Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Sextus Pompée tenait Je crois qu’Octave est le seul de tous les capitaines
romains qui ait gagné l’affection des soldats en leur donnant sans cesse des
marques d’une lâcheté naturelle. Dans ces temps-là, les soldats faisaient
plus de cas de la libéralité de leur général que de son courage. Peut-être
même que ce fut un bonheur pour lui de n’avoir point eu cette valeur qui peut
donner l’empire, et que cela même l’y porta : on le craignit moins. Il n’est
pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles
qui le servirent le mieux : s’il avait d’abord montré une grande âme, tout le
monde se serait méfié de lui, et, s’il eût eu de la hardiesse, il n’aurait
pas donné à Antoine le temps de faire toutes les extravagances qui le
perdirent. Antoine, se préparant contre Octave, jura à ses soldats
que, deux mois après sa victoire, il rétablirait Ce qu’il y a de surprenant dans ces guerres, c’est qu’une
bataille décidait presque toujours l’affaire, et qu’une défaite ne se
réparait pas. Les soldats romains n’avaient point proprement d’esprit de
parti : ils ne combattaient point pour une certaine chose, mais pour une
certaine personne ; ils ne connaissaient que leur chef, qui les engageait par
des espérances immenses ; mais, le chef battu n’étant plus en état de remplir
ses promesses, ils se tournaient d’un autre côté. Les provinces n’entraient
point non plus sincèrement dans la querelle : car il leur importait fort peu
qui eût le dessus, du Sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu’un des chefs était
battu, elles se donnaient à l’autre[3] ; car il fallait
que chaque ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui, ayant des
promesses immenses à tenir aux soldats, devait leur sacrifier les pays les
plus coupables. Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles :
les unes avaient pour prétexte la religion, et elles ont duré, parce que le
motif subsistait après la victoire ; les autres n’avaient pas proprement de
motif, mais étaient excitées par la légèreté ou l’ambition de quelques
grands, et elles étaient d’abord étouffées. Auguste (c’est le nom que la
flatterie donna à Octave) établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable[4] ; car, dans un
État libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce
qui peut fonder l’autorité sans bornes d’un seul, et on nomme trouble,
dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête
liberté des sujets. Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux avaient
travaillé à mettre une espèce d’anarchie dans Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait
les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des citoyens ; c’est
pour cela qu’il ménagea les premiers et fut si cruel aux autres. Lorsqu’il
fut en paix, il craignit les conjurations, et, ayant toujours devant les yeux
le destin de César, pour éviter son sort, il songea à s’éloigner de sa
conduite. Voilà la clef de toute la vie d’Auguste. Il porta dans le Sénat une
cuirasse sous sa robe, il refusa le nom de Dictateur, et, au lieu que César
disait insolemment que On a mis en question si Auguste avait eu véritablement le
dessein de se démettre de l’empire. Mais qui ne voit que, s’il l’eût voulu,
il était impossible qu’il n’y eût réussi ? Ce qui fait voir que c’était un
jeu, c’est qu’il demanda tous les dix ans qu’on le soulageât de ce poids, et
qu’il le porta toujours. C’étaient de petites finesses pour se faire encore
donner ce qu’il ne croyait pas avoir assez acquis. Je me détermine par toute
la vie d’Auguste, et, quoique les hommes soient fort bizarres, cependant il
arrive très rarement qu’ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont
réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions d’Auguste, tous ses
règlements, tendaient visiblement à l’établissement de la monarchie. Sylla se
défait de la dictature ; mais, dans toute la vie de Sylla, au milieu de ses
violences, on voit un esprit républicain : tous ses règlements, quoique
tyranniquement exécutés, tendent toujours à une certaine forme de république.
Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste,
rusé tyran[7],
les conduit doucement à la servitude. Pendant que, sous Sylla, Comme, du temps de Ces trois choses étaient très bien liées ensemble dès
qu’il n’y avait plus de guerres, il ne fallait plus de bourgeoisie nouvelle,
ni d’affranchissements. Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait
qu’elle réparât continuellement ses habitants. Dans les commencements, on y
mena une partie du peuple de la ville vaincue ; dans la suite, plusieurs
citoyens des villes voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage,
et ils s’y établirent en si grand nombre que, sur les plaintes des alliés, on
fut souvent obligé de les leur renvoyer ; enfin, on y arriva en foule des
provinces. Les lois favorisèrent les mariages et même les rendirent
nécessaires. Rome fit, dans toutes ses guerres, un nombre d’esclaves
prodigieux, et, lorsque ses citoyens furent comblés de richesses, ils en
achetèrent de toutes parts ; mais ils les affranchirent sans nombre, par
générosité, par avarice, par faiblesse[14] : les uns
voulaient récompenser des esclaves fidèles ; les autres voulaient recevoir en
leur nom le blé que Le nombre du petit peuple, presque tout composé
d’affranchis ou de fils d’affranchis, devenant incommode, on en fit des
colonies, par le moyen desquelles on s’assura de la fidélité des provinces.
C’était une circulation des hommes de tout l’univers : Rome les recevait
esclaves et les renvoyait Romains. Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les
élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une garnison ; il
rendit les corps des légions éternels, les plaça sur les frontières, et
établit des fonds particuliers pour les payer ; enfin, il ordonna que les
vétérans recevraient leur récompense en argent, et non pas en terres[16]. II résultait
plusieurs mauvais effets de cette distribution des terres que l’on faisait
depuis Sylla : la propriété des biens des citoyens était rendue incertaine.
Si on ne menait pas dans un même lieu les soldats d’une cohorte, ils se
dégoûtaient de leur établissement, laissaient les terres incultes, et
devenaient de dangereux citoyens[17] : mais, si on
les distribuait par légions, les ambitieux pouvaient trouver, contre |
[1] L’abbé de Saint-Réal, [M].
[2] Voyez Dion, livre LI, [M].
[3] Il n’y avait point de garnisons dans les villes pour les contenir ; et les Romains n’avaient eu besoin d’assurer leur empire que par des armées ou des colonies, [M].
[4] La plupart des ambitieux qui s’élèvent prennent de nouveaux titres pour autoriser un nouveau pouvoir. Mais Auguste voulut cacher une puissance nouvelle sous des noms connus et des dignités ordinaires : il se fit appeler empereur, pour conserver son autorité sur les légions ; se fit créer tribun, pour disposer du peuple ; et prince, pour le gouverner. (Saint-Évremond).
[5] Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atticus, [M].
[6] César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu’il y eût eu aucune délibération du sénat ni aucun décret du peuple. Voyez Dion, [M].
[7] J’emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains, qui donnaient ce nom à tous ceux qui avaient renversé la démocratie, [M]. — [Car d’ailleurs, depuis la loi du peuple, Auguste était devenu prince légitime : Lege regia quæ de ejus imperio lata est populus ei et in eum omne imperium transtulit. (Institutes, livre I), Édition de 1734.]
[8] On ne donna plus aux particuliers que les ornements triomphaux, (Dion, in Aug.), [M].
[9] Les Romains ayant changé de gouvernement, sans avoir été envahi, les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouvernement, dont la forme même resta à peu près, [M].
[10] Dion, in Aug., livre LIV, dit qu’Agrippa négligea par modestie de rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bosphore, et refusa même le triomphe ; et que depuis lui personne de ses pareils ne triompha ; mais c’était une grâce qu’Auguste voulait faire à Agrippa, et qu’Antoine ne fit point à Ventidius la première fois qu’il vainquit les Parthes, [M].
[11] Suétone, in August., [M].
[12] Suétone, in August. Voyez les Institutes, livre I, [M].
[13] Dion, in August., [M].
[14] Denys d’Halicarnasse, livre IV, [M].
[15] Voyez Tacite, Annales, livre XIII, late fusum id corpus, etc., [M].
[16] Il régla que les soldats prétoriens auraient cinq mille drachmes : deux après seize ans de service, et les autres trois mille drachmes après vingt ans. (Dion, in Aug.), [M].
[17] Voyez Tacite, Annales, livre XIV, sur les soldats menés à Tarente et à Antium, [M].