Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les
digues qu’on lui oppose, et, enfin, les renverser dans un moment et couvrir
les campagnes qu’elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous
Auguste agit insensiblement et renversa sous Tibère avec violence. II y avait
une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le
peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et l’appliqua, non pas aux cas
pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou
ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le
cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce
qui se dit dans ces épanchements de coeur que la conversation produit entre
deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de
liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans
les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant
partout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une
imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans l’esprit
des peuples le bonheur des temps précédents. Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on
exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va,
pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils
s’étaient sauvés. Et, comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué
d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à
condamner autant de gens qu’il en put soupçonner. Du temps de Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de
servitude qui régnait pour lors dans le Sénat. Après que César eut vaincu le
parti de Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses
des principaux Romains étaient immenses, quelles que fussent les voies qu’ils
employaient pour les acquérir. Elles furent presque toutes ôtées sous les
Empereurs : les sénateurs n’avaient plus ces grands clients qui les comblaient
de biens[1] ; on ne pouvait
guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses
procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourd’hui nos intendants, y
furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les
dépenses subsistaient toujours, le train de vie était pris, et on ne pouvait
plus le soutenir que par la faveur de l’Empereur. Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire des lois
et celle de juger les crimes publics ; mais il lui avait laissé ou, du moins,
avait paru lui laisser celle d’élire les magistrats. Tibère, qui craignait
les assemblées d’un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilège et le
donna au Sénat, c’est-à-dire à lui-même[2] : or on ne
saurait croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l’âme des
Grands. Lorsque le peuple disposait des dignités, les magistrats qui les
briguaient faisaient bien des bassesses ; mais elles étaient jointes à une
certaine magnificence qui les cachait, soit qu’ils donnassent des jeux ou de
certains repas au peuple, soit qu’ils lui distribuassent de l’argent ou des
grains. Quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble,
parce qu’il convient toujours à un grand homme d’obtenir par des libéralités
la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eut plus rien à donner, et que
le prince, au nom du Sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on
les obtint par des voies indignes : la flatterie, l’infamie, les crimes,
furent des arts nécessaires pour y parvenir. Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le
Sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce
corps à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus. Mais
il était comme la plupart des hommes : il voulait des choses contradictoires
; sa politique générale n’était point d’accord avec ses passions
particulières. Il aurait désiré un sénat libre et capable de faire respecter
son gouvernement ; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les
moments ses craintes, ses jalousies, ses haines ; enfin, l’homme d’État
cédait continuellement à l’homme. Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des
patriciens qu’il aurait des magistrats de son corps, qui le défendraient
contre les insultes et les injustices qu’on pourrait lui faire. Afin qu’ils
fussent en état d’exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables,
et on ordonna que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par parole,
serait sur-le-champ puni de mort. Or, les Empereurs étant revêtus de la
puissance des tribuns, ils en obtinrent les privilèges, et c’est sur ce
fondement qu’on fit mourir tant de gens, que les délateurs purent enfin faire
leur métier tout à leur aise, et que l’accusation de lèse-majesté, ce crime,
dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce
qu’on voulut. Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres
d’accusation n’étaient pas si ridicules qu’ils nous paraissent aujourd’hui,
et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu
avec sa maison la statue de l’Empereur, que Domitien eût fait condamner à
mort une femme pour s’être déshabillée devant son image, et un citoyen parce
qu’il avait la description de toute la terre peinte sur les murailles de sa
chambre, si ces actions n’avaient réveillé dans l’esprit des Romains que
l’idée qu’elles nous donnent à présent. Je crois qu’une partie de cela est
fondée sur ce que, Rome ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît
pas de conséquence pouvait l’être pour lors. J’en juge par ce que nous voyons
aujourd’hui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où
il est défendu de boire à la santé d’une certaine personne. Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le
génie du peuple romain. II s’était si fort accoutumé à obéir et à faire toute
sa félicité de la différence de ses maîtres qu’après la mort de Germanicus il
donna des marques de deuil, de regret et de désespoir que l’on ne trouve plus
parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique[3], si grande, si
longue, si peu modérée ; et cela n’était point joué : car le corps entier du
peuple n’affecte, ne flatte, ni ne dissimule. Le peuple romain, qui n’avait plus de part au
gouvernement, composé presque d’affranchis ou de gens sans industrie, qui
vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il
s’affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le
sentiment de leur faiblesse : il était mal ; il plaça ses craintes et ses
espérances sur la personne de Germanicus, et, cet objet lui étant enlevé, il
tomba dans le désespoir. Il n’y a point de gens qui craignent si fort les
malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui
devraient dire avec Andromaque : Plût à Dieu que je craignisse ! Il y a
aujourd’hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d’herbes et
n’ont pour tout bien que la moitié d’un habit de toile. Ces gens-là, les plus
malheureux de |
[1] [Note supprimée : Les grands de Rome étaient déjà pauvres du temps d’Auguste ; on ne voulait plus être édile ni tribun du peuple ; beaucoup même ne se souciaient pas d’êtres sénateurs. (Édition de 1734).]
[2] Tacite, Annales, livre I ; Dion, livre LIV, [M]. — [Caligula rétablit les comices, et les ôta ensuite. (Édition de 1734).]
[3] Voyez Tacite, [M].