christ. Elagabal (218-222) eut l'ambition de réunir tous les cultes sous le culte suprême du dieu syrien dont il portait le nom. Alexandre Sévère (222-235) honorait à la fois dans sa chapelle domestique, Abraham et Orphée, Apollonius de Tyane et Jésus-Christ[29] ; sa mère Mammée fut en rapport avec saint Hippolyte et Origène. Ce dernier, dit Eusèbe, demeura même auprès d'elle un certain temps, et lui exposa un grand nombre de questions concernant la gloire de Dieu et l'enseignement divin. Les quatre pontifes romains qui gouvernèrent l'Eglise pendant celle période d'accalmie, ne furent point, pour cela, déchargés de tout grave souci. Peu d'époques furent, en effet, plus violemment troublées par les hérésies et par le schisme, et peu d'épreuves furent plus douloureuses à l'Eglise de Rome que la défection qui souleva contre elle le plus ardent de ses anciens défenseurs, Tertullien, et que les tristes événements qui firent, pendant vingt-cinq ans, d'un des prêtres les plus en vue du clergé romain, d'un futur martyr, saint Hippolyte, un antipape obstiné. Les quatre pontifes furent à la hauteur de leur tâche. ZÉPHYRIN, qui gouverna l'Eglise de 198 à 217[30], était un prêtre d'origine romaine, simple, bon et charitable. Un écrit passionné de l'antipape Hippolyte et les pamphlets montanistes de Tertullien, avec qui il fut en conflit, lui reprochent son inintelligence, son avarice et sa faiblesse à l'égard de son secrétaire Calliste, dont il aurait subi l'ascendant dominateur. Ces accusations ne soutiennent pas l'examen impartial des faits. La vérité est que, dans ses décisions dogmatiques, il se préoccupa beaucoup plus de suivre la tradition que d'examiner les arguments philosophiques de ses contradicteurs ; de là le dédain à son égard de ceux qui se piquaient de science. On sait aussi que, recevant de nombreuses offrandes, il les dépensa généreusement pour les nécessiteux de Rome et du dehors ; de là l'accusation d'avarice portée contre lui. Il jugea à propos d'adoucir la rigueur excessive introduite dans l'Eglise à l'égard des adultères ; et cette conduite le fit taxer de condescendance coupable à l'égard des pécheurs. Quant à l'accusation de s'être laissé dominer dans son gouvernement par Calliste, elle tombe d'elle-même quand on considère que le prétendu usurpateur fut élu, à la mort de Zéphyrin, par l'unanimité du clergé et donna dans son pontificat de nombreuses preuves de sa modération et de sa sagesse[31]. CALLISTE Ier, Romain de naissance comme Zéphyrin, occupa le siège de Pierre de 218 à 222[32]. Hippolyte et Tertullien le dépeignent également sous un jour défavorable. Mais, en examinant les faits mêmes que ces auteurs nous rapportent, et en les dépouillant seulement des interprétations malveillantes que l'esprit de parti leur a suggérées, on arrive à le disculper des graves accusations portées contre lui. Rien de plus mouvementé que la vie de Calliste. Esclave d'un haut fonctionnaire du palais de l'empereur Commode et chargé par son maitre de certains maniements de fonds, il perd, dans ses opérations financières, non seulement l'argent de son maître, mais des sommes que des frères chrétiens lui avaient confiées. La crainte de son maître lui fait prendre la fuite. Celui-ci parvient à s'emparer de lui, le fait emprisonner dans un dur cachot ; puis, réfléchissant que le plus sûr moyen de rentrer dans ses fonds est de libérer son esclave, dont il connaît l'habileté et la probité, il le fait relâcher. Calliste, en effet, est bientôt en voie de tout récupérer en faisant rendre gorge à des Juifs qui l'ont odieusement trompé. Mais ceux-ci se vengent en le dénonçant comme chrétien. L'infortuné est condamné à travailler aux mines de Sardaigne. Lorsque le pape Victor sollicite la haute intervention de Mercie pour la libération des confesseurs de Sardaigne, le nom du pauvre esclave ne se trouve pas sur la liste ; mais le procurateur l'accorde aux prières du légat pontifical, Hyacinthe. Calliste revient à Rome, où le pape Victor lui fournit une pension annuelle. La fermeté que cet esclave a montrée dans le malheur, l'intelligence dont il a fait preuve, la considération qu'il s'est attirée parmi ses compagnons de captivité, le désignent au choix du clergé pour les importantes fonctions de diacre. La conscience avec laquelle il remplit les devoirs de cette charge décide Zéphyrin à l'appeler auprès de lui comme son principal auxiliaire. A la mort de Zéphyrin, il n'y a qu'une voix à Rome pour appeler Calliste à la succession du pontife défunt. Sur le siège de Pierre, cet ancien esclave ne montre pas seulement d'éminentes qualités d'activité pratique ; il révèle, dans les questions difficiles qu'il est appelé à trancher, un esprit éclairé et prudent, un tact sûr et délicat. Dans les difficultés ardues de la controverse trinitaire, nous le verrons repousser à la fois les deux opinions excessives de Sabellius et d'Hippolyte. Dans la question, alors si brûlante, de la pénitence, il revendiquera énergiquement pour l'autorité hiérarchique le pouvoir de remettre les péchés de la chair, mais en se montrant disposé à tenir compte, dans l'appréciation de la peine, de l'intercession des confesseurs de la foi[33]. Bref, ainsi que le déclare le savant critique qui a publié la première étude approfondie sur l'œuvre de ce pape, presque tous les reproches qu'on lui a adressés tournent à son honneur[34]. Des pontificats d'URBAIN Ier qui gouverna l'Eglise de 222 à 230, et de PONTIEN, qui lui succéda de 230 à 235, nous savons peu de chose. Eusèbe mentionne à peine ces deux pontifes[35], et les courtes notices que leur consacre le Liber pontificalis ne sont pas très sûres. Nous les verrons seulement soutenir la lutte contre l'antipape Hippolyte, dont Pontien, déporté avec lui aux mines de Sardaigne, recevra le repentir et l'abjuration. En somme, le conflit pénible qu'eurent à supporter les quatre pontifes que nous venons de nommer, fut celui de la modération contre la violence, de la miséricorde contre le rigorisme intransigeant, de la sagesse contre l'enthousiasme inconsidéré. V On a parfois cherché à expliquer le courage des martyrs par un enthousiasme factice, et, comme on l'à dit, par l'ivresse de l'amphithéâtre. Les actes authentiques des martyrs chrétiens, — on a pu déjà s'en convaincre, — apportent à cette prétendue explication le plus formel démenti. Ce n'était point seulement devant des foules que les chrétiens avaient à défendre leur foi ; c'était aussi dans l'intimité de leur famille ; c'était en présence de leurs proches encore païens ; c'était dans des circonstances qui ne pouvaient leur conférer aucune renommée devant les hommes, que des fidèles, de tout âge, de tout pays et de toute condition, confessaient leur foi avec un calme d'esprit et une précision de paroles qui excluait toute hypothèse d'exaltation morbide. Mais le reproche porté contre les martyrs de l'Eglise s'applique de toute sa force à la secte issue de Montan. Dans certains interrogatoires apocryphes, où d'ailleurs l'amplification légendaire est visible et dont les personnages n'ont rien qui les rattache au monde romain, on voit juges et accusés se renvoyer des ripostes où respire une égale fureur. La plupart de ces documents imaginés sont d'origine montaniste[36]. En passant d'Orient en Afrique, après un détour probable à Rome, l'hérésie montaniste avait dépouillé ses extravagances primitives et l'esprit de révolte qui l'avait signalée dès son berceau. Du moins on ne la trouve en Afrique, au début du ne siècle, qu'à l'état d'infiltration lente dans quelques communautés catholiques. Mais, en renonçant à leurs entreprises schismatiques, les montanistes n'avaient pas renoncé à leur projet de purifier l'Eglise de ses prétendues faiblesses. Par leur affectation d'une morale plus austère, d'un dogme plus intransigeant, d'un héroïsme plus dédaigneux de tout calcul humain et de toute crainte, ils se posaient toujours comme les réformateurs d'une société déchue. C'est par là que Tertullien se laissa séduire. Son esprit
exalté, son caractère absolu l'inclinaient vers une pareille doctrine. Au
début de sa carrière, rien n'entachait l'orthodoxie de l'ardent Africain.
Comme chrétien, comme prêtre, comme défenseur de la doctrine, il s'attachait
à l'Evangile commenté par la pratique de l'Eglise. Une seule tendance
troublait l'harmonie de ce grand caractère et de ce pur génie : c'est celle
qui le portait à tout exagérer dans la morale comme dans le dogme, dans la
pratique comme dans la théorie, à tout grandir outre mesure, dans le bien
comme dans le mal. Quand, dans son Exhortation aux martyrs[37], écrite en 197,
il les comparaît aux gladiateurs, d'autant plus
beaux qu'ils sont plus sillonnés de morsures et de cicatrices, il
était déjà dans le faux et sur la pente qui le conduisit au montanisme avoué. Une autre erreur des disciples de Montan ne devait pas moins tenter Tertullien : le millénarisme. Le Seigneur, en comparant la petitesse et la fragilité des choses de ce monde à la grandeur des choses éternelles, s'était appliqué à tenir les yeux de ses auditeurs fixés sur l'avènement du royaume à venir, avènement imminent à bien des points de vue, ne fût-ce que par la mort individuelle de chacun, ou encore par les manifestations extraordinaires de la divine Puissance, telles que la ruine du peuple juif et l'inauguration d'une ère de grâce. Beaucoup de chrétiens, au début du IIIe siècle, croyaient à l'approche des derniers temps. Cela ne suffit pas à l'imagination de Tertullien. Dans un passage de son livre Contre Marcion, paru vers 207, la venue triomphale de Jésus-Christ revêt la forme d'un mirage oriental[38] : à la gloire d'un règne céleste se joignent les splendeurs d'un règne terrestre de mille ans. Ce millénarisme, non encore condamné, mais vivement combattu déjà par le prêtre Caïus et par l'école d'Alexandrie, fut comme un second pas de Tertullien hors des confins d'une prudente orthodoxie[39]. Il en fit un troisième. Jésus L'avènement avait promis à ses apôtres de leur envoyer le Saint-Esprit, le Paraclet. Les montanistes ne se contentaient pas de voir une première réalisation de cette parole dans la descente du Saint-Esprit sur les apôtres ; ils opposaient le règne du Paraclet au règne de l'Evangile et proclamaient que ce troisième règne ne s'était manifesté pleinement que par Montan[40]. Tertullien fut séduit par cette étrange théorie : il s'y précipita en quelque sorte. Vers 207, il écrivit, dans son traité Du voile des Vierges : Tout vient en son temps... Voyez comme la fleur sort de l'arbre, et le fruit de la fleur... La loi fut l'enfance de l'humanité ; l'Evangile lui apporta les ardeurs de la jeunesse ; aujourd'hui le Paraclet signale la maturité : il a succédé au Christ[41]. Quoique, au cours de ce traité, Tertullien manifeste une ferme volonté de ne point se séparer de l'Eglise[42], il est impossible de ne point voir dans ce passage le pas décisif, quoique inconscient, vers l'hérésie de Montan. Cette conception d'une phase nouvelle de l'humanité, supérieure à celle que le Christ a inaugurée, inspirera presque toutes les erreurs subséquentes du fougueux apologiste, particulièrement celle qui concerne la fuite devant les persécutions et celle qui concerne les secondes noces. Peut-on fuir les persécuteurs ? Telle est la question que se posent bien des chrétiens sous le règne de Septime-Sévère. Montan, dans son désir de surenchérir sur tous les points de la morale chrétienne, a répondu hardiment par la négative. Tertullien embrasse cette opinion. Le Christ a bien dit : Fuyez de ville en ville ; mais il parlait, déclare-t-on, pour ses contemporains. Les temps sont changés. L'Esprit-Saint, qui souffle sur le monde, ne permet plus de telles lâchetés. C'est en 212 et 213, dans le Scorpiace et dans le traité de la Fuite pendant la persécution, que Tertullien proclame ces maximes. De même, si le Christ a pu substituer la monogamie à la polygamie des temps antiques, et louer la continence, pourquoi le Paraclet, cent soixante ans après les apôtres, n'aurait-il pu apporter à la loi de chasteté son dernier couronnement, et, sinon condamner le mariage comme un mal, tout au moins réprouver les secondes noces comme un adultère ? C'est la théorie que Tertullien soutient, après 213, dans son traité de la Monogamie. A partir de ce moment, le montanisme de Tertullien s'affirme et ne cesse plus de s'accuser de jour en jour. Croit-il toujours qu'il est strictement catholique, plus catholique même que la masse des autres fidèles, parce qu'il prétend porter le christianisme à une plus haute perfection ? Mais aspirer à perfectionner par une interprétation individuelle une doctrine de tradition et d'autorité, est-ce lui rester fidèle ? Et quand cette autorité et cette tradition, qu'il a si magnifiquement glorifiées dans son Apologétique et dans son traité de la Prescription, s'opposeront à lui par la voix des pontifes de Rome, pourra-t-il se dire encore fils soumis de l'Eglise du Christ ? Au fond, chacune de ses nouvelles doctrines a été une atteinte au dogme traditionnel. D'une manière générale, par sa conception d'une Eglise recevant son inspiration du Paraclet, il a ébranlé l'autorité de la loi et du Christ, ouvert la voie aux inspirations individuelles, substitué à l'Eglise visible et hiérarchique, héritière de l'enseignement et du pouvoir des apôtres, une Eglise où il n'y aura plus de sacerdoce, ni d'autre investiture que celle de l'Esprit[43]. Ce dernier pas sera franchi dans les derniers de ses ouvrages, notamment dans son traité De pudicitia. L'Eglise à laquelle il reconnaîtra encore le droit de remettre les péchés ne sera plus qu'une Eglise insaisissable : l'Eglise de l'Esprit, agissant par l'homme spirituel, et non par une agglomération d'évêques[44]. Ainsi le montanisme, après s'être donné comme un pur réveil de l'esprit chrétien, aboutissait à la négation de toute Eglise visible. L'adhésion du grand polémiste africain lui avait donné un nouveau regain de vitalité et de prosélytisme. La secte se répandit en Orient et en Occident. En Afrique, ses adeptes se glorifièrent du nom de tertullianistes. Ils portaient encore ce nom au temps de saint Augustin, qui ramena à l'Eglise leurs derniers survivants[45]. Les chefs de l'Eglise, secondés par de vigoureux apologistes, n'avaient pas attendu ces derniers temps pour combattre l'erreur montaniste. Eusèbe cite, parmi ces lutteurs de la bonne cause, Apollinaire d'Hiérapolis, Miltiade, Sérapion d'Antioche, Apollonius, et enfin un anonyme, qui écrivit vers 211. Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, soutint pendant plusieurs jours une lutte contradictoire et publique contre les adeptes de Montan. Il les réfuta si victorieusement qu'ils se retirèrent confondus et que les prêtres de la région lui demandèrent de rédiger le mémoire de ce qui avait été dit contre eux[46]. Nous apprenons par les fragments précieux qu'Eusèbe nous a conservés de ces apologistes, que les montanistes se glorifiaient surtout des visions de Montan, des extases de Priscille et de Maximille, et des nombreux martyrs qu'ils prétendaient avoir parmi eux. Mais les défenseurs de l'Eglise hiérarchique leur opposaient hardiment la conduite scandaleuse de leurs chefs[47], faisaient ressortir l'incohérence et la pauvreté de leurs prétendues révélations[48], contestaient le nombre et la qualité de leurs soi-disant martyrs[49], leur opposaient enfin l'autorité de l'épiscopat[50]. Plusieurs conciles des évêques de Phrygie et des environs se réunirent pour les condamner. On en mentionne un à Iconium et un autre à Synnada[51]. Les évêques d'Occident, moins bien renseignés sur les origines de la secte, et mis en présence d'un montanisme adouci, qui ne se présenta d'abord que comme une doctrine de rénovation morale, furent moins prompts à le réprouver. Le pape Eleuthère, saisi de la difficulté par la lettre que lui envoyèrent, en 177, les martyrs de Lyon du fond de leur prison, ne paraît pas avoir tranché la question d'une manière définitive, non plus que son successeur Victor. Zéphyrin semble avoir hésité quelque temps sur l'attitude à tenir. Tertullien raconte qu'il avait déjà envoyé des lettres de communion aux Eglises montanistes, lorsque, ayant reçu des renseignements nouveaux par un confesseur asiate, Praxéas, il revint sur sa décision et révoqua, avant même qu'elles fussent arrivées à destination, ses lettres pacifiques[52]. Quoi qu'il en soit de ce point particulier, l'hérésie fut proscrite, et, au fond ce qui importe, ainsi que le déclare justement un historien, c'est l'attitude générale de l'Eglise à l'égard du montanisme. Si intense que fût encore, au déclin du ce siècle, la préoccupation du retour du Christ, si profond que fût le respect que l'on avait alors pour l'esprit prophétique et pour ses diverses manifestations, l'Eglise ne se laissa pas entraîner par Montan en dehors de ses voies ; elle ne voulut exclure ni le prophétisme en général, ni les espérances relatives aux derniers jours ; mais elle maintint sa tradition contre les aventures religieuses, et l'autorité de sa hiérarchie contre les prétentions de l'inspiration privée[53]. Quant au grand homme qui avait prêté à l'hérésie l'appui de son génie, l'Eglise, en condamnant ses erreurs, ne cessa jamais d'invoquer les immortels travaux qu'il avait composés pour la défense de la vérité. Les Pères du siècle éviteront de le nommer ; mais saint Cyprien et Novatien s'en inspireront constamment. Ceux du IVe et du Ve ne craindront plus de prononcer son nom, et mêleront diversement l'éloge et le blâme. Cet homme, qui exerça sur son temps une influence profonde et parfois troublante, restera un des témoins les plus notables de l'antique foi. Une science curieuse des origines aimera toujours à interroger sur les débuts de la théologie occidentale celui que notre Bossuet appelait le grave Tertullien[54]. VI Tertullien est, sans contredit, le plus puissant écrivain du IIIe siècle ; il n'en est ni le plus grand savant ni le plus profond penseur : ces titres appartiennent à Origène. Mais ce grand homme ne peut être séparé de celui qui fut son maître, Clément d'Alexandrie, ni de la grande école dont il fut la personnification la plus éclatante, ni de tout le mouvement intellectuel dont il fut le représentant le plus illustre. Vers l'an 180, Pantène, qui dirigeait alors le Didascalé
d'Alexandrie, vit arriver à lui un philosophe grec. Ce philosophe avait
parcouru, disait-il, la Grèce, l'Italie méridionale, la Syrie et la
Palestine, à la recherche de la vérité, et ne l'avait trouvée complète nulle
part. Il venait, suivant ses propres expressions, se
reposer en Egypte comme le chasseur qui a enfin découvert sa proie[55]. Le nouveau venu
s'appelait Titus Flavius Clemens. Il était né probablement à Athènes[56]. Il apportait
comme fruit de ses voyages et de ses études cette richesse d'informations et
d'expériences qui l'ont fait appeler par saint Jérôme le plus érudit des écrivains ecclésiastiques[57]. Pantène le
retint auprès de lui, et en fit, vers 190, son auxiliaire dans
l'enseignement. A la mort de Pantène, vers l'an 200, Clément lui succéda à la
tête de l'Ecole. Il était alors prêtre, comme il nous l'apprend dans son Pédagogue[58]. Sous sa direction, l'organisation du Didascalé fut bientôt transformée. Il devint une grande école officielle, une sorte d'université, relevant de l'évêque, lequel eut désormais le droit de nommer le directeur de l'Ecole et ses auxiliaires[59]. Son programme s'élargit. Trois courants d'idées menaçaient alors d'entraîner les esprits hors de la vérité chrétienne ; le stoïcisme, le platonisme, et le gnosticisme lui-même, qui, miné dans son organisation, se survivait encore par son esprit. Clément connaissait bien ces trois courants, pour y avoir été momentanément engagé avant sa conversion. Mais le nouveau maître s'imposa une plus grande tâche encore. Si jamais école a mérité l'honneur d'avoir été pour ses disciples une formation morale complète, c'est bien l'école d'Alexandrie, telle que Clément l'organisa. Nous en avons la preuve dans la fameuse trilogie par laquelle le Maître a résumé tout son enseignement : l'Exhortation aux Gentils, le Pédagogue et les Stromates. L'Exhortation aux Gentils est une apologie, mais une apologie qui s'adresse aux fidèles, et qui cherche à combattre en eux le paganisme pratique, non encore vaincu dans les mœurs et se survivant dans mille préjugés inconscients. Arraché à l'esprit païen par l'Exhortation aux Gentils, l'homme à qui s'adresse Clément est formé à la vie chrétienne par le Pédagogue, traité d'éducation morale, dont la fine psychologie et les conseils pratiques demeurent d'une actualité permanente pour tous les âges[60]. La trilogie se complète par les Stromates, où le
disciple est initié à la Gnose, comme l'appelle Clément, c'est-à-dire à la
conception du christianisme complet, ayant la foi pour base, la science pour
discipliner ses efforts dans la recherche du vrai, la vertu pour diriger son
apostolat auprès des hommes et pour élever son âme vers Dieu par la plus pure
contemplation. Dans ce livre étrange, touffu, varié, surprenant, si bien
appelé Stromates, c'est-à-dire Tapisseries, Bigarrures, Mélanges,
et dont le défaut de méthode est voulu par l'auteur, car il veut, dit-il,
éliminer l'artificiel, ne point sortir de la nature, promener son disciple
dans une montagne aux perspectives variées, et non dans un jardin aux symétriques
ordonnances[61],
on ne remarque pas d'autre unité que celle d'un esprit chrétien toujours
identique, d'une élévation constante et d'un inébranlable souci de
perfection. Ainsi cet ouvrage, qui débute par un enseignement didactique, et en quelque sorte terre à terre, se termine par les plus hautes élévations mystiques. Car ce mot de Gnose, ou de Science, qui revient à chaque instant sous la plume du philosophe d'Alexandrie, ne doit pas nous égarer par son étymologie. Pour Clément, la Gnose, c'est l'état de perfection ; le gnostique, c'est le chrétien parfait[62]. Ce qui constitue donc l'essence de la Gnose, ce n'est point la science, c'est la vertu, c'est l'amour. Par l'amour, dit-il, le gnostique est investi des biens qu'il possédera un jour. Le désir de ressembler à ce qui est beau ne le tourmente plus : par l'amour il possède la beauté même. Emporté vers Dieu sur les ailes de l'amour, le gnostique vit libre sur la ruine de toutes ses convoitises. Absent d'ici-bas, il est tout entier avec Celui qu'il aime[63]... Et, comme la pierre a la pesanteur, le gnostique a la science, c'est-à-dire la connaissance, le bon conseil. qui lui font discerner ce qui peut l'aider à se maintenir dans la vertu[64]. Clément se complaît à multiplier et à varier les traits de ce tableau ; on voit que, pour lui, il constitue une partie essentielle de son apologétique, de sa prédication. Tout ce qui a pu jadis séduire son âme dans les philosophies antiques, tout ce qui pourrait encore troubler l'âme de ses frères, sous la forme d'un appel ou d'un regret : l'impassibilité bienheureuse du stoïcien, l'ardent amour qui soulève l'âme d'un platonicien vers l'idéale beauté, la plénitude de science que le gnosticisme promet à ses adeptes, tout cela l'auteur des Stromates le trouve, le montre dans l'âme du chrétien complet, du vrai mystique parvenu au sommet de la montagne de perfection. Plus tard, de faux mystiques essaieront de s'appuyer sur la doctrine de Clément d'Alexandrie pour patronner leurs erreurs[65]. Clément, il est vrai, comme beaucoup de mystiques, ne mesure pas toujours ses expressions. Cependant, il est bon de remarquer, avec Bossuet, que ses grands mots exagératifs portent en eux-mêmes leurs restrictions dans leur propre excès, et l'on voit bien naturellement qu'ils demandent un correctif ; mais quand ce correctif est apporté par l'auteur même, le dénouement est certain, et il n'est pas permis de s'y soustraire[66]. Clément dit bien, en un endroit, que la vertu du gnostique est inamissible[67] ; mais il ajoute que cette inamissibilité est due à ses efforts, à sa prévoyance, à son bon gré, aidés de la grâce de Dieu[68]. Il déclare que l'amour parfait bannit tout motif intéressé de crainte ou d'espérance ; mais de l'ensemble de sa doctrine, il ressort clairement qu'il n'écarte de l'amour parfait que les motifs tirés de l'espoir d'un bien temporel, d'une récompense autre que Dieu lui-même[69]. S'il représente enfin le parfait chrétien, l'esprit et le cœur immuablement fixés vers un centre immobile, qui est Dieu, ce n'est point pour qu'il s'arrête à une contemplation inactive, mais pour qu'il trouve dans cette contemplation même un moyen d'avancer plus rapidement et plus directement vers sa fin. Le chrétien, dit-il, dans une belle image, est semblable à un marin qui, après avoir jeté l'ancre, se met en mouvement vers elle ; le véritable gnostique, par là même qu'il se fixe à Dieu par la contemplation, se pousse lui-même vers Dieu[70]. On a relevé, dans les expressions dont Clément d'Alexandrie se sert en parlant de Dieu, de la Trinité, de l'humanité du Christ, de la vie chrétienne, des inexactitudes et des imprécisions. Elles sont presque toujours dans les mots plus que dans les pensées. Elles sont dues, la plupart du temps, à l'imperfection d'un langage théologique en voie de formation. Ainsi, en parlant des Personnes divines, parfois il pousse si loin l'expression de leur unité, qu'il semble n'en faire que des modes d'une même substance, et qu'il encourt le reproche de modalisme[71] ; et cependant d'autres passages, où il semble outrer la dépendance d'origine du Fils à l'égard du Père, l'ont fait accuser de subordinatisme[72]. Il divise les chrétiens en deux catégories, les uns s'appuyant sur la foi seule, les autres s'élevant jusqu'à la gnose ; mais il affirme, d'autre part, que la gnose suppose la foi et que la foi contient en germe la gnose ; de telle sorte que sa distinction n'a rien de commun avec celle qui séparait, dans la fausse Gnose, les hyliques, les psychiques et les pneumatiques, accordant à ces derniers des franchises scandaleuses[73]. Les inexactitudes nombreuses que renferment les œuvres de Clément d'Alexandrie, leurs exagérations manifestes, ont fait juger sévèrement sa doctrine par plusieurs théologiens[74]. Ce n'est point ce motif cependant qui parait avoir déterminé le pape Benoît XIV à le rayer du martyrologe, mais bien plutôt le fait qu'avant l'inscription de son nom au martyrologe d'Usuard, au XIe siècle, on n'a trouvé aucune trace d'un culte de vénération rendu à cet écrivain ecclésiastique dans une Eglise quelconque, avec l'assentiment formel ou tacite d'un évêque[75]. VII Le plus grand mérite de Clément d'Alexandrie est peut-être d'avoir formé Origène. Somme toute, si l'on met à part quelques idées, vagues encore, mais suggestives, sur les voies mystiques, l'apport personnel de Clément aux sciences ecclésiastiques est de peu d'importance. L'auteur du Pédagogue fut un éducateur, un merveilleux éveilleur d'âmes, un de ces maîtres qui ne donnent toute leur valeur que dans leur chaire de professeur, ou mieux encore dans leurs entretiens familiers avec leurs disciples. Il le reconnaît lui-même : il se demande, au début de ses Stromates, s'il lui est permis d'écrire, de confier à un livre mort ce qui est fait pour l'enseignement oral et vivant[76]. Tout autre est Origène. Ses ouvrages, autant que son enseignement, feront date dans l'histoire de la pensée humaine. Jusqu'à saint Augustin, dont l'autorité supplantera la sienne, tous les Pères grecs et latins s'inspireront de son exégèse, de son apologétique et de sa théologie. Ce bourreau de travail[77], ainsi que l'appellera saint Athanase, ne sera pas seulement un moissonneur de toute la science de son temps, comme Irénée, il sera, comme Augustin, un semeur d'idées nouvelles. L'histoire doit s'arrêter avec vénération devant la personne et l'œuvre de ce grand homme. Il était né en 185, à Alexandrie même, de parents
chrétiens, avait eu pour premier instituteur son père Léonide, puis, de bonne
heure, avait fréquenté l'Ecole d'Alexandrie. Il y avait entendu les leçons de
Clément. Dès ses premières années, l'enfant avait révélé l'ardeur de sa piété
et son désir avide de science. En ce qui concerne
Origène, dit Eusèbe, même les langes de son
berceau, pour ainsi dire, me semblent dignes de mémoire. Sévère était à la
dixième année de son règne ; Lætus gouvernait Alexandrie, Démétrius avait
récemment reçu l'administration des Eglises de ce pays, et le feu de la
persécution allait grandissant. Origène n'était alors qu'un enfant ; mais un
tel désir du martyre s'empara de son âme, que bondir, s'élancer au combat lui
était une joie... Sa mère dut un jour lui
cacher ses habits pour le forcer à rester à la maison[78]. Dès ses
premières années, il s'appliqua avec une ardeur inouïe à étudier, sous la
direction de son père, les Saintes Lettres, ne se
contentant pas du sens obvie, qui est à la portée de la main, mais cherchant
plus loin, soulevant des problèmes[79]... Léonide
modérait son ardeur, mais on dit que le soir, pendant
le sommeil de l'enfant, il allait près de lui, lui découvrait la poitrine,
et, comme si l'Esprit divin en avait consacré l'intérieur, la baisait avec
respect, et se réjouissait de son bonheur de père[80]. En 203, l'illustre chef de l'Ecole d'Alexandrie, qui professait sur le martyre des principes à la fois courageux et prudents, blâmant à la fois les lâches et les présomptueux[81], avait jugé opportun de se retirer en Cappadoce, auprès de son disciple, l'évêque Alexandre, dont il administra l'Eglise, après que celui-ci eut été emprisonné pour la foi. La grande école chrétienne fût peut-être restée longtemps muette, si l'évêque Démétrius n'avait songé à la confier à l'ardent disciple qui en était déjà la gloire. Origène avait à peine dix-huit ans. En pleine persécution, l'intrépide jeune homme, déployant une extraordinaire puissance de travail, réussit à grouper autour de sa chaire un nombre toujours croissant d'auditeurs. Son succès même lui fut une sauvegarde. Des hérétiques, des païens même, parmi les plus distingués de la ville, se montrèrent avides de l'entendre. Pour se rendre plus capable d'instruire un pareil auditoire, Origène résolut d'entreprendre une étude méthodique et approfondie de la philosophie ; et il choisit, pour le diriger dans cette étude, le fondateur même du néo-platonisme, Ammonius Saccas[82]. Il voulut aussi apprendre l'hébreu et se fortifier dans les connaissances philologiques. Un de ses élèves, Ambroise, mettait à son service ses grandes richesses, lui procurant les livres et faisant faire pour lui toutes les recherches dont il avait besoin. Vers l'an 212, il se rendit à Rome, dans le désir de connaître la très antique Eglise des Romains[83], comme il s'exprime lui-même. Puis, à partir de l'année 215, sa vie fut extrêmement agitée. Une violente persécution des chrétiens l'obligea, cette année-là, à fuir en Palestine. Il y fut invité, quoique laïque, à faire des conférences aux fidèles dans les églises. Sa renommée était déjà si grande, qu'en 218, la mère du futur empereur, Alexandre Sévère, Julia Mammée, le manda à Antioche pour conférer avec lui de la religion chrétienne. Mais, en même temps, l'évêque Démétrius le blâmait d'avoir par son évêque usurpé des fonctions réservées aux ecclésiastiques. Vers 228, ses amis, les évêques Théoctiste et Alexandre, l'ordonnèrent prêtre. Peu après, vers 230, il publia son grand ouvrage de théologie, le Peri Archon, ou Les Principes. Mais alors son évêque, Démétrius, l'accusa, non plus seulement d'infractions aux lois de l'Eglise, mais d'hérésie. Deux synodes, réunis à Alexandrie en 231, lui ôtèrent la charge de l'enseignement et lui interdirent le ministère sacerdotal. Un concile romain, réuni sous le pontificat de Pontien, vers 232, adhéra à ce jugement. Les condamnations portées contre Origène étaient-elles uniquement inspirées par le souci de l'orthodoxie et de la discipline ? Des passions moins avouables ne s'y mêlèrent-elles pas ? Saint Jérôme l'a cru, et l'a déclaré en termes énergiques[84]. Il faut reconnaître cependant que le livre des Principes, d'une orthodoxie parfaite en ses grandes lignes, et plein de grandes vues dont la postérité devait tirer profit, contenait bien des assertions téméraires et dangereuses. Comme Irénée au début de son livre sur les Hérésies, comme Tertullien en tête de son traité de la Prescription, Origène commence par poser la règle de foi à laquelle il déclare ne vouloir jamais se soustraire. Cette règle, elle est dans la prédication ecclésiastique, se rattachant à l'enseignement des apôtres et du Christ[85] ; et l'auteur, dès le début de son ouvrage, énumère les vérités certaines que nous tenons de cet enseignement ; ce sont à peu près celles que nous professons aujourd'hui en récitant le Symbole des Apôtres. Mais, à côté de ces vérités définitivement acquises, et qui sont imposées à tous, se trouvent celles que Dieu a laissées à la libre recherche des savants ; elles forment le domaine où s'exercera la sagacité du théologien. Dans cette étude, dit-il, le théologien puisera à deux sources : l'Ecriture sainte et la philosophie. L'Ecriture sainte doit être l'objet de toute notre vénération, parce qu'elle contient les paroles de Dieu ; mais elle peut avoir trois sens : un sens somatique ou littéral, un sens psychique ou moral, un sens pneumatique ou spirituel : il est même quelques passages, très rares, qui n'ont qu'un sens spirituel ; on reconnaît ces passages par l'impossibilité pratique de les prendre à la lettre ; alors le chrétien, traversant hardiment la figure ou l'allégorie, ira droit au mystère qu'elle recouvre[86]. Origène, et surtout ses disciples, devaient abuser de cette dernière règle, et, sous prétexte de chercher un sens plus profond, substituer trop facilement l'allégorie à la lettre, la fantaisie à la règle de foi. Quant à la philosophie, Origène tenait de son maître Clément qu'elle est une chose très haute et très grande, et qu'il est vraisemblable qu'avant la vocation des Grecs au salut, Dieu lui-même avait donné aux Grecs la philosophie[87] ; il croyait aussi, comme son maître, que la philosophie n'est pas tel ou tel système, qu'elle est surtout une méthode et un esprit[88]. Mais celui dont la jeunesse enthousiaste avait reçu les enseignements d'Ammonius Saccas, celui qui s'était assis sur les bancs de l'école à côté de Plotin, devait plus d'une fois, malgré lui, laisser la doctrine néo-platonicienne pénétrer sa théologie, et parfois la vicier d'une manière dangereuse. VIII Origène groupe tous les problèmes de philosophie religieuse que Dieu a abandonnés à la discussion des hommes autour de deux grandes questions : celle des rapports de Dieu avec le monde matériel, celle de l'origine du mal et de sa guérison. Pour lui, la matière est créée, véritablement créée, c'est-à-dire tirée du néant, mais éternelle ; car si Dieu, dit-il, avait pu un instant n'être pas créateur, il eût acquis à un moment donné une perfection nouvelle ; il ne serait pas l'Eternel Tout-Puissant. Par la même raison, Dieu a créé tous les êtres qu'il pouvait tirer du néant ; notre monde n'est qu'un moment au milieu d'une infinité de mondes qui l'ont précédé et qui le suivront. Entre le monde et Dieu se trouve un ordre ascendant de créatures de plus en plus parfaites, de plus en plus dégagées de la matière, sans qu'aucune cependant soit absolument dénuée d'un corps, plus ou moins subtil. Du côté de Dieu, il existe aussi comme un ordre descendant, qui, tout en maintenant l'unité de nature entre les Personnes divines, et même leur consubstantialité[89], gradue leur plénitude et subordonne les activités du Fils et du Saint-Esprit à celle du Père. Il faut l'avouer, le langage d'Origène est nettement subordinatien. On ne peut en trouver d'excuse que dans son désir de combattre les modalistes, qu'il avait toujours en vue. On le voit, c'est un peu à la manière du gnosticisme qu'Origène cherche à expliquer les rapports de Dieu avec le monde ; et c'est peut-être en considérant cette première question qu'on pourrait dire que son système est, sur les questions où la foi ne lui paraît pas en jeu, une sorte de compromis avec la Gnose[90]. Mais sur la seconde question capitale de son traité, celle du mal, il se sépare du système gnostique jusqu'à en être la contrepartie. Tandis que le gnosticisme hérétique explique l'origine du mal par une décadence fatale des êtres, pour Origène, tous les degrés du bien et du mal, tous les degrés de l'être des créatures ne s'expliquent que par la liberté. L'éternelle création avait eu pour objet des êtres égaux en facultés et en dons, mais libres. Ils n'ont pas tous été également fidèles à Dieu, et de là sont nées toutes les différences qui existent entre eux[91]. Les uns sont devenus des anges, les autres des âmes humaines, les autres des démons. Or le mal que la liberté a fait, la liberté peut le réparer, non pas toutefois par les seules forces de la nature, mais par la coopération de l'homme avec Dieu. Sur cette coopération de Dieu et de l'homme le grand docteur a des formules d'une netteté et d'une force qui n'ont pas été dépassées[92]. Cette coopération de l'homme et de Dieu est possible grâce à l'Incarnation, par laquelle Jésus-Christ, vrai Fils de Dieu, s'est fait vraiment homme, s'est rendu par là capable d'expier et de racheter les fautes des hommes. Cette rédemption s'est faite par sa mort et se perpétue par les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Par ces mystères ou sacrements, le Christ s'unit à qui veut de son union, prête sa force à qui l'accepte, communique sa divinité à qui consent à la recevoir. Mais le triomphe du bien sur le mal ne serait pas digne de Dieu s'il n'était pas complet. A la fin des temps, Origène entrevoit un renouvellement de toutes créatures, une sorte de retour à l'unité par une fusion de tout être créé dans l'Incréé, fusion qui n'est point l'absorption de Dieu dans l'homme, ni de l'homme dans Dieu, mais où cependant toute créature, même pécheresse, lentement purifiée par le feu vengeur, c'est-à-dire par la fièvre de son remords[93], rentrera enfin dans l'amitié de Dieu. Alors la mort sera détruite, le corps spiritualisé, le monde matériel transformé, et il n'y aura plus partout que paix et concorde dans l'amour[94]. Certes, en abordant ces dernières vues sur la consommation de toutes choses, Origène, dont l'œuvre est un singulier mélange d'audace et de timidité, hésite et s'humilie : Toutes ces matières, dit-il, je ne les aborde qu'avec crainte et en usant de beaucoup de précautions. Je discute simplement, suivant mes forces, j'exerce mon esprit, sans vouloir rien établir de certain ni de définitif[95]. On sent pourtant que, s'il n'ose mettre toute son affirmation dans cette vision de la palingénésie suprême, il y met tout son désir et tout son cœur. L'enthousiasme chez Origène n'eut jamais rien de factice. Repoussé d'Alexandrie, mais accueilli avec faveur par les évêques de Palestine, il ouvre à Césarée une école théologique dont le caractère scientifique est encore plus marqué que celui de l'école alexandrine. Origène commence par y enseigner la dialectique ; il continue par la physique, la géométrie et l'astronomie, pour traiter ensuite de la morale, qui, dit un de ses auditeurs, semble s'incarner dans le maître lui-même[96]. De la morale, il passe à la métaphysique, expose tous les systèmes philosophiques, et recommande l'étude de tous les écrivains, ceux-là seuls exceptés, qui nient l'existence de Dieu et de la Providence[97]. Le maître voit alors affluer à Césarée les plus illustres disciples, comme Grégoire, le futur Thaumaturge, et son jeune frère. C'est là qu'il publie ses plus grands travaux d'exégèse et le gigantesque monument de critique biblique connu sous le nom d'Hexaples. Son but est de rendre visible l'exactitude de la traduction dite des Septante, et de fournir une base sûre à la critique textuelle des Livres saints. Sur six colonnes, il place en regard le texte hébreu en caractères hébraïques, le même texte en lettres grecques, la version d'Aquila, celle de Symmaque, celle des Septante et enfin celle de Théodotion. Sa gloire devient universelle. On le consulte de partout ; ses écrits se répandent en Occident comme en Orient. Cependant il fait face à tous les ennemis de l'Eglise : hérétiques, juifs et païens. Car il aime l'Eglise d'un amour sans bornes. L'Eglise seule, dit-il, est en possession de la foi droite[98]... Le canon vrai des Ecritures est celui-là seul que l'Eglise garantit[99]... La formule de la vraie foi est celle qui est dans le symbole baptismal[100]... Les hérétiques portent le nom de chrétiens ; mais ils sont en réalité des voleurs et des adultères : des voleurs, qui dérobent les vases du temple, des adultères, qui souillent les chastes dogmes de l'Eglise[101]. IX Mais les hérétiques ne sont pas alors les seuls ennemis de l'Eglise. Le milieu du IIIe siècle marque le point de départ d'une série d'attaques ouvertes contre le christianisme de la part des philosophes païens, attaques qui se prolongeront jusqu'à Julien l'Apostat. Des savants, tels que Crescens et Fronton essaient de combattre la religion chrétienne par l'arme de la critique historique et de la dialectique. Leurs écrits sont bientôt éclipsés par l'œuvre du platonicien Celse, dont le Discours véritable, paru vers l'an 178, est la diatribe la plus violente que l'antiquité païenne ait produite contre la religion de Jésus-Christ. L'injure y est jetée à pleines mains contre les chrétiens, leurs livres saints, leurs dogmes, leur culte, leur vie entière. La Bible y est présentée comme un ramassis de fables ineptes ; Jésus et ses disciples, comme de vulgaires imposteurs ; la prompte diffusion du christianisme, comme le résultat de la panique provoquée par les épouvantails du jugement dernier et du feu de l'enfer ; l'organisation de l'Eglise, comme le plus redoutable péril qui jamais ait menacé la prospérité et la sécurité de l'empire. L'ouvrage, sceptique, railleur, faux jusqu'au mensonge flagrant, plaisant jusqu'à la farce grossière, décèle pourtant un vaste savoir, une pénétration singulière, une habileté consommée[102]. Un seul homme est capable d'en présenter sans délai une réfutation complète, victorieuse ; c'est Origène. Il résiste quelque temps aux instances de ses amis, non par manque de courage, mais par conviction de l'impuissance de tout effort humain pour rétablir dans les âmes la foi ruinée ou ébranlée. Ah ! s'écrie-t-il, si je pouvais pénétrer dans le cœur de tous ceux qui sont tombés sur l'ouvrage de Celse, en arracher les traits qui blessent les âmes peu munies de l'armure divine, et appliquer des remèdes spirituels sur les plaies que Celse y a faites par le poison de ses doctrines !... Mais il n'y a que Dieu qui puisse ainsi pénétrer invisiblement les cœurs[103]. Il se décide pourtant, en pensant que renverser les prétentions de Celse pourra au moins préparer les voies au triomphe de la vérité[104]. Dès la préface, Origène déclare comment il conçoit la
vraie preuve du christianisme, celle qui n'est pas un jeu de l'esprit, celle
qui peut faire passer l'homme de l'incrédulité à la foi, ou affermir le
fidèle dans sa croyance. J'ose le dire,
déclare-t-il, l'apologie que vous me demandez fait
du tort à celle qui réside dans la réalité. Elle obscurcit cette puissance de
Jésus, si éclatante pour les âmes qui ne sont pas insensibles[105]. Mais quelle
est donc, au sens d'Origène, cette apologie qui
réside dans la réalité ? Ce qui manifeste, surtout à ses yeux, la
vérité du christianisme, c'est la force morale et la perfection morale de
l'Eglise. Jamais, dit-il, magicien, par la vertu de ses prodiges, n'a excité les
spectateurs à une réforme morale[106]. La doctrine des chrétiens, leur patience, leur obéissance aux
lois, leur fermeté à mourir : tout démontre qu'ils ne doivent leur origine ni
à un usurpateur ni à un séditieux[107]. Les disciples de Jésus, ajoute-t-il, ont, d'après la promesse du Maître, accompli des miracles
plus grands que les miracles de Jésus... Tant
de gens qui étaient boiteux, selon ce que l'Ecriture nomme l'homme intérieur,
se sont allégrement mis à marcher[108]. La diffusion
du christianisme et la persécution exercée contre les chrétiens donnent chaque jour à notre foi une puissance nouvelle[109]. On croirait
vraiment entendre déjà le Concile du Vatican déclarant que l'Eglise, par son admirable propagation parmi les peuples,
par l'éminente sainteté de sa vie et par l'inépuisable fécondité de ses
bienfaits, est un témoin irréfragable de notre fois[110]. Est-ce à dire que l'apologiste fasse peu de cas des autres arguments : prophéties, miracles, affirmations solennelles de Jésus ? Nullement, puisqu'il consacrera à ces preuves la majeure partie de son livre, mais il a voulu d'abord, ayant en vue un but d'apologétique pratique, mettre son lecteur en présence de la preuve qui est le plus à sa portée : le miracle moral de la vie de l'Eglise. D'ailleurs, quel que soit l'argument présenté, il ne sera efficace, dit Origène, que pour une âme bien disposée. Nous voulons, ajoute-t-il, faire observer que, pour bien lire l'histoire évangélique, il faut une âme sincère, une recherche attentive, et, pour ainsi dire, l'aptitude à pénétrer dans l'esprit des écrivains[111]. Mais ce n'est point là ce qu'inspire l'ouvrage de Celse. Celse ne se préoccupe nullement de comprendre les Ecritures[112] ; Celse ne consulte que sa haine[113] ; il parodie, il raille, il descend jusqu'à la bouffonnerie[114], et par là, au lieu de rien éclairer, il obscurcit tout ; au lieu de s'élever, il se dégrade[115]. Aucun des ouvrages d'Origène ne révèle plus profondément son âme d'apôtre, pour qui écrire ou parler n'est point se complaire en de vaines conceptions, mais agir sur les âmes, les convertir au Christ, les sauver. X Que le traité Contre Celse ait contribué à sauver bien des âmes, nous ne pouvons pas en douter. Cependant le cœur de l'ardent apologiste n'était point satisfait. Il avait donné au Christ son labeur, sa tranquillité, et, dans des circonstances particulièrement douloureuses, il lui avait fait des sacrifices plus intimes encore ; mais il ne lui avait pas donné son sang. Le rêve de son enfance ne s'était pas réalisé. Tout jeune encore, il avait envié le sort de son père Léonide, mis à mort pour la foi. Plus tard, en 235, quand la persécution de Maximin éclata, deux de ses amis, Ambroise et Protoctète, ayant été jetés en prison, il leur adressa son Exhortation au martyre. Quinze ans après, la persécution de Dèce le trouva et le saisit à son poste de maître chrétien. On le mit à la question ; il fut jeté en prison, chargé de chaînes, soumis à la torture de l'écartement des jambes. On le menaça du feu, on le fit passer par d'autres supplices. Bien ne put vaincre sa constance. Pourtant, moins heureux que son ami Alexandre, qui mourut en prison, Origène atteignit vivant le terme de la persécution. Il survécut deux ou trois ans, pendant lesquels il eut le temps de s'associer aux mesures miséricordieuses prises par les grands évêques du temps, Corneille, Cyprien, Denys, envers les fidèles qui avaient défailli pendant les mauvais jours. Son ami Ambroise mourut avant lui. Une des dernières lettres qu'il reçut lui vint de son ancien disciple Denys, maintenant évêque d'Alexandrie : elle traitait du martyre. Il mourut enfin, couronné de toutes les gloires auxquelles un chrétien peut aspirer en ce monde, et pauvre jusqu'à son dernier jour. C'est à Tyr qu'il rendit à Dieu sa belle âme[116]. Il laissait une œuvre immense[117], qui souleva plus de discussions encore après sa mort que de son vivant. Saint Grégoire le Thaumaturge, Pamphile et Eusèbe de Césarée, le défendirent énergiquement. D'autres lui reprochaient avec amertume d'avoir favorisé les tendances hérétiques de ses contemporains en enseignant l'éternité de la création, la corporéité des anges, la subordination du Fils et du Saint-Esprit à Dieu le Père, en donnant trop de place à l'allégorie dans les Ecritures, en favorisant la croyance à la préexistence des âmes, en insinuant l'espérance en une restauration finale de toutes choses en Dieu, restauration à laquelle prendraient part les damnés et les démons eux-mêmes. Telle est, en effet, la série des erreurs qu'on a, plus ou moins justement, reprochées à Origène. Il est difficile de préciser dans quelle mesure elles lui sont attribuables. Il est avéré que bien des gens falsifièrent ses écrits, même de son vivant. Origène s'en est plaint avec beaucoup de tristesse[118]. Mais si, sur tant de sujets abordés par ce grand homme, souvent pour la première fois, en dehors de toute voie frayée par la tradition, des lacunes et des erreurs se sont produites, l'ensemble de son œuvre, que personne n'a jamais attaqué, mérite notre admiration. Avec lui on sent pénétrer dans la théologie catholique, ébauchée par saint Irénée et par Clément d'Alexandrie, un large souffle de vraie science et de vraie critique. Quant à l'homme lui-même, par la droiture de ses intentions, par son dévouement absolu à l'Eglise, par son labeur obstiné, et par cette soif de sacrifice qui l'anima jusqu'à son dernier jour, il est le modèle de quiconque a l'ambition de vouer sa vie à la défense de sa foi. XI Saint Pendant qu'en Orient la science catholique prenait un si grand essor, elle se manifestait en Occident par des travaux d'une forme moins brillante, mais d'une précision plus ferme et plus nette. Saint Hippolyte doit être considéré comme le principal représentant de ce mouvement. Ses commentaires de l'Ecriture sont justement préférés à ceux d'Origène, sinon pour la profondeur et l'originalité des pensées, du moins pour la justesse des principes qui les inspirent, pour la sobriété des aperçus, pour le tact et le goût qui déterminent ses interprétations et ses applications pratiques. Il ne nous reste malheureusement que des débris de ces grands travaux exégétiques, énumérés par saint Jérôme[119]. Le principal ouvrage de saint Hippolyte a pour titre Réfutation de toutes les hérésies, mais il est plus connu sous le nom de Philosophoumena[120]. Il a été découvert au mont Athos en 1842 et publié pour la première fois à Oxford en 1851[121]. L'ouvrage dut paraître vers l'an 230. Le but de l'auteur est exposé dans sa préface : Nous voulons montrer, dit-il, d'où les hérétiques tirent leurs doctrines. Elles dérivent de la sagesse païenne, des dogmes philosophiques, des mystères mensongers et des contes des astrologues errants. Ce n'est plus, on le voit, la belle confiance d'un Justin, d'un Clément et d'un Origène en la philosophie, don de Dieu au génie grec. Hippolyte, plus juriste que métaphysicien, romain de caractère comme de race, quoiqu'il écrive en grec, redoute la spéculation nuageuse et ses périls ; en revanche, il porte le goût de la précision jusqu'à l'intransigeance. Qu'un homme lui paraisse tergiverser, ménager, par prudence ou par habileté, le pour et le contre, cet homme, fût-il pape, sera l'objet de ses invectives les plus véhémentes, de son opposition la plus résolue. Le livre des Philosophoumena nous raconte précisément deux controverses, dans lesquelles Hippolyte ne craignit pas de faire schisme pour résister à des papes qu'il croyait avoir fléchi devant l'erreur. Un martyre héroïque et une humble rétractation ont sans doute effacé devant Dieu cette faute, dont plusieurs circonstances atténuantes, nous le verrons, ont dû considérablement diminuer la gravité ; rien n'a pu la retrancher de l'histoire, et il est de notre devoir d'en faire loyalement le récit[122]. La première controverse dans laquelle Hippolyte se trouva engagé fut la controverse trinitaire. En voici l'origine. Quand un juif ou un païen était admis dans l'Eglise, son initiation baptismale se faisait au nom de la sainte Trinité. On lui disait : Vous avez adoré jusqu'ici le Dieu unique qu'ont adoré vos patriarches, vos prophètes ou vos philosophes. Mais votre foi était incomplète. Vous adorerez désormais le Fils de Dieu, que vous allez recevoir dans la fraction du pain, et l'Esprit de Dieu, qui va vous rendre chrétien parfait. Les trois noms sacrés, Père, Fils et Saint-Esprit, furent donc, dès l'origine, comme le signe distinctif de la foi chrétienne. Les premiers chrétiens, n'en doutons pas, non seulement adorèrent, mais aimèrent de tout leur cœur, de toute leur âme et de toutes leurs forces le Père Créateur, le Fils Rédempteur et l'Esprit sanctificateur ; et, l'amour d'intimité étant une relation d'ordre personnel, avant même que Tertullien eût employé pour distinguer les trois termes divins de la Trinité, le nom de personne, le Père, le Fils et le Saint-Esprit furent, pour les chrétiens des premiers siècles, des individualités subsistantes. Les Pères de l'Eglise veillèrent à ce que le dogme de l'unité divine ne souffrît pas de cette triple adoration. Rien n'est remarquable comme l'insistance avec laquelle saint Justin, Théophile d'Antioche, saint Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie et Origène s'appliquent à répéter que c'est le Verbe qui s'est révélé aux hommes dans les apparitions divines de l'Ancien Testament. Ils se servent de cet argument pour montrer aux Juifs que le Verbe incarné, Jésus-Christ, n'est autre que l'Ange d'Israël, si souvent manifesté à leurs pères ; ils l'emploient pour convaincre les païens que le christianisme n'est pas une religion nouvelle, mais qu'il se rattache à la naissance de l'humanité ; ils l'utilisent enfin contre les gnostiques, en prouvant que le même Dieu est l'auteur des deux Testaments[123]. Longtemps on s'en était tenu à ces affirmations dogmatiques très générales. Mais à mesure que la spéculation philosophique pénétrait dans le monde chrétien, l'explication du dogme trinitaire préoccupait les esprits. Deux excès étaient possibles : exagérer l'unité ou trop accentuer la trinité. Ces deux excès se produisirent vers la fin du ne siècle. L'un fut le fait d'un riche corroyeur de Byzance, appelé Théodote ; l'autre, d'un chrétien d'Asie, dont on ignore absolument l'histoire personnelle, Praxéas. Théodote, chrétien érudit et d'une éducation soignée, ayant eu le malheur d'apostasier pendant une persécution, vint à Rome, sous le pape Victor, pour y cacher sa honte. Reconnu par des frères, il allégua, pour se justifier, qu'en reniant Jésus-Christ, il n'avait, après tout, pas renié Dieu, mais seulement un homme. Et, faisant appel à son érudition, qui était abondante, à son éloquence, qui était persuasive, il s'efforça de prouver sa doctrine par des textes de l'Ecriture et par des raisonnements. Selon lui, l'enseignement de l'Evangile se réduisait à ceci : Un homme très religieux, Jésus, né d'une vierge, avait reçu, au jour de son baptême, une effusion de grâces divines qui l'avait rendu capable de remplir sa mission de Messie. Mais cette effusion ne l'avait point rendu Dieu. Il était seulement devenu fils adoptif de Dieu. Quelques disciples de Théodote soutinrent toutefois que Jésus avait été divinisé après sa résurrection. Vers 19o, le pape Victor excommunia Théodote, qui résista, et organisa, dans un milieu de lettrés, une sorte d'Eglise, ou plutôt une école de philosophie, dont il fut le chef. On s'y occupa beaucoup plus d'Aristote et de Platon que de l'enseignement de l'Eglise. Un second Théodote, dit le banquier, pour le distinguer du premier, connu sous le nom de Théodote le corroyeur, redonna une couleur religieuse à la secte, en ajoutant aux théories du fondateur sur Jésus des spéculations bizarres sur Melchisédech. Par une interprétation individuelle d'un texte de l'Epître aux Hébreux[124], il appelait ce dernier Fils de Dieu, l'identifiant à l'Esprit qui s'était répandu sur Jésus au jour de son baptême. Vers 235, un certain Artémon donna un nouveau regain au schisme, en prétendant que la doctrine théodotienne avait été la doctrine traditionnelle de l'Eglise, jusqu'au pape Zéphyrin, qui avait altéré la tradition. Cette première hérésie paraît n'avoir pas eu d'autre importance que celle qu'elle devait aux talents, aux intrigues, à l'influence sociale de ses chefs. Elle s'attaquait à un dogme trop bien établi pour troubler profondément les fidèles. Elle rencontra un adversaire acharné dans Hippolyte, qui, cette fois, mit au service de la tradition et du Saint-Siège la vigueur de son talent et son érudition consommée. Mais déjà une erreur opposée s'était fait jour. Nous avons vu, dans la querelle montaniste, un mystérieux personnage, connu sous le nom de Praxéas[125], venir à Rome pour éclairer le pape Zéphyrin sur le vrai caractère de la secte, et en particulier sur les excès auxquels donnait lieu le culte du Paraclet. Ce Praxéas en était venu à faire si peu de cas du Saint-Esprit, qu'il absorbait sa personnalité, ainsi que celle du Fils, dans l'unique Personnalité divine. En d'autres termes, il renouvelait l'erreur modaliste, qui ne voyait dans les trois Personnes de la Trinité que des modes, des aspects d'une seule Substance. Les partisans de cette opinion aimaient à s'appeler monarchiens, à cause de leur désir de maintenir, disaient-ils, la monarchie dans le gouvernement du monde. Leurs adversaires les appelèrent plus ironiquement patripassiens, parce qu'il résultait de leur théorie qu'au Calvaire, le Père avait été crucifié avec le Fils. Tertullien, qui ne pardonna jamais à Praxéas d'avoir fait condamner les montanistes, disait de lui : Il a fait, en venant à Rome, deux œuvres diaboliques : il a mis en fuite le Paraclet et il a crucifié le Père[126]. Le pape Zéphyrin, après avoir reçu de Praxéas de si utiles informations, paraît lui avoir témoigné de la bienveillance. Cette bienveillance alla-t-elle jusqu'à lui fermer les yeux momentanément sur la doctrine de Praxéas, laquelle, du reste, paraît n'avoir été répandue par lui qu'au moyen d'insinuations graduées[127] ? C'est possible. Hippolyte accuse formellement Zéphyrin d'avoir favorisé l'hérésie, en permettant d'aller entendre les nouveaux docteurs. Plusieurs disciples de Praxéas ne tardèrent pas, en effet, à répandre habilement ses doctrines. Un certain Noêt les prêchait à Smyrne, un certain Epigone les apporta à Rome. Sabellius devait en être enfin le principal docteur. On n'entendit plus bientôt, dit Tertullien, que des gens qui parlaient de monarchie[128]. La tactique des monarchiens était de se présenter comme les adversaires de l'hérésie théodotienne. Peut-être la vue des réels services qu'ils rendaient à l'Eglise en combattant l'hérésie influa-t-elle, plus que toute autre cause, sur l'esprit du pape, pour l'empêcher de sévir promptement. L'homme simple et droit qui avait la charge de gouverner l'Eglise se contentait d'affirmer les données traditionnelles. Je ne connais, disait-il, qu'un seul Dieu, Jésus-Christ, et, en dehors de lui, aucun autre qui soit mort et qui ait souffert. Et il ajoutait : Ce n'est pas le Père qui est mort, c'est le Fils. Nous tenons ces propos d'Hippolyte lui-même[129]. Et l'auteur des Philosophoumena conclut de ces propositions que Zéphyrin professait au fond la doctrine des nouveaux docteurs, tout en voulant paraître la désavouer. On raillait tout haut l'ignorance du pape. Zéphyrin semble, en effet, avoir été tout à fait étranger aux études philosophiques. Et peut-être était-il bon qu'il en fût ainsi en ce moment, et que, tandis que les théories spéculatives se heurtaient, un pontife, ne connaissant que la tradition, dont il avait la garde, se contentât d'en promulguer les formules, tenant fortement les deux bouts de la chaîne, sans voir toujours le milieu par où l'enchaînement se continue[130] et laissant à l'avenir le soin d'éprouver les systèmes. XII Zéphyrin n'était pas l'homme qu'Hippolyte maudissait le plus ; c'était Calliste, son ami et son conseiller. Aussi, lorsque à la mort est élu de Zéphyrin, le clergé de Rome eut élu Calliste à sa place, Hippolyte, refusant de le reconnaître, se laissa porter lui-même au gouvernement de l'Église de Rome par un parti schismatique. Son opposition à Calliste fut acharnée et sans trêve. Le nouveau pape avait bien, dès le début de son pontificat, condamné Sabellius. Mais Hippolyte lui reprochait de n'être pas sincère, de n'avoir porté sa condamnation que par pure politique, et de soutenir personnellement un monarchianisme à peine atténué[131]. Que faut-il penser de ces accusations ? Elles reposent sur la seule autorité des Philosophoumena. Il est bien remarquable que Tertullien, qui n'aimait pas Calliste, et qui lui a reproché bien d'autres choses, ne porte pas contre lui ces accusations. Le témoignage de l'auteur des Philosophoumena est isolé, et c'est celui d'un ennemi personnel. Dans ces conditions, jusqu'à nouvel ordre, et en se basant uniquement sur les faits, Calliste doit être considéré comme orthodoxe[132]. Mais à ces premières accusations portées contre le pape, vint bientôt se joindre un nouveau grief, et ici l'opposition violente de Tertullien se joignit à celle d'Hippolyte. Nous avons vu que plusieurs Eglises, sans nier le pouvoir qu'a Dieu de remettre tous les péchés sans exception, refusaient l'absolution canonique à trois catégories de pécheurs : les apostats, les adultères et les homicides. En d'autres termes, l'excommunication portée à l'occasion de ces trois péchés était perpétuelle[133]. Au temps de Calliste, ce rigorisme s'était généralisé[134]. Il en résultait pour les chrétiens tombés, ne fût-ce qu'une fois, dans une de ces fautes, une situation pénible, et qui ne profitait pas généralement à la correction du pécheur. Condamnés à être pénitents toute leur vie, sans espoir de jamais rentrer dans la communion de l'Eglise, beaucoup se décourageaient, abandonnant une pénitence qui leur paraissait manquer son but. Calliste songea à remédier à cet état de choses. D'après un décret que nous ne connaissons que par Hippolyte et Tertullien, il statua que désormais les fornicateurs et adultères seraient soumis à une pénitence seulement temporaire, et, après son accomplissement, pourraient, comme les pécheurs ordinaires, être absous et réintégrés dans la communion[135]. D'autres prescriptions secondaires et conçues dans le même esprit, complétaient le décret[136]. Tertullien et Hippolyte crièrent au scandale. J'apprends, dit Tertullien, qu'un édit péremptoire est porté. Le souverain pontife, autrement dit l'évêque des évêques, édicte : Moi, je remets les péchés d'adultère et de fornication à ceux qui ont fait pénitence... Où affichera-t-on cette libéralité ? Sur la porte des mauvais lieux ?... L'Eglise du Christ, la vraie, la pudique, n'a personne à qui promettre de tels pardons. Elle ne les promettra pas[137]. La diatribe d'Hippolyte est moins violente ; elle n'est pas moins amère. Il continua, du reste, de prendre le titre d'évêque de Rome, et, par conséquent, de Chef de l'Eglise, même après la mort de Calliste, sous les papes Urbain et Pontien. La persécution édictée par l'empereur Maximin mit seule fin au conflit. Pontien, le pape légitime, et Hippolyte, l'antipape, arrêtés en même temps, furent condamnés aux mines de Sardaigne. Ils se réconcilièrent dans leur bagne, ou plutôt, Hippolyte, avant de mourir, renonça au schisme et conseilla à tous ses partisans de se rallier à l'Eglise[138]. Une belle et monumentale statue de marbre blanc, élevée à Rome en l'honneur de saint Hippolyte et retrouvée dans des fouilles en 1551, porte gravés les titres de beaucoup de ses écrits. Un grand nombre de ces ouvrages avaient eu pour objet de défendre les saines doctrines. Nous avons vu comment il avait combattu les théodotiens ; il combattit aussi les Aloges et les Marcionites. Pour affranchir les chrétiens des calculs juifs en vue de la célébration de la Pâque, il dressa lui-même des tables pascales fondées sur un cycle de huit ans. Son dernier ouvrage paraît avoir été le livre des Chroniques, dont il ne nous reste que des fragments. Le schisme qu'il avait provoqué ne lui survécut pas. On ne trouve pas son nom dans les listes épiscopales de Rome, et le Liber pontificalis le qualifie simplement de prêtre romain[139]. XIII Saint Pontien et saint Hippolyte ne furent pas les seules victimes illustres de la persécution de Maximin. On peut ajouter à leurs noms celui de l'ami le plus intime d'Origène, Ambroise, celui du successeur de Pontien, Antère, et peut-être celui de sainte Barbe. Cette persécution ne dura que trois ans ; elle naquit et finit avec le règne de Maximin. Elle ne fut, d'ailleurs, que locale[140]. Furieuse ici, modérée ailleurs, et nulle en bien des endroits, elle fit, comparativement à d'autres, peu de victimes. Le soldat brutal et grossier qui, après avoir fait assassiner son prédécesseur, Alexandre Sévère, fut porté à l'empire par les acclamations de l'armée, Maximin de Thrace, se doutait à peine de .ce que pouvait être le christianisme. Cet ancien lutteur, taillé en Hercule, qui buvait en un jour une amphore de vin, et qui brisait d'un coup de poing la mâchoire d'un cheval[141], n'avait aucune sorte de préoccupation intellectuelle ou religieuse. Il persécuta les chrétiens parce qu'Alexandre les avait favorisés. Ce fut, au dire d'Eusèbe[142], tout le secret de sa politique à l'égard de l'Eglise. Toutefois, simple et rustre comme ceux de sa race, Maximin avait toute la ruse des campagnards ses ancêtres. Très habilement, il ordonna de mettre à mort seulement les chefs des Eglises, comme responsables de l'enseignement de l'Evangile[143]. C'est ainsi que Pontien et Hippolyte, le pape et l'antipape, furent arrêtés dès les premiers temps de son règne et aussitôt relégués en Sardaigne. Origène aussi était un chef. Le Barbare couronné méconnut-il l'influence de ce grand homme ? Recula-t-il, au contraire, devant son immense popularité ? Ou bien encore, par un raffinement de ruse, pensa-t-il arriver au même but en frappant, à côté de lui, celui qui, étant à la fois son disciple, son ami et son mécène, avait été l'instigateur de toutes ses œuvres ? Quoi qu'il en soit, après Pontien et Hippolyte, un des principaux personnages arrêtés par ordre de l'empereur, fut cet Ambroise que nous avons vu mettre au service du chef de l'école d'Alexandrie son influence et sa fortune. Nous ignorons quelle carrière Ambroise avait remplie avant de se mettre en relation avec Origène. Nous savons seulement qu'il avait paru avec éclat à la cour de Sévère ou de Caracalla, puisque Origène raconte qu'il avait fait des entrées solennelles dans beaucoup de villes. Retiré à Alexandrie, il y vivait au milieu d'une nombreuse et florissante famille. Sa femme, Marcella, était chrétienne. Il avait des frères, des sœurs, plusieurs enfants. Ambroise, cédant peut-être aux douces influences qui l'entouraient, abandonna le paganisme, mais il n'entra pas de plain-pied dans la vérité chrétienne. Le gnosticisme, si brillant à Alexandrie, séduisit d'abord son esprit chercheur et subtil. Mais pour lui, comme pour plusieurs, l'erreur de Valentin servit comme de transition pour passer du paganisme au christianisme. Ambroise, vers l'an 212, embrassa la foi orthodoxe. L'instrument de sa conversion fut Origène. Dès lors, Ambroise s'attacha passionnément à lui. Il lui fournissait les livres, les copistes. En même temps, il l'aiguillonnait, le pressant de questions, faisant sans cesse jaillir l'étincelle de ce puissant esprit. C'est aux libéralités et plus encore peut-être aux importunités d'Ambroise que sont dus le plus grand nombre des commentaires d'Origène sur les Ecritures[144]. Ambroise fut arrêté avec un prêtre de Césarée nommé Protoctète et plusieurs autres chrétiens. On pilla leurs biens, soit en vertu d'une confiscation régulière, soit à la suite d'émeutes ou de violences illégales. L'empereur, retranché dans son camp du Rhin, avait ordonné de lui amener les victimes désignées par ses délateurs. Ambroise et ses compagnons furent jetés sur un chariot, puis acheminés vers la Germanie, pour y être présentés à Maximin. Là, dégradés de tout titre et de tout emploi, ils devaient être condamnés à l'exil ou à la mort ; mais le martyre du sang leur fut épargné[145]. On a des raisons de croire qu'ils furent rendus à la liberté par quelque gouverneur des provinces qu'ils traversèrent. Le règne de Maximin fut constamment troublé par les conspirations de ses rivaux, qui cherchaient à détacher de lui les fonctionnaires de l'empire. C'était leur donner des gages que de libérer les prisonniers de l'empereur. On retrouve Ambroise vivant à la fin du règne de Philippe, vers 248. La magistrature romaine fut plus vigilante à l'égard du successeur de Pontien, Antère. La Chronique d'Hippolyte, reproduite par le catalogue philocalien, rapporte que Pontien, parvenu à l'île de Sardaigne, s'était démis de sa dignité et qu'en son lieu avait été ordonné ANTÈRE[146]. On s'est demandé quelle put être la cause de cette étrange démission du pontife et de son remplacement si prompt. M. Paul Allard a conjecturé que la récente adoption par l'Eglise romaine de la forme corporative comme base de ses rapports avec la société civile, l'importance croissante des intérêts matériels confiés au chef de la communauté, provoquèrent la résolution prise par Pontien ; il voulut que, dans la crise qui venait subitement troubler la paix, l'Etat trouvât en face de lui un administrateur responsable, un chef pouvant parler et traiter au nom de ses frères[147]. Pontien survécut peu à sa démission. Quant à Antère, il mourut à Rome avant même que le martyre eût mis fin aux jours de son prédécesseur. Le Liber pontificalis dit que le pontife fut mis à mort pour avoir recherché avec soin au greffe et caché dans son église les actes des martyrs[148]. Il fut déposé dans la crypte papale, au cimetière de Calliste. Le marbre qui fermait son tombeau et qui portait son nom : Anteros episcopos, a été retrouvé par J.-B. de Rossi[149]. Sainte Barbe, dont les Actes sont d'une basse époque, parait avoir souffert aussi sous Maximin, probablement à Nicomédie[150]. Le règne de Maximin se termina par une scène de meurtre, analogue à celle qui l'avait inauguré. Un jour de mars de 238, pendant que l'empereur dormait sous sa tente, devant Aquilée, les prétoriens se précipitèrent vers lui pour le mettre à mort. Eveillé par le bruit, il eut le temps, dit-on, de se dérober au suprême outrage par un suicide. Sous ses deux successeurs immédiats, Pupien et Balbin, qui ne régnèrent que quelques mois, et sous Gordien III, qui prit leur place, les chrétiens ne furent pas inquiétés par les magistrats impériaux. Les Actes des martyrs ne signalent, sous le règne de ce dernier empereur, que les supplices auxquels fut soumise, par sa maîtresse païenne, l'esclave Sabine, qui refusait d'abjurer la religion chrétienne. Quand les frères apprirent qu'elle avait été reléguée par sa dure maîtresse dans un ergastule, au milieu des montagnes, les pieds enchaînés, condamnée à un rude travail, près de mourir de fatigue et de faim, un angoissant cas de conscience se posa devant eux. La loi chrétienne, si favorable qu'elle fût à la libération des esclaves, avait toujours considéré comme un acte violateur de la propriété, l'évasion de ceux-ci. Un tel acte, disait Tertullien, serait à la fois contraire à la justice, à l'équité et à la probité[151]. Mais un abus de pouvoir, tel que celui qu'ils avaient devant eux, une telle violation des premiers principes du droit naturel, ne légitimaient-ils pas une exception à la grande règle ? Leur conscience résolut la question par l'affirmative. Des chrétiens courageux réussirent à faire évader l'héroïque esclave, lui rendirent la liberté, et changèrent son nom en celui de Théodote, qu'elle porta désormais, pour dépister les recherches de son inhumaine maîtresse[152]. XIV Le successeur de Gordien III, Philippe, était le fils d'un bandit arabe. Le nouvel empereur avait fait son chemin dans l'armée romaine. Il était arrivé au pouvoir impérial, comme Maximin et comme Gordien, par une émeute militaire et par le meurtre de son prédécesseur. Mais ce parvenu criminel, né, non loin de la Palestine, dans une région peuplée de chrétiens, avait été initié de bonne heure à la foi chrétienne[153]. Tout enfant, il avait pris part aux épreuves de l'Eglise, persécutée sous Maximin, puis à la joie de ses frères, lorsque la chute du tyran leur rendit la paix et la liberté. Les chrétiens virent avec bonheur arriver à l'empire un homme qui, ayant reçu le baptême, ne l'avait jamais renié ; mais l'Eglise ne pouvait taire son blâme pour le crime qui l'avait fait empereur. Pendant le voyage qu'il fit à Rome pour y revêtir les insignes impériaux, son étape dans la ville d'Antioche fut marquée par un incident qui nous est rapporté par Eusèbe, saint Jean Chrysostome et la Chronique d'Alexandrie[154]. C'était vers le milieu du mois d'avril de l'an 244[155]. Les chrétiens d'Antioche célébraient, dans une assemblée nocturne, la vigile de Pâques. Le saint évêque, Babylas, qui devait plus tard donner si courageusement sa vie pour la foi, présidait la réunion. Philippe, accompagné de sa femme, Otacilia Severa, chrétienne comme lui, s'avance pour prendre place au milieu des fidèles. Mais l'évêque l'a reconnu. Il s'approche de l'empereur, et, appuyant sa main sur la poitrine de Philippe : Tu as commis un meurtre, lui dit-il, l'Eglise ne peut te recevoir qu'au rang des pénitents. En même temps, dit saint Jean Chrysostome, il chasse le souverain de l'église, sans plus de trouble qu'un pasteur qui chasse une brebis malade de sa bergerie[156]. L'empereur coupable obéit, et va prendre docilement sa place, au bas de l'Eglise, parmi ceux qui, dans une attitude humiliée, attendent le pardon de leurs péchés[157]. Chrétien imparfait, mais sincère, Philippe l'Arabe se signala par plusieurs mesures pleines d'humanité. Il abolit cette publicité du vice qui avait été si longtemps le scandale du monde païen[158]. En célébrant, en 248, le millénaire de la fondation de Rome, il accorda une amnistie générale, qui permit le retour aux chrétiens exilés ou déportés[159]. On peut attribuer à la défaveur qu'il manifesta à l'égard des confréries idolâtriques, la chute du Collège des Arvales, dont tous les empereurs, jusqu'à lui, avaient tenu à honneur de faire partie[160]. Mais ce souverain d'aventure, sans racine dans le monde romain, n'eut pas la puissance, il n'eut pas même sans doute la pensée de retirer au paganisme la situation de religion d'Etat. Les chrétiens eux-mêmes, dit l'historien des persécutions, ne lui demandaient pas cela. Ils ne réclamèrent de l'Etat qu'une chose : la liberté d'être. Alexandre Sévère la leur avait accordée. Christianos esse passas est, dit Lampride[161]. Philippe la leur donna plus libéralement encore[162]. Les représentants du christianisme paraissent, d'ailleurs, avoir eu libre audience auprès de lui[163]. Eusèbe parle de lettres écrites par Origène à Philippe et à l'impératrice Severa. Saint Jérôme et saint Vincent de Lérins avaient eu ces lettres entre les mains, et ce dernier dit que le docteur d'Alexandrie y parlait à l'empereur avec l'autorité du magistère chrétien[164]. De fait, au point de vue de son organisation extérieure, de son expansion géographique, de sa pénétration dans la société et du développement de la science ecclésiastique, l'Eglise fit de notables progrès sous le règne de l'empereur Philippe. Elle était gouvernée depuis 236 par le pape FABIEN, qui avait succédé à saint Antère le 10 janvier 236. Selon Eusèbe, son élection avait été miraculeuse : une colombe, descendue sur la tête de Fabien à la vue des électeurs, l'avait désigné, simple laïque, nouveau venu et presque inconnu dans Rome, à leurs suffrages unanimes[165]. Il devait siéger jusqu'au début de la persécution de Dèce, en 250, et être une des premières victimes de la nouvelle tourmente. Ce que nous savons de lui nous le montre comme un administrateur éminent. Il régla l'administration paroissiale de Rome et constitua, en quelque sorte, les cadres d'une Rome chrétienne, répartissant les régions urbaines entre les sept diacres, instituant de plus sept sous-diacres, pour concourir avec les sept notaires ecclésiastiques à la rédaction des actes authentiques des martyrs[166]. XV Sous le pontificat de Fabien, grâce à la paix momentanée dont jouit l'Eglise, on voit la propriété ecclésiastique s'organiser, la propagande chrétienne s'étendre au loin et pénétrer de plus en plus dans les hautes classes de la société romaine, les études religieuses se développer sous l'impulsion de docteurs illustres. L'étude de la constitution de la propriété ecclésiastique à cette époque mérite particulièrement notre attention. Un des premiers actes du pontificat de Fabien fut d'aller chercher en Sardaigne le corps de son prédécesseur, saint Pontien, afin de lui donner, comme au pape saint Antère, les honneurs de la sépulture dans le cimetière papal de saint Calliste[167]. Un tel événement est significatif. Ce voyage, accompli ostensiblement par le pape, accompagné de son clergé, ne put se faire qu'avec l'autorisation expresse de l'empereur ; la loi romaine était formelle sur ce point[168]. Or, cette autorisation était une confirmation solennelle des droits des chrétiens, et en particulier de l'évêque de Rome, sur le cimetière de Calliste[169]. Un passage des Philosophoumena semble nous indiquer que, dès le temps du pape Zéphyrin, ce cimetière était, pour ainsi dire, le siège social de l'Eglise de Rome, domus Ecclesiæ[170]. Une crypte, spécialement destinée à la sépulture des pontifes romains, y avait été organisée. Au temps de Philippe, non seulement des peintures en ornaient les voûtes souterraines, mais au-dessus de la catacombe s'élevait un sanctuaire visible à tous les regards. Si d'autres catacombes étaient encore, au milieu du me siècle, propriétés privées, le caractère de propriété collective, appartenant à l'Eglise représentée par l'évêque de Rome, ne saurait être refusé au cimetière de Calliste. Il devait en être ainsi de plusieurs autres cimetières. Faut-il généraliser encore ce régime légal, et penser que ce caractère de propriété collective appartenait à d'autres immeubles que les cimetières ? L'importance que les rescrits impériaux attribuent aux propriétés ecclésiastiques, les termes généraux dont ils se servent quand ils en parlent, et l'attitude générale des chrétiens dans l'administration de ces biens, nous conduisent à le conjecturer avec une vraisemblance qui touche à la certitude. Un des premiers actes de Dèce, lorsqu'il reprendra la persécution contre les chrétiens, sera de se saisir des lieux de culte et d'en surveiller l'entrée ; et Gallien, lorsqu'il donnera la paix à l'Eglise, déclarera restituer à ses représentants les biens ecclésiastiques. L'habitude qu'ont les chrétiens du milieu du ne siècle de construire au-dessus des catacombes des oratoires visibles à tous les yeux, la tranquillité avec laquelle Grégoire le Thaumaturge construit à Néocésarée la grande église, indiquent la sécurité de gens qui se sentent en règle avec la légalité. Un point hors de doute, c'est que tous ces biens étaient administrés par les autorités hiérarchiques de chaque Eglise, à la tête desquelles était l'évêque ; et c'était moins encore la valeur vénale de ces biens, que le fait de leur administration par les Eglises, qui avait attiré naguère sur eux l'attention du pouvoir. Dans chaque ville, la communauté chrétienne, avec son chef suprême, l'évêque, les divers ordres de son clergé, ses tribunaux, sa caisse et ses services charitables, formait comme une petite cité. Au milieu du IIIe siècle, Dèce, au dire de saint Cyprien, eût mieux aimé voir à Rome un compétiteur qu'un évêque[171]. Cette importance était d'autant plus grande que toutes ces Eglises locales fraternisaient entre elles, et, par leurs conciles, par leur correspondance, par leurs échanges d'aumônes, formaient un seul grand corps, la grande Eglise, comme l'appelle Celse, dont l'évêque de Rome était le chef incontesté, car c'est lui, et lui seul, que de partout on invoquait, soit comme arbitre dans les controverses des Eglises particulières, soit comme garant de l'unité contre les prétentions de l'hérésie. Mais si le fait d'une organisation sociale de l'Eglise, ayant pour base des propriétés ecclésiastiques solidement établies, est hors de conteste au milieu du IIIe siècle, des difficultés surgissent lorsqu'il s'agit de préciser le caractère légal de ces propriétés et de leur administration par les chefs des Eglises locales. Les deux premières formes légales de la propriété
ecclésiastique paraissent avoir été la propriété individuelle et la propriété
corporative par la constitution de sociétés légalement reconnues. Les
premières assemblées chrétiennes s'étaient tenues dans la maison d'un des
frères, et les premiers cimetières chrétiens n'avaient été que les lieux de
sépulture de quelque patricien converti au christianisme. Quand l'Eglise eut
des biens à elle, on les plaça parfois sous des noms individuels ; mais ce
régime ne pouvait être que provisoire : trop de périls pouvaient résulter de
l'apostasie du propriétaire nominal, ou de son simple caprice, ou de celui de
ses héritiers. On l'abandonna bientôt. Nous avons vu que la législation de
Septime Sévère sur les collèges funéraires avait dû fournir aussi aux
chrétiens un moyen légal de se constituer des patrimoines. Les Eglises qui,
dès le règne de Trajan, recouraient à toutes sortes de ruses pour dissimuler
leur vie sociale aux regards de la police[172], durent
s'empresser de profiter de la forme légale que leur offrait le nouveau
rescrit. Mais, ainsi que nous l'avons constaté plus haut, ce procédé légal ne
pouvait être une efficace sauvegarde qu'à cette condition, que le
gouvernement ignorât ou fût censé ignorer l'existence d'un lien entre les
divers collèges funéraires et d'une société supérieure qui les enveloppait
tous. Cette ignorance et cette fiction d'ignorance, possibles au IIe siècle,
l'étaient de moins en moins au cours du IIIe siècle. Peut-être faut-il
admettre tout simplement que, dans les longs intervalles de paix dont les
chrétiens jouirent pendant la première moitié du Ille siècle, les empereurs
bienveillants tolérèrent ostensiblement ou même reconnurent formellement,
quoique d'une manière tacite, et sans porter aucun édit ou rescrit en ce
sens, le droit aux Eglises de posséder des immeubles à titre de sociétés
religieuses. Tolérer les chrétiens, c'était tolérer
le corps des chrétiens ; persécuter les chrétiens, c'était persécuter l'être
collectif qu'ils formaient nécessairement... Quand
Gallien écrivait aux évêques de se faire rendre leurs églises, quand Aurélien
faisait évincer Paul de Samosate de l'église d'Antioche, les chrétiens
étaient sans doute bien fondés à se croire autorisés, comme individus et
comme corporation[173]. C'est surtout
sous Philippe que cette conviction dut s'établir d'une manière ferme. Le gouvernement du même prince fut aussi très favorable à l'extension géographique du christianisme. Origène constate, dans son traité Contre Celse, que presque tout le monde connu des Romains est évangélisé. Il cite seulement, parmi les nations auxquelles n'a pas été prêché l'Evangile : en Europe, quelques tribus bretonnes et germaines, des Daces, des Sarmates et des Scythes ; en Afrique, une partie de l'Ethiopie ; en Asie, les Sères, Indous ou Chinois[174]. Sous Philippe, le christianisme prit un tel développement dans les provinces voisines de la mer Noire, qu'on y frappa des médailles ayant d'un côté l'effigie de l'empereur et de l'autre un sujet religieux[175]. Dans le même temps, une région du Pont, demeurée jusque-là des plus réfractaires au christianisme, se convertissait avec une rapidité merveilleuse. Saint Grégoire de Nysse raconte que saint Grégoire le Thaumaturge, en entrant comme évêque dans une.des grandes villes de ce pays, Néocésarée, y avait trouvé environ dix-sept chrétiens ; quelques années plus tard, il y restait à peine le même nombre de païens[176]. Plusieurs indices, d'une concordance frappante, portent aussi à croire qu'au temps de l'empereur Philippe le christianisme avait enfin pu pénétrer dans les plus hautes régions du monde officiel, jusque-là fermé aux chrétiens, à cause des actes d'idolâtrie qui étaient demandés aux fonctionnaires impériaux. Les actes des saints Calocère et Parthène, martyrisés sous Dèce, disent que ces saints avaient fait partie de la maison du consul Amilianus, qui mourut chrétien l'année même de son consulat[177]. Les découvertes archéologiques de J.-B. de Rossi[178] et de M. Léon Renier[179] sont venues confirmer l'exactitude de ce renseignement, jadis mis en doute par Tillemont[180]. Quant à l'impulsion donnée aux études religieuses par Origène, elle se propagea par Ses disciples, surtout en Orient. A Alexandrie même, Héraclas et Denys, tous deux philosophes convertis, tous deux évêques, jetèrent un tel éclat par leur enseignement, que les fidèles lettrés venaient à leur école du monde entier. Sous la direction d'Héraclas se forma Jules Africain[181], qui, sous le titre de Chronographie, publia le premier essai de chronologie universelle, et, sous le nom de Cestes, une sorte d'encyclopédie[182]. Dans la Palestine, Théoctiste, évêque de Césarée, et Alexandre, évêque de Jérusalem, restaient attachés à Origène comme au maître unique[183], et Alexandre fondait à Jérusalem une bibliothèque chrétienne. A Antioche, le prêtre Géminius, dont les écrits se conservèrent longtemps dans l'Eglise[184], suivait, quoique avec moins d'enthousiasme, les mêmes traditions. Dans l'Asie Mineure enfin, Firmilien en Cappadoce, Athénodore et Théodore dans le Pont, ne le cédaient à personne dans leur enthousiasme pour le grand docteur d'Alexandrie et de Césarée. Presque tous ces maîtres payèrent leur foi, sinon de leur vie, du moins de leur sang. Le plus dévoué de tous à la mémoire d'Origène, et son plus illustre continuateur, fut Théodore. Par humilité, il abandonna ce nom de Théodore (don de Dieu) pour le nom plus modeste de Grégoire (le vigilant) ; mais le don des miracles dont Dieu le favorisa lui valut le surnom glorieux de Thaumaturge (faiseur de miracles). Saint Grégoire le Thaumaturge, évêque de Néocésarée, dans le Pont, est surtout connu du peuple chrétien par ses prodigieux miracles. Deux frères, se querellant pour la possession d'un étang, le prennent pour arbitre. Il passe la nuit en prières. Le lendemain l'étang est desséché et le différend sans objet. Le fleuve Lycus cause par ses débordements des ravages dans toute la contrée. Grégoire se rend à l'endroit où la digue cédait d'ordinaire à la force des eaux. Il y plante son bâton, qui pousse des racines et devient un grand arbre, protégeant désormais la digue et le pays. Deux juifs veulent exploiter sa charité. L'un d'eux lui demande un secours pour ensevelir son compagnon, lequel fait le mort. Le thaumaturge donne le secours demandé, et passe. Mais lorsque l'imposteur accourt vers son complice et lui dit : Lève-toi, celui-ci reste immobile ; il est véritablement mort. La ville de Comana, dans le Pont, discute les mérites de ceux de ses clercs qu'on propose pour l'épiscopat. L'évêque de Néocésarée leur indique un pauvre, couvert de haillons, le visage et les mains noirs de charbon. Par une grâce de Dieu, il a deviné que ce pauvre est un homme de haute naissance et de forte culture, qui a voulu cacher, sous le noir vêtement et l'humble profession de charbonnier, des avantages humains où il a vu un péril pour son âme. Grégoire le fait acclamer par le peuple. L'Eglise l'honore aujourd'hui sous le nom de saint Alexandre le Charbonnier. Mais l'antiquité chrétienne n'a pas moins honoré, en l'évêque de Néocésarée, le théologien que le thaumaturge. Saint Grégoire de Nysse lui a consacré un grand panégyrique. Saint Grégoire de Nazianze l'appelle un théophane. Saint Basile invoque son autorité, et ne trouve rien de mieux, pour justifier une de ses propres doctrines, que de la faire remonter, par son aïeule sainte Macrine, jusqu'à Grégoire le très grand[185]. Cet illustre témoin de l'antique foi n'a pas laissé de nombreux écrits, et encore saint Basile se plaint-il que ses œuvres aient été déjà altérées de son temps[186]. Nous avons cependant de lui un document d'une authenticité incontestable, son Exposition de la foi, aussi digne d'attirer l'attention par son importance théologique et sa place dans l'histoire du dogme que par l'origine miraculeuse qui lui est attribuée. Saint Grégoire de Nysse raconte qu'une nuit, pendant que
l'évêque de Néocésarée se demandait comment il devait s'opposer aux hérésies
qui se répandaient dans l'Eglise, il fut favorisé d'une apparition céleste.
Un vénérable vieillard, revêtu des ornements sacerdotaux, et une femme dont
la majestueuse beauté n'avait rien d'humain, se présentèrent à lui. Il
comprit que les deux personnages n'étaient autres que l'apôtre saint Jean et
la Bienheureuse Vierge Marie ; et d'eux il apprit une doctrine, qu'il se hâta de confier à l'écriture, pour la prêcher dans
son église. Il a laissé cette doctrine à ses
successeurs, continue l'évêque de Nysse, comme
un héritage venu de Dieu. Ce symbole est une profession de foi au Dieu unique, Père du Verbe vivant et de la Sagesse subsistante, Parfait engendrant le Parfait ; au seul Seigneur, Unique de l'Unique, et Dieu de Dieu ; et au seul Esprit-Saint dans lequel est révélé le Père qui est sur toutes choses ; et le Fils par qui sont toutes choses ; enfin à la Trinité parfaite, qui n'est divisible ou séparable, ni en gloire, ni en éternité, ni en royauté[187]. L'évêque de Nysse ajoute que l'Eglise de Néocésarée conserve encore de son temps le manuscrit de ce symbole de la main même du Thaumaturge. XVI Malheureusement tous les disciples ou soi-disant disciples d'Origène n'avaient pas cette pureté de croyance. En Egypte et en Palestine, des ascètes se réclamaient du maître alexandrin, non seulement pour mener une vie d'une austérité presque inhumaine, mais pour soutenir, sans les réserves qu'il y avait mises, et même en les poussant jusqu'aux excès les plus étranges, ses théories les plus discutables sur la fin des temps. D'autres, en se donnant le nom d'origénistes, ne cherchaient qu'à renouveler, à l'abri d'un patronage illustre, toutes les abominations des pires gnostiques et des montanistes orientaux. Des chrétiens se laissaient prendre à ces aberrations. Quarante ans de paix, à peine interrompue par Maximin, avaient amené un fléchissement dans la ferveur des masses ; la faveur du pouvoir avait facilité la pénétration de sujets médiocres dans les communautés chrétiennes. C'est une loi à laquelle l'Eglise n'a jamais échappé : la persécution la décime et l'épure ; la prospérité la dilate et la corrompt. En certaines régions, des montanistes non dissimulés avaient fait des ravages parmi les fidèles en renouvelant les folies du temps de Priscille et de Maximille. En Cappadoce, une prophétesse profitait de la panique provoquée par des tremblements de terre, pour soulever les foules et les entraîner à sa suite. Il fallait, disait-elle, fuir la Cappadoce, pays maudit, et émigrer en masse vers Jérusalem. Elle s'avançait, nu-pieds, sur les montagnes, à travers les neiges, suivie de troupes d'exaltés[188]. Un prêtre et un diacre de Césarée se mirent de la caravane, mais c'était la prophétesse qui baptisait, consacrait et présidait toutes les fonctions liturgiques. Les montanistes triomphaient, montrant dans ces événements, grossis par l'imagination, les signes précurseurs de la fin du monde et de l'appel de Dieu à la Jérusalem céleste. L'atmosphère païenne, que l'enthousiasme des martyrs refoulait violemment aux heures des persécutions, reprenait lentement son empire sur les âmes, qu'elle enveloppait de toutes manières. Dans les mœurs, dans les usages de la vie publique comme dans ceux de la vie privée, dans les fêtes officielles, dans les œuvres d'art, partout se rencontrait l'empreinte d'une religion qui faisait corps avec les institutions de la famille et de la cité. L'empereur chrétien Philippe gardait le titre de souverain pontife ; les médailles frappées en son honneur, en honneur de l'impératrice, portaient des marques de paganisme[189] ; et tout ceci n'était qu'une manifestation et un symbole de l'esprit païen, qui, subtilement, reprenait son empire sur ceux que la foi du Christ lui avait arrachés. On épousait des infidèles, on fardait son visage, on peignait le tour de ses yeux comme les élégants du paganisme ; on reprenait le chemin des théâtres, on assistait même aux combats des gladiateurs. Croire en chrétien et vivre en païen paraissait chose possible. Origène gémissait de voir l'assistance aux offices négligée[190], le luxe remplaçant l'antique pauvreté[191], des diacres eux-mêmes manquant de délicatesse dans l'administration des biens ecclésiastiques[192] ; des évêques enfin cédant à l'amollissement général, faisant le commerce pour s'enrichir et méprisant les pauvres[193]. Nul ne devait réagir avec plus de force contre un pareil relâchement qu'un jeune prêtre africain, bientôt évêque de Carthage, Cyprien. Tascius Cæcilius Cyprianus était né à Carthage vers 210. Elevé au milieu du luxe d'une riche famille païenne, il avait étudié d'abord l'éloquence et le droit, aimé le monde, cherché le succès et la gloire dans la profession de rhéteur, défendu même l'idolâtrie par ses discours ; mais le paganisme ne pouvait satisfaire son intelligence droite, ni surtout son cœur épris de pureté. Ayant étudié à fond la doctrine chrétienne par des entretiens qu'il eut, vers 235, avec le prêtre Cæcilianus, il se convertit à la foi nouvelle, et, dès lors, transforma radicalement sa vie[194]. Cyprien vendit ses biens, en distribua le prix aux pauvres, fit vœu de continence et renonça pour toujours aux lettres profanes. Dans son œuvre chrétienne, qui est considérable, on ne relève pas une seule citation d'auteur païen[195]. Il connut Tertullien vieillissant et l'appela toujours son maître[196] ; mais il n'en eut jamais les fougueuses témérités. Ce qui devait être la caractéristique de ce grand homme, le plus grand que l'Eglise latine ait connu depuis Tertullien jusqu'à saint Augustin, c'est l'accord, bien rare, qu'il sut réaliser, d'une absolue maîtrise sur soi-même avec une ineffable douceur envers les autres. Génie merveilleusement équilibré, ordinairement très modéré, ami du juste milieu, mais défendant ses idées modérées avec une singulière vigueur[197], il trouva le secret de cette harmonie constante dans une foi chrétienne profonde, pénétrant également sa parole, sa pensée et sa vie. Le savant historien de l'Afrique chrétienne a pu écrire que jusqu'à saint Augustin, on ne trouve pas d'écrivain plus intimement pénétré de la pensée chrétienne[198]. C'est ce qui fait le charme de cette figure sympathique entre toutes celles de son siècle. Mais au moment où Cyprien, élu évêque de Carthage en 249, allait se donner tout entier, avec la nouvelle autorité de sa charge pastorale, à l'œuvre de la réforme des mœurs chrétiennes, un édit impérial déclarait au christianisme la guerre la plus terrible et la plus perfide qu'il eût jamais eu à soutenir jusque-là. Le paganisme romain, ayant trouvé dans un nouvel empereur l'homme capable de rassembler ses forces amoindries par quarante ans de tolérance religieuse, se dressait, pour la revanche du vieux culte national contre l'invasion des nouveaux cultes récemment introduits dans l'empire ; et de cette revanche, les chrétiens allaient être les premières victimes. |
[1] TERTULLIEN, Ad Scapulam, III.
[2] TERTULLIEN, Ad Scapulam, III.
[3] ROSSI, Boll. di arch. crist.,
1863, p. 83 ; BOISSIER, Promenades archéologiques, p. 102.
[4] TERTULLIEN, Apologétique, XXXVI.
[5] TERTULLIEN, Apologétique, I.
[6] TERTULLIEN, Ad Scapulam, III.
[7] TERTULLIEN, Apologétique, XXXV.
[8] TERTULLIEN, De idolatria, XV ; Ad
uxorem, II, 6.
[9] C'est l'opinion de J.-B. de
Rossi. Voir la reproduction du graphique dans MARUCCHI, Eléments d'archéologie
chrétienne, t. I, p. 39. La caricature dont on parle ici est un dessin à la
pointe, aujourd'hui au musée Kircher, à Rome, représentant un homme à tête
d'âne, sur une croix, et à côté de lui un autre homme en prière, avec
l'inscription : Alexamène adore son Dieu. L'hypothèse de Haupt, d'après
laquelle ce graphique serait, non une caricature antichrétienne, mais une
allusion au culte de Tryphon, n'a pas prévalu parmi les savants. Sur les
difficultés particulières que rencontrèrent les chrétiens dans la fréquentation
des écoles publiques, toutes païennes, et sur l'attitude de l'Eglise à cet
égard, voir Paul ALLARD, au mot Instruction de la jeunesse dans le Dict.
apol. de la foi cathol., t. II, col. 935-936.
[10] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 362-364.
[11] P. ALLARD, Hist. des persécutions,
II, 29-53.
[12] P. ALLARD, Hist. des persécutions,
II, 31-38.
[13] SPARTIEN, Sévère, XVII.
[14] Ce qui est défendu, c'est, en
effet, christianos fieri. (P. ALLARD, Hist. des persécutions,
II, 62.)
[15] TERTULLIEN, Ad Scapulam, IV.
[16] TERTULLIEN, Apologétique, XVIII. —
Cf. De testim. anima, I ; Paul ALLARD, Hist. des persécutions,
II, 62-63.
[17] P. ALLARD, Hist. des persécutions,
II, p. 97.
[18] AUBÉ, les Chrétiens dans
l'empire romain, p. 224 ; DOULCET, Essai sur les rapports de
l'Eglise chrétienne avec l'Etat romain, p. 149.
[19] RUINART, Préface à la Passion de
sainte Perpétue, § 2 et 7, p. 83 ; PILLET, Histoire de sainte
Perpétue, 1885, p. 63-67.
[20] RAMBAUD, le Droit criminel romain
dans les Actes des martyrs, p. 30.
[21] RUINART, Acta sincera, p. 92.
[22] Cette comparaison avait
peut-être été suggérée à Perpétue par le symbolisme de l'art chrétien de cette
époque, où le vase était souvent gravé sur des tombeaux comme emblème du
chrétien. (ALLARD, Rome souterraine, p. 329-331.)
[23] M. Duruy a écrit : Cette jeune femme qui va à la mort en marchant sur le cœur
de son père est un héros d'une nature particulière. (DURUY, Histoire des Romains,
t. VI, p. 226-227.) M. Paul Allard réplique avec à-propos : Ou ces paroles ne veulent rien dire, ou elles signifient
que, placé entre le devoir de confesser sa foi et la crainte de contrister ceux
qu'il aime, le vrai héros doit repousser le devoir. (ALLARD, Hist. des persécutions,
II, 116.)
[24] RUINART, p. 95. Une des plus belles
découvertes du R. P. Delattre, à qui l'histoire du christianisme africain est
redevable de tant d'heureuses révélations, se rapporte aux sept martyrs dont on
vient de lire la glorieuse confession. A. la suite de longs et patients
travaux, il a réussi, en 1906 et 1907, à déblayer, à Carthage, parmi des restes
de construction presque entièrement détruites, près de sept mille fragments
épigraphiques. Trente-cinq de ces fragments, patiemment rapprochés, ont enfin
donné la précieuse inscription suivante : Hic sunt
martyres Saturas, Salurninus, Revocatus, Secundus, Felicitas, Perpetua.
Voir les phases de cette découverte racontée par Dom LECLERCQ, au mot Carthage, dans
le Dict. d'arch. chrétienne, t. II, col. 2232-2252.
[25] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. V ;
PALLADIUS,
Histoire lausiaque, ch. III ; Cf. TILLEMONT, Mémoires, t. III, note
1 sur sainte Potamienne.
[26] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. II.
[27] F. DE CHAMPAGNY, les Césars du IIIe siècle,
t. I, p, 236.
[28] TERTULLIEN, Ad Scapulam, ch. IV.
[29] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. XXI,
n. 3.
[30] Liber pontificalis, t. I, p. 139.
[31] DÖLLINGER, dans son livre Hippolyte
et Calliste, Ratisbonne, 1853, a vengé le pape Zéphyrin des accusations
portées contre lui par Hippolyte et Tertullien.
[32] Liber pontificalis, I,
141.
[33] Au fond, c'est cette
modération, ce prudent équilibre dans le gouvernement de l'Eglise, qu'Hippolyte
et Tertullien, esprits absolus et intransigeants, n'ont jamais pardonné à
Calliste. Equilibristo est l'injure dont
ils prétendent l'accabler dans leurs pamphlets. Dis-moi,
s'écrie Tertullien, funambule de la pureté, toi qui,
sur la corde mince d'une telle discipline, t'avances d'un pas hésitant,
balançant l'esprit par la chair, contenant lime par la foi, qu'as-tu besoin de
tant surveiller ta démarche ?... Si tu perds
l'équilibre, Dieu est bon, une seconde pénitence t'accueillera. (TERTULLIEN, De pudicitia, X,
9-11).
[34] DÖLLINGER, op. cit. Voir aussi la
savante étude de A. D'ALÈS, Tertullien et Calliste,
dans la Revue d'histoire ecclésiastique, 1913, t. XIII, p. 5-33 ;
221-256 ; 441-449 ; 621-636.
[35] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. XXI
et XXIII.
[36] Quelques auteurs, entre autres
le protestant Basnage, s'appuyant sur quelques expressions du prologue et de
l'épilogue qui accompagnent les actes de sainte Perpétue et de ses compagnons,
tels qu'ils nous sont parvenus, ont prétendu contester l'orthodoxie de ces
illustres martyrs. Il est fort probable que l'auteur des deux passages en
question ait appartenu à la secte de Montan, mais l'orthodoxie de sainte Perpétue
et de ses compagnons ne peut faire aucun doute. Les témoignages internes et
externes s'accordent admirablement sur ce point. Voir FREPPEL, Tertullien, I,
347-349. L'argumentation de Mgr Freppel est reproduite par M. P. ALLARD, op. cit., t. II, p. 99-101.
Le P. A. d'Alès l'a reprise et renouvelée contre les arguments présentés par
Nœldechen et autres critiques : A. D'ALÈS, la Théologie de Tertullien,
p. 442-444. Voir aussi, du même P. D'ALÈS, l'Auteur de la Passio
Perpetuæ, dans la Revue d'hist. ecclés., t. VIII, 1907, p. 4-18.
Voici les dernières lignes de cette étude : Pour
conclure notre travail, nous redirons que la Passio Perpetuæ présente un
grand nombre de traits où noua croyons reconnaître avec évidence la main de
Tertullien... Quant au montanisme imputé à
Perpétue et à ses compagnons, à nos yeux, ce n'est qu'une légende. La légende a
dû naitre de ce fait presque certain, que les martyrs de l'an 203 eurent pour
hagiographe Tertullien montanisant.
[37] TERTULLIEN, Exh. ad martyres, 5.
[38] TERTULLIEN, Contre Marcion, l. IV,
ch. XXIV.
[39] Sur le millénarisme voir Léon
GRY,
le Millénarisme, dans ses origines et son développement, Paris, 1904.
Cette question du millénarisme a passionné bon nombre d'historiens et de
théologiens. Harnack s'est plu à émettre à ce sujet des théories plus
brillantes que fondées. Suivant lui, le millénarisme, expression de
l'enthousiasme primitif, était originairement partie essentielle et officielle
du christianisme, surtout dans l'esprit du peuple ; son déclin fut causé par
l'infiltration, l'embourgeoisement de la
doctrine du Logos, et son extirpation est peut-être le
fait le plus important qui se soit passé dans le christianisme en Orient.
(HARNACK,
Dogmen geschichte, t. I, p. 529, 612 et passim.) Il résulte, au
contraire, des faits : 1° que le millénarisme n'a pas son fondement dans
l'Evangile ni dans les Epîtres (GRY, op. cit., p. 43, 46,
61) ; 2° que l'opinion des écrivains millénaristes ne reflète pas
nécessairement celle du peuple chrétien au milieu duquel ils vivaient. C'est ce
qui ressort, par exemple, de la manière de parler de Tryphon dans son dialogue
avec Justin. Seriez-vous donc millénariste ? s'écrie
en substance Tryphon. Une telle exclamation, mise dans la bouche de Tryphon par
saint Justin, ne se comprendrait pas si l'opinion millénariste avait été
commune de son temps. (Voir Revue d'hist. ecclés., t. VI, 1906, p. 604.)
[40] Quelques-uns même
distinguaient le Saint-Esprit du Paraclet, plaçant celui-ci bien plus haut dans
la hiérarchie divine.
[41] Du voile des vierges,
l. I.
[42] Du voile des vierges,
l. II.
[43] D'ALÈS, la Théologie de Tertullien,
p 492.
[44] TERTULLIEN, De pudicitia, XXIII.
[45] S. AUGUSTIN, Contra hæreses, l.
XXXVI.
[46] EUSÈBE, H. E., l. V. ch. XVI, n. 4.
[47] EUSÈBE, H. E., l. V, ch. XVIII, n. 2, 3, 5, 6.
[48] EUSÈBE, H. E., l. V, ch. XVII, n. 5 ; l. XVIII, n. 1.
[49] EUSÈBE, H. E., l. V, ch. XVI,
n. 20.
[50] EUSÈBE, H. E., l. V, ch. XIX,
n. 2, 3.
[51] HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Histoire des conciles,
t. I, 159-160, 161-162.
[52] TERTULLIEN, Adv. Praxeam, I.
[53] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 283. Une réaction excessive contre le montanisme s'était produite en Asie
Mineure. Saint Irénée parle de gens qui, pour ne pas admettre les
manifestations du Saint-Esprit, repoussaient l'Evangile de saint Jean, où son
effusion était prédite (Adv. hæres., l. III, ch. XI, n. 9). Ces
hérétiques sont-ils les mêmes que ceux que mentionne saint Epiphane sous le nom
d'Aloges ? DÖLLINGER (Hippolytus und Kallistus,
p. 292-310) distingue ces Aloges des Antimontanistes. Héfélé, au contraire, les
confond (Täb. Theol. Quartalschr, 185, p. 564 et s.).
[54] A. D'ALÈS, la Théologie de Tertullien,
p. 498.
[55] CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromates, l. I, ch. I.
[56] S. EPIPHANE, Hæres., XXXII, 6.
[57] S. JÉRÔME, Ep. LXX, Ad Magnum.
[58] CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Pédagogue, l. I, ch.
VI.
[59] S. JÉRÔME, Catal., 34 ; Ep.
XXXVI, Ad Paulam.
[60] Voir Pierre LHANDE, Jeunesse, petit code
d'éducation au foyer d'après Clément d'Alexandrie, 1 vol. in-16°, Paris, 1912.
[61] Stromates, l. VI, ch. I ; l. VII, ch. XVIII.
[62] Il y a là un procédé analogue
à celui que nous avons signalé plus haut à propos du Logos. Les mots de
Gnosticisme, de Gnose, étaient de ces mots où toute une époque met son idéal de
perfection, de bonheur, comme à telles autres époques, les mots de
Civilisation, ou de Kultur, ou de
Progrès, deviennent comme les symboles des aspirations d'un peuple. On verra
alors Balmès ou Léon XIII étudier l'Eglise dans ses rapports avec la Civilisation, le P. Félix donner pour titre à ses
conférences : le Progrès par le christianisme.
[63] Stromates, l. VI, ch.
IX.
[64] Stromates, l. VII, ch.
VII.
[65] Par exemple, Molinos, Mme
Guyon.
[66] BOSSUET, Tradition des nouveaux
mystiques, édit. Lebel, t. XXVIII, p. 28.
[67] Stromates, l. VII, ch. VII.
[68] Stromates, l. VII, ch. VII.
[69] FREPPEL, Clément d'Alexandrie,
p. 466. Cf. BOSSUET, Cinquième écrit sur les Maximes des saints.
[70] Stromates, l. IV, ch.
XXIII.
[71] Pédagogue, I, 7, 8 ;
III, 12 ; Stromates, V, 6, VII, 12.
[72] Stromates, IV, 25, 26 ;
V, 14 ; VII, 2.
[73] Pédagogue, I, 6.
[74] Par exemple par le P. Petau,
qui voit en Clément d'Alexandrie des germes d'arianisme. Sur la doctrine et les
erreurs ou inexactitudes de Clément, voir TIXERONT, Histoire des dogmes, p
263-278.
[75] BENOÎT XIV, Œuvres, t VI, p.
119-125. Quelque chose de ce christianisme hellénique
aux contours peu arrêtés, à l'horizon lumineux et vague, se retrouve
dans les Odes de Salomon, écrit pseudépigraphe dont on rencontrait la
trace dès le IIIe siècle, mais qu'on croyait à jamais perdu, quand, vers 1906,
Rendel Harris, savant orientaliste de Cambridge, l'a retrouvé dans un lot de
manuscrits syriaques apportés des bords du Tigre. MM. LABOURT et BATIFFOL en ont donné, en 1911, une
traduction française accompagnée d'une introduction historique (Paris,
Gabalda). Plusieurs indices font conjecturer que cette œuvre, expression tout à
fait remarquable d'un mysticisme juif à tendances gnostiques, est une œuvre
égyptienne, et on se figure sans trop de peine le
pseudo-Salomon composant ses poème, dans l'atmosphère où Clément devait
grandir, peut-être non loin de son maitre Pantène. A. D'ALÈS, Etudes, t. CXXIX,
1911, p. 769.
[76] Stromates, I, 1.
[77] S. ATHANASE, De decretis nicœni,
17, P. G., t. XXV, col. 466.
[78] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. II,
n. 6.
[79] EUSÈBE, H. E., liv. VI, ch.
II, n. 7-8.
[80] EUSÈBE, H. E., liv. VI, ch.
II, n. 11.
[81] Stromates, IV, 4.
[82] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. XIX.
[83] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. XIV.
[84] Damnatur
a Demetrio... Roma ipsa contra eum cogit
senatum ; non propter dogmatum novitatem, nec propter hæresim, ut nunc adversus
eum rabidi canes simulant, sed quia gloriam eloquentiæ ejus et scientiœ ferre
non poterant et illo dicente omnes muti
putabantur. (S. JÉRÔME, Rufin, Apol., II, 20.)
[85] Les Principes, Préface,
3. A part quelques fragments conservés en grec, nous n'avons de ce traité que
la traduction latine de Rufin, où celui-ci s'est efforcé de pallier les erreurs
d'Origène, surtout au point de vue trinitaire. Une traduction littérale de
saint Jérôme a presque entièrement péri.
[86] Les Principes, l. IV,
ch. XIII.
[87] Stromates, l. I, ch. V et XX ; l. VI, ch. XVII.
[88] S. GRÉGOIRE LE THAUMATURGE, In Orig. panegyr.,
13-14.
[89] Le mot Όμοούσιος se trouve
dans Origène, si la traduction latine d'une de ses Homélies sur l'Epitre aux
Hébreux est exacte. (P. G., t. XIV, col. 1308.)
[90] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 357.
[91] Les Principes, I, 9-6 ;
II, 9, 5, 6 ; III, 5-4.
[92] Les Principes, III,
1-22. Cf. III, 1-18.
[93] Principes, II, 10-4.
[94] Principes, I, 6-4 ;
III, 6-6.
[95] Principes, I, 6.
[96] GRÉGOIRE LE THAUMATURGE, Panégyrique d'Origène,
ch. VII-XV ; P. G., t. col. 1073-1096.
[97] GRÉGOIRE LE THAUMATURGE, Panégyrique d'Origène,
ch. VII-XV ; P. G., t. col. 1073-1096.
[98] Comment. in Rom., I, 19 ; P. G.,
t. XIV, col. 870.
[99] Homil. in Luc, I ; P. G., t.
XIII, col. 1803.
[100] Comment. in Joan., XXXII, 9 ; P. G.,
t. XIV, col. 784.
[101] Casta Ecclesiæ dogmata, Comment. in
Rom., V, 1.
[102] L'ouvrage de Celse est perdu,
mais grâce à la méthode de son adversaire Origène, qui le réfute en le suivant
pas à pas et en le citant textuellement, on a pu le reconstituer presque en
entier.
[103] Contre Celse, l. V, ch.
I.
[104] Contre Celse, Préface,
II.
[105] Contre Celse, Préface,
III.
[106] Contre Celse, l. I, n.
68. Cf. l. II, 44 ; l. VIII, 43.
[107] Contre Celse, l. II, 44
; l. III, 7.
[108] Contre Celse, l. II,
48.
[109] Contre Celse, l. II,
48.
[110] Concile du Vatican,
sess. III, cap. III, DENZINGER-BANNWART, n. 1794.
[111] Contre Celse, l. I, 42.
[112] Contre Celse, l. III,
74.
[113] Contre Celse, l. II,
11.
[114] Contre Celse, l. V, 18.
Cf. II, 56 ; III, 21 ; IV, 13.
[115] Contre Celse, l. VII,
46.
[116] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 348-349.
[117] Six mille volumes, selon saint
Epiphane. Ce chiffre énorme, dit Mgr Duchesne, n'est pas invraisemblable si l'on tient compte de la faible
étendue des rouleaux (volumina) sur lesquels on transcrivait. (Hist.
anc. de l'Eglise, p. 351.)
[118] FREPPEL, Origène, t. II, p. 445
; DUCHESNE,
op. cit., p. 357.
[119] S. JÉRÔME, De viris, 61 ; Comment.
in Matth. Prolog. L'étude la plus complète qui ait été publiée sur saint
Hippolyte est celle du P. D'ALÈS, la Théologie de saint
Hippolyte, 1 vol. in-8°, Paris, 1906.
[120] On a tenté de prouver que les Philosophoumena
ne sont pas l'œuvre de saint Hippolyte. On les a attribués à Origène, à Gaïus,
à Tertullien, à Novatien ou à quelqu'un de son école. Après avoir examiné tous
les arguments apportés en faveur de ces diverses opinions, le P. d'Alès
conclut, avec Funk, que l'attribution de l'ouvrage à
saint Hippolyte est aussi certaine que peut l'être un fait encore dépourvu
d'une attestation directe. (A. D'ALÈS, la Théologie de saint
Hippolyte,, p. XXXV-XLIII.)
[121] DUNCKER-SCHNEIDEWIN, Göttingue, 1852 : Refutationis omnium hæresium lib. decem. Voir BARDENHEWER, les Pères de l'Eglise,
t. I, p. 213-216. On connaissait déjà le premier livre de cet ouvrage et on
l'attribuait à Origène. Le codex découvert en 1842 contenait les livres IV-X.
Les livres II et III manquent encore.
[122] L'histoire
de l'Eglise, écrit le P. d'Alès, offre peu
d'épisodes aussi étranges que le schisme de saint Hippolyte. Un personnage
éminent du clergé romain persévérant presque jusqu'à sa mort dans le rôle
d'antipape ; en face de lui, le pape légitime, saint Calliste, combattu de son
vivant et vilipendé après sa mort : spectacle plus rare qu'édifiant. On ne peut
compter faire la lumière complète sur tous les points, au moyen d'un document
unique (les Philosophoumena de Calliste) et d'une évidente partialité... Dans quelle mesure Hippolyte put-il se faire illusion sur
la portée de ses revendications, et se persuader que son adversaire était déchu
de l'orthodoxie et donc de toute aptitude à l'exercice de l'autorité
apostolique, il faut renoncer à éclaircir ce mystère... Sous le coup de la
persécution et en face de la mort, Hippolyte se ressaisit et redevient l'homme
d'Eglise qu'on l'avait connu. (A. D'ALÈS, la Théologie de saint
Hippolyte, p. 1, 211, 213.)
[123] Mgr GENOULHAC a savamment rassemblé un grand
nombre de textes sur ce point dans son Histoire du dogme catholique, l.
XII, ch. I.
[124] Épître aux Hébreux, VII,
3.
[125] Les renseignements donnés sur
ce personnage sont si vagues que J.-B. de Rossi et Hagemann se sont demandé
s'il ne fallait pas l'identifier avec Epigone ou Calliste. La conjecture de M.
de Rossi, tendant à identifier Praxéas avec Epigone, avait été soutenue dans le
Bulletino di arch. crist., IV, 5 (1866), p. 67 et s. GERHARD ESSER l'a reprise en 1910 dans une
savante étude Wer war Praxeas ? Le problème historique est des plus
curieux. Tertullien, non content d'attribuer à Praxéas l'introduction du monarchianisme patripassien, compose tout un traité
contre lui. D'autre part, Hippolyte, bien placé pour connaitre l'hérésie
patripassienne, puisqu'il la combattit personnellement à Rome, ne dit pas un
mot de Praxéas, et cite comme promoteurs de l'hérésie, en premier lieu Noêt, en
second lieu Epigone. Ce nom de Praxéas ne serait-il qu'un surnom ? Le problème
parait insoluble, mais M. P. DE LABRIOLLE en a exposé les données avec
une grande érudition et une parfaite clarté dans le Bulletin d'ancienne
littérature de 1911, p. 228-233.
[126] TERTULLIEN, Adv. Praseam, I.
[127] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 310.
[128] Adv. Praxeam, III.
[129] Philosophoumena, IX,
11.
[130] BOSSUET, Traité du libre arbitre,
ch. IV, édit. Lebel, t. XXXIV, p. 410-411.
[131] Voir la description de ce
monarchianisme modéré dans DUCHESNE, Orig. chrét., p. 316,
et TIXERONT,
Histoire des dogmes, I, 326.
[132] TIXERONT, Histoire des dogmes,
I, p. 320-321 ; D'ALÈS, op. cit., p. 32-35.
[133] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
p. 317.
[134] C'est ce qu'attestent à la
fois les Philosophoumena, VI, 41, et les Stromates de CLÉMENT D'ALEXANDRIE, II, 13.
[135] TERTULLIEN, De pudicitia, XVIII.
[136] Voir TIXERONT, Histoire des dogmes,
I, 370-373 ; D'ALÈS, l'Edit de Calliste,
dans la Revue d'hist. ecclés. du 15 octobre 1912.
[137] TERTULLIEN, De pudicitia, I, 6-9.
[138] C'est ce qu'atteste une
inscription métrique du pape saint Damase, retrouvée et en partie restituée par
J.-B. de Rossi.
[139] Voir A. D'ALÈS, la Théologie de saint
Hippolyte, 1 vol. in-8°, Paris, 1906.
[140] Lettre de Firmilien à saint
Cyprien, dans les lettres de S. Cyprien, lettre LXXV.
[141] CAPITOLIN, I, 2, 3 ; HÉRODIEN, 7.
[142] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXVIII.
[143] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXVIII.
[144] P. ALLARD, Hist. des persécutions,
t. II, p. 204-205.
[145] Aux premiers siècles le titre
de martyr n'était pas exclusivement réservé à ceux qui étaient morts pour la
foi. On le donnait aussi à ceux qui avaient souffert de grands tourments pour
le même motif.
[146] Document cité par le P. DE SMEDT, Introductio generalis ad
hist. eccles., p. 511.
[147] P. ALLARD, Hist. des persécutions,
t. II, p. 196-197.
[148] DUCHESNE, Liber pontificalis, Introduction,
p. CI.
— Cf. TILLEMONT, Mémoires, t. III, note 11 sur saint Antère.
[149] ROSSI, Roma sotterranea, t.
II, p. 56 et pl. III, n. 2. Saint Antère était grec d'origine Durant son court
pontificat, il s'occupa de faire recueillir les actes des martyrs. On lui a
attribué une décrétale permettant la translation des évêques d'un siège à un
autre. Ce document est apocryphe. (DUCHESNE, Liber pontificalis, t.
I, p. XCV,
C,
147 ; JAFFÉ, Regesta pontificum, t. I, p. 15.)
[150] Voir TILLEMONT, Mémoires, t. III, note
1 sur la persécution de Maximin.
[151] TERTULLIEN, Advers. Marcionem, I,
23.
[152] Acta sanctorum,
février, t. I, p. 44, dans la Passio Pionii et sociorum.
[153] Le christianisme de Philippe
est nettement attesté par EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXXIV, VINCENT DE LÉRINS, Advers. hær., XXIII, OROSE, VII, 19, et DENYS D'ALEXANDRIE dans EUSÈBE, l. VII, ch. XIX.
[154] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch. XXXIV
; S. JEAN
CHRYSOSTOME,
De sancto Babyla, VI ; Chron. Alex., édit. 1615, p. 630.
[155] TILLEMONT, Histoire des empereurs,
t. III, p. 302.
[156] S. JEAN CHRYSOSTOME, loc. cit.
[157] CHAMPAGNY, les Césars du IIIe siècle,
édition de 1878, t. II, p. 211-212 ; ALLARD, op. cit., p. 224-226.
M. DURUY,
Histoire des Romains, t. VI, p. 343, note 4, a mis en doute
l'authenticité de ce récit, par la seule raison qu'il ressemble trop à celui de
saint Ambroise arrêtant Théodose sur le seuil du temple. L'historicité
substantielle du fait est admise par AUBÉ, les Chrétiens dans
l'empire romain, p. 471, et par RENAN, Marc-Aurèle, p. 586,
note 2.
[158] CHAMPAGNY, les Césars du IIIe siècle,
t. II, p. 217.
[159] Code Justinien, IX,
11-7.
[160] ROSSI, Boll. di arch. crist.,
1869, p. 14.
[161] LAMPRIDE, Alexandre Sévère,
XXII.
[162] Paul ALLARD, op. cit., p. 236.
[163] C'est là tout le fond de
vérité que contiennent les Acta sancti Pontii, dont les récits
légendaires ont été si vivement critiqués par PETAU, De doct. temp., l. II,
ch. XXV, et TILLEMONT, Mémoires, t. V, note 7, sur la personne de
Valérien. Cf. Acta Sanctorum, mai, t. II, p. 274-279.
[164] Christiani
magisterii auctoritate. S. VINCENT DE LÉRINS, Commonitorium, édit.
Baluze, p. 343.
[165] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXIX.
[166] Liber pontificalis, t.
I, p. 149. Le pseudo-Isidore, Gratien et des canonistes postérieurs, attribuent
à Fabien diverses dispositions apocryphes touchant la procédure ecclésiastique,
la législation du mariage, celle de l'Eucharistie, celle des ordinations, etc.
(JAFFÉ,
Regesta, I, n. 236-250.) S'il fallait en croire saint Grégoire de Tours
dans son Histoire des Francs, la France devrait à saint Fabien sa première
évangélisation (Hist. Francorum, l. I, ch. XXVIII ; De gloria
confessorum, ch. XXX). C'est lui qui aurait envoyé les premiers évangélisateurs
de notre pays : Gatien à Tours, Trophine à Arles, Paul à Narbonne, Saturnin à
Toulouse, Denys à Paris, Austremoine à Clermont, Martial à Limoges. Mais on a
relevé depuis longtemps les graves inexactitudes qui infirment l'historicité de
ce récit. Nous savons, par exemple, que l'Eglise d'Arles existait certainement
avant 250. Voir sur ce point DUCHESNE, Fastes épiscopaux, I,
47, et HARNACK, Mission, 2e édition, I, 398.
[167] Liber pontificalis, t.
I.
[168] Digeste, XLVIII, XXIV, 2.
[169] ROSSI, Roma sotterranea, t.
II, p. 77-78.
[170] Philosophoumena, IX,
12.
[171] S. CYPRIEN, Ep. LV, 9.
[172] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
I, 381.
[173] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
p. 386.
[174] ORIGÈNE, Contre Celse, II.
[175] François LENORMAND, Mélanges d'archéologie,
t. III, p. 199.
[176] Saint GRÉGOIRE DE NYSSE, Vita Greg. thaum.,
dans ses Œuvres, édit. de 1689, t. III.
[177] Acta Sanctorum, mai, t.
IV, p. 302.
[178] ROSSI, Roma sotterranea, t.
II, p. 301. Cf. p. 213.
[179] Léon RENIER, Mélanges d'épigraphie,
p. 1-46. Cf. P. ALLARD, op. cit., II, 241-243.
[180] TILLEMONT, Mémoires, t. V, note
32 sur la personne de Dioclétien, et Histoire des empereurs, t. III, p.
310.
[181] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXXI, n. 2.
[182] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXXI, n. 3.
[183] EUSÈBE, H. E., l. VI, ch.
XXVII.
[184] S. JÉRÔME, De viris illustribus.
[185] S. BASILE, lettre 204, n. 6.
[186] S. BASILE, lettre 210, n° 10. Le
Panégyrique d'Origène, très précieux pour l'histoire, et une Epître
canonique, très utile à consulter pour la connaissance de l'antique discipline
pénitentiaire, étaient à peu près les seules œuvres authentiques du Thaumaturge
que l'on connût, lorsque, en 1858, E. de Lagarde découvrit et publia le texte
grec de son traité A Philargius, sur la consubstantialité, et de son
traité A Théopompe, sur l'impassibilité divine. En 1883, P. Martin a
publié huit homélies du même Père. La gloire du Thaumaturge a grandi par ces
publications.
[187] S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de S. Grégoire le
Thaumaturge, P. G., t. XLVI, col. 910. Le P. de Régnon a donné le
texte intégral et la traduction française de ce document dans ses Etudes de
théologie positive sur la sainte Trinité, t. III, p. 11-13.
[188] S. CYPRIEN, Ep. LXXV.
[189] Voir Paul ALLARD, l'Art païen sous les
empereurs chrétiens, Paris, 1879, p. 71 et s.
[190] ORIGÈNE, Homélie XII sur l'Exode.
[191] ORIGÈNE, Homélie XII sur l'Exode.
Cf. Homélie XX sur saint Matthieu, n. 25.
[192] Homélie XX sur saint
Matthieu, n. 25.
[193] Homélie XX sur saint
Matthieu, n. 25.
[194] S. CYPRIEN, Ad Donat., IV.
[195] MONCEAUX, Hist. litt. de l'Afrique
chrétienne, t. II, p. 207.
[196] Au rapport de saint Jérôme,
saint Cyprien ne passait pas un jour sans lire Tertullien, dont il se faisait
apporter les ouvrages en disant : Da magistrum, donnez-moi le maître. S. JÉRÔME, De viris illustr., ch.
LIII.
[197] MONCEAUX, Hist. litt. de l'Afrique
chrétienne, t. II, p. 237-239.
[198] MONCEAUX, Hist. litt. de l'Afrique chrétienne, t. II, p. 237-239.