Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Après ce que je viens de dire de l’Empire grec, il est
naturel de demander comment il a pu subsister si longtemps. Je crois pouvoir
en donner les raisons. Les Arabes l’ayant attaqué et en ayant conquis
quelques provinces, leurs chefs se disputèrent le caliphat, et le feu de leur
premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles. Les mêmes Arabes
ayant conquis Constantinople faisait le plus grand et presque le seul
commerce du monde, dans un temps où les nations gothiques, d’un côté, et les
Arabes, de l’autre, avaient ruiné le commerce et l’industrie partout ailleurs
: les manufactures de soie y avaient passé de Perse, et, depuis l’invasion
des Arabes, elles furent fort négligées dans Ainsi, pendant que l’Empire était affaissé sous un mauvais
gouvernement, des choses particulières le soutenaient. C’est ainsi que nous
voyons aujourd’hui quelques nations de l’Europe se maintenir, malgré leur
faiblesse, par les trésors des Indes ; les états temporels du pape, par le
respect que l’on a pour le souverain ; et les corsaires de Barbarie, par
l’empêchement qu’ils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend
utiles aux grandes[2].
L’empire des Turcs est à présent à peu près dans le même degré de faiblesse
où était autrefois celui des Grecs. Mais il subsistera longtemps : car, si
quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses
conquêtes, les trois puissances commerçantes de l’Europe connaissent trop
leurs affaires pour n’en pas prendre la défense sur-le-champ[3]. C’est leur
félicité que Dieu ait permis qu’il y ait dans le monde des nations propres à
posséder inutilement un grand empire. Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des
Arabes fut détruite en Perse. Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait,
appela du nord trois mille Turcs en qualité d’auxiliaires[4]. Sur quelque
mécontentement, il envoya une armée contre eux ; mais ils la mirent en fuite.
Mahomet, indigné contre ses soldats, ordonna qu’ils passeraient devant lui
vêtus en robes de femmes ; mais ils se joignirent aux Turcs, qui d’abord
allèrent ôter la garnison qui gardait le pont de l’Araxe, et ouvrirent le
passage à une multitude innombrable de leurs compatriotes. Après avoir
conquis Les croisés, étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée et
la prirent ; ils la rendirent aux Grecs, et, dans la consternation des
infidèles, Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusqu’à l’Euphrate.
Mais, quel que fût l’avantage que les Grecs pussent tirer des expéditions des
croisés, il n’y avait pas d’empereur qui ne frémît du péril de voir passer au
milieu de ses États et se succéder des héros si fiers et de si grandes
armées. Ils cherchèrent donc à dégoûter l’Europe de ces entreprises, et les
croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce qu’on
peut attendre d’un ennemi timide. Il faut avouer que les Français, qui
avaient commencé ces expéditions, n’avaient rien fait pour se faire souffrir.
Au travers des invectives d’Andronic Comnène contre nous[5], on voit, dans le
fond, que, chez une nation étrangère, nous ne nous contraignions point, et
que nous avions pour lors les défauts qu’on nous reproche aujourd’hui. Un
comte français alla se mettre sur le trône de l’Empereur ; le comte Baudouin
le tira par le bras et lui dit : Vous devez savoir
que, quand on est dans un pays, il en faut suivre les usages. — Vraiment, voilà un beau paysan, répondit-il, de s’asseoir ici, tandis que tant de capitaines sont debout
! Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient les meilleures
gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies et trouvèrent
partout des esprits que nous avions révoltés[6]. Enfin, la haine
fut portée au dernier comble, et quelques mauvais traitements faits à des
marchands vénitiens, l’ambition, l’avarice, un faux zèle, déterminèrent les
Français et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs. Ils les trouvèrent
aussi peu aguerris que, dans ces derniers temps, les Tartares trouvèrent les
Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillements efféminés ; ils se
promenaient dans les rues de Constantinople revêtus de leurs robes peintes ;
ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette
nation qui avait renoncé à la profession des armes[7] ; et, après la
guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce
fût. Ils prirent toute la partie d’Occident et y élurent empereur le comte de
Flandres, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux
Italiens. Les Grecs se maintinrent dans l’Orient, séparés des Turcs par les
montagnes et des Latins par la mer. Les Latins, qui n’avaient pas trouvé
d’obstacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur
établissement, les Grecs repassèrent d’Asie en Europe, reprirent
Constantinople et presque tout l’Occident. Mais ce nouvel empire ne fut que
le fantôme du premier et n’en eut ni les ressources ni la puissance. Il ne
posséda guères en Asie que les provinces qui sont en deçà du Méandre et du
Sangare ; la plupart de celles d’Europe furent divisées en de petites
souverainetés. De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta
entre les mains des Latins, les vaincus s’étant dispersés et les conquérants,
occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d’Italie, et
Constantinople fut privée de ses richesses. Le commerce même de l’intérieur
se fit par les Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient
tout, voulurent se concilier les Génois en leur accordant la liberté de trafiquer
sans payer des droits[8] ; et les
Vénitiens, qui n’acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu’on ne
voulut pas irriter, n’en payèrent pas non plus. Quoique, avant la prise de
Constantinople, Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme
le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir. Mais,
quand, dans le nouvel empire, on l’eut abandonnée, le mal fut sans remède,
parce que l’impuissance augmenta toujours. Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était
partagé par la mer, et qui en était environné en tant d’endroits, n’avait
point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n’eurent plus de
communication entre elles ; on obligea les peuples de se réfugier plus avant
dans les terres pour éviter les pirates ; et, quand ils l’eurent fait, on
leur ordonna de se retirer dans les forteresses pour se sauver des Turcs[9]. Les Turcs
faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement
à la chasse des hommes ; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de
pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs
sultans, on ne pouvait pas, par des présents, faire la paix avec tous, et il
était inutile de la faire avec quelques-uns[10]. Ils s’étaient
faits mahométans, et le zèle pour leur religion les engageait
merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D’ailleurs, comme
c’étaient les peuples les plus laids de Les Turcs inondant tout ce qui restait à l’Empire grec en
Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu’au
Bosphore, et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie
de l’Empire qui était en Europe, ce qui augmenta considérablement le nombre
de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si
furieuses que les deux factions appelèrent divers sultans turcs sous cette
condition[13],
aussi extravagante que barbare, que tous les habitants qu’ils prendraient
dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage, et chacun, dans
la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire Montesquieu |
[1] Nicétas, Vie d’Andronic Comnène, livre II, [M].
[2] Ils troublent la
navigation des Italiens dans
[3] Ainsi les projets
contre le Turc, comme celui qui fut fait sous le pontificat de Léon X, par
lequel l’empereur devait se rendre par
[4] Histoire écrite par Nicéphore Bryenne César, Vies de Constantin Ducas et de Romain Diogène, [M].
[5] Histoire d’Alexis, son père, livre X et XI, [M].
[6] Nicétas, Histoire de Manuel Comnène, livre I, [M].
[7] Nicétas, Histoire, après la prise de Constantinople, ch. III, [M].
[8] Cantacuzène, livre IV, [M].
[9] Pachymère, livre VII, [M].
[10] Cantacuzène, liv. III, ch.. XCVI ; et Pachymère, liv. XI, ch. IX, [M].
[11] Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée ; qu’elles errèrent dans les déserts, où des démons incubes s’accouplèrent avec elles, d’où vint la nation des Huns. Genus ferocissimum, quod fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alia voce notum, nisi quæ humani sermonis imaginent assignabat. [M].
[12] Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. IX. Constantin Porphyrogénète, au commencement de son Extrait des ambassades, avertit que, quand les barbares viennent à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes, [M].
[13] Voyez l’Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacuzène, écrite par Cantacuzène, [M].
[14] Comme on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de l’Esprit
des Lois, on croit voir aussi dans les Considérations
sur la grandeur et la décadence des Romains une partie détachée de cet
ouvrage immense qui absorba la vie de Montesquieu. Il est probable qu’il se
détermina à faire de ces Considérations
un traité à part, parce que tout ce qui regarde les Romains offrant par
soi-même un grand sujet, d’un côté, l’auteur, qui se sentait capable de le
remplir, ne voulut rester ni au-dessous de sa matière, ni au-dessous de son
talent ; et de l’autre, il craignit que les Romains seuls ne tinssent trop de
place dans l’Esprit des Lois et ne rompissent les proportions de l’ouvrage.
C’est ce qui nous a valu cet excellent traité dont nous n’avions aucun modèle
dans notre langue, et qui durera autant qu’elle : c’est un chef-d’oeuvre de
raison et de style, et qui laisse bien loin Machiavel, Gordon, Saint-Réal,
Amelot de