Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Comme les peuples de l’Europe ont, dans ces temps-ci, à
peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même discipline et la même
manière de faire la guerre, la prodigieuse fortune des Romains nous paraît
inconcevable. D’ailleurs, il y a aujourd’hui une telle disproportion dans la
puissance qu’il n’est pas possible qu’un petit état sorte, par ses propres
forces, de l’abaissement où Il n’en était pas de même dans les anciennes républiques :
car cette proportion des soldats au reste du peuple, qui est aujourd’hui
comme d’un à cent, y pouvait être aisément comme d’un à huit. Les fondateurs des anciennes républiques avaient également
partagé les terres. Cela seul faisait un peuple puissant, c’est-à-dire une
société bien réglée. Cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal
intérêt, et très grand, à défendre sa patrie. Quand les lois n’étaient plus
rigidement observées, les choses revenaient au point où elles sont à présent
parmi nous : l’avarice de quelques particuliers et la prodigalité des autres
faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d’abord les arts
s’introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela
faisait qu’il n’y avait presque plus de citoyens ni de soldats : car les
fonds de terre destinés auparavant à l’entretien de ces derniers étaient
employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des
nouveaux possesseurs ; sans quoi l’État, qui malgré son dérèglement doit
subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l’État
étaient partagés entre les soldats, c’est-à-dire les laboureurs ; lorsque Or ces sortes de gens n’étaient guère propres à la guerre
: ils étaient lâches et déjà corrompus par le luxe des villes et souvent par
leur art même ; outre que, comme ils n’avaient point proprement de patrie, et
qu’ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à
conserver. Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après
l’expulsion des Rois[1], et dans celui
que Démétrius de Phalère fit à Athènes[2], il se trouva, à
peu près, le même nombre d’habitants : Rome en avait quatre cent quarante
mille ; Athènes, quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome
tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution, et celui
d’Athènes, dans un temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que le
nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et
qu’il faisait à Athènes un peu moins du vingtième. La puissance de Rome était
donc à celle d’Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un quart est
à un vingtième, c’est-à-dire qu’elle était cinq fois plus grande. Les rois Agis et Cléoménès voyant qu’au lieu de neuf mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue[3], il n’y en avait plus que sept cents, dont à peine cent possédaient des terres[4], et que tout le reste n’était qu’une populace sans courage, ils entreprirent de rétablir les lois à cet égard[5], et Lacédémone reprit sa première puissance et redevint formidable à tous les Grecs. Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement, et cela se sentit bien quand elle fut corrompue. Elle était une petite république lorsque, les Latins ayant refusé le secours de troupes qu’ils étaient obligés de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville[6]. À peine à présent, dit Tite-Live, Rome, que le monde entier ne peut contenir, en pourrait-elle faire autant si un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles : marque certaine que nous ne nous sommes point agrandis, et que nous n’avons fait qu’augmenter le luxe et les richesses qui nous travaillent. Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux nobles[7], qui vaut mieux, un citoyen ou un esclave perpétuel, un soldat ou un homme inutile à la guerre ? Voulez-vous, pour avoir quelques arpents de terre plus que les autres citoyens, renoncer à l’espérance de la conquête du reste du monde ou vous mettre en danger de vous voir enlever par les ennemis ces terres que vous nous refusez ? |
[1] C’est le dénombrement dont parle Denys d’Halicarnasse dans le livre IX, 25, et qui me paraît être le même que celui qu’il rapporte à la fin de son sixième livre, qui fut fait seize ans après l’expulsion des rois, [M].
[2] Ctésiclès, dans Athénée, livre VI, [M].
[3] C’étaient des citoyens de la ville appelés proprement Spartiates. Lycurgue fit pour eux neuf mille parts ; il en donna ensuite trente mille aux autres habitants. Voyez Plutarque, Vie de Lycurgue, [M].
[4] Voyez Plutarque, Vie d’Agis et de Cléomène, [M].
[5] Voyez Plutarque, Vie d’Agis et de Cléomène, [M].
[6] Tite-Live, première décade, livre VII. Ce fut quelque temps après la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus et apr. J.-C. Claudius Crassus, [M].
[7] Appien, De