Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait dans ses
murailles une guerre cachée : c’étaient des feux comme ceux de ces volcans
qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation.
Après l’expulsion des Rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les
familles patriciennes obtenaient seules toutes les magistratures, toutes les
dignités[1] et, par
conséquent, tous les honneurs militaires et civils[2]. Les patriciens, voulant empêcher le retour des Rois,
cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l’esprit du peuple. Mais
ils firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour
les Rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l’autorité
royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit
que cette liberté dont on voulait lui donner tant d’amour, il ne l’avait pas
; il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens,
et à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens
furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda : car, dans une ville où
la pauvreté était la vertu publique, où les richesses, cette voie sourde pour
acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne
pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au
plus grand nombre, et l’aristocratie, se changer peu à peu en un État
populaire. Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d’envie
et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le
prince est si loin de ses sujets qu’il n’en est presque pas vu, et il est si
fort au-dessus d’eux qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les
choquer. Mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont
pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi
a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les
sénateurs. Les républiques où la naissance ne donne aucune part au
gouvernement sont à cet égard les plus heureuses : car le peuple peut moins
envier une autorité qu’il donne à qui il veut, et qu’il reprend à sa
fantaisie. Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le
Mont-Sacré. On lui envoya des députés, qui l’apaisèrent, et, comme chacun se
promit secours l’un à l’autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les
paroles données[3],
ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions et aurait troublé toutes
les fonctions des magistrats, on jugea qu’il valait mieux créer une
magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien[4]. Mais, par une
maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns
pour se défendre, s’en servirent pour attaquer : ils enlevèrent peu à peu
toutes les prérogatives des patriciens. Cela produisit des contestations
continuelles. Le peuple était soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les
patriciens étaient défendus par le Sénat, qui était presque tout composé de
patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait
que la populace n’élevât à la tyrannie quelque tribun. Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa
supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de
se retirer, la partialité de ses lois, enfin, ses jugements contre ceux qui
lui avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa
justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie, par ses bienfaits et une
sage dispensation des trésors de Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent
tellement abaissé les patriciens que cette distinction de famille devint
vaine[7], et que les unes
et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de
nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les
principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu’on appela les nobles, et
qui avaient pour elles le Sénat, qui en était composé. Mais, comme les moeurs
anciennes n’étaient plus, que des particuliers avaient des richesses
immenses, et qu’il est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir,
les nobles résistèrent avec plus de force que les patriciens n’avaient fait ;
ce qui fut cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui
travaillèrent sur leur plan[8]. Il faut que je parle d’une magistrature qui contribua
beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils
faisaient le dénombrement du peuple, et, de plus, comme la force de M. Livius nota le peuple même, et, de trente-cinq tribus,
il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n’avaient point de part aux
privilèges de la ville[12]. Car, disait-il,
après m’avoir condamné, vous m’avez fait consul et censeur. Il faut donc que
vous ayez prévariqué une fois, en m’infligeant une peine, ou deux fois, en me
créant consul et ensuite censeur. M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé
du Sénat par les censeurs parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé
la loi qui bornait les dépenses des festins[13]. C’était une institution bien sage : ils ne pouvaient ôter
à personne une magistrature, parce que cela aurait troublé l’exercice de la
puissance publique[14] ; mais ils
faisaient déchoir de l’ordre et du rang et privaient, pour ainsi dire, un
citoyen de sa noblesse particulière. Servius Tullius avait fait la fameuse
division par centuries, que Tite-Live[15] et Denys
d’Halicarnasse[16]
nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize
centuries en six classes et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie,
qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait
le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on
régla qu’excepté dans quelques cas particuliers on suivrait dans les
suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq, qui donnaient
chacune leur voix : quatre de la ville et trente et une de la campagne. Les
principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus
de la campagne, et celles de la ville reçurent le bas peuple[17], qui, y étant
enfermé, influait très peu dans les affaires, et cela était regardé comme le
salut de Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa
naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la
force du Sénat ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir
y put toujours être corrigé. Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut
retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même.
Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut
pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la
perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de
leurs abus ; aussi n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps
des Décemvirs[20].
Le gouvernement d’Angleterre est plus sage, parce qu’il y a un corps qui
l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même, et
telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit
d’attention qu’elles donnent à |
[1] Les patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré : il n’y avait qu’eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dans Tite-Live, livre VI, la harangue d’Appius Claudius, [M].
[2] Par exemple, il n’y avait qu’eux qui pussent triompher, puisqu’il n’y avait qu’eux qui pussent être consuls et commander les armées, [M].
[3] Zonaras, livre II, [M].
[4] Origine des tribuns du peuple, [M].
[5] Le peuple, qui aimait la gloire, composé de gens qui avaient passé leur vie à la guerre, ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d’élire des plébéiens, et il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains, en établissant qu’il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes qui entrèrent dans les charges y furent-elles ensuite continuellement portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de néant, comme Varron et Marius, ce fut une espèce de victoire qu’il remporta sur lui-même, [M].
[6] Les patriciens, pour se défendre, avaient coutume de créer un dictateur : ce qui leur réussissait admirablement bien ; mais les plébéiens, ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dictateurs ; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII, comment Publilius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui leur furent très préjudiciables, [M].
[7] Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces, et le droit de créer un magistrat qu’on appelait entre-roi, [M].
[8] Comme Saturninus et Glaucias, [M].
[9] On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de Cannes, avaient été d’avis d’abandonner l’Italie ; ceux qui s’étaient rendus à Annibal ; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avaient manqué de parole, [M].
[10] [Note supprimée : Le cens en lui-même, ou le dénombrement des citoyens, était une chose très sage ; c’était une reconnaissance de l’état de ses affaires et un examen de sa puissance : il fut établi par Servius Tullius. Avant lui, dit Eutrope, liv. I, le cens était inconnu dans le monde. (Édition de 1734.)]
[11] Cela s’appelait Ærarium aliquem facere aut in coeritum tabulas referre. On était mis hors de sa centurie, et on n’avait plus le droit de suffrage, [M].
[12] Tite-Live, livre XXIX, [M].
[13] Valère Maxime, livre II, [M].
[14] La dignité de sénateur n’était pas une magistrature, [M].
[15] Livre I, [M].
[16] Livre IV, 15, et suiv., [M].
[17] Appelé turba forensis, [M].
[18] Voyez Tite-Live, livre IX, [M].
[19] Les fonctions des censeurs ne se bornaient pas à cette appréciation et à cette distribution morale des individus qui composaient la république ; ils en faisaient encore le dénombrement : et par-là, dit Bossuet, Rome savait tout ce qu’elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvait espérer de la jeunesse qui s’élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de l’Afrique, que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger, où les secours étaient si tardifs, et à qui ses victoires même, qui lui coûtaient tant de sang, étaient fatales. C’est pourquoi, quelque perte qui fût arrivée, le sénat, toujours instruit de ce qui lui restait de bons soldats, n’avait qu’à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées qu’à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage ; et, sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu’on eut aperçu qu’Annibal, au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps qu’à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n’était pas né pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal, tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il était, ne put tenir contre elle. (Discours sur l’Histoire universelle, troisième partie, chapitre VI).
[20] Ni même plus de puissance, [M].