Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Les Romains se destinant à la guerre et la regardant comme
le seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à le
perfectionner. C’est sans doute un Dieu, dit Végèce[1], qui leur inspira
la légion. Ils jugèrent qu’il fallait donner aux soldats de la légion des
armes offensives et défensives plus fortes et plus pesantes que celles de quelque
autre peuple que ce fût[2]. Mais, comme il y
a des choses à faire dans la guerre dont un corps pesant n’est pas capable,
ils voulurent que la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût
en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité l’exigeait, s’y retirer
; qu’elle eût encore de la cavalerie, des hommes de trait et des frondeurs
pour poursuivre les fuyards et achever la victoire ; qu’elle fût défendue par
toute sorte de machines de guerre qu’elle traînait avec elle ; que, chaque
fois[3], elle se
retranchât et fût, comme dit Végèce, une espèce de place de guerre. Pour
qu’ils pussent avoir des armes plus pesantes que celles des autres hommes, il
fallait qu’ils se rendissent plus qu’hommes ; c’est ce qu’ils firent par un travail
continuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui leur donnaient
de l’adresse, laquelle n’est autre chose qu’une juste dispensation des forces
que l’on a. Nous remarquons aujourd’hui que nos armées périssent
beaucoup par le travail immodéré des soldats[4], et, cependant,
c’était par un travail immense que les Romains se conservaient. La raison en
est, je crois, que leurs fatigues étaient continuelles, au lieu que nos
soldats passent sans cesse d’un travail extrême à une extrême oisiveté, ce
qui est la chose du monde la plus propre à les faire périr. Il faut que je
rapporte ici ce que les auteurs nous disent de l’éducation des soldats
romains[5]. On les
accoutumait à aller le pas militaire, c’est-à-dire à faire en cinq heures
vingt milles, et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces marches, on leur
faisait porter des poids de soixante livres. On les entretenait dans
l’habitude de courir et de sauter tout armés ; ils prenaient, dans leurs
exercices, des épées, des javelots, des flèches d’une pesanteur double des
armes ordinaires, et ces exercices étaient continuels[6]. Ce n’était pas
seulement dans le camp qu’était l’école militaire : il y avait dans la ville
un lieu où les citoyens allaient s’exercer (c’était le Champ de Mars). Après
le travail, ils se jetaient dans le Tibre, pour s’entretenir dans l’habitude
de nager et nettoyer la poussière et la sueur[7]. Nous n’avons
plus une juste idée des exercices du corps : un homme qui s’y applique trop
nous paraît méprisable, par la raison que la plupart de ces exercices n’ont
plus d’autre objet que les agréments, au lieu que, chez les Anciens, tout,
jusqu’à la danse, faisait partie de l’art militaire. Il est même arrivé parmi
nous qu’une adresse trop recherchée dans l’usage des armes dont nous nous servons
à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis l’introduction de la
coutume des combats singuliers, l’escrime a été regardée comme la science des
querelleurs ou des poltrons. Ceux qui critiquent Homère de ce qu’il relève
ordinairement dans ses héros la force, l’adresse ou l’agilité du corps,
devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue Pompée de ce qu’il
courait, sautait et portait un fardeau aussi bien qu’homme de son temps[8]. Toutes les fois
que les Romains se crurent en danger, ou qu’ils voulurent réparer quelque
perte, ce fut une pratique constante chez eux d’affermir la discipline
militaire[9]. Ont-ils à faire
la guerre aux Latins, peuples aussi aguerris qu’eux-mêmes ? Manlius songe à
augmenter la force du commandement et fait mourir son fils, qui avait vaincu
sans son ordre. Sont-ils battus à Numance ? Scipion Émilien les prive d’abord
de tout ce qui les avait amollis[10]. Les légions
romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie ? Métellus répare cette
honte dès qu’il leur a fait reprendre les institutions anciennes. Marius,
pour battre les Cimbres et les Teutons, commence par détourner les fleuves,
et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée, effrayée de la
guerre contre Mithridate, qu’ils lui demandent le combat comme la fin de
leurs peines[11].
Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une armée navale : on
craignait plus l’oisiveté que les ennemis. Aulu-Gelle[12] donne d’assez
mauvaises raisons de la coutume des Romains de faire saigner les soldats qui
avaient commis quelque faute : la vraie est que, la force étant la principale
qualité du soldat, c’était le dégrader que de l’affaiblir. Des hommes si
endurcis étaient ordinairement sains ; on ne remarque pas dans les auteurs
que les armées romaines, qui faisaient la guerre en tant de climats,
périssent beaucoup par les maladies ; au lieu qu’il arrive presque
continuellement aujourd’hui que des armées, sans avoir combattu, se fondent,
pour ainsi dire, dans une campagne. Parmi nous, les désertions sont
fréquentes, parce que les soldats sont la plus vile partie de chaque nation,
et qu’il n’y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain avantage sur
les autres. Chez les Romains, elles étaient plus rares : des soldats tirés du
sein d’un peuple si fier, si orgueilleux, si sûr de commander aux autres, ne
pouvaient guère penser à s’avilir jusqu’à cesser d’être Romains. Comme leurs armées n’étaient pas nombreuses, il était aisé
de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux les connaître et
voyait plus aisément les fautes et les violations de la discipline. La force
de leurs exercices, les chemins admirables qu’ils avaient construits, les
mettaient en état de faire des marches longues et rapides[13]. Leur présence
inopinée glaçait les esprits : ils se montraient, surtout après un mauvais
succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que
donne la victoire. Dans nos combats d’aujourd’hui, un particulier n’a guère
de confiance qu’en la multitude ; mais chaque Romain, plus robuste et plus
aguerri que son ennemi, comptait toujours sur lui-même ; il avait
naturellement du courage, c’est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de
ses propres forces. Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées, il était difficile que, dans le combat le plus malheureux, ils ne se ralliassent quelque part, ou que le désordre ne se mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on continuellement, dans les histoires, quoique surmontés dans le commencement par le nombre ou par l’ardeur des ennemis, arracher enfin la victoire de leurs mains. Leur principale attention était d’examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d’abord ils y mettaient ordre. Ils s’accoutumèrent à voir le sang et les blessures dans les spectacles des gladiateurs, qu’ils prirent des Étrusques[14]. Les épées tranchantes des Gaulois[15], les éléphants de Pyrrhus, ne les surprirent qu’une fois. Ils suppléèrent à la faiblesse de leur cavalerie[16], d’abord, en ôtant les brides des chevaux, pour que l’impétuosité n’en pût être arrêtée ; ensuite, en y mêlant des vélites. Quand ils eurent connu l’épée espagnole, ils quittèrent la leur[17]. Ils éludèrent la science des pilotes par l’invention d’une machine que Polybe nous a décrite. Enfin, comme dit Josèphe[18], la guerre était pour eux une méditation ; la paix, un exercice. Si quelque nation tint de la nature ou de son institution quelque avantage particulier, ils en firent d’abord usage ; ils n’oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares, des vaisseaux rhodiens. Enfin, jamais nation ne prépara la guerre avec tant de prudence et né la fit avec tant d’audace. |
[1] Livre II, Chapitre 1, [M].
[2] Voyez dans Polybe, et dans Josèphe, De Bello judaico, lib. III, quelles étaient les armes du soldat romain. Il y a peu de différences, dit ce dernier, entre les chevaux chargés et les soldats romains. Ils portent, dit Cicéron, leur nourriture pour plus de quinze jours, tout ce qui est à leur usage, tout ce qu’il faut pour se fortifier ; et, à l’égard de leurs armes, ils n’en sont pas plus embarrassés que de leurs mains. Tusculanes, II, [M].
[3] Livre II, Chapitre XXV, [M].
[4] Surtout par le fouillement des terres, [M].
[5] Voyez Végèce, Livre
I. Voyez dans Tite-Live, Livre XXVI, les exercices que Scipion l’Africain
faisait faire aux soldats après la prise de Carthage
[6] Végèce, Livre I, [M].
[7] Végèce, Livre I, [M].
[8] Cum alacribus saltu, cum velocibus cursu, cum validis vecte certabat. Fragment de Salluste rapporté par Végèce, livre I, chapitre IX, [M].
[9] La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur état, et la dernière qui s’y est perdue ; tant elle était attachée à la constitution de leur république, (Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, III, 6).
[10] Il vendit toutes les bêtes de somme de l’armée, et fit porter à chaque soldat du blé pour trente jours, et sept pieux, (Sommaire de Florus, Livre LVII), [M].
[11] Frontin, Stratagèmes, livre I, chapitre XI, [M].
[12] Livre X, chapitre VIII, [M].
[13] Voyez surtout la défaite d’Asdrubal, et leur diligence contre Viriatus, [M].
[14] Fragment de Nicolas de Damas, livre X, tiré d’Athénée, livre IV. Avant que les soldats partissent pour l’armée, on leur donnait un combat de gladiateurs. Jules Capitolin, Vie de Maxime et de Balbin, [M].
[15] Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups des épées gauloises, et les émoussaient, [M].
[16] Elle fut encore meilleure que celle des petits peuples d’Italie. On la formait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval. Quand elle mettait pied à terre, il n’y avait point d’infanterie plus redoutable, et très souvent elle déterminait la victoire, [M].
[17] C’étaient de jeunes hommes légèrement armés, et les plus agiles de la légion, qui au moindre signal sautaient sur la croupe des chevaux, ou combattaient à pied. (Valère Maxime, livre II ; Tite-Live, livre XXVI), [M].
[18] De Bello judaico, lib. III, [M].