BONAPARTE

 

GEORGES MONTORGUEIL

PARIS - BOIVIN & Cie - 1910.

 

 

AVANT-PROPOS

 

NAPOLÉON ! Je suis sûr que ce nom sonne mieux à vos oreilles que celui de Bonaparte. Napoléon, c'est le nom qui domine l'histoire, qui retentit jusqu'aux extrêmes limites de la terre et dont votre imagination enthousiasmée, fascinée, éblouie, est toute pleine. Le dieu des batailles, le héros de l'épopée, celui dont la renommée suit en plein ciel le vol audacieux de l'aigle, l'homme à la redingote et au petit chapeau, le César de la colonne Vendôme, l'illustre mort couché aux Invalides, le grand Empereur enfin : c'est Napoléon.

Et c'est de Bonaparte que ces pages vont vous parler.

Mais vous savez déjà que c'est le même. Ni Job, ni son fidèle collaborateur n'ont l'intention, en intitulant le premier album BONAPARTE, et NAPOLÉON celui qui suivra, de paraitre contester, par une coupure arbitraire, l'unité parfaite de cette vie. Mais il fallait bien, n'est-ce pas, commencer par le commencement. Dans son berceau, l'humble petit garçon corse ne trouva ni sceptre, ni couronne et ce nom de Napoléon, qui devait être un jour celui d'une dynastie, n'était, quand il lui fut donné, qu'un obscur prénom qu'on ne rencontrait même pas sans peine dans le calendrier du pays.

Il s'appelle Napoléon, comme ses frères s'appellent Lucien, Louis, Joseph ou Jérôme. Mais son nom de famille est Bonaparte. Ce sera celui sous lequel il va faire ses premiers pas dans le monde. Je vous concède que ce seront des pas de géant et que nous allons nous essouffler à le suivre depuis la maison natale d'Ajaccio jusqu'à Notre-Dame où, proclamé empereur, il ceindra de ses propres mains la couronne qu'elles lui ont conquise.

Nous nous essoufflerons bien davantage plus tard, alors que la grande armée aura toutes les capitales de l'Europe pour bivouacs. Dans la première phase de cette existence fabuleuse, nous rencontrerons des heures de repos, de détente et de méditation, et après une succession de foudroyantes victoires, cette longue trêve consulaire qui a suffi à Bonaparte pour tirer du chaos qui avait succédé à la tourmente, avec la paix intérieure, l'ordre et la prospérité.

Que de grandes choses ! Nous avons visé à vous en parler simplement, sans grands mots. Cette belle succession d'images, sur laquelle, bien avant de lire ce texte, votre curiosité s'est rassasiée, vous a dit tout ce qu'il y a à dire. Vous avez été étonnés de presque tout comprendre sans commentaire. Elle nous est si familière, cette prodigieuse histoire, elle est tellement écrite partout, que lorsque nous commençons à l'apprendre nous avons la sensation de la savoir déjà.

***

Ce qui vous a paru le plus nouveau, ce sont les scènes de l'enfance. D'ordinaire, nous prenons Napoléon où l'histoire le prend, dans l'action même, et au premier éclair de son épée. Avouez qu'il vous a été agréable de le rencontrer quand il avait votre âge, et qu'il n'était encore qu'un tout petit garçon comme les autres — tout de même un peu différent, avec sa jeunesse ardente et sans sourire, ses révoltes d'amour-propre, ses brusqueries batailleuses et ses besoins de farouche solitude, où sa sensibilité, qui n'est qu'une variante de son orgueil, cherche un abri contre toutes les blessures.

***

Lorsque son intelligence de pauvre petit montagnard, à peu près ignorant, s'éveille, c'est pour écouter les récits de la terre natale. Ils sont merveilleux et navrants. La Corse — sa Corse — s'épuise en héroïsme stérile pour garder son indépendance. Sa faiblesse la condamne à ne passer d'un joug abhorré qu'à une protection humiliante. C'est du récit de ces combats pour la liberté de sa race que par les siens, par ses compagnons les pâtres et ses amis les matelots, est bercé l'écolier d'Ajaccio. Et c'est de là que lui viennent ses premières songeries. Si ses yeux prématurément se chargent d'un feu sombre, si ses poings se crispent, si son sang bout dans ses artères, impétueux, c'est dans la protestation de sa fierté d'enfant contre cet esclavage. L'ambition est née avec ce cœur adolescent et n'y mourra jamais : mais elle est née du plus noble des sentiments ; elle s'inspire du seul patriotisme qui puisse être permis à celui qui ne connaît encore d'autre sol que celui où il est né.

***

Ses premiers galons, vous avez vu par quel labeur, dans sa misère orgueilleuse, il les demande au travail et à l'étude. Il ne les a pas gagnés pour la parade ou pour suivre le train, en officier de fortune résigné, il lui faut le champ libre, et tant que sa préoccupation n'a d'autres horizons que ceux de son île, un seul espoir l'hallucine : être quelqu'un, là-bas. Car il veut être quelqu'un, et le voile du destin est encore trop épais pour qu'il lise que ce sera en France.

Il viendra vers elle avant qu'elle n'aille vers lui, il la reconnaîtra avant qu'elle ne le reconnaisse. Perdu dans la foule des héros à l'armée, alors pourtant que ses premiers coups ont été des coups de maitre, il se demandera si son étoile ne doit pas plutôt se lever en Orient, et son rêve s'égarera vers ces terres de légende où Alexandre et César ont foulé la poussière des Pharaons.

***

L'imagination du petit garçon que vous avez vu dans la grotte de Milleli fouiller, de ses yeux hardis, l'espace au-delà des rochers pourpres et des flots bleus, que de chemin elle a fait ! Et ce chemin, la réalité l'a suivi.

Cette adaptation d'un être exceptionnel à des circonstances exceptionnelles, vous apparaît si logique et si parfaite que l'extraordinaire vous en échappe. Vous assistez à l'élévation graduelle de Bonaparte et rien ne vous semble plus naturel que de voir un général toujours victorieux devenir, par là même, l'arbitre de la paix. Et non seulement de la paix avec les Autrichiens ou avec les Anglais, mais de la paix entre les Français qui viennent, de faire une Révolution et en sont encore tout meurtris. Ils voudraient bien la finir, mais ils ne savent pas trop comment s'y prendre. Il y en a qui disent : Revenons à ce qui était avant, à ce bel ordre que tant de siècles de monarchie ont façonné. Mais les autres, plus nombreux, veulent garder quelque chose des conquêtes qu'ils ont faites et qu'ils précisent dans leur devise : Liberté, Égalité. Bonaparte, qui n'a jamais été ni factieux, ni sectaire, qui allie à la soif de l'autorité la passion de l'ordre, qui est énergique et charmeur, despotique et souple, et qui sait aussi bien manier les hommes sur le terrain politique que sur les champs de bataille, couronné des lauriers de Marengo, apparaît comme seul capable de devenir l'arbitre de cette renaissance.

Et dès que ce sentiment se manifeste dans la masse, entraînant, irrésistible et fondé, Bonaparte virtuellement est le maître. Il peut tout faire, et l'admirable, c'est qu'il sait tout faire.

Devenir le chef d'une nation, en dehors de l'hérédité, par acclamation et par choix, cela se voit ; mais en être digne, mais, ayant cette fortune, se montrer supérieur à sa fortune, et à ce degré : c'est un spectacle que l'histoire n'a vraiment donné qu'une fois.

Plus tard, vous verrez Napoléon, l'Empereur formidable, dans toute la puissance de sa gloire fatale et courant à l'immortalité comme à l'abîme. Il voudra s'arrêter et ne le pourra plus. Il se croira arrivé au terme de son ambition, mais son ambition sera sans borne et reculera devant lui.

Dans ces images que vous feuilletez et qui s'arrêtent au couronnement, vous ne l'avez vu encore que dans son rôle de Premier Consul ; ce n'est pas le plus éblouissant, mais c'est celui qui force l'admiration de ses plus irréductibles détracteurs. Grâce à des armées enthousiastes, équipées à la diable, affamées, empanachées, héritières de la discipline virile des troupes de l'ancien régime, et où règne cet esprit militaire qui est devenu l'une des formes de l'esprit révolutionnaire et qui finira par sauver la Révolution en la dominant il a donné à la France la paix extérieure, et il la lui a donnée par la gloire. Et alors, comme il l'emploie à l'intérieur, cette paix, pendant quatre ans ! Avec quelle clairvoyance des nécessités, quel sens intime et profond de l'ordre séculaire, quelle pénétration des besoins immédiats qui sont le retour à l'autorité, à la sécurité des personnes et des biens, à la reprise des affaires et du crédit ! L'essentiel est le relèvement de toutes les ruines, comme de toutes les traditions. Et que de difficultés pour donner de justes réparations à ceux à qui la tourmente a tout pris, sans trop inquiéter dans leur possession ceux qu'elle a pourvus ! L'armature était brisée, il fallait tout refaire. ta machine administrative que le génie de Bonaparte a conçue et construite, a survécu à toutes les métamorphoses et à toutes les critiques : elle fonctionne encore ; et si ce n'est pas faire l'éloge de sa perfection, c'est, au moins, pour attester sa merveilleuse adaptation et sa solidité.

Je m'étais promis de ne pas dire de grands mots, et me voilà entraîné, par l'ampleur du sujet, par la stature du héros, à manquer à ma parole. Revenons aux images de mon ami Job : elles, du moins, savent unir à la familiarité qui vous plaît la grandeur qui convient. Avec un juste pittoresque, un esprit ingénieux, une couleur exacte du détail, elles vous montrent la formation, dans son cadre prodigieux, de cette individualité si exceptionnelle qu'il n'est pas besoin de l'attendre bien longtemps, au sortir du berceau, pour voir Napoléon percer sous Bonaparte.

 

BONAPARTE

 

Au son joyeux des cloches, les autels de ses églises fleuris, ses habitants endimanchés et ses maisons parées de feuillages, le 15 août 1769, s'était éveillé Ajaccio.

C'était l'Assomption, la fête patronale de la Corse, française depuis un an à peine. Et la cathédrale ouvrait toutes grandes ses portes à la piété de la foule qui s'y pressait dans un grand tumulte d'allégresse.

Une femme d'une beauté fière, bourgeoise de la ville, venue jusque sur le seuil, où sa ferveur l'avait portée, en grand hâte dut rentrer chez elle, où une joie, dont elle ne pouvait mesurer tout l'orgueil, l'attendait. Elle y donnait le jour à son quatrième enfant. C'était un gros garçon, qui criait fort et s'agitait de même, et qui avait bien l'air de n'être pas venu au monde pour y passer inaperçu. Le monde, il le bouleversa, à l'égal des Alexandre et des César. Et mort, son souvenir y tient encore, et plus grande peut-être, toute la place qu'il s'y tailla de son vivant.

La jeune maman, une Corse héroïque, au fier profil de camée, qui n'avait que dix-neuf ans, se nommait Lætitia Ramolino ; elle était la femme de Charles Bonaparte, celui-ci de petite noblesse, pauvre et de sang toscan. On donna à l'enfant le prénom de Napoléon, qui était dévolu par l'usage aux cadets dans la famille. Prénom obscur, qu'on eût cherché vainement sur le calendrier, et qui, gravé dans le marbre de l'histoire, devait briller à côté des plus grands noms et les passer en éclat.

Son modeste berceau n'en laisse rien prévoir. La gêne y règne avec la médiocrité. Un mince revenu alimente insuffisamment une famille qui s'accroit sans cesse, et qui doit de ne garder quelque décence qu'à l'énergique esprit d'ordre et d'économie d'une mère attentive et vaillante.

Napoléon est un petit garçon comme tous les autres, dont il partage les jeux sur la place et dans les rues, gourmand de braccio, grand chasseur de lézards ; mais, plus que les autres, querelleur, entêté, lutin, battant celui-ci, égratignant celui-là, redoutable à tous, et de tous le plus intrépide. Dans les heures de mauvais temps, il s'amuse, avec ses frères, dans une grande chambre. Jérôme ou Joseph dessinent des bonshommes sur les murs ; Napoléon, à qui sa mère a acheté un tambour et un sabre de bois, préfère y peindre des soldats en ordre de bataille. Il porte au dehors cette ardeur belliqueuse, dans des combats dont sa culotte en lambeaux, au grand désespoir de sa mère, atteste l'intrépidité.

Pour le calmer, on le mit en pension, avec des demoiselles. Sa compagne préférée était une petite fille appelée Giacominetta — Jacquelinette. Tous les deux, à la promenade, se tenaient par la main gentiment. Mais Napoléon, qui ne devait jamais beaucoup se préoccuper de sa toilette, ne s'apercevait pas de ses bas tombant sur ses souliers, et soulevait les railleries des petits garçons jaloux qui l'escortaient en fredonnant une chanson que les espiègles avaient composée :

Napoléon, à demi-chaussette,

Fait sa cour à Jacquelinette.

Ces plaisanteries lui échauffaient les oreilles et ce n'était pas le nombre des assaillants qui pouvait le retenir de prendre l'offensive.

Cette turbulence n'est pas incompatible avec l'amour de l'étude et le goût du travail. Napoléon s'adonne au calcul, pour lequel il a de remarquables aptitudes ; il aime aussi l'histoire et la géographie. Ses yeux, qui, du haut de la grotte de Milleli, où il aime à s'isoler, scrutent l'horizon, lui révèlent, au delà des flots, d'autres pays dont son père, toujours en voyage pour ses intérêts, lui parle au retour : la France, l'Angleterre, Gênes. Et ces noms sont mêlés aux légendes de la terre natale, dont le bercent son oncle Lucien, sa mère, sa nourrice et les bergers, ses compagnons de prédilection. Il apprend ainsi de jolies histoires de guerre, où, toujours, l'on voit des Corses valeureux, souffrant de l'offense et du joug, se battre contre l'étranger envahisseur et conquérant. Le nom de Paoli, qui revient si souvent dans ces récits, résonne comme celui du héros qu'il voudrait être quand il sera grand

Son père, qui s'était vaillamment prodigué jusqu'au dernier jour, pour donner à la Corse une indépendance absolue, avait, avec ses armes, déposé toute rancune, et de la France, maintenant maîtresse des destinées de son pays, il ne sollicitait plus que les avantages matériels dont ses enfants pouvaient profiter. Ils étaient en âge d'être orientés vers une carrière. Joseph serait prêtre et Napoléon soldat. Appuyé par le gouverneur de l'ile, M. de Marbeuf, invoquant ses titres de gentilhomme, il ne doutait point de réussir et, profitant d'un voyage qu'il faisait en France, comme député de la noblesse à Versailles, il résolut de les conduire d'abord au collège d'Autun, où Joseph ferait ses études classiques et où Napoléon se préparerait à entrer à Brienne en apprenant un peu de français.

Ah ! ce départ... Ce fut un événement. C'était le 15 décembre 1778. La barque emportait, à côté du père, ses deux fils, Napoléon et Joseph, Joseph Fesch, et un cousin, l'abbé Varèse. Pour la première fois, les membres de la famille Bonaparte, destinés à suivre par le monde des chemins si divers, se séparent. Toute la maison est sur le môle : l'oncle Lucien qui bénit les voyageurs, la vieille domestique, que les enfants appellent la tante, la nourrice Ilaria, la servante Savaria qui se lamente sur le destin de son chétif maigriot, la mère qui a donné à son fils le viatique des viriles paroles. Tous pleurent.

Napoléon, maîtrisant l'émotion qui l'étreint, sans une larme, d'aussi loin qu'il peut l'apercevoir, salue sa Corse bien-aimée, debout sur cette frêle barque, qui ignore porter César et sa fortune.

Au collège d'Autun, l'enfant au teint pâle, avec ses cheveux noirs, sa taille exiguë, la singularité de son accent, est la risée d'un âge où l'on est sans pitié : On s'amuse, par tracasserie, à lui faire répéter son étrange prénom, qu'il prononce à l'italienne, Napoléoné, et l'on entend : la paille au nez. Et l'on rit. Et l'on se moque. Sa sensibilité si vive reçoit de cet accueil hostile une blessure dont, au plus fort de ses triomphes, il ressentira longtemps l'injuste douleur.

Muni d'un simple bagage, il entre trois mois plus tard à l'école de Brienne. Le sort en est jeté : la faveur du roi en fait un soldat. Les formalités d'usage accomplies, après des adieux au parloir, simples et graves, mais sans effusion, ni pleurs, le père Berton, le principal, écrit sur son registre : Aujourd'hui, 23 avril 1779, Napoléon de Buonaparte, entré à l'Ecole royale militaire de Brienne-le-Château, à l'âge de neuf ans, huit mois et cinq jours.

Ses camarades sont des cadets de famille, de petits seigneurs. Il sent un peu trop vivement, au premier abord, cette distance ; sa fierté lui dicte une attitude qui semble hautaine et dédaigneuse. Il se tient à l'écart, méditatif et taciturne. Il ne comprend pas encore ses compagnons, qui ne le comprennent pas, et ce désaccord n'est que pour l'enfoncer plus avant dans sa solitude. Mais ses méditations sont fécondes. Il est studieux ; son goût le porte vers les mathématiques ; il y est devenu très vite d'une habileté remarquable. Par exemple, il est resté brouillé avec la grammaire, il ne mord guère au latin, mais l'histoire et la géographie le passionnent. Ses récréations sont consacrées au travail. Il lui arrive de rester souvent, le soir, dans la salle d'études, le dernier, et d'y prolonger, à l'insu de ses maîtres, ses veillées laborieuses, à relire Plutarque, Polybe ; les œuvres des philosophes de l'antiquité et des hommes de guerre sont la forte moelle dont son esprit d'adolescent se nourrit.

Sa supériorité, en s'affirmant, fait fondre les préventions et lui livre les cœurs que son caractère inflexible et hautain lui avait aliénés. Bientôt, dira un jour Napoléon, il ne fut bruit que de moi à l'Ecole. J'étais admiré, envié ; j'avais la conscience de mes forces. Je jouissais de ma supériorité.

Ses camarades, subjugués, subissent son ascendant. Ils en font le maitre et le régulateur de leurs jeux auxquels il veut un but utile. L'hiver de 1783 avait été très rigoureux ; de la neige tombée en abondance dans les cours, il fit construire des redoutes et des forts, dont il fit le siège à coups de boules de neige. Ce fut son premier exploit dans l'artillerie.

Ses études avançaient. L'inspecteur général reconnut ses mérites et lui donna une très bonne note de sortie qui se terminait sur ces mots : Ce sera un excellent marin.

Tout enfant, il se défiait de la mer ; il la sentait une ennemie. La marina où les gamins se réunissaient pour se baigner ou s'aventurer sur les barques qu'ils détachaient à la dérobée, ne l'attirait jamais. Ses idées s'étaient modifiées à la réflexion. Le marin, n'est-ce pas celui qui s'en va à travers le monde, maître de l'espace ? Et quelles acclamations le saluent à son retour sur les bateaux du roi. Oh ! un jour, revenir dans son île, comme un autre Bougainville ou un autre Suffren !... Et qui sait si, à cette terre chérie, qui n'avait vu débarquer que des maîtres venant l'asservir, lui, n'apporterait pas, Corse glorieux, vengeur des humiliantes servitudes, la délivrance ?

Mais il ne serait pas marin et la mer ne lui serait jamais que perfide.

Le 23 octobre 1784, Napoléon entrait à l'Ecole militaire, à Paris, pour y faire son apprentissage d'officier d'artillerie.

On étudie peu à l'Ecole militaire, mais on s'y amuse beaucoup. Les élèves riches sont nombreux, dont la vie est dispendieuse et bruyante. Ils y entraînent leurs camarades moins fortunés, qui ne les suivent qu'en s'endettant. Bonaparte pourrait les imiter et courir au plaisir qui a tant d'attraits pour un jeune homme revêtu d'un bel uniforme. Mais cette insouciance et cette dissipation, loin de l'attirer, le choquent. Il souhaiterait, à la préparation au métier des armes, plus de gravité. Il ne garde pas son opinion pour lui : il en fait l'objet d'un mémoire. La maturité précoce de son discernement lui fait trouver, à quinze ans, le plan d'une éducation militaire, à laquelle, plus tard, quand, dans l'armée, il réformera tant de choses, il n'aura presque rien à changer.

Laissant ses camarades à leur dissipation, lui, sérieux et méditatif, pliant sous le poids des responsabilités d'un chef de famille, — car son père vient de mourir, — avec sa volonté d'être, en tout, le maitre, il entend d'abord l'être des siens, ses frères et ses sœurs, qu'il veut diriger, établir et pourvoir.

Elisa est à la Maison royale de Saint-Cyr, qu'a fondée Mme de Maintenon. L'une des distractions favorites de Napoléon, c'est de l'aller visiter. Et ce sont, ces jours-là, entre le frère et la sœur, assis à l'écart, sur un banc, dans les allées, d'interminables causeries. Elles reportent vers le pays natal l'âme des jeunes exilés. Le frère donne à la sœur des nouvelles de tous : de Lucien, qui est resté à Brienne, de la maman, veuve maintenant, avec ses cinq enfants, Joseph, Louis, Pauline, Caroline et le dernier Jérôme, qui n'a que trois mois. Comment élever tout ce petit monde, avec des ressources que des procès onéreux restreignent chaque jour ?

Avec son brevet de lieutenant en second, il rejoint à Valence le régiment de la Fère pour lequel il est désigné. Le 11 janvier 1786, il y monte sa première garde d'officier. Puis, c'est la vie de garnison, oisive et sans relief.

Cependant, en cette existence vide et indifférente, une autre affection le domine : sa chère Corse. Elle lui manque ; elle est sa petite patrie, et presque encore toute sa patrie. Tout y est meilleur, écrira-t-il au déclin de sa vie. Il n'est pas jusqu'à l'odeur du sol même : elle m'eût suffi pour la deviner les yeux fermés. Je ne l'ai retrouvée nulle part...

Un congé, ardemment sollicité, l'y envoie : ce ne sera pas le dernier. Que de raisons pendant les quelques années qui vont suivre, il se donnera d'y retourner et d'y prolonger ses séjours, et presque de s'y oublier. Il le foule enfin, le sol natal... La maman a grand'peine à reconnaître le bambino qui l'a quittée, il y a huit ans, dans cet officier aux yeux sombres, brûlés de fièvre, nerveux, bref en sa démarche et en ses paroles, qui, si petit de taille, domine par le caractère tous les siens et leur parle en homme et en maitre.

Ce séjour lui révèle la détresse profonde où la maison paternelle a achevé de s'enliser. Il n'en est que plus pénétré de la nécessité de travailler à son avenir. Dans sa garnison d'Auxonne, où, son congé expiré, il rejoint son régiment, il n'a qu'un souci : par son application, forcer la sympathie de ses chefs et mériter leur estime et leur considération. Il y parvient. Son général, frappé de la maturité de son intelligence, lui confie une de ces missions qui sont les plus enviables des faveurs. Il doit cette confiance justifiée à ses veilles forcenées, toutes données à l'étude. Ce travail combiné avec les privations qu'il s'impose, altère sa santé et ce n'est pas trop d'un nouveau voyage au pays natal pour lui rendre ses forces avec son courage.

Il en ramène son frère Louis. Tous deux doivent vivre sur les trois francs par jour de sa solde de lieutenant. Ils occupent à la caserne deux pièces contiguës, ayant, pour tous meubles, un mauvais lit, une table placée dans l'embrasure de la fenêtre, des livres, des papiers, une vieille caisse en bois, un poêle de fonte. Mais Bonaparte a le génie de l'économie. Il met lui-même le pot-au-feu, brosse lui-même ses habits, cire lui-même ses chaussures, tout en surveillant l'éducation du futur roi de Hollande, qui, docilement, assis sur sa chaise de paille, lui récite ses leçons.

Le 19 juillet 1789, la plus calme des garnisons présente une animation extraordinaire. Durant les vêpres, un individu a sonné le tocsin. De mauvais garçons se sont précipités aux barrières et les ont brisées ; ils ont pillé la maison du receveur des gabelles. On a voulu réduire les mutins à la raison, mais les hommes du régiment requis sont restés l'arme au bras. Ces faits singuliers sont la répercussion d'un événement dont le jeune lieutenant en second n'a pas encore compris toute l'importance. Il apprend que les États-Généraux se sont réunis à Versailles, au milieu d'une très vive effervescence, qu'une agitation sourde et latente, à Paris, a éclaté en émeute ; que la Bastille, qui ne pouvait être prise, s'est rendue ; que la garde nationale a choisi pour chef M. de Lafayette, et que le roi a arboré les couleurs que lui a données la capitale révoltée. C'est pourquoi un certain nombre de citoyens à Auxonne, se croient permis de molester les collecteurs d'impôts, en présence d'une autorité militaire qui n'a déjà plus les moyens de se faire écouter. C'est la révolution.

Gagné par la fièvre des événements, c'est vers la Corse qu'il se tourne. L'heure n'a-t-elle pas sonné, pour son génie ignoré, de provoquer là-bas quelque surexcitation propre aux desseins qu'il a nourris d'être un grand homme dans son île ?

La destinée lui réservait un rôle plus vaste.

Passé capitaine durant son congé, il est revenu à Paris, en 1792, se justifier d'une absence au corps dont on lui reproche la durée plus qu'irrégulière. Il est descendu dans un hôtel de la rue du Mail. Le 10 août, on vient l'y avertir que les Tuileries sont attaquées ; il revêt son costume civil, se porte vers le palais, pénètre dans le jardin. Il y voit, en tas immenses, les cadavres des Suisses que la populace a massacrés. Place des Victoires, où s'érige la statue de Louis XIV, il fait la rencontre d'un groupe d'individus farouches. L'un d'entre eux, qui porte une tête coupée au bout d'une pique, la présente ironiquement au Roi-Soleil de bronze, dont c'est, sur ce piédestal, la dernière journée. Demain, il sera jeté à terre, aux cris de A bas les tyrans ! Ce qui donne à cette scène d'horreur son caractère de fatale ironie, c'est la présence de cet inconnu. Les furieux l'ont remarqué. Le calme de son visage les excite. Ils vont sur lui, la bouche hurlante et le poing tendu, sans que fléchisse sa dédaigneuse impassibilité. Vive la Nation ! pourtant.

Et, satisfaite, la foule des renverseurs de rois s'éloigne, qui vient de se heurter à ce passant énigmatique.

Un décret de l'Assemblée nationale ayant décidé l'évacuation de la Maison royale de Saint-Cyr, Napoléon doit reconduire sa sœur à sa mère. Il retrouve là bas Paoli. L'ancien héros de l'indépendance est redevenu le chef occulte d'un parti qui espère, à la faveur des troubles, rompre le lien qui l'unit à la France. Bonaparte perce ce projet et devient résolument l'adversaire de l'homme dont son enfance avait fait son admiration et son modèle. Corse avec la France, mais non contre elle. Cette rupture éclate, irrévocable, entraînant l'exil des Bonaparte et la confiscation de leurs biens. Fuyant sa maison à demi incendiée, menacée de mort dans tous les siens par les lois de la vendetta, la famille, le 11 avril 1793, quittait Calvi, et, privée de tout, n'ayant pour subsister que les modiques secours accordés par la Convention aux patriotes réfugiés, venait, le plus pauvrement du monde, s'installer à Marseille.

Napoléon, attaché à l'armée d'Italie, allait bientôt être nommé chef de bataillon, commandant de l'artillerie. C'est à ce titre que, le 7 septembre 1793, il allait devant Toulon.

Toulon avait été livré aux Anglais. Et le soin de le reprendre, abandonné à des incapables, lui était confié. L'instinct infaillible des soldats, tout de suite, leur fit deviner, dans ce jeune chef, l'homme digne de les mener au combat. Il avait la compétence, le coup d'œil et la décision. Toujours au feu, dormant près de ses canons, marchant en soldat après avoir commandé en général, mêlé à tous les dangers, à l'autorité de l'intelligence il ajoutait la vertu de l'exemple.

En secret, il avait préparé une attaque : en face du fort de Malbousquet, quatre mortiers et huit pièces de vingt-quatre devaient entrer en scène au moment opportun. Deux représentants du peuple à l'armée, se mêlant des choses de la guerre pour lesquelles ils n'étaient pas faits, sans en référer à Bonaparte, commirent l'imprudence d'ouvrir le feu. Le bruit du canon révéla aux Anglais qu'il y avait, à proximité une batterie redoutable qu'il était urgent d'enlever au plus vite. Le lendemain matin, six mille ennemis attaquaient les forts français, les mettaient en déroute, prenaient les pièces et les enclouaient. C'était un désastre. Il pouvait être irréparable. Le général Dugommier rallia les soldats dispersés et tint les Anglais en respect. Ce fut alors que Bonaparte, par un chemin couvert qui conduisait à la batterie, arriva sans bruit sur les Anglais, et surgit au milieu d'eux avec une soudaineté qui les terrifia. Le général anglais O'Hara, blessé, fut fait prisonnier.

La baïonnette dans les reins, les Anglais furent reconduits jusqu'aux murs de Toulon. En ce corps à corps, Bonaparte, la cuisse percée d'un coup de baïonnette, reçut le baptême du sang. Il y reçut aussi le baptême de la gloire.

Là, le prendra l'Histoire, qui ne le quittera plus.

La reprise de Toulon, qui sera la suite de ce fait d'armes, lui vaudra d'être nommé général de brigade. Mais la part qui lui revient n'est pas suffisamment mise en lumière. Son nom reste ignoré. Junot, son camarade, écrit à sa famille qu'il devient aide de camp du général Bonaparte. Qui est-ce que ce général Bonaparte ? lui répond son père. Personne ne connaît ça.

Robespierre, le jeune, qui l'a vu à l'œuvre, a ses raisons pour ne pas partager cette ignorance. Il se dit que si, à Paris, son frère avait un pareil commandant de la force armée, il n'aurait à craindre aucune surprise. Il fait à Bonaparte la proposition d'accepter cet emploi. Commandant de la garnison de Paris à vingt-six ans ! C'était pour tenter une ambition moins réfléchie. Toute la famille pressait le jeune général d'accepter. On lui demandait de lier son sort à ce régime de terreur dont, par caractère, il souhaitait la prochaine défaite. Il ne répugnait pas à verser le sang, mais en soldat ; son arme était l'épée, non le couperet. Qu'irais-je faire dans cette galère ? répondit-il, il n'y a de place honorable pour moi qu'à l'armée.

Robespierre sombra et la Terreur avec lui. Mais, par une de ces contradictions si fréquentes en ces temps convulsés, la réaction qui suivit, prenant prétexte de la sympathie que le frère du dictateur tombé avait portée à Bonaparte, et sur un de ces soupçons qui transformaient si vite un bon citoyen en un suspect, fit arrêter le vainqueur de Toulon qui fut incarcéré au fort d'Antibes.

Et si la joie était grande chez certains de ces sans-culottes, qui, depuis quatre ans, la pique à l'épaule et l'invective à la bouche, s'étaient fait les geôliers haineux et cruels de tant de prisonniers innocents, la stupéfaction le disputait à la colère chez les soldats de l'armée d'Italie, qui avaient vu à l'œuvre leur jeune chef et chez qui, déjà, opérait le charme du victorieux.

Toute la France de cette époque est dans le contraste de ces soldats qui ont entrevu la gloire au delà des frontières, où ils ont l'ambition de porter un nouvel idéal d'universelle fraternité, et les sectaires d'une anarchie expirante. Junot, qui sait combien est précaire la vie de ceux qui passent certains seuils, avec deux de ses camarades, prépare un plan d'évasion qu'il fait connaître au prisonnier. S'évader, c'était s'exiler ; c'était briser son épée ou la porter à l'émigration ! Bonaparte avait choisi sa place : il la garderait. Ma conscience, lui fit-il répondre, dans une lettre signée Bonaparte, en arrestation au fort Carré à Antibes, est le tribunal où j'évoque ma conduite. Je l'interroge : elle est calme.

Son emprisonnement ne dura que treize jours.

La mise en liberté n'était que provisoire, et parce que les papiers découverts chez lui n'avaient pas justifié les soupçons qui l'avaient fait incarcérer. De plus, les représentants du peuple, mieux instruits sur son compte, dans leur rapport, ajoutaient cette phrase caractéristique : Nous avons été convaincus de l'utilité dont nous peuvent être les talents de ce militaire, qui devient très nécessaire dans une armée dont il a, mieux que personne, la connaissance, et où des hommes de ce genre sont extrêmement difficiles à trouver.

Ses adversaires d'un moment, maintenant, montrent une certaine perspicacité, et, pour justifier leurs pronostics, Bonaparte va mener jusqu'au bout sa mission, par la prison un instant interrompue, en ouvrant à la France les portes de l'Italie.

Le gouvernement, pour être revenu à des mœurs plus modérées, n'en reste pas moins anarchique et flottant. Si de nouvelles influences s'y font sentir qui réagissent contre les violences fanatiques de la veille, dans ses conseils, il règne bien peu d'ordre, de méthode et d'équité. Quel parti n'a ses suspects ? L'armée, seule force réelle, vivante et pure en ce chaos, dépend pour l'avancement, des intrigues des comités, où l'incapacité des uns et les ressentiments des autres achèvent une véritable besogne de décomposition.

Aux gages donnés par Bonaparte, le Comité de la guerre répondit par une décision où l'injustice le disputait à l'ingratitude. On lui enlevait son commandement, pour le nommer chef de brigade en Vendée, où il n'aurait, dans les Chouans, que des Français à combattre. Il avait rêvé d'autres lauriers : sa décision est prompte, comme à l'habitude. Et le voilà qui court à Paris pour y plaider sa cause en personne.

Ce Paris qu'il retrouve, comme il est différent de celui qu'en pleine révolution il a quitté ! La joie de vivre, depuis le 9 Thermidor, a succédé au sanglant cauchemar de la Terreur. Elle éclate dans le délire frivole des journées inoccupées. Avec son ami Junot, il se promène sur les boulevards qui sont le rendez-vous d'une jeunesse qui affecte, par réaction, une prononciation bizarre, des manières outrées et qui, sans mérite ni courage, se taxe d'être incroyable et frondeuse. Cette métamorphose le frappe, sans autrement l'étonner. Il y découvre les symptômes d'une prochaine convalescence. Il écrit à son frère : Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d'une manière étonnante. Les voitures, les élégances reparaissent, ou plutôt, on ne se souvient que comme d'un long rêve qu'elles ont cesse de briller. Quel moyen de voir en noir dans ce tourbillon si actif...

A ce tourbillon, dont il parle d'un ton plus amusé qu'amer, il n'a garde toutefois de se mêler. Son équipage, au demeurant, ne s'y prêterait guère. Ses victoires ne l'ont pas encore enrichi, ni rendu célèbre. Il vit isolé, prenant ses repas dans des restaurants modestes, toujours seul, plus occupé de la lecture des gazettes que de la succulence des mets, et intrigant, quoique inconnu, par cette puissance d'originalité grave et forte qui émane de toute sa chétive personne.

Ce qu'il promène à travers Paris, en cet accoutrement médiocre, son chapeau rond enfoncé sur ses yeux, laissant tomber sur le collet de sa redingote gris de fer   qui deviendra la célèbre redingote grise — ses cheveux longs, mal poudrés, et cette face de cire jaune, aux angles aigus, c'est un immense désenchantement. Comme on se trompe lorsqu'on suppose qu'il est entré dans l'histoire avec sa belle fougue juvénile, en coup de vent ! Que de luttes sournoises, au contraire, il a soutenues contre l'humilité du départ, l'indifférence ou l'hostilité, contre les circonstances mêmes, si singulièrement changeantes, qui, tour à tour, servent et desservent cette ambition disciplinée par son invincible maîtrise de soi et par la sûreté de ce coup d'œil, planant toujours, et de si haut, sur les circonstances, qu'il les domine.

A aucune époque il n'a eu à s'armer avec plus d'énergie pour vaincre les obstacles que l'inertie et l'incompétence opposent aux activités fécondes. Sa première démarche a été pour se rendre au ministère de la Guerre. Le ministre est un nommé Aubry, député girondin, effacé et quelconque, que les hasards de la politique Ont conduit au poste qu'il occupe. Bonaparte lui expose qu'on lui a retiré son commandement, alors qu'il s'est montré si digne de le garder. Une note secrète dans son dossier lui prêterait-elle des opinions subversives ? Le ministre ne lui en dit rien, qui préfère donner, pour raison à son refus de le confirmer dans son emploi, sa jeunesse. On vieillit vite sur les champs de bataille, répond Napoléon, et j'en arrive.

Cette entrevue le désespéra. Rien ne lui devait donc plus jamais réussir ? Il eut un moment de trouble et d'indécision. Ses yeux se tournèrent vers l'Orient qui exerçait sur son imagination un étrange magnétisme. Il a la possibilité de s'y tailler une place avec cette épée dont il sait la valeur. Dédaigneux des factions aux mesquines rivalités qui l'oppriment ou le méconnaissent, il offre son épée au Grand Turc. A quoi tient la destinée des peuples ? Que serait-il advenu si la lenteur des négociations n'avait contrarié son dessein ?

La Révolution traversait une crise. Son système fiscal, l'anarchie de ses bureaux, l'incohérence de ses institutions, donnaient une grande audace aux mécontents, les jacobins et les royalistes. Les premiers tendaient à revenir vers la Terreur, les seconds vers la Monarchie. Les espérances des uns et des autres, quoique visant à un résultat diamétralement opposé, s'unissaient dans un effort parallèle. Cet effort ne devait pas moins se traduire, s'il était victorieux, par la chute du parti au pouvoir. Les sections de Paris, habilement travaillées, lui étaient devenues hostiles. Elles s'armaient contre lui. L'instant était critique. Le complot était à la veille de réussir. Tout était prêt chez les conjurés. Quel homme serait capable de faire, avec des troupes fidèles, un rempart à la Convention ? Barras, dans la nuit même, courut chez Bonaparte. Il lui exposa la situation en phrases brèves. Je demande à réfléchir, dit Bonaparte. — Vous avez trois minutes, répondit Barras.

Trois minutes pour délibérer ! Bonaparte se demanda où était son devoir. Il se demanda peut-être aussi où était sa fortune. Serait-il avec ce Paris écœuré, fatigué, las d'un régime qui avait tout détruit et n'avait encore rien fondé ? Ou serait-il pour ce qui avait, malgré tout, grâce à un fantôme de constitution, une apparence de pouvoir ? La guerre étrangère a élargi ses vues. Soldat, il était hier à la frontière. Ceux qui s'y battent se battent peur une France dont, après tout, la représentation nationale est, à l'heure présente, l'unique armature.

Les trois minutes sont écoulées, son choix est fait : J'accepte, dit Bonaparte ; mais je vous préviens que je ne rentrerai l'épée dans le fourreau qu'une fois l'ordre rétabli.

La nuit même, il est nommé commandant en second de l'armée de l'intérieur. Il prend immédiatement ses dispositions. Il était temps. Le lendemain, 13 Vendémiaire (5 octobre 1795), l'insurrection éclate. Les sectionnaires se portent contre la Convention, qui délibère, affolée. Elle n'a pas à opposer aux émeutiers une force qui égale la leur ; mais cette force est dans la main du jeune général d'artillerie qui se rappelle, fort à propos, devant les marchas de l'église Saint-Roch, ses théories de Toulon.

Son intervention a été décisive : l'émeute est écrasée.

Son succès ne le grise pas. Encore tout chaud de l'action, il en conte très simplement les péripéties à son frère Joseph, puis ajoute : Nous avons vaincu : tout est oublié.

Il allait un peu vite : les adversaires étaient bridés, mais les esprits restaient désemparés et inquiets.

La Convention, que le nom du vainqueur de Toulon avait laissé indifférente, salua du titre de général en chef de l'armée de l'intérieur le jeune soldat heureux. Et, par une singulière coïncidence, le jour même où lui était conféré ce titre — qui le faisait l'arbitre de la paix publique — la Convention, qui avait achevé son œuvre (26 octobre 1795), disparaissait. Le régime qui va suivre s'appelle le Directoire. Sa tâche de gouvernement constitutionnel, succédant à la dictature, est vaste et ardue : assurer les services publics, qui, faute d'argent, vont à vau-l'eau, tenir les mécontents en respect, organiser la victoire.

Bonaparte, dont le Directoire a deviné le concours si précieux, du jour au lendemain, a passé de l'ombre à la pleine lumière. Son extérieur s'est modifié. Si minable, la veille, en son équipage d'officier de fortune, maintenant empanaché, il porte beau. C'est une transfiguration. Ses facultés, jusqu'alors contrariées et chagrinées, dans cette atmosphère d'action, se sont transformées ; nul ne le voit sans être frappé du changement. Il n'est le même qu'envers les siens que comble sa bienveillance inépuisable. Il a passé de son modeste garni à l'hôtel de l'état-major. Il a un équipage, des domestiques, une loge au théâtre — et il ne pense plus du tout à partir en Turquie.

Dans ce luxe, que la nécessité commande, plus que ses goûts, il ne s'amollit pas. Il reste tout entier absorbé par l'accomplissement de ses devoirs nouveaux, qui comportent, notamment, la réorganisation de la garde nationale de Paris et la protection armée des corps constitués. Car l'ordre n'est rétabli qu'en apparence. Un fort levain d'agitation permanente, créée par les partis qui se reforment, et une situation financière déplorable, lui fournit de multiples occasions d'intervenir. Les assignats sont tombés à rien et le pain manque. Il va lui-même aux portes des boulangeries veiller au maintien de la tranquillité publique.

Sautant à cheval, il pousse jusqu'aux Halles. Seul, il chevauche autour de la fontaine des Innocents, où sont les éventaires de carottes et de choux, les forts belliqueux et les commères agressives. Mme Angot n'a jamais passé pour bien embouchée. Un matin, qu'il ramenait à la raison les plus surexcités, une marchande, grosse et grasse, lui cria : Qu'est-ce que ça fait aux épauletiers que nous manquions de pain, pourvu qu'ils s'engraissent !La mère, répondit Bonaparte, qui était alors d'une extrême maigreur, regarde-moi bien, et, de nous deux, dis quel est le plus maigre ? Tout le monde s'esclaffa : il avait partie gagnée. Ce jour-là, en changeant ses batteries, ce fut par le rire qu'il vainquit.

Le soir, ses fonctions l'obligeaient à fréquenter les salons, où, ignoré, humble et petit, il se tenait, il y a encore quelques jours, entre deux portes, et si effacé ! Il dîne chez l'un ou l'autre des Directeurs, et le plus souvent chez Barras, où la compagnie, un peu mélangée, est assez brillante, et où, surtout, l'on joue gros jeu ; il a le jeu en abomination. Au vingt-et-un et à la bouillotte, il préfère le cercle des dames que la beauté de Mme Tallien préside. La jeunesse énigmatique de ses vingt-sept ans, parés du prestige du succès, lui ménage près d'elles un accueil souriant.

Parmi les femmes de ce cercle, une surtout le frappe par sa grâce nonchalante de créole, la caresse de ses grands yeux bleus gris aux longs cils, et son esprit bienveillant et primesautier. Née à la Martinique, mariée en France, elle est veuve d'un général que la Révolution a guillotiné. Elle est restée seule avec son fils nommé Eugène et sa fille nommée Hortense. Elle s'appelle Joséphine de Beauharnais. Il s'éprend d'elle, qui l'avait distingué sans s'attendre à une riposte aussi prompte d'un sentiment aussi vif. Il est l'homme des résolutions rapides.

Le 7 février 1796, les bans étaient publiés ; le 2 mars, il était nommé général en chef de l'armée d'Italie ; le 7, il recevait sa lettre de service ; le 9, il se mariait, et le 11, pour rejoindre son armée, il quittait Paris et sa femme.

Vous ne vous étonnerez pas si la cérémonie fut simple. Elle ne devait être qu'une formalité. Point de noce, point d'invités, point de cortège : les quatre témoins, sans plus : Barras et Tallien, pour le marié ; Calmelet, homme de loi, et Lemarois, aide de camp, pour la mariée. Le maire avait été prévenu que le mariage ne serait célébré que dans la soirée. Il faisait un temps froid et maussade ; il pleuvait. Joséphine et trois témoins arrivèrent les premiers. L'attente du futur, retenu par ses obligations, fut assez longue pour que l'ennui pesât sur l'assistance et que le maire, devant son registre ouvert, s'endormit.

A 10 heures du soir, le fiancé enfin arriva avec deux heures de retard. Secouant par le l'épaule maire endormi : Allons, Monsieur le Maire, allons, lui dit-il, mariez-nous vite ! Les mots sacramentels furent prononcés, et les signatures échangées. Les témoins dehors, sur la porte, se séparèrent des nouveaux époux qu'une voiture emporta vers cette maison d'une rue dont le nom, Chantereine, était, pour Joséphine, un présage, et que Napoléon allait bientôt débaptiser en celui de la Victoire.

Pourquoi se bat-on en Italie ? Vous le savez : il faut pourtant le redire. L'explosion révolutionnaire a fait dresser contre la France la coalition d'une Europe inquiète. La patrie en danger a fait appel à ses fils ; elle les a jetés aux frontières ; ils en ont défendu l'intégrité ; puis, ils sont passés, avec Dumouriez et Jourdan en Belgique, avec Pichegru en Hollande, avec Montesquiou en Savoie. Avec Hoche et Marceau, ils sont allés au delà du Rhin. Et c'est la victoire partout, excepté sur la mer. La Convention a obtenu de la Prusse et de l'Espagne la paix ; mais l'Angleterre et l'Autriche continuent la guerre. C'est contre l'Autriche que vont se concentrer tous les efforts de nos armées ; l'une destinée à opérer en Allemagne, l'autre dans la vallée du Danube. Ni l'une, ni l'autre, en dépit d'admirables journées, n'iront au but victorieusement. Mais la troisième armée sera l'armée d'Italie, confiée à Bonaparte.

Le jeune général a dit au Directoire, en exposant son plan : Je demande huit cent mille livres en espèces pour le premier succès. J'y périrai ou j'y vaincrai. Si je m'installe un moment sur le territoire ennemi, je ne vous demanderai pas un écu pour mon armée.

Il ne recevra pas les huit cent mille livres, et c'est lui qui, loin de demander un écu, après ses premiers succès, fera envoyer au Directoire, à l'ombre d'un magnifique trophée de drapeaux, cinquante millions.

 

L'Italie est défendue par les Alpes, par des places fortes et par des armées trois fois plus nombreuses que celles de la République. Les Autrichiens sont sous les ordres d'un vieux général, appelé Beaulieu, qu'accompagne le prestige d'une brillante carrière ; ils comptent plus de soixante mille combattants. Les Piémontais ont mis en ligne trente mille hommes ; les troupes du Pape, de Naples, de Parme et de Modène, peuvent leur donner du renfort.

L'armée d'Italie ne compte que quarante-cinq mille hommes, peu de bouches à feu mal attelées, et pour toute cavalerie, trois mille chevaux squelettes. Elle est sans solde et sans vivres, affamée et en haillons ; mais elle est aguerrie ; elle a une discipline relativement sévère et une aveugle confiance en ses chefs. Presque tous jeunes, ils ont acquis en combattant la science du combat. Elle est enthousiaste et fanatique de sa mission, persuadée qu'elle doit porter à travers le monde, qu'elle suppose asservi, les bienfaits des institutions. Ces institutions, elle ne les comprend peut-être pas très bien, mais elle y est attachée par beaucoup de gloire déjà et beaucoup de misères.

Telle est l'armée que Bonaparte trouve à Nice et dont il portera le quartier général à Albenga. Le 27 mars 1796, il la passe en revue.

Déguenillée, affublée d'oripeaux sordides, pieds nus, elle crie aux oreilles du jeune chef sa confiance et sa joie. C'est que, dans cette forme d'éloquence qu'il vient de créer, sous le nom de proclamation, imagée, entraînante, lyrique comme une ode, bruyante comme une sonnerie de clairon, véritable poème en prose, qui sert, en quelque sorte, de thème explicatif à l'immense symphonie de la guerre, Bonaparte a montré là-bas, dans les grasses plaines lombardes, à côté du vert laurier, le blé qui pousse. Ennemi des abstractions et des chimères, il sait que l'homme ne vit point que de rêves, mais aussi de pain, et ce sont des réalisations immédiates qu'il promet à ces héros en loques que son geste impérieux oriente vers son étoile :

Soldats, vous êtes nus, mal nourris, on vous doit beaucoup : on ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez dans ces rochers, sont admirables, mais ne vous procurent aucune gloire. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir, et vous aurez richesses, honneurs et gloire !

Le 27 mars, il était au milieu de son armée. Le 10 avril, il commençait les opérations ; le 12, il gagnait la bataille de Montenotte. Vainqueur à Mondovi, le 25, il traitait avec la Sardaigne le 28. Pour vaincre le vieux général Beaulieu, dans un mouvement qui aboutira à la conquête de la Lombardie, il demandera quinze jours. Il passera le Pô, le 7 mai, et l'Adda, à Lodi, le 10 mai. Le 15, il sera à Milan. Et de Milan il datera cette proclamation que traverse un souffle vraiment antique :

Oui, soldats, vous avez beaucoup fait. Mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire ? Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes. Un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour le bonheur ! Partons.

Et l'on repart. Milan est le centre de l'occupation autrichienne. De là, Bonaparte rayonnera partout ; il marchera sur Livourne et Bologne. Il battra l'Autrichien Wurmser à Castiglione. Il entrera dans le Tyrol, occupera Trente. Le 15 octobre, il sera à Arcole. En février 1797, Mantoue capitulera. La lutte contre les États de l'Église lui demandera i 5 jours ; un peu plus d'un mois ses dernières opérations contre l'archiduc, et le 7 avril, l'avant-garde française ne sera plus qu'à trente lieues de Vienne.

A la cour autrichienne, à cette nouvelle, c'est une consternation. On n'en doutait plus, si rien ne brisait cet élan, dans quelques jours, dans quelques heures, les Français et Bonaparte feraient leur apparition dans la capitale du vieil empire. Ce fut l'épouvante et le sauve-qui-peut. On se hâtait, comme à l'approche des barbares, d'emballer les objets précieux et, par une fuite précipitée, de soustraire les enfants de l'Empereur au danger de tomber, comme otages, aux mains des ennemis. Des servantes terrifiées habillaient les petites archiduchesses, pour les conduire au bateau qui les attendait sur le Danube.

L'une d'elles, qui va sur ses six ans, et qui se nomme Marie-Louise, se rappellera peut-être trop souvent, quand la raison d'État en aura fait l'épouse de Napoléon, de cette alerte qui avait rassemblé autour de son berceau les visages effarés de tant de gens qui maudissaient le Corse victorieux.

Mais Bonaparte, par le Directoire arrêté dans sa marche, n'alla pas plus loin. Les préliminaires de paix signés à Léoben devinrent le traité de Campo-Formio. L'Autriche, qui recevait, pour sa part d'acquiescement, Venise, reconnaissait à la France la possession de la Belgique et de la rive gauche du Rhin : elle la laissait maîtresse de constituer à sa guise l'Italie, où la France proclamerait la République cisalpine. Bonaparte avait rempli ses promesses envers la nation et envers l'armée.

Ses soldats reconnaissants avaient cherché par quelle marque originale ils pourraient lui témoigner leur admiration croissante.

Elle s'était manifestée dès le début de cette foudroyante campagne. C'était à Lodi. Beaulieu, le maréchal autrichien, s'était retiré derrière l'Adda. Un pont très long était défendu par trente pièces de canon et 12.000 Autrichiens. Bonaparte avait fait battre la charge et traversé le pont au pas de course. Les canons de l'ennemi furent pris en un clin d'œil, la ligne autrichienne enfoncée et écrasée...

Lorsque le soir tomba sur cette journée, alors que s'allumaient les feux des bivouacs, un groupe de vieux soldats se réunit. Ils avaient adopté un usage singulier : c'était de donner entre eux des grades à leurs chefs. Ils voulurent ainsi sanctionner, l'heureux choix d'un si jeune général. Bonaparte regagnait son gîte, une délégation se présenta devant lui.

Dans les premiers jours de décembre, après les négociations de la paix, Bonaparte rentrait à Paris. Une curiosité ardente le suivait partout. Il feignait de vouloir s'y dérober. L'Institut le nommait membre de sa section scientifique, et il en revêtait aussitôt l'habit civil avec ostentation. Le Directoire, qui prenait ombrage de l'empire de Bonaparte sur la foule, pour n'en laisser rien paraître, lui accordait les honneurs du triomphe, dans une pompeuse cérémonie qui avait lieu au Luxembourg, à l'occasion de la réception du traité de Campo-Formio.

Un homme tel que lui, qui se sentait le point de mire de toutes les admirations et de toutes les espérances, ne pouvait consentir à s'immobiliser dans sa gloire. Ses premières victoires n'étaient qu'une étape. La séduction d'une conquête orientale était le rêve qui, déjà en Italie, le poursuivait. Les grands noms, avait-il coutume de dire, ne se font qu'en Orient. Et il citait Alexandre et César. Il méditait une expédition en Égypte. Les temps ne sont pas éloignés, écrivait-il d'Italie à Talleyrand, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte... Le vaste empire ottoman, qui finit tous les jours, nous met dans l'obligation de penser de bonne heure à prendre des mesures pour conserver notre domaine dans le Levant. Il précisait ainsi sa pensée, sans la dire toute.

L'Égypte, c'était, croyait-il, la libre chevauchée de son ambition, la marche en avant et sans maître, l'épée taillant dans l'hypogée des vieilles civilisations le berceau d'un nouvel empire.

L'expédition, préparée dans le plus grand secret et à laquelle étaient adjoints des savants, des ingénieurs, des géographes, mettait à la voile à Toulon, le 19 mai 1798. Le 12 juin, elle enlevait Malte, ce centre de l'antique chevalerie ; puis elle se présentait, avec Desaix et Kléber, devant Alexandrie, et entrait dans la place, qui n'avait pas été longue à capituler. Mais c'était au Caire, la ville sainte, qu'il fallait frapper l'imagination des Musulmans.

Quelle idée enchantée s'étaient faite de cette Égypte fabuleuse les soldats de l'armée d'Italie ? Leurs premiers pas sur une terre desséchée, crevassée par le soleil, furent une déception. Une soif dévorante, le manque d'eau par une chaleur excessive, une marche fatigante dans les dunes brûlantes, tout les démoralisait.

Bonaparte avait emporté, pour son usage personnel, une extraordinaire voiture, la première, sans doute, qui eût foulé les sables du désert ; elle était unique à l'armée. Il n'en usait point, donnant, à son habitude, l'exemple du courage personnel et de l'abnégation. Il l'abandonnait aux malades et aux blessés. Et lui, à pied, impeccable en son uniforme dont il ne lâchait pas un bouton, comme inaccessible à la fatigue et à la soif, il traçait, à la tête de ces troupes harassées et frondeuses, dans ces solitudes stériles, cette route qui ne semblait jamais devoir aboutir qu'à des mirages menteurs.

Le mécontentement, la mélancolie, le dégoût s'étaient emparés de l'armée. Dès son premier contact avec la terre d'Égypte, elle complotait, presque tout haut, le retour des drapeaux à Alexandrie. Il venait aux soldats le soupçon d'une mystification. Bonaparte avait promis à chacun d'eux sept arpents de terre. Il pouvait nous en promettre à discrétion, disaient-ils, nous ne devions pas en abuser. Ils s'en prenaient aux savants qui les accompagnaient, si comiquement montés sur des ânes, et qui paraissaient ne les avoir amenés dans ce pays que pour y lire on ne savait quoi sur de vieilles pierres et troubler, dans leur sommeil séculaire, d'effrayantes momies. Ils accusaient particulièrement le général Caffarelli d'avoir organisé l'expédition et, comme il n'avait qu'une jambe : Parbleu ! disaient-ils, lui, il est bien sûr d'avoir toujours un pied en France... Mais, tout en grognant, ils marchaient.

Enfin, ils aperçurent les Pyramides ! Ces blocs de granit géants, s'ils restaient, aux yeux de leur ignorance ahurie, une énigme, leur disaient pourtant que, là, de grandes choses s'étaient accomplies : Soldats ! leur cria Bonaparte, du haut de ces Pyramides, quarante siècles vous regardent !

C'est le moment de se montrer. Les Mamelucks, les derniers maîtres de l'Égypte, beaux cavaliers, montés sur des coursiers rapides, s'assemblent à proximité, innombrables. Cette armée de fantassins que sont les nôtres, ils la prennent en pitié. Ce sont, disent-ils, pastèques à couper. Et ils calculent que chacun, à sa selle, emportera quelques dizaines de têtes de Français. L'ordre de bataille leur est donné. Ils s'élancent cinq fois sur les masses des nôtres qui se sont formés en carré. Et, cinq fois, sur ce roc vivant, hérissé de baïonnettes, ils se blessent et se brisent. Quand ils sont près de succomber à la fatigue de cet effort stérile, le roc vivant s'entr'ouvre, et la mitraille qu'il dissimulait, crache à pleins boulets sur leurs escadrons fougueux, dont les survivants s'enfuient, la baïonnette de nos fantassins aux flancs de leurs chevaux.

Les fuyards laissent derrière eux un butin magnifique, dont la possession console, amuse et ravit les soldats ; cette aubaine les persuade qu'en ces étendues désolées tout n'est point que sable et poussière. Deux jours après, Napoléon entrait au Caire. Maître de la capitale de l'Égypte, il pouvait croire enfin réalisé le rêve gigantesque qui l'avait entraîné sur la terre des Pharaons. Les Arabes, qui haïssaient les Mamelucks, dans ce vainqueur qui respectait leurs croyances et assistait même à leurs fêtes religieuses, les jambes croisées, en l'attitude des fidèles, célébraient le favori d'Allah.

Mais Nelson défaisait notre flotte à Aboukir. A la nouvelle de ce désastre : Il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens, s'écria Bonaparte. ll essaya de se porter sur les Indes. Il partit pour la Syrie, mit devant Saint-Jean-d'Acre un siège qu'il dut lever. Un grain de sable, dit-il, arrête ma fortune.

L'arrête-t-il ? Ne le détourne-t-il pas plutôt d'une route qui ne le mène à rien ? L'empire d'Orient n'est qu'un mirage : c'est pour un autre empire qu'est marqué l'élu du destin.

Des nouvelles, malgré la surveillance que les Anglais exercent sur les bâtiments français, sont parvenues jusqu'à lui. Il apprend que le Directoire n'est que convulsions et qu'une nouvelle coalition s'est formée contre la France. Des voix lui crient : Venez ! qui correspondent à son intention. Il n'a plus rien à faire en Afrique. Toute la haute Égypte est conquise : il laisse à Kléber le soin périlleux de s'y maintenir. Accompagné de quelques généraux et de quelques savants, qui sont dans le secret, subrepticement, pour ne pas donner l'éveil aux Anglais, qui font la police farouche de la mer, il monte, le 24 août 1799, sur la frégate La Muiron.

De longs jours, durant la traversée, sur le pont, il va et vient, seul, roulant ses pensées au rythme des flots. Dans le grandiose silence de la nuit, il veille, le regard sondant l'immensité du ciel, où une étoile s'est levée entre toutes les étoiles vers laquelle, sur ce navire, qui est, à cette heure, l'enjeu de sa fortune, il marche...

Le 9 octobre, il était à Fréjus. L'espoir de la nation lui souhaitait la bienvenue dans les yeux de ses habitants. On lui souriait, on l'acclamait. On savait que d'où il arrivait, il y avait la peste. L'impatience levait les délais des quarantaines. Venez, général, nous aimons mieux la peste que les Autrichiens.

On le traitait en sauveur. Son étoile ne l'avait pas trompé.

De ce que tout va mal à Paris, on s'en prend à la Constitution. Heureusement, Sieyès a la sienne, et elle a, naturellement, toutes les vertus d'une Constitution qui n'a pas encore servi. Bonaparte s'entend avec son inventeur, qui s'enthousiasme d'être si bien compris et qui accepte, lui parlementaire, de voir imposer sa Constitution par un coup de force.

Le pouvoir appartient à deux assemblées : les Anciens, où Sieyès est très écouté ; les Cinq-Cents, dont la résistance est à craindre. Sous le prétexte qu'ils sont menacés, les Anciens transféreront, par décret, les Conseils à Saint-Cloud, et Bonaparte sera investi du commandement des troupes. Toute la nuit du 18 Brumaire se passe en conciliabules. Le matin du 19, les Cinq-Cents se sont ressaisis. L'idée de la résistance gagne. Les Anciens eux-mêmes sont ébranlés. Mais Bonaparte les admoneste. Et tel est son ascendant que les trois quarts se lèvent en signe d'approbation.

Soudain, on vient l'avertir qu'aux Cinq-Cents, que son frère Lucien préside, les choses se gâtent ; qu'on met aux voix sa mise hors la loi. Il y court ; il se montre à l'une des portes, escorté de ses bonnets à poils. Une clameur hostile, formidable, l'accueille : Hors la loi, le dictateur ! A bas ! A bas ! Pour la première fois de sa vie, il perd contenance, balbutie, pâlit, tombe entre les bras de ses lieutenants qui l'entraînent au dehors. On explique sa défaillance en répandant habilement le bruit qu'on a tenté de l'assassiner. J'ai voulu leur parler : ils m'ont répondu par des poignards, crie Bonaparte, qui a retrouvé le génie des feintes de guerre. Et les soldats de dire : Il est temps de jeter dehors ces orateurs ; avec leur bavardage, ils nous laissent depuis quatorze mois sans solde et sans souliers. Vengeons notre général !

Les représentants voient alors entrer dans la salle des séances les soldats en armes, qui viennent les expulser : Représentants, retirez-vous ! crie un officier. Les représentants restent immobiles, terrifiés ; quelques-uns s'embrassent qui croient leur dernière heure venue. Grenadiers, en avant !... Tambours, la charge ! Les soldats foncent lentement sur les toges, qui abritaient, il y a un instant, les grands mots et dessinaient les grands gestes d'un courage civique qui ne résiste pas à l'éclair de l'acier. Nous mourrons sur ces bancs, disaient-ils. Et ils les quittent, troupeau effaré, cherchant toutes les issues, estimant propices à leur fuite jusqu'aux fenêtres qu'ils enjambent. Et la foule, qui erre dans les jardins, salue d'acclamations ironiques ces ombres éperdues qui s'effacent, une à une, dans la nuit de Brumaire.

Depuis Brumaire, Bonaparte était installé au Petit-Luxembourg, dans un décor très simple, pour n'effaroucher personne. Il y recevait sans apparat, en civil, vêtu d'une médiocre redingote, négligé, les cheveux en broussailles. Ce n'était là qu'une installation passagère ; dans sa pensée, les Tuileries étaient, par tradition, le siège obligé du chef du pouvoir. Mais il fallait graduellement y habituer l'opinion.

Il y envoya d'abord des bustes et commença par celui de Brutus, qui avait été rapporté d'Italie. Il lui donna une société d'effigies antiques et modernes, choisies avec un adroit éclectisme qui allait d'Annibal à Washington. Il voulut même que la mort de ce dernier fût, en France, un deuil national.

Le masque de Washington était la ruse d'une suprême habileté et dérobait en lui, de jour en jour davantage accusé, le profil de César.

Le 19 février 1800, le Premier Consul, en habit rouge brodé d'or, dans sa voiture attelée de six chevaux blancs, avec, au côté, l'épée que l'Empereur d'Autriche lui avait donnée, suivi de fiacres misérables dans lesquels étaient empilés les ministres et le Conseil d'État, quittait le Luxembourg. La foule — et il y en avait partout, dans les rues, sur les places, sur les quais, aux fenêtres, sur les toits   poussait de délirantes acclamations : Vive Bonaparte ! Vive la République ! deux cris qui, dans la pensée du peuple, à ce moment, n'en faisaient qu'un. Il allait aux Tuileries installer le gouvernement.

Tout, dans ce palais des rois, rappelait l'orage révolutionnaire, tout y portait les traces de la lutte furieuse qui l'avait arraché à sa destination.

Seul, Bonaparte la veille, en avait parcouru les salles, assailli par des ombres colossales et tragiques. Que de splendeur avait rayonné entre ces murs ! Que de malheurs effroyables ! Que de crimes ! Là, le Roi s'était couvert du bonnet phrygien !... Ici, une reine éperdue... Sur ce parquet, le sang du 10 août... Et voilà ce qui avait été la salle du trône... ! Et tandis que sa botte éperonnée se posait sur ce qui en fut peut-être la première marche, son regard errait sur ces vestiges illustres et lamentables, s'arrêtait sur ces mots, comme tracés en caractères de sang : La royauté est abolie.

La royauté ! Cette majesté antique avait croulé là ! Et depuis, derrière elle, avaient croulé les dominations qui avaient précipité sa chute ! N'y avait-il donc, en ce monde, que des puissances éphémères ?

Une indéfinissable mélancolie l'avait envahi. C'est triste, ici, lui dit un ami qui venait le rejoindre. Oui, lui répondit-il, triste comme la grandeur !

Lorsque les consuls provisoires, au lendemain du 18 Brumaire, avaient tenu leur première séance : Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence, avait dit Roger-Ducos, en montrant le fauteuil à Napoléon, elle vous appartient de droit.

Sieyès, qui s'était figuré régenter le nouveau régime, fruit de ses rêves d'idéologue, et que Napoléon s'en tiendrait aux seules affaires militaires en lesquelles s'enfermerait sa compétence, eut la surprise de voir que le jeune général avait sur la politique, sur les finances, la justice et toutes, les branches de l'administration, des opinions étendues, profondes et mûries. Aussi, le soir même, en rentrant chez lui, où des amis politiques l'attendaient à souper, avait-il confessé, non sans amertume : Vous avez un maître Napoléon veut tout faire, sait tout faire et peut tout faire.

Mais, a dit un historien, si rien n'est méprisé comme la tyrannie capricieuse de la faiblesse, rien n'est mieux accueilli que le despotisme de la force glorieuse. Le Directoire allait sans but : les tergiversations plus que les coups d'État causaient sa ruine. Napoléon marchait directement au pouvoir absolu, et l'accord de ses intérêts avec les besoins du moment aplanissait sa route. Quand, revenant d'errer dans les Tuileries, il disait à Bourrienne : Le tout n'est pas d'être aux Tuileries, c'est d'y rester, il ne doutait pas qu'elles ne devinssent bientôt l'abri de son ambition portée au summum et satisfaite.

La Vendée, où la renommée du jeune général commençait à avoir prise sur l'opinion, continuait toujours à s'agiter pour le retour aux anciennes institutions. On commençait toutefois à y être un peu las de cette lutte longue et stérile, et dont la légitimité s'amoindrissait à mesure que la liberté, l'ordre et la tolérance rendaient la confiance et le calme au pays. Des agents des princes venaient sonder Bonaparte qui les devançaient de vitesse. La Vendée se soumettrait sur-le-champ s'il voulait être le restaurateur de la monarchie dans la personn2 de ses anciens monarques. Sa réponse ne laissa aux émissaires aucun espoir : il ne serait pas aux Tuileries le fourrier du roi. Ce ne fut que par un dernier effort militaire que la résistance de la Vendée fut définitivement brisée.

Mais on ne pouvait se méprendre sur le sens de cette opération vigoureuse, qui avait pour contrepoids toutes les mesures d'apaisement après lesquelles la France aspirait : la loi des otages était rapportée, les prêtres réfractaires rendus à la liberté, les églises au culte. Plus de suspects Le domaine de la conscience était réputé inviolable. Les proscrits étaient rappelés ; les nobles admis aux emplois ; la liste des émigrés était close.

La suppression de l'emprunt forcé, une rationnelle gestion des finances, l'ordre dans l'administration succédant au chaos, étaient les signes les plus évidents d'un retour de la nation à la santé morale.

L'armée avait été l'objet de la particulière sollicitude de Bonaparte. L'essentiel fut d'abord d'assurer sa solde et son entretien qui étaient livrés à tous les hasards. Il avait constitué, en outre, une garde des consuls, débarrassée de tous les éléments douteux, choisie parmi les meilleurs soldats et les plus braves. Il l'avait habillée à neuf, et Murat, qui la commandait, veillait à ce que, bien tenue, elle fût, au soleil, une jolie troupe de parade.

Le jour où, Premier Consul, Bonaparte prit possession des Tuileries, ils étaient là ses généraux culottés de blanc, brodés d'or, coiffés du bicorne posé en colonne ou en bataille, sous un ébouriffement de plumes tricolores, ses cavaliers à colback et aiguillettes aurore ruisselant sur leur habit vert, ses fameux guides revenus d'Égypte, transformés en chasseurs de la garde, et avec eux, comme une vision d'Orient, un mameluck en costume caracolant sur sa bête fine. Avant de pénétrer dans le palais du gouvernement, il voulut d'abord passer en revue les troupes massées clans la cour des Tuileries qui était vaste et se prêtait aux parades. On l'avait débarrassée des arbres que la Révolution y avait plantés, sauf deux peupliers qui, témoins ironiques, n'étaient autre chose que d'anciens arbres de la Liberté. Murat à sa droite, Lannes à sa gauche, il fit évoluer les troupes. Quand, précédés de musiciens aux costumes flamboyants, les bataillons défilèrent devant lui et que passèrent, noircis par la poudre, déchiquetés par les balles, les drapeaux des 96e, 30e et 40e demi-brigades, il inclina la tête. Toute la France, dans les assistants, s'associa au geste heureux qui inaugurait, avec le salut au drapeau, la politique du salut.

Ce spectacle martial, sain, réconfortant, de l'armée organisée, régénérée, on le donnera au peuple tous les quintidis, et il y courra en foule. Il veut, il appelle la fin de toutes les hostilités, au dehors aussi bien qu'au dedans, et rien ne lui parait plus propre à atteindre ce but que le prestige des armes triomphantes.

Frondeur enchaîné par l'admiration, sceptique subjugué, badaud que la fanfare des régiments prend aux entrailles, le Paris de ti3oo, aux revues du Carrousel court acclamer l'arbitre de la paix, dans l'idole qu'il n'aime tant que parce que les lauriers de la gloire ombragent l'énigme de son front.

En notifiant son avènement aux puissances, le Premier Consul leur avait demandé la paix. La Russie et la Prusse, nouèrent avec la France des relations amicales. L'Autriche fit une réponse évasive. L'Angleterre, maîtresse des mers, protégée par les flots et par l'orage, resta rétive à tout projet de détente.

La France accepta alors joyeusement l'idée d'une paix définitive, achetée par une suprême victoire.

Au mois de janvier 1800, elle disposait de quatre armées : celle du Nord, commandée par Brune ; celle du Danube, sous les ordres de Jourdan, qui avait été obligée de repasser le Rhin ; celle d'Helvétie, conduite par Masséna, qui avait battu les Suisses à Zurich et, de nouveau, conquis toute cette République ; enfin, l'armée d'Italie, qui se ralliait en désordre sur les cols des Apennins.

L'Autriche avait mis sur pied deux grandes armées : l'une en Italie, sous les ordres du maréchal Mélas, qui devait s'emparer de Gênes, de Nice et de Toulon, où elle retrouverait les Anglais ; l'autre en Allemagne, destinée à rester sur la défensive. Marceau passa le Rhin, rejeta son adversaire dans le camp retranché d'Ulm, isolant ainsi les deux armées autrichiennes, l'une sur le Var et le revers de Gênes, l'autre sur le haut Danube.

Ce fut alors que Bonaparte exécuta le plus extraordinaire de ses projets. Il décida de faire franchir à quarante mille hommes les Alpes par le grand Saint-Bernard pour aller surprendre en Lombardie les ennemis qui ne l'y attendaient pas. Déjouant les ruses des espions anglais, il avait si secrètement formé cette armée que, lorsque les Autrichiens crurent à son existence, elle était déjà sur eux.

Cependant, durant cette ascension héroïque de quatre jours, que de difficultés il avait fallu vaincre ! Une armée avec ses bagages et ses canons, avait dû, attachée aux flancs des glaciers, longeant les précipices, s'engager dans des gorges abruptes, s'élever à la région des aigles, atteindre aux sommets des neiges éternelles, passer là où le guide le plus intrépide ne pose le pied qu'avec défiance. Le mot impossible n'est pas français, disait volontiers Napoléon : dans cet exploit, il l'a bien prouvé. Les munitions et les affûts étaient portés à dos de mulets. Les canons étaient enfermés dans des troncs d'arbres creusés, auxquels les soldats s'attelaient. La montée était rude : mais la musique se faisait entendre et le pas de charge, dans les endroits difficiles, redoublait l'ardeur de ces précurseurs de nos petits chasseurs alpins.

L'armée, qui avait bien cru un moment y laisser ses os, échappe pourtant à ces exceptionnelles difficultés sans avoir éveillé l'attention des Autrichiens. Leur général Mêlas apprend avec stupeur que Bonaparte est entré à Milan, acclamé une fois de plus comme le libérateur de l'Italie ; que Moncey l'y a rejoint ; que Lannes, après avoir pris Aoste, menace Turin et qu'il occupe Pavie. Malheureusement, Masséna, enfermé dans Gênes, réduit à la famine, a dû, en capitulant, rendre sa liberté à l'armée assiégeante, qui revient défendre les abords du Pô, où elle se fait, à Montebello, tailler en pièces. Plaisance est aux mains de Murat. Suchet garde les Apennins. Mélas, dans cette situation critique, se résout, péripétie décisive, à risquer une suprême bataille. Ce sera Marengo.

Le 14 juin, les Autrichiens, dont les projets étaient mal connus de Bonaparte, acculés à une bataille qu'ils ne cherchaient pas à fuir, se décidèrent à passer sur le ventre de l'armée française pour couvrir leurs communications avec Vienne. Mélas, avec son armée supérieure en nombre à la nôtre, sa cavalerie trois fois plus forte, semblait avoir toutes les chances pour lui. Quatre fois, jusqu'au milieu du jour, la victoire a hésité.

La partie semble perdue pour nous : elle n'est que compromise. Les grenadiers de la garde consulaire sont placés comme une redoute de granit au milieu de l'immense plaine : rien ne peut l'entamer. Cette résistance opiniâtre permet à Desaix d'accourir. Il a rallié six mille hommes de troupes fraîches et tous les fuyards. Le Premier Consul se porte sur la ligne des feux. Sa vue électrise les courages, raffermit les cœurs défaillants. Enfants, dit-il, souvenez-vous que mon habitude est de coucher sur le champ de bataille.

Et maître de lui, cachant le trouble qui agite son âme, en cette minute où se jouent le sort de la France et le sien, il suit les péripéties d'une lutte où tout autre se croirait vaincu, et dans l'issue victorieuse de laquelle, contre toute espérance, il espère.

Et il a raison d'espérer. Desaix a abordé l'ennemi au pas de charge. Kellermann y a donné à plein, fonçant avec ses grenadiers à cheval et ses casse-cous. Résultat : les Autrichiens culbutés, quinze drapeaux pris, quarante pièces de canon tombées entre nos mains, six mille hommes prisonniers. Mais Desaix n'est plus. A la tête de sa division, il a été frappé d'une balle, et la légende dira qu'il est tombé à l'antique en prononçant ces mots : Allez dire au Premier Consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité.

A Paris, l'effet de la victoire fut prodigieux, et d'autant plus qu'il y succédait à une angoissante perplexité. Sans nouvelles du Premier Consul, le silence pesait, poignant. La vague rumeur d'une grande bataille, au sort incertain, circule d'abord, venue par courrier privé, s'implante dans les esprits, autour des Tuileries muettes.

Soudain, arrive un nouveau courrier, puis un second, puis un troisième. Et ce qu'ils apportent, à francs étriers, couverts de sueur, c'est l'annonce de la victoire. La Victoire ! mot magique qui ranime les cœurs, qui leur communique l'enthousiasme et la flamme, et fait rentrer dans l'ombre les trahisons et les intrigues qui s'étaient déjà reprises à espérer.

En moins d'une heure, dans la capitale en fièvre, le nom du petit village italien, la veille inconnu, est sur toutes les lèvres, et vole à l'immortalité, dans une apothéose de poudre, de soleil et de sang : Marengo.

Le canon tonne. Des imprimés, placardés hâtivement, contiennent le bulletin fameux qui se termine par ces mots : J'espère que le peuple français sera content de son armée. Les boutiques ferment ; l'activité commerciale s'arrête pour donner toute licence à l'expansion et à la joie. Dans les faubourgs, il ne se boit pas un litre de vin que les verres n'aient été choqués à la santé du Premier Consul et de ses braves.

Dans la salle consulaire, les sénateurs, les diplomates vont au devant de Lebrun et de Cambacérès et se font répéter la réconfortante nouvelle. Elle n'était pas à tous agréable à un égal degré ; les hommes politiques ont souvent quelque arrière-pensée. Mais qui, en cette communion générale des Français dans le culte de la patrie, l'eût osé laissé voir ? Tout le monde s'extasiait.

Mme Bonaparte, qui était aux Tuileries, se trouvait dans ses appartements. Ministres, conseillers d'État, diplomates, emboîtant le pas les uns derrière les autres, s'en furent lui faire leur cour et la féliciter. Elle tenait dans ses doigts une couronne de laurier, détachée d'un drapeau conquis. C'était un trophée que Berthier lui avait envoyé galamment et qu'elle venait de recevoir le matin même, avec la nouvelle du dernier exploit de l'homme dont elle portait le nom.

Le soir, Paris, communicatif, bon enfant et loquace, illuminait, et les plus pauvres n'étaient pas les moins ardents. C'est que Bonaparte, femme, disait un ouvrier en posant ses lampions, nous donnera la paix. Et la femme de répondre : Ah ! c'est plus comme nos avocats qui ne faisions la guerre qu'avec leur plume.... Tiens, mets encore ces deux là !

La victoire de Marengo ne fut pas suivie de cette paix après laquelle l'Europe autant que la France aspirait. L'Angleterre n'y souscrivait qu'à des conditions inacceptables et s'efforçait de maintenir dans des dispositions belliqueuses l'Autriche. Mais Moreau marchait sur Vienne et, en décembre 1800, remportait la grande bataille de Hohenlinden. De tels succès répétés étaient pour assurer la fortune du Consulat.

En même temps, ils désignaient le Premier Consul aux coups directs de ses adversaires irréductibles : les jacobins, qui le soupçonnaient, non sans raison, d'escamoter la République, et les royalistes, qui l'accusaient de maintenir fermées à la royauté traditionnelle les portes de la France.

L'idée de la suppression de Bonaparte par un crime germa dans l'esprit d'exaltés de l'un et de l'autre camp. Sur ces complots, une certaine obscurité a toujours plané. Car Fouché, ancien terroriste, devenu ministre de la police, ne brilla jamais par la droiture des vues ou la loyauté des moyens.

Le Premier Consul fut l'objet de deux tentatives d'assassinat ; l'une en octobre à l'Opéra, dans laquelle on impliqua les jacobins ; et l'autre, qui leur fut d'abord attribuée, et qui était, en réalité, l'œuvre des royalistes.

C'était le 3 Nivôse (24 décembre 1800), à huit heures du soir. Le Premier Consul, entouré d'un piquet de sa garde, se rendait en carrosse à l'Opéra. Rue Saint-Nicaise, une charrette, attelée d'un petit cheval, se trouva soudain placée au milieu de la rue, et de façon à embarrasser le passage. Le cocher, quoique allant extrêmement vite, eut l'adresse de l'éviter. Mais, presque au même instant, une terrible explosion se produisit qui cassa les glaces de la voiture, blessa le cheval du dernier homme du piquet, brisa toutes les vitres du quartier, endommagea quinze maisons, tua vingt personnes et en atteignit cinquante-trois.

La voiture attelée du petit cheval masquait une machine infernale, alimentée par un baril de poudre.

Le coup était deux fois manqué : Bonaparte avait comme providentiellement échappé à la mort, et l'horreur de l'attentat ne pouvait que porter au comble l'enthousiasme populaire.

Des lois de proscription en furent la conséquence et les proscrits n'excitèrent aucune pitié. Mais la vie du Premier Consul n'apparut jamais plus chère à la patrie, et un pamphlet courant de mains en mains était applaudi, qui disait : Heureuse la République, si Bonaparte était immortel.

La paix de Lunéville, qui suivra la paix d'Amiens, procure au Consulat une longue trêve. Bonaparte va pouvoir s'employer à la reconstitution intérieure de la France, en organisateur aussi apte à vaquer supérieurement aux travaux de la paix qu'à résoudre les difficultés de la guerre.

C'est son génie d'administrateur qu'il va faire briller maintenant et dont l'œuvre se poursuivra, tout entière, dans ce cabinet des Tuileries où son activité réformatrice ne connaîtra ni éclipse, ni lassitude.

Du repos au labeur, il y avait juste un pas de porte ; le cabinet était contigu à la chambre à coucher Napoléon se levait, se coiffait d'un madras, se rasait devant le miroir que lui tendait Roustan, se laissait hâtivement vêtir, en écoutant l'un de ses secrétaires lui lire les dépêches et les journaux. Puis, il passait dans le cabinet de travail. C'était une pièce très vaste, meublée d'un corps de bibliothèque divisé par une haute pendule, d'une causeuse près d'un guéridon où s'entassaient les dépêches, d'un bureau de haut style, d'un sofa, d'une immense table d'acajou que couvraient les cartes dont il enseignait, aux peuples, à lire les noms à coups de victoires.

La journée commence. Il s'assied à son bureau, signe, ou plutôt zèbre d'un paraphe qui semble un éclair annonciateur de la foudre, les pièces dictées la veille ; il les relit une à une, les rature ou les additionne, et les lance à son secrétaire, en lui criant : Expédiez. Puis, se transportant sur la causeuse, il dépouille les dépêches empilées sur le guéridon ; ou bien encore, debout, la main dans le dos, passée sous les basques de son habit, en marchant, il dicte les réponses, d'un ton animé, d'une voix qui prend à ce point toutes les inflexions de l'attaque et de la riposte, qu'il semble parler, en face, à son correspondant devenu son interlocuteur. Cela s'appelle le Répondu. Les affaires qu'il étudiera dans la journée s'appelleront le Courant. Une troisième pile sera celle des dossiers qu'il reprendra à tête reposée, et qu'il appellera le Suspens.

A tête reposée ! Oui, la nuit, il lui arrive de se lever, quand ses secrétaires sont endormis, et, à la lumière d'une lampe, vêtu très sommairement de sa robe de chambre, pieds nus dans des savates, coiffé d'une façon imprévue et souvent cocasse, de dénouer, dans un délibéré avec sa conscience, ces affaires délicates et complexes dont se joue, avec un incroyable bonheur, cette diplomatie qui trahit, dans sa souplesse, ses origines latines.

Les décisions pacificatrices, les biens rendus aux émigrés et la restauration du culte catholique par l'établissement du Concordat, seront également l'œuvre de cette paix consulaire.

Si, pour l'élaboration des réformes, en ce qu'elles lui étaient personnelles, Bonaparte ne s'en remettait qu'à ses méditations, enfermé dans ce cabinet, en tête à tête avec ses secrétaires, et où ne pénétraient ni domestique, ni ministre, il souffrait, au dehors, tous les contacts et s'entourait de tous les avis. Après des heures passées soit à l'Institut, où il se plaisait à s'entretenir avec des idéologues et des métaphysiciens qui lui savaient gré d'avoir arraché le gouvernement à un empirisme grossier ; soit au Conseil d'État, où des hommes éminents, recrutés avec un discernement parfait, mettaient sur pied les conceptions nées de ses vues nettes et profondes, il s'efforçait de se tenir en rapports constants avec les Français de toutes les classes et de toutes les conditions. Il se pénétrait de leurs idées et le plus souvent leur imposait les siennes. A cette époque, sa main était encore, en ce qui touchait les doctrines que le dogmatisme révolutionnaire avait brisées, un peu souple, et comme nonchalante : elle tâtait. Il laissait tout doucement le pays revenir à ses habitudes, sentant bien que c'était la meilleure des contre-révolutions et la plus profitable à ses projets.

Tous les visiteurs, à l'origine du Consulat, étaient reçus aux Tuileries, où l'étiquette des cours n'était encore qu'un certain décorum sans faste. Des huissiers en noir, quelques rares valets, des salles strictement éclairées qui attestaient une obligatoire parcimonie. Joséphine, dans le salon jaune, tenait cercle des dames. Toute la vie des soirées se concentrait chez elle, où le vrai monde commençait à se montrer. Par origine, aristocrate, elle lui était particulièrement accueillante.

Les émigrés savaient son sentiment, qui furtivement lui venaient rendre visite pour mettre en jeu son influence. Au contraire, les thermidoriens, les constituants, les anciens montagnards, montaient chez Bonaparte qui mettait autant de chaleur à les recevoir que d'art à les endoctriner.

Et dans cet escalier des Tuileries, rien n'était plus caractéristique du moment que le choc méfiant de ces deux Frances irréconciliables, par la magie d'un enchanteur, rapprochées : la vieille France en perruque et en habit de soie, avec, malgré les misères endurées, toute sa morgue ; et l'autre, sentant sa plèbe parvenue, en lourde redingote, la cocarde tricolore solidement fixée à ses chapeaux ronds.

Le vainqueur de Marengo faisait ce rêve : les fondre en une.

Ce que Joséphine disait aux visiteurs haut titrés qui revenaient de loin et qui pouvaient compter sur l'accueil de son délicieux sourire, ce n'était que pour rendre la République plus aimable ; c'était pour la rendre plus habitable que Bonaparte, dans ses audiences de chaque jour, enseignait aux jacobins que la tolérance et la largeur d'esprit seraient un baume sur les plaies vives des consciences.

Dans les villes, où le petit bourgeois était épris d'égalité, et où l'ouvrier démocrate était si volontiers chauvin, une république régénérée et glorieuse suffisait. Mais dans les campagnes, où les croyances étaient plus profondes, les administrateurs écrivaient que beaucoup de gens tendaient à la royauté par horreur de l'irréligion républicaine. La restauration du culte national s'offrait, dès lors, aux veux de Bonaparte, comme une mesure indispensable qui allait achever d'amener à lui les derniers rebelles.

Le Concordat, signé le 15 juillet 1801, déclare le catholicisme religion de la majorité des Français, remet au Consul la nomination des prélats, laisse au Pape l'investiture canonique, stipule pour les évêques et les curés des traitements honorables. Quand cela sera fait, disait Bonaparte à Marmont, mon pouvoir sera doublé en France et j'aurai pris racine dans le cœur du peuple.

Cette popularité, il ne la soignait pas seulement par des actes qui étaient de grande et haute politique, mais par des petits moyens, tout personnels, en lesquels sa formidable fascination s'exerçait. Il parcourait la ville, et avec les petites gens causait. Dans ces conversations, dont il s'assimilait l'essentiel, il puisait les éléments de cette intelligence encyclopédique qui faisait dire à qui l'écoutait : Où donc a-t-il pris le temps de tout apprendre ?

Le soir, écrit M. Albert Vandal, il demandait parfois à Bourrienne de l'accompagner pour faire, incognito, un tour à pied dans les quartiers voisins des Tuileries. C'était alors chose comique que de le voir se déguiser tant bien que mal en aimable du jour, enrouler gauchement autour de son cou et faire bouffer par devant les plis d'une grosse cravate à la mode. Ainsi affublé, méconnaissable, il courait les boutiques de la rue Saint-Honoré, sans pousser ses promenades plus loin que la rue de l'Arbre-Sec. Sous prétexte d'emplettes, il entrait en conversation avec les marchands et arrivait à les interroger sur ce qu'ils pensaient de ce farceur de Bonaparte. Il ne fut jamais si content qu'un jour où, s'étant hasardé, dans une boutique, à médire du Premier Consul, la marchande le mit honteusement à la porte.

Sa détente, son repos, sa distraction, c'était la Malmaison. Il l'avait acquise à son retour d'Égypte. C'était une résidence bien modeste, qui avait l'avantage d'être aux portes de Paris.

Là, devant ce château familier, sur ces gazons étoilés de fleurs champêtres, dans ces allées improvisées où les jardiniers, faisant leur cour aux souvenirs créoles de la châtelaine, avaient apporté des essences exotiques, Bonaparte se plaisait à déposer le fardeau de sa grandeur, à se multiplier dans les jeux rudes et violents qui n'étaient qu'une réminiscence de ceux dont son enfance s'était distraite. Il les organisait lui-même, avec une jeunesse que sa jeunesse étonnait : parties de colin-maillard, de barres ou de chat perché.

Le corps assoupli par ces exercices physiques, l'esprit délassé et rafraîchi, il s'entretenait amicalement avec ses invités, des littérateurs, des artistes, confondus avec ses brillants officiers et les membres de sa famille qui trouvaient en lui l'arbitre autoritaire des brouilles de leurs ménages et des conflits de leurs petits intérêts.

Il adorait la vie de plein air. Souvent, le couvert était dressé dehors, et des causeries affectueuses prolongeaient l'instant du déjeuner. Mais, à ce moment même, il n'oubliait pas les affaires pressantes, et les dépêches urgentes le touchaient même à cette table. Isabey, son peintre favori, raconte cette scène dans ses Souvenirs :

Je vois encore, comme si j'y assistais, un déjeuner champêtre qu'on nous servit sous les beaux ombrages du parc, une matinée de printemps. Un ton de badinage y régnait : on projetait des jeux innocents, à la mode dans le grand monde d'alors. Nous sommes interrompus par l'approche d'un grenadier, tenant une lettre à la main pour le général. — Ah ! dit celui-ci, en examinant attentivement le militaire, nous nous sommes vus là-bas. N'étais-tu pas un de ces braves qui, devant Aboukir, gardaient une batterie d'où ils ont été culbutés ? Vous étiez cinq. Ton nom est Joly ; je m'en souviens ; c'est toi qui m'as remis trois sabres que m'envoyait Junot. — C'est absolument ça, mon général. J'étais là-bas avec Toinon, le grand blond, un fameux rageur, vous savez. — Oui, oui, répondit en riant Bonaparte. Cette petite reconnaissance suffit à le mettre en bonne humeur pour toute la journée. Se levant de table, il dit à Joséphine : — Vois-tu, chère amie, c'est avec des gaillards comme ceux-là qu'on gagne des batailles. — Mais c'est avec ta bonté, répliqua Joséphine, que tu gagnes tous les cœurs.

L'ascension du maître du pouvoir dans l'affection du peuple est faite de ces traits. Qu'ils soient spontanés ou étudiés, l'essentiel est qu'ils portent. Si fougueux et si personnel qu'il fût, Bonaparte, dans cette maîtrise de soi qui dominait ses calculs, ne s'abandonnait jamais à une improvisation hasardeuse. Son sentiment des réalités agissantes et des situations, était si clairvoyant qu'il trouvait spontanément, et sans viser à l'esprit, le geste qu'il faut faire, le mot qu'il faut dire.

En voici encore un exemple pris entre cent autres.

Si jamais droit apparut féodal au peuple et provoqua ses révoltes, ce fut le droit de chasse, si longtemps l'apanage d'une caste privilégiée. Napoléon était indifférent à l'endroit d'une prérogative qui, avait donné lieu à tant de murmures ; au demeurant, la chasse lui était un plaisir qu'il goûtait peu. Cependant, il lui arrivait de revêtir un costume de chasse et, d'aller chasser dans la forêt de Bondy. C'était encore pour lui une manière de se reposer de ses travaux, en se livrant à ces exercices musculaires qui absorbaient le trop-plein de sa sève fougueuse, et dont sa santé éprouvait le constant besoin.

Un jour, le cerf poursuivi entra chez un vannier qui battait son grain. La bête forcée y fit un beau ravage. L'homme surpris se laissa aller à sa colère, et, se souvenant, sans doute, que le seigneur, si jaloux de ses privilèges, était loin, et que lui, le paysan, avait osé, à l'époque des troubles, dresser sa maigre silhouette menaçante en face du château, d'un coup de son fléau, il abattit le cerf à ses pieds. Veneurs et piqueurs, avec la meute qui avait retrouvé la trace de la bête, arrivèrent chez le paysan. L'un des serviteurs vous avait déjà empoigné notre homme, lorsque Bonaparte, descendu de cheval, s'informa. Le vannier, en présence d'un si haut personnage, eut l'idée que son affaire prenait une mauvaise tournure et que son audace allait lui coûter cher. Le Premier Consul l'interrogea : Tu as vu le cerf ? — Oui. — Où l'as-tu vu ? — Ici. Il est entré dans ma grange. — Et il a abîmé ton grain ? — Oui... — Et tu l'as tué ? — Oui. — Tu as bien fait.

Le paysan respira. Le Premier Consul remonta à cheval et la meute rentra, qui, ce soir-là, se passa de curée.

Mais l'histoire courut Bondy, et dans le peuple, on parla, avec admiration et attendrissement, de ce maître glorieux qui rétablissait l'ordre, comme au temps des rois, mais non les privilèges, et qui respectait, dans les fruits de la Révolution, l'égalité si chère au cœur des petits.

Cette paix dont on jouit est assurée par le traité d'Amiens (25 mars 1802), qui fait autant d'honneur à Bonaparte que la victoire de Marengo.

Il rouvre les portes de la France aux Anglais, qui y accourent, avides de connaître la physionomie de ce pays où tant de bouleversements se sont accomplis depuis treize ans. Ils errent par nos rues, bayant aux boutiques, pimpantes et rajeunies, dont l'activité et l'éclat attestent la prospérité de la nation, surpris de ne voir nulle part trace des ruines accumulées et de ne rencontrer chez ce peuple, la veille encore livré aux convulsions de l'anarchie, que l'expression d'une vie régulière, la confiance et la sérénité.

Ce ne sont que brillantes revues, passées par le Premier Consul, au Carrousel, défilés de troupes, fêtes publiques prodiguées au Champ de Mars. Le Palais Royal n'est plus la parlotte fiévreuse des mauvais jours, mais, avec ses restaurants et ses tripots, le temple de la gourmandise et du jeu ; le jardin des Tuileries, grâce à une foule élégante de jolies femmes, vêtues de légères étoffes et dont les tuniques et les coiffures évoquent l'antiquité classique, est devenu le rendez-vous à la mode. Des Tivolis, des Vaux-Halls, se sont improvisés partout. Un Anglais de passage écrit à Londres : Paris est une foire où il y a du plaisir pour tout le monde.

Bonaparte voulait que Paris fût autre chose : la capitale digne d'une nation qui s'efforçait de surpasser toutes les autres nations, et il méditait de vastes projets d'utilité et d'embellissements. Il faisait entreprendre le canal de l'Ourcq, qui devait contribuer à approvisionner la cité en eau potable ; il faisait jeter sur la Seine le pont des Arts ; il faisait ouvrir la rue de Rivoli et la place des Pyramides pour dégager les Tuileries et le Louvre. Il ne dédaignait pas de suivre lui-même ces travaux, dont il réglait les détails et dont il surveillait l'exécution, avec ses architectes, au pied même des échafaudages.

Ce zèle universel et fécond, auquel la France devait tant de si heureuses métamorphoses, concentrait sur sa personne la reconnaissance nationale. Il apparaissait l'indispensable moteur de cette renaissance glorieuse, et le peuple ne redoutait rien plus que de voir ce pilote quitter le gouvernail. Elle l'avait voulu consul pour dix années. Le délai parut encore trop court : le Sénat ; sûr de la réponse de la France, lui fit poser cette question : Napoléon sera-t-il consul à vie ? 3.568.885 électeurs lui répondirent Oui au nom de la France.

Le premier pas vers la monarchie était fait.

Bonaparte avait voulu sincèrement la paix : elle avait assuré la prospérité intérieure et facilité les débuts des expéditions destinées à rendre à la France sa puissance coloniale. La jactance anglaise s'en était très vite alarmée. Sur le continent, les deux nations de plus en plus rivales se rencontraient partout, et partout se heurtaient. L'esprit d'envahissement de l'Angleterre voyait croître avec terreur un formidable obstacle à l'orgueil de domination qui lui livrait l'empire des mers. Cette paix, dont les conditions lui étaient onéreuses, n'était pour elle qu'une suspension d'armes, qui lui permettait de reprendre des forces et de retrouver des alliés. Elle chicana la France sur les termes du traité, en contesta les points essentiels, se refusa à rendre Malte et à évacuer l'Égypte. Il était évident qu'elle voulait rompre ce qui n'avait été qu'une trêve.

Les Anglais veulent la guerre, dit Bonaparte à l'ambassadeur d'Angleterre, en présence de l'ambassadeur de Russie, mais s'ils sont les premiers à tirer l'épée, je serai le dernier à la remettre au fourreau.

L'ambassadeur d'Angleterre quittait Paris le 12 mai 1803. Le gouvernement britannique, sans avoir déclaré ouvertement les hostilités, comme le voulait le droit des gens, ordonnait à ses flottes de courir sus et de saisir les navires, les marchandises et les sujets de la République française. A ces actes d'agression, la France répond par l'arrestation, en guise d'otages, de tous les Anglais de distinction qui se trouvent en France.

Puis le Premier Consul fait reprendre les travaux des côtes du Nord pour la flottille destinée à l'invasion. Le rassemblement doit se faire à Boulogne. Il suit fiévreusement les préparatifs, les surveille en personne, en hâte l'exécution, trop lente encore à son gré, tant son impatience est grande d'étreindre enfin à la gorge, chez elle, si le vent est propice qui soufflera dans nos voiles, l'invincible ennemie, si près, si à portée de sa main, qu'il la fouille du bout de sa lorgnette. Se peut-il que si peu de mer qui l'en sépare, soit un obstacle infranchissable ! Le 16 novembre 1803, il adresse à Cambacérès ce billet : J'ai vu des hauteurs d'Ambleteuse les côtes d'Angleterre, comme on voit des Tuileries le Calvaire. On distinguait les maisons et le mouvement. C'est un fossé qui sera franchi quand on aura l'audace de le tenter.

Le Calvaire dont il parle était situé sur le mont Valérien, qu'on voyait alors de tout Paris. Quel mot étrangement symbolique sous sa plume, quand on songe que cette ennemie contre laquelle il coordonne en vain toutes ses énergies, fera de Sainte-Hélène le calvaire où sa vie s'achèvera !

De 1803 à 1804, il y eut cinq conspirations dirigées contre la politique intérieure du Consulat et la vie du Premier Consul. L'Angleterre fournissait quelquefois les hommes et toujours les subsides. Le faible et mécontent Moreau, rival glorieux de Bonaparte, était à Paris le centre des pourparlers secrets. Parmi les autres étaient Pichegru et Georges Cadoudal.

L'intention des conjurés était, à la faveur des troubles que la chute ou l'assassinat du Premier Consul devaient causer, de provoquer, par surprise, une descente des Anglais sur nos côtes, favorisant une invasion des émigrés. C'était à ce projet qu'on rattachait la présence, sur le territoire de Bade, à proximité de la frontière, du jeune duc d'Enghien.

Ce prince avait suivi ses parents dans l'émigration et bravement combattu à côté d'eux. Après la paix d'Amiens, il était venu se fixer à Ettenheim, à quelques lieues de Strasbourg. Y restait-il inactif ? c'est peu probable. Son grand-père, alors à Londres, lui écrivait : On annonce ici que vous avez été faire un voyage à Paris, d'autres disent à Strasbourg... Vous êtes bien près : prenez garde que le Premier Consul ne vous fasse enlever !...

Ces prévisions devaient se justifier. Le 15 mars 1804, à cinq heures du matin, comme il venait de s'habiller pour aller à la chasse, le duc d'Enghien était enlevé et amené au château de Vincennes. Il était aussitôt traduit devant une commission militaire que présidait Hulin, l'un des vainqueurs de la Bastille.

L'interrogatoire fut bref. Le prince repoussa les imputations quant au complot, mais il reconnut, non sans fierté, avoir porté les armes contre la France révolutionnaire, et n'avoir jamais abandonné l'espérance de les reprendre pour servir sa cause quand les circonstances l'exigeraient.

Les juges estimèrent avoir trouvé dans les réponses du prince et dans les documents qui leur avaient été remis, les éléments de preuve de sa participation au complot et le condamnèrent à mort.

Une tranchée fut creusée dans un des fossés. Le duc d'Enghien fut tiré de son cachot et, à la lueur des torches, conduit au lieu de son exécution. Il était dans la tenue de chasse où il avait été surpris. Sa fermeté ne se démentit point. Il entendit le terrible jugement sans broncher et se disposa à mourir. Il se recueillit chrétiennement et se plaça devant le peloton. Un adjudant commanda le feu. Il était environ trois heures du matin.

Cette exécution, fruit d'une procédure extraordinaire, devait, dans l'esprit de Bonaparte, porter la terreur à Londres. Alors qu'ils commençaient à oublier la Révolution, elle réveilla surtout la colère des rois.

Ces conspirations eurent un effet contraire à celui que leurs auteurs en attendaient. Elles excitèrent l'inquiétude parmi les Français. Bonaparte disparu, que deviendrait son gouvernement ? Rien n'en assurait la continuité. Le Tribunat alla au-devant de ces préoccupations.

L'acte constitutionnel présenté à Bonaparte à Saint-Cloud, le 18 mai 1804, changeait son glaive de consul contre le manteau impérial.

Sous l'égide de Napoléon, le trône était restauré en France. L'Empereur s entourait d'une aristocratie démocratique, ouverte à tous les glorieux plébéiens qui avaient conquis de haute lutte leurs titres sur les champs de bataille ou dans les domaines supérieurs de l'activité.

Cette nouvelle noblesse, instituée à l'imitation de l'ancienne, avait été précédée, deux ans auparavant, de la création de l'ordre national de la Légion d'honneur.

L'inauguration de cette institution eut lieu le 14 juillet 1804, anniversaire de la Fédération, à l'église des Invalides, devenu le Temple de Mars. L'éclat de la grandeur républicaine s'y alliait pour la première fois aux splendeurs de la pompe impériale.

La plupart de ceux à qui ces insignes étaient destinés étaient rassemblés au camp de Boulogne. L'Empereur avait fixé au 15 août, date de sa naissance et jour de sa fête, la distribution de ces croix.

Ce jour-là, les quatre-vingt mille soldats du camp étaient alignés dans la plaine. Au centre, sur un tertre qui dominait l'immense amphithéâtre, le trône était dressé, abrité sous un trophée d'étendards pris à l'ennemi. C'était un siège de forme archaïque, qu'on disait avoir appartenu à l'un des premiers rois de la monarchie. Autour avaient pris place, en costume d'apparat, les maréchaux, les ministres et les grands officiers de la couronne. A la tête des colonnes se tenaient, séparés de l'armée par les drapeaux de leur corps, les braves qui allaient recevoir, au roulement des tambours et au bruit du canon, les croix puisées dans le casque de Duguesclin.

Il était midi. L'Empereur monta sur son trône : un enthousiasme frénétique l'accueillit. Il étendit la main, et le silence plana absolu sur ces milliers de fronts. Il prononça la formule du serment. Puis : Vous, soldats, jurez-vous de défendre, au péril de votre vie, l'honneur du nom français, votre patrie, votre Empereur ?...

Et de même qu'elle n'avait qu'un seul cœur, l'armée n'eut qu'une seule voix ; elle ébranla l'air par son fracas formidable qui dominait le tumulte de la mer : Nous le jurons ! Vive l'Empereur !

Jamais il ne serait plus empereur qu'à cette minute, à Boulogne, où ces quatre-vingt mille hommes, qui l'avaient élevé sur le pavois, lui livraient, comme à l'arbitre du destin, pour le salut de la patrie, leur âme et leur chair. Quel serment vaudrait celui-là, serait plus auguste, plus solennel et plus religieux ? Mais son esprit de Latin était hanté par la puissance des traditions et sa volonté était de s'y rattacher par le symbole. Empereur ainsi que Charlemagne, et mille ans après Charlemagne, il était allé à son tombeau comme pour lui demander cette investiture à laquelle le sacre, qui faisait du souverain l'oint du Seigneur, mettrait le sceau.

Tandis que des négociations extrêmement délicates aboutissaient au consentement de Pie VII, et que les hommes d'État avec les théologiens essayaient de mettre d'accord les exigences laïques des formules constitutionnelles et les nouveautés autoritaires de Napoléon avec les règles séculaires du Pontificat romain, une pompe inédite s'improvisait. Le choix des costumes, la disposition des cortèges et leur évolution selon les lois d'un protocole de circonstance, étaient une matière laborieuse qui n'accaparait pas que les artistes et les architectes. Persuadé que le moindre accroc ferait sombrer le grandiose dans le ridicule, Napoléon voyait tout, réglait tout. Impresario sous la pourpre, il veillait, en personne, dans la coulisse aux ultimes répétitions du tableau théâtral qu'il avait conçu.

Huit jours avant le couronnement, à Fontainebleau, il voulut se rendre un compte exact de la cérémonie, en être, en quelque sorte, le spectateur. Il demanda à Isabey de faire dérouler cette pompe devant lui. L'artiste, pressé par le temps, eut une idée très drôle : il acheta chez des marchands de jouets tout ce qu'il put trouver de petites poupées ; il les habilla en papier, dans les costumes qu'il avait dessinés pour la cérémonie : elles représentaient le clergé, les maréchaux, les hauts dignitaires, les princes, les princesses, l'impératrice et Napoléon lui-même. Sur une grande table, il disposa un plan de la cathédrale et y plaça ses bonshommes, comme le cérémonial l'avait prévu. Cette ingénieuse mise en scène ravit à ce point l'Empereur qu'il fit appeler sur-le-champ ceux de sa maison qui devaient y participer. Joséphine, assise à côté de lui, était follement amusée par cette petite bonne femme qui la figurait, en cette solennité écrasante. Les autres personnages suivaient des yeux les péripéties de ces cortèges animés par les doigts de l'artiste, à la place que leur emploi ou leur rang leur assignait. L'Empereur, debout, dominait cette répétition minuscule dans laquelle lui-même, en carton et en papier, réglait la mesure de ses pas et la dignité d'un geste qu'allait fixer l'histoire.

Le grand jour est venu. Le temps est froid et nuageux, un temps de brumaire. Dès six heures du matin, le bruit du canon confondu avec le son des cloches, annonce la cérémonie. Les Parisiens, depuis l'aube frileuse, font la haie sur toutes les rues par où doivent passer les cortèges. Autour de Notre-Dame, qu'on a cependant dégagée pour la circonstance en abattant quelques maisons, la bousculade est effroyable. Aux environs de huit heures s'y présentent les grands corps de l'État, partis de leurs palais respectifs. Le Pape, tout en blanc, précédé de son porte-croix monté sur une mule, arrive dans un carrosse sommé de la tiare et magnifiquement attelé de huit chevaux. Après avoir revêtu à l'Archevêché les ornements pontificaux, précédé et suivi du clergé, devant les grenadiers qui présentent les armes, il pénètre dans l'église métropolitaine. D'un geste large, il bénit l'assistance, fléchit les genoux devant l'autel et s'assied sur son trône. Immobile, les yeux fermés, il prie et attend.

L'attente sera longue. Les salves d'artillerie, dont les voûtes de la cathédrale répercutent les échos, disent que l'Empereur a quitté les Tuileries et que son carrosse doré, d'une lourde splendeur, roule à travers une haie militaire trop dense qui repousse trop loin une foule à jeun que glace la bise, et que ne réchauffe point la vision neuve et imprévue de ce Napoléon, dont la martiale et populaire silhouette s'effémine, s'effondre dans ce petit costume à l'espagnole. Mais qu'elle est jolie, à son côté, l'impératrice en satin blanc brodé d'or, et qu'il est sincère le délicieux sourire qui fleurit son visage que le bonheur a rajeuni !

Leurs Majestés, avant de pénétrer dans la cathédrale, ont dû revêtir, dans les appartements qui leur ont été préparés, les costumes du sacre.

Par une galerie couverte, le cortège se rend à l'église. D'abord, les huissiers, les hérauts d'armes, les pages, les maîtres des cérémonies, puis les maréchaux qui, sur des coussins, portent, pour Joséphine : Sérurier, l'anneau ; Moncey, la corbeille du manteau ; Murat, la couronne. La traîne du manteau soutenue par les princesses un peu humiliées, et suivie de l'escadron de ses dames d'honneur, c'est l'Impératrice. Puis voici encore d'autres grands officiers : Kellermann avec la couronne de Charlemagne, Pérignon avec le sceptre, Lefebvre avec l'épée. Bernadotte, en maréchal d'Empire, porte le collier ; Eugène de Beauharnais, en lieutenant-colonel des chasseurs, l'anneau ; Berthier, en grand veneur, le globe ; Talleyrand, en grand chambellan, la corbeille du manteau. Ils se rangent, s'effacent, car voici venir, drapé à l'antique et le front lauré, l'Empereur.

Les cardinaux offrent l'eau bénite ; l'archevêque prononce un discours ; les orchestres attaquent une marche guerrière et la cérémonie se déroule.

Les souverains, sous leur dais, porté par les chanoines, sont conduits processionnellement à leur place respective dans le chœur. L'Empereur prête le serment religieux, et reçoit la bénédiction. Le Pape fait les onctions. Puis c'est la bénédiction et la tradition des insignes.

Maintenant, l'Empereur, ceint de l'épée, revêtu du manteau de pourpre, se tient en prières, debout, devant l'autel, durant que le Pape fait à l'Impératrice la tradition de l'anneau et du manteau. Il remet la main de justice à l'archichancelier, le sceptre à l'architrésorier, il monte à l'autel, prend la couronne, et la pose sur sa tête. Puis, s'étant couronné, il couronne l'Impératrice qui s'est agenouillée devant lui.

Dans cette nef immense, les détails de la cérémonie, qui ne sont compréhensibles que par les gestes des acteurs, qu'on ne distingue à peu près point, et par les allées et venues des chambellans, l'impression ne se dégage pas aussi grandiose qu'on l'avait espérée. Mais l'assistance a vu l'Empereur, quand il a mis la couronne sur son front de ses propres mains, et ce sera la vision qui persistera, parce que là encore, il aura fait plier la tradition sous les caprices de sa volonté.

Pie VII a baisé l'Empereur sur les joues : Vivat imperator in æternum. La messe terminée, le Pape, avec sa suite, s'est retiré dans la sacristie du Trésor. De la sorte, il ne consacrera pas, par sa présence, le serment civil dont les termes ne sauraient être acceptés par lui.

C'est le serment civil, au contraire, que Napoléon entend prononcer avec éclat. De sa voix de commandement qui retentit dans toute l'église, il dit : Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'inviolabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la Loi ; de maintenir l'institution de la Légion d'honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français.

Une immense, une formidable clameur lui répond. Les hommes de la Révolution, dit M. Frédéric Masson, témoins et garants de ce serment, qui affirme et stabilise leur œuvre, qui rend définitives les conquêtes remportées par treize années de lutte, acclament celui en qui, alors seulement, ils reconnaissent leur chef élu, le représentant couronné de la Révolution triomphante.

A trois heures, Leurs Majestés regagnent les Tuileries, en prenant le chemin des rues les plus populaires, qui se sont mises en fête. Des tentures pendent à toutes les croisées, les moindres sont des draps piqués de branchages. Et comme la nuit commence à venir, les lampions s'allument et les cavaliers de l'escorte brandissent des torches. En l'encadrement fastueux des ors du carrosse impérial, dans ce déluge de flammes, superbe sous la couronne antique qui semble si bien faite pour son front romain, le nouveau César reçoit les acclamations frénétiques de son peuple subjugué.

Toute cette pompe ne l'a ni écrasé, ni troublé, ni même ému. Il est rentré dans ses appartements satisfait que la cérémonie se soit déroulée sans accroc et que chacun y ait fait figure à la place assignée et selon ses prévisions, dans cet ordre qu'il aime et qu'il respire comme l'air même indispensable à sa vie.

D'autres fêtes suivront, d'autres cérémonies et d'autres festins. A la Maison commune où, depuis quinze ans, tant d'événements se sont heurtés, l'Empereur sera reçu par les édiles avec un luxe qui n'est que le retour aux anciennes habitudes. Le banquet sera servi dans la salle des Victoires, décorée de cartouches évoquant les fastes napoléoniens, le 18 Brumaire y figurant avec cette devise : Fata Galliarum vertitIl change les destins des Gaules.

Il ne change point les destins des Gaules. L'illusion vient de ce qu'à l'heure fixée elles ont forgé l'épée impériale pour les accomplir.

 

FIN DE L'OUVRAGE