Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans l’Empire,
ils s’incommodaient réciproquement, et toute la politique de ces temps-là fut
de les armer les uns contre les autres ; ce qui était aisé, à cause de leur
férocité et de leur avarice. Ils s’entre-détruisirent pour la plupart avant
d’avoir pu s’établir, et cela fit que l’empire d’Orient subsista encore du
temps. D’ailleurs, le Nord s’épuisa lui-même, et l’on n’en vit plus sortir
ces armées innombrables qui parurent d’abord : car, après les premières invasions
des Goths et des Huns, surtout depuis la mort d’Attila, ceux-ci et les
peuples qui les suivirent attaquèrent avec moins de forces. Lorsque ces
nations, qui s’étaient assemblées en corps d’armée, se furent dispersées en
peuples, elles s’affaiblirent beaucoup : répandues dans les divers lieux de
leurs conquêtes, elles furent elles-mêmes exposées aux invasions. Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de
reconquérir l’Afrique et l’Italie et fit ce que nos Français exécutèrent
aussi heureusement contre les Visigoths, les Bourguignons, les Lombards et
les Sarrasins. Lorsque La plupart de ces peuples du Nord, établis dans les pays
du Il est singulier que les nations les plus faibles aient
été celles qui firent de plus grands établissements. On se tromperait
beaucoup si l’on jugeait de leurs forces par leurs conquêtes. Dans cette
longue suite d’incursions, les peuples barbares ou plutôt les essaims sortis
d’eux détruisaient ou étaient détruits ; tout dépendait des circonstances,
et, pendant qu’une grande nation était combattue ou arrêtée, une troupe
d’aventuriers qui trouvaient un pays ouvert y faisaient des ravages
effroyables. Les Goths, que le désavantage de leurs armes fit fuir devant
tant de nations, s’établirent en Italie, en Gaule et en Espagne. Les
Vandales, quittant l’Espagne par faiblesse, passèrent en Afrique, où ils
fondèrent un grand empire. Justinien ne put équiper contre les Vandales que
cinquante vaisseaux ; et, quand Bélisaire débarqua, il n’avait que cinq mille
soldats[8]. C’était une
entreprise bien hardie, et Léon, qui avait autrefois envoyé contre eux une
flotte composée de tous les vaisseaux de l’Orient, sur laquelle il avait cent
mille hommes, n’avait pas conquis l’Afrique et avait pensé perdre l’Empire. Ces grandes flottes, non plus que les grandes armées de
terre, n’ont guère jamais réussi. Comme elles épuisent un État si
l’expédition est longue, ou que quelque malheur leur arrive, elles ne peuvent
être secourues ni réparées ; si une partie se perd, ce qui reste n’est rien,
parce que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cavalerie,
l’infanterie, les munitions, enfin, les diverses parties dépendent du tout
ensemble. La lenteur de l’entreprise fait qu’on trouve toujours des ennemis
préparés. Outre qu’il est rare que l’expédition se fasse jamais dans une
saison commode, on tombe dans le temps des orages, tant de choses n’étant
presque jamais prêtes que quelques mois plus tard qu’on ne se l’était promis.
Bélisaire envahit l’Afrique, et ce qui lui servit beaucoup, c’est qu’il tira
de Sicile une grande quantité de provisions, en conséquence d’un traité fait
avec Amalasonte, reine des Goths. Lorsqu’il fut envoyé pour attaquer
l’Italie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de On peut trouver dans les qualités de ce grand homme[10] les principales
causes de ses succès. Avec un général qui avait toutes les maximes des
premiers Romains, il se forma une armée telle que les anciennes armées
romaines. Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinairement dans la
servitude ; mais le gouvernement tyrannique de Justinien ne put opprimer la
grandeur de cette âme, ni la supériorité de ce génie. L’eunuque Narsès fut
encore donné à ce règne pour le rendre illustre. Élevé dans le Palais, il
avait plus la confiance de l’Empereur : car les princes regardent toujours
leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets. Mais la mauvaise conduite
de Justinien, ses profusions, ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir,
de changer, de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne dur et
faible, devenu plus incommode par une longue vieillesse, furent des malheurs
réels, mêlés à des succès inutiles et une gloire vaine. Ces conquêtes, qui avaient pour cause, non la force de
l’Empire, mais de certaines circonstances particulières, perdirent tout :
pendant qu’on y occupait les armées, de nouveaux peuples passèrent le Danube,
désolèrent l’Illyrie, En Orient, on a de tout temps multiplié l’usage des
femmes, pour leur ôter l’ascendant prodigieux qu’elles ont sur nous dans ces
climats. Mais, à Constantinople, la loi d’une seule femme donna à ce sexe
l’empire ; ce qui mit quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement. Le
peuple de Constantinople était de tout temps divisé en deux factions : celle
des bleus et celle des verts. Elles tiraient leur origine de l’affection que
l’on prend dans les théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour
d’autres : dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers étaient
habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient habillés de bleu, et
chacun y prenait intérêt jusqu’à la fureur. Ces deux factions, répandues dans
toutes les villes de l’Empire, étaient plus ou moins furieuses à proportion
de la grandeur des villes, c’est-à-dire de l’oisiveté d’une grande partie du
peuple. Mais les divisions, toujours nécessaires dans un
gouvernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient être que fatales à
celui des Empereurs, parce qu’elles ne produisaient que le changement du
Souverain, et non le rétablissement des lois et la cessation des abus.
Justinien, qui favorisa les bleus et refusa toute justice aux verts[13], aigrit les deux
factions et, par conséquent, les fortifia. Elles allèrent jusqu’à anéantir
l’autorité des magistrats : les bleus ne craignaient point les lois, parce
que l’Empereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent de les
respecter, parce qu’elles ne pouvaient plus les défendre[14]. Tous les liens
d’amitié, de parenté, de devoir, de reconnaissance, furent ôtés : les
familles s’entre-détruisirent ; tout scélérat qui voulut faire un crime fut
de la faction des bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de celle
des verts. Un gouvernement si peu sensé était encore plus cruel :
l’Empereur, non content de faire à ses sujets une injustice générale en les
accablant d’impôts excessifs, les désolait par toutes sortes de tyrannies
dans leurs affaires particulières. Je ne serais point naturellement porté à
croire tout ce que Procope nous dit là-dessus dans son Histoire secrète,
parce que les éloges magnifiques qu’il a faits de ce prince dans ses autres
ouvrages affaiblissent son témoignage dans celui-ci, où il nous le dépeint
comme le plus stupide et le plus cruel des tyrans. Mais j’avoue que deux
choses font que je suis pour l’Histoire secrète : la première, c’est qu’elle
est mieux liée avec l’étonnante faiblesse où se trouva cet empire à la fin de
ce règne et dans les suivants. L’autre est un monument qui existe encore
parmi nous : ce sont les lois de cet empereur, où l’on voit, dans le cours de
quelques années, la jurisprudence varier davantage qu’elle n’a fait dans les
trois cents dernières années de notre monarchie. Ces variations sont la plupart sur des choses de si petite
importance[15]
qu’on ne voit aucune raison qui eût dû porter un législateur à les faire, à
moins qu’on n’explique ceci par l’Histoire secrète, et qu’on ne dise que ce
prince vendait également ses jugements et ses lois. Mais ce qui fit le plus
de tort à l’état politique du gouvernement fut le projet qu’il conçut de
réduire tous les hommes à une même opinion sur les matières de religion, dans
des circonstances qui rendaient son zèle entièrement indiscret. Comme les anciens
Romains fortifièrent leur empire en y laissant toute sorte de culte, dans la
suite on le réduisit à rien en coupant, l’une après l’autre, les sectes qui
ne dominaient pas. Ces sectes étaient des nations entières. Les unes, après
qu’elles avaient été conquises par les Romains, avaient conservé leur
ancienne religion, comme les Samaritains et les Juifs. Les autres s’étaient
répandues dans un pays, comme les sectateurs de Montan dans Procope nous apprend que, par la destruction des
Samaritains, |
[1] Procope, Guerre des Vandales, livre I, [M].
[2] Mariana, Histoire d’Espagne, Livre VI, chap. XIX, [M].
[3] Procope, Guerre des Vandales, livre II, [M].
[4] Du temps d’Honoric, [M].
[5] Histoire byzantine, dans l’Extrait des ambassades, [M].
[6] Voyez Procope, Guerre des Vandales, livre I ; et le même auteur, Guerre des Goths, livre I. Les archers goths étaient à pied : ils étaient peu instruits, [M].
[7] Un passage remarquable de Jornandès nous donne toutes ces différences : c’est à l’occasion de la bataille que les Gépides donnèrent l’assaut aux enfants d’Attila, [M].
[8] Procope, Guerre des Goths, livre II, [M].
[9] Justinien ne lui accorda que le triomphe de l’Afrique, [M].
[10] Voyez Suidas, à l’article Bélisaire, [M].
[11] Les deux empires se ravagèrent d’autant plus qu’on n’espérait pas conserver ce qu’on avait conquis, [M].
[12] L’impératrice Théodora, [M].
[13] Cette maladie était ancienne. Suétone dit que Caligula, attaché à la faction des verts, haïssait le peuple parce qu’il applaudissait à l’autre, [M].
[14] Pour prendre une idée de l’esprit de ces temps-là, il faut voir Théophanes, qui rapporte une longue conversation qu’il y a eu au théâtre entre les verts et l’empereur, [M].
[15] Voyez les Novelles de Justinien, [M].
[16] Livre IV, chap. X, [M].
[17] Auguste avait
établi neuf frontières ou marches : sous les empereurs suivants le nombre en
augmenta. Les barbares se montraient là où ils n’avaient point encore paru. Et
Dion, liv. LV, rapporte que de son temps, sous l’empire d’Alexandre, il y en
avait treize. On voit par la notice de l’empire, écrite depuis Arcadius et
Honorius, que dans le seul empire d’Orient il y en avait quinze. Le nombre en
augmenta toujours.
[18] Et des Anglais, [M].