Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Comme, dans le temps que l’Empire s’affaiblissait, la
religion chrétienne s’établissait, les chrétiens reprochaient aux païens
cette décadence, et ceux-ci en demandaient compte à Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre écrite aux
Empereurs au sujet de l’autel de Nous avons dit que, dans les premiers temps, la politique
des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur faisaient ombrage.
Dans la suite, ils n’y purent réussir. Il fallut souffrir qu’Attila soumît
toutes les nations du Nord : il s’étendit depuis le Danube jusqu’au Rhin, détruisit
tous les forts et tous les ouvrages qu’on avait faits sur ces fleuves, et
rendit les deux empires tributaires. Théodose, disait-il insolemment, est
fils d’un père très noble, aussi bien que moi. Mais, en me payant le tribut,
il est déchu de sa noblesse et est devenu mon esclave. Il n’est pas juste
qu’il dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant[5]. Il ne convient
pas à l’Empereur, disait-il dans une autre occasion, d’être menteur. Il a
promis à un de mes sujets de lui donner en mariage la fille de Saturnilus.
S’il ne veut pas tenir sa parole, je lui déclare la guerre ; s’il ne le peut
pas, et qu’il soit dans cet État qu’on ose lui désobéir, je marche à son
secours. Il ne faut pas croire que ce fût par modération qu’Attila
laissa subsister les Romains : il suivait les moeurs de sa nation, qui le
portaient à soumettre les peuples, et non pas à les conquérir. Ce prince,
dans sa maison de bois, où nous le représente Priscus[6], maître de toutes
les nations barbares et, en quelque façon[7] de presque toutes
celles qui étaient policées, était un des grands monarques dont l’histoire
ait jamais parlé. On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains d’Orient
et de ceux d’Occident, qui venaient recevoir ses lois ou implorer sa
clémence. Tantôt il demandait qu’on lui rendît les Huns transfuges ou les
esclaves romains qui s’étaient évadés ; tantôt il voulait qu’on lui livrât
quelque ministre de l’Empereur. Il avait mis sur l’empire d’Orient un tribut
de deux mille cent livres d’or ; il recevait les appointements de général des
armées romaines ; il envoyait à Constantinople ceux qu’il voulait
récompenser, afin qu’on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de
la frayeur des Romains. Il était craint de ses sujets, et il ne paraît pas
qu’il en fût haï[8].
Prodigieusement fier et, cependant, rusé ; ardent dans sa colère, mais
sachant pardonner ou différer la punition suivant qu’il convenait à ses
intérêts ; ne faisant jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez
d’avantages ; fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous sa dépendance
: il avait gardé pour lui seul l’ancienne simplicité des moeurs des Huns. Du
reste, on ne peut guère louer sur la bravoure le chef d’une nation où les
enfants entraient en fureur au récit des beaux faits d’armes de leurs pères,
et où les pères versaient des larmes parce qu’ils ne pouvaient pas imiter
leurs enfants. Après sa mort, toutes les nations barbares se redivisèrent.
Mais les Romains étaient si faibles qu’il n’y avait pas de si petit peuple qui
ne pût leur nuire. Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l’Empire,
ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si générale sous Gallus,
il sembla rétabli, parce qu’il n’avait point perdu de terrain. Mais il alla,
de degrés en degrés, de la décadence à sa chute, jusqu’à ce qu’il s’affaissât
tout à coup sous Arcadius et Honorius. En vain, on avait rechassé les
Barbares dans leur pays : ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en
sûreté leur butin. En vain, on les extermina : les villes n’étaient pas moins
saccagées ; les villages, brûlés ; les familles, tuées ou dispersées[9]. Lorsqu’une
province avait été ravagée, les Barbares qui succédaient, n’y trouvant plus
rien, devaient passer à une autre. On ne ravagea au commencement que Les Barbares, ayant passé le Danube, trouvaient à leur
gauche le Bosphore, Constantinople et toutes les forces de l’empire d’Orient
qui les arrêtaient. Cela faisait qu’ils se tournaient à main droite, du côté
de l’Illyrie, et se poussaient vers l’occident. Il se fit un reflux de
nations et un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de l’Asie
étant mieux gardés, tout refoulait vers l’Europe ; au lieu que, dans la
première invasion, sous Gallus, les forces des Barbares se partagèrent.
L’Empire ayant été réellement divisé, les Empereurs d’Orient, qui avaient des
alliances avec les Barbares, ne voulurent pas les rompre pour secourir ceux
d’Occident. Cette division dans l’administration, dit Priscus[14], fut très
préjudiciable aux affaires d’Occident. Ainsi les Romains d’Orient[15] refusèrent-ils à
ceux d’Occident une armée navale, à cause de leur alliance avec les Vandales.
Les Visigoths, ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident, et
Honorius fut obligé de s’enfuir à Ravenne[16]. Enfin, Zénon,
pour se défaire de Théodoric, le persuada d’aller attaquer l’Italie,
qu’Alaric avait déjà ravagée. II y avait une alliance très étroite entre Attila et
Genséric, roi des Vandales[17]. Ce dernier craignait
les Goths[18]
; il avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et, lui ayant
ensuite fait couper le nez, il l’avait renvoyée ; il s’unit donc avec Attila.
Les deux empires, comme enchaînés par ces deux princes, n’osaient se
secourir. La situation de celui d’Occident fut surtout déplorable : il
n’avait point de forces de mer ; elles étaient toutes en Orient[19], en Égypte,
Chypre, Phénicie, Ionie, Grèce, seuls pays où il y eut alors quelque
commerce. Les Vandales et d’autres peuples attaquaient partout les côtes
d’Occident ; il vint une ambassade des Italiens à Constantinople, dit Priscus[20], pour faire
savoir qu’il était impossible que les affaires se soutinssent sans une
réconciliation avec les Vandales. Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquèrent pas de
politique. Ils jugèrent qu’il fallait sauver l’Italie, qui était en quelque
façon la tête et en quelque façon le coeur de l’Empire. On fit passer les
Barbares aux extrémités, et on les y plaça. Le dessein était bien conçu ; il
fut bien exécuté. Ces nations ne demandaient que la subsistance : on leur
donnait les plaines ; on se réservait les pays montagneux, les passages des
rivières, les défilés, les places sur les grands fleuves : on gardait la
souveraineté. Il y a apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir
Romains, et la facilité avec laquelle ces destructeurs furent eux-mêmes
détruits par les Francs, par les Grecs, par les Maures, justifie assez cette
pensée. Tout ce système fut renversé par une révolution plus fatale que
toutes les autres. L’armée d’Italie, composée d’étrangers, exigea ce qu’on
avait accordé à des nations plus étrangères encore : elle forma, sous Odoacre,
une aristocratie, qui se donna le tiers des terres de l’Italie, et ce fut le
coup mortel porté à cet empire. Parmi tant de malheurs, on cherche avec une curiosité
triste le destin de la ville de Rome. Elle était, pour ainsi dire, sans
défense ; elle pouvait être aisément affamée ; l’étendue de ses murailles
faisait qu’il était très difficile de les garder ; comme elle était située
dans une plaine, on pouvait aisément la forcer : il n’y avait point de
ressource dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les Empereurs
furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer,
comme Venise l’est aujourd’hui. Le peuple romain, presque toujours abandonné
de ses souverains, commença à le devenir et à faire des traités pour sa
conservation[21]
: ce qui est le moyen le plus légitime d’acquérir la souveraine puissance.
C’est ainsi que l’Armorique et |
[1] Lactance, De
[2] Lettres de Symmaque, livre X, lett. LIV, [M].
[3] Du Gouvernement de Dieu, [M].
[4] De
[5] Histoire gothique, et Relation de l’ambassade écrite par Priscus. C’était Théodose le jeune, [M].
[6] Histoire gothique : Hæ sedes regis barbariem totam tenentis, hæc captis civitatibus habitacula præponebat. (Jornandès, de Rebus geticis.), [M].
[7] Il paraît, par
[8] Il faut consulter, sur le caractère de ce prince et les moeurs de sa cour, Jornandès et Priscus, [M].
[9] C’était une nation
bien destructive que celle des Goths : ils avaient détruit tous les laboureurs
dans
[10] Voyez, dans les Chroniques recueillies par André du Chesne, l’état de cette province vers la fin du neuvième et le commencement du dixième siècle. (Scrip. Norm. hist. veteres.), [M]
[11] Les Goths, comme
nous l’avons dit, ne cultivaient point la terre. Les Vandales les appelaient
Trulles, du nom d’une petite mesure, parce que dans une famine ils leur
vendirent fort cher une pareille mesure de blé. (Olympiodore, dans
[12] On voit, dans l’Histoire de Priscus, qu’il y avait des marchés établis par les traités sur les bords du Danube
[13] Quand les Goths envoyèrent prier Zénon de recevoir dans son alliance Theudéric, fils de Triarius, aux conditions qu’il avait accordées à Theudéric, fils de Balamer, le sénat consulté répondit que les revenus de l’état n’étaient pas suffisants pour nourrir deux peuples goths, et qu’il fallait choisir l’amitié de l’un des deux. (Histoire de Malchus dans l’Extrait des ambassades.), [M].
[14] Priscus, livre II, [M].
[15] Priscus, livre II, [M].
[16] Procope, Guerre des Vandales, [M].
[17] Priscus, livre II, [M].
[18] Voyez Jornandès, de Rebus geticis, cap. XXXVI, [M].
[19] Cela parut surtout dans la guerre de Constantin et de Licinius, [M].
[20] Priscus, livre II, [M].
[21] Du temps d’Honorius, Alaric, qui assiégeait Rome, obligea cette ville à prendre son alliance même contre l’empereur, qui ne put s’y opposer. (Procope, Guerre des Goths, livre I.) Voyez Zosime, livre VI, [M].
[22] Zosime, livre VI, [M].