PARIS - BOIVIN & Cie - 1907
AVANT-PROPOSHENRI IV, c'est une légende ! Cette appréciation biscornue, et que je fis répéter deux fois, était formulée par un petit garçon de mes amis, sur un ton tranchant qui n'allait point sans comique. Faisant l'important, d'un air entendu, il ajoutait qu'avec lui les légendes ne prenaient pas ; qu'il savait que Henri IV n'était pas le monarque qu'on se plaît à peindre, le grand roi, le père du peuple. C était dans le temps qu'on faisait croire cela, avec l'histoire de la poule au pot ; il l'avait peut-être promise la poule au pot, Henri IV, mais il ne l'avait jamais donnée !... J'en passe. Je vis bien que mon petit ami avait plutôt l'oreille aux écoutes, je ne sais trop où, que le nez dans ses livres, et qu'il retenait plus de propos en l'air qu'il ne lisait de bonnes et solides pages. Mais comme il n'est point sot, au fond, il feuillettera cet album, et très gentiment, reviendra de son impertinente erreur. Non, mon enfant, non, Henri IV n'est point une légende, ou plutôt, c'est la légende qui a raison contre ses détracteurs. Ils ne sont, au reste, pas nombreux. L'admiration pour ce roi n'a point décru ; elle a traversé trois siècles et, après trois siècles, nous avons encore pour le bon roi Henri les yeux de ses sujets. Il n'y a pas de nom plus populaire que le sien. Le poète exagère quand il dit : qu'il est le seul roi dont la France ait gardé la mémoire. Elle a gardé la mémoire de Clovis, de Charlemagne, de saint Louis, de Philippe-Auguste, de Louis XI, de François Ier, de Louis XIV. Elle n'a oublié ni la sagesse ni l'astuce des uns, ni la chevalerie ni la majesté des autres. Henri IV, peut-être, cependant, l'emporte-t-il, comme étant le plus près de son cœur. Pourrait-elle oublier ses devanciers ou ses successeurs, qu'elle se souviendrait encore du Béarnais. Faites l'expérience en classe et dans le peuple. Vous savez que ce qu'on retient le moins, ce sont les dates ; même mon petit ami, l'esprit fort, serait en peine d'en dire qui sont des plus célèbres ; mais il n'hésite pas pour 1589 et 1610, qui sont celles de l'avènement de Henri IV au trône et de sa mort. Il les sait — et sans mérite — comme tout le monde. L'image d'un roi aimable et souriant, est la première qui se présente à nos yeux, quand nous pensons à Henri IV. On cite ses bons mots, ses traits et ses réparties, et l'on s'attend à voir son règne se dérouler le plus joyeusement du monde. La sœur de mon petit ami, qui ne partage pas les préventions de son frère, se faisait une fête de connaître son histoire : Avec le bon roi Henri, on va rire, disait-elle. Elle a été tout d'abord un peu déconcertée. Que d'intrigues et de complots ; que de massacres ! Et puis ces guerres de religion, ces disputes des Français entre eux, ces querelles aussitôt rallumées qu'éteintes, comme tout cela est compliqué et embrouillé !... Comme tout cela est affligeant !... Mais par un phénomène providentiel, au milieu de toutes ces tristesses, Henri IV ne perd jamais rien de sa vaillante humeur. Il domine l'adversité par une force d'âme admirable, par la plus sereine des activités. Qu'il parle, qu'il écrive, qu'il agisse : il est irrésistible ! Il a de ces ripostes qui ne sont qu'à lui, et jusque dans les pires moments. On peut regretter qu'un roi aussi vaillant et aussi intrépide, un tel entraîneur d'hommes, n'ait pas eu à combattre que l'étranger, et que ses victoires aient été remportées, sinon toujours sur des Français, du moins toujours en France. Mais puisque l'arbitre de cette querelle qui nous divisait alors devait être un soldat, comme il fut à propos le soldat prédestiné, donnant à la lutte un caractère de grandeur, de générosité et de chevalerie, qui corrigeait ce qu'elle avait de sacrilège. Tournez ces pages et voyez-le à l'œuvre. Pendant l'action, il est la bravoure même. S'exposer est sa folie. Il exige un grand panache pour que les ennemis le voient mieux. Laissez-moi, je veux paraître, dit-il à qui lui reproche sa témérité. L'admirable mot qui le peint bien ! Il est sans peur et, gagné par son exemple, si l'on tremble autour de lui, c'est de son courage. On ne sait jamais jusqu'où il peut aller. Ses prouesses sont d'un paladin. Il n'envoie pas ses compagnons à la mort, il y va, et il dit à ceux qui l'entourent : Qui m'aime me suive ! Et comme on l'aime, on le suit. C'est toute sa diplomatie que cette camaraderie guerrière : être aimé pour être suivi. Il n'applique pas cette maxime que sur les champs de bataille ; elle est le fond de sa politique. Elle est tout son règne. Ce n'est pas sentiment joué, c'est un effet de son enviable nature ; ce sentiment déborde dans ses gais et ingénieux propos, d'un tour si français, d'une fantaisie si débonnaire, d'une si crâne allure ; il s'affirme dans ses harangues à ses troupes, d'une improvisation enflammée, brèves décisives, claires comme l'acier de son épée, et comme lui, tranchantes ; il est la caractéristique de ces billets d'une courtoisie si enjôleuse, d'une grâce si cavalière, d'un ton si aisé, et qui sont sans analogie dans la littérature épistolaire. Écrits ou paroles, chez lui, préparent l'action ou l'achèvent. Quand il a pris Rouen, qu'il sent lui demeurer rebelle, c'est par un mot heureux qu'il complète sa victoire : Je ne veux, dira-t-il, d'autre citadelle que le cœur de ses habitants. Cette confiance et cette loyauté, cette autorité dans la bonhomie, ces élans qui ne sont peut-être pas toujours dénués de calculs, cette raillerie sensible finiront par avoir raison des préventions que ses adversaires ont accumulées contre lui. Gagné par ce charme singulier, un peu vulgaire parfois, et qui tranche avec les raffinements et les élégances des Valois et des Guise, le peuple devine, chaque jour davantage, que celui-là sera l'arbitre, et non l'oppresseur. C'est que, vainqueur, il n'a rien du conquérant implacable. Il met sa grandeur à être magnanime. Il oublie et il pardonne. La victoire ne l'enivre jamais, et jamais ne l'entraîne aux représailles. Quand elle s'est décidée pour lui, il n'a plus qu'un désir : qu'on fasse quartier aux égarés et aux vaincus, et surtout aux Français. Ses efforts ont pour but unique la pacification de la France ; toutes les occasions de s'en approcher, il les saisit. Ah ! si la fin de tant d'atrocités n'avait dépendu que de lui, comme il se serait prêté à toutes les concessions ! Il le montra assez quand, devenu l'associé du roi de France, avant d'être roi lui-même, il menait ses troupes au succès pour enchaîner la rébellion, tempérer le fanatisme, proclamer la tolérance. La cause de Henri IV fut la cause même de la Nation. Son panache, c'était déjà notre drapeau. Il n'a pas beaucoup ajouté à ce pays, il n'en a pas eu le temps. Au moment précis où il allait réaliser le grand dessein dont Sully nous a parlé, un misérable fou le frappait. Mais que de choses essentielles étaient accomplies ! Et entre toutes, l'unité morale de la France, qui avait permis de rendre au pays, avec le calme, sa prospérité, son abondance, sa richesse ; de relever l'agriculture et l'industrie, et de mettre l'ordre où ne régnaient que la confusion et l'anarchie. La poule au pot, mon petit ami, eh bien ! mais c'est cela. Quand on n'a plus l'inquiétude de voir ses voisins se battre entre eux, et de vous contraindre à partager leur querelle ; de voir ses champs foulés par des bandes en armes, sa cité livrée aux angoisses de l'assaut, du pillage et de l'incendie ; quand on vaque à son ouvrage avec tranquillité : la terre produit, le métier rapporte, le bien-être rentre dans la maison du laboureur et de l'artisan ; et, le dimanche, la poule saute dans le pot toute seule. C'est une belle histoire, allez, que l'histoire de Henri IV. On y voit déployer toutes les vertus de la race, et même quelques-uns de ses défauts. J'y donne rendez-vous à mon petit ami, le sceptique. Il en reviendra guéri de ses railleries et de ses doutes. Elle le laissera ému et enthousiaste. Et, quand il passera sur le Pont-Neuf, c'est très bas qu'il donnera un grand coup de son chapeau, qu'il pourrait bien avoir, en imagination, orné d'un superbe panache, au plus français des rois de France. HENRI IVOR, ce jour-là, qui était donc le 13 décembre 1553, en le château de Pau, une voix s'éleva qui chantait une belle chanson en patois béarnais. C'était une heureuse et vaillante maman, Jeanne d'Albret, qui accueillait de cette façon la venue au monde de son fils, afin qu'il ne fût dans la vie ni pleureux ni rechigné. Et de fait, il ne fût prince plus aimable, plus enjoué, plus gai, plus expansif que le bon roi Henri qu'allait devenir ce petit enfant. Le grand-père, au bruit de la chanson, accourut ; dans un pan de son manteau, il enveloppa le précieux nouveau-né. Quand il le tînt, il lui frotta les lèvres, d'une gousse d'ail et lui fit sucer une larme de son vin de Jurançon dans une coupe d'or. Puis il le déposa dans l'écaille de tortue qu'il avait, à son dessein, disposée en berceau. La naissance de cet enfant, qui tiendra dans le monde une place si considérable, ne cause ni fracas, ni tumulte. Elle est ignorée de la plupart des maisons souveraines. Ni pompes extérieures, ni réjouissances publiques ne la marquent : ce n'est qu'un heureux événement dans une grande famille. Antoine de Bourbon, le père de l'enfant, absent pour l'heure, car il guerroie, descend en ligne directe de saint Louis. La mère, Jeanne d'Albret, est la fille d'Henri d'Albret, roi de Navarre, et de Marguerite de Valois, sœur de François Ier. Le royaume de Navarre, que Jeanne d'Albret a apporté en dot à son mari, Antoine de Bourbon, n'est qu'un royaume en miniature. C'est un tout petit pays compris, de nos jours, dans le département des Basses-Pyrénées, et qui n'est déjà plus, à l'époque de la naissance d'Henri IV, que le peu qui reste du vaste et beau royaume de Navarre, que le roi d'Espagne, Ferdinand le Catholique, a enlevé à Jeanne d'Albret. Nous sommes à un moment admirable de la vie intellectuelle de la France. Elle est savante en ses langues anciennes que les Estienne propagent par de belles éditions qui font connaître les chefs-d'œuvre de l'antiquité ; Ambroise Paré explore, d'un scalpel audacieux, le corps de l'homme ; Cujas prépare ce qui sera un jour la loi moderne en enseignant le droit romain ; à côté de l'entreprenant Pierre Ramus, rénovateur de l'Université ; Ronsard, nourri du suc d'Homère et de Virgile, chante ; Bernard Palissy découvre, en tant que savant, le secret de ces émaux dont, en tant qu'artiste, il fera de si jolies figurines ; Jean Goujon associe aux travaux d'un Philibert Delorme, les miracles de son souple et gracieux ciseau. Mais artistes, savants, lettrés, jurisconsultes sont animés d'un zèle extraordinaire dans la querelle religieuse qui passionne tous les esprits. Le petit prince fut baptisé, comme l'avaient été son père, sa mère et tous ses ancêtres. 'Le roi de France, Henri II, et le roi de Navarre, Henri d'Albret qui le tinrent sur les fonds baptismaux, lui donnèrent leurs prénoms. Et ce fut ainsi qu'il s'appela Henri. Il avait eu deux frères disparus en bas âge : le premier, confié à une nourrice frileuse, était mort de chaleur ; le second, dont sa nourrice se servait comme d'une balle, tomba à terre et trépassa de cette chute. On conçoit, après ces catastrophes, que la maman - inquiète ait, avec son petit Henri IV, changé huit fois de nourrice. Il y avait à cela aussi qu'il était déjà diable à quatre. La nourrice qu'il voulut bien tolérer était une paysanne dont le mari était laboureur et qui demeurait à proximité du château. Dès qu'il fut en âge de marcher, son éducation ne ressembla point à celle des princes qui grandissent dans une atmosphère d'adulation et de luxe, et dont les moindres caprices sont des ordres. Le grand-père était un montagnard vigoureux qui ne méprisait rien plus que la mollesse du corps qui fait les âmes lâches. Il défendait qu'on l'habillât richement, qu'on lui donnât des babioles et qu'on le flattât, afin que la vanité puérile n'entrât point dans son cœur. Il voulait que sa nourriture fût celle des plus humbles et sa vie de chaque jour pareille à la leur. Il exigeait qu'il fût le compagnon de leurs jeux. Lui-même les surveillait, enchanté quand il le surprenait dans quelqu'une de ses expéditions à travers les rochers, où se trempait sa volonté et où se fortifiaient ses muscles, et d'où il revenait le haut-de-chausse mal en point et la veste crevée aux coudes, mais avec une belle mine de batailleur satisfait qui a rencontré l'obstacle et bravement l'a vaincu. Dans ces trente ans de combat qu'Henri-le-Grand aura à soutenir pour la conquête de son trône, il ne lui sera pas inutile d'avoir fait, dans les rochers du pays paternel, l'apprentissage de l'endurance à la fatigue. Il avait deux ans quand il perdit le bon grand-père qui l'avait tant caressé. La couronne passa donc, par sa mère, Jeanne d'Albret, à son père, Antoine de Bourbon, qui devint ainsi, à son tour, roi de Navarre. Le roi de France, Henri II, poussé par certains conseils, aurait bien voulu que ce qui restait de ce royaume revînt, en toute propriété à la couronne ; mais si le roi Antoine de Navarre, un peu indécis et flottant, se laissait faire, Jeanne d'Albret, sa femme, d'une énergie peu commune, sut défendre, contre ces ambitions, le royaume, berceau de son fils Henri. Il me serait bien plus agréable de conter de jolies histoires, des traits héroïques et touchants ou d'amusantes anecdotes que la querelle qui va du seizième au dix-septième siècle, et qui fait des meilleurs d'entre les Français des furieux qui se massacrent. Henri IV, qui nous sourit dans sa belle barbe en éventail, ne nous fait penser tout d'abord qu'à un roi à la fois magnifique et débonnaire, abondant en mots généreux, qui adore ses sujets et en est adoré. Au surplus, dune extraordinaire bravoure. Mais ce n'est point sa faute si cette bravoure ne s'exerce pas seulement contre l'ennemi du dehors et s'il ne lui faut être si longtemps vaillant que contre des Français. C'est un effet des guerres de religion, c'est la conséquence de la Réforme. Les réformés sont des catholiques mécontents qui protestent. Ils protestent en Allemagne avec Luther, en France avec Calvin. Ils ne sont pas satisfaits de la façon dont vont les choses spirituelles et les voudraient, à leur façon, réformées. Ils se heurtent aux résistances des fidèles que ces nouveautés qu'ils préconisent déroutent, qui s'en tiennent à leur credo, à leurs habitudes, à la tradition. La sœur de François Ier, qui savait le latin, le grec, l'hébreu et se piquait de théologie, s'était instruite dans cette doctrine qui la passionnait. Elle s'entourait, dans sa petite cour, à Nérac, de penseurs et de lettrés dont les hardiesses, en aucune matière, ne l'effarouchaient jamais ; elle semait ainsi, comme en se jouant, autour d'elle, les germes de la nouvelle religion. Mais nulle part, ils ne grandirent mieux que dans le cœur de sa fille, Jeanne d'Albret, qui n'aura pas de plus grande joie que de faire de son fils, le futur Henri IV, le tenant de la cause, le chef des Huguenots. Mais le petit Henri, à l'époque où nous sommes, tout à ses joyeuses parties de saute-mouton et de cligne-musette, est encore trop jeune pour comprendre quelque chose aux conflits religieux qui font, à ce beau pays de France, l'horrible blessure qu'il sera, un jour, appelé à guérir. Il lui faudra beaucoup de vaillance, de souplesse et d'esprit ; mais déjà, dans ce petit bonhomme, le plus joli et le mieux fait du monde, le verveux gascon se dessine. Il a des réparties au-dessus de son âge, d'une pittoresque drôlerie. Amené à la Cour, il en est la joie. Si différent des autres princes par son éducation un peu peuple, pour s'être frotté au peuple, par sa franchise et sa spontanéité, par un tour original bien à lui, il fait la conquête des cœurs. Henri II, entouré de ses gentilshommes, se plaisait à le faire comparaître et à l'interroger. Ses saillies étaient la gaieté de l'auditoire, et la cour les colportait comme les traits heureux d'un esprit précoce. Henri était revenu à Paris, lorsque ce roi, qui lui avait montré tant d'intérêt, mourait, à la suite d'un tournoi, où il fut frappé, par accident, d'un coup de lance. Un enfant débile, François II, lui succédait. Pauvre petit roi de dix-huit ans, plus occupé, pendant l'unique année de son règne, de l'état de ses oreilles que de celui de son peuple ! Malade, il était livré au pouvoir de ses oncles, les princes lorrains, les Guises. A ce jeune roi, succède un autre plus jeune roi, son frère, Charles IX, qui n'a que dix ans. Le sceptre est effectivement aux mains de sa mère, Catherine de Médicis, veuve d'Henri II. Cette princesse italienne dont l'ambition, jusqu'à cette heure, a été contenue et souvent même humiliée, va, au milieu des plus effroyables intrigues, prendre sa revanche. En réalité, le tuteur du roi de France devait être Antoine de Bourbon, le roi de Navarre, premier prince du sang, dont les frères sont le cardinal de Bourbon, et Louis, prince de Condé. Hésitant et effacé, il y renonce et accepte de ne devenir que lieutenant-général du royaume. Il ne garde pas longtemps cette dignité : dans un siège contre Rouen, où les protestants se sont réfugiés, en visitant les tranchées, il est blessé d'un coup de mousquet à l'épaule, dont il meurt à peu de jours de là. Le petit Henri apprend sa mort à la Cour, que sa mère, plus calviniste que jamais, quitte en hâte, pour retourner en Béarn. Elle le laisse auprès du roi, sous la conduite d'un précepteur appelé La Gaucherie, un brave homme qui lui enseigne la grammaire, l'histoire, la géographie, le calcul ; mais surtout de solides et vaillantes maximes, propres à la conduite de la vie d'un prince, comme celle-ci : Ou vaincre avec justice, ou mourir avec gloire, qui est l'une des plus belles que l'enfant retînt. Il était d'autant plus indispensable de venir au secours de la conscience par de nobles et austères leçons, que les événements prenaient une tournure sinistre. Les esprits fanatisés, perdant le sens véritable de l'intérêt national, finissaient par ne plus savoir où étaient le, patriotisme et l'honneur. Les gens raisonnables, qui essayaient de parler de sagesse et d'équité, étaient également suspects à ceux qui approuvaient l'énergie des Guises et à ceux qui applaudissaient aux projets dominateurs de leurs adversaires. On faisait bien la paix, après s'être disputé jusqu'au sang, mais entre des adversaires à ce point acharnés, toute trêve n'était jamais que la préface de nouvelles hostilités. Ce conflit religieux avait déchaîné la guerre civile. Elle devait couvrir de sang et de ruines ce pays de France, jusqu'au jour où Henri IV déploierait, en plein orage, au-dessus des partis, comme un arc-en-ciel tissé de > lys, sa victorieuse écharpe blanche. Il n'est encore, en attendant, qu'un bon élève, un peu distrait, mais non rebelle aux utiles leçons. La Gaucherie n'est plus et c'est Florent Chrétien, homme très agréable en conversation, et fort versé en belles lettres, mais huguenot jusqu'aux moelles, qui façonne son intelligence. Les théologiens protestants et catholiques invités à discuter devant le roi et sa mère, se sont réunis à Poissy, mais n'ont pu s'entendre. Ce qui n'a pas empêché le vertueux Michel de L'Hospital d'accorder aux premiers, dans un large esprit de tolérance, la liberté de célébrer leur culte dans les villes et les campagnes. C'est bien quelque chose. Mais si les réformes sincères vont jusqu'au bout de leur pensée, on voit qu'ils veulent davantage, et que sous le couvert des réformes religieuses, ils ne sont que les précurseurs de la révolution politique qui s'accomplira deux cents ans plus tard. Charles IX, évidemment stylé par sa mère et ses oncles, le soupçonne quand il dit au plus illustre d'entre eux, à Coligny : Vous ne me demandez d'abord qu'un peu d'indulgence ; aujourd'hui, vous voulez être mes égaux, demain vous voudrez être mes maîtres et me chasserez de mon royaume. C'est d'autant plus probable, qu'un coup de main, tenté par Condé pour enlever le roi, alors à Meaux, et gouverner en son nom, a failli réussir. De la belle peur qu'eût le souverain, ce jour-là, une impression lui resta toute sa vie, dont ses conseillers, par la suite, purent jouer vilainement dans les circonstances les plus tragiques. La Cour, que cette audace a effarée, de ce moment, reprend l'offensive, lance ses armées, dont l'une est commandée par le duc d'Anjou, le futur Henri III, contre Condé, le chef des protestants, qui est défait et tué à Jarnac. Blessé au bras, la jambe brisée, il avait voulu charger quand même, criant aux siens : Voilà le combat désiré. Souvenez-vous en quel état Louis de Bourbon y entre, pour Christ et sa patrie ! Son cheval fut tué ; tombé dessous, il ne put vider les étriers. Autour de lui ce fut, pour sa sauvegarde, une lutte haletante et terrible. Quand elle fut devenue inégale, il se rendit. Un capitaine des gardes du duc d'Anjou s'avança et, d'un coup de pistolet par derrière, tua ce héros qui était à sa merci. Cette mort est un deuil immense, ce pourrait être un irréparable désastre : l'adroite énergie de Coligny en atténue les effets. La reine de Navarre est en Béarn, avec son fils Henri, trop loin, à son gré, du centre de tels événements. Elle accourt, suivie de quatre à cinq mille gascons enflammés, à son exemple, et résolus de se sauver ou de se perdre avec la cause qu'ils ont embrassée. L'heure est venue d'armer ce fils en lequel son orgueilleux espoir se réfugie. Elle choisit ce lendemain de deuil et de défaite pour donner à cet acte plus d'émotion et de gravité. Henri de Navarre a seize ans ; c'est maintenant un fier jeune homme plein d'énergie et de feu ; il a montré déjà, en chevauchant à côté des aînés, un tempérament belliqueux et une jolie vaillance. Il a même laissé percer dans quelques observations judicieuses ce sens de la stratégie qui fait les grands capitaines, et d'autres fois, ce mépris du danger qui fait les héros. Les troupes sont sous les armes, les drapeaux devant son jeune front royal se sont inclinés. Sa mère, à son côté, mêlant de belle grâce, les pleurs et les soupirs avec les résolutions, comme l'écrit d'Aubigné, dit à ses soldats ce qu'elle attend d'eux. Et maintenant, Messieurs, voilà ceux qui n'entrent dans la vie que pour vous mener à la paix assurée, à la victoire entière ou à la mort glorieuse. — Celui-ci — elle désigne le prince de Condé —, a la mort de son père à venger. Et, désignant Henri de Navarre : Mon fils, l'honneur du sang de Bourbon, sait ce qu'il doit à sa race. Henri de Navarre, d'une voix ferme, prononce le serment de ne jamais abandonner la cause ; les soldats répètent d'enthousiasme ce serment, et le proclament leur chef. Coligny s'érige son mentor. C'est un chef écouté, opiniâtre en ses desseins et qui exerce un considérable ascendant sur ses troupes un peu disparates, mais animées d'une passion commune. Il est de vieille noblesse, il a servi sous François Ier, il a été armé chevalier sur le champ de bataille, il a pris part aux engagements qui ont décidé de la conquête du Milanais. Une auréole de gloire illumine son nom. Il est grand amiral de France. Mais c'est sur la terre ferme qu'il a joué son véritable rôle. Comme gouverneur de la Picardie, il eut à défendre Saint-Quentin contre les Espagnols. Il mena, pour cette résistance, une lutte de dix-sept jours, avec cet énergique sang-froid qui fit si souvent oublier ses erreurs de tactique militaire. Il succomba et, fait prisonnier, fut emmené en captivité. Comme il s'ennuyait dans la prison du roi d'Espagne, il lut tous les livres qui lui tombèrent sous la main ou qu'on lui fit tenir. Ils venaient de Genève et parlaient de Calvin et de la Réforme. Sorti de prison, il se sentit enclin à épouser ces idées. La présence au pouvoir des Guises, qui avaient toujours été en hostilité avec son oncle, le connétable de Montmorency, put contribuer, encore à le jeter dans le nouveau parti, lui et ses frères. Il y fut d'abord très modéré et très conciliant ; il ne se résigna à la guerre que l'un des derniers. Guise, dans les opérations près d'Orléans, qui avait Coligny pour adversaire, fut assassiné par le protestant Poltrot de Méré : on vit la main de l'amiral dans ce crime, quoiqu'il fît pour se disculper. Depuis Jarnac, la fortune de ses armes hésite ; mais à Montcontour où le duc d'Anjou, bien entraîné par de vaillants capitaines, fait montre d'une incontestable bravoure, c'est la défaite : Coligny voit dix mille des siens tomber autour de lui. Et pourtant le désespoir qui a gagné ses compagnons, l'épargne. Tous le croient écrasé avec son parti : à la surprise de tous, il se relève, et des alternatives précipitées de victoires et de revers, donnent l'impression que cette horrible guerre ne finira jamais. La paix de Saint-Germain, si elle est aussi sincère qu'elle est large, pourrait la clore. Mais rien n'est sincère alors, tout est calcul, équivoque et dissimulation. Et pourtant, cette paix signée, comme il est bon de croire que tous dissentiments sont effacés, que protestants et catholiques ne sont plus que les fils d'une même Patrie et que désormais, dans la balance, ceux-ci ne jetteront plus l'épée anglaise et ceux-là l'épée espagnole ? Pour sceller cette réconciliation, Catherine de Médicis apporte un gage : elle offre à Henri de Navarre, chef des réformés, la main de sa fille, Marguerite de France, sœur du roi ! En vue de cette importante affaire, Jeanne d'Albret se rend auprès de Charles IX qui l'accueille avec tous les transports de l'amitié, l'appelant sa grande tante, son tout, sa mieux aimée. Femme de tête qui ne se paie point de fadeurs, elle reste sur la défensive ; ces démonstrations corrigées par la froideur agressive de la reine-mère, ne lui sont que suspectes. Mais Coligny, pleinement conquis par le roi qui semble écouter ses conseils, se porte garant de leur loyauté. On discute le cérémonial qui est sans précédent et ne va pas tout seul ; ce n'est point qu'Henri de Navarre, éloigné de la Cour pendant ces discussions, y apporte un formalisme pointilleux ; mais ses amis sont moins débonnaires. Cependant on ne doute pas que les noces n'aient lieu ; les invités, tous les huguenots de grand renom, accourent à Paris pour en être les témoins. Si certains, par tempérament, gardent quelques soupçons, la plupart sont dans la confiance et dans la joie. Mais brusquement Jeanne d'Albret meurt. On respire un si mauvais air à la Cour, qu'on parle aussitôt de poison, sans l'ombre de preuve, au reste, et contre toute évidence. Le mariage n'en est point différé. Le roi de Navarre qui est venu à petites journées fait son entrée à Paris avec une escorte de huit cents gentilshommes. Les fiançailles sont célébrées au Louvre le 17 juillet 1572, et le mariage le lendemain. Henri, pour la circonstance, a changé ses habits de deuil en habits de fête. Marguerite de France, vêtue d'hermine, toute brillante des pierreries de la couronne, a sur ses épaules, le royal manteau d'azur dont trois princesses portent la longue et lourde traîne. Le cortège se déroule à travers les rues, sur une estrade tendue de drap d'or, qui va de l'Évêché à Notre-Dame. Le peuple en bas s'étouffe à voir le magnifique défilé de tous ces princes, seigneurs et belles dames dont on lui donne l'éblouissant spectacle. Le cardinal de Bourbon, oncle d'Henri de Navarre, bénit les époux, puis aussitôt les mariés, contrairement à la coutume, se séparent. Comme catholique, la mariée va entendre la messe dans le chœur, et comme protestant, le marié va se promener dans la cour où ses amis les huguenots boudent la messe catholique. Drôle de noce où personne ne devait être content. On festoya néanmoins quatre jours durant, mais la chanson du plaisir sonnait faux. Les vieux huguenots flairaient quelque surprise et la population parisienne, ferme dans les traditions sur lesquelles était fondée sa suprématie, voyait, avec humeur, en ce mariage une concession qu'on leur avait faite. Il se tramait quelque chose. Il n'est tel que ces rapprochements factices pour aggraver les insurmontables inimitiés. Ce mariage fut-il un piège dressé pour attirer les protestants à Paris et les massacrer ? Ce n'en fut plus probablement que l'occasion. Il y prêtait de toutes les manières : par les ambitions qu'il permettait aux réformés de caresser, ce dont leurs adversaires irréductibles s'irritaient comme d'une capitulation de la foi devant l'hérésie ; par le crédit grandissant qu'en retirait l'amiral Coligny, le chef du parti ; par la crainte où était Catherine de Médicis de voir détruite ou diminuée cette puissance dominatrice dont le besoin la dévorait et pour la satisfaction de laquelle, sans scrupule et perfide, son esprit si fertile en intrigues et en ruses se multipliait. C'est ainsi que derrière le décor des noces, dites vermeilles, se préparaient les noces sanglantes. L'horloge du Palais de Justice, puis la cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, le 24 août 1572, donnaient le terrible signal. La tragique journée ! En personne, Henri de Guise, qui avait à venger la mort de son père, veilla au massacre de Coligny couché et blessé, qui avait eu les honneurs des premiers coups : Le tocsin du Palais, dit un contemporain, point avec le jour. Tout se croise, tout s'émeut, tout s'excite et tous cherchent colère. Le sang et la mort courent les rues. Le Louvre même n'est pas lieu d'asile. On y tue sous les yeux du roi, sinon par son ordre, du moins par son consentement, ses propres hôtes qui lui font grief en mourant de son manquement à la parole jurée. Sa faiblesse exaspérée, à bout de lutte, a été vaincue, et comme saisi d'un tragique vertige, cédant aux conseillers qui le harcèlent : Tuez-les tous, crie-t-il, et qu'il n'en reste plus un pour me le reprocher ! Les galeries du Louvre s'emplissent d'un tumulte effroyable. Le roi de Navarre n'échappe que par un dernier hommage du respect dû au sang royal. Sa femme, qui est couchée, entend tout à coup, dans la nuit, heurter à sa porte ; une voix atterrée crie du dehors : Navarre ! Navarre ! Elle croit que c'est son mari qui revient en danger et fait ouvrir. C'est un gentilhomme blessé que des gardes poursuivent ; éperdu, il s'abat sur son lit et, dans ses bras, vient chercher protection contre ses bourreaux. Au plus fort de ce carnage, Henri de Navarre, avec le prince de Condé, est appelé auprès du roi. Charles IX, colère et farouche, dès qu'ils sont en sa présence, les somme de choisir entre la messe et la mort. Henri met dans sa réponse moins de hauteur que Condé. Ce gascon délié, si prompt à éviter les pièges, sans compromettre ni son honneur ni sa vie, sait se garder des fatales intransigeances. Il feint de se soumettre avec une certaine affectation ; mais Catherine de Médicis qui l'épie ne tarde pas à s'apercevoir qu'il souffre de tant de blessures faites aux siens. Aussi sa vie est-elle menacée, tantôt par les Guises, tantôt par le duc d'Anjou, tantôt par la reine-mère, qui le hait pour avoir lu, dans les oracles, qu'il régnera et aussi parce que la haine est l'un des ressorts de sa volonté. Henri de Navarre aurait bien voulu s'enfuir de la cour, il avait même prémédité son départ, une certaine nuit de Mardi-Gras. Ses amis avaient provoqué un coup audacieux qui eut un commencement d'exécution. Une seconde Saint-Barthélemy est donc à craindre qui n'épargnera personne, pas même les princes du sang. En attendant, précieux otages, Henri de Navarre et le duc d Alençon sont retenus prisonniers à Vincennes. Mais l'atroce signal ne sera pas donné une seconde fois : ce qui reste de volonté royale se meurt dans un corps miné par un mal implacable. Épuisé par la phtisie, sans force, dégoûté du plaisir, pliant sous le fardeau de sa couronne, désenchanté, effaré et las, Charles IX traîne, lamentable, ses derniers jours. Les remords des terribles décisions arrachées à ses énergies courtes et changeantes, tenaillent sa conscience, dans ces heures de suprême recueillement ou l'homme dresse le total bilan de sa vie. Que de trahisons crièrent vers lui ! Que de cadavres passèrent devant ses yeux qui l'accusaient ! Faute d'avoir délibéré lui-même sur la nécessité des actes qu'il accomplit, leur responsabilité le terrifie, maintenant qu'il y songe, à son lit de mort, en catholique fervent, soumis au jugement de son Dieu, en roi qui relèvera du verdict de l'histoire. En vain, pour amener un dernier sourire sur ses lèvres décolorées et froides, sa mère lui annonce en province un nouveau triomphe des leurs. C'est vers sa vieille nourrice, une fervente huguenote, qu'il se tourne. Ah ! nourrice, que de meurtres l Que Dieu me les pardonne ! Et la vieille nourrice, calmant l'enfant dolent qu'elle retrouve en ce prince malheureux : Sire, murmure-t-elle, les meurtres sont sur la tête de ceux qui vous les ont conseillés ! Au vrai, la légende protestante a peut-être un peu dramatisé la fin de ce roi, encore qu'il mourût certainement inquiet et troublé. On prétend que le sculpteur Jean Goujon, le soir même de la Saint-Barthélemy, était tranquillement occupé à sculpter les nymphes de la fontaine des Innocents, lorsqu'une balle, qui l'atteignit sur son échafaudage, le tua. Cette anecdote n'est pas prouvée, mais elle est symbolique. Cet artiste qui, un tel jour, indifférent au tumulte de la rue, vaque à sa besogne, qui est faite du besoin de créer de jolies choses, exprime assez exactement ce que fut l'art en ces temps particuliers. Les agitations des partis ne troublèrent point sa sérénité — hors en quelques très rares pages de littérature — ; insensible aux chocs des ambitions, il édifiait les œuvres devant lesquelles s'extasieraient les siècles à venir. C'est une justice à rendre à Catherine de Médicis, elle avait apporté de Florence un sens artistique éclairé et délicat ; elle aimait surtout les belles architectures. Elle conçut le projet du palais des Tuileries que Philibert Delorme devait réaliser somptueusement. C'est encore à elle qu'appartient l'idée de les relier au Louvre par une galerie. Les Tuileries furent achevées en dépit des guerres civiles. Ne les cherchez plus : une guerre civile, trois cents ans plus tard, les a anéanties. Des constructions de la reine-mère, il nous reste une partie du Louvre et cette colonne de son hôtel de Soissons, due à Jean Bullant, au sommet de laquelle elle allait consulter ses devins, et parmi eux, celui qui avait le plus sombre empire sur cette âme superstitieuse : l'italien Ruggieri. Espion de la mère, il la trahissait quelquefois pour le compte du fils ; charlatan fieffé, il n'était probablement qu'un très profond psychologue. Avait-il prévu le règne d'Henri de Navarre, qu'il se ménagea en lui un protecteur ? A la veille de la Saint-Barthélemy, il avait assuré Catherine de Médicis que jamais le Béarnais ne causerait de troubles dans le royaume. Ce fut peut-être à cette affirmation que le roi de Navarre pût échapper à la mort dans la nuit tragique. Mais il n'avait pas prévu, le subtil sorcier, qu'il serait impliqué lui-même dans un complot maladroit et ramerait sur les galères, alors que Catherine de Médicis avait tant besoin d'interroger les astres sur ce qui allait advenir si son fils, Charles IX, mourait. Charles IX est mort. Elle s'est emparée de la régence en attendant le retour du plus cher de ses fils, le duc d'Anjou, qui est devenu roi de Pologne. Sitôt que lui est connue la vacance du trône, Henri III quitte ses sujets du Nord avec une hâte qui n'est ni courtoise ni diplomatique. Ceux-ci, qui se lancent à sa poursuite, ne le rattrapent point, tant il met d'ardeur à les fuir. Henri de Navarre, toujours surveillé à Vincennes, a appris son retour par la reine-mère : En compagnie du duc d'Alençon, dernier frère du roi, son compagnon de captivité, Catherine de Médicis l'envoie à la rencontre de son fils. Henri III, prévenu par sa mère des divers complots où ces deux princes sont entrés, les menace et les réprimande, puis les délivre. Non sans avoir juré' qu'il n'accorderait de pardon aux huguenots que s'ils déposaient les armes et vivaient catholiquement ; qu'autrement ils auraient à vider le royaume. Les catholiques dans le nouveau roî attendent donc un soldat : il leur vient un pénitent, qui n'est austère qu'à ses heures. Sa place est aux armées, car les protestants ont recommencé à serrer de près les catholiques dans de fréquents combats : il va aux processions. Au lieu de la cuirasse, il ceint la discipline et la haire. A son sacre, cet acte essentiel et d'un si haut symbolisme religieux, ce n'est qu'aux minuties d'un cérémonial profane et puéril qu'il s'arrête. Il en est de même dans sa capitale. Les Parisiens, dont la piété est forte, ne lui reprochent point ses dévotions publiques ni sa ferveur à .suivre les processions, un chapelet à la main ; mais après ces dévots exercices, ils s'étonnent de le voir courir les rues et les maisons, quêter les petits chiens dont il raffole et les disputer aux dames inoccupées, dont ils amusent les loisirs, pour les promener sous ses bras. Ce n'est pas là occupation de roi, non plus que le bilboquet. Il ne sort bientôt plus qu'avec ce joujou à la main ; aux yeux de ses sujets surpris et scandalisés, il s'en égaie comme font les enfants. Ses courtisans musqués, frisés, des boucles aux oreilles ainsi qu'en portent les femmes, l'imitent ; et c'est aussi choquant que ridicule. Plus de virilité siérait à qui a l'orgueil de gouverner un grand peuple. C'est trop donner prise aux reproches de ses ennemis qu'afficher de si pitoyables façons ; c'est autoriser toutes les séditions et tous les complots. Son frère lui-même, ce duc d'Alençon, qui dans le mécontentement général peut espérer une brusque vacance du trône dont il serait le bénéficiaire, conspire. Son opposition est si ouverte, que Henri III, malade, en arrive à le supposer capable de l'avoir empoisonné. Subissant la fatalité du sang des Médicis, c'est par un crime, qu'en son délire épouvanté, il songe à tirer vengeance de ce chimérique attentat. Il s'en ouvre à Henri de Navarre et va jusqu'à l'inviter à tuer, en un duel singulier, ce frère rebelle. Le Béarnais lui répond qu'il ne sait tirer l'épée que loyalement et au grand jour. Guéri, le roi chassa ses soupçons, mais continua à irriter son frère, assez habile pour s'évader et gagner Dreux, ville de son apanage, d'où il lança une proclamation contre les étrangers et les perturbateurs qui abusaient le roi, accablaient le peuple d'impôts, violaient les lois du royaume, persécutaient les gens de bien qu'il prenait sous sa protection : c'était s'offrir, lui, frère du roi, comme chef aux mécontents. La proposition qui lui a été faite, donne à penser qu'Henri de Navarre n'est point suspect aux yeux de la Cour ; mais peut-être ne fut-ce qu'une feinte pour le mieux sonder. Libre, en apparence, il est en réalité espionné par ses domestiques et ses familiers jusqu'au milieu de ces plaisirs qu'il aime étourdiment. Du moins, ces plaisirs sont-ils de ceux permis. Il se dépense au jeu et en conversations frivoles avec ces femmes de haut rang, si jolies, dont la reine Catherine de Médicis s'est entourée. Ses vingt ans s'oublient en les délices de cette société charmante où brille d'un éclat que nulle catastrophe n'altère, l'enjouement de sa belle et gaillarde humeur. Ses amis le lui reprochent, qui lui assignent un rôle plus digne de son nom, achevant de le brouiller avec les unes et les autres. Ils travaillent à le ramener comme chef à la tête de leur parti, qui s'est d'autant plus ressaisi qu'il se sent plus menacé. On espère le roi de Navarre à l'armée protestante, et tous les jours, au Louvre, le conseil d'y partir lui est murmuré à l'oreille par les huguenots qui s'y dissimulent. Il est prêt à les écouter, il n'attend plus que l'occasion, moins impatient toutefois que ceux qui l'invitent à la saisir. Un jour, qu'il est sorti de Paris pour aller à Senlis, courre le cerf, soudain, d'Aubigné et deux autres gentilshommes arrivent, tout essoufflés ; qui lui disent — c'est une ruse — : Nous sommes trahis, le roi sait tout ; on est à notre poursuite, qu'allez-vous faire ? Le chemin de la mort et de la honte, c'est derrière vous, Paris ; les chemins de la vie et de la gloire sont devant vous. Henri est trop prévenu pour hésiter. Il monte en selle, et tournant le dos à Paris, à la Cour, au Roi : Partons, dit-il. Toute la nuit, avec ses compagnons, à franc étrier, il courut à travers la forêt de Senlis. Le lendemain, ils atteignaient Alençon où était le gros de l'armée protestante. Là, au milieu des siens, s'éjouissant de sa délivrance, il redevenait huguenot en présentant un enfant au baptême, en plein prêche. Il ne devait plus rentrer dans Paris que pour reprendre, comme chef de la Maison de Bourbon, le sceptre tombé de la main du dernier des Valois. Henri de Navarre, à cette heure, a son plus redoutable adversaire dans Henri de Guise, dont les Ligueurs ont fait leur chef. Les Ligueurs sont ceux de la Ligue. La Ligue, c'est toute la France catholique, divisée en petites associations pour la défense de la foi. Elles ne sont autre chose que les confréries du moyen âge adaptées aux circonstances. Bourgeois, nobles, membres du clergé font partie de ces associations qui se fondent dans une seule, universelle et formidable : la Sainte Ligue. Par toute la France, — Péronne, refusant de recevoir Condé, parce qu'il est protestant, a donné le branle, — on distribue, sous le manteau, l'acte constitutif, et on le signe. Les adhérents jurent de retenir le saint service de Dieu selon la forme de l'Église catholique et de conserver le roi Henri en l'état, splendeur, autorité dus par ses sujets. Henri III, malgré ces protestations de loyalisme, s'inquiète de voir grandir une corporation fidèle à un chef qui, s'appuyant sur elle, peut traiter, un jour, d'égal à égal, en puissance, avec le roi. Il soupçonne que ce chef pourra être, s'il ne l'est déjà, ce Guise si séduisant et si hardi. Il n'a donc plus, croit-il, qu'un parti à prendre : se liguer lui-même avec les violents dans l'espoir d'en devenir le maître. Lorsque Henri de Navarre connut cette décision, on le vit, la tête appuyée dans les mains, s'abîmer dans de torturantes réflexions. Quand ses familiers revirent son visage, sa moustache, dit-on, était blanche. Redoutait-il l'effondrement de son parti ? Prévoyait-il la succession des maux qui allaient, à nouveau, mettre en péril la vie même de la nation ? La tactique adoptée par Henri III n'empêche point les Ligueurs de se donner cœurs et bras à Henri de Guise. Et c'est bien autre chose quand meurt le frère du roi, le duc d'Alençon. La santé du roi régnant est précaire, on peut donc envisager la vacance prochaine du trône passant au plus proche héritier, qui se trouve être Henri de Navarre : un hérétique. Ah ! plutôt Guise, qui est de sang royal ! Et, comme celui-ci feint de repousser un tel honneur, plutôt même l'oncle du roi de Navarre, bonhomme tout cassé de vieillesse, le cardinal de Bourbon, qui, du moins, est catholique. Mais Henri III, qui recueille ces rumeurs, estime qu'on dispose bien délibérément du trône sur lequel il est assis et qu'il ne quittera qu'à sa mort, dont tout le monde parle, excepté lui. Henri de Navarre, au courant de ces intrigues, se borne à dire : Ils ne tiennent pas encore le Béarnais. Et pour le prouver, il saute en selle. C'est que le Béarnais s'est révélé un excellent chef de guerre, qu'il a grossi le nombre de ses partisans, qu'il a obtenu des soldats de l'Allemagne et de l'argent de l'Angleterre, et que son cheval, de la Guyenne à la Loire, fait feu des quatre pieds. Coutras devait être sa défaite : ce fut son triomphe. Joyeuse, ce jour-là, était à la tête de l'armée catholique, contrastant avec la sévérité lourde des troupes huguenotes équipées à la reître avec l'épée et le pistolet, mais pieuses à leur ordinaire, et qui se mirent a chanter les psaumes au moment de s'ébranler. Voyant les protestants à genoux : Par la mort ! crièrent les gentilshommes catholiques, ils ont peur, voyez, ils se confessent ! Un vieux capitaine répondit : Ils prient parce que, résolus à vaincre, ils sont prêts à mourir. Henri de Navarre ne s'y trompe pas, lui qui, là-bas, crie à Condé et à Soissons : Cousins, vous êtes du sang de Bourbon, mais Vive Dieu ! je vous montrerai que je suis votre aîné. Et il le leur montra. La mêlée qui suivit fut courte mais terrible. Les lourds escadrons brisèrent comme verre les beaux gentilshommes de l'armée royale. Tout ce qui resta debout, au regret d'Henri de Navarre, fut passé au fil de l'épée. Il ne put même sauver Joyeuse, fracassé d'une balle par le soldat huguenot aux mains duquel il se rendait. C'était la première bataille rangée gagnée par la Réforme. Elle fut cependant sans résultat. Henri de Navarre, qui aurait pu poursuivre son héroïque chevauchée, se montra trop pressé de licencier ses troupes, afin d'aller déposer ses trophées de victoire en quelqu'une de ces retraites où sa jeunesse, si gaiement étourdie, se prolongeait. Tout le temps qu'il perdait ainsi, était regagné par Henri de Guise que l'on appela le Balafré quand il eut reçu, dans un combat contre les protestants, un coup de feu qui lui balafra le visage. Il était aussi beau cavalier que grand capitaine. Ses façons très dignes séduisaient les foules. Sa popularité grandissante alarmait Henri III qui se voyait contraint de la combattre, et par là, même, accroissait sa propre impopularité. On ne ménageait plus le roi à Paris ; on l'accablait de quolibets, on le censurait avec irrévérence. Les chaires retentissaient d'allusions blessantes pour son caractère, dangereuses pour son autorité, inquiétantes pour sa vie. C'était la Ligue qui régnait. Il n'était plus le souverain de son peuple. Cette situation devenait intolérable et humiliante. Henri III voulut ressaisir son prestige, par une démonstration agressive contre les Parisiens révoltés. Il se promettait de s'emparer des plus compromis et de les pendre pour faire quelques exemples. Subrepticement, il fit entrer les suisses, troupes soldées, dans la ville, et en assez grand nombre pour réduire tous les mutins. Les Parisiens au premier moment affolés, et qui savaient Guise tout proche, le supplièrent d'accourir. Le roi lui fit donner l'ordre de rester. Guise passa outre à l'ordre du roi. Il entra à Paris, sans démonstration vaine, avec une certaine hésitation, le visage caché dans l'ombre du chapeau. Mais la nouvelle qu'il était dans les murs, bondit par les rues, et de maison en maison, héla les habitants qui s'élancèrent sur ses pas et le forcèrent bien à chevaucher à visage découvert, crânement. Alors, ce fut de la frénésie. On le porta, on le poussa, on l'étouffa dans des transports d'enthousiasme. On baisait ses habits, on lui faisait toucher les chapelets ; du haut des fenêtres, les femmes faisaient pleuvoir sur lui des fleurs et des palmes. Il était l'idole d'un peuple qu'il enivrait d'amour. L'accueil furieux qu'il reçut du roi lui fit comprendre de quel prix il pouvait payer son audace, et prestement il rentra à cet hôtel de Guise, au Marais, où nos Archives Nationales sont gardées maintenant. Il y tint conseil avec les chefs de la Ligue. De son côté, le roi qui entendait monter la voix impérieuse de l'émeute, était en son Louvre, comme dans une forteresse assiégée. Les troupes royales répandues dans Paris essayaient, sans y parvenir, par leur seule présence, de terrifier la foule. La consigne qui les condamnait à se montrer sans agir parut une preuve de faiblesse à la masse qui s'enhardit. Elle commença par bafouer ces statues de fer qu'étaient les hallebardiers, par discipline, immobiles ; elle les harcela et, au premier geste d'agression, arrachée à leur patience enfin lasse, elle tendit les chaînes et forma des barricades. Le roi retirait ses troupes, puis le lendemain composait avec les rebelles. Un tumulte plus menaçant encore arrache des larmes à la reine-mère, Catherine de Médicis, qui se fait conduire chez Guise pour le supplier de pacifier cette émotion. Guise garde une attitude intransigeante. Il est fort marri, sans doute, de cette sédition, mais que peut-il, pour refroidir ce peuple échauffé et dont la furie croît d'heure en heure ? Au vrai, il peut tout, mais ne veut rien faire, que sous des conditions inacceptables pour l'orgueil du roi. Les pourparlers traînent ; la sédition s'aggrave. Des écoliers armés, des moines, capitaines de mutins, le soir, conduisent en colonnes hurlantes, vers le Louvre, un peuple furieusement animé, qui prétend y quérir frère Henri. Henri III entend monter ce tumulte, sur lequel plane la voix tragique du tocsin. Son oreille recueille l'obscur grondement de ces foules déchaînées que, seule, la popularité de Guise pourrait calmer d'un geste. Le visage effrayé, collé aux vitres, effaré en son Louvre où il n'est plus en sûreté, voyant se lamenter sa mère, comme lui impuissante, peut-être se rappelle-t-il une semblable nuit — celle du 24 août 1572 —, et se dit-il qu'il est bien imprudent aux grands qui gouvernent de donner aux foules l'appétit du meurtre. Qu'allait-il faire ? Le temps pressait. Devait-il s'exposer à devenir un otage entre les mains de Guise et des factieux ? Ce qu'il résolut, il ne le confia à quiconque. Mais au matin, comme s'il prenait le frais, une badine à la main, il sortit du Louvre, tout seul, fut à ses écuries des Tuileries, se fit seller un cheval, se botta, si fiévreusement qu'il mit son éperon à l'envers, et fila, tout d'une traite, à peine escorté, jusqu'à Chaillot. Là, essoufflé, il se retourna ; il promena son regard irrité sur la ville ingrate, qu'il croyait avoir comblée de ses bienfaits, parce qu'il lui avait donné des preuves de sa faiblesse, la maudit, et jura que, sorti par la porte, il n'y rentrerait que par la brèche. Cette brèche, il aida bien à la faire, mais ce fut pour que Henri IV y passât. Sa colère n'éclata pas tout haut ; il lui fallut négocier, recevoir les délégués de la parodie de gouvernement que Paris s'était donné et qui, au reste, le priaient fort respectueusement de revenir. Le serment de réconciliation qui suivit ces démarches, comme tant d'autres serments de ce temps-là, masquait la perfidie des lointaines représailles. Pouvait-il oublier l'humiliation que Guise lui avait infligée ? A Blois, où les États généraux, une fois de plus réunis, ne reflétaient que l'esprit de la Ligue, Henri III, en qui le sang des Médicis parlait, conçut, forgea le projet de détruire, par le crime et la trahison, l'adversaire qui lui avait imposé de connaître la peur, et de subir le déshonneur de la fuite. Avec les quarante-cinq, c'est-à-dire les gentilshommes de sa chambre, il organisa un guet-apens, dans le château même : Henri de Guise y tomba. Quand, percé de coups, son ennemi fût à terre, le roi écarta le rideau qui le cachait, et vint s'assurer que la besogne sinistre était accomplie. Seize ans auparavant, ce même Guise, aujourd'hui expirant, contemplait ainsi, sur le pavé, où les siens par son ordre, l'avaient précipité, le corps sanglant de Coligny ! Je suis roi maintenant, dit le roi. — C'est bien coupé, mon fils, dit Catherine, mais saurez-vous recoudre ? Elle pressentait si bien le contraire, que ce crime la troubla au point d'avancer sa fin, qui arriva à peu de jours de là, le 5 janvier 1589. La nouvelle de l'assassinat du duc de Guise fut connue à Paris, la veille de Noël, elle émut étrangement le peuple qui prit incontinent les armes et commença à faire une garde exacte de jour et nuit. Les Seize déployèrent leurs drapeaux, criant : Au meurtre ! au feu ! au sang, à la vengeance ! Les capitaines assemblèrent les bourgeois sur ce qu'il était expédient de faire. Les chefs convinrent, aux applaudissements de tous, qu'il fallait employer jusqu'au dernier sou de bronze et jusqu'à la dernière goutte de sang, pour venger sur le tyran la mort du prince lorrain, vrai roi de Paris. On arracha les armoiries royales qu'on traîna au ruisseau. On démolit, à Saint-Paul, les tombeaux que le roi avait fait élever à ses favoris. On se déclara délié du serment de fidélité. Le crime de lèse-majesté fut, en des circonstances déterminées, proclamé pie. La casuiste Sorbonne décréta que le peuple pouvait, en toute sûreté de conscience, s'armer pour la défense de sa foi contre la monarchie. Toute activité joyeuse fut éteinte, tous divertissements bannis. Plus de fêtes profanes, plus de plaisirs : des gémissements et des larmes. Les églises, tendues de noir, ne désemplissaient pas ; les rues n'étaient sillonnées que de processions où tous les rangs se confondaient, dans un pittoresque étrange ; où les religieux défilaient, la robe de bure recouverte de la cote de maille ; le crucifix lâché pour la pique ou le mousquet, le casque couvrant la tonsure. Coude à coude, leurs rudes visages reflétant l'énergie de leurs passions, ils promenaient, jour et nuit, à travers la ville, en cohues formidables, l'exaltation d'un fanatisme délirant. Une des processions les plus impressionnantes fut celle des enfants. Afin de leur bien graver dans la mémoire le souvenir du meurtre de Guise, on les assembla en un long cortège, chacun portant un cierge. Arrivés à l'église, ils abaissèrent la flamme du cierge sur le parvis et l'éteignirent en criant, de leurs petites voix aiguës qui perçaient l'air : Ainsi soit éteinte la race des Valois ! Le roi de France est placé dans une singulière situation : combattu à la fois par Henri de Navarre et les protestants, et par Mayenne et les catholiques ; resserré, écrasé, aplati entre ces deux forces hostiles, comment se dégagera-t-il, alors qu'il n'a à peu près plus de soldats, plus d'argent ? Il ne lui reste que deux partis à prendre : aller vers le gros Mayenne, devenu chef des Ligueurs, ou aller vers Henri de Navarre : c'est au dernier qu'il se résoud. Aux premières ouvertures, Henri de Navarre est séduit. Voilà un résultat que la violence n'avait pas prévu : elle a rapproché les forces conservatrices pour le triomphe de l'ordre, de la tradition et de l'autorité. C'est de règle. L'entrevue des deux rois a lieu au Plessis-lès-Tours, dans le parc, encombré de paysans et de soldats. Henri est vêtu du pourpoint usé aux épaules pour avoir porté la cuirasse ; du manteau écarlate, du haut-de-chausse de velours feuille-morte et coiffé du fameux chapeau gris à panache blanc. Cet équipement n'est pas très reluisant, mais le roi de Navarre est un peu au-dessous de ses affaires et les blessures de son pourpoint sont, au reste, des plus glorieuses. A quatre pas l'un de l'autre, les princes se tendent les bras dans un irrésistible élan. Le Béarnais fléchit le genou, Henri III le relève et l'embrasse. Vive le roi ! crient les assistants, et d'un tel cœur, que Henri III en est tout ragaillardi. Il n'était plus accoutumé depuis longtemps à ouïr de si chaudes acclamations. Les deux rois, par étapes, marquées d'escarmouches, remontent vers Paris, toujours au pouvoir de la Ligue, de Mayenne et des Seize. Leur tactique est d'en forcer les portes par un assaut concerté avec leurs deux armées réunies. Henri de Navarre dresse ses tentes à Meudon. Henri III prend son logement à Saint-Cloud. Tout est préparé en vue d'une attaque décisive. Mayenne l'attend, terrifié. L'assaut est annoncé. Ce jour-là, vraisemblablement, verra ce réconfortant tableau : le roi protestant ramenant, à Paris, le roi catholique dans son Louvre. L'assaut est fixé au 2 août. L'avant-veille un moine sortait de Paris. Il se dirigeait vers Saint-Cloud. C'était un jeune religieux, ignorant et simple d'esprit, mais hardi et passionné, et qui avait été soldat avant d'être jacobin. Il s'appelait Jacques Clément. Le souvenir de l'assassinat de Henri de Guise l'obsédait jusque dans son sommeil. Les chefs de la Ligue connaissaient son délire et ne le contenaient point. La duchesse de Montpensier souriait à ses visions. Quand il demanda son saufconduit, tous devinèrent à quel dessein. Le jacobin allait dans la campagne d'un pas automatique et raide, le capuchon rabattu, pieds nus dans ses sandales, les poings crispés, droit au but, seul. Dire que cet être si humble, ce moine, le plus obscur de son ordre, porte, avec son couteau caché dans sa manche de bure, pour un peuple et deux rois, l'arrêt de la destinée ! Blessé mortellement, le roi ordonna qu'on prévint Henri de Navarre, qui accourut avec une suite de quatre-vingts gentilshommes. Mon frère, lui dit Henri III, vous voyez l'état en lequel je suis ; je meurs content en vous ayant auprès de moi. La couronne est vôtre, après que Dieu aura fait sa volonté de moi. Je le prie qu'il vous fasse la grâce d'en jouir en bonne paix, qu'elle soit aussi florissante sur votre tête qu'elle l'a été sur celle de Charlemagne. J'ai commandé à tous les officiers de la couronne de vous reconnaître pour leur roi après moi. Le 2 août 1589, entre deux et trois heures du matin, Henri III expirait. Henri de Navarre, sous le nom de Henri IV, devenait roi de France. Il est roi, il ne lui reste plus qu'à conquérir son royaume, car la Ligue, qui ne désarme pas, a proclamé roi le cardinal de Bourbon, son oncle, sous le nom de Charles X. Tous les catholiques de l'armée royale n'ayant point consenti à le suivre, ni tous les protestants de son armée à rester fidèles à un prince qui ne saurait, désormais, avoir les étroitesses de vue d'un chef de parti, la double armée, réunie sous les murs de Paris, a tellement fondu, qu'il renonce momentanément à faire le siège de cette ville. Il descend vers la Normandie, et inaugure à Arques l'ère de ses succès décisifs. La victoire sourit à la victoire. La Bretagne et la Normandie le reconnaissent, le Midi lui députe des messagers pacifiques. Mayenne, le vaincu d'Arques, qui veut prendre sa revanche, cherche à débloquer Paris. Henri IV averti, accourt avec 8.000 fantassins et 3.000 cavaliers. Mayenne, avec des forces bien supérieures, dont l'Espagne a fait en partie les frais, se porte au-devant de lui, et, passant l'Eure à Ivry, le rencontre. Henri IV l'attend. L'affaire sera chaude, chacun de son côté le pressent ; avant l'action, et simultanément dans les deux camps, ils chantent ; ceux-ci, les anciens cantiques et ceux-là, les nouveaux. Au-dessus des rivalités et des ambitions humaines, au-dessus des luttes fratricides et des guerres sacrilèges, au-dessus de ces fronts de soldats inclinés, les paroles rituelles confondent les nuages de leurs pieux encens, et ces cantiques en querelle ne sont plus qu'une même prière, exhalée d'une même âme, et montant vers un ciel unique. Hommes de tant de foi, pourquoi vous battez-vous ? Henri IV a voulu, entre tous, distinguer le chef ; il s'est fait faire un immense panache avec des plumes de cygne et de paon blanc. Il l'a planté sur son casque. Au moment de s'en coiffer, il a improvisé, avec cette verve méridionale restée si neuve qu'elle nous entraîne encore aujourd'hui, sa harangue immortelle : Mes compagnons, Dieu est pour nous. Voici ses ennemis et les vôtres. Voici votre roi. A eux ! Si vous perdez vos cornettes, ralliez-vous à mon panache blanc : vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur ! La chevauchée fut courte mais décisive. Ce fut une mêlée tourbillonnante et d'une extrême contusion, en laquelle Henri IV, à son ordinaire, fit plus figure d'un paladin que d'un roi. Sa valeur, autant que sa tactique, dans ce corps à corps qui déroutait toutes les prévisions de l'adversaire, eut raison des gentilshommes de Mayenne venus un peu trop à la guerre comme à la parade. La déroute fut plus sanglante encore que l'action, car les vainqueurs furent sans pitié, quoique Henri leur criât : Mes braves, sus à l'étranger ! Quartier aux Français ! Son infanterie complètement détruite, sa cavalerie anéantie, ses cornettes prises, jusqu'à celle même de Mayenne, — blanche et semée de fleurs de lys noires, — l'armée de la Ligue n'existait plus. Si Henri IV eut poursuivi ses ennemis, Paris affolé lui aurait ouvert ses portes, ce qui eut, dit l'Estoile, épargné beaucoup de pauvretés et de misères qu'on a souffertes depuis. Il fait allusion au siège qu'allait vaillamment supporter Paris, alors que le roi, résolu à l'affamer pour le réduire, ayant pris tous les faubourgs, les eut fait fortifier avec retranchements et barricades, et fait approcher les canons à un jet de pierre des portes, puis raser tous les moulins environnants, desquels la Cité tenait sa farine. L'atroce privation se fit bientôt sentir. On vit dans Paris, des êtres hâves, décharnés, languissants, se traîner dans les rues, pareils à des fantômes. Ils mangeaient un pain d'avoine et de son. Le cheval était devenu un mets de luxe ; les moindres denrées étaient d'un prix fou. Tout augmenta, dit un témoin, il n'y eut de bon marché que les sermons. On en rassasiait le pauvre monde ; mais si grand que fut l'empressement de l'âme à les écouter, les corps n'en étaient point nourris. On courait après les chiens, non moins affamés que les gens, et c'était une lutte à qui, des chiens et des gens, feraient son repas l'un de l'autre. Offrir un rat à une dame de condition était présent digne du plus généreux cavalier. Une bourgeoise fit saler sa servante, comme provision de bouche et l'on vit jusqu'à des lansquenets manger des petits enfants morts de faim. Henri IV, par humanité, permit, à diverses reprises, de laisser sortir les non-combattants ; il tolérait même qu'aux plus suppliants qui s'approchaient de l'enceinte, on fit parfois — pas trop souvent — l'aumône de quelques vivres. Qu'espéraient les assiégés ? Le cardinal de Bourbon, le roi de la Ligue était mort ; ils n'avaient plus d'espérance qu'en le roi d'Espagne. Lui voulaient-ils donner la France, pour instituer on ne sait quelle démocratie tyrannique, en attendant que le plus jeune des Guise fût devenu l'époux d'une infante ? Ces projets méritent leurs salaires. Philippe II paye en belles et bonnes troupes, bien en main du plus intrépide des chefs, Alexandre Farnèse, duc de Parme. Ce guerrier est de force à tailler à Henri IV de rudes croupières. Son sang-froid est légendaire. C'est lui qui, à table, voit trois de ses généraux, ses convives, enlevés de dessus leurs chaises par des boulets, et qui n'interrompt point pour si peu son dîner. La réputation de son adversaire ne corrige pas Henri de sa témérité chevaleresque ; elle faillit, pendant le siège de Rouen, lui coûter la vie. Sans sa noblesse, il eut été tué. C'est en souvenir de cette aventure qu'il dira plus tard, à l'ambassadeur d'Espagne, étonné qu'il se laisse approcher si familièrement et de si près par ses gentilshommes : Si vous m'aviez vu aux jours de bataille, ils me pressaient bien davantage. Rouen est resté l'un des derniers boulevards de la Ligue, il faut le détruire ; il en est navré pour le sang français qu'il en coûtera. Il exhorte les habitants à ne pas croire aux calomnies du roi d'Espagne ; il les supplie de ne le point contraindre à recourir à la force. Ils lui répondent qu'ils sont prêts à tout plutôt qu'à voir un prince hérétique sur le trône de France. Leurs dispositions sont prises pour un siège ; elles sont remarquables. Ils ont dû se mettre à l'abri de la famine, en cela plus adroits que les Parisiens, auxquels ils n'ont emprunté que cette mise en scène tumultueuse qui fouette l'imagination des foules et les tient en fièvre. Ils organisent des processions et des cortèges, et, de place en place, des gibets rappellent aux sentiments hostiles l'imprudence de s'afficher. Henri IV se retrouva devant Rouen, comme il s'était trouvé devant Paris : avec un siège à soutenir, et l'armée ennemie, qui vient lever le siège, à combattre. En ces jours-là il ne descendit guère de cheval, ce qui faisait dire à ses soldats qu'il usait plus de bottes que de souliers, et qu'il était moins de temps au lit que Mayenne à table. On lui annonce, enfin, le duc de Parme, avec précisément le gros Mayenne et une armée magnifique. Il est loin de disposer de pareilles forces. Va-t-il reculer, hésiter ? Il va au-devant de l'ennemi dans des conditions qui montrent combien, en le roi, du général est resté. Il a simplement avec lui une élite de ses troupes, une avant-garde de ses cavaliers. Il pousse avec eux sa reconnaissance si loin et si imprudemment, qu'à Aumale la cavalerie légère ennemie l'enveloppe. Ses soldats veulent le protéger, le couvrir : Je vous prie, ne m'approchez pas, leur crie-t-il ; je veux paraître. Et avec son panache qui se voit d'une lieue, il reste à la tête du bataillon le plus follement engagé, exposé au feu des ennemis qui l'ont reconnu et font pleuvoir sur lui une grêle de balles. Un coup de mousquet perce l'arçon de sa selle et intéresse ses reins ; il chancelle, ce que voyant, les autres crient : Au roi, au roi de Navarre !, comme des furieux. Sans la valeureuse escorte des gentilshommes qui lui font, au péril de leur vie, un rempart de leurs personnes, il serait infailliblement tué ou fait prisonnier. Il n'est que blessé, mais pour accepter de descendre de cheval et tolérer qu'on le pansât, il voulut attendre d'être, au-delà du fossé, et entraîné loin de l'action où la bravoure du soldat avait engagé la fortune du roi. Les choses à Paris s'étaient gâtées pour les fanatiques, qui devenaient d'autant plus violents, qu'ils se voyaient plus irrémédiablement perdus. Les Seize avaient pendu quelques parlementaires insuffisamment dociles, ce à quoi Mayenne, agacé de leur outrecuidance, riposta en pendant quelques-uns d'entre les Seize. Les cruautés exaspérées des meneurs avaient irrité la populace, jusque là leur esclave obéissante, non moins que l'ingérence de plus en plus accusée du roi d'Espagne qui finissait, pour prix de son concours, par vouloir imposer à la France, comme reine, une fille d'Espagne mariée, non point même à un Guise, mais à un archiduc d'Autriche. Il disait déjà, en parlant de Paris : Ma bonne ville. La mesure était comble pour les honnêtes gens ; leur lassitude trouvait son écho dans des pamphlets ; la Satire Ménippée, usant de l'arme du ridicule qui tue aussi sûrement que le plomb, raillait les fanatiques comme autant de charlatans, vendant sous la livrée d'Espagne, leur mauvaise drogue quelle appelait le Catholicon. Le bruit des victoires du Béarnais, de la retraite du duc de Parme et de sa mort, de la soumission des villes de province au prince légitime, enchantaient les Parisiens qui ne se cachaient plus de le dire : La paix ! criaient-ils. Bénis soient ceux qui la procurent et la demandent ! L'heure était venue de donner, à la concorde, un prétexte. Henri IV le trouva dans l'abjuration : Paris valait bien une messe. Le 25 juillet 1593, escorté de sa no blesse et de ses gardes d'honneur, par les rues jonchées de fleurs, qu'un peuple immense emplissait, il se dirigea vers la basilique où dormaient, dans la paix chrétienne, les rois, ses aïeux. Vainement, on avait annoncé que seraient frappés d'excommunication ceux qui iraient à Saint-Denis, ouïr la messe du roi. Nombre de Parisiens, et de Parisiennes plus encore, avaient fait la route. Henri IV apercevant celles-ci donna ordre, galamment, aux gardes de se retirer et lors, l'une d'elles commença à dire à l'autre : Ma commère, est-ce là le roi dont on parle tant, qu'on veut nous bailler ? — Oui, dit-elle, c'est le roi. — Il est bien plus beau que le nôtre de Paris, répondit la première — faisant allusion à feu Guise qui était camus —, il a le nez bien plus grand. Le nez des Bourbons a toujours été avantageux. A travers cette foule frémissante de joie, Henri IV arriva devant la basilique. Elle était close. Il s'avança de quelques pas et frappa à la porte. La porte s'ouvrit. L'archevêque de Bourges, vingt-cinq évêques, les officiants, le clergé, les religieux étaient derrière, unissant les violets, les pourpres et les ors dans un groupe sacerdotal d'une incomparable majesté. — Qui êtes-vous ? demanda l'archevêque au postulant agenouillé. — Je suis le roi. — Que demandez-vous ? — Je demande à être reçu au giron de l'Église apostolique et romaine. Le roi se releva et fut conduit à l'autel où il fit sa profession de foi : Je proteste et jure devant la face du Dieu tout-puissant, de vivre et de mourir en la religion catholique, de la protéger et défendre envers et contre tous, au péril de mon sang et de ma vie. Puis il reçut l'absolution, et l'archevêque qui le bénit lui donna à baiser son anneau ; alors les éclats du Te Deum retentirent sous les voûtes séculaires. Et en présence du peuple, de la cour et des magistrats, Henri IV entendit la messe. La conversion du roi rallie à sa cause les indifférents et les sages, et tant de villes lasses des guerres qui n'entraînaient que misères et servitudes. Elle est suivie d'une trêve entre le roi et Mayenne. La grande majorité des Parisiens en est enchantée. On la crie par les places et carrefours. Tout le monde l'applaudit, hors les Seize, les Espagnols, et les fanatiques qui ne savent à quel saint se vouer pour pallier les conséquences heureuses de ce raccommodement. Un jour, dans une procession, ils habillent un garçon espagnol en diable, lui attachent au dos une queue de vache, lui mettent une couronne de paille sur la tête, lui passent une écharpe autour du cou, lui plaquent sur la figure un masque représentant assez bien Henri IV et font crier : Voilà ce roi de diable de Béarnais ! Mais les gens disaient, retournant la dérision contre ses auteurs : Non point, s'il vous plaît, c'est le roi des Seize ! Une à une, les villes se rendent comme les hommes. Meaux, Pontoise, Lyon, Orléans, spontanément ou par les transactions de leurs gouverneurs, viennent à lui. Cependant faute d'être sacré — et Reims n'est pas en son pouvoir — on prêche qu'il n'a de royaume qu'en imagination. La sainte ampoule est à Reims. Reims est la ville du sacre ; mais ne peut-on sacrer un roi, valablement, dans une autre ville ? C'est l'avis du clergé, consulté par Henri IV. Il choisit donc Chartres pour la particulière dévotion, dit-il, que ses ancêtres, les ducs de Vendôme, y portaient. Henri IV est sacré il ne lui manque plus rien de ce qui fait, du roi de France, le roi très chrétien. C'est le dernier coup pour ses ennemis. Sous celui-là, Mayenne chancelle. Des émissaires, secrètement, négocient avec le Gouverneur de Paris les conditions d'une reddition toute pacifique, et fort honorable, respectueuse des personnes et des biens, mais qui fera déguerpir les Espagnols avec les honneurs de la guerre toutefois, car Henri IV est, en négociations, le plus accommodant des hommes. Les quelques bourgeois fanatisés, qui ne se décident pas à la soumission, prévenus trop tard qu'il se trame quelque chose, se mettent en posture de recevoir les troupes royales, si elles ont l'outrecuidance de vouloir entrer dans Paris. Depuis la veille, le roi est à Saint-Denis avec son armée. Dans des conciliabules occultes, tout a été réglé. La Porte-Neuve, entre le Louvre et les Tuileries, s'ouvre, grâce aux intelligences établies. Le roi, suivi de ses principaux capitaines, la franchit. Quatre corps de troupes font de même qui, sans résistance sérieuse, occupent stratégiquement la Ville. Brissac, le gouverneur, qui est dans le complot et Lhuillier, prévôt des marchands, sont venus au pied des murs. Le prévôt tient les clefs de la Ville sur un plat. Henri IV, qui avait bien promis au gouverneur une récompense, retire sa propre écharpe et, la passant au cou de Brissac agenouillé, le fait Maréchal de France. Il touche ensuite les clefs, remonte à cheval et, par cette porte d'où est sorti le dernier des Valois, il rentre. Il rentre dans cette cité orgueilleuse, énergique, où la sédition agonise, où les suprêmes échos de la guerre civile emplissent l'air. Les petits enfants, jusque sous les pas de son cheval, viennent voir ce roi qu'on dit si peu méchant et si aimable, et comme il leur rit dans sa belle barbe en éventail, la marmaille couvre les derniers bruits de la sédition de ses cris pointus de Vive le roi ! Henri IV va droit à Notre-Dame, puis revient au Louvre. Deux heures plus tard, la ville est, comme par miracle, redevenue paisible, avec ses boutiques ouvertes ainsi qu'en pleine paix, et ses bourgeois qui, dans les rues, se mêlent sans crainte aux gens de guerre. Quant aux Espagnols, ils quittent Paris. Henri IV se donne le plaisir de les voir s'éloigner du haut d'une logette pratiquée dans la porte Saint-Denis. Il salue leur chef courtoisement, d'un grand coup de chapeau : Messieurs, leur dit-il, en manière d'adieu, recommandez-moi à votre maître et n'y revenez plus. C'est bien fini désormais, il ne tirera plus l'épée contre ses sujets. Il y en a encore pourtant qui lui résistent, ou qui plutôt obéissent à de grands seigneurs qui mettent à leur soumission des conditions onéreuses. Le roi, qui a réfléchi, raisonne de la sorte : Je n'ai plus contre moi que des intérêts particuliers, ligués sans liens véritables, comme ils l'étaient sous Louis XI, dans la fameuse Ligue du Bien public. J'emprunterai les armes de mon prédécesseur. Je détacherai ces intérêts un à un. Je ne regarderai pas à l'argent, quoique je n'en ai guère. Je paierai toutes choses qu'on me livrera, lesquelles, s'il me fallait les prendre par la force, me coûteraient dix fois autant. Pour prouver que je suis un bon roi, il est indispensable que je règne. Je dois donc aboutir sans délai. La conclusion de ces affaires est de grande importance pour l'établissement de mon autorité et le soulagement de mes peuples. Lorsque Henri IV fait le total des frais de ces négociations, le chiffre l'en épouvante un peu : Ventre Saint-Gris, dit-il, on ne me rend pas mon royaume, on me le vend ! Mais un vaste incendie ne s'éteint pas sans qu'ici ou là, sous les décombres, ne couve le feu de quelques brandons mal éteints. Le plus populaire des rois sera, de tous les rois, celui contre lequel les égarés tenteront, le plus souvent, d'assouvir leur rage. On y voudra voir, chaque fois, des complots. Ces régicides ne sont que des isolés et des fous. C'est ainsi qu'Henri IV faillit mourir sous les coups de Jean Chatel avant d'avoir donné sa mesure comme restaurateur de l'ordre et de la liberté qui est son plus beau titre. Il venait d'entrer chez Gabrielle d'Estrées, avec une troupe de courtisans, au milieu desquels un jeune homme s'était glissé. Celui-ci avait pu avancer jusqu'au roi sans être aperçu et lui porter un coup de poignard qui, par chance, n'effleura que le visage. Henri IV se sentit touché et crut à quelque divagation de Mathurine, sa folle : Au diable, la folle, dit-il, qui m'a blessé. Mais au contraire, elle avait vu le geste et s'était jetée sur l'assassin, qui fut pris et fouillé. Le roi ordonna qu'on le laissât aller et qu'on lui pardonnât. C'est le geste habituel des rois. Il n'enchaîne pas d'ordinaire celui de la justice. Et les Espagnols, à propos, sont-ils vraiment partis, sans idée de retour ? Henri IV ne le pense point. Il soupçonne qu'il aura encore à s'en défendre et il commence par mettre l'Europe dans son jeu en dénonçant leur ambition de monarchie universelle. Afin de bien établir qu'ils sont ses ennemis, il leur déclare régulièrement la guerre, en sorte que les Ligueurs, leurs alliés, se trouvent être les alliés des ennemis de la France. Philippe II envoie ses généraux, le comte de Fuantès et le connétable de Castille, non plus soulever telle et telle ville rebelle à son souverain légitime, mais s'emparer, s'ils le peuvent, de la Picardie et de la Franche-Comté. Henri IV vole au secours de la frontière où les Castillans parlent de tout mettre à feu et à sang. Biron assiège Dijon, dernier refuge de la Ligue et, avec le roi, débloque la ville avant que les Espagnols ne soient arrivés. Mais ils arrivent. Henri IV accomplit, une fois de plus, une prouesse inimaginable. Il donne rendez-vous à toute l'armée ennemie, alors qu'il n'a, avec lui, que quelques centaines de cavaliers. Le choc se produit à Fontaine-Française. Nos forces étaient inégales, racontait le roi, après la bataille. Je ne puis que faire fuir ceux qui me voulaient combattre, après avoir taillé en pièces les autres, et je puis dire que mon cousin et moi avons bien mené les mains. Il a été blessé, à la tête, d'un coup de coutelas, car lui et moi nous n'avions que nos cuirasses, n'ayant eu le loisir de nous armer davantage, tant nous fûmes surpris. Toutefois, mon cousin Biron, même blessé, retourna à la charge ; j'en fis autant et l'adversaire fut pris d'un tel effroi qu'aussitôt il repassa la Saône. Il n'y avait point d'exagération dans ce récit. Le péril était si grand pour le roi qu'il disait que, dans les autres occasions, il avait combattu pour la victoire, mais qu'en celle-ci, il avait combattu pour la vie. Ce succès fait réfléchir tout au moins Mayenne, honteux du concours qu'il demande aux ennemis de la France. Henri IV, qui a pressenti sa lassitude, escompte son retour, et lui en ménage la facilité. L'année 1596 verra ainsi la mort de la Ligue par la soumission du dernier de ses chefs. La première entrevue entre Mayenne et le roi eut lieu à Monceaux-en-Brie, dans le château. Henri IV embrassa Mayenne, lui fit compliment et l'emmena vers les jardins. Ce Mayenne était un si gros homme qu'on eût dit d'une énorme futaille habillée. De surcroît, il était goutteux et traînait péniblement une jambe. Le roi l'avait pris par la main, et, tout en lui parlant avec animation, allait de son pas alerte, que l'autre ne pouvait suivre qu'au prix d'efforts inouïs, suant et soufflant. Soudain le roi s'arrêta : Dites le vrai, mon cousin, je vais un peu vite pour vous. — Par ma foi, sire, répondit Mayenne, en frappant son ventre, si vous eussiez continué de la sorte, je crois que vous m'eussiez tué. Le roi l'embrassa et, avec une face riante, lui tendit la main : Touchez-la, mon cousin, car par Dieu, voilà tout le mal et le déplaisir que vous recevrez jamais de moi. Cette espièglerie fut, en effet, la seule vengeance que le Béarnais tira du dernier chef des Ligueurs. Le bruit des victoires espagnoles, dues en partie à un
français nommé Rodes, qui était passé aux ennemis, alarmait les esprits et ne
remettait point les affaires. Un peuple en guerre ne travaille pas et dépense
beaucoup. Pour combattre, il fallait au roi de l'argent et l'argent est le
produit de l'impôt ; le peuple pressuré, murmurait. Tout cela faisait
présager une tempête. Pour la conjurer, Henri IV eut recours aux grands
remèdes et réunit les États généraux, c'est-à-dire les délégués du peuple,
pour leur exposer la situation morale et pécuniaire. Il y avait urgence ; il
écrivait, du camp, à son ministre Sully : Je n'ai
pas un harnais complet. Mes chemises sont toutes déchirées, mes pourpoints
troués aux coudes, ma marmite souvent renversée et mes pourvoyeurs, n'ayant
plus moyen de me rien fournir, je dîne et soupe, à l'économie, chez les uns
et les autres. Le roi d'Espagne qui se sentait vieillir et que les maux physiques accablaient, songeait à la paix. Il s'en était remis au Pape, du soin de la négocier. Elle s'acheminait, quand survînt un accident qui la retarda de plus d'une année. Alors qu'il n'escomptait plus de victoire, ses troupes, sans coup férir, venaient de prendre Amiens. Cette nouvelle arriva à Paris, où tout au plaisir des fêtes d'un grand baptême, nul n'était préparé à la recevoir. Elle y causa une véritable épouvante. Ainsi Amiens s'était rendue, comment ? Ah ! l'histoire est drôle : Amiens avait été pris avec des noix. Les Amiénois qui avaient refusé une garnison, la nuit étaient assez vigilants ; mais le jour ils faisaient un service des plus négligés. Un ligueur en prévint un chef espagnol, qui rassembla, en grand mystère, trois ou quatre mille soldats d'élite, aux environs d'une des portes. Cette porte s'ouvrit un matin laissant passer des paysans qui portaient des sacs et des fardeaux. De l'un des sacs, des noix s'échappèrent que le paysan semblait avoir laissé tomber, par maladresse. Elles s'éparpillèrent sur le sol. Les gens du gué, amusés de l'aventure, se jetèrent sur les noix et se battirent, entre eux, à qui les ramasserait. A ce moment une énorme charrette parut, qui s'engagea sous la porte et s'arrêta sous la herse, ce qui empêchait de relever le pont-levis. Les paysans qui conduisaient la charrette, ceux qui portaient des fardeaux, et le maladroit qui avait laissé tomber ses noix, de dessous leurs habits d'emprunt tirèrent des rapières, car ils n'étaient que des soldats déguisés qui avaient usé de ce stratagème pour distraire les soldats du gué, trop gourmands de noix. Les sentinelles et les défenseurs de la porte furent massacrés ; les Espagnols se ruèrent dans la cité que cette irruption stupéfia et qui n'eut pas le temps de recourir aux armes. Amiens, après dix mois, fut repris. Sa défaite fit renouer les négociations pour la paix ; les négociateurs se réunirent à Vervins. Alors qu'ils discutaient les conditions, Henri IV allait pacifier la Bretagne. Il n'y eut aucune peine, il ne chevauchait qu'au milieu de populations qui accouraient, empressées à se soumettre. Il arriva ainsi à Nantes. Là, il allait accomplir l'acte le plus sage, le plus politique et le plus glorieux de son règne, en signant l'Édit qui, daté de cette ville, en porte le nom. Il était urgent de mettre un terme à ce douloureux conflit qui donnait à la nation deux âmes si âprement hostiles l'une à l'autre. Au cours des guerres nombreuses que cette dualité suscitait, on avait signé des trêves, Henri IV voulut établir un édit perpétuel et irrévocable qui mît tout le monde d'accord. Que voulaient les protestants ? Aller à la messe à leur manière, sans être ennuyés pour leur manière d'y aller, et, quoique protestants, avoir les mêmes avantages que les catholiques comme fonctions et emplois publics. Henri IV leur concéda tout cela, plus deux cents places de sûreté dont il promettait de payer les garnisons. Le roi très chrétien se souvenait du réformé en accordant à ses coreligionnaires ces libertés et ces garanties ; mais ceux-ci, par contre, s'engageaient à se dire satisfaits et à le prouver en ne troublant plus l'État. Le principal avantage de cette union était donc la tranquillité et le repos, donnés sous l'égide de la liberté de conscience, au royaume rétabli dans sa splendeur première. Il y eut quelques mécontents, qui parlaient de se liguer encore : J'ai sauté sur des murailles de villes, leur dit Henri IV, je sauterai bien sur des barricades. Cette fermeté imposa. L'édit du 13 avril 1598 fut enregistré, qui mettait fin aux guerres de religion. Le traité de Verdun allait, en outre, mettre fin aux hostilités avec l'étranger. Tous les bonheurs à la fois ! On se le rappela en allumant sur la place de Grève, devant l'hôtel de ville, le feu de joie traditionnel, appelé feu de la Saint-Jean. Le souverain y voulut assister. Il l'alluma de sa main. Et dans les flammes, il brûla la guerre ; c'est-à-dire, que sous ses yeux, on y lança pour les consumer, des tambours, des trompettes, des lances, des épées, tous les accessoires de la guerre et toutes sortes d'armes. Les assistants applaudissaient, vous pensez comment, à cet autodafé auquel présidait ce roi belliqueux par nécessité et par caractère pacifique. Avec cette paix depuis si longtemps attendue qui se doublait de la paix religieuse, le populaire croyait bien venue la fin tant désirée de ses maux. En le brasier dévorant, disparaissaient les emblèmes de mort et de discorde. Et autour les bonnes gens dansaient que transportait l'allégresse des félicités promises. Peu à peu, la bienveillante flamme de ce feu de paille s'éteignit ; les ténèbres chassées revinrent noyer toute chose. Mais dans les cendres, l'acier des glaives reparut à peine terni et aussi tranchant. Ce joli et cordial feu de la Saint-Jean avait illuminé le présent de roses lueurs, mais hélas, il n'avait pas détruit la guerre ! La France est donc, pour un moment, délivrée de la guerre civile ; mais tant de calamités l'ont épuisée, qu'il lui faut se refaire et réparer ses forces. Heureusement qu'il n'est sol plus fertile, que sa vitalité est prodigieuse. Pour relever la fortune publique, il ne faut que de la méthode et de l'économie ; mais, autour du roi on a pris un peu trop l'habitude de s'enrichir aux dépens du bien public. Les fonctionnaires sont ou infidèles, ou maladroits ; les uns n'entendent rien aux finances, les autres les entendent à leur profit. A un seigneur qui annonce au roi qu'il se dispose à écrire l'histoire de France, Henri IV répond : J'en suis aise, mais n'oubliez pas de mettre bien au long les larcins de mes trésoriers et les brigandages de mes gouverneurs. Pourtant jamais fut-il plus nécessaire de garder au pays toutes ses richesses pour la réalisation du grand dessein que Henri IV médite ? Tout à ce projet, il va se reposer entièrement du soin des finances sur un ministre autoritaire et grognon, mais singulièrement doué comme administrateur : Sully. Or sus, mon ami, lui a dit le roi, j'ai résolu de me servir de votre personne pour le conseil de mes finances et, vous et moi, couperons les bras à Madame Grivelée. Madame Grivelée, c'est la grivèlerie, c'est la fraude qui est dans tout et partout ; celui qui va lui couper les bras, véritable travail d'Hercule, est d'une intelligence merveilleusement armée. Maximilien de Béthune, baron de Rosny, plus tard marquis et duc de Sully, avait été attaché, dès l'âge de douze ans, à Henri de Bourbon. Outre qu'il l'aimait beaucoup, il avait grand motif de lui être fidèle, car son précepteur, qui se piquait un peu d'astrologie, lui avait dit avoir lu dans les astres que ce Bourbon règnerait un jour et qu'il ferait alors de son petit serviteur l'un des grands de l'État. On croit si aisément ce qu'on désire que Rosny ne douta point de cette merveilleuse prédiction et se garda bien de s'éloigner d'un prince qui avait un si bel avenir. Il l'accompagna partout, et dans sa fuite, et dans les guerres qui suivirent ; il s'était fait soldat pour partager les dangers de son maître et ne le lui cédait pas en bravoure. Il était étourdi comme un hanneton, disait de lui affectueusement Henri IV, le grondant de ses témérités, mais ne l'en aimant que davantage. Ses élans chevaleresques durèrent peu. Il devint, et de
bonne heure, un gentilhomme très raisonnable, d'esprit équilibré, allant où
son intérêt le guidait, mais avec droiture et probité, par le travail et par
l'exactitude dans l'accomplissement de ses missions. Il ne sera ni prodigue,
ni fastueux, ni porté aux vaines dépenses, mais expéditif et laborieux.
Devenu duc de Sully et premier ministre, il se lèvera tous les jours à quatre
heures, été comme hiver, travaillera dans son cabinet le matin — il appellera
cela nettoyer le tapis, c'est-à-dire se
débarrasser de ce qui l'encombre de la veille —. A six heures, il sera
habillé ; à sept heures, il ira au conseil du roi, entre neuf et dix heures
il se promènera seul avec lui ; puis reviendra déjeuner avec sa femme et ses
enfants, et de peu. S'il invite, il n'ajoute rien au menu : S'ils sont sages, dit-il, il
y en a suffisamment pour eux. S'ils sont fous, je les traite ainsi pour
qu'ils ne viennent pas deux fois. Ensuite, il donne audience ; mais il
exige qu'on soit bref. La soirée, avant de se mettre au lit, il ne dédaigne
point, en bonne compagnie, quelques réjouissances, et volontiers, ce grand
homme accablé de soucis, en son palais de l'Arsenal, se délasse en menant
quelques danses, au bruit des violons. Monté d'échelon en échelon jusqu'au sommet de la hiérarchie, et finissant par être, à lui seul, tout le conseil, il se montre à la besogne un rude ouvrier. Il lui faut tout créer ou tout reprendre. Le système des impôts est injuste autant qu'écrasant, et c'est surtout sur le peuple qu'il pèse, le peuple des campagnes particulièrement. C'est à ces travailleurs ruraux que va d'abord la sollicitude intéressée du ministre : Le plus grand et légitime gain des revenus des peuples, dit-il, procède principalement du labeur et culture de la terre, qui leur rend ainsi le fruit de leur travail, dont grande quantité de blés, vins, grains, légumes ; labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, et les vraies mines et trésors du Pérou. La guerre avait laissé derrière elle, des maraudeurs et des pillards qui vivaient sur le paysan. Il fit donner ordre aux officiers du roi de leur courir sus. Tout individu rencontré avec un fusil, sans droit, fut puni de peines sévères. Dans certaines contrées, ces soldats désœuvrés, terreur des chaumières, étaient chassés comme un troupeau malfaisant par les troupes régulières. Le cultivateur, poussant la charrue dans son champ, que tant de chevauchées sanglantes avaient bouleversé, et qui était maintenant rendu au travail fécond, s'arrêtait pour voir s'éloigner les mauvais jours avec les mauvais gars. Sully ne se bornait point à aider l'agriculture, il l'honorait. Il incitait le roi à lire tous les jours quelques pages d'un traité d'agriculture, d'Olivier de Serres, lequel portait ce joli titre : Le Ménage des Champs. Cet Olivier de Serres donnait aux laboureurs des conseils pratiques, les guidait dans leurs travaux, et leur montrait, en exemple, sa propriété seigneuriale du Languedoc, dont il avait fait le théâtre de la plus remarquable des exploitations agricoles. Les eaux, les forêts, les étangs que la guerre avait dévastés, étaient redevenus des forces naturelles et des sources de vie et d'activité. On apprenait à dessécher les marais et en faire des prairies. Pour l'agrément de tous, Sully ordonnait de planter le long des routes et sur les collines, de beaux ormes — il en existe encore quelques-uns —. Le peuple qui les a associés au souvenir du grand ministre, les appelle toujours les arbres de Sully. Le ministre et le roi sont pleinement d'accord ; toutefois, Sully a tendance à maintenir les lois contre le luxe. Henri IV voit, au contraire, un intérêt à le développer. Quand les rouages de cette belle machine, qu'est un État organisé, fonctionnèrent à souhait, Henri IV pensa à s'occuper de l'accomplissement de son vaste programme de politique extérieure. Mais il lui fallait, encore auparavant, se préoccuper de la stabilité du trône. Il est marié depuis la veille de la Saint-Barthélemy, avec la sœur de Charles IX ; ce n'est pas le modèle des ménages. Il n'a pas d'héritier légitime. S'il venait à mourir, faute d'un successeur, sur le trône, des désordres seraient à redouter, dont les ambitieux profiteraient pour replonger le pays dans l'anarchie. Il y songe, mais non peut-être avec le sérieux qui conviendrait. Autour de lui on s'en préoccupe, Sully surtout, qui redoute que son maître, mal dégagé des libres façons de sa vie aventureuse de soldat, n'associe à la couronne un front charmant, mais point fait pour la porter. La faveur du roi, on le sait, est sujette à s'égarer, et le peuple s'en aperçoit, qui pardonne à la franchise des élans d'un cœur où il sait tenir la meilleure place. Ce n'est plus un secret — mais y eut-il jamais de secrets dans les sentiments du bon roi Henri ? — qu'il va faire rompre par Rome son premier mariage et en contracter un second. Avec qui ? Sully le laisse venir qui le voit incliner aux confidences. Sont-elles si embarrassantes à faire, que Henri IV hésite et, devant le sourcil froncé du sévère ministre, tremble tel un petit garçon en faute ? Comme le roi, dit-on, chassait dans la forêt de Fontainebleau, accompagné de plusieurs seigneurs, il entendit un grand bruit de cors, de veneurs et de chiens qui semblait être fort loin ; puis tout à l'instant s'approcha. Quelques-uns de ses compagnons s'avancèrent et virent un grand homme noir parmi les halliers ; il les effraya tellement qu'ils ne purent dire ce qu'il devînt ; mais ils entendirent qu'il leur criait, d'une voix rauque et épouvantable : M'attendez-vous ? ou m'entendez-vous ? ou amendez-vous. Les bûcherons et paysans d'alentour disaient que ce n'était point chose extraordinaire et qu'ils voyaient quelquefois cet homme noir gigantesque, effroyable fantôme ; ils le nommaient le grand veneur pour ce qu'il chassait à grands bruits avec sa meute, qui du reste ne faisait de mal à quiconque. Il était l'avertisseur surgissant au moment propice, qui mettait en garde les grands contre les abus prolongés et funestes. Henri IV n'était-il pas à la veille de perdre, par une décision irréfléchie, le bénéfice d'un rôle heureux de trente années : M'entendez-vous ? disait l'homme noir, le grand veneur fantôme, poussant sa meute à l'assaut des consciences troublées. Toutes choses s'arrangèrent. Grâce à un concours de circonstances inespérées, Henri IV fut libre de prêter une oreille attentive aux raisons de son sage conseiller. Le nouveau mariage qu'il allait contracter, digne d'un si grand roi, devait avoir pour but d'assurer la paisible transmission du trône. L'épouse choisie était la nièce du grand-duc de Toscane, Marie de Médicis. Il ne l'avait jamais vue qu'en portrait, et le portrait était flatté. Il ignorait tout d'elle, or son rang, mais c'était la seule qualité qui entrât en compte dans ces négociations. Il fit d'abord un peu la moue, puis céda avec un soupir. On n'est pas roi pour s'amuser. Le mariage fut célébré le 5 octobre de l'année 1600, dans la ville de Florence, par procuration ; c'est-à-dire que le roi n'était que représenté. La cérémonie fut moins extraordinaire que le festin qui suivit. Les chroniqueurs ne parlent que des surprises et des délicatesses de la table, toute couverte d'une chasse de divers animaux, avec de grands arbres faits de sucre, comme au pays de Cocagne. Quand on eut achevé les premiers services, une autre table monta d'en bas toute couverte de confitures, puis une autre qui représentait un pré vert garni de fleurs, avec une fontaine à chaque bout d'où s'envolèrent une infinité de petits oiseaux. La reine arriva à Marseille. Un pont de bois allait de son logis à la galerie où elle mit pied à terre. Les consuls, à genoux, soutenaient le dais. Elle apparut vêtue de drap d'or, coiffée à l'italienne, le teint vermeil, sans poudre ni fard, mais Un peu lourde, car sa taille était massive. Elle plut assez par un naturel qui n'était point que dans ses traits. On la disait acariâtre, de manières peu caressantes, et sans gaieté dans l'esprit ; elle fut, au débarqué, d'humeur gaie, à la fois altière et accorte. La prévention hostile s'évanouit et l'on fit, sur les suites d'une telle union, des pronostics heureux qui ne se vérifièrent point. Henri IV était, à ce moment, aux trousses d'un adversaire, le duc de Savoie, et ce fut sous le harnais de guerre qu'il se montra, à Lyon, entre deux alertes, au débotté, à celle qu'il faisait reine de France. Les Parisiens étaient friands de la connaître ; mais pour des raisons d'économie, il ne fut point question de faire une entrée solennelle. La foire Saint-Germain, dont c'était le temps, était alors la distraction des petites gens, comme des gens de qualité. Toutes sortes de marchands s'y tenaient, qui vendaient toutes sortes de marchandises. Le roi y fut peu après son mariage ; et annonça qu'il y viendrait, le lendemain, avec la reine. Et, disait-il, en plaisantant, elle aura de l'argent frais. Elle y vint, en effet, dans la litière, qui suivit le rempart au lieu de traverser la ville, en un équipage qui parut très mince, avec une douzaine de gentilshommes, galopant à la portière. Le roi la mena à travers les boutiques. La foule des curieux que contenaient les archers, les gardes et les soldats, y était grande, tant pour jouir de la vue de la nouvelle reine que, du côté des marchands, pour avoir part à ses largesses. Elle prit plaisir, en femme de goût, à toucher les colifichets des éventaires ; elle admira les bibelots de prix qui flattaient ses yeux plus qu'ils n'excitaient son désir, sans doute, car elle n'acheta rien de ce que le roi, avec sa verve primesautière, histoire de s'égayer et par flatterie pour les artisans, marchanda. Ce qui déçut les bonnes gens qui ne gagnèrent guère à cette première vue de la reine ; le dépit qu'ils en éprouvèrent nuisit à l'admiration et au respect qu'ils eussent voulu lui montrer. On vient de dire que pendant les négociations du mariage, le roi était en guerre. C'est qu'un grave incident avait troublé la paix reconquise, qui semblait si douce après tant de tourments. Le marquisat de Saluces, indûment occupé par le duc de Savoie devait, selon le traité de Vervins, faire retour à la France. Le duc de Savoie, prétextant la nécessité de résoudre, en personne, ce litige avec le roi, vint à Paris. Il menait un train 'formidable, qui contraignit Henri IV à le recevoir à grands frais, ce qu'il n'aimait guère. Le duc s'éternisait dans les fêtes et ne s'exécutait toujours pas. On se demandait ce qu'il était venu faire, à le voir si long à conclure, et l'on finit par soupçonner que, poussé en sous-main par le roi d'Espagne, il venait tenter de débaucher, en vue de futurs troubles, quelques seigneurs, et notamment le duc de Biron. Le maréchal Biron était la bravoure faite homme, mais il était l'orgueil aussi. Il estimait sa valeur insuffisamment reconnue, pour ce qu'il n'avait point la première place dans les conseils du roi. Il avait, de sa propre écriture, tracé le plan d'une vaste conspiration, qui visait au démembrement de sa patrie. Le roi qui n'avait jamais aimé personne comme il aimait Biron, le manda, et par trois fois, lui donna l'occasion du repentir. L'orgueil du maréchal ne se laissa point fléchir. Il fut arrêté, mené en prison, jugé et condamné à avoir la tête tranchée. L'exécution eut lieu, par faveur, dans la Bastille, et non sur la place de Grève. Il fut dégradé, puis mené à l'échafaud, suivi de son valet. Quand l'exécuteur voulut l'appréhender : Donne-toi garde de me toucher autrement que du glaive, lui cria-t-il, terrible. Il retira lui-même son pourpoint qu'il passa au valet, se banda les yeux, puis les débanda, nerveusement. Il était effrayant. Il menaçait l'exécuteur de l'étrangler. Pourtant, il se remit à genoux, comme soumis au châtiment, puis se révolta à nouveau, souleva son bandeau une troisième fois, s'écriant, pour prolonger sa misérable vie, qu'il voulait encore regarder un peu de ciel. Mais le bourreau, qui avait autant de peur que d'impatience laissa, par traîtrise, tomber l'épée. La tête roula au bas de l'échafaud, et par trois fois, rebondit. Telle fut, le 31 juillet 1602, la fin de Charles de Gontaud, sieur de Biron, duc, pair et maréchal de France, traître au roi et à la patrie. Henri IV avait un fils qui était né le 27 septembre 1601, à Fontainebleau. On lui avait donné au baptême le nom de Louis, en mémoire de saint Louis et de Louis XII, père du peuple. Lorsque le dauphin, qui devait être un jour Louis XIII, fut posé dans les langes que, selon la coutume, le pape envoyait au monarque catholique, Henri IV s'approcha qui lui donna sa bénédiction. Il tira son épée et la plaça contre la petite menotte toute rose et si frêle de l'innocent nouveau-né : Je prie Dieu, prononça-t-il, avec une gravité qui frappa les seigneurs présents, qu'il fasse la grâce à mon fils de n'en user que pour la gloire de son peuple et sa défense. Henri IV peut, à cette époque, espérer lui laisser un fort beau royaume. De sujets de craintes, il n'en a plus. Des discordes religieuses, il se croit le pouvoir d'effacer les dernières. Les jésuites sont expulsés, il les rappelle. Après l'exécution de Jean Châtel, à l'emplacement de la maison du régicide, rasée selon la coutume, une croix avait été dressée, qui portait des imputations blessantes contre ceux qui avaient passé pour les instigateurs de son crime ; le roi la fit abattre afin qu'il ne demeurât, sur nul point en France, un vestige provocateur des anciennes querelles. Il avait grand besoin de cette paix absolue pour un dessein très vaste, qui reste à l'état de rêve un peu confus, et dont nous ne saurions rien sans Sully qui nous l'a dévoilé. Six monarchies héréditaires, six monarchies électives, trois républiques, devaient former les États-Unis d'Europe. Ces nations se donnaient un chef qui devait être prince catholique, mais toutefois tolérant. Cette sorte de confédération devait être en même temps un tribunal de la paix, devant lequel seraient portés les différends entre pays chrétiens ; différends qui eussent été réglés par voie d'arbitrage. Mais pour former les quinze fractions indépendantes de cette confédération, il fallait démembrer l'Autriche. On avait commencé. Venise s'était rattachée à la France ; la Toscane avait donné une de ses filles au roi ; la Savoie entrait dans la ligue par un mariage. La Hollande s'engageait à fournir hommes et deniers. Les princes protestants d'Allemagne, humiliés par l'Autriche, étaient les plus échauffés. C'étaient eux qui, stylés par Sully, poussaient le roi, qui avait demandé quelque réflexion à ces ouvertures si flatteuses. Car il devenait dans ce dessein, sous la couronne impériale, le roi des Romains, le chef de la chrétienté. Aucun nom, à cette heure, ne jouissait, dans l'univers, d'un prestige égal au sien. Cette année-là, également, malgré les manigances espagnoles, Henri IV renouvela son alliance avec les Suisses. Il traita magnifiquement leurs députés venus à Paris signer cette alliance. C'étaient de très beaux hommes et de bons vivants. Les rues en leur honneur, n'étaient pas mieux illuminées que leurs faces. Lorsqu'ils eurent fait leurs dévotions et prêté serment sur les Évangiles, on les mena se récréer à table. Le roi soupa non loin d'eux ; après le dîner il vint dans la salle où les Suisses se tenaient tous et, se faisant apporter du vin, but à ses compères, ainsi qu'il les nomma. La reine prévenue sur ces entrefaites, prit un franc plaisir à les voir de si bon cœur, et en joyeux tumulte, s'escarmoucher à coups de verres. Il y avait parmi eux un colonel, âgé de près d'un siècle, qui disait avoir été à Pavie et dont le roi ne se lassait point de lui faire raconter la journée. Au soir, ayant depuis le matin mangé et bu, d'un pas mal assuré, ils s'allèrent coucher. Ils ronflèrent, dit-on, à faire tort à l'artillerie, qu'en leur intention, Sully, prodigue en poudre pacifique, faisait tonner à l'Arsenal. Lorsque le duc de Savoie était à Paris, pour le divertir, le roi l'avait mené voir jouer à la paume. C'était jour chômé et la foule endimanchée avait tout à fait bon air. — Qu'est-ce que la France, demanda-t-il au. roi, vous vaut de revenus ? — Elle vaut ce que je veux, répondit Henri IV, qui n'était jamais distrait à la réplique. Le duc ne comprit pas, le roi reprit : — Oui, la France vaut ce que je veux, parce que, possédant le cœur de mon peuple, j'en aurai ce que je voudrai ; et si Dieu me donne encore la vie, je pense qu'il n'y aura point de laboureur, en mon royaume, qui n'ait le moyen d'avoir, le dimanche, une poule dans son pot. Il aimait le paysan. Toujours par monts et par vaux, guerroyant, soldat en campagne, il avait autant dormi dans les fermes que dans les palais. Ah ! notre Henri n'est pas fier, disaient les bonnes gens qui n'en étaient que plus fiers de leur Henri. Où il avait passé, les cœurs lui étaient conquis. Il y en avait d'irréductibles. Un soir qu'étant affamé, après la chasse, il était entré dans une hôtellerie, seul, il se mit à table à côté de quelques marchands qui ne l'avaient point deviné. Après dîner, on parlait de sa conversion. Un marchand de bestiaux s'avança de dire : La caque sent toujours le hareng ! Peu après, le roi, s'étant mis à la fenêtre, vit arriver quelques seigneurs qui le cherchaient et qui, l'ayant vu, montèrent aussitôt à sa chambre, en lui donnant les marques du respect qui lui était dû. Le marchand de bestiaux comprenait à qui il avait eu affaire et ne savait plus quelle contenance montrer : Bonhomme, lui dit le roi, la caque sent toujours le hareng, mais c'est à votre endroit et non pas au mien. Je suis, Dieu merci, bon catholique ; mais vous, vous gardez encore du vieux levain de la Ligue. Ce levain-là préparait dans l'âme d'un illuminé et d'un fanatique la catastrophe finale. En attendant, le roi continuait à partager, dans d'humbles chaumines, la soupe avec des laboureurs qui, le prenant pour quelque pauvre gentilhomme compatissant, lui ouvraient leur cœur en toute franchise, lui disaient leurs peines, l'entretenaient de leurs travaux et s'y livraient devant lui, qui admirait les robustes vertus de ces pauvres gens, dont il voyait si souvent ses armées et celles de l'ennemi, incendier les chaumières et ravager les récoltes. Ils étaient la fortune sans cesse renouvelée de cette terre féconde qui, le fléau une fois passé, versait avec le grain, le blé et les gras pâturages, cet impôt dont il savait le poids lourd et injuste et dont les plus résignés, eux-mêmes, geignaient. Il les aimait pour toutes ces vertus d'ordre, de vaillance et de soumission qui étaient la base de sa fortune et la santé de son état. Ventre Saint-Gris, si on me ruine mon peuple, disait-il, qui me nourrira ? Le cri vrai ! Et comme en le poussant on peut croire qu'il ne gasconnait point ! Son intérêt était ici d'accord avec son sentiment. Son esprit cordial et débonnaire, son mépris du faste, son dédain des servitudes royales lui rendaient la vie au moins aussi agréable chez ses paysans qu'en son Louvre. Il était venu au milieu d'eux par nécessité, il y revenait par plaisir. Il entrait dans la chaumière, la ferme ou le moulin ; faisait mettre la poule au pot à ses frais, et durant qu'elle cuisait, sans se départir de cette galanterie, qui était le plus spontané de ses mouvements, il proposait quelque danse. Et chapeau bas, poliment, comme il eût fait à la Cour avec une dame de qualité, il donnait la main à quelque jeunesse de village, toute rouge de confusion et de plaisir, et en avant pour le menuet ! L'heure de mettre à exécution ses projets était arrivée. Les États autrichiens traversaient une crise. L'Allemagne était divisée en deux camps. La guerre générale était imminente. Toute l'Europe avait les yeux fixés sur le roi de France. La noblesse belliqueuse qui, depuis si longtemps, n'avait tiré l'épée que dans les duels, sévèrement interdits, toute cette belle jeunesse, qui brûlait de se distinguer, frémissait de joie. Une ère de gloire s'ouvrait derrière celui qui, à Ivry, criait : Ralliez-vous à mon panache blanc ! Au nord, à l'est, au sud, partout et au-delà de la frontière, on s'y ralliait, avec une ferveur presque aveugle et presque mystique. Botté et cuirassé, prêt à se faire chausser l'étrier, Henri IV était harcelé par la reine, Marie de Médicis. Elle tremblait qu'un caprice du roi toujours possible, n'ébranlât une couronne que le sacre n'avait point fixée sur son front d'épouse. Le 13 mai, elle fut couronnée et sacrée solennellement à Saint-Denis. Elle était radieuse, et aussi sa camarilla de princes italiens. Elle montra un visage merveilleusement gai et content. Une pompe inouïe avait été déployée. Jamais on ne vit plus de richesses ni de parures. Marie de Médicis et les femmes de sa suite étaient vêtues, dit un témoin, avec un tel bril et éclat, qu'elles offensaient les rayons du soleil. Le lendemain, le roi devisait avec ses gentilshommes, de l'air le plus dégagé du monde, mais non sans une pointe de mélancolie qui les frappa : Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, leur disait-il, mais je mourrai un de ces jours, et quand vous m'aurez perdu vous connaîtrez alors ce que je valais, et la différence qu'il y a de moi aux autres hommes. — Mon Dieu, ne cesserez-vous jamais, Sire, lui dit Bassompierre, de nous troubler en nous disant que vous mourrez bientôt ? Il n'y a point de félicité au monde pareille à la vôtre. — Mon ami, il faut quitter tout cela, répliqua le roi. Après son repas, Henri IV s'était jeté sur son lit, se sentant un peu oppressé. Il ne pouvait dormir ; à plusieurs reprises, il s'informa de l'heure, puis se rappelant sa promesse daller voir Sully, il commanda son carrosse. Il ordonna qu'on allât par les Innocents et la rue de la Ferronnerie qui les longeait. Le lourd véhicule s'y engagea ; une charrette de foin, en collision avec une charrette de vin, encombrait la rue, ce qui obligea à ralentir la marche de la voiture royale, et la poussa tout contre les boutiques. Le roi, s'entretenant avec ses voisins, avait placé amicalement sa main gauche sur l'épaule de M. de Montbazon ; il s'appuyait, de la droite, sur M. d'Épernon, auquel il parlait ; il présentait ainsi largement sa poitrine découverte. Tout à coup, il poussa un cri et s'agita : Qu'est-ce, Sire, demanda M. d'Épernon ? — Ce n'est rien, ce n'est rien, répondit-il ; mais d'une voix si altérée, et la dernière fois, si bas, qu'on ne put à peine entendre. Un individu s'était tranquillement approché de la voiture, comme elle rasait les boutiques, était monté sur le marchepied, et sans que personne put deviner son intention, ni voir et arrêter son geste, il avait, par deux fois, frappé le roi de son couteau ; le dernier coup plongeant en plein cœur. Le carrosse rebroussa chemin en hâte, ne traînant plus qu'un corps inerte et ensanglanté. Ce fut en ce lugubre équipage qu'il rentra au Louvre. On descendit du carrosse le pauvre roi qui agonisait et qui mourut dans le trajet de sa voiture à son cabinet. L'assassin s'appelait François Ravaillac. C'était un grand homme roux, pas beau, natif des environs d'Angoulême. Toute sa jeunesse, il avait misérablement vécu d'aumônes, puis il était devenu solliciteur de procès, après avoir appris un peu à lire et à écrire chez le procureur qui l'avait eu comme clerc. Il ne s'était plu nulle part, ni nulle part n'avait plu. Il était devenu frère lai chez les Feuillants qui le chassèrent pour ses bizarreries. Il leur disait avoir des visions, et comment, une trompette sur ses lèvres, il annonçait la guerre quand il parlait, et comment, un jour qu'il soufflait son feu, il vit des hosties sortir de sa bouche. Il s'était vanté de ces choses à un père jésuite, dont il sollicitait l'hospitalité, qui lui avait répondu : Vous devez avoir le cœur ébranlé, dites votre chapelet et retournez dans votre pays manger votre soupe. Mais lui ripostait qu'il en était venu pour parler au roi, ayant mission de lui dire de chasser ceux de la religion réformée et qu'il lui parlerait. Cette orgueilleuse et folle pensée le hantait fixement. Il s'était présenté au Louvre une première fois et avait été repoussé. Il n'en quittait plus le voisinage, toujours aux aguets. La pensée lui vint de tuer le roi, obsédante. Dans l'auberge où, revenant du pays, après une première crise, il était descendu à Paris, il s'était emparé, au hasard, d'un couteau sur la table. Il le mit dans sa poche et ne le quitta plus. La présence de ce couteau lui rappelait à chaque instant sa mission chimérique et criminelle. Il essaya de s'arracher cette obsession dans ses moments de lucidité relative. Un jour, il épointa la lame pour la rendre impropre à commettre l'assassinat, puis sa volonté scélérate lui revint, et il refit la pointe en l'aiguisant sur une pierre. Alors, il erra dans les environs du Louvre et partout où le roi allait, le suivait comme son ombre. Le 14 mai, il était, le matin, derrière lui à la messe ; il était derrière son carrosse quand il alla chez Sully, instrument de la mort qui rôdait. La voiture s'arrêta, l'instant était propice ; il n'eut ni hésitations, ni troubles, sa main serra le couteau maudit qui trouva, sans le chercher, le chemin de ce cœur qu'il devait à jamais empêcher de battre. La reine avait reçu la nouvelle de l'assassinat étant encore sur son lit d'été, en son petit cabinet, ni habillée, ni coiffée, pour paraître le soir. Elle se leva toute émue et se précipita vers l'agonisant. En l'escalier, elle rencontra le Chancelier venant à sa rencontre. Hélas ! lui dit-elle, le roi est mort ! Le Chancelier, sans faire paraître d'émotion, lui répondit : Votre Majesté m'excuse, les rois de France ne meurent point. Puis l'ayant respectueusement et impérieusement priée de rentrer dans son appartement où elle se laissait aller à de bruyantes lamentations, et où il la suivit, avec autorité, il lui dit encore : Madame, il faut suspendre ces cris et ces larmes et les réserver à un autre temps. Il y en a qui pleurent pour vous et pour eux. C'est à Votre Majesté de travailler pour eux et pour nous ; nous avons besoin de remèdes et non de larmes. Le roi est mort ! Cette voix passa comme un livide éclair par toute la ville. Un frisson d'épouvante glaça les cœurs. Portes et boutiques se fermèrent ; les uns et les autres se demandaient : Allons-nous donc revoir les maux dont il nous a tirés ? Dans ce désarroi, ce fut un grand soulagement pour le peuple que d'apprendre et de croire que rien n'était changé à son heureux destin ; que toutes choses continueraient le lendemain comme la veille. Le roi était mort, mais le roi vivait. Par le jeu admirable des institutions, sans heurts et sans secousses, la couronne passait de la tête du père sur celle du fils. Ainsi venaient de le constater les grands du royaume, dans leur conseil, réunis à la hâte. Leur sollicitude intéressée proclamait la reine régente, et entourait le jeune Dauphin qui devenait Louis XIII. Il était sorti en carrosse avec ses pages et ses mentors pour aller tirer, lorsqu'on rapportait au Louvre son père mourant. Il assista, au retour, à cet effarement, vit ces mines inquiètes et toutes ces allées et venues précipitées et lugubres, et s'effraya. On le prépara à l'affreuse nouvelle en le menant à sa chambre. Il y trouva une garde plus nombreuse et pour sa petite personne des égards plus appuyés. Le soir, il fut mis à table tout seul ; il en fut fort étonné. Son gouverneur le servit lui-même, et pour la première fois, lui présenta son potage à genoux. Il lui parut si drôle dans cette attitude, qu'il éclata de rire. Puis, avec cette mobilité qui est l'un des traits de cet âge, il pensa tout à coup aux événements qui venaient de s'accomplir ; la terreur s'empara de son esprit, et il devint soucieux. Je voudrais bien n'être pas roi, dit-il tout à coup, et que mon frère le fût plutôt que moi ; car j'ai peur qu'on me tue comme on a tué mon père. Dès cet instant, la surveillance qui l'entourait se fit aussi obséquieuse que désagréable. On le retira de la société des enfants de son âge, on l'enseigna à parader ; il présida de grandes assemblées, assis sur des sièges immenses où ses petits neuf ans étaient perdus. On l'obligea de remplir tous ses devoirs avec exactitude et, s'il y manquait, on ne l'en corrigeait pas moins que jadis, au contraire. Le quinzième jour de sa royauté, par ordre de la régente, il était encore fouetté pour sa négligence à dire ses prières. Peu après la correction, il alla chez la reine ; elle se leva à sa vue et fit à son fils la révérence due au souverain. — J'aimerais mieux, dit-il brusquement, qu'on ne me fît pas tant de révérences et d'honneurs et qu'on ne me fît pas fouetter. Le mot, dans son espièglerie, prêta à rire, et son succès fut d'autant plus vif qu'on voulut y retrouver le populaire esprit du feu roi. Le corps de Henri IV fut transporté à Saint-Denis, il n'y devait pas trouver une paix éternelle. Sa mort tragique n'avait qu'accru sa popularité. Son souvenir était partout. On réclamait partout son image. Encore qu'il fut souvent en querelle avec les échevins de sa bonne ville de Paris, ceux-ci le voulurent en effigie sur la façade de l'hôtel de ville. Mais la plus célèbre de ses statues devait se dresser sur le Pont-Neuf qui, commencé sous le règne de Henri III, fut achevé sous le sien. Il était représenté à cheval, tête nue, dans une pose qui lui était familière, souriant dans sa belle barbe blanche et tel que, dans sa statue refondue, sur un socle modifié, nous le voyons encore. Le peuple l'adopta, qui en fit son idole, et l'associa à toutes ses manifestations. A proximité des Tuileries, si près du Palais de justice et de Notre-Dame, au cœur de Paris, sur ce pont qui a été, pendant si longtemps, la foire des badauds, du haut de son cheval de bronze, Henri IV passa la revue de tous les événements. Était-on mécontent sous ses successeurs ? On se portait vers lui comme pour faire appel à sa mémoire, et la leur donner en exemple. L'hommage au roi de bronze cachait quelquefois une satire pour le roi vivant. Les mécontents le prenaient à témoin d'un passé légendaire qu'ils regrettaient. Ce souvenir acquérait ainsi la ferveur d'un culte pieux. Des cierges brûlaient à ses pieds pendant les heures d'angoisses, et l'on voyait des mères faire s'agenouiller, devant lui, leurs enfants. Aux approches de la tourmente, qui devait emporter jusqu'à son image et disperser ignominieusement ses restes, il était le héros, le père, le dieu de la nation. La Bastille était tombée aux mains du peuple, et déjà la Révolution roulait, par les rues, ses flots furieux, que l'idolâtrie, pour le Béarnais, se manifestait toujours aussi candide et aussi touchante. Cette foule dont la colère commençait à prendre la couleur du sang, souriait encore à ce roi dont la légende, en ce naufrage commençant de la vieille monarchie, restait intacte. Le 16 juillet 1789, Louis XVI vint en la cité, encore toute frémissante de son exploit de l'avant-veille. Cent mille hommes, armés de fusils, de faulx et de piques formaient, sur le passage du monarque, une haie troublante. Il allait à l'hôtel de ville, recevoir la nouvelle cocarde qui mariait, aux antiques couleurs de la Ville, celle de la Royauté. Comme il s'en retournait, il passa, avec son cortège, par le Pont-Neuf. On lui avait ménagé une surprise. En son naïf et pittoresque enthousiasme, le peuple de Paris avait voulu tailler, dans son succès révolutionnaire, la part du bon roi Henri. Des citoyens zélés — qui peut-être l'avant-veille, étaient à la Bastille, parmi les séditieux — montés sur le cheval de bronze, tout fleuri, grimpés sur les épaules du Béarnais, pour le mettre à l'unisson des événements, ornaient le roi du drapeau blanc, de la cocarde tricolore ! FIN DE L'OUVRAGE |