Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie, Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer,
les gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes
dans les pays que l’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens,
et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur
force et ne purent plus obéir. Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître
que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus
loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de Ce qui fait que les États libres durent moins que les
autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font
presque toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs
d’un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une
république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la
mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la
perpétuité de son État. Si la grandeur de l’Empire perdit Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des
peuples d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers
privilèges[2]
: la plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de
bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs
usages[3]. Mais, lorsque ce
droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le
monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on était tout, les
peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être romains. Ne pouvant en venir à
bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes :
ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple
n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine
pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives
des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les
peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son
génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur[6]. La ville,
déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on n’en était citoyen que
par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes
murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne
vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et
les sentiments romains ne furent plus. Les ambitieux firent venir à Rome des
villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire
donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appela comices
une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même,
devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus
savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait point faite[7]. On n’entend parler dans les auteurs que des divisions qui
perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires,
qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut
uniquement la grandeur de Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes
pour gouverner II y a à présent dans le monde une république que presque
personne ne connaît[8], et qui, dans le
secret et dans le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain
que, si elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sagesse la destine,
elle changera nécessairement ses lois, et ce ne sera point l’ouvrage d’un
législateur, mais celui de la corruption même. Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela[9]. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le pouvoir des Rois, dans l’aristocratie ou dans l’État populaire, elle n’a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s’est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie. Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son ouvrage[10]. |
[1] Les affranchis et ceux qu’on appelait capite censi, parce que, ayant très peu de bien, ils n’étaient taxés que pour leur tête, ne furent point d’abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressants. Servius Tullius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre Jugurtha, enrôla indifféremment tout le monde. Milites scribere, dit Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque libido erat, capite censos plerosque. (De Bello jugurth.) Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville étaient à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étaient dans la sixième classe, [M].
[2] Jus latii, jus italicum, [M].
[3] Les Èques disaient dans leurs assemblées : Ceux qui ont pu choisir ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine, qui a été une peine nécessaire pour ceux qui n’ont pu s’en défendre. (Tite-Live, livre IX, chapitre XLV), [M].
[4] Les Asculans, les
Marses, les Vestins, les Marrucins, les Férentans, les Hirpins, les Pompéians,
les Vénusiens, les Japyges, les Lucaniens, les Samnites, et autres. (Appien, De
[5] Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre ; et comme on les fit aussi citoyens, d’autres posèrent encore les armes ; et enfin il ne resta que les Samnites, qui furent exterminés, [M].
[6] Qu’on s’imagine cette tête monstrueuse des peuples d’Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisait le reste du monde ! [M].
[7] Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, livre IV, lett. XVIII., [M].
[8] Le canton de Berne, [M].
[9] [Note supprimée : Il y a des gens qui ont regardé le gouvernement de Rome comme vicieux, parce qu’il était un mélange de la monarchie, de l’aristocratie et de l’état populaire ; mais la perfection d’un gouvernement ne consiste pas à se rapporter à une des espèces de police qui se trouvent dans les livres des politiques, mais à répondre aux vues que tout législateur doit avoir, qui sont la grandeur d’un peuple ou sa félicité. Le gouvernement de Lacédémone n’était-il pas aussi composé des trois ? (Édition de 1734.)]
[10] On pourrait ajouter aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidents particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie étaient surchargées à cause d’effroyables violences, et même des guerres sanglantes. Rome, épuisée par tant de guerres civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens, ou par brigue, ou par raison, qu’à peine pouvait-elle se reconnaître elle-même parmi tant d’étrangers qu’elle avait naturalisés. Le sénat se remplissait de barbares ; le sang romain se mêlait ; l’amour de la patrie, par lequel Rome s’était élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n’était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d’entreprendre. Cependant le nombre des pauvres s’augmentait sans fin par le luxe, par les débauches et par la fainéantise qui s’introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n’avaient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout pérît avec eux : les grands ambitieux et les misérables qui n’ont rien à perdre aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l’état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les états populaires, étant le plus faible, il fallait que la république tombât. (Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, troisième partie, ch. VII )