Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu’il n’y
avait jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître. Ces deux
choses sont assez liées : car la même disposition d’esprit qui fait qu’on a
été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande fait
qu’on ne l’est pas moins lorsque l’on vient à commander soi-même. Caligula
rétablit les comices[1], que Tibère avait
ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu’il avait établi. Par
où l’on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est
souvent comme la fin de celui des bons ; parce que, par un esprit de
contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire
ce que les autres font par vertu, et c’est à cet esprit de contradiction que
nous devons bien de bons règlements, et bien des mauvais aussi. Qu’y
gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations des crimes de lèse-majesté, mais il
faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient, et ce n’était
pas à quelques sénateurs qu’il en voulait : il tenait le glaive suspendu sur
le Sénat, qu’il menaçait d’exterminer tout entier. Cette épouvantable tyrannie des Empereurs venait de
l’esprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un
gouvernement arbitraire, et qu’il n’y eut presque point d’intervalle chez eux
entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des
moeurs douces ; l’humeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils
avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même
plan. Sylla entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant
dans Athènes : il exerça le même droit des gens. Pour les États qui n’ont été
soumis qu’insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore
gouvernés par les moeurs. La vue continuelle des combats des gladiateurs
rendait les Romains extrêmement féroces : on remarqua que Claude devint plus
porté à répandre le sang à force de voir ces sortes de spectacles. L’exemple
de cet empereur, qui était d’un naturel doux, et qui fit tant de cruautés,
fait bien voir que l’éducation de son temps était différente de la nôtre. Les Romains, accoutumés à se jouer de Le peuple de Rome, ce que l’on appelait plebs, ne haïssait
pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu’il avait perdu l’empire, et qu’il
n’était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les
peuples ; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux
seuls esclaves, et les distributions de blé qu’il recevait lui faisaient
négliger les terres ; on l’avait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand
il n’eut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses
vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or
Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de
leur folie même : car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et
contribuaient de tout leur pouvoir, et même de leur personne, à ses plaisirs
; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l’Empire, et, quand elles
étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes
familles, il jouissait des fruits de la tyrannie, et il en jouissait
purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes
haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient qu’ils n’en étaient
pas approuvés[4].
Indignés de la contradiction ou du silence d’un citoyen austère, enivrés des
applaudissements de la populace, ils parvenaient à s’imaginer que leur
gouvernement faisait la félicité publique, et qu’il n’y avait que des gens
malintentionnés qui pussent le censurer.
[5] Caligula était un
vrai sophiste dans sa cruauté. Comme il descendait également d’Antoine et
d’Auguste, il disait qu’il punirait les consuls s’ils célébraient le jour de
réjouissance établi en mémoire de la victoire d’Actium, et qu’il les punirait
s’ils ne le célébraient pas. Et, Drusille, à qui il accorda des honneurs
divins, étant morte, c’était un crime de la pleurer, parce qu’elle était
déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu’elle était sa soeur. C’est ici
qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans
l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de
peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de
politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage ! Ce projet
d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi
aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce
Sénat n’avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le
plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens et
s’exterminer par ses propres arrêts ? On n’élève donc sa puissance que pour
la voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir
que pour le voir tomber, contre eux-mêmes, dans de plus heureuses mains ? Caligula ayant été tué, le Sénat s’assembla pour établir
une forme de gouvernement. Dans le temps qu’il délibérait, quelques soldats
entrèrent dans le palais pour piller ; ils trouvèrent, dans un lieu obscur,
un homme tremblant de peur ; c’était Claude : ils le saluèrent Empereur.
Claude acheva de perdre les anciens ordres en donnant à ses officiers le
droit de rendre la justice[6]. Les guerres de
Marius et de Sylla ne se faisaient principalement que pour savoir qui aurait
ce droit, des sénateurs ou des chevaliers[7]. Une fantaisie
d’un imbécile l’ôta aux uns et aux autres : étrange succès d’une dispute qui
avait mis en combustion tout l’univers ! Il n’y a point d’autorité plus
absolue que celle du prince qui succède à la république : car il se trouve
avoir toute la puissance du peuple, qui n’avait pu se limiter lui-même. Aussi
voyons-nous aujourd’hui les rois de Danemark exercer le pouvoir le plus
arbitraire qu’il y ait en Europe. Le peuple ne fut pas moins avili que le Sénat et les
chevaliers. Nous avons vu que, jusqu’au temps des Empereurs, il avait été si
belliqueux que les armées qu’on levait dans la ville se disciplinaient
sur-le-champ et allaient droit à l’ennemi. Dans les guerres civiles de
Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux et pleine de
bourgeois timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait
s’en approcher. La condition des empereurs n’était pas meilleure. Comme ce
n’était pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d’en élire un,
c’était assez que quelqu’un fût élu par une armée pour devenir désagréable
aux autres, qui lui nommaient d’abord un compétiteur. Ainsi, comme la
grandeur de Les soldats avaient été attachés à la famille de César,
qui était garante de tous les avantages que leur aurait procurés la
révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes
exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de
Néron, périt elle-même. La puissance civile, qu’on avait sans cesse abattue,
se trouva hors d’état de contrebalancer la militaire : chaque armée voulut
faire un empereur. Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner,
quel parti ne tira-t-il pas du Sénat[8] ? Il apprit que
les armées d’Illyrie et de Germanie s’étaient soulevées : il leur accorda
quelques demandes, et il soutint que c’était au Sénat à juger des autres[9] ; il leur envoya
des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent
encore respecter l’autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment,
dans une armée romaine, les enfants de l’Empereur et les envoyés du Sénat
romain couraient risque de la vie[10], ils purent se
repentir et aller jusqu’à se punir eux-mêmes[11]. Mais, quand le
Sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha personne. En vain Othon
harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du Sénat[12] ; en vain
Vitellius envoie-t-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec
Vespasien[13]
: on ne rend point dans un moment aux ordres de l’État le respect qui leur a
été ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les
plus lâches esclaves d’un maître qu’elles avaient déjà réprouvé. C’était une ancienne coutume des Romains que celui qui
triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c’était peu de
chose[14]. Dans les
guerres civiles, on augmenta ces dons[15]. On les faisait autrefois
de l’argent pris sur les ennemis ; dans ces temps malheureux, on donna celui
des citoyens, et les soldats voulaient un partage là où il n’y avait pas de
butin. Ces distributions n’avaient lieu qu’après une guerre ; Néron les fit
pendant la paix ; les soldats s’y accoutumèrent, et ils frémirent contre
Galba, qui leur disait avec courage qu’il ne savait pas les acheter, mais
qu’il savait les choisir. Galba, Othon[16], Vitellius, ne
firent que passer. Vespasien fut élu comme eux par les soldats. Il ne songea,
dans tout le cours de son règne, qu’à rétablir l’empire, qui avait été
successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux,
souvent imbéciles et, pour comble de malheur, prodigues jusqu’à la folie. Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain.
Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel ou, du moins, plus
implacable que ceux qui l’avaient précédé, parce qu’il était plus timide. Ses
affranchis les plus chers et, à ce que quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant
qu’il était aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et qu’il ne
mettait aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations, s’en défirent.
Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur et choisirent
Nerva, vénérable vieillard. Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont
l’histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d’être né sous son règne : il
n’y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand
homme d’État, grand capitaine, ayant un coeur bon, qui le portait au bien, un
esprit éclairé, qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle,
avec toutes les vertus, n’étant extrême sur aucune, enfin, l’homme le plus
propre à honorer la nature humaine et représenter la divine. Il exécuta le projet de César et fit avec succès la guerre
aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise où les dangers
étaient toujours présents, et les ressources, éloignées, où il fallait
absolument vaincre, et où il n’était pas sûr de ne pas périr après avoir
vaincu. La difficulté consistait et dans la situation des deux empires et
dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le chemin de
l’Arménie, vers les sources du Tigre et de l’Euphrate ? On trouvait un pays
montueux et difficile, où l’on ne pouvait mener de convois, de façon que
l’armée était demi ruinée avant d’arriver en Médie[17]. Entrait-on plus
bas vers le Les Parthes n’avaient point d’infanterie ; mais une
cavalerie admirable : ils combattaient de loin et hors de la portée des armes
romaines ; le javelot pouvait rarement les atteindre ; leurs armes étaient
l’arc et des flèches redoutables. Ils assiégeaient une armée plutôt qu’ils ne
la combattaient. Inutilement poursuivis, parce que, chez eux, fuir c’était
combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure qu’on approchait, et ne
laissaient dans les places que les garnisons, et, lorsqu’on les avait prises,
on était obligé de les détruire. Ils brûlaient avec art tout le pays autour
de l’armée ennemie et lui ôtaient jusqu'à l’herbe même. Enfin, ils faisaient
à peu près la guerre comme on la fait encore aujourd’hui sur les mêmes
frontières. D’ailleurs, les légions d’Illyrie et de Germanie, qu’on
transportait dans cette guerre, n’y étaient pas propres[18] : les soldats,
accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssaient presque tous.
Ainsi, ce qu’aucune nation n’avait pas encore fait, d’éviter le joug des
Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais comme
inaccessible. Adrien abandonna les conquêtes de Trajan[19] et borna
l’Empire à l’Euphrate ; et il est admirable qu’après tant de guerres les
Romains n’eussent perdu que ce qu’ils avaient voulu quitter, comme la mer,
qui n’est moins étendue que lorsqu’elle se retire d’elle-même. La conduite d’Adrien causa beaucoup de murmures on lisait
dans les livres sacrés des Romains que, lorsque Tarquin voulut bâtir le
Capitole, il trouva que la place la plus convenable était occupée par les
statues de beaucoup d’autres divinités. Il s’enquit, par la science qu’il
avait dans les augures, si elles voudraient céder leur place à Jupiter.
Toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de |
[1] Il les ôta dans la suite, [M].
[2] Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des maîtres, [M].
[3] Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Portugal : lorsqu’il se révolta, on félicité le roi d’Espagne de la riche confiscation qu’il allait avoir, [M].
[4] Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comme il était glorieux d’y vaincre ; les Romains n’avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu’un grand personnage descendît lui-même sur l’arène, ou montât sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s’y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec les gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris ? Il y parut pourtant des empereurs ; et cette folie qui montrait en eux le plus grand dérèglement du coeur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui était honnête, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie, [M].
[5] [Passage supprimé : Lorsqu’un empereur fit voir sa force et son adresse, comme quand Commode tua devant le peuple tant de bêtes à coups de traits, avec une facilité si singulière, il devait s’attirer l’admiration du peuple et des soldats, parce que l’adresse et la force étaient des qualités nécessaires pour l’art militaire de ces temps-là. (Édition de 1734.)]
[6] Auguste avait établi les procurateurs, mais ils n’avaient point de juridiction ; et quand on ne leur obéissait pas, il fallait qu’ils recourussent à l’autorité du gouverneur de la province ou du préteur. Mais, sous Claude, ils eurent la juridiction ordinaire, comme lieutenant de la province ; ils jugèrent encore des affaires fiscales : ce qui mit les fortunes de tout le monde entre leurs mains, [M].
[7] Voyez Tacite, Annales, livre XII, [M].
[8] Tacite, Annales, livre I, [M].
[9] Cætera senatui servanda. (Tacite, Annales, livre I), [M].
[10] Voyez la harangue de Germanicus. (Tacite, Annales, livre I), [M].
[11] Gaudebat cædibus miles, quasi semet absolveret. (Tacite, Annales, livre I) — On révoqua dans la suite les privilèges extorqués. (Ibid.), [M].
[12] Tacite, Histoires, livre I, [M].
[13] Tacite, Histoires, livre III, [M].
[14] Voyez dans Tite-Live, les sommes distribuées dans divers triomphes. L’esprit des capitaines était de porter beaucoup d’argent dans le trésor public, et d’en donner peu aux soldats, [M].
[15] Paul-Émile, dans un temps où la grandeur des conquêtes avait fait augmenter les libéralités, ne distribua que cent deniers à chaque soldat ; mais César en donna deux mille ; et son exemple fut suivi par Antoine et Octave, par Brutus et Cassius. Voyez Dion et Appien, [M].
[16] Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt. (Tacite, Histoires, livre I), [M].
[17] Le pays ne fournissait pas assez d’assez grands arbres pour faire des machines pour assiéger les places. (Plutarque, Vie d’Antoine), [M].
[18] Voyez Hérodien, Vie d’Alexandre, [M].
[19] Voyez Eutrope.
[20] Saint Augustin, de