Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Phocas, dans la confusion des choses, étant mal affermi,
Héraclius vint d’Afrique et le fit mourir ; il trouva les provinces envahies
et les légions détruites. À peine avait-il donné quelque remède à ces maux
que les Arabes sortirent de leur pays pour étendre la religion et l’empire
que Mahomet avait fondé d’une même main. Jamais on ne vit des progrès si
rapides : ils conquirent d’abord Nous avons dit que chez les Romains les légions d’Europe
valaient mieux que celles d’Asie. C’était tout le contraire pour la cavalerie
: je parle de celle des Parthes, des Osroëniens et des Sarrasins ; et c’est
ce qui arrêta les conquêtes des Romains, parce que, depuis Antiochus, un
nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure du monde,
s’empara de L’histoire grecque est pleine de traits pareils, et, le
petit esprit étant parvenu à faire le caractère de C’est que la différence est totale entre une armée
fanatique et une armée bigote. On le vit, dans nos temps modernes, dans une
révolution fameuse, lorsque l’armée de Cromwell était comme celle des Arabes,
et les armées d’Irlande et d’Écosse, comme celle des Grecs. Une superstition
grossière, qui abaisse l’esprit autant que la religion l’élève, plaça toute
la vertu et toute la confiance des hommes dans une ignorante stupidité pour
les images, et l’on vit des généraux lever un siège[10] et perdre une
ville[11] pour avoir une
relique. La religion chrétienne dégénéra, sous l’empire grec, au point où
elle était de nos jours chez les Moscovites, avant que le czar Pierre Ier eût
fait renaître cette nation et introduit plus de changements dans un État
qu’il gouvernait, que les conquérants n’en font dans ceux qu’ils usurpent. On
peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans une espèce d’idolâtrie. On
ne soupçonnera pas les Italiens ni les Allemands de ce temps-là d’avoir été
peu attachés au culte extérieur. Cependant, lorsque les historiens grecs
parlent du mépris des premiers pour les reliques et les images, on dirait que
ce sont nos controversistes qui s’échauffent contre Calvin. Quand les
Allemands passèrent pour aller dans Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même
révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Occident, lorsqu’au
renouvellement des lettres, comme on commença à sentir les abus et les
dérèglements où l’on était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal,
des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent l’Église, au lieu de la réformer.
Léon l’Isaurien, Constantin Copronyme, Léon, son fils, firent la guerre aux
images, et, après que le culte en eut été rétabli par l’impératrice Irène,
Léon l’Arménien, Michel le Bègue et Théophile les abolirent encore. Ces
princes crurent n’en pouvoir modérer le culte qu’en le détruisant ; ils
firent la guerre aux moines, qui incommodaient l’État[12] ; et, prenant
toujours les voies extrêmes, ils voulurent les exterminer par le glaive, au
lieu de chercher à les régler. Les moines[13], accusés
d’idolâtrie par les partisans des nouvelles opinions, leur donnèrent le
change en les accusant à leur tour de magie[14], et, montrant au
peuple les églises dénuées d’images et de tout ce qui avait fait jusque-là
l’objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point imaginer qu’elles
pussent servir à d’autre usage qu’à sacrifier aux Démons. Ce qui rendait la querelle sur les images si vive et fit
que, dans la suite, des gens sensés ne pouvaient pas proposer un culte
modéré, c’est qu’elle était liée à des choses bien tendres : il était
question de la puissance, et, les moines l’ayant usurpée, ils ne pouvaient
l’augmenter ou la soutenir qu’en ajoutant sans cesse au culte extérieur, dont
ils faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres contre les images
furent toujours des guerres contre eux, et que, quand ils eurent gagné ce
point, leur pouvoir n’eut plus de bornes. Il arriva pour lors ce que l’on vit
quelques siècles après dans la querelle qu’eurent Barlaam et Acyndine contre
les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu’à sa destruction. On disputait
si la lumière qui apparut autour de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou
incréée. Dans le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu’elle fût l’un
que l’autre ; mais, comme Barlaam les attaquait directement eux-mêmes, il
fallait nécessairement que cette lumière fût incréée. La guerre que les
empereurs iconoclastes déclarèrent aux moines fit que l’on reprit un peu les
principes du gouvernement, que l’on employa en faveur du Public les revenus
publics, et qu’enfin on ôta au corps de l’État ses entraves. Quand je pense à l’ignorance profonde dans laquelle le
clergé grec plongea les laïques, je ne puis m’empêcher de le comparer à ces
Scythes dont parle Hérodote[15], qui crevaient
les yeux à leurs esclaves afin que rien ne pût les distraire et les empêcher
de battre leur lait. L’impératrice Théodora rétablit les images, et les
moines recommencèrent à abuser de la piété publique. Ils parvinrent jusqu’à
opprimer le clergé séculier même : ils occupèrent tous les grands sièges[16], et exclurent
peu à peu tous les ecclésiastiques de l’épiscopat. C’est ce qui rendit ce
clergé intolérable, et, si l’on en fait le parallèle avec le clergé latin, si
l’on compare la conduite des Papes avec celle des patriarches de
Constantinople, on verra des gens aussi sages que les autres étaient peu
sensés. Voici une étrange contradiction de l’esprit humain. Les ministres de
la religion chez les premiers Romains, n’étant pas exclus des charges et de
la société civile, s’embarrassèrent peu de ses affaires. Lorsque la religion
chrétienne fut établie, les ecclésiastiques, qui étaient plus séparés des
affaires du monde, s’en mêlèrent avec modération. Mais, lorsque, dans la
décadence de l’Empire, les moines furent le seul clergé, ces gens, destinés
par une profession plus particulière à fuir et à craindre les affaires,
embrassèrent toutes les occasions qui purent leur y donner part : ils ne
cessèrent de faire du bruit partout et d’agiter ce monde qu’ils avaient
quitté. Aucune affaire d’État, aucune paix, aucune guerre, aucune
trêve, aucune négociation, aucun mariage ne se traita que par le ministère
des moines : les conseils du prince en furent remplis, et les assemblées de Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des
disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des Turcs dans l’Asie,
disait, en soupirant, que le zèle téméraire de certaines personnes, qui, en
décriant sa conduite, avaient soulevé ses sujets contre lui, l’avait obligé
d’appliquer tous ses soins à sa propre conservation et de négliger la ruine
des provinces. Je me suis contenté, disait-il, de pourvoir à ces parties
éloignées par le ministère des gouverneurs, qui m’en ont dissimulé les besoins,
soit qu’ils fussent gagnés par argent, soit qu’ils appréhendassent d’être
punis[19]. Les patriarches
de Constantinople avaient un pouvoir immense : comme, dans les tumultes
populaires, les Empereurs et les grands de l’État se retiraient dans les
églises, que le Patriarche était maître de les livrer ou non et exerçait ce
droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours, quoique indirectement, arbitre
de toutes les affaires publiques. Lorsque le vieux Andronic[20] fit dire au
patriarche qu’il se mêlât des affaires de l’Église et le laissât gouverner
celles de l’Empire : C’est, lui répondit le Patriarche, comme si le corps
disait à l’âme : Je ne prétends avoir rien de commun avec vous, et je n’ai
que faire de votre secours pour exercer mes fonctions. De si monstrueuses
prétentions étant insupportables aux princes, les patriarches furent très
souvent chassés de leur siège. Mais, chez une nation superstitieuse, où l’on
croyait abominables toutes les fonctions ecclésiastiques qu’avait pu faire un
patriarche qu’on croyait intrus, cela produisit des schismes continuels :
chaque patriarche, l’ancien, le nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leurs
sectateurs. Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles
qu’on pouvait avoir sur le dogme, parce qu’elles étaient comme une hydre
qu’une nouvelle disposition pouvait toujours reproduire. La fureur des disputes devint un état si naturel aux Grecs
que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople, il trouva l’empereur Jean et
l’impératrice Anne occupés à un concile contre quelques ennemis des moines[21] ; et, quand
Mahomet II l’assiégea, il ne put suspendre les haines théologiques[22] ; et on y était
plus occupé du concile de Florence que de l’armée des Turcs[23]. Dans les
disputes ordinaires, comme chacun sent qu’il peut se tromper, l’opiniâtreté
et l’obstination ne sont pas extrêmes. Mais, dans celles que nous avons sur
la religion, comme, par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son
opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer
eux-mêmes, s’obstinent à nous faire changer. Ceux qui liront l’histoire de Pachymère connaîtront bien
l’impuissance où étaient et où seront toujours les théologiens par eux-mêmes
d’accommoder jamais leurs différends. On y voit un empereur[24] qui passe sa vie
à les assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit, de l’autre, une
hydre de disputes qui renaissent sans cesse, et l’on sent qu’avec la même
méthode, la même patience, les mêmes espérances, la même envie de finir, la
même simplicité pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines, ils
ne se seraient jamais accommodés jusqu’à la fin du monde. En voici un exemple
bien remarquable. À la sollicitation de l’Empereur, les partisans du
patriarche Arsène firent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche
Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs prétentions, chacun
sur un papier, qu’on jetterait les deux papiers dans un brasier, que, si l’un
des deux demeurait entier, le jugement de Dieu serait suivi, et que, si tous
les deux étaient consumés, ils renonceraient à leurs différends. Le feu
dévora les deux papiers ; les deux partis se réunirent ; la paix dura un
jour. Mais, le lendemain, ils dirent que leur changement aurait dû dépendre
d’une persuasion intérieure, et non pas du hasard, et la guerre recommença
plus vive que jamais[25]. On doit donner une grande attention aux disputes des
théologiens ; mais il faut la cacher autant qu’il est possible : la peine
qu’on paraît prendre à les calmer les accréditant toujours, en faisant voir
que leur manière de penser est si importante qu’elle décide du repos de
l’État et de la sûreté du prince. On ne peut pas plus finir leurs affaires en
écoutant leurs subtilités qu’on ne pourrait abolir les duels en établissant
des écoles où l’on raffinerait sur le point d’honneur. Les empereurs grecs
eurent si peu de prudence que, quand les disputes furent endormies, ils
eurent la rage de les réveiller. Anastase[26], Justinien[27], Héraclius[28], Manuel Comnène[29], proposèrent des
points de foi à leur clergé et à leur peuple, qui aurait méconnu la vérité
dans leur bouche quand même ils l’auraient trouvée. Ainsi, péchant toujours
dans la forme et ordinairement dans le fond, voulant faire voir leur
pénétration, qu’ils auraient pu si bien montrer dans tant d’autres affaires
qui leur étaient confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature
de Dieu, qui, se cachant aux savants, parce qu’ils sont orgueilleux, ne se
montre pas mieux aux grands de La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des
Grecs, c’est qu’ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance
ecclésiastique et de la séculière ; ce qui fit que l’on tomba, de part et
d’autre, dans des égarements continuels. Cette grande distinction, qui est la
base sur laquelle pose la tranquillité des peuples, est fondée non seulement
sur la religion, mais encore sur la raison et la nature, qui veulent que des
choses réellement séparées, et qui ne peuvent subsister que séparées, ne
soient jamais confondues. Quoique, chez les anciens Romains, le Clergé ne fît
pas un corps séparé, cette distinction y était aussi connue que parmi nous.
Claudius avait consacré à |
[1] Zosime, livre IV, [M].
[2] Voyez ce que dit Zosime, liv. I, sur la cavalerie d’Aurélien et celle de Palmyre ; voyez aussi Ammien Marcellin, sur la cavalerie des Perses, [M].
[3] C’étaient, pour la plupart, des terres submergées que l’art a rendues propres à être la demeure des hommes.
[4] Voyez Ammien Marcellin, liv. XXVII, [M].
[5] Le climat n’y est plus aussi froid que le disaient les anciens, [M].
[6] César dit que les chevaux des Germains étaient vilains et petits. (Guerre des Gaules, liv. IV, ch. II) Et Tacite, Des Moeurs des Germains, dit : Germania pecorum foecunda, sed pleraque improcera, [M].
[7] Zonaras, Vie de Constantin le Barbu, [M]..
[8] Théophilacte, livre II, chap. III, Histoire de l’empereur Maurice, [M].
[9] Histoire de la conquête de
[10] Zonaras, Vie de Romain Lacapène, [M].
[11] Nicétas, Vie de Jean Comnène, [M].
[12] Longtemps avant, Valens avait fait une loi pour les obliger d’aller à la guerre, et fit tuer ceux qui n’obéirent pas. (Jornandès, de Regn. Success. ; et la loi XXVI, cod. De Decur.), [M].
[13] Tout ce qu’on verra ici sur les moines grecs ne porte point sur leur état ; car on ne peut pas dire qu’une chose ne soit pas bonne, parce que dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abusé, [M].
[14] Léon le Grammairien, Vie de Léon l’Arménien, Vie de Théophile. Voyez Suidas, à l’article Constantin, fils de Léon, [M].
[15] Livre IV, [M].
[16] Voyez Pachymère, livre VIII, [M].
[17] Zonaras et Nicéphore, Vie de Basile et de Léon, [M].
[18] Pachymère, livre VII, [M].
[19] Pachymère, livre VI, chap. XXIX. On a employé la traduction de M. le président Cousin, [M].
[20] Paléologue. Voyez l’Histoire des deux Andronic, écrite par Cantacuzène, livre I, chap. I, [M].
[21] Cantacuzène, livre III, ch. XCIX, [M].
[22] Ducas, Histoire des derniers Paléologues, [M].
[23] On se demandait si on avait entendu la messe d’un prêtre qui eût consenti à l’union : on l’aurait fui comme le feu. On regardait la grande église comme un temple profane. Le moine Gennadius mançait ses anathèmes sur tous ceux qui désiraient la paix. (Ducas, Histoire des derniers Paléologues), [M].
[24] Andronic Paléologue, [M].
[25] Pachymère, livre I, [M].
[26] Évagre, livre III, [M].
[27] Procope, Hist. Secrète, [M].
[28] Zonaras, Vie d’Héraclius, [M].
[29] Nicétas, Vie de Manuel Comnène, [M].
[30] Voyez Chardin, Description du gouvernement politique et militaire des Persans, ch. II, [M].
[31] Lettres à Atticus, livre IV, [M]. — Tum Lucullus de omnium collegarum sententia respondit, reliogionis judices pontifices fuisse, legis senatum ; se et collegas suos de religione statuisse, in senatu de lege statuturos. (Loco citato.)