Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Quelquefois la lâcheté des Empereurs, souvent, la
faiblesse de l’Empire, firent que l’on chercha à apaiser par de l’argent les
peuples qui menaçaient d’envahir[1]. Mais la paix ne
peut point s’acheter, parce que celui qui l’a vendue n’en est que plus en état
de la faire, acheter encore. II vaut mieux courir le risque de faire une
guerre malheureuse que de donner de l’argent pour avoir la paix : car on
respecte toujours un prince lorsqu’on sait qu’on ne le vaincra qu’après une
longue résistance. D’ailleurs, ces sortes de gratifications se changeaient en
tributs et, libres au commencement, devenaient nécessaires ; elles furent
regardées comme des droits acquis, et, lorsqu’un empereur les refusa à
quelques peuples ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis.
Entre mille exemples, l’armée que Julien mena contre les Perses fut
poursuivie dans sa retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut
accoutumé[2] ; et, d’abord
après, sous l’empire de Valentinien, les Allemands, à qui on avait offert des
présents moins considérables qu’à l’ordinaire, s’en indignèrent, et ces
peuples du Nord, déjà gouvernés par le point d’honneur, se vengèrent de cette
insulte prétendue par une cruelle guerre. Toutes ces nations[3] qui entouraient
l’Empire en Europe et en Asie absorbèrent peu à peu les richesses des
Romains, et, comme ils s’étaient agrandis parce que l’or et l’argent de tous les
rois était porté chez eux[4], ils
s’affaiblirent parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres. Les fautes que font les hommes d’État ne sont pas toujours
libres : souvent ce sont des suites nécessaires de la situation où l’on est,
et les inconvénients ont fait naître les inconvénients. La milice, comme on a
déjà vu, était devenue très à charge à l’État. Les soldats avaient trois
sortes d’avantages : la paye ordinaire, la récompense après le service, et
les libéralités d’accident, qui devenaient très souvent des droits pour des
gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs mains. L’impuissance où
l’on se trouva de payer ces charges fit que l’on prit une milice moins chère.
On fit des traités avec des nations barbares, qui n’avaient ni le luxe des
soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes prétentions. Il y avait une autre commodité à cela : comme les Barbares
tombaient tout à coup sur un pays, n’y ayant point chez eux de préparatifs
après la résolution de partir, il était difficile de faire des levées à temps
dans les provinces. On prenait donc un autre corps de Barbares, toujours prêt
à recevoir de l’argent, à piller et à se battre. On était servi pour le
moment ; mais, dans la suite, on avait autant de peine à réduire les
auxiliaires que les ennemis. Les premiers Romains[5] ne mettaient
point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de
romaines, et, quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne
voulaient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux qu’eux-mêmes.
Mais, dans les derniers temps, non seulement ils n’observèrent pas cette
proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats
barbares les corps de troupes nationales. Ainsi ils établissaient des usages
tout contraires à ceux qui les avaient rendus maîtres de tout, et, comme
autrefois leur politique constante fut de se réserver l’art militaire et d’en
priver tous leurs voisins, ils le détruisaient pour lors chez eux et
l’établissaient chez les autres. Voici en un mot l’histoire des Romains : ils vainquirent
tous les peuples par leurs maximes ; mais, lorsqu’ils y furent parvenus, leur
République ne put subsister, il fallut changer de gouvernement, et des
maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau,
firent tomber leur grandeur. Ce n’est pas La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains :
elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très souvent moins ;
et, ce qu’il y a d’extraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous,
qui avons tant de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les
Romains furent dans la décadence, ils n’eurent presque plus que de la
cavalerie. Il me semble que, plus une nation se rend savante dans l’art
militaire, plus elle agit par son infanterie, et que, moins elle le connaît,
plus elle multiplie sa cavalerie. C’est que, sans la discipline,
l’infanterie, pesante ou légère, n’est rien ; au lieu que la cavalerie va toujours,
dans son désordre même[7]. L’action de
celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc ; celle de l’autre,
dans sa résistance et une certaine immobilité : c’est plutôt une réaction
qu’une action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée ; l’infanterie
agit plus longtemps ; mais il faut de la discipline pour qu’elle puisse agir
longtemps. Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non
seulement par l’art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse,
leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous
les Empereurs, toutes ces vertus s’évanouirent, l’art militaire leur resta,
avec lequel, malgré la faiblesse de la tyrannie de leurs princes, ils
conservèrent ce qu’ils avaient acquis. Mais, lorsque la corruption se mit
dans la milice même, ils devinrent la proie de tous les peuples. Un empire
fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes. Mais, comme,
lorsqu’un État est dans le trouble, on n’imagine pas comment il peut en
sortir, de même, lorsqu’il est en paix et qu’on respecte sa puissance, il ne
vient point dans l’esprit comment cela peut changer ; il néglige donc la
milice, dont il croit n’avoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent
même il cherche à l’affaiblir. C’était une règle inviolable des premiers
Romains que quiconque avait abandonné son poste ou laissé ses armes dans le
combat était puni de mort. Julien et Valentinien avaient, à cet égard, établi
les anciennes peines. Mais les Barbares pris à la solde des Romains,
accoutumés à faire la guerre comme la font aujourd’hui les Tartares, à fuir
pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l’honneur[8], étaient
incapables d’une pareille discipline. Telle était la discipline des premiers Romains qu’on y
avait vu des généraux condamner à mourir leurs enfants pour avoir, sans leur
ordre, gagné la victoire. Mais, quand ils furent mêlés parmi les Barbares,
ils y contractèrent un esprit d’indépendance qui faisait le caractère de ces
nations, et, si l’on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra
un général presque toujours désobéi par ses officiers. Sylla et Sertorius, dans
la fureur des guerres civiles, aimaient mieux périr que de faire quelque
chose dont Mithridate pût tirer avantage. Mais, dans les temps qui suivirent,
dès qu’un ministre ou quelque grand crut qu’il importait à son avarice, à sa
vengeance, à son ambition, de faire entrer les Barbares dans l’Empire, il le
leur donna d’abord à ravager[9]. Il n’y a point
d’État où l’on ait plus besoin de tributs que dans ceux qui s’affaiblissent ;
de sorte que l’on est obligé d’augmenter les charges à mesure que l’on est
moins en état de les porter. Bientôt, dans les provinces romaines, les
tributs devinrent intolérables. Il faut lire dans Salvien les horribles exactions que l’on faisait sur les peuples[10]. Les citoyens, poursuivis par les traitants, n’avaient d’autre ressource que de se réfugier chez les Barbares ou de donner leur liberté au premier qui la voulait prendre. Ceci servira à expliquer dans notre histoire française cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devait établir cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les Barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, c’est-à-dire du champ auquel ils étaient attachés, n’introduisirent guère rien qui n’eût été plus cruellement exercé avant eux[11]. |
[1] On donna d’abord tout aux soldats ; ensuite on donna tout aux ennemis, [M].
[2] Ammien Marcellin, livre XXV, [M].
[3] Ammien Marcellin, livre XXVI, [M].
[4] Vous voulez des richesses, disait un empereur à son armée qui murmurait : voilà le pays des Perses, allons en chercher. Croyez-moi, de tant de trésors que possédait la république romaine, il ne reste plus rien ; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes détruites, nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d’autres biens que ceux de l’âme n’a pas honte d’avouer une pauvreté honnête. (Ammien Marcellin, liv. XXIV), [M].
[5] C’est une observation de Végèce ; et il paraît par Tite-Live que, si le nombre des auxiliaires excéda quelquefois, ce fut de bien peu, [M].
[6] De Re militari, cap. XX, [M].
[7] La cavalerie
tartare, sans observer aucune de nos maximes militaires, a fait dans tous les
temps de grandes choses. Voyez les relations, et surtout celle de la dernière
conquête de
[8] Ils ne voulaient pas s’assujettir aux travaux des soldats romains. Voyez Ammien Marcellin, livre XVIII, qui dit, comme une chose extraordinaire, qu’ils s’y soumirent en une occasion, pour plaire à Julien, qui voulait mettre des places en état de défense, [M].
[9] Cela n’était pas étonnant dans ce mélange avec des nations qui avaient été errantes, qui ne connaissaient point de patrie, et où souvent des corps entiers de troupes se joignaient à l’ennemi qui les avait vaincus contre leur nation même. Voyez dans Procope ce que c’était que les Goths sous Vitigès, [M].
[10] Voyez tout le livre V de Gubernatione Dei ; voyez aussi dans l’ambassade écrite par Priscus le discours d’un Romain établi parmi les Huns, sur sa félicité dans ce pays-là, [M].
[11] Voyez encore Salvien, livre V ; et les lois du Code et du Digeste là-dessus, [M].