Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Dans ce temps-là, les Perses étaient dans une situation
plus heureuse que les Romains. Ils craignaient peu les peuples du Nord[1], parce qu’une
partie du Mont Taurus, entre Ils prirent, dans les négociations, la même supériorité
que dans la guerre. Sous prétexte qu’ils tenaient une garnison aux portes
Caspiennes, ils demandaient un tribut aux Romains ; comme si chaque peuple
n’avait pas ses frontières à garder. Ils se faisaient payer pour la paix,
pour les trêves, pour les suspensions d’armes, pour le temps qu’on employait
à négocier, pour celui qu’on avait passé à faire la guerre. Les Avares ayant
traversé le Danube, les Romains, qui, la plupart du temps, n’avaient point de
troupes à leur opposer, occupés contre les Perses lorsqu’il aurait fallu
combattre les Avares, et contre les Avares quand il aurait fallu arrêter les
Perses, furent encore forcés de se soumettre à un tribut, et la majesté de
l’Empire fut flétrie chez toutes les nations. Justin, Tibère et Maurice
travaillèrent avec soin à défendre l’Empire. Ce dernier avait des vertus ;
mais elles étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans un grand
prince. Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les prisonniers
qu’il avait faits moyennant une demi-pièce d’argent par tête. Sur son refus,
il les fit égorger. L’armée romaine, indignée, se révolta, et, les verts s’étant
soulevés en même temps, un centenier nommé Phocas fut élevé à l’empire et fit
tuer Maurice et ses enfants. L’histoire de l’Empire grec — c’est ainsi que nous
nommerons dorénavant l’Empire romain — n’est plus qu’un tissu de révoltes, de
séditions et de perfidies. Les sujets n’avaient pas seulement l’idée de la
fidélité que l’on doit aux princes, et la succession des Empereurs fut si
interrompue que le titre de Porphyrogénète[5], c’est-à-dire né
dans l’appartement où accouchaient les Impératrices, fut un titre distinctif,
que peu de princes des diverses familles impériales purent porter. Toutes les
voies furent bonnes pour parvenir à l’empire : on y alla par les soldats, par
le clergé, par le sénat, par les paysans, par le peuple de Constantinople, par
celui des autres villes. La religion chrétienne étant devenue dominante dans
l’Empire, il s’éleva successivement plusieurs hérésies qu’il fallut
condamner. Arius ayant nié la divinité du Verbe ; les Macédoniens, celle du
Saint-Esprit ; Nestorius, l’unité de la personne de Jésus-Christ ; Eutychès,
ses deux natures ; les Monothélites, ses deux volontés : il fallut assembler
des conciles contre eux. Mais les décisions n’en ayant pas été d’abord
universellement reçues, plusieurs empereurs, séduits, revinrent aux erreurs
condamnées. Et, comme il n’y a jamais eu de nation qui ait porté une haine si
violente aux hérétiques que les Grecs, qui se croyaient souillés lorsqu’ils
parlaient à un hérétique ou habitaient avec lui, il arriva que plusieurs
empereurs perdirent l’affection de leurs sujets, et les peuples
s’accoutumèrent à penser que des princes si souvent rebelles à Dieu n’avaient
pu être choisis par Une certaine opinion prise de cette idée qu’il ne fallait
pas répandre le sang des chrétiens, laquelle s’établit de plus en plus
lorsque les Mahométans eurent paru, fit que les crimes qui n’intéressaient
pas directement Comme les maladies de l’esprit ne se guérissent guère[7], l’astrologie
judiciaire et l’art de prédire par des objets vus dans l’eau d’un bassin
avaient succédé, chez les chrétiens, aux divinations par les entrailles des
victimes ou le vol des oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses
vaines furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des
particuliers, comme elles devinrent la sagesse du conseil des princes. Les
malheurs de l’Empire croissant tous les jours, on fut naturellement porté à
attribuer les mauvais succès dans la guerre et les traités honteux dans la
paix à la mauvaise conduite de ceux qui gouvernaient. Les révolutions mêmes
firent les révolutions, et l’effet devint lui-même la cause. Comme les Grecs
avaient vu passer successivement tant de diverses familles sur le trône, ils
n’étaient attachés à aucune, et, Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous
plus difficiles à mener que chez les Anciens. On ne peut guère les cacher,
parce que la communication est telle aujourd’hui entre les nations que chaque
prince a des ministres dans toutes les cours et peut avoir des traîtres dans
tous les cabinets. L’invention des postes fait que les nouvelles volent et
arrivent de toutes parts. Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire
sans argent, et que, depuis l’invention des lettres de change, les négociants
en sont les maîtres, leurs affaires sont très souvent liées avec les secrets
de l’État et ils ne négligent rien pour les pénétrer. Des variations dans le
change sans une cause connue font que bien des gens la cherchent et la
trouvent à la fin. L’invention de l’imprimerie, qui a mis les livres dans les mains de tout le monde, celle de la gravure, qui a rendu les cartes géographiques si communes, enfin, l’établissement des papiers politiques, font assez connaître à chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément être éclairci sur les faits secrets. Les conspirations dans l’État sont devenues difficiles, parce que, depuis l’invention des postes, tous les secrets particuliers sont dans le pouvoir du Public. Les princes peuvent agir avec promptitude, parce qu’ils ont les forces de l’État dans leurs mains ; les conspirateurs sont obligés d’agir lentement, parce que tout leur manque. Mais, à présent que tout s’éclaircit avec plus de facilité et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps à s’arranger, ils sont découverts. |
[1] Les Huns, [M].
[2] Les portes Caspiennes, [M].
[3] Procope, Guerre des Perses, [M].
[4] Ambassades de Ménandre, [M].
[5] Ce mot, dérivé du grec, signifie né dans la pourpre.
[6] Zénon contribua beaucoup à établir ce relâchement. Voyez Malchus, Histoire byzantine, dans l’Extrait des ambassades, [M].
[7] Voyez Nicétas, Vie d’Andronic Commène, [M].