Autant les documents clairs et précis abondent sur l'évangélisation des grands centres, Jérusalem, Antioche, Rome, Ephèse, Alexandrie, autant ils sont rares et obscurs sur l'origine chrétienne de la plupart des peuples éloignés de ces illustres métropoles. A défaut des textes écrits, nous n'aurons à présenter, la plupart du temps, sur les origines chrétiennes de ces pays, que des inductions, des conjectures, des traditions locales plus ou moins vénérables, des légendes plus ou moins mêlées de vérité. Il est vrai que la tradition, aussi bien que l'écriture, est un témoignage, et que comme l'a écrit Lacordaire, ce qui est gravé sur l'autel par le culte et dans le cœur par la prière dure plus que le marbre et que l'airain[1]. Au surplus, la seule probabilité qu'un témoin des premiers siècles, qu'un homme des temps apostoliques ait évangélisé une contrée, l'ait baignée de son sang, ne suffirait-elle pas, aux yeux d'un peuple croyant, pour rendre vénérables les moindres vestiges qu'il croit trouver de cette évangélisation ou de ce martyre ? I Les douze La plus respectable des traditions nous affirme que les Douze Apôtres plantèrent l'Eglise dans leur sang[2]. Où subirent-ils ce martyre ? Nous n'avons rencontré jusqu'ici, avec les noms de Paul et de Barnabé, apôtres au sens large du mot, que les noms de Pierre, de Jean, des deux Jacques et de Philippe. Quels furent les travaux de leurs frères en apostolat ? Eux-mêmes ne franchirent-ils pas le cercle des régions dont nous venons de parler ? Eusèbe nous dit que Thomas, suivant la tradition, reçut en partage le pays des Parthes[3]. Saint Jérôme croit qu'il évangélisa aussi la Perse[4], et, suivant Rufin, il fut enterré à Edesse[5], où saint Jean Chrysostome mentionne son tombeau. C'est, dit-il, une des quatre tombes apostoliques que l'on connaisse : les autres sont celles de Pierre, de Paul et de Jean[6]. Une autre tradition lui fait prêcher la foi et subir le martyre dans l'Inde[7]. Cette affirmation semble corroborée par un monument archéologique, l'inscription d'Oodeypure, dans l'Inde orientale[8], et par ce fait que les chrétiens de l'Inde, connus sous le nom de chrétiens de saint Thomas, ont, de temps immémorial, honoré cet apôtre comme le fondateur de leur Eglise ; mais il paraît que leur vrai fondateur est un missionnaire nestorien appelé Thomas, dont ils ont reculé l'époque jusqu'aux temps apostoliques, pour se glorifier d'une plus haute antiquité[9]. Le seul fait qui parait ressortir avec certitude de toutes ces différentes relations, c'est que l'apôtre saint Thomas exerça son apostolat dans les régions situées au delà des frontières orientales et méridionales de l'empire romain ; on désignait alors ces régions sous le nom vague des Indes. Selon la tradition admise par le Martyrologe romain, l'apôtre fut percé de coups de lances par les ordres d'un roi persécuteur et son corps fut de là transporté à Edesse. Quant aux détails légendaires que l'on trouve sur son apostolat dans les Acta sancti Thomæ, on doit d'autant plus s'en méfier, que cet écrit porte des traces visibles du gnosticisme[10]. Une incertitude plus grande règne au sujet des nations que saint Matthieu évangélisa après son départ de la Palestine. Clément d'Alexandrie se contente de dire qu'après avoir prêché l'Evangile aux Hébreux pendant quinze ans, il alla convertir les païens[11]. Saint Grégoire le Grand et l'historien Socrate le font aller en Ethiopie[12], et c'est la tradition que le Bréviaire romain a adoptée[13] ; mais saint Isidore de Séville et Siméon Métaphraste assurent qu'il se consacra à l'évangélisation des Parthes[14]. Les détails donnés sur son martyre par les Acta sancti Matthæi ne sont pas dignes de foi[15]. Sur l'apostolat de saint Mathias, que plusieurs Pères ont parfois confondu avec saint Matthieu[16], les renseignements sont plus vagues encore. Tandis qu'une tradition le fait mourir en Judée, lapidé par les Juifs, une autre tradition, plus vraisemblable, enseigne qu'il prêcha l'Evangile en Ethiopie et qu'il y subit le martyre[17]. Tous les auteurs qui parlent de saint Barthélemy s'accordent à dire qu'il évangélisa les Indes ; mais où placer le pays précis qui reçut l'apôtre parmi la grande région désignée par cette expression ? Une opinion, adoptée par le bréviaire romain, veut que ce soit l'Arménie. Il y aurait été écorché vif et crucifié par l'ordre d'Astyage, dont il avait converti le frère, Polymius, roi d'Arménie[18]. Saint Simon et saint Jude, tous les deux frères du Seigneur, c'est-à-dire cousins de Jésus, sont associés par le Bréviaire romain dans une mission en Mésopotamie, où ils auraient subi le martyre[19]. Ils ont dû évangéliser aussi la Perse, et saint Siméon, en particulier, a dû prêcher la bonne nouvelle en Egypte. Mais les Bollandistes regardent comme fabuleuse la prédication de cet apôtre dans d'autres parties de l'Afrique et dans la Grande-Bretagne[20]. Le livre des Actes ne cite le nom d'André que dans la
liste des apôtres, et les Epîtres ne parlent pas de lui ; mais la tradition recueillie par Eusèbe[21] et par Nicéphore[22] nous le montre, après la dispersion, s'acheminant à
travers la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, la Colchide[23], vers la mystérieuse Scythie, au nord du Pont-Euxin, du
Don au Danube, où il disparaît dans la nuit du monde barbare, initiant sans
bruit à la foi chrétienne les provinces méridionales du futur empire des
tsars, jusqu'au moment où, sa mission remplie d'apôtre des Scythes, il
rentre, par la Thrace, dans le monde gréco-romain, pour de là descendre, à
travers la Macédoine et l'Epire, jusqu'à l'Achaïe, où il doit mourir[24]. Arrêté et
condamné à mort, au centre du monde helléniste, à Patras d'Achaïe, près du golfe de Lépante, André voit se
dresser devant lui la croix en forme d'X qu'on lui a préparée : il la salue
et il l'adore en des termes que l'Eglise a voulu insérer dans sa liturgie,
pour rappeler à ses ministres quels doivent être les sentiments d'un véritable
apôtre de Jésus-Christ : Ô croix aimable, ô croix si
ardemment désirée et enfin si heureusement trouvée, puissé-je ne jamais te
quitter, afin que Celui qui m'a racheté par toi, en mourant entre tes bras,
par toi aussi me reçoive et me possède éternellement en son amour[25]. Ainsi André, le premier-né des apôtres, comme l'appelle Bossuet[26], parce qu'il
avait, le premier de tous amené des disciples à Jésus, et notamment son frère
Simon-Pierre, André était choisi par Dieu pour donner au monde l'exemple de
l'héroïsme le plus triomphant en face du martyre. Les douze pauvres pêcheurs
de Galilée n'avaient pas seulement donné au monde, par leurs prédications,
leurs évangiles et leurs épîtres, les plus hautes leçons que le monde ait
jamais entendues, ils lui laissaient les plus admirables exemples dont il eût
été le témoin. Quand Dieu, dit encore
Bossuet, veut faire voir qu'un ouvrage est tout de
sa main, il réduit tout à l'impuissance et au désespoir, puis il agit[27]. II Si, à ces travaux des Douze Apôtres, on ajoute ce que nous connaissons ou ce que nous pouvons raisonnablement conjecturer des travaux de saint Paul, nous comprendrons comment, au début du ne siècle, saint Ignace d'Antioche a pu écrire, en des termes qu'il ne faut point prendre strictement à la lettre, mais qui n'en sont pas moins significatifs, que l'Eglise s'est étendue jusqu'aux extrémités du monde[28]. Saint Clément de Rome atteste, en effet, que l'apôtre des Gentils n'a subi le martyre qu'après être parvenu jusqu'à l'extrémité de l'Occident[29]. Par ces mots, nous allons bientôt le constater, il est naturel d'entendre l'Espagne. On peut, par ailleurs, se demander pourquoi saint Paul, dès l'époque de son épître aux Romains, c'est-à-dire dès l'an 6o, parlait seulement de l'Espagne, et non pas de la Gaule et de l'Afrique. Ne serait-ce point que la Gaule et l'Afrique avaient déjà reçu la Traie foi ? Quand on sait, écrit Mgr Batiffol, combien l'apôtre avait scrupule d'aller prêcher là où d'autres apôtres l'avaient devancé[30], on en vient à conjecturer que des villes comme Carthage ou Marseille, dès avant l'an 60, avaient pu recevoir l'Evangile. Crescent s'en est allé en Gaule, lisons-nous dans la seconde Epître à Timothée, et Tite s'en est allé en Dalmatie[31]. Car c'est bien la Gaule qu'il faut voir dans ce passage, de préférence à la Galatie, toute fragile que soit cette préférence[32]. En somme, à la fin du Ier siècle, soixante-dix ans après la mort du Sauveur, non seulement l'Europe paraît avoir été parcourue d'un bout à l'autre, de l'Orient à l'Occident, mais l'Asie et l'Afrique avaient été profondément pénétrées, bien au delà des frontières de l'empire. M. Harnack énumère quarante et une localités où l'existence de communautés chrétiennes est historiquement attestée dans le cours du Ier siècle[33]. Nous savons que ces communautés ne formaient qu'une infinie minorité dans l'Eglise. Les Epîtres mêmes de saint Paul et de saint Pierre attestent la présence de bien des chrétientés qu'elles ne nomment pas ; celles que les autres apôtres avaient fondées sont encore moins connues. Le miracle de la Pentecôte se vérifiait en un sens nouveau : toutes les nations qui sont sous le ciel entendaient les Galiléens parler leurs langues, et saint Clément de Rome pouvait dire dans sa belle prière : Que le Maître de l'univers garde intact le nombre des élus par le monde entier[34]. Le fait était d'autant plus considérable que l'expansion géographique du christianisme dans le monde se doublait d'une pénétration profonde de son esprit dans la société. C'est ce que l'historien Adolphe Harnack a appelé sa pénétration intensive. Depuis le temps où saint Paul avait écrit : Il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair parmi vous[35], l'Eglise avait fait bien des conquêtes dans l'aristocratie sociale et intellectuelle. Nous avons vu qu'à Athènes elle avait conquis un membre de l'Aréopage, qu'à Rome le christianisme comptait, sous Néron, des fidèles dans la maison de César[36] et, sous Domitien, parmi les membres de la famille impériale. Nous savons aussi que les chrétiens d'Alexandrie ne craignaient point d'aborder la discussion philosophique de leur foi. Par Alexandrie la civilisation orientale tout entière allait se pénétrer de christianisme. Par Athènes et par Rome les deux grandes nations de l'antiquité occidentale allaient transmettre à l'Europe l'esprit de l'Evangile. Faut-il aller plus loin, et dire aussi que deux des nations destinées à jouer un rôle prépondérant dans l'histoire de l'Occident, l'Espagne et la France, s'étaient, dès le Ier siècle, constitué des chrétientés, et que les Eglises de ces deux pays, celle du royaume catholique et celle du royaume très chrétien, peuvent se glorifier d'une origine apostolique ? La question vaut la peine qu'on l'étudie de près. III Les origines chrétiennes de l'Espagne, écrit Mgr Duchesne, semblent bien se rattacher à l'apostolat de saint Paul[37]. La pensée d'évangéliser l'Espagne avait occupé de bonne heure l'esprit du grand apôtre. Quand je me serai mis en route pour l'Espagne, écrivait-il de Corinthe aux Romains, j'espère que je vous reverrai en passant[38]. J'irai en Espagne, reprenait-il, après avoir passé par Rome[39]. Ce vif désir s'explique par ce fait, que l'Espagne, bien que lentement et péniblement conquise par les armées romaines, était rapidement devenue, grâce au génie naturel de ses habitants, une des provinces les plus cultivées de l'empire. La renommée des deux Sénèque, de Lucain, de Martial, de Silius Italicus et de Quintilien, tous espagnols, n'était point effacée par la gloire des Horace et des Virgile. Or, nous l'avons déjà constaté, une secrète impulsion semblait porter les humbles disciples du Christ à s'adresser à tous les foyers de civilisation de l'Ancien Monde. Saint Paul semble avoir considéré la mission d'Espagne comme l'apogée de sa carrière, après laquelle il pourrait terminer sa course, ayant porté la foi jusqu'à ces colonnes d'Hercule qui marquaient tout ensemble la limite de l'empire et celle du monde[40]. Il est probable qu'il réalisa son dessein vers l'an 63, au lendemain de sa comparution devant César et de son acquittement, après deux années de séjour à Rome. Saint Clément de Rome, bien placé pour être exactement informé, déclare que Paul parvint au terme de l'Occident[41]. Il est naturel de voir dans cette expression l'équivalent de l'Hesperia ultima d'Horace[42] et de l'extremique orbis Iberi de Lucain[43]. Saint Jérôme dit que le voyage de l'apôtre eut lieu par mer[44]. Son débarquement dut avoir lieu à Tarragone ou à Cadix. Aucune des stations dans lesquelles saint Paul a pu fonder des Eglises ne nous est connue, et si ces Eglises existèrent, nous ignorons le traitement qui leur fut fait pendant la persécution de Néron[45]. L'inscription de Marquesia (Maravesar) en Lusitanie, faisant honneur à Néron d'avoir purgé la province des brigands et de ceux qui inculquaient au genre humain une superstition nouvelle, est apocryphe[46]. Plus digne de foi serait la notice, insérée au Martyrologe d'Adon, relative à une mission de sept évêques envoyés en Espagne par saint Pierre, postérieurement à la mission de saint Paul[47]. Le chef de ces missionnaires, Torquatus, aurait fondé l'Eglise d'Acci ou de Cadix. C'est précisément un évêque de Cadix qui présidera, vers l'an 300, le célèbre Concile d'Illibéris ou Elvire, et vraisemblablement cet évêque devra sa prééminence à sa qualité de successeur de Torquatus. La preuve la plus solide de l'antiquité de l'Eglise d'Espagne est l'organisation très complète et le développement de cette Eglise à la fin du IIIe siècle, tels que nous les montrent les actes du concile d'Elvire[48]. Faut-il ajouter à ces titres de gloire, dont l'Espagne se montrera toujours fière, la venue dans la péninsule de l'apôtre saint Jacques le Majeur Un texte vague de saint Jérôme[49] et un Catalogue apostolique d'une autorité douteuse[50] semblent l'affirmer. Mais ni Orose, Idace ou Martin de Braga, ni Braulion, Jean de Biclar ou Isidore de Séville, ne disent rien de cet apôtre ; nulle trace d'un culte spécial rendu à saint Jacques, en sa qualité de fondateur de l'Eglise d'Espagne, ne se rencontre dans la liturgie mozarabique. D'ailleurs les apôtres n'ayant pas quitté Jérusalem avant l'an 42, et saint Jacques le Majeur ayant été mis à mort cette année-là même, ainsi que nous l'avons vu plus haut, on ne saurait où placer le voyage de l'apôtre en Espagne. Il n'a pu y aller que par ses reliques, qui y ont été probablement transportées à une époque difficile à préciser, et qui ont donné lieu au célèbre pèlerinage de saint Jacques de Compostelle[51], le plus fréquenté de toute la chrétienté pendant des siècles[52].
IV Plus de quarante villes de France ont prétendu à l'honneur d'avoir été fondées par des disciples de Jésus-Christ ou par des disciples des apôtres[53]. Ces prétentions sont de valeur inégale. On ne peut demander à une histoire générale de l'Eglise de les discuter une à une. On n'en saurait dire autant de la tradition provençale, qui fait remonter aux temps apostoliques l'évangélisation de Marseille et des environs de cette grande ville. Par le retentissement des controverses qu'elle a soulevées, et par son importance même, la question des origines apostoliques du christianisme en Provence s'impose à notre histoire. Est-il vrai, ainsi que l'Eglise nous le fait lire en son
Martyrologe, à la date du 29 décembre, que l'évangélisation de la Provence
par des disciples du Sauveur ait été comme la source d'où les ruisseaux de la foi chrétienne se sont répandus dans
toute la Gaule ?[54] Les recherches
historiques les plus impartiales nous permettent de répondre hardiment par
l'affirmative à cette question. Mais, pour la précision et la clarté des
conclusions qu'il y aura lieu d'en tirer, le problème historique doit être
divisé en trois questions subsidiaires : 1° celle de l'origine apostolique du
christianisme en Provence ; 2° celle de l'organisation d'Eglises locales sur
le territoire provençal ; 3° celle des premiers apôtres de la Provence. L'origine apostolique du christianisme en Provence ne peut guère faire de doute. En dehors de tout témoignage positif, écrit Mgr Duchesne, il serait déjà vraisemblable que le pays voisin du Rhône a été évangélisé de bonne heure. Les relations commerciales de Marseille s'étendaient à toute la Méditerranée... Il est naturel de supposer que, parmi tant de navires qui vinrent, aux temps les plus anciens du christianisme, jeter l'ancre dans le port de Marseille, il s'en est trouvé qui auront débarqué des évangélistes[55]... Que, dans ce grand port si fréquenté des Grecs d'Asie Mineure et des Syriens, il y ait eu, dès les premiers temps du christianisme, je dirais volontiers dès le temps des apôtres, un petit noyau de fidèles, c'est ce qui est, en soi, très vraisemblable. De là l'Evangile se répandit à l'intérieur du pays[56]. Les inductions du savant critique se trouvent pleinement confirmées par les témoignages positifs de l'archéologie. Deux monuments, qui semblent bien remonter au milieu du IIe siècle[57], une inscription actuellement conservée au musée de Marseille et un sarcophage trouvé à la Gayole, dans les limites du territoire d'Aix, montrent que le christianisme était solidement implanté en Provence à cette époque, et qu'il y avait même peut-être donné des martyrs. L'inscription marseillaise, dite de Volusianus[58], est, suivant M. Edmond Le Blant, l'épitaphe de deux chrétiens, Volusien et Fortunat, qui auraient péri dans les flammes, probablement martyrs de leur foi[59]. Cette inscription, provenant des fouilles qui furent faites en 1837 dans le bassin du Carénage, avait été classée parmi les monuments païens du musée de Marseille. C'est là, écrit M. le chanoine Ulysse Chevalier, que M. Edmond Le Blant la trouva en 1849. Il la signala à M. de Rossi, qui la vit lui-même trois ou quatre ans plus tard, et y reconnut un monument chrétien des plus précieux[60]. L'illustre archéologue romain a déclaré, en effet, dans un de ses ouvrages postérieurs, reconnaître en Volusien et Fortunat deux martyrs marseillais, ayant subi la mort vers la même époque que les célèbres martyrs de Lyon, et dont l'éloge aurait été gravé sur la pierre aussitôt après leur martyre, fait presque unique dans l'antiquité chrétienne[61]. Le sarcophage de la Gayole est de la même époque[62]. Laissons M. Le Blant tirer lui-même, de ces monuments, comparés aux monuments similaires de la Gaule, une conclusion historique : En étudiant nos premières inscriptions chrétiennes, dit-il, j'ai montré que leur répartition, dans l'étendue de la Gaule, y jalonne, si l'on peut dire ainsi, la marche de la foi nouvelle... Ce fut sur les côtes de Provence, ce fut dans le bassin méridional du Rhône que s'accomplit cette révolution des âmes... Nos monuments épigraphiques l'attestent[63]. D'autres faits historiques viennent corroborer ces conclusions : Les documents célèbres cités ou analysés par Eusèbe au commencement du Ve livre de son Histoire ecclésiastique témoignent glorieusement de l'existence et de la vitalité du christianisme en Gaule, un siècle après la mort des apôtres[64]. Un texte de saint Irénée permet de constater que, de son temps, il y avait des Eglises en Germanie, c'est-à-dire probablement dans les provinces romaines de ce nom sur la rive gauche du Rhin, et chez les Celtes, en d'autres termes, dans les provinces gauloises au nord et à l'ouest de Lyon[65]. Mais pour en arriver là, si la remarque de M. Le Blant est juste, le christianisme avait dû probablement s'établir dans la région provençale, ce qui fait remonter cet établissement à la plus haute antiquité. L'ancienne tradition, plusieurs fois constatée dans l'histoire, qui a toujours fait de l'Eglise de Marseille l'Eglise mère de la région, vient à l'appui de notre hypothèse[66]. V La question commence à s'obscurcir lorsqu'on se demande quand et comment se constituèrent les Eglises primitives de la Gaule. Nous savons que Marseille possédait, à l'époque apostolique, une importante colonie de Juifs[67]. C'est au milieu d'elle que dut s'organiser la première communauté chrétienne. Si saint Paul, en allant en Espagne, fit escale à Marseille, comme tout l'indique, c'est au milieu de cette juiverie que, suivant son habitude, il fit entendre sa première prédication. Tout ce que nous venons de constater nous porterait à conclure que cette communauté fut, la première de toutes, érigée en Eglise particulière, ayant à sa tête un évêque. Aucun document direct ne nous l'affirme cependant. Mgr Duchesne a émis l'opinion que toutes les chrétientés éparses depuis le Rhin jusqu'aux Pyrénées n'auraient formé, jusque vers 250, qu'une seule communauté, soumise à un chef unique, l'évêque de Lyon[68]. Mais M. Harnack a combattu cette thèse dans une dissertation considérable, et a soutenu que la province lyonnaise comptait, au IIIe siècle, plusieurs évêchés organisés[69]. L'opinion du savant français ne parait donc pas, aux regards de la critique historique, scientifiquement incontestable. Le principal argument de l'éminent prélat est le silence des listes épiscopales des Gaules, dont aucune, sauf celle de Lyon, ne remonterait au milieu du IIe siècle ; mais Mgr Duchesne lui-même nous donne les éléments d'une mise au point de cet argument : On se figure communément, dit-il, que les Eglises conservèrent avec soin les listes de leurs évêques depuis la première fondation. Cela est vrai de certaines grandes Eglises, comme celles de Rome, d'Antioche, d'Alexandrie. Mais combien d'autres n'ont point cherché à établir ces listes, ou les ont laissées s'altérer !... A Carthage, on ne trouve que trois ou quatre évêques antérieurs au IVe siècle... Dans les diptyques ou listes liturgiques, on faisait souvent des suppressions ou des additions arbitraires[70]. A l'argument tiré du silence des listes épiscopales, on ajoute celui qui résulte du silence des Pères des premiers siècles, notamment de saint Irénée, qui, lorsqu'ils invoquent la tradition contre les hérétiques, ne font aucune allusion à la tradition des Eglises de Marseille et d'Arles. Il est vrai que nous ne rencontrons, dans les écrits qui nous restent des Pères des quatre premiers siècles, aucune allusion bien nette aux Eglises primitives de la Gaule ; mais remarquons que ce silence s'étend aux communautés chrétiennes elles-mêmes ; et les critiques les plus exigeants, nous l'avons vu, n'hésitent pas, malgré ce silence, à admettre, au moins comme très probable, l'existence des communautés chrétiennes à Marseille et en ses environs dès la plus haute antiquité. Pour ce qui concerne particulièrement les écrits de saint Irénée, dont nous ne possédons, comme on sait, que des fragments, on comprend qu'il s'en soit tenu surtout, pour son argument de tradition, à l'autorité de saint Jean, qu'il connaissait si bien par l'intermédiaire de son maître Polycarpe. C'était, dit-on encore, un usage à l'époque apostolique de n'établir des sièges épiscopaux que dans les très grands centres. Mais les villes de Marseille et d'Arles n'étaient-elles pas des cités de première importance[71] ? Saint Grégoire de Tours fait remonter l'origine des Eglises gauloises à une mission de sept évêques, envoyés en Gaule au IIIe siècle[72]. Mais, dit Mgr Duchesne, le témoignage de Grégoire sur la mission des sept évêques est trop faible et sa provenance trop obscure pour que le fait puisse entrer dans la trame de l'histoire[73]. On invoque enfin le fameux texte d'Eusèbe : Les paroisses de la Gaule dont Irénée a la surveillance, tôn kata Gallian paroikiôn as Eirenaios epescopeï[74]. Mais si le mot epescopeï suggère l'idée d'épiscopat, le mot de parekiôn semble faire allusion à des chrétientés organisées. Chez Eusèbe, le mot de paroikia a souvent, et notamment dans ce chapitre XXII, qui contient la phrase équivoque, le sens de diocèse[75]. En résumé, rien, ni parmi les documents de l'archéologie ni dans les instructions de l'histoire, ne vient démentir d'une manière rigoureuse, précise et définitive la tradition de l'origine apostolique des sièges épiscopaux en Provence[76]. Mais quels en auraient été les premiers titulaires ?
VI Nous n'hésitons pas à nous ranger, sur ce dernier point, aux conclusions d'un historien dont nul ne songera à contester la vaste érudition et la critique sévère. Quels furent les premiers apôtres de Marseille, écrit M. le chanoine Ulysse Chevalier, quel a été son premier évêque ?... Il faut d'abord remarquer qu'il y a pétition de principe à déclarer éclose au XIe siècle (elle est au moins du Xe) une tradition, parce que les documents antérieurs ne la mentionnent pas. Quels documents ? pourrait-on demander. Ravagée à nombre de reprises par les Sarrasins et les Normands, la Provence est d'une pénurie extrême en fait de chartes qui précèdent le IXe siècle. Il n'y en a pas une seule parmi tous les instrumenta de la province d'Aix. Ces destructions répétées, accidentelles ou intentionnelles, nous ont privés pour toujours de la connaissance de faits que des tronçons de chroniques ou des documents espacés ne permettent pas de suppléer. Il faut en faire son deuil[77]. Mais si les documents se taisent, des traditions régionales, des cultes locaux, vieux de plus de dix siècles, ont apporté leurs affirmations. En voici les principales données. Quatorze ans après la mort du Sauveur, une persécution religieuse ayant éclaté en Palestine, Lazare le Ressuscité, Marie-Madeleine et Marthe, ses sœurs, Sara, leur servante, Sidoine, l'aveugle-né de l'Evangile, les deux Marie, Jacobé et Salomé, Maximin, l'un des soixante-douze disciples, montent sur une barque sans voiles, que la Providence pousse vers les côtes de la Camargue. Débarqués à l'embouchure du Rhône, à l'endroit occupé par le village actuel des Saintes-Maries-de-la-Mer, les deux Marie et Sara s'y fixent, tandis que Lazare va évangéliser Marseille ; Maximin, Aix ; Marthe, Avignon et Tarascon. Quant à Marie-Madeleine, désireuse de contempler les choses célestes, elle se retira, dit la Légende dorée, dans une grotte de la montagne (de la Sainte-Baume), qui lui avait été préparée par la main des anges, et pendant trente ans elle y resta à l'insu de tous. Il n'y avait là ni cours d'eau, ni herbe, ni arbre ; ce qui signifiait que Jésus voulait nourrir la sainte des seuls mets célestes, sans lui accorder aucun des plaisirs terrestres. Mais, tous les jours, les anges l'élevaient dans les airs, où, pendant une heure, elle entendait leur musique ; après quoi, rassasiée de ce repas délicieux, elle redescendait dans sa grotte, sans avoir le moindre besoin d'aliments corporels[78]. Quelle est l'antiquité de cette tradition ? On ne sera pas étonné de n'en trouver aucune trace chez les écrivains des premiers siècles, puisque ces écrivains se taisent à peu près sur les origines apostoliques du christianisme en Provence, origines que les monuments de l'archéologie et les inductions de l'histoire nous ont pourtant amenés à admettre comme un fait avéré. Une église dédiée à sainte Marthe au VIIe siècle dans la cité de Tarascon[79], la propagation du culte de cette sainte, qui paraîtrait attesté par la diffusion du nom de Marthe au ixe siècle dans le pays arlésien et dans les dépendances de l'évêché de Marseille[80] : tels sont les premiers vestiges d'un hommage rendu à la sainte famille de Béthanie. Il est vrai qu'en même temps, des traditions apparaissent en Orient, d'après lesquelles saint Lazare aurait eu son tombeau dans l'île de Chypre et sainte Madeleine dans la ville d'Ephèse ; mais 1° ces traditions sont peu sûres[81] ; 2° elles ne paraissent pas remonter aux premiers siècles, car, au IVe siècle, la célèbre Peregrinatio Silviæ ne les mentionne pas[82], et 3° il est probable que ces traditions sont le résultat d'une confusion de noms ; on a pu confondre avec le Lazare et la Madeleine de l'Evangile un saint moine du nom de Lazare, mort dans l'île de Chypre en 822, et une Madeleine ensevelie à Ephèse au Ve siècle[83]. Un troisième groupe de traditions se manifeste d'ailleurs en Bourgogne, à Vézelay, où les reliques de sainte Madeleine, au XIe siècle, deviennent l'objet d'un culte solennel et le but de pèlerinages nombreux. Ces traditions et ce culte sont-ils dépendants de ceux de la Provence, comme le soutient M. Bérenger[84] ? Les traditions provençales dépendent-elles au contraire des traditions bourguignonnes, comme le prétend Mgr Duchesne[85] ? Les unes et les autres dépendent-elles de légendes auvergnates, ainsi que croient le démontrer M. Georges de Manteyer[86] et Dom Germain Morin[87] ? La question ne paraît pas bien claire, puisqu'elle divise ainsi les savants. Contentons-nous de constater que les traditions provençales ne tardèrent pas à supplanter les autres. Depuis le XIe siècle, c'est en Provence que le culte de saint Lazare, de sainte Madeleine, de sainte Marthe et de saint Maximin se perpétua avec une splendeur qui ne devait plus déchoir. Les saints lieux de Provence, comme on les appela, devinrent le but de nombreux pèlerinages. On cite, parmi les saints et parmi les grands personnages qui s'y rendirent, saint Jean de Matha, le roi saint Louis, sainte Catherine de Sienne, sainte Brigitte de Suède, Charles VIII, Louis XII, Anne de Bretagne, Louis XIII et Louis XIV. Un seul jour y compta cinq rois[88] ; un siècle y amena huit papes[89]. Le fondateur des séminaires en France au XVIIe siècle et le restaurateur de l'ordre de saint Dominique au XIXe siècle allèrent y placer leurs œuvres naissantes sous la protection de la grande pénitente, et le grand orateur de Notre-Dame se fit gloire de vénérer, en ces lieux saints, que l'on pourrait croire appartenir au ciel plutôt qu'à la terre, comme la dernière empreinte de la vie de Jésus-Christ parmi nous[90]. Tels sont les faits. On conçoit, après les avoir impartialement examinés, que les rédacteurs des Acta sanctorum, se plaçant au point de vue d'une stricte critique historique, refusent d'enregistrer des titres que l'état actuel de la science ne permet pas d'établir avec une certitude suffisante ; mais l'on comprend aussi que les religieuses populations de Provence, justement fières d'avoir reçu les prémices de la foi chrétienne sur le sol de la France, et n'ayant jamais eu d'autres patrons à invoquer que les saints amis du Sauveur, ne se résignent pas à abandonner leur culte, plus de dix fois séculaire, devant les objections d'une critique qui n'a rien de péremptoire, et qu'elles déclarent maintenir, tant qu'on n'en aura point démontré la fausseté manifeste, les vieilles traditions de leur pays[91]. |
[1] LACORDAIRE, Sainte Madeleine, ch.
VI, Œuvres, édit. Poussielgue, t. IX, p. 412.
[2] Isti
sunt qui, viventes in carne, Ecclesiam plantaverunt sanguine sue,
premier répons du troisième nocturne au Commun des Apôtres.
[3] EUSÈBE, H. E., l. III, ch. 1. Cf. SOCRATE, H. E., l. I, ch. XIX, Recognit,
l. IX, ch. XXIX.
[4] S. JÉRÔME, De vita apostol., 5, P.
L., t. XXIII, col. 721.
[5] RUFIN, H. E., l. III, ch. V, P. L., t. XXI, col. 513.
[6] S. JEAN CHRYSOSTOME, Hom. XXVI in Heb., 2, P. G., t. LXIII,
col. 179.
[7] S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Orat. XXXIII, ad Arian, II, P. G., t. XXXVI, col.
228.
[8] Beilage zur Allgemeinen
Zeitung, 8 janvier 1900, p. 7.
[9] VIGOUROUX, Dict. de la Bible, au
mot Thomas, t. V, col. 2199.
[10] La meilleure édition des Acta
santi Thomæ a été donnée par M. Max BONNET, professeur à l'Université de
Montpellier, Acta sancti Thomæ, Leipzig, 1884. D'après Lipsius, cet
écrit daterait de la fin du IIIe siècle. LIPSIUS, Die Apokriphen
Apostelgeschichten, t. I, p. 346.
[11] CLÉMENT D'ALEXANDRIE, le Pédagogue, l. II,
ch. I, P. G., t. VIII, col. 405.
[12] S. GRÉGOIRE LE GRAND, In I Reg., IV, 13, P. L., t. XXIX,
col. 243 ; SOCRATE, H. E., l. I, ch. XIX,
P. G., t. LXVII, col. 125.
[13] Bréviaire romain, à la
date du 21 septembre.
[14] S. ISIDORE DE SÉVILLE, De ortu et obitu Patrum,
76, P. G., t, LXXXIII, col. 153 ; MÉTAPHRASTE, Vita S. Matthæi, IV,
5.
[15] Dans les Acta apostolorum
apocrypha de TISCHENDORF, p. 167-189, Cf. Acta
sanctorum des Bollandistes, mois de septembre, t. VI, p. 194-227.
[16] Par exemple Clément
d'Alexandrie.
[17] Acta sanctorum,
février, t. III, p. 444-445.
[18] Voir TILLEMONT, Mémoires, t. I, p.
387.
[19] Bréviaire romain, au 28
octobre.
[20] Acta sanctorum, 29
octobre, t. XII, p. 124.
[21] EUSÈBE, H. E., l. III, ch. I.
[22] NICÉPHORE, H. E., l. II, ch.
XXXIX-XLIV.
[23] Voir R. JANIN, Origines chrétiennes de la
Géorgie, dans les Echos d'Orient de juillet-août 1912, p. 293-294.
[24] GONDAL, Au temps des apôtres,
p. 320-321.
[25] L'arrestation,
l'interrogatoire, la condamnation et le martyre de saint André sont racontés
dans la célèbre Lettre des prêtres et diacres d'Achaïe sur le martyre de
saint André (TISCHENDORP, Act apost. apocr.,
Leipzig 1851, p. 155 et P. G., II, col. 5218). L'authenticité de cette lettre
est défendue par les meilleurs critiques : Noël Alexandre, Galland, etc.
Tillemont met en doute son intégrité. Elle semble être par endroits une
amplification oratoire de détails puisés aux documents authentiques. Les
Aventures de Mathias et d'André au pays des anthropophages ne méritent aucune
créance. TISCRENDORP, Act apost apocr., p.
132. Voir J. FLAMION, les Actes apocryphes de l'apôtre André, Louvain et
Paris, 1911, in-8°.
[26] BOSSUET, Panégyrique de saint André,
2e point, édit. Lachat, t. XII, p. 11.
[27] BOSSUET, Panégyrique de saint André,
p. 6.
[28] SAINT IGNACE, Ep. aux Romains, n. 3.
[29] SAINT CLÉMENT, Ep. aux Corinthiens,
V, 7.
[30] Épître aux Romains, XV,
20.
[31] Seconde épître à Timothée,
IV, 10.
[32] BATIFFOL, dans la Revue biblique
d'avril 1895, p. 140. L'interprétation de II Timothée, IV, 10, dans le sens de
la Gaule est très discutée. Les mots Celtia,
Galatia et Gallia
paraissent avoir été absolument synonymes dans le langage de l'époque. Lee
circonstances seules peuvent indiquer s'il s'agit de la Gaule ou de la Galatie.
[33] HARNACK, Die Mission und Ausbreitung des Christentuns in den ersten drei
Jahrhunderten, Leipzig, 1902.
[34] S. CLÉMENT, ad Cor., LIX, 2 ; FUNK, Patres apost., I, 175. Cf. BATIFFOL, l'Extension géographique
de l'Eglise, dans Revue biblique d'avril 1895, p. 137-159 ; L. DE GRANDMAISON, l'Expansion du
christianisme, dans Etudes de juillet 1903, p. 300 et s. ; RIVIÈRE, la Propagation du christianisme
dans les trois premiers siècles, dans la Rev. prat. d'apol. du 15
mars et du 1er avril 1906 ; P. ALLARD, Dix leçons sur le martyre,
2e leçon. L'état du monde antique était-il favorable ou contraire à la
propagation du christianisme ? Il nous semble que beaucoup des discussions qui
se sont élevées sur ce point reposent sur une équivoque, et qu'une réponse
exacte ne peut être donnée que par une distinction. Si tout, dans le monde
antique, semble avoir été providentiellement disposé pour faciliter la
divulgation rapide de la doctrine chrétienne, tout paraît avoir été préparé par
l'Esprit du mal pour en empêcher l'acceptation. L'unité de l'univers civilisé
sous un seul maître, l'universalité de la langue grecque, l'expansion des
Juifs, dépositaires de la foi monothéiste et des prophéties messianiques, dans
le monde entier, favorisaient évidemment la prompte prédication de l'Evangile,
tandis que la décadence de la religion traditionnelle, l'impuissance avérée des
sectes philosophiques, la lassitude engendrée par l'excès même de la
civilisation, engageaient les âmes à écouter une prédication nouvelle. Mais la
puissante unité de l'empire, du moment où elle se tournerait, comme il arriva
en effet, contre la religion du Christ, était capable de lui créer l'obstacle
le plus formidable. Partout où l'esprit étroit et charnel des Juifs
prévaudrait, — et il en fut ainsi presque partout, — il en ferait des ennemis
acharnés du christianisme. La culture de la langue grecque et des vieux auteurs
de l'Hellade ne pouvait que rendre méprisable le langage de quelques Juifs
obscurs et illettrés. Si la vieille mythologie avait peu de croyants, elle
était déjà remplacée par le culte de Horne et d'Auguste, par tout le prestige
d'une religion nationale, et par ces mystères orientaux, dont les rites
purificateurs attiraient les âmes élevées, dont les pratiques sensuelles
convenaient si bien aux instincts des masses. Les sectes philosophiques
préparaient les esprits aux hérésies. Le rationalisme païen se révoltait avec
autant de violence contre une religion d'autorité que le sensualisme païen
contre une doctrine de pureté et d'humilité. Bref, entre le culte du vieux Pan,
c'est-à-dire de la nature exaltée et divinisée par ses propres forces, et le
culte du Christ, c'est-à-dire d'un Dieu fait homme et crucifié pour racheter le
monde déchu, l'opposition était formelle et absolue.
[35] Première épître aux
Corinthiens, I, 26-30.
[36] Épître aux Philippiens,
II, 22.
[37] DUCHESNE, Hist. anc. de l'Eglise,
t. I, p. 59.
[38] Épître aux Romains, XV,
24.
[39] Épître aux Romains, XV,
28.
[40] Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne,
p. 26.
[41] S. CLÉMENT, I, ad Cor., I, 5.
[42] HORACE, Carm., I, 39.
[43] LUCAIN, Pharsale, VII, 541. Pline
et Silius Italicus ont des expressions semblables pour désigner l'Espagne.
[44] Ad
Hispaniam alienigenarum portatus est navibus. S. JÉRÔME, In cap. IX Isaiæ. En
suivant cette voie, saint Paul passa nécessairement à Marseille et y fit escale
; en voyageant par terre, il eût traversé Arles, Nîmes et Narbonne.
[45] Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne, p.
29.
[46] Corp. inscr. lat., t.
II, p. 25, n. 231. Cf. WALSH, Marmor Hispaniæ antiquum,
1 vol. in-4°, Iéna, 1750 ; Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne,
p. 29.
[47] GAMS, Die Kirchengeschichte von Spanien, in-8°, 1862, t. I, p.
103-117.
[48] DUCHESNE, Saint Jacques en Galice,
dans les Annales du Midi, 1890, t. XII, p. 145-179.
[49] S. JÉRÔME, In Isaiam, XII, 42, P. L., t. XXIV, p. 425.
[50] DUCHESNE, les Anciens recueils de
légendes apostoliques, dans Congrès scientifique de Bruxelles, 1894.
[51] De Jacomo
apostolo, suivant les uns, ou de Campus
stellœ, suivant les autres, une étoile miraculeuse ayant révélé, en
772, à l'évêque Théodomir le lieu où se trouvaient les reliques de l'apôtre.
[52] Sur la question de la venue de
saint Jacques en Espagne, voir Dom LECLERCQ, l'Espagne chrétienne,
p. 31-42. Vers le milieu du 'vie siècle, des gens de Biscaye, non contents de
se réclamer de trois apôtres, saint Paul, saint Pierre et saint Jacques le
Majeur, invoquèrent un autre titre en faveur de l'antiquité de leur Eglise.
Ayant trouve sur leur territoire une pierre tombale, qui portait le nom d'une
certaine Bilella, serve Christi, ils
prétendirent devoir l'évangélisation de leur contrée à sainte Bilella, femme de
ménage de Jésus-Christ. (Dom LECLERCQ, ibid., p. 40.)
[53] Les principaux personnages
apostoliques invoqués comme fondateurs des Eglises des Gaules sont : saint
Front, honoré à Périgueux, saint Martial à Limoges, saint Georges au Puy, les
saints Savinien et Potentien à Sens, saint Altin à Orléans, saint Aventin à
Chartres, saint Mansuy à Toul, saint Sixte à Reims, saint Siniée Soissons,
saint Memmie à Châlons-sur-Marne, saint Fleur à Lodève, saint Génule à Cahors,
saint Aphrodise à Béziers, saint Clair à Albi, un autre saint Clair à Nantes,
saint Ursin à Bourges, saint Eutrope à Saintes, saint Julien au Mans, saint
Crescent à Vienne, saint Saintin à Meaux, saint Taurin à Evreux. saint Nicaise
à Rouen, saint Exupère à Bayeux, saint Saturnin à Toulouse, saint Gatien à
Tours, saint Austremoine en Auvergne, saint Paul à Narbonne, saint Eutrope à
Orange, saint Pérégrin à Auxerre, saint Lucien à Beauvais, saint Géry à
Cambrai, saint Spire à Bayeux, saint Nicaise à Rouen, saint Latuin à Séez,
saint Amator à Autun, saint Rieul à Senlis, saint Restitut à
Saint-Paul-Trois-Châteaux, saint Amadour à Cahors, saint Valère à Trèves, etc.
Beaucoup de ces saint fondateurs sont identifiés avec des personnages ayant
rempli un rôle actif auprès de Notre-Seigneur ou des apôtres. Saint Amator
d'Autun serait un serviteur de l'Enfant Jésus et de sa sainte Mère ; saint
Martial de Limoges, l'enfant présenté par le Sauveur comme modèle d'humilité ;
saint Restitut, l'aveugle-né ; saint Gatien, l'homme à la cruche qui conduisit
les apôtres au cénacle ; saint Ursin, le lecteur de la dernière Cène ; saint
Aphrodise, l'hôte de la sainte Famille en Egypte ; saint Julien ne serait autre
que Simon le Lépreux, et saint Amadour ne serait autre que le publicain Zachée.
Quant à saint Joseph d'Arimathie, il aurait traversé toute la France, lorsqu'il
porta dans la Grande-Bretagne le Saint-Graal, ou vase du Précieux Sang,
recueilli sous la croix.
Comme
on le voit, c'est la France du Nord, tout aussi bien que la France du Midi,
qui, dans des traditions de valeur très inégale, s'est réclamée d'une origine
apostolique. C'est donc bien à tort, semble-t-il, et par un singulier oubli des
faits, que des critiques ont cru pouvoir parler plaisamment à ce propos d'imagination méridionale et de prétentions de Marseille et de Tarascon. Le premier devoir d'un
historien ne serait-il pas, après avoir constaté le fond commun de ces
traditions locales, de se demander si une telle concordance s'explique
suffisamment par le concours de vanités de clocher,
si elle ne suppose pas, au contraire, une tradition authentique primitive, dont
ces croyances ne seraient que les traductions populaires plus ou moins
déformées ? Les légendes les plus étranges, — et l'on sait que les brumes du
Nord sont aussi favorables à leur éclosion que le soleil du Midi, — ne
sont-elles pas souvent l'indice d'un grand fait historique qui en explique
l'origine ? Il y a plus d'histoire qu'on ne pense au
fond des légendes, a écrit Ozanam (les Poètes franciscains, p.
466). Les poètes eux-mêmes n'embellissent d'ordinaire de leurs fictions que les
croyances profondes des peuples.
[54] Arelate,
sancti Trophimi, cujus meminit sanctus Paulus ad Timotheum scribens
...ex cujus predicationis fonte (ut sanctus Zozimus
papa scribit) tota Gallia fide rivolos accepit. Martyr. rom.,
4 Kal. Jan.
[55] DUCHESNE, Fastes épiscopaux de
l'ancienne Gaule, 2e édit., 1907, t. I, p. 75-76.
[56] DUCHESNE, Fastes épiscopaux de
l'ancienne Gaule, 2e édit., 1907, t. I, p. 103.
[57] DUCHESNE, Fastes épiscopaux de
l'ancienne Gaule, 2e édit., 1907, t. I, p. 76.
[58] On en trouve une reproduction
très soignée dans le livre de M. ALBANÈS, Armorial et sigillographie
des évêques de Marseille, p. 4.
[59] E. LE BLANT, Catalogue des monuments du
musée de Marseille, 1 vol., 1894, p. 1 et s.
[60] Gallia christiana novissima,
Marseille, avant-propos, p. VII.
[61] J.-B. DE ROSSI, Inscript. christ. Urbis Romæ,
1888, t. II, p. X et s. Le savant allemand Otto Hirschfeld partage l'avis
d'Edmond Le Blant et de J.-B. de Rossi sur l'antiquité et le caractère chrétien
de cette inscription. Corpus inscript. latin., t. XII, Berlin, 1888, p.
55-56. L'inscription de Volusianus et le sarcophage de
la Gayole, écrit M. Camille Jullian, ont une
antiquité comparable à celle des plus anciens vestiges de la Rome souterraine.
(C. JULLIAN,
Rev. cath. de Bordeaux, t. XIX, p. 596.) Cette
opinion, écrit M. Ulysse CHEVALIER, est
conforme à celle des critiques les plus sévères. Gallia christiana
novissima, Marseille, p. VII.
[62] E. LE BLANT, les Sarcophages chrétiens
de la Gaule, p. 158.
[63] E. LE BLANT, les Sarcophages chrétiens
de la Gaule, Introduction, p. XVIII. Cf. BÉRENGER, les Traditions provençales,
1 vol. in-8°, Marseille, 1904, p. 176-187.
[64] DUCHESNE, les Origines chrétiennes,
p. 449.
[65] S. IRÉNÉE, Hœreses, IX, 2.
[66] Les
évêques de Marseille avaient gardé une certaine autorité sur ce que l'on
appelait la Deuxième Narbonnaise, le pays situé entre la basse vallée du Rhône
et les hautes chaînes des Alpes. A la fin du IVe siècle, tous les évêques de
cette région recevaient l'ordination des mains de l'évêque de Marseille, lequel
d'ailleurs se considérait comme le fondateur de tous leurs sièges. Ceci était
l'ancienne tradition. DUCHESNE, les Fastes épiscopaux,
t. I, p. 103-104.
[67] BOUCHÉ, Essai sur l'histoire de
Provence, 2 vol. in-4°, Marseille, 1785, t. I, p. 542.
[68] DUCHESNE, Fastes épiscopaux, t.
I, p. 36 et s.
[69] HARNACK, Die Mission und
Ausbreitung des Christentums, p. 319-332. Mgr Duchesne a répondu au savant
allemand dans la 2e édition de ses Fastes épiscopaux, p. 43-46.
[70] DUCHESNE, les Origines chrétiennes,
2e édit., p. 459. Il est vrai que Mgr Duchesne déclare avoir éliminé des catalogues
épiscopaux, qui lui servent à fonder son argument, toutes les listes suspectes.
[71] Ausone, énumérant, au IVe
siècle, les grandes villes de l'empire, assigne à Arles un des premiers rangs.
Avant elle il ne place, en Gaule, que la cité de Trèves, qui était alors
résidence impériale. AUSONE, Carm., XIX, 8. Pavie
était une ville bien moins importante. Cependant M. de Rossi a cru trouver dans
un monument épigraphique des preuves de l'origine apostolique de son siège
épiscopal. Voir Bollettino di arch. crist., 1876, p. 77 et s. Les
conclusions de M. de Rossi ont été contestées par le P. Fedele SAVIO, Gli antichi vescovi
d'Italia, Turin, 1899.
[72] S. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., I,
26-27. D'autre part, dans son De gloria martyrum, c. 47, saint Grégoire
de Tours dit de saint Saturnin de Toulouse qu'il fut ab apostolorum discipulis ordinatus, et, dans son De gloria
martyrum, c. 79, il fait de même ordonner et envoyer saint Ursin de Bourges
a discipulis apostolorum. Faut-il dire,
avec Mgr Duchesne, que ces mots ne peuvent désigner
que le pape, ou voir une contradiction entre ces deux passages et celui
de l'Historia Francorum (DUCHESNE, les Fastes, p. 20-26.)
[73] DUCHESNE, Orig. chrét., p. 451.
[74] EUSÈBE, H. E., l. V, ch.
XXIII, n. 3.
[75] DU CANGE, au mot Parochia. Ici, comme
souvent, écrit Mgr Duchesne, la phraséologie
d'Eusèbe a nui à la clarté de son témoignage. (Ibid., p. 450.)
Dans ses Fastes, 2e édit., p. 43, Mgr Duchesne, tout en reconnaissant
que le mot paroikia a, dans le même
chapitre d'Eusèbe, le sens de diocèse, lui conteste nettement ce sens dans la
phrase dont il s'agit.
[76] Dans son Manuel d'histoire
ecclésiastique, 5e édit., 1913, le D. MARX, professeur au séminaire de
Trèves, croit qu'on peut affirmer avec une très grande
probabilité que des sièges épiscopaux existaient dès le IIe siècle dans les
principales villes du sud de la Gaule. Op. cit., Ire époque, ch.
I, § 18.
[77] Ulysse CHEVALIER, Gallia christiana
novissima, Marseille, p. VIII.
[78] Jacques de VORAGINE, la Légende dorée,
traduite du latin d'après les plus anciens manuscrits par Teodor DE WYZEWA, 1 vol. in-16°, Paris, 1902,
p. 343. On connaît les beaux vers par lesquels le poète national de la Provence
a chanté ces vieilles traditions de son pays. (Frédéric MISTRAL, Mirèio, cant XI.)
[79] Georges DE MANTEYER, ancien membre de l'école
française de Rome, la Provence du Ier au XIIe siècle (Mémoires et
documents publiés par la Société de l'Ecole des Chartes, t. VII), 1 vol. in-8°,
Paris, Alph. Picard, 1908, p. 60-62. Tout fait supposer que cette sainte Marthe
était la sainte Marthe de l'Evangile, mais rien ne l'indique positivement. Le
nom de Marthe ne se lit nulle part dans l'Ancien Testament. Il vient
probablement de l'araméen mârâ maitre et peut signifier maîtresse.
PLUTARQUE,
Marius, 17, cite ce nom comme celui d'une prophétesse syrienne qui
accompagnait le général Marius. Cf. SCHEGG, Ev. nach Luk, Munich,
1863, t. II, p. 530.
[80] MANTEYER, la Provence du Ier au XIIe
siècle, p. 62-63. On trouve aussi une église dédiée, en Avignon, à sainte
Marie-Madeleine, au XIe siècle. (MANTEYER, op. cit., p. 66-67.)
[81] On
pense bien, écrit Mgr Duchesne, que je ne me
porte pas garant de l'authenticité de ce tombeau de Lazare (dans
l'île de Chypre), pas plus que de celui de la Madeleine à Ephèse. DUCHESNE, les Fastes épiscopaux,
t. I, p. 2.
[82] BÉRENGER, les Traditions provençales,
p. 54-55.
[83] C'est l'hypothèse faite par M.
BÉRENGER,
les Traditions provençales, p. 52-53.
[84] BÉRENGER, les Traditions provençales,
p. 81-88.
[85] DUCHESNE, les Fastes épiscopaux,
t. I, p. 328-340.
[86] MANTEYER, la Provence du Ier au XIIe
siècle, p. 60-62.
[87] Dom Germain MORIN, Etudes sur saint Lazare et
saint Maximin, p. 28-29.
[88] En 1332 : Philippe de Valois,
roi de France ; Alphonse IV, roi d'Aragon ; Hugues IV, roi de Chypre ; Jean de
Luxembourg, roi de Bohème ; Robert, roi de Sicile.
[89] Jean XXII, Benoît XII, Clément
VI, Innocent VI, Urbain V, Grégoire XI, Clément VII, Benoît XIII. Ces deux
derniers sont considérés comme antipapes.
[90] LACORDAIRE, Sainte Madeleine, Œuvres
complètes, édit. Poussielgue, t. IX, p. 351.
[91] Nous ne pouvons songer à résumer ici les longues controverses qui se sont élevées au sujet de l'apostolicité de saint Martial de Limoges, de saint Saturnin de Toulouse, de saint Austremoine d'Auvergne, de saint Julien du Mans, etc. Nous nous contenterons de donner, avec M. Vigouroux, les résultats des recherches historiques relatives à saint Denys de Paris : Le martyrologe et le Bréviaire romain (au 9 octobre) identifient aujourd'hui saint Denys l'Aréopagite avec le premier évêque de Paris. Cependant le Vetus Romanum Martyrologium les distingue l'un de l'autre (P. L., t. CXXII, col. 169, et t. CXXIII, col. 171). La chronique qui porte le nom de Lucius Dexter († 444) identifie saint Denys de Paris avec Denys l'Aréopagite ; mais on reconnaît communément que cet écrit n'est pas authentique. Le premier écrivain connu qui fait un seul personnage de saint Denys l'Aréopagite et du premier évêque de Paris, est Hilduin, abbé de saint Denys, mort en 840 (P. L., t. CVI, col. 15). En faveur de l'aréopagitisme de saint Denys de Paris, voir FREPPEL, Saint Irénée. Contre cette identification, voir Acta Sanctorum, octobre, t. IV, p. 767. (F. VIGOUROUX, au mot Denys l'Aréopagite, dans le Dict. de la Bible, t. I, col. 1383.) Voici comment Mgr Freppel croit pouvoir répondre à l'argument tiré des deux fêtes célébrées autrefois en l'honneur de deux saint Denys, dont l'un aurait été évêque d'Athènes, l'autre évêque de Paris. Si, dit-il, dans quelques martyrologes, la fête de saint Denys revient à deux reprises, la raison de ce fait est toute simple. Comme le même personnage avait été successivement évêque d'Athènes et évêque de Paris, les Grecs célébraient sa mémoire le 3 octobre et les Latins le 9. Il en résulta que les deux fêtes se glissèrent à la fois dans les mêmes catalogues, et l'on finit par faire deux personnages d'un seul. Ce n'est pas l'unique exemple que l'on rencontre dans les vieux martyrologes. FREPPEL, Saint Irénée, 3e édit. p. 90. Cf. DARBOY, Œuvres de saint Denys, Paris, 1896, Introduction.