Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Je m’imagine qu’Annibal disait très peu de bons mots, et
qu’il en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre
lui-même. J’ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes
colosses de l’Antiquité ; je voudrais qu’il eût fait comme Homère, qui
néglige de les parer et sait si bien les faire mouvoir. Encore faudrait-il
que les discours qu’on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en
apprenant la défaite de son frère, il avoua qu’il en prévoyait la ruine de
Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui
s’étaient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes
récompenses après la guerre. Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile,
en Sardaigne, n’opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont
les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive.
Cela donna aux Romains la pensée de porter la guerre en Afrique ; Scipion y
descendit ; les succès qu’il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler
d’Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où
il les avait tant de fois vaincus. Tout ce que peut faire un grand homme
d’État et un grand capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie. N’ayant
pu porter Scipion à la paix, il donna une bataille où Après l’abaissement des Carthaginois, Rome n’eut presque
plus que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu qu’auparavant
elle avait eu de petites victoires et de grandes guerres. Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés :
dans l’un combattaient les Carthaginois et les Romains ; l’autre était agité
par des querelles qui duraient depuis la mort d’Alexandre ; on n’y pensait
point à ce qui se passait en Occident[1] ; car, quoique
Philippe, roi de Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n’eut presque
point de suite, et ce prince, qui n’accorda aux Carthaginois que de très
faibles secours, ne fit que témoigner aux Romains une mauvaise volonté
inutile. Lorsqu’on voit deux grands peuples se faire une guerre longue et
opiniâtre, c’est souvent une mauvaise politique de penser qu’on peut demeurer
spectateur tranquille : car celui des deux peuples qui est le vainqueur
entreprend d’abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va
combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens. Ceci parut bien
clairement dans ces temps-là : car les Romains eurent à peine dompté les
Carthaginois qu’ils attaquèrent de nouveaux peuples et parurent dans toute la
terre pour tout envahir. Il n’y avait pour lors dans l’Orient que quatre
puissances capables de résister aux Romains : Lacédémone avait conservé sa puissance, c’est-à-dire cet
esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de Lycurgue. Les
Thessaliens étaient en quelque façon asservis par les Macédoniens. Les rois
d’Illyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les
Acarnaniens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de Les Étoliens furent les plus irrités, et les Romains,
saisissant l’occasion de leur ressentiment, ou plutôt de leur folie, firent
alliance avec eux, entrèrent dans Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en
péril dans la seconde guerre punique, c’est qu’Annibal arma d’abord ses
soldats à la romaine. Mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur
manière de combattre ; il ne leur vint point dans l’esprit de renoncer à des
usages avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses. Le succès que les
Romains eurent contre Philippe fut le plus grand de tous les pas qu’ils
firent pour la conquête générale. Pour s’assurer de Les Étoliens, qui s’étaient imaginé qu’ils domineraient
dans Enfin, les rois de Syrie tenaient la haute et la basse
Asie. Mais l’expérience a fait voir que, dans ce cas, lorsque la capitale et
les principales forces sont dans les provinces basses de l’Asie, on ne peut
pas conserver les hautes, et que, quand le siège de l’empire est dans les
hautes, on s’affaiblit en voulant garder les basses. L’empire des Perses et
celui de Syrie ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui n’avait
qu’une partie des provinces des deux premiers. Si Cyrus n’avait pas conquis
le royaume de Lydie, si Séleucus était resté à Babylone et avait laissé les
provinces maritimes aux successeurs d’Antigone, l’empire des Perses aurait
été invincible pour les Grecs, et celui de Séleucus, pour les Romains. Il y a
de certaines bornes que la nature a données aux États pour mortifier
l’ambition des hommes ; lorsque les Romains les passèrent, les Parthes les firent
presque toujours périr[8] ; quand les
Parthes osèrent les passer, ils furent d’abord obligés de revenir ; et, de
nos jours, les Turcs, qui ont avancé au-delà de ces limites, ont été
contraints d’y rentrer. Les rois de Syrie et d’Égypte avaient dans leur pays
deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peuples conquis. Ces
premiers, encore pleins de l’idée de leur origine, étaient très difficilement
gouvernés ; ils n’avaient point cet esprit d’indépendance qui nous porte à
secouer le joug, mais cette impatience qui nous fait désirer de changer de
maître. Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait de celle de Telle était la situation du royaume de Syrie lorsque
Antiochus, qui avait fait de grandes choses, entreprit la guerre contre les
Romains. Mais il ne se conduisit pas même avec la sagesse que l’on emploie
dans les affaires ordinaires. Annibal voulait qu’on renouvelât la guerre en
Italie, et qu’on gagnât Philippe, ou qu’on le rendît neutre. Antiochus ne fit
rien de cela. Il se montra dans Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que
prit un monarque qui a régné de nos jours[9], de s’ensevelir
plutôt sous les débris du trône que d’accepter des propositions qu’un roi ne
doit pas entendre ; il avait l’âme trop fière pour descendre plus bas que ses
malheurs ne l’avaient mis, et il savait bien que le courage peut raffermir
une couronne, et que l’infamie ne le fait jamais. C’est une chose commune de
voir des princes qui savent donner une bataille ; il y en a bien peu qui
sachent faire une guerre, qui soient également capables de se servir de C’était, en quelque façon, une loi fondamentale de la
couronne d’Égypte que les soeurs succédaient avec les frères, et, afin de
maintenir l’unité dans le gouvernement, on mariait le frère avec la soeur. Or
il est difficile de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique qu’un
pareil ordre de succession : car, tous les petits démêlés domestiques
devenant des désordres dans l’État ; celui des deux qui avait le moindre
chagrin soulevait d’abord contre l’autre le peuple d’Alexandrie, populace
immense, toujours prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait
l’agiter. De plus, les royaumes de Cyrène et de Chypre étant ordinairement
entre les mains d’autres princes de cette maison, avec des droits réciproques
sur le tout, il arrivait qu’il y avait presque toujours des princes régnants
et des prétendants à la couronne, que ces rois étaient sur un trône
chancelant, et que, mal établis au-dedans, ils étaient sans pouvoir
au-dehors. Les forces des rois d’Égypte, comme celles des autres rois d’Asie,
consistaient dans leurs auxiliaires grecs. Outre l’esprit de liberté,
d’honneur et de gloire qui animait les Grecs, ils s’occupaient sans cesse à
toutes sortes d’exercices du corps : ils avaient dans leurs principales
villes des jeux établis, où les vainqueurs obtenaient des couronnes aux yeux
de toute |
[1] Il est surprenant, comme Josèphe le remarque dans le livre contre Appion, qu’Hérodote ni Thucydide n’aient jamais parlé des Romains, quoiqu’ils eussent fait de si grandes guerres, [M].
[2] [Variante : Les Béotiens, les plus épais de tous les Grecs, mais les plus sages, vivaient ordinairement en paix, uniquement conduits par le sentiment du bien et du mal ; ils n’avaient pas assez d’esprit pour que des orateurs les agitassent et pussent leur déguiser leurs véritables intérêts. (Édition de 1734).]
[3] Les magistrats, pour plaire à la multitude, n’ouvraient plus les tribunaux ; les mourants léguaient à leurs amis leur bien pour être employé en festins. Voyez un fragment du vingtième livre de Polybe, dans l’Extrait des vertus et des vices, [M].
[4] Ils n’avaient
aucune alliance avec les autres peuples de
[5] Voyez Plutarque, Vie de Flaminius, [M].
[6] Voyez dans Polybe les injustices et les cruautés par lesquelles Philippe se discrédita, [M].
[7] Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle,
expose ces avantages et ces inconvénients, et, après les avoir pesés, se range
à l’avis de Polybe, qui du reste a été suivi par Tite-Live et par la plupart
des écrivains qui se sont occupés de stratégie. Voici les expressions de
l’évêque de Meaux : Les Macédoniens, si jaloux de conserver l’ancien ordre de
leur milice formée par Philippe et par Alexandre, croyaient leur phalange
invincible, et ne pouvaient se persuader que l’esprit humain fût capable de
trouver quelque chose de plus ferme. Cependant Polybe, et Tite-Live après lui,
ont démontré qu’à considérer seulement la nature des armées romaines et de
celles des Macédoniens, les dernières ne pouvaient manquer d’être battues à la
longue, parce que la phalange macédonienne, qui n’était qu’un gros bataillon
carré, fort épais de toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d’une pièce,
au lieu que l’armée romaine, distinguée en petits corps, était plus prompte et
plus disposée à toute sorte de mouvements. Les Romains ont donc trouvé, ou ils
ont bientôt appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et
escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à
pousser ou à soutenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher
contre des troupes ainsi disposées la phalange macédonienne : cette grosse et
lourde machine sera terrible, à la vérité, à une armée sur laquelle elle tombera
de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps
sa propriété naturelle, c’est-à-dire sa solidité et sa consistance, parce qu’il
lui faut des lieux propres et pour ainsi dire faits exprès, et qu’à faute de
les trouver elle s’embarrasse elle-même, ou plutôt elle se rompt par son propre
mouvement ; joint qu’étant une fois enfoncée elle ne sait plus se rallier, au
lieu que l’armée romaine, divisée en ses petits corps, profite de tous les
lieux et s’y accommode : on l’unit et on la sépare comme on veut ; elle défile
aisément et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux
ralliements, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou tout
entière ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de
mouvements divers, et par conséquent plus d’action et plus de force que la
phalange. Concluons donc avec Polybe qu’il fallait que la phalange lui cédât,
et que
[8] J’en dirai les raisons au chapitre XV. Elles sont tirées en partie de la disposition géographiques des deux empires, [M].
[9] 74 - Louis XIV, [M].
[10] Ils avaient déjà eu cette politique avec les Carthaginois, qu’ils obligèrent par le traité à ne plus se servir de troupes auxiliaires, comme on le voit dans un fragment de Dion, [M].