Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Je supplie qu’on me permette de détourner les yeux des
horreurs des guerres de Marius et de Sylla ; on en trouvera dans Appien
l’épouvantable histoire. Outre la jalousie, l’ambition et la cruauté des deux
chefs, chaque Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les anciens ne
se regardaient plus comme les membres d’une même république[1], et l’on se
faisait une guerre qui, par un caractère particulier, était en même temps
civile et étrangère. Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des
désordres que l’on avait vus : elles augmentaient l’autorité du Sénat,
tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui des tribuns. La fantaisie
qui lui fit quitter la dictature sembla rendre la vie à Il vint après lui, dit Cicéron[5], un homme qui,
dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne confisqua pas
seulement les biens des particuliers, mais enveloppa dans la même calamité
des provinces entières. Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir
vivre que sous la protection de ses lois mêmes. Mais cette action, qui marqua
tant de modération, était elle-même une suite de ses violences. Il avait
donné des établissements à quarante-sept légions dans divers endroits de
l’Italie. Ces gens-là, dit Appien, regardant leur fortune comme attachée à sa
vie, veillaient à sa sûreté et étaient toujours prêts à le secourir ou à le
venger[6]. Deux hommes également ambitieux, excepté que l’un ne
savait pas aller à son but si directement que l’autre, effacèrent par leur
crédit, par leurs exploits, par leurs vertus, tous les autres citoyens :
Pompée parut le premier, et César le suivit de près. Pompée, pour s’attirer
la faveur, fit casser les lois de Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple,
et, quand il eut fait à son ambition un sacrifice des lois les plus
salutaires de sa patrie, il obtint tout ce qu’il voulut, et la témérité du
peuple fut sans bornes à son égard. Les lois de Rome avaient sagement divisé
la puissance publique en un grand nombre de magistratures, qui se
soutenaient, s’arrêtaient, et se tempéraient l’une l’autre ; et, comme elles
n’avaient toutes qu’un pouvoir borné, chaque citoyen était bon pour y
parvenir, et le peuple, voyant passer devant lui plusieurs personnages l’un
après l’autre, ne s’accoutumait à aucun d’eux. Mais, dans ces temps-ci, le
système de À Rome, faite pour s’agrandir, il avait fallu réunir dans
les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui, dans des temps de
trouble, pouvait fixer l’administration du peuple sur un seul citoyen. Quand
on accorde des honneurs, on sait précisément ce que l’on donne ; mais, quand
on y joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il pourra être porté. Des
préférences excessives données à un citoyen dans une république ont toujours
des effets nécessaires : elles font naître l’envie du peuple, ou elles augmentent
sans mesure son amour. Deux fois Pompée, retournant à Rome, maître d’opprimer Comme la faveur du peuple n’est jamais constante, il y eut
des temps où Pompée vit diminuer son crédit[9] ; et, ce qui le
toucha bien sensiblement, des gens qu’il méprisait augmentèrent le leur et
s’en servirent contre lui. Cela lui fit faire trois choses également funestes
: il corrompit le peuple à force d’argent et mit dans les élections un prix
aux suffrages de chaque citoyen. De plus, il se servit de la plus vile
populace pour troubler les magistrats dans leurs fonctions, espérant que les
gens sages, lassés de vivre dans l’anarchie, le créeraient dictateur par
désespoir. Enfin, il s’unit d’intérêts avec César et Crassus. Caton disait
que ce n’était pas leur inimitié qui avait perdu Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César, mais,
sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César employa contre lui les
forces qu’il lui avait données, et ses artifices même ; il troubla la ville
par ses émissaires et se rendit maître des élections : consuls, prêteurs,
tribuns, furent achetés au prix qu’ils mirent eux-mêmes. Le Sénat, qui vit
clairement les desseins de César, eut recours à Pompée : il le pria de
prendre la défense de La politique n’avait point permis qu’il y eût des armées
auprès de Rome ; mais elle n’avait pas souffert non plus que l’Italie fût
entièrement dégarnie de troupes. Cela fit qu’on tint des forces considérables
dans À un gouvernement si important, qui tenait la ville en
échec, on en joignit un autre plus considérable encore : c’était celui de La même frayeur qu’Annibal porta dans Rome après la
bataille de Cannes, César l’y répandit lorsqu’il passa le Rubicon. Pompée,
éperdu, ne vit, dans les premiers moments de la guerre, de parti à prendre
que celui qui reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et
que fuir ; il sortit de Rome, y laissa le trésor public ; il ne put nulle
part retarder le vainqueur ; il abandonna une partie de ses troupes, toute
l’Italie, et passa la mer. On parle beaucoup de la fortune de César. Mais cet homme
extraordinaire avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu’il
eût bien des vices, qu’il eût été bien difficile que, quelque armée qu’il eût
commandée, il n’eût été vainqueur, et qu’en quelque république qu’il fût né
il ne l’eût gouvernée. César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en
Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée, qui avait la côte de la
mer et des forces supérieures, était sur le point de voir l’armée de César
détruite par la misère et la faim. Mais, comme il avait souverainement le
faible de vouloir être approuvé, il ne pouvait s’empêcher de prêter l’oreille
aux vains discours de ses gens, qui le raillaient ou l’accusaient sans cesse[10]. Il veut, disait
l’un, se perpétuer dans le commandement et être, comme Agamemnon, le roi des
rois. — Je vous avertis, disait un autre, que nous ne mangerons pas encore
cette année des figues de Tusculum. Quelques succès particuliers qu’il eut
achevèrent de tourner la tête à cette troupe sénatoriale. Ainsi, pour n’être
pas blâmé, il fit une chose que la postérité blâmera toujours, de sacrifier
tant d’avantages pour aller avec des troupes nouvelles combattre une armée
qui avait vaincu tant de fois. Lorsque les restes de Pharsale se furent
retirés en Afrique, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais suivre
l’avis de Caton, de traîner la guerre en longueur : enflé de quelques
avantages, il risqua tout et perdit tout ; et, lorsque Brutus et Cassius
rétablirent ce parti, la même précipitation perdit Vous remarquerez que, dans ces guerres civiles qui
durèrent si longtemps, la puissance de Rome s’accrut sans cesse au-dehors :
sous Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine, Auguste, Rome, toujours plus
terrible, acheva de détruire tous les rois qui restaient encore. Il n’y a point d’État qui menace si fort les autres d’une
conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile : tout le
monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat ; et, lorsque,
par la paix, les forces sont réunies, cet État a de grands avantages sur les
autres, qui n’ont guère que des citoyens. D’ailleurs, dans les guerres
civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que, dans la confusion,
ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ;
au lieu que, dans les autres temps, on est placé, et on l’est presque
toujours tout de travers. Et, pour passer de l’exemple des Romains à d’autres
plus récents, les Français n’ont jamais été si redoutables au-dehors qu’après
les querelles des maisons de Bourgogne et d’Orléans, après les troubles de Enfin, Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d’autres
auraient pensé comme firent César et Pompée, et César gouverna d’abord sous des titres de magistrature ;
car les hommes ne sont guère touchés que des noms. Et, comme les peuples
d’Asie abhorraient ceux de consul et de proconsul, les peuples d’Europe
détestaient celui de roi ; de sorte que, dans ces temps-là, ces noms
faisaient le bonheur ou le désespoir de toute la terre. César ne laissa pas
de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais, voyant que le
peuple cessait ses acclamations, il le rejeta. Il fit encore d’autres
tentatives[13],
et je ne puis comprendre qu’il pût croire que les Romains, pour le souffrir
tyran, aimassent pour cela la tyrannie ou crussent avoir fait ce qu’ils
avaient fait. Un jour que le Sénat lui déférait de certains honneurs, il
négligea de se lever, et, pour lors, les plus graves de ce corps achevèrent
de perdre patience. On n’offense jamais plus les hommes que lorsqu’on choque
leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les opprimer, c’est quelquefois
une preuve de l’estime que vous en faites. Choquez leurs coutumes, c’est
toujours une marque de mépris. César, de tout temps ennemi du Sénat, ne put
cacher le mépris qu’il conçut pour ce corps, qui était devenu presque
ridicule depuis qu’il n’avait plus de puissance. Par là, sa clémence même fut
insultante. On regarda qu’il ne pardonnait pas, mais qu’il dédaignait de
punir. Il porta le mépris jusqu’à faire lui-même les sénatus-consultes : il
les souscrivait du nom des premiers sénateurs qui lui venaient dans l’esprit.
J’apprends quelquefois, dit Cicéron[14], qu’un
sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie avant
que j’aie su qu’il ait été fait, et plusieurs princes m’ont écrit des lettres
de remerciements sur ce que j’avais été d’avis qu’on leur donnât le titre de
rois, que non seulement je ne savais pas être rois, mais même qu’ils fussent
au monde. On peut voir dans les lettres de quelques grands hommes de
ce temps-là[15],
qu’on a mises sous le nom de Cicéron parce que la plupart sont de lui,
l’abattement et le désespoir des premiers hommes de Il était bien difficile que César pût défendre sa vie la
plupart des conjurés étaient de son parti ou avaient été par lui comblés de
bienfaits[16].
Et la raison en est bien naturelle : ils avaient trouvé de grands avantages
dans sa victoire ; mais plus leur fortune devenait meilleure, plus ils
commençaient à avoir part au malheur commun[17], car, à un homme
qui n’a rien, il importe assez peu, à certains égards, en quel gouvernement
il vive. De plus, il y avait un certain droit des gens, une opinion
établie dans toutes les républiques de Grèce et d’Italie, qui faisait
regarder comme un homme vertueux l’assassin de celui qui avait usurpé la
souveraine puissance. À Rome, surtout depuis l’expulsion des Rois, la loi
était précise, les exemples reçus : Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son père
reviendrait sur la terre, il le tuerait tout de même[18] ; et, quoique,
par la continuation de la tyrannie, cet esprit de liberté se perdît peu à
peu, les conjurations, au commencement du règne d’Auguste, renaissaient
toujours. C’était un amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus, n’écoutait que lui seul et ne voyait ni citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père : la vertu semblait s’oublier pour se surpasser elle-même, et, l’action qu’on ne pouvait d’abord approuver parce qu’elle était atroce, elle la faisait admirer comme divine. En effet, le crime de César, qui vivait dans un gouvernement libre, n’était-il pas hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on ne l’avait pas poursuivi par la force ouverte ou par les lois, n’était-ce pas demander raison de ses crimes ? |
[1] Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre contre Mithridate au préjudice de Sylla, avait, par le secours du tribun Sulpitius, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d’Italie dans les anciennes, ce qui rendait les Italiens maîtres des suffrages, ils étaient la plupart du parti de Marius, pendant que le sénat et les anciens citoyens étaient du parti de Sylla, [M].
[2] Voyez, dans
[3] Fugatis Marii copiis, primus urbem Romam cum armis ingressus est. (Fragment de Jean d’Antioche, dans l’Extrait des vertus et des vices, [M].
[4] On distribua bien au commencement une partie des terres des ennemis vaincus ; mais Sylla donnait les terres des citoyens, [M].
[5] Offices, livre II, chapitre VIII, [M]. — Secutus est, qui in causa impia, victoria etiam fædiore, non singulorum civium bona publicaret, sed universas provincias regionesque uno calamitatis jure comprehenderet.
[6] On peut voir ce qui arriva après la mort de César, [M].
[7] Plebis opes immunitæ, paucorum potentia crevit. (Salluste, de Conjurat. Catil.) [M].
[8] Fragment de l’Histoire de Salluste, [M]. — Mihi quidem satis spectatum est, Pompeium tantæ gloriæ adolescentem malle principem volentibus vobis esse, quam illis dominationis socium ; auctoremque in primis fore tribunitiæ potestatis. Verum, quirites, antea singuli cives in pluribus, non in uno cuncti præsidia habebatis : neque mortalium quisquam dare aut eripere talia unus poterat. Le livre III de ces fragments renferme le discours de Marcus Lépidus, tribun du peuple.
[9] Voyez Plutarque, [M].
[10] Voyez Plutarque, Vie de Pompée, [M].
[11] Cela est bien
expliqué dans Appien, de
[12] Épîtres familières, livre XV, [M].
[13] Il cassa les tribuns du peuple, [M].
[14] Lettres familières, liv. IX, [M]. — Ante audio senatusconsultum in Armeniam et Syriam esse perlatum, quod in meam sententiam factum esse dicatur, quam omnino mentionem ullam de ea re esse factam. Atque nolim me jocari putes. Nam mihi scito jam a regibus ultimis allatas esse litteras, quibus mihi gratias agant, quod se mea sententia reges appellaverim : quos ego non modo reges appellatos, sed omnino natos nesciebam. (Epist. XV.)
[15] Voyez les lettres de Cicéron et de Sulpitius, [M].
[16] Décimus Brutus, Caïus Casca, Trébonius, Tullius Cimber, Minutius Basillus, étaient amis de César. (Appien, de Bello civili, lib. II, [M].
[17] Je ne parle pas des satellites d’un tyran, qui seraient perdus après lui, mais de ses compagnons, dans un gouvernement libre, [M].
[18] Lettres de Brutus, dans le recueil de celles de Cicéron, [M].