Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Il était tellement impossible que César, avant sa mort, se préparant à son expédition contre
les Parthes, avait nommé des magistrats pour plusieurs années, afin qu’il eût
des gens à lui qui maintinssent, dans son absence, la tranquillité de son
gouvernement. Ainsi, après sa mort, ceux de son parti se sentirent des
ressources pour longtemps. Comme le Sénat avait approuvé tous les actes de
César sans restriction, et que l’exécution en fut donnée aux consuls,
Antoine, qui l’était, se saisit du livre des raisons de César, gagna son
secrétaire, et y fit écrire tout ce qu’il voulut, de manière que le Dictateur
régnait plus impérieusement que pendant sa vie : car ce qu’il n’aurait jamais
fait, Antoine le faisait ; l’argent qu’il n’aurait jamais donné, Antoine le
donnait ; et tout homme qui avait de mauvaises intentions contre Les conjurés avaient d’abord résolu de jeter le corps de
César dans le Tibre[1] ; ils n’y
auraient trouvé nul obstacle : car, dans ces moments d’étonnement qui suivent
une action inopinée, il est facile de faire tout ce qu’on peut oser. Cela ne
fut point exécuté, et voici ce qui en arriva. Le Sénat se crut obligé de permettre qu’on fît les
obsèques de César, et effectivement, dès qu’il ne l’avait pas déclaré tyran,
il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or c’était une coutume des Romains,
si vantée par Polybe, de porter dans les funérailles les images des ancêtres
et de faire ensuite l’oraison funèbre du défunt. Antoine, qui la fit, montra
au peuple la robe ensanglantée de César, lui lut son testament, où il lui
faisait de grandes largesses, et l’agita au point qu’il mit le feu aux
maisons des conjurés. Nous avons un aveu de Cicéron[2], qui gouverna le
Sénat dans toute cette affaire, qu’il aurait mieux valu agir avec vigueur et
s’exposer à périr, et que même on n’aurait point péri. Mais il se disculpe
sur ce que, quand le Sénat fut assemblé, il n’était plus temps, et ceux qui
savent le prix d’un moment dans des affaires où le peuple a tant de part n’en
seront pas étonnés. Voici un autre accident : pendant qu’on faisait des jeux
en l’honneur de César, une comète à longue chevelure parut pendant sept jours
; le peuple crut que son âme avait été reçue dans le Ciel. C’était bien une
coutume des peuples de Grèce et d’Asie de bâtir des temples aux rois et même
aux proconsuls qui les avaient gouvernés[3] : on leur
laissait faire ces choses comme le témoignage le plus fort qu’ils pussent
donner de leur servitude ; les Romains même pouvaient, dans des laraires ou
des temples particuliers, rendre des honneurs divins à leurs ancêtres. Mais
je ne vois pas que, depuis Romulus jusqu’à César, aucun Romain ait été mis au
nombre des divinités publiques[4]. Le gouvernement de Ce qui gâte presque toutes les affaires, c’est
qu’ordinairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite principale,
cherchent encore de certains petits succès particuliers, qui flattent leur
amour-propre et les rendent contents d’eux. Je crois que, si Caton s’était
réservé pour Antoine fut défait à Modène ; les deux consuls Hirtius et
Pansa y périrent. Le Sénat, qui se crut au-dessus de ses affaires, songea à
abaisser Octave, qui, de son côté, cessa d’agir contre Antoine, mena son
armée à Rome, et se fit déclarer consul. Voilà comment Cicéron, qui se
vantait que sa robe avait détruit les armées d’Antoine, donna à On peut donner plusieurs causes de cette coutume si générale des Romains de se donner la mort : le progrès de la secte stoïque, qui y encourageait ; l’établissement des triomphes et de l’esclavage, qui firent penser à plusieurs grands hommes qu’il ne fallait pas survivre à une défaite ; l’avantage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait être flétrie et leurs biens confisqués[8] ; une espèce de point d’honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd’hui à égorger notre ami pour un geste ou une parole ; enfin, une grande commodité pour l’héroïsme : chacun faisant finir la pièce qu’il jouait dans le monde, à l’endroit où il voulait. On pourrait ajouter une grande facilité dans l’exécution : l’âme, tout occupée de l’action qu’elle va faire, du motif qui la détermine, du péril qu’elle va éviter, ne voit point proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et jamais voir. L’amour-propre, l’amour de notre conservation se transforme en tant de manières et agit par des principes si contraires qu’il nous porte à sacrifier notre être pour l’amour de notre être, et tel est le cas que nous faisons de nous-mêmes que nous consentons à cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons plus que notre vie même. |
[1] Cela n’aurait pas été sans exemple : après que Tiberius Gracchus eut été tué, Lucrétius, édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son corps dans le Tibre. (Aurelius Victor, de Vir. Illust.), [M].
[2] Lettres à Atticus, livre XIV, lett. X, [M].
[3] Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus, livre V, et la remarque de m. l’abbé de Mongault, [M].
[4] Dion dit que les triumvirs, qui espéraient tous d’avoir quelque jour la place de César, firent tout ce qu’ils purent pour augmenter les honneurs qu’on lui rendait, livre XLVII, [M].
[5] Esse quam videri bonus malebat : itaque, quo minus gloriam petebat, eo magis illam assequebatur, (Salluste, de Bello catil.), [M].
[6] Il était héritier de César, et son fils par adoption, [M].
[7] Leur cruauté fut si insensée qu’ils ordonnèrent que chacun eût à se réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voyez Dion, [M].
[8] Eorum qui de se statuebant humabantur corpora, manebant testamenta, pretium festinandi. (Tacite, Annales, livre VI.), [M].