L'Algérie après le
départ du Gouverneur. — Les Darkaouas et tentative de Sidy-Bel-Abbès. —
Retour du maréchal et soumission de l'Aurès par le général Bedeau. —
Mohammet-Ben-Abdalla dit Bou-Maza insurge le Dara et l'Ouarenséris. — Le
Gouverneur soumet l'Ouarenséris. — Défaites de Bou-Maza dans le Dara, et
catastrophe des Ouled-Rhias. — Réapparition de Bon-Maza, ses lieutenants. —
Le colonel Géry à Stitten et Brizina. — Tentative de l'Émir avortée. —
Événements à l'Est d'Alger et départ du Gouverneur pour la France. —
Catastrophe de Sidy-Brahim. — L'Émir dans la province d'Oran et M.
Walsin-Esterhazy. — Soulèvement des Flittas. — M. de Lamoricière soumet les
Traras. — L'Émir dans la Iacoubia, insurrections. — Aventures de Bou-Maza. —
Lamoricière à Mascara. — Le Gouverneur dans l'Ouarenséris. — Yussuf poursuit
Abd-el-Kader. — Combat de Tenda, l'Émir chassé du Tell va dans le désert. —
Il revient brusquement au nord, surprend les Issers, est surpris par le
général Gentil. — Coup d'œil sur l'ensemble de la Régence-Cavaignac à
Tlemcen. — Fin de l'insurrection du Dara de l'Ouarenséris. — L'Emir dans le
Jurjura, est repoussé par les Kabyles. — Il retourne au sud, est battu par le
colonel Camou et Yussuf. — L'Émir chez les Ouled-Naïl. - Massacre des
prisonniers français. — Dissolution de la Déïra. — L'Émir dans le
Djebel-Amour. — Il recule vers l'ouest. — Poursuivi par le colonel Reynaud,
il passe définitivement la frontière. — Fin de la grande insurrection de
1845.
L'état
de calme et de prospérité dans lequel le départ du gouverneur avait laissé la
colonie, se maintint pendant quelques mois sans événements importants ; on en
profita pour pousser activement les travaux du port d'Alger, et l'on commença
à s'occuper de plusieurs autres points de la côte. Cherchel, l'ancienne Julia
Cesarea, possédait un bassin creusé par les Romains, et revêtu de belles
pierres de taille ; mais nous l'avions trouvé encombré de vase, de décombres,
et chose bizarre, de débris de navires antiques très bien conservés. La
France reprit l'ouvrage des maîtres du monde, répara le bassin, l'agrandit :
les villes d'Arzeu, de Mostaganem, de Gigelly, de Bougie, reçurent des
entrepôts de douane et furent ouvertes au commerce maritime, qui, jusqu'alors,
en avait été exclu. On étudiait la marche des caravanes, ces flottes du
Désert. L'affluence des Sahariens dans les marchés du Tell, pendant l'hiver
1844-45, avait rapporté l'attention sur les vastes contrées dont ils étaient
sortis, et qui promettaient à nos produits de nouveaux débouchés que
l'imagination française étendait déjà jusqu'à Tombouctou. Les expéditions de
Biscara et d'Agouat, entreprises surtout dans un but commercial, avaient
aiguisé la curiosité plus qu'elles ne l'avaient satisfaite ; on recueillait
avidement toutes les données qui nous arrivaient sur ces singulières régions,
vassales du Tell par une loi inexorable, parce que ce n'est que du Tell
qu'elles peuvent tirer leurs substances. « Nous ne sommes partisans ni
d'Abd-el-Kader ni des Français, disaient eux-mêmes les enfants du Désert ;
nous sommes les serviteurs de notre appétit. » On sut que derrière la vallée
du grand fleuve Ad-Jedid, déjà visitée ou occupée par nos troupes, il
existait une nouvelle ligne d'oasis, à 120 lieues des rives de la
Méditerranée ; là florissaient les villes de Tuggurt, de Témacine, d'Ouergla,
de Gardeya, de Guerrera ; ces deux dernières, fondées par Mozabites, ou les
membres de la grande tribu des Beni-Mzab, si connus à Alger. Il faut que nos
oreilles se familiarisent avec les noms de cités destinées à devenir
françaises. Ce petit monde isolé dans ces îles de verdure, avait ses lois,
ses mœurs, sa civilisation plus avancées qu'on ne serait tenté de le croire,
et aussi ses querelles, résultats d'anciennes inimitiés ou de la rivalité du
commerce ; quelques peuplades gardaient avec Tunis des relations qu'elles ne
paraissaient pas décidées à changer ; d'autres reconnurent d'elles-mêmes les
Français pour leurs suzerains et leur envoyèrent des députés. Au-delà, il n'y
a plus d'habitations fixes ; le véritable Désert étend sans interruption ses
ondes de sable, traversées périodiquement par des caravanes, qui font le
commerce de la Nigritie. Nous n'avions plus là de résistance à attendre, ni
de soumissions à espérer ; sur plusieurs points, nos relations avec les
Indigènes, commençaient donc à atteindre la limite possible de notre
domination et les frontières naturelles de l'Algérie. Les
victoires de l'Isly, de Tanger, de Mogador, remportées sur l'Empereur du
Maroc, n'avaient agi qu'indirectement sur un ennemi bien plus redoutable pour
nous. Peut-être même l'influence morale d'Abd-el-Kader s'accrut-elle par
l'humiliation du seul pouvoir qui dut la balancer, dans l'esprit des bons
Musulmans. Aussi, soit mauvaise volonté, soit impuissance, les premières
démonstrations d'Abder-Rhaman contre le redoutable exilé, n'avaient produit
aucun résultat, et ce dernier malgré la teneur expresse du traité de Tanger,
dressait insolemment sa bannière derrière la Mouilah, comme une menace
perpétuelle pour les deux empires. Sa tente y devint un but de pèlerinage
pour toutes les populations africaines. On venait de très loin pour baiser,
pour charger de présents cette main tant de fois teinte du sang des
Chrétiens. Plusieurs familles des tribus entières fixaient momentanément
leurs errantes demeures auprès du Sultan, emblème vivant de leur religion et
de leur nationalité : l'Émir encourageait ces émigrations par ses intrigues,
et en attendant mieux, il acquerrait des sujets, à la place du territoire que
nous lui avions enlevé ; importante conquête, dans un pays où jamais la terre
ne manque à l'homme, et où l'homme manque constamment à la terre ; une foule
d'émissaires repartaient ensuite - d'auprès de lui, chargés de lettres pour
les nombreux partisans qu'il conservait encore dans toute l'Algérie ; une
vaste conspiration fut bientôt ourdie pour l'insurger toute à la fois, et nos
officiers n'avaient réussi qu'à en saisir quelques ils détachés, tant les
Arabes sont naturellement réservés, tant leurs relations avec leurs
vainqueurs étaient rares et contraintes ; c'était surtout chez les
populations qui étaient venues à nous le plus facilement, et qui par conséquent
avaient le moins souffert des maux de la guerre, que le complot comptait le
plus d'adhérents. Les Arabes sont capables de tout souffrir, hors le repos et
le bien-être ; depuis que nous n'agissions plus, leurs têtes fermentaient, et
les mêmes hommes qui nous avaient servi fidèlement sur le champ de bataille,
conspiraient depuis que la paix était rétablie : les Béni-Amer, en se
réunissant an général Mustapha, en 1845, avaient précipité la chute
d'Abd-el-Kader : ils se préparaient à combattre en 1845 pour hâter son retour
: les généraux Bedeau et Cavaignac, successivement commandants de Tlemcen,
avaient surveillé attentivement leurs menées et fait arrêter quelques-uns des
chefs les plus compromis, sans pouvoir intimider les autres. Ces éléments de
désordre se combinant avec d'autres précédemment rassemblés produisirent
enfin une explosion qui, bien que promptement étouffée, et paraissant sans
connexion avec l'état général du pays, n'en était pas moins effrayante par
l'indomptable fanatisme qu'elle décelait chez ceux qui y prirent part. Dans
toutes les nationalités, quelque soit leur état social, leur religion, leur
latitude, on rencontre des hommes doués d'une imagination ardente et
inquiète, dont le propre est d'outrer l'esprit du milieu qui les entoure, que
cet esprit soit religieux, patriotique ou anarchique ; inhabiles à créer,
mais puissants pour détruire, ils sont facilement comprimés dans une époque
tranquille, et deviennent naturellement les chefs de toute révolution qui se
prépare. Tels étaient ces puritains ou indépendants, qui, dirigés par Cromwel,
précipitèrent du trône le roi Charles Ier d'Angleterre. Étrange analogie,
depuis longtemps existait en Algérie, une secte imbue des mêmes principes,
des mêmes tendances et portant le même nom, car ils s'appelaient eux-mêmes
les indépendants, en arabe Darkaouas ; à la constitution aristocratique des
Arabes, ils voulaient substituer la démocratie kabyle, aussi était-ce aux
classes inférieures qu'ils s'adressaient surtout : connaissant l'énorme
puissance de la religion sur les Musulmans, ils outraient avec ostentation
toutes les pratiques extérieures de leur culte, en l'entremêlant de
cérémonies bizarres et particulières ; ils frappaient ainsi l'imagination du
bas peuple, auprès duquel on est d'autant plus sûr de réussir, qu'on emploie
des moyens plus extraordinaires et en apparence plus absurdes. Ils finirent
par acquérir un tel ascendant dans la province d'Oran, qu'ils y balançaient
le pouvoir des Turcs au commencement de ce siècle ; alors leur chef
Ben-Chérif périt au milieu des vastes projets qu'il méditait, et ses
partisans furent dispersés ; ils n'en continuèrent pas moins à se propager
dans l'ombre, et Abd-el-Kader qui trouvait en eux une influence rivale de la
sienne, les combattit sans pouvoir les détruire ; une haine commune les
réunit ensuite contre les Français, et les émissaires de l'Émir trouvèrent
constamment dans les Darkaouas des instruments dévoués et fanatiques de leurs
projets, d'autant plus redoutables qu'ils savaient les envelopper d'un
mystère impénétrable. Sur ces entrefaites, arriva de l'ouest chez les
Ouled-Brahim, fraction des Beni-Amer, un Marabout publiant partout que
l'Empereur du Maroc venait d'être renversé du trône, en punition de son
alliance avec les chrétiens, que son successeur l'avait envoyé, lui, le serviteur
de Dieu, pour chasser les infidèles de l'Afrique. Il promet à tous ceux qui
voudront le suivre de les rendre invulnérables ; les Ouled-Brahim
s'enflamment et se décident à tenter un coup de main sur le poste de
Sidy-Bel-Abbès établi au milieu d'eux ; la plupart des Beni-Amer
connaissaient leurs projets, mais ne voulurent pas les révéler, soit
sympathie pour les conjurés, soit crainte de leur vengeance, soit manque de
foi dans la réalité du complot ; en effet au moment de l'exécution les
Ouled-Brahim reculèrent, et 58 Darkaouas furent les seuls qui persistèrent
jusqu'au bout dans leur folle entreprise ; ils prirent jour pour le 30
janvier ; le chef de bataillon Vinoy qui commandait le camp de
Sidy-Bel-Abbès, en était alors absent avec une partie de la garnison, pour
punir un vol commis dans le voisinage ; mais il ne paraît pas que cette
circonstance ait été pour rien dans la détermination des conjurés ; vers les
dix heures du matin, ils se mettent en marche, leurs armes cachées sous leurs
burnous, des bâtons dans leurs mains, sans apparence hostile. Ils étaient
précédés de quelques enfants et récitaient des prières d'un air inspiré ; ils
arrivent ainsi en vue des soldats dont leur étrange physionomie excite la
risée ; la sentinelle qui gardait l'entrée du poste veut la leur interdire,
sans cependant user de violence ; alors un arabe s'approche comme pour lui
parler et l'étend mort d'un coup de fusil ; à ce signal ses compagnons
saisissent leurs armes, se précipitent dans la redoute, attaquant tout ce qui
se trouve sur leur passage ; ils se portent droit au logement du commandant,
tuent le factionnaire qui veillait à sa porte et envahissent l'intérieur.
Mais les Français revenus de leur premier étonnement avaient promptement
saisi leurs armes ; officiers et soldats fondent sur l'ennemi ; une lutte
acharnée s'engage, et la bravoure et la supériorité du nombre ont bientôt
vaincu le fanatisme de ces misérables ; ceux qui échappent aux premiers coups
veulent fuir par où ils sont entrés ; heureusement que le passage était
gardé. Alors ils essaient de franchir les parapets ; mais, là encore, ils
trouvent une rangée de baïonnettes, maniées par des hommes dont ils n'ont
point de grâce à attendre. Ils se font tuer jusqu'au dernier ; 58 Darkaouas
étaient entrés dans la redoute, et 58 cadavres furent comptés sur la place.
Le commandant Vinoy, averti par un coup de canon, arrive enfin, ne comprenant
rien à ce qui venait de se passer. Chemin faisant, il avait rencontré deux
Adouars en pleine émigration, mais qui ne renfermaient que des femmes et des
enfants. Il les ramenait au camp, 'sans avoir éprouvé de résistance ;
c'étaient les familles des malheureux qui venaient de se faire massacrer. On
chercha, mais en vain, à en obtenir quelques éclaircissements. Les femmes,
mises en présence des cadavres encore palpitants de leurs maris, ne
manifestèrent aucune émotion, et affectèrent de ne pas les reconnaître. Il
était important cependant de savoir d'où provenait un acte si extraordinaire.
Le commandant Walsin-Esterhazy, chef du bureau arabe d'Oran, fut envoyé sur
les lieux pour faire une enquête. Il était au courant des habitudes et du
caractère des indigènes, et parvint à découvrir la majeure partie de la
vérité. Les Ouled-Brahim furent désarmés ; on leur enleva leurs chevaux de guerre
et tous leurs moyens de transport ; ordre leur fut donné de camper toujours à
portée du camp français. Enfin, pour dernière mesure, on changea leur Caïd,
et cette échauffourée, sans analogue dans nos guerres d'Afrique, finit aussi
rapidement qu'elle avait commencé ; seulement, une partie des Beni-Amer
parvint alors à s'échapper, et rejoignit Abd-el-Kader sur les bords de la Mouilah. Tout
était donc tranquille quand, deux mois après, le maréchal Bugeaud, de retour
de France, reprenait son commandement à Alger, annonçant l'espérance
d'envahir prochainement la grande Kabylie. Il ne se doutait guère alors que toutes
les forces des provinces d'Alger et d'Oran seraient bientôt à peine suffisantes
pour garder leurs anciennes conquêtes. Les complots d'Abd-el-Kader n'avaient
presque au contraire aucune ramification dans la province de Constantine,
dont le calme ne se démentit pas. Son Gouverneur, le général Bedeau, en
profita pour étendre dans le printemps 1845 la domination française sur les
monts Aurès. Nous allons d'abord jeter un coup d'œil sur son expédition pour
n'avoir plus à nous occuper que des événements bien plus importants, qui se
passèrent dans l'ouest de la régence. Le duc
d'Aumale, pendant son gouvernement de Constantine, avait noué quelques
relations avec les montagnards de l'Aurès, que le colonel Lebreton,
commandant à Batna, avait eu mission de suivre. Elles n'eurent aucun résultat
à cause de l'influence d'Achmet-Bey et de l'ancien Kalifat d'Abd-el-Kader,
retiré chez eux, comme nous l'avons précédemment raconté. Le successeur du
duc d'Aumale reçut l'ordre d'employer la force, puisque la persuasion avait
échoué. Il partit de Batna, le 1er mai 1845, s'avançant vers l'est ; il
soutint quelques heureux combats, obtint plusieurs soumissions et parvint le
4, à Médina, point central de ces montagnes, où il établit un dépôt
d'approvisionnements à portée des troupes pendant tout le reste de son
expédition. De là, inclinant un peu au sud, toujours en combattant, il
s'empara d'Aydroussa, village Kabyle, qui fût livré aux flammes, pour punir
les habitants de leur hostilité. Après cette exécution, toute résistance
sérieuse cessa. Le général Bedeau parcourut la chaîne entière de l'Aurès,
recevant des soumissions, exigeant des contributions, dont le total monta à
120.000 francs. Il traversait un pays pauvre, montagneux, difficile. L'industrie
des habitants y a fait de grands efforts pour vaincre la stérilité du sol ;
le fond des vallées y est bien cultivé, et nourrit de nombreux arbres
fruitiers, principale ressource du pays, et que les Français ménagèrent avec
soin. Cette expédition, qui fit sentir à ces contrées éloignées la force de
la France, pouvait passer plutôt pour une reconnaissance que pour une
conquête bien réelle ; elle était terminée le 21 juin, jour auquel le général
Bedeau rentrait à Batna. La
conquête ou la reconnaissance de l'Aurès réalisait l'un des projets favoris
du maréchal ; mais, sans aller chercher des ennemis aussi loin, il existait à
trente lieues d'Alger, un foyer d'hostilité trop négligé, d'où partit
l'étincelle qui devait rallumer un vaste incendie. Dans la partie ouest du
Dara, tout le long de la mer, au milieu de rochers encore inexplorés, deux ou
trois petites tribus étaient restées en dehors de la domination française. On
espérait qu'enlacées par des populations soumises, elles finiraient par
reconnaître leur faiblesse, implorer notre protection, ou du moins qu'elles
s'ab tiendraient de toute manifestation malveillante. Il n'en fut rien ;
bravant hautement une force qu'elles n'avaient pas éprouvée, elles offraient
un asile à tous les brouillons arrivant de l'ouest, et répandaient autour
d'elles une atmosphère d'inquiétude et d'hostilité ; le pont de pilotis jeté
sur le Chélif, qui permettait à la division de Mostaganem de surveiller ces
turbulents montagnards, ayant été emporté par les crues de l'hiver, le champ
resta libre aux agitateurs, et une misérable jonglerie donna la première
impulsion à la révolte préparée de longue main. Le principal instigateur en
était un homme, à peine âgé de vingt-cinq ans, nommé Mohammet-Ben-Abdala,
devenu depuis si célèbre sous le nom de Bou-Maza. Issu d'une famille illustre
du Maroc, qui faisait remonter son origine jusqu'au fondateur de l'Islamisme,
il s'était fait remarquer dès son enfance par son enthousiasme religieux. A
dix-huit ans, un Derviche lui prédit qu'il était destiné à purger l'Afrique
de la présence des infidèles. Dès lors, toutes les pensées du jeune Chérif,
c'est-à-dire du descendant du prophète, n'eurent plus qu'un seul but,
l'accomplissement de sa mission. Affilié à la secte des Mouley-Abd-el-Kader,
une de ces corporations religieuses qui ont tant d'empire sur les Musulmans
de la Régence, il la parcourut tout entière, soufflant dans toutes les âmes
le feu dont la sienne était animée. Caché sous le sale costume d'un
prédicateur vulgaire, il séjourna trois ans dans le Dara, étudiant les hommes
et les choses avec une profondeur bien rare dans un âge aussi tendre. Dans le
courant d'avril 1845, il se présente dans une assemblée de Kabyles, et leur
prêche la guerre sacrée. Un chef l'engage à porter ailleurs ses prédications,
et à ne pas attirer dans leur pays le fléau de la guerre ; le prophète, comme
tous ses pareils, promet une victoire certaine, se prétend invulnérable, et
pour toute preuve, engage le chef Kabyle à faire feu sur lui. Ce dernier s'y
décide après quelque hésitation, son fusil ne prend pas ; nouvel essai de la
part d'un assistant, même résultat. Alors plus de doute, voilà le prophète
qui doit faire triompher la cause de l'Islamisme ; on lui arrache ses
haillons, on le recouvre des plus beaux habits qu'on peut trouver ; on le
porte en triomphe à travers le pays, et tous les habitants se réunissent pour
marcher contre les Chrétiens. Le prophète se faisait suivre d'une chèvre,
dont le lait, disait-il, pourrait nourrir tous les combattants pendant le
temps de la guerre. De là lui vint le nom de Bou-Maza, le père de la
chèvre, qui devint bientôt si fameux. La nouvelle de l'insurrection, comme un
coup électrique, remue tout le Dara ; les habitants de Mazouna eux-mêmes,
naguère si hostiles à l'Émir, se joignent en partie aux insurgés. Nos Caïds
sont décapités dans l'exercice de leurs fonctions : quelques Français,
surpris loin des leurs sont massacrés. Le 18 avril, un bataillon de chasseurs
d'Orléans, fort de 370 hommes, et commandé par M. Canrobert, essuie aux
environs de Tenez, les premiers coups d'une multitude fanatisée. Entouré par
2.000 Kabyles, après deux jours de combats, il parvient à se dégager ; mais
avec une perte aussi nombreuse que celle éprouvée à la bataille de l'Isly.
Cinq jours après un autre bataillon, chargé de la correspondance entre Tenez
et Orléansville, eut à combattre constamment pendant toute la route pour
s'acquitter de sa mission. Triomphant de ses succès dans le Dara, Bou-Maza
vole dans l'Ouarenséris, qui renfermait à peu près les mêmes germes de
révolte, et ses pas allument partout l'incendie. Au même moment, un mouvement
ayant des ramifications dans toute la contrée entre le Chélif et la Mina,
éclate chez les Sdamas, et les émissaires de l'Émir, redoublant d'activité,
inondent toute l'Algérie de ses lettres et de ses promesses de retour.
Cependant la masse de la population resta tranquille, et quelques assassinats
signalèrent seulement l'agitation des esprits, dans les tribus qui ne prirent
point part à l'insurrection. Le Gouverneur remettant à un autre moment ses
projets sur la Kabylie, et laissant aux commandants de Tenez, d'Orléansville
et de Cherchel le soin de réduire le Dara, marcha en personne contre
l'Ouarenséris ; et, le 5 mai 1845, il entrait dans le territoire insurgé. Au
premier aspect, il lui parut vide d'habitants. Malgré leur fanatique
ignorance, les Kabyles avaient éprouvé trop de fois la force de nos armés
pour ne pas les redouter ; ils s'enfuyaient sans essayer de combattre.
Plusieurs mêmes restèrent chez eux et demandèrent grâce ; mais le Gouverneur,
si souvent trompé par leurs promesses, avait résolu cette fois de ne leur
pardonner qu'autant qu'ils livreraient leurs armes. Jamais les Turcs
n'avaient employé une pareille mesure ; ils étaient trop faibles en
infanterie pour pénétrer profondément ces sauvages retraites. Aussi les
révoltes des Kabyles, contre leurs anciens maîtres, rempliraient-elles
plusieurs volumes. Les conditions si nouvelles et si pénibles du maréchal,
furent d'abord très mal reçues des montagnards. Les plus ardents voulurent
combattre et perdirent une soixantaine d'hommes ; ils finirent enfin par
s'exécuter. Le Gouverneur reçut plus de 2.000 fusils, dont il envoya la
majeure partie à Orléansville, après avoir brisé les plus mauvais. Il fit
dresser ensuite une liste de plusieurs individus, signalés comme les
incorrigibles instigateurs de tous les désordres, et ordre fût donné de les
saisir partout où on les trouverait pour les envoyer en France. Il laissa
enfin le soin aux généraux Bourjolly et Reveu le soin de compléter le
désarmement de tout le territoire, et revint à Alger reprendre les rênes du
gouvernement. Les
insurgés de Dara furent plus difficiles à réduire. Bou-Maza y avait établis
on quartier-général, et sa présence lui conservait un ascendant que ses
revers successifs auraient dû cependant lui faire perdre. M. de Saint-Arnaud,
commandant d'Orléansville, marcha contre lui les premiers jours de mai, avec
la mission de n'accorder le pardon aux tribus soulevées, que lorsqu'elles
auraient livré 4.900 fusils, montant de cette contribution de nouvelle espèce,
à laquelle les avait condamnées le gouverneur, Les premières opérations de M.
de Saint-Arnaud amenèrent la soumission des Beni-Hidja, qui livrèrent 600
fusils ; il rencontra ensuite une grande bande d'insurgés, commandés par Bou-Maza
lui-même, les battit le 20 et 21 mai, leur tua 400 hommes, leur prit beaucoup
de femmes, d'enfants et de bestiaux, sans pouvoir les soumettre. Ces deux
combats ne lui avaient coûté que trois ou quatre hommes. De retour à
Orléansville, le 25, il y trouva le gouverneur qui était venu y faire une
apparition pendant ses opérations dans l’Ouarenséris, et en reçut l'ordre de
pousser la guerre avec un surcroît d'énergie et d'activité. On lui adjoignit
le colonel Pélissier, commandant une nouvelle colonne. Celui-ci ayant à ses
ordres le Kalifat Sidi-Arribi, dont les possessions s'étendaient sur les
bords du Bas-Chélif, devait descendre cette rivière, puis remonter au nord
pour prendre à revers, en tournant à l'est, toute cette chaîne de montagnes
dont les versants du nord regardent la mer, et où les Français n'avaient
encore jamais paru. M. de Saint-Arnaud, partant de Ténez, marchait à sa
rencontre en s'avançant vers l'ouest ; celui-ci exécutant la tâche dont il
était chargé, rencontra le 31 mai le Chérif Bou-Maza, marchant à la tête d'un
nombreux rassemblement de tribus. Il le bat, lui tue une centaine d'hommes,
disperse sa troupe, et parvient au lieu du rendez-vous. Le colonel Pélissier
n'avait pas obtenu des succès si rapides : il opérait vers le Bas-Chélif,
quand le Kalifat Sidi-Arribi, qu'il avait avec lui, apprit que Bou-Maza, déjà
rétabli de sa défaite du 51 mai, a juré de détruire la belle habitation que
la famille des Arribi possédait sur la rive droite du Chélif, au sud-ouest de
Mazouna ; avec les cavaliers arabes qu'il avait à ses ordres, le Kalifat
marcha au secours de l'héritage de ses pères, et, le Il juin, battit si
complètement le Chérif, que celui-ci, vaincu pour la quatrième ou cinquième
fois, cessa dès lors de tenir la campagne. Cette journée eut cela de
remarquable que pas un Français n'y prit part. Le colonel Pélissier profita
des succès de son lieutenant indigène, et poursuivit à outrance les
populations rebelles, démoralisées par le dernier échec ; il parvint ainsi
chez les Ouled-Rhias, petite tribu qui n'avait jamais voulu se soumettre,
parce qu'elle possédait sur son territoire un lieu de refuge jusqu'alors
inexpugnable. Recueillons-nous un instant avant de raconter un épisode si
tristement célèbre. Les
parties montagneuses de l'Algérie renferment un grand nombre de grottes, dont
les populations voisines s'étaient fait de véritables forteresses ; du temps
des Turcs, elles s'en servaient fort souvent pour refuser l'impôt, et quand
la cavalerie du gouvernement se présentait pour l'exiger, elles se retiraient
dans leurs cavernes, où l'on ne savait pas les forcer ; un prestige
superstitieux avait fini par s'attacher à ces sauvages retraites. Les
indigènes s'y croyaient à l'abri de toute puissance humaine. Abd-el-Kader,
lui-même, l'avait éprouvé à l'égard des Sbéas qui, deux fois en révolte
contre son autorité, s'étaient réfugiées dans leurs grottes, où il ne parvint
à les réduire qu'en les faisant bloquer par les tribus voisines, qui lui
étaient dévouées. Les Français parcourant rapidement le pays pour le
soumettre, toujours pressés par le manque de vivres ou le besoin de combiner
leurs mouvements, ne pouvaient employer un pareil moyen et avaient imaginé
d'enfumer ces cavernes pour forcer les défenseurs à en sortir. D'autres fois
on les attaquait à force ouverte, et l'on perdait bien assez de monde,
surtout des officiers, qui étaient toujours les premiers à se jeter au rond
de ces obscures et difficiles repaires. A l'arrivée du colonel Pélissier chez
les Ouled-Rhias, une partie de la tribu, après bien des hésitations, finit
par se soumettre ; les autres se retirèrent dans leurs grottes, où ils
avaient déjà envoyé leurs familles et leurs troupeaux. L'entrée en était
située au fond d'une gorge étroite, formée par des rochers à pic de plus de
cinquante mètres de haut, entre lesquels on ne peut s'avancer qu'homme à
homme ; une compagnie de grenadiers s'y engagea dans la matinée du 18 juin
1845, essuya une décharge meurtrière, et fut forcée de rétrograder. Insister
davantage eût été folie ; tout le corps français eût été détruit avant
d'enlever une pareille position. Un ruisseau qui traverse les grottes, les
vivres abondants que les Kabyles y avaient entassés, leur permettaient d'y
soutenir un blocus de plusieurs semaines, et les moments du colonel étaient
comptés. Il envoya des parlementaires indigènes, qui furent reçus à coups de
fusil, et l'un d'eux fut tué. M. Pélissier, après bien des hésitations,
résolut alors d'employer le moyen recommandé par le gouverneur dans les cas
extrêmes ; mais la suite prouvera jusqu'à l'évidence qu'il voulait seulement
forcer les assiégés à se rendre, et non pas les détruire. Il fit faire des
fascines qu'on entassa devant l'ouverture des grottes, en les jetant du haut
des rochers ; les Ouled-Rhias essayèrent d'abord de les retirer, mais gênés
par les coups de fusil d'un détachement qu'on avait mis en embuscade, et
encombrés par la grande quantité des fascines qui arrivaient sans cesse, ils
durent renoncer à cette opération ; de la même manière, on fit tomber des
gerbes de feu, et l'on alluma cet immense amas de bois, qui brûla toute la
journée du 28 juin. Alors
on entendit dans l'intérieur un tumulte effroyable formé de cris, de
gémissements, de coups de fusils ; les assiégés commençant à être suffoqués,
délibéraient sur le parti qu'ils devaient prendre : la délibération dégénéra
en combat, les plus violents l'emportèrent, et il fut résolu qu'on se
défendrait jusqu'à la mort ; espérant que l'ennemi finirait par se rendre, le
colonel suspendit le feu et l'on recommença les pourparlers ; le 19, à neuf
heures du matin, un Kabyle s'échappa à travers le foyer encore brûlant, et
vint offrir sa soumission ; on le renvoya vers les siens, pour leur dire que
les assiégés ne seraient point regardés comme prisonniers de guerre, que
leurs personnes et leurs biens seraient scrupuleusement respectés, mais
qu'ils devaient se rendre et livrer leurs armes ; Les Ouled-Rhias refusèrent,
rentrèrent dans leurs grottes et recommencèrent la fusillade sur les Français
et sur ceux des leurs qui tentaient de s'échapper. Trois heures leur furent
laissées pour réfléchir encore. Enfin, le 19 dans la soirée, le feu fut
rallumé et alimenté toute la nuit ; un vent violent et qui portait les
flammes directement dans les grottes, souffla sans relâche. Bientôt les cris,
les détonations d'armes à feu recommencèrent. Qui peindra les scènes épouvantables
qui se passaient alors aux entrailles de la terre ? à chaque instant on
s'attendait à voir les Ouled-Rhias s'élancer à travers les flammes et
demander grâce ; il n'en fut rien. Peu à peu les cris s'apaisèrent, les
détonations cessèrent et l'on n'entendit plus que le pétillement des flammes
à travers les bois verts et par intervalle le craquement des rochers que la
violence du feu faisait éclater. Le
drame marchait rapidement vers son horrible dénouement ; mu enfin par un
sentiment de pitié, le colonel ordonna, vers une heure après minuit, de
cesser d'alimenter le feu ; mais le brasier était si ardent qu'on ne put le
franchir que vers les quatre heures du matin. Le détachement qui pénétra le
premier dans la grotte espérait trouver les Ouled-Rhias domptés mais non
détruits. Dès l'entrée, une odeur cadavéreuse et sans analogue fit pressentir
une catastrophe : des débris de vêtements encore en flammes, des bestiaux
calcinés obstruaient le passage. Au fond d'un réduit étaient amoncelés des
corps entièrement nus et dont les membres disloqués annonçaient les
convulsions d'une mort affreuse ; presque tous avaient le visage tourné
contre le sol pour y respirer un reste de fraîcheur ; le sang leur sortait
par la bouche et les narines. Parmi eux se trouvaient plusieurs femmes
serrant encore leurs enfants dans leurs bras ; on compta en tout plus de 800
individus ; 760 avaient cessé de souffrir, les autres respiraient encore. On
s'empressa de les extraire de cet infernal réduit ; vingt expirèrent en
revoyant la lumière. En
apprenant ces tristes détails, le colonel fut atterré ; il se refusa d'abord
à y croire, mais forcé de se rendre à l'évidence, il se sentit frappé d'une
déplorable célébrité qu'il avait pressentie, sans savoir comment l'éviter. Il
donna ses ordres pour que les malheureux qui survivaient à tant de
souffrances fussent traités avec tous les soins possibles. Une dizaine furent
bientôt en état d'être remis en liberté ; autant restèrent quelques temps
malades à l'ambulance. La
résistance du Dara finit avec celle des Ouled-Rhias : toutes les tribus
frappées d'épouvante s'empressèrent d'apporter leurs armes. Cependant les
4.900 fusils exigés d'abord par le gouverneur pour le canton ouest, ne purent
être complétés parce qu'il parut évident que plusieurs tribus n'en
possédaient réellement pas le chiffre auquel elles avaient été primitivement
taxées. Bou-Maza poursuivi de retraite en retraite, accablé des plaintes de
tous les malheureux qui l'accusaient de les avoir trompés, abandonna le Dara
pour se réfugier dans l’Ouarenséris ; il n'y fut pas plus tranquille. L'aga
des Sindjès, Hadj-Ahmet, le traqua sans paix ni trêve, lui enleva sa tente,
ses bagages ; et enfin, n'ayant plus à sa suite que deux ou trois partisans,
Bou-Maza revint sur la rive droite du Chélif, se cacher chez les Sbéas. Cet
Hadj-Ahmet, que nous voyons défendre si activement nos intérêts, était un
homme d'une naissance obscure, mais d'une grande réputation de bravoure, que
le gouverneur au commencement de 1843, avait nommé Aga des Sindjès et d'une
partie de l'Ouarenséris. Alors nos troupes soumettaient, pour la seconde
fois, les deux rives du Chélif, et les grandes familles indigènes, en
possession depuis des siècles de gouverner leurs compatriotes, ou quittaient
le pays, ou se montraient constamment hostiles ; force fut donc à
l'administration française de choisir ses agents musulmans parmi des plébéiens
peu influents ; Hadj-Ahmet, du reste, se montra digne du rang auquel il
semblait que son origine ne l'avait pas destiné ; il aimait les Français et
leur savait gré de l'avoir distingué au milieu de la foule pour l'élever
au-dessus de ses concitoyens. Mais le zèle qu'il montrait pour notre service
lui avait fait beaucoup d'ennemis. Malgré notre soutien toujours énergique,
son influence avait peu grandi ; hors de sa présence, ses administrés
eux-mêmes ne le nommaient qu'avec mépris ; c'était toujours pour eux Ahmet le
parvenu. Le
calme paraissant rétabli dans toute la province, Hadj-Ahmet désira pour
épouse à son fils une jeune fille appartenant à une famille illustre de la
petite ville de Mazouna ; le pouvoir dont il était revêtu le fit agréer, mais
l'orgueil des Arabes s'en indigna, et Bou-Maza saisit cette occasion de
rallumer des passions comprimées mais non éteintes ; jurant de se venger de
cet indigne persécuteur devant lequel il s'était vu forcé de fuir, lui le
descendant de Mahomet, il parvint à faire entrer dans ses projets une portion
des Sbéas, qu'on croyait non-seulement soumis de bonne foi, mais encore hors
d'état de rien entreprendre, par suite des pertes nombreuses qu'ils avaient
essuyées. Pendant ce temps, Ahmet avec sa famille célébrait à Mazouna un
hymen qui devait lui coûter la vie. Il revenait avec une brillante cavalcade,
et la jeune épouse qu'il conduisait à la tente de son fils, les armes
n'étaient chargées qu'à poudre pour exécuter les détonations avec lesquelles
les Arabes célèbrent toutes leurs joies, quand il aperçut au défilé de Méran,
un groupe d'Indigènes à la tête desquels marchaient deux cavaliers en burnous
rouges ; cette couleur étant celle des soldats du Caïd des Sbéas, il crut que
ce chef venait rendre hommage à sa belle-fille, et le malheureux se trouvait
en face de Bou-Maza, à la tête des conjurés ; arrivés à portée, les Sbéas
font feu presque à bout portant : Ahmet tombe avec douze des siens, le reste
se dissipe sans combattre ; la jeune mariée, la fille d'Ahmet, tous ses
bagages, sont la proie des meurtriers. Trente Spahis à la solde de France, que
le commandant d'Orléansville avait donné à l'Aga pour lui faire honneur,
essayèrent seuls de résister ; mais trop peu nombreux, ils perdirent
plusieurs des leurs et furent forcés de se retirer. Ahmet, couché sur le
gazon, respirait encore ; il serrait la main de sa fille chérie et lui disait
adieu, car il avait enfin reconnu Bou-Maza et savait qu'il n'avait point de
grâce à attendre ; déjà les Sbéas allaient lui couper la tête, lorsque
Bou-Maza, pour rendre sa vengeance plus cruelle, arrête ses Séides et
reproche au blessé son alliance avec les Français ; la réponse d'Ahmet ne
démentit ni son courage ni sa loyauté. Pour en finir, Bou-Maza appuie son
pistolet sur la tête d'Ahmet et lui fait sauter la cervelle entre les bras de
sa fille. A peine
le sang de notre brave et malheureux allié était-il refroidi, qu'il fut vengé
par le com- mandant Manselon ; cet officier qui commandait un poste établi au
marché des Beni-Ourack, par une marche de nuit, surprit et saccagea deux
Adouars appartenant aux Sbéas coupables. Quelques jours après, Bou-Maza, à
son tour, dévasta les Ouled-Farès, aux portes d'Orléansville ; le pays
devenait inhabitable pour tous les partis ; trois colonnes françaises furent
mises en mouvement contre ce terrible chef de partisans qui se jouait de
toutes ses défaites ; fuyant devant l'une d'entre elles, poursuivants et
poursuivis étaient également hors d'haleine, quand une seconde colonne, par
un heureux hasard, se présenta pour relayer la première ; il semblait cette
fois que Bou-Maza ne pouvait échapper ; son frère, tous ses principaux
partisans venaient d'être tués à ses côtés ; il se jette dans des chemins
épouvantables, perd tous ses bagages, mais sauve encore une fois sa tête. Il
reparait bientôt sur les bords de la mer, chez les Ouled-Younès, à la tête
d'une centaine de cavaliers. Le lieutenant-colonel d'Allonville avec ses
spahis, exécute une marche de nuit pour le surprendre ; Bou-Maza prévenu, se
sauve avec une de ses femmes sur un rocher que les chevaux des spahis ne peuvent
gravir ; tout ce qu'il avait pu réunir de nouveau fut enlevé par M.
d'Allonville. Alors fut délivrée la fille d'Hadj-Ahmet, qui donna tous les
détails sur la mort de son héroïque père. Les
trois colonnes françaises ne sachant plus où chercher Bou-Maza, avaient
dirigé leurs efforts contre la fraction hostile des Sbéas, qui se retirèrent
dans leurs fameuses grottes. Comme tout le pays était alors à peu près
tranquille, on eut le temps de les y bloquer, sans s'aider du moyen qui
venait d'à voir un si résultat essai chez les Ouled-Rhias ; on essaya de
miner le rocher, pour traquer ces derniers insurgés ; une explosion en tua
plusieurs ; le reste, effrayé, se rendit. Plus coupables que les malheureux
Ouled-Rhias, ils furent bien moins sévèrement punis. Les
succès de Bou-Maza, comme prédicateur de la guerre sainte, lui avaient
suscité une foule d'imitateurs, qui se disaient ses lieutenants, prenaient
quelquefois son nom, et ne manquaient pas de grouper une multitude ignorante,
qui courait à l’envi se faire massacrer à leur suite. Presque chaque tribu
avait alors son Chérif, offrant tous la même physionomie morale, mélange
d'ambition de patriotisme et de religion. Moins heureux que leurs chefs,
presque tous ces prophètes eurent une fin tragique. Un des moins malheureux
fut un nommé Mohammet-Ben-Said, qui prêchait à l'est de Ténès : battu et
poursuivi par le colonel Ladmirault dès le commencement de la guerre, il vint
rejoindre Bou-Maza, et l'on n'en entendit plus parler ; un second, du nom de
Ben - Aicha, ancien porte-drapeau d'Abd-el-Kader, homme résolu et énergique,
tenta un mouvement à une journée de Miliana, au centre du Dara. Il y
rencontra notre aga Goberini, qui s'empara de sa personne, le laissa
échapper, le reprit, et cette fois pour plus de sûreté lui fit couper la tête
; reconnaissable à une blessure que Ben-Aicha avait reçue sous les murs de
Blida, elle fut exposée aux portes de Cherchel, comme exemple à tous ceux qui
seraient tentés de l'imiter. Un
troisième prophète eut un sort encore plus funeste : après une vaine
tentative d'insurrection chez les Beni-Zug-Zug, il porta vers la fin d'août
ses prédications chez les Beni-Ménacer, et leurs voisins les Beni-Ferrats. Le
commandant de Cherchel dépêcha sur-le-champ 550 hommes pour dissiper le
rassemblement avant qu'il eût le temps de se grossir. L'aga des Beni-Ménacer
marchait avec la colonne française ; la rencontre eut lieu le 6 septembre,
sur les bords du Misselmoun ; les insurgés réunissaient 800 hommes, Les
Français les attaquèrent à la baïonnette, et un combat très vif s'engagea ;
déjà nous avions 5 hommes tués et 22 blessés, quand l'aga des Beni-Ménacer et
Un officier de spahis s'avancèrent au milieu des combattants, et reprochèrent
aux révoltés toute la folie de leur conduite. A leur voix, le feu s'arrête ;
le rassemblement se dissipe, et 27 Kabyles des plus résolus saisissent cet
homme sous les ordres duquel ils venaient de combattre, et le conduisent
pieds et poings liés à Cherchel. On pardonna aux insurgés, et le Chérif,
traduit devant un conseil de guerre et condamné à mort à l'unanimité, subit
le 22 septembre sa peine aux lieux mêmes où il avait prêché la révolte. Le
printemps de 1845 venait de voir publier un traité entre la France et le
Maroc, complémentaire de celui de Tanger, et qui fixait d'une manière
positive la frontière des deux territoires ; tout le désert d'Oran nous y
était attribué, et, en effet, il avait toujours fait partie de l'Algérie ; mais
nos armés n'y avaient jamais pénétré ; les populations affectaient
non-seulement d'y braver notre autorité, mais elles insultaient sans cesse le
territoire soumis, en poussaient les habitants à l'émigration, et réussissaient
souvent à entraîner des gens trop bien disposés à les écouter ; elles étaient
soutenues dans leurs tentatives par des réguliers d'Abd-el-Kader, établis au
milieu d'elles, et au moyen desquels l'Émir comptait relever son drapeau dans
cette partie reculée de notre territoire. Contre de pareils ennemis,
l'offensive était la meilleure sinon la seule défense ; en conséquence, le
général Lamoricière confia un détachement au colonel Géry, avec mission de
leur faire sentir enfin les maux de la guerre ; dans le courant d'avril 1845,
le colonel arriva d'abord à Stitten, sans éprouver de résistance. Les
habitants de cette petite ville située au milieu des sables, se dispersèrent
d'abord à l'arrivée des Français, puis rassurés par leur exacte discipline,
ils rentrèrent dans leurs habitations et acceptèrent toutes les conditions
qu'on voulut leur imposer. Plus au sud encore, les Ouled-Chigr maintenaient
une apparence hostile ; le colonel résolut de pousser jusqu'à Brizina, à
vingt lieues sud-ouest de Stitten. Le 27 avril 1845, il était devant Ressoul,
position intermédiaire dont les habitations furent scrupuleusement respectées
; il eut ensuite un petit combat à soutenir pour franchir un passage fort
étroit entre deux rochers qui sont les véritables limites du désert ; le 30
avril, il occupait Brizina, dont il fit sauter le fort ; les habitants de
cette bourgade qui s'étaient montrés hostiles, furent pillés et finirent par
faire un acte de soumission fort équivoque ; le colonel eut un second combat
à soutenir pour revenir sur ses pas. Quoique constamment vainqueur, il
n'obtint que peu de soumissions, et fut ramené dans l'intérieur de nos lignes
par le manque de vivres ; il avait pénétré jusques sous le parallèle de
Tuggurt, à plus de cent vingt lieues de la côte. Pendant
que les fureurs de la guerre dévastaient toute l'Algérie, l’Émir, tranquille
sur les bords de la Mouilah, suivait d'un œil attentif les progrès d'un
incendie qu'il avait allumé ; trop habile pour se compromettre imprudemment
dans la lutte, il se borna d'abord à recueillir les nombreux émigrés qui
venaient grossir ses forces, et à prodiguer des encouragements et des
promesses de retour aux malheureuses populations qui se faisaient tuer pour
lui. Enfin, arriva le moment qu'il jugea favorable pour entrer lui-même en
lice, et dans le commencement de mai, un avis du Caïd d'Ouchda, prévint
l'autorité française qu'Abd-el-Kader était parti pour le sud avec tous les
cavaliers qu'il avait pu réunir, et dont on ne précisait pas le nombre ; il
était le 11 mai aux puits de Mangourra, puis tournant les Schots par le sud
pour marcher à couvert des troupes françaises, il tomba comme la foudre sur
Stitten, et en massacra les habitants pour les punir de leur récente
soumission au colonel Géry. Il se dirigeait ensuite vers les sources de
l'Oued-el-Abd, espérant traiter de même les Harars, quand un mouvement du
général Lamoricière arrêta ses progrès. Il erra quelque temps sur les limites
du Tell, cherchant une trouée pour y pénétrer, vivant de ses prises, et quand
cette ressource lui manquait, s'imposant de gré ou de force à l'hospitalité
des Hamians, grande tribu qui erre sur les rives méridionales des Schots. La
partie est de la tribu qui avait déjà ouvert des relations avec nous, finit
par se lasser de ses exigences. L'Émir, fit arrêter leurs chefs, mais les
Hamians-Chéragas, prenant une attitude de plus en plus menaçante, il
s'aperçut qu'il était allé trop loin et relâcha ses prisonniers, en colorant
cet acte d'un vernis de clémence qui ne trompa personne ; chaque jour il
découvrait que la place devenait plus en plus dangereuse pour lui ; les
populations du Tell qu'il avait en face ne lui donnaient aucun signe de
sympathie, contenues qu'elles étaient par les bonnes dispositions du général
Lamoricière, campé sur les bords du désert et y récoltant en même temps des
foins qui sur ces hauts plateaux sont d'excellente qualité. Tout-à-coup la
nouvelle se répandit que le Caïd d'Ouchda allait attaquer la Smala de l'Émir,
que les frontières du Maroc allaient être fermées aux réfugiés algériens. Alors
Abd-el-Kader, menacé sur ses derrières, redoutant quelque trahison de la part
de ses hôtes, chez lesquels il attirait la guerre et la famine, prit son
parti : il réunit toutes les familles qui voulurent le suivre, et reprenant
le chemin de l'ouest, il était de retour à la fin de juin à sa Déïra, que ses
récentes acquisitions portèrent à 6.000 tentes, pouvant fournir 5.000
combattants, la plupart cavaliers ; il y devint le point de réunion de tous
les aventuriers marocains, ce qui augmenta encore ses forces ; sa présent en
face de nos frontières de l'ouest, y entretenait une sourde fermentation que
nous verrons bientôt se changer en guerre ouverte. Le
colonel Géry, depuis son retour du désert d'Oran, était resté en observation
à Frenda, dont il travaillait à réparer l'enceinte. Dans sa course au
sud-ouest, il était entré en relation avec les Hamians-Chéragas, que
d'anciennes inimitiés empêchaient de s'approvisionner dans le Maroc. L'apparition
d'Abd-el-Kader avaient comprimé les bonnes dispositions des Hamians à notre
égard, sans les détruire. A peine l'Émir fut-il parti pour l'ouest, que les
mêmes chefs, qui sortaient de ses fers, écrivirent au colonel pour le prier
de favoriser par un mouvement le désir qu'ils avaient de remettre tout-à-fait
sous la protection de la France. Sans perdre un instant, le colonel se porta
à la pointe du Schot-Chergui, ou Schot de l'est au lieu-dit Guétifa ; il y
fut rejoint par un rassemblement de 7 à 8.000 individus, qui venaient se
jeter entre ses bras i 200 cavaliers très bien montés formaient leur escorte.
L'alliance fut célébrée par une grande fantasia, il laquelle assistèrent les
femmes des principaux Hamians, portées sur leurs chameaux, dans de riches
palanquins, qui les cachaient à tous les regards. Leur époux se reconnurent
vassaux de la France, furent investis de leur pouvoir en son nom, et
donnèrent des bestiaux à titre de tribut. Le
lendemain 28 juin, toute cette population, marchant à la suite de la colonne
française, s'avança au nord pour s'approcher des bords du Tell, après
lesquels elle soupirait depuis longtemps. On leur assigna des campements
entre Freda et les sources de l'Oued-el-Abd, de manière à relier les Harars
aux Assassenas, et à compléter la ligne des tribus alliées, qui devaient
fermer le pays cultivé aux incursions des habitants des déserts, toujours avides
de visiter les pays à silos. Fruenda, rebâti et fortifié, devait être un lieu
de dépôt et e protection pour toutes les tribus amies, et servir au besoin de
point de ravitaillement pour les troupes françaises. Quatre
jours après que les Hamians-Chéragas eurent cimenté leur alliance avec les
Français, leurs frères de l'ouest, moins sages et moins heureux, essuyèrent
une razzia ruineuse de la part du général Cavaignac. Ils furent poursuivis à
travers le Schot, alors à sec, jusqu'à une lieue des rives méridionales, et
rejetés dans une saison brûlante au fond des sables inhospitaliers du Sahara. Nous
n'avons rien dit encore de la portion est de la province d'Alger, qui
cependant avait alors ses troubles et ses combats. Dans ses plans, pour
insurger toute l'Algérie, Abd-el-Kader comptait se faire un appui des
montagnes insoumises de la Kabylie, où ses partisans les plus dévoués avaient
constamment trouvé un asile, où son Kalifat Ben-Salem jouissait d'une grand
influence. Ce dernier possédait un cachet de son maître, ou du moins
plusieurs lettres signées en blanc de son sceau, et s'en servait pour répandre
comme arrivant de l'ouest les nouvelles vraies ou fausses qu'il jugeait les
plus favorables à ses projets. Ses intrigues embrassaient la partie du Tittery,
au sud du Sébaou, appelée le Dira, du nom d'une montagne ; canton d'autant
plus accessible à la révolte, qu'il avait été conquis presque sans coup
férir. Il était alors dominé par un nommé Bou-Chareg, qui avait résisté à
tous les efforts essayés par le Gouverneur pour se l'attacher. Ben-Salem y
réussit beaucoup mieux, et ces deux hommes réunis soulevèrent tout le pays :
heureusement que le général Marey, commandant à Médéah, arrivait alors très à
propos de chez les Ouled-Naïl pour combattre l'insurrection triomphante. Les
partisans de Bou-Chareg, battus, poursuivis se réfugièrent sur les pentes sud
du Jurjura, où le général Marey était trop faible pour les traquer. Notre
Kalifat Mahiddin, dont l'intelligence et l'activité avait jusqu'alors
conservé la paix dans son gouvernement, rejoignit la division de Médéah avec
800 cavaliers indigènes ; mais Ben-Salem profita de son absence pour envahir
le territoire soumis en 1844, dont les habitants de gré ou de force se
rangèrent de nouveau sous ses étendards, et Mahiddin fut contraint de revenir
en toute hâte pour arrêter ses progrès. Notre brave Kalifat fut remplacé
auprès du général Marey, par M. d'Arbouville, commandant à Sétif, qui
abandonna deux fois la Medjana où tout alors était tranquille pour secourir
la division de Médéah. Les deux généraux réunis escaladèrent les montagnes les
plus sauvages, battirent Ben-Salem qui était venu soulever les Kabyles du
Jurjura, et poursuivirent, sans pouvoir l'atteindre, un nouveau Chérif, surgi
tout-à-coup au sud de Médéah. Le général Marey resté seul obtint encore des
succès contre les insurgés ; ses courses et ses combats se prolongèrent
jusqu'en octobre 1845. A l'exception de quelques fractions de tribus soumises
en 1844, et qui s'étaient jointes à Ben-Salem, ainsi que nous venons de le
dire ; tous nos alliés à l'est d'Alger, résistant aux suggestions des
ennemis, avaient bravement protégé leur territoire à main armée ; mais le
temps des moissons approchait, les cavaliers de nos Agas, qui depuis six
semaines étaient à cheval, avaient besoin d'un peu de repos pour recueillir
leurs récoltes ; ils s'adressèrent au gouverneur qui leur envoya une colonne
commandée par le général Gentil ; celui-ci établit son camp à Aïn-el-Arba,
cinq lieues en avant de Dely. Un rassemblement hostile se forma en face de
lui ; tantôt assaillant, tantôt assailli, le général livra plusieurs petits
combats, ravagea les récoltes ennemies, mais en définitive n’obtint aucune
soumission. Pour en
finir, le gouverneur concentra à Aïn-el-Arba, une colonne de 5.000 hommes
dont il prit en personne le commandement ; Ben-Salem, incapable de lutter
contre de pareilles forces, se retira vers le sud derrière le Sébaou, où il
emmena toutes les populations qui voulurent l'y suivre. Le projet du
maréchal, cependant, n'était point d'étendre ses conquêtes, mais de reporter
ses limites au point où elles étaient à la fin de 1844 ; ce résultat fut
obtenu sans coup férir, les tribus soumises de nouveau furent réorganisées
d'une manière plus sûre. pour les garantir des attaques de celles qui
restaient indépendantes, le gouverneur essaya les voies de la persuasion, et
écrivit aux Beni-Iraten, les chefs de la ligue des montagnes, et leur
reprochant leurs liaisons avec le Kalifat de l'Émir, il les menaça de toute
sa colère s'ils ne restaient pas désormais tranquilles chez eux. Les Beni-Iraten
répondirent courtoisement au gouverneur, en mettant leurs hostilités contre
nos alliés sur le compte d'anciennes inimitiés auxquelles du temps des Turcs,
personne n'avait jamais fait attention. Une seconde lettre du maréchal leur
faisait sentir que la France était trop puissante pour ne pas protéger les
alliés, et la chose en resta là. Le
calme paraissait de nouveau rétabli ; le gouverneur confia encore une fois
tous ses pouvoirs au général Lamoricière, avec la faculté de les exercer sans
même le consulter, mesure indispensable dans une entreprise où la promptitude
de la conception et de l'exécution sont les premiers éléments du succès.
Puis, s'embarquant pour la France, il alla conférer avec le ministre de la
guerre, à Soultberg, d'où il partit pour Excideuil. Le
printemps et l'été 1845 venaient de s'écouler, au milieu de combats
multipliés, d'insurrections toujours renaissantes, mais toujours étouffées et
renfermées dans un cercle assez rétréci. Les efforts d'Abd-el-Kader pour
pénétrer dans le Tell avaient échoué ; il n'avait signalé son apparition sur
les frontières que par le massacre des inoffensifs habitants de Stitten ;
malheureusement la trame de ses complots enlaçait encore toute la Régence.
Rendu à sa Déïra, il en saisit de nouveau tous les fils, et attendit pour les
faire jouer, l'époque la plus critique de l'année, alors que les Arabes
débarrassés de leurs moissons, ne s'occupant pas encore de leurs semailles,
se livrent à toute l'exaltation religieuse que ramène périodiquement le
Ramadan, et l'épée qu'ils étaient accoutumés à redouter était alors bien loin
d'eux. L'autorité française veillait en approchant de ce redoutable moment,
et s'attendait à quelque mouvement ; mais l'événement cette fois dépassa ses
craintes : deux foyers insurrectionnels éclatèrent à la fois, presque le même
jour, avec une pareille intensité, l'un chez les Flitas, l'autre à la
frontière de l'Ouest. Nous raconterons d'abord ce dernier comme le plus
intéressant et par la gravité des événements et par l'importance des acteurs
qui y prirent part. Dans le
courant de septembre, le général Cavaignac avait été averti qu'une grande
fermentation régnait chez les Grossels et les Traras, et que des chefs qui
nous paraissaient dévoués y prêchaient ouvertement la révolte. Pour mieux
juger de la gravité du mal et de l'énergie des coups qu'il devait frapper, il
commença par s'adresser directement aux populations les plus soupçonnées ; la
réponse de quelques-unes ne laissant aucun doute sur leurs intentions
hostiles, il partit le 19 septembre de Tlemcen avec 1.700 hommes, et trois
jours après, il se trouvait au centre du canton insurgé, chez les
Beni-Ouersous, fraction des Traras. Il s'empara d'un village, le crénela pour
s'en faire un moyen de défense, car tout annonçait chez les ennemis un
enthousiasme et une ardeur belliqueuse que le général remarqua dès les
premiers coups de fusils, sans savoir à quoi l'attribuer ; il ignorait encore
que les Indigènes venaient de recevoir la nouvelle de l'entrée en personne de
l'Émir sur leur territoire. Le 25, les Français furent assaillis dans leurs
retranchements, par 400 Kabyles, qui d'un premier élan franchirent les postes
les plus avancés ; le chef de bataillon Peyraguy, vieux soldat de l'Empire,
s'élançant pour les reprendre, tomba mort frappé de trois balles ; ses troupes
cependant repoussèrent les Musulmans, et le lendemain, les Français reprenant
l'offensive, chassèrent les insurgés de toutes leurs positions et les
forcèrent de s'enfuir chez des populations qui n'avaient point encore bougé ;
ils y propagèrent l'insurrection ; tout le cercle de Tlemcen fut bientôt en
feu ; les Indigènes enivrés par la présence de l'Émir au milieu d'eux, ne
respiraient plus que la guerre. Le général, après avoir touché à Lalla-Mégrania,
prit le parti de se concentrer devant Tlemcen, louable prudence qui
malheureusement ne fut pas imitée partout ; inquiet pour le poste
d'Aïn-Temouschen, occupé seulement par 63 hommes et qui éclairait ses
communications avec Oran, il réunit 200 soldats des moins valides de sa
division pour aller le renforcer. Partis de Tlemcen le 27 septembre, ils
devaient être rendus à leur destination dans la matinée du 28 ; Mais Bou-Hamedi,
à la tête d'un groupe nombreux, battait la campagne, et marchait précédé du
contingent des tribus environnantes, la veille nos alliés. Le malheureux
détachement, entouré par des forces qu'il croyait amis, fut forcé de mettre
bas les armes sans tirer un coup de fusil. La
nouvelle de l'entrée de l'Émir sur le territoire de la Régence avait été
apportée à Djemma-Gazouat, par un chef des Souhalias, la dernière tribu du
côté du Maroc. L'Arabe s'adressant au commandant de la place, le
lieutenant-colonel de Montagnac implora de lui aide et protection contre
l'ennemi commun. Était-il de bonne foi dans cette demande de secours, ou
voulait-il seulement attirer le colonel dans un piège ? C'est ce qui n'a
jamais été bien éclairci ; quoiqu'il en soit, M. de Montagnac, officier d'une
rare bravoure et d'une imagination ardente, saisit avec empressement
l'occasion de sortir d'un repos qui lui pesait, et d'attacher peut-être à son
nom la gloire d'avoir débarrassé la France d'un rival, qui depuis si
longtemps bravait toute sa puissance. En réunissant tous les hommes, qui
n'étaient pas strictement nécessaires à la sûreté de la place, il forma une
petite colonne de 400 hommes, dont 65 cavaliers. Il sortit de Djemma-Gazouat,
le 21 septembre à dix heures du soir, pour chercher un ennemi qu'il croit
plus difficile d'atteindre que de vaincre. Dès le lendemain cependant, il
s'aperçut qu'il était surveillé par des forces nombreuses ; car il l'écrivit
au capitaine chargé de commander Djemma-Gazouat en son absence, ajoutant
qu'il né pouvait se retirer sans exposer nos alliés à être écrasés ; et,
qu'en conséquence, il allait continuer de tenir la campagne. Cette lettre
semblerait indiquer qu'il ne fût point trahi par des renseignements perfides,
comme on le crut alors, mais qu'il connut le danger et voulut le braver En
effet, si ses 400 hommes eussent été bien fournis de munitions, s'il les
avait conservés réunis, il est probable qu'il eût pu regagner au moins Djemma-Gazouat
sans de grandes pertes. Il comptait du reste sur l'appui d'une colonne de 800
hommes, opérant dans les environs sous les ordres du colonel de Barrai, qu'il
avait fait prévenir de ses mouvements. Le 25
septembre, M. de Montagnac arriva au point du jour sur l'Oued-Brahim, au
sud-ouest de son point de départ. Il y établit son camp, et donna quelque
repos à ses troupes, qui avaient marché une partie de la nuit ; puis,
laissant le commandant Froment-Coste à la garde du camp et des bagages, il
prit avec lui les 60 hussards, commandés par M. Courby de Cognord, leur
adjoignit 185 fantassins, et remonta le torrent marchant à la découverte.
Quelques cavaliers arabes voltigeaient le long de la colonne française ; en
les suivant, cette dernière se trouva bientôt à trois quarts de lieues de son
camp. Les ennemis devenaient à chaque instant plus nombreux et leur feu plus
incommode. Bientôt le détachement fut enveloppé d'une multitude, qui se ruait
sur lui avec fureur ; M. de Montagnac donna l'ordre à M. de Cognord de
charger, en échelonnant ses 60 cavaliers en deux pelotons très rapprochés ;
le colonel de sa personne marcha avec eux. Les 60 hussards firent cinq
charges successives, qui repoussèrent un peu les ennemis, et leur firent
éprouver des pertes. Celles des Français furent cruelles ; le capitaine Saint-Alphonse
fut tué raide d'une balle ; le lieutenant Klein, mortellement blessé, alla
expirer quelques pas sur les derrières ; le cheval de M. de Cognord fut
abattu de deux coups de feu, mais le hussard Testard lui donna le sien, ce
qui lui permit de rallier 40 hommes avec lesquels il gagna une petite
élévation, où il fut immédiatement rejoint par les 185 fantassins, restés
d'abord quelques pas en arrière. Ceux-ci essayèrent à leur tour deux charges
dans lesquelles ils furent décimés. Tous leurs officiers y furent tués ou
pris après des blessures qui les mettaient hors de combat. M. de Montagnac,
mortellement atteint, remit alors le commandement à M. de Cognord, seul
officier qui resta debout. Il eut encore la force d'envoyer le maréchal-des-logis
chef Barbut à M. de Froment-Coste, et expira immédiatement après. M. de
Cognord resté avec 60 hommes, fantassins et cavaliers, se disposa alors à
défendre sa position tant qu'il lui resterait un souffle de vie ; pendant une
heure et demie le carré formé par 60 Français, lutte contre les charges
ardentes et répétées de 3.000 cavaliers sans obstacles jusqu'à douze lieues
d'Oran. Toutes les populations dont il traversait le territoire étaient
depuis longtemps travaillées par ses agents. Plusieurs cavaliers de nos
anciens alliés, les Douairs, avaient même reçu ses lettres. L'insurrection
menaçait de s'étendre jusqu'aux portes de la ville, et elle ne renfermait que
quelques centaines d'hommes. Le 28 septembre, le colonel Walsin-Esterhazy,
directeur du bureau arabe, fut informé que les populations encore fidèles se
préparaient à passer à l'ennemi ; il partit immédiatement pour arrêter un
mouvement qui pouvait devenir très dangereux. Arrivé le lendemain à six
heures du soir à l'extrémité ouest du lac Sebka, il envoya des espions chez
les Ouled-Abdalla, une des tribus les plus violemment soupçonnées. Ils
revinrent vers les deux heures du matin, annonçant que les Ouled-Abdalla avaient
commencé leur mouve- ment pour se joindre à l'Émir, campé à Ain-Tekbalet, six
lieues plus loin. Le colonel monta immédiatement à cheval avec 500 Douairs qu'il
était parvenu à réunir, et arrivé au milieu d'une immense colonne déjà en
marche, il ordonna aux chefs de rétrograder et de repasser le lac : ceux-ci
hésitent et murmurent ; c'était un de ces instants qui décident un grand
avenir. M. Walsin saisit ses pistolets ; sa résolution domine le mauvais
vouloir des mutins qui ne savent plus qu'obéir. Sans leur laisser le temps de
réfléchir, le colonel conduit toutes ces populations frémissantes dans la
langue de terre qui s'étend entre le lac et la mer. Le mouvement, qui dura
tout un jour, ne fut que faiblement inquiété par l'ennemi. Le lendemain, le
colonel fit également replier toutes les tentes dressées dans la vallée de
Rio-Salado, et les plaça entre la montagne et la mer, où elles étaient à
l'abri du dangereux contact de l'insurrection. Il profita de cette opération
pour pousser, avec 150 de ses plus vieux Douairs, une reconnaissance jusqu'au
poste d'Aïn-Témouschen. Abd-el-Kader l'avait déjà sommé de se rendre ; mais
son commandant, le capitaine Safrany, n'avait point été effrayé de ses
menaces, et l'ennemi n'avait pas seulement tenté de les exécuter. Le poste,
cependant, n'avait qu'une faible réserve en cartouches ; le colonel lui en
envoya deux caisses, qu'il escorta lui-même. Successivement quelques petits
renforts lui arrivèrent d'Oran, avec lesquels il continua de couvrir les
abords de la place. Enfin le 5 octobre parut la colonne du général
Lamoricière, arrivant à marches forcées, comme nous le dirons tout à l'heure. Il
paraît qu'Abd-el-Kader avait combiné sou dernier mouvement avec Bou-Maza,
qui, dans le principe, avait fait la guerre en ne prenant conseil que de
lui-même. Cet infatigable partisan, dont on avait perdu la trace depuis la
soumission du Dara, resta caché chez les Flittas, parmi lesquels, au moyen de
l'ascendant irrésistible dont il semblait doué sur ses coreligionnaires, il
organisa une prise d'armes générale, qui devait éclater à son premier signal
: il eut bientôt l'occasion de le donner. Dans le milieu de septembre 1846,
le général Bourjolly apprit à Mostaganem que des tribus Sahariennes, venues
dans le Tell pour faire leur provision de blé ordinaire, avaient été pillées
chez les Flittas. Voulant sur-le-champ réprimer un pareil désordre, il marcha
vers le sud avec 1.400 hommes. A mesure qu'il s'approchait des Flittas,
l'apparence du pays devenait de plus en plus menaçante et hostile. Il demanda
alors au commandant Manselon, chef de poste du marché des Beni-Ourack de
venir l'aider dans sa tâche, et lui donna pour rendez-vous un lieu nommé
Ben-Atia, au milieu des montagnes. Prévenu que les ennemis l'attendaient au
défilé de Tiphour, il dépêcha sa cavalerie pour le tourner et le franchit
sans coup-férir ; mais ce passage n'était pas le seul dangereux ; toutes les
broussailles furent bientôt remplies d'ennemis acharnés ; le premier coup de
fusil tiré, la route ne fut plus qu'un long combat jusqu'à Ben-Atia. Les
Arabes mettaient dans leurs attaques une audace qu'on ne leur avait pas vue
depuis longtemps, et qui fit pressentir au général qu'il devait se préparer à
des luttes plus graves encore. Le
commandant Manselon n'était pas encore arrivé au lieu du rendez-vous ; le
pays qu'il avait à traverser avec un faible détachement était plus mauvais
encore, s'il est possible, que la route de Mostaganem. Le général Bourjolly
prit donc le parti de laisser au camp de Ben-Atia une partie de ses troupes,
et avec le reste il marcha au-devant du commandant ; la rencontre eut lieu
sur la Djidonia ; le commandant, de son côté, avait eu à soutenir plusieurs
attaques, ce qu'il avait fait avec courage et succès, mais il est douteux
qu'il eût été aussi heureux pendant le reste de la route. Les deux chefs
revinrent ensemble à Ben-Atia, dont le camp avait aussi été assailli ; le
retour du général fit disparaître l'ennemi. Il
était alors évident que toutes les montagnes des Flittas étaient en pleine
révolte ; même aven le secours de M. Manselon, le général ne pouvait espérer
de les réduire. Il ne restait plus qu'à se concentrer à leur débouché pour y
attendre des renforts ; le général se mit donc en retraite par le chemin
qu'il avait déjà suivi en venant ; il fut d'abord peu inquiété, mais à chaque
pas les ennemis augmentaient de force et d'audace. Bientôt leurs burnous
blanchirent les ravins et les broussailles ; une première charge de la
cavalerie française les éloigna pour un moment. Après deux heures de marche,
on arriva à l'entrée d'un petit bois de 500 mètres de large ; c'était une
ramée très épaisse, traversée par un chemin enfoncé et étroit ; la colonne se
montrait déjà presque toute entière de l'autre côté, et l'infanterie de
l'arrière garde repliait ses tirailleurs pour rentrer dans le chemin creux,
lorsque les Kabyles se ruèrent sur elle avec fureur ; on se fusillait à bout
portant, en un moment les cartouches furent épuisées, on en vint à la
baïonnette. Un escadron de chasseurs d'Afrique, sous les ordres du
lieutenant-colonel Berthier, fit alors demi-tour, et revint au galop pour
dégager l'arrière-garde. A deux pas de la sortie du bois, à gauche du chemin,
un capitaine de chasseurs d'Orléans, entouré par les ennemis, se défendait
vigoureusement, mais allait succomber ; M. Berthier vole à son secours avec
quelques cavaliers ; d'un coup de sabre il traverse un Kabyle qui, en tombant
pour mourir, lui lâche son coup de fusil qui porte en plein dans la poitrine
du colonel. Les rênes lui échappent et il roule de son cheval sur le gazon.
Deux Kabyles se précipitent pour l'achever, mais deux chasseurs sautent par
terre pour défendre leur chef, et les Kabyles sont massacrés ; un chirurgien
tenait le colonel expirant dans ses bras et appelait du secours ; à ses cris,
le sous-lieutenant Castellane, avec un second peloton, pénètre au galop dans
le bois ; d'un coup d'œil il a jugé ce qu'il y a de mieux à faire ; il laisse
six hommes pour protéger le trépas de M. Berthier, et avec le reste il se
porte en avant sur une petite crète pour maintenir l'ennemi ; une ligne de
tirailleurs vint le soutenir, et le colonel fut enlevé sans obstacle ; il
expira quelques instants après et fut remplacé, dans le commandement de la
cavalerie, par le chef d'escadron Clère, qui eut à son tour le genou fracassé
d'une balle ; il eut la force de cacher sa blessure et de rester à cheval
jusqu'à ce que le combat eût été terminé ; il mourut un mois après, à Mostaganem,
des suites de sa blessure. Dans ces diverses rencontres, la colonne française
eut 22 hommes tués et 57 blessés ; le reste de la retraite fut plus
tranquille. A la sortie des montagnes, le général Bourjolly s'arrêta enfin et
prit poste à Rélizan, d'où il couvrait les tribus de la plaine. Les
nouvelles de l'insurrection des Flittas et du désastre de Sidy-Brahim
arrivèrent coup sur coup à Alger. M. de Lamoricière réunit sur-le-champ cinq
bataillons, et s'embarqua pour l'ouest espérant écraser à son début un
mouvement dont il ignorait encore la gravité ; il toucha successivement à
Ténez et à Mostaganem pour y recueillir des nouvelles. Dans cette dernière
ville, il apprit l'insurrection de presque toute la province d'Oran et le
départ du colonel Géry de Mascara, pour rejoindre le général Bourjolly. Il
conçut dès lors Je danger que courait ce faible détachement, et partit
emportant avec lui la crainte qu'il ne fût exterminé en traversant un pays
entièrement soulevé ; mais des soins plus importants le rappelaient à Oran,
où il arriva le 1er octobre. Tout y était tranquille, grâce aux mesures
énergiques du colonel Walsin. Le premier soin de M. de Lamoricière fut de
donner au général Korte, qui se trouvait à Sidy-Bel-Abbès avec 1.100 hommes,
Tordre de venir le joindre à marches forcées ; puis, sentant la nécessité de
reprendre l'offensive, s'il voulait arrêter une insurrection générale, malgré
la fatigue des troupes accablées par une chaleur brûlante, il partit d'Oran,
le 2 octobre à dix heures du soir, et arriva à Aïn-Témouschen, sans avoir
aperçu l'ennemi ; il renforça ce poste de 195 hommes, recueillit à
Aïn-Tekbalet le général Korte, et marcha vers Tlemcen pour s'y réunir au
général Cavaignac. L'aspect du pays était désolant ; aussi loin que la vue
pouvait s'étendre, un incendie presque général avait noirci le sol. Toutes
les populations avaient été enlevées sur l'ennemi, et la colonne française ne
rencontra pas une âme vivante. Le 6 au soir, M. de Lamoricière eut enfin des
nouvelles du général Cavaignac. Celui-ci, prévenu des progrès de l'Émir vers
l'est, de ses efforts pour faire émigrer les insurgés dans le Maroc et de
leur répugnance à quitter leur pays, s'était porté au col de Bab-Taza avec
1.800 baïonnettes. De ce point culminant, son regard embrassait tout le
bassin de Nédroma, s'étendant entre son camp et la mer ; c'était par là
qu'Abdel-Kader devait conduire les émigrants. En effet, le général aperçut
bientôt de nombreuses populations se dirigeant vers l'ouest ; il les fit
attaquer par un détachement, leur tua 150 hommes, et leur enleva un riche
butin. Cet acte d'audace, exécuté presque en vue des troupes de l'Émir,
avertit celui-ci de hâter l'exécution de ses progrès. Dans la journée du 8
octobre, sa nombreuse cavalerie entraîna les Beni-Amer-Garabas, déjà
rassemblés chez les Traras, et, dans la matinée du 9, les obligea à franchir
la frontière qu'ils ne devaient plus revoir. Les Grossels, liés d'amitié avec
les Traras, se cantonnèrent chez ces derniers, dans le pâté montagneux qui
occupe les bords de la mer, entre Djemma-Gazouat et l'embouchure de la Tafna,
qui devint dès lors le quartier-général et la forteresse de l'insurrection.
L'Émir s'y établit avec sa cavalerie, et en fit le centre de ses intrigues et
de ses prédications ; c'est là que le général Lamoricière jugea qu'il fallait
frapper les premiers coups. De Tlemcen, où nous l'avons laissé, il marcha
vers Bab-Taza ; et, dans la journée du 8 octobre, s'y réunit sans obstacle
avec son lieutenant, ce qui porta à 5.500 hommes les forces dont il pouvait
disposer ; il alla déposer ses malades et ses blessés à Djemma-Gazouat, et,
s'appuyant sur ce port de mer pour en tirer ses vivres et ses munitions, il
se prépara à forcer le col de Aïn-Kébira, qui donne entrée par le sud-est
dans l'intérieur du cercle de montagnes occupées par les ennemis. Des bords
du Téléta, il distingua à l'horizon les forces de l’Émir, occupant les crêtes
dont il fallait s'emparer, et plus bas, sur les pentes des hauteurs, les
contingents des Traras et des Grossels, placés en avant-garde et exposés aux
premiers coups. Le général les attaqua, leur tua du monde, les repoussa, et
monta au col, le 13 octobre dans la matinée. Les Traras continuaient à se
défendre, espérant toujours que l'Émir finirait par voler à leur secours ;
mais quand ce dernier vit qu'il allait se trouver face à face avec les
troupes françaises, il évacua sa position sans brûler une amorce ; alors les
Traras le chargèrent d'imprécations et quittèrent à leur tour le champ de
bataille. Abd-el-Kader poursuivit sa fuite vers l'ouest, détruisant les ponts
des rivières qu'il traversait, et abandonnant, selon son habitude, ses alliés
à toute la colère des Français. De nouveaux mouvements du général cernèrent
les nombreuses populations insurgées au fond de ravins à pic, qui débouchent
dans la mer ; les troupes n'avaient plus qu'à descendre, et cette multitude
allait, tout entière, être passée au fil des baïonnettes ou précipitée dans
les flots. Les soldats exaspérés par le massacre de Sidy-Brahim étaient peu
disposés à faire grâce ; le général préféra le parti de la clémence ; il
pardonna aux chefs qui étaient venu l'implorer dans son camp, régla les
conditions de leur retour en grâce, et les engagea à rester cantonnés dans
leurs rochers, pour les tenir fermés à tous les révoltés. Ces derniers
étaient si nombreux, que le général pensa que ce n'était pas le moment de se
montrer trop difficile à l'égard de ceux qui revenaient à la soumission. En
effet, pendant qu'il soumettait le nord du cercle de Tlemcen, tout le midi se
soulevait à la fois. L'Émir y avait dépêché un nommé Bou-Guerrera, personnage
jusqu'alors inconnu et dont il avait fait un Kalifat. A son instigation, les
Beni-Ouriack qui entourent le poste français de Sebdou en attirèrent le
commandant sous leurs tentes, par l'appât d'une fête, puis l'y égorgèrent
ainsi qu'un capitaine qui l'avait accompagné ; ce lâche assassinat fut le
signal de la levée en masse de tout le pays. Dès le lendemain, les ennemis
parurent devant la place ; cependant deux Zouaves purent encore s'en échapper
pour aller prévenir le général Cavaignac de cette nouvelle catastrophe. Puis
les insurgés se cachèrent dans un ravin à portée du poste, épiant l'occasion
de quelque surprise et de quelque massacre ; heureusement que le capitaine
Brachet auquel était échu le commandement par la mort du titulaire, se défia
d'une tranquillité peu en harmonie avec les habitudes arabes ; il envoya un
détachement de 15 hommes à la découverte, mais avec l'ordre de se ménager une
retraite toujours facile. Quand les Arabes les virent dans la campagne, deux
coups de fusils tirés par eux donnèrent le signal de l'attaque ; le
détachement rentra sur-le-champ sans perte ; il en était temps, car les
ennemis arrivèrent comme la foudre : des nuées de Kabyles roulaient de toutes
les montagnes, débouchaient de toutes les vallées ; en quelques minutes le
fort était attaqué de tous côtés ; on n'eut que le temps de fermer la
barrière et de placer des sacs à terre derrière ; tous les soldats étaient à leurs
postes. Un feu d'artillerie et de mousqueterie eut bientôt chassé les ennemis
de tout le terrain découvert ; seulement 5 ou 600 Kabyles qui avaient trouvé
le moyen de se loger derrière de vieilles murailles, continuaient de là à
tirailler. 90 hommes qui devaient au besoin être soutenus par un autre
détachement, sortirent de la place, chassèrent les Kabyles de leur poste, en
tuèrent plusieurs et dispersèrent le reste. La place de Sebdou avait du reste
une trop faible garnison pour avoir quelque action sur les environs, et l'insurrection
générale des tribus au sud de Tlemcen, ouvrit un nouveau champ aux projets de
l'Émir ; tournant, selon son habitude, les forces françaises par le sud, il
vint réchauffer le zèle des nouveaux insurgés, puis il s'avance vers l'est, à
petites journées comme un monarque qui reprend possession de ses états.
Devant lui marchait son Kalifat Bou-Hamedy, à la tête de quelques centaines
de chevaux ; ces faibles forces suffisaient pour relever partout son drapeau
; les populations saluaient avec transport le retour de leur idole,
oublieuses des malheurs passés, insouciantes des maux à venir. Il est
inconcevable que si souvent abandonnées par l'Émir, elles aient pu croire
encore une fois à sa puissance et à ses promesses. Presque tous nos anciens
amis de la Iacoubia furent les premiers à l'accueillir ; leurs voisins, les
Harrars, que nous avons vus accompagner le général Lamoricière, dans les
premières courses autour de Mascara, après quelque hésitation, devinrent les
plus fermes soutiens d'une cause qu'ils avaient combattue jusqu'alors. Mais
Abd-el-Kader avait une trop haute portée d'esprit ; il avait trop de fois
éprouvé la force de nos armes pour s'enivrer de ses triomphes, de manière à
croire pouvoir reconquérir entièrement son ancienne autorité. Craignant
d'être forcé d'abandonner de nouveau le sol de l'Algérie, il voulait en
enlever les habitants, et pour cela ses agents prêchaient partout la révolte,
assassinaient nos Caïds, et puis quand une tribu était compromise de manière
à n'avoir plus de grâce à espérer, l'Émir lui faisait dire qu'il était
inutile de continuer la lutte, que tout ce qu'il restait à faire aux vrais
musulmans, était d'abandonner un sol souillé par les infidèles, et de suivre
les étendards de leur sultan sur une terre étrangère. Ce fut le langage qu'il
tint aux Arabes de la Iacoubia. Mais quel que fut l'enthousiasme des
Indigènes pour sa cause, ils hésitaient à vouloir quitter le pays où ils
étaient nés. Il s'en suivait que, tiraillés entre leur répugnance pour
l'étranger et la crainte d'être forcés de quitter leur pays, ils restaient
souvent dans une position équivoque, et sans relations tant avec les Français
qu'avec l'Émir, heureux d'une indépendance de courte durée. Voulant
suivre autant que possible les mouvements de l'Émir, M. de Lamoricière, après
la réduction des Traras, était revenu à Tlemcen, où il laissa le général
Cavaignac ; puis il marcha vers Mascara par une ligne parallèle à celle
suivie par l'ennemi, mais située plus au nord. L'est de h province réclamait
alors son concours. Le
général Bourjolly, campé à Rélizan, y apprit bientôt que Bou-Maza, descendu
des montagnes avec 1.200 chevaux, pillait et soulevait, sur ses derrières,
les populations de la Basse-Mina. Le Kalifat Sidy-Arribi, lui écrivit de son
côté, que presque tout son territoire était soulevé et que le pouvoir lui
échappait. Pour se rapprocher de ce nouveau foyer, le général rétrograda
jusqu'à Sidy-Bel-Acel, et dépêcha le colonel Tartas avec 450 chevaux, à la
recherche de Bou-Maza. La rencontre eut lieu le 30 novembre ; malgré des
forces triples en nombre, le Chérif fut battu, perdit 150 hommes et plusieurs
chevaux ; cet heureux combat commença la période décroissante de
l'insurrection. Le camp de l'ennemi fut abandonné par beaucoup de
combattants, mais Bou-Maza savait qu'il lui suffisait de toucher la terre du
Dara pour en faire sortir des soldats dévoués ; il traverse encore une fois
le Chélif, recueille de nombreux partisans, et revenant à leur tête sur la
rive gauche, il tente d'enlever les Hachems-Daraor, campés aux portes de
Mostaganem. Cette place était alors entièrement dégarnie de troupes ; à peine
si le commandant Mellinet, aux soins duquel elle était confiée, put
réunir-une soixantaine de chevaux. A leur tête, il marcha le 15 octobre
contre Bou-Maza et le repoussa ; l'ennemi revint à la charge, mais déjà un
détachement d'infanterie avait eu le temps d'arriver de Mostaganem ;
Bou-Maza, battu une seconde fois, est contraint de se retirer en abandonnant
ses morts. Les aventures
de ce célèbre partisan, semblent plus dignes du roman que l'histoire ; comme
ces êtres fantastiques qui ont le privilége de l'ubiquité, il paraissait
successivement sur des points très éloignés, avec une rapidité qui tenait du
prodige : chassé de Mostaganem, on le retrouve le lei novembre sur le Riou,
où il recrute 200 cavaliers ; le 4, il était chez les Atafs qu'il essaya
vainement de pousser à la révolte ; le 11, il attaque sans succès le Vieux-Ténez,
occupé par les Musulmans ; puis revenant au sud, il envahit les Beni-Rached
qu'il soulève, menace inutilement les Braz, est plus heureux chez les
Medjéjas, et traînant à sa suite un ramassis de toutes les tribus, il ravage
nos alliés aux portes d'Orléansville, et ose même attaquer les murs naissants
de cette ville. Jamais Abd-el-Kader lui-même n'avait fait autant de
tentatives en si peu de temps ; cette dernière ne fut pas heureuse pour
Bou-Maza ; ses bandes y furent décimées, et lui-même disparut pour quelque
temps de la scène. Le bruit courut qu'il avait été assassiné chez les Flitas,
qui lui imputaient tous les maux qui fondaient alors sur eux ; il n'en était
rien cependant, mais cette nouvelle s'accrédita facilement, parce qu'on
pensait qu'il était impossible qu'il fût vivant et qu'il restât un seul jour
dans l'inactivité. Pour le moment, abandonnons ce chef à ses allures
vagabondes, et occupons-nous des expéditions plus sérieuses de nos généraux. Le
général Bourjolly, pendant son séjour à Rélizan, avait appelé à lui les
forces disponibles d'Orléans ville et de Mascara, dont les environs étaient
alors encore tranquilles ; M. de Saint-Arnaud s'avança donc le 27 septembre,
sur la Djidonia et y rencontra Bou-Maza avec lequel il échangea quelques
coups de fusils ; puis l'insurrection venant à gronder sur ses derrières et
sur sa gauche, il iut forcé d'abandonner ses projets de jonction avec la
division de Mostaganem, et s'enfonça dans l’Ouarenséris ; il y livra un
heureux combat, sans pouvoir arrêter les progrès des révoltés. De son côté,
le colonel Géry, commandant à Mascara, en était parti le 25 septembre ; il
s'aperçut bien vite qu'il marchait sur un volcan, dont l'explosion pouvait
lui coûter cher ; il concentra donc toutes ses faibles forces dont il pouvait
disposer, fit rentrer ses travailleurs et manœuvra de manière à isoler les
différentes parties de l'insurrection. Arrivé à Tiliaounet, il fut assailli
par de nombreux rassemblements, et eut le 27 et le 28 septembre des
engagements sérieux, où les Arabes éprouvèrent de grandes pertes ; il se
trouvait alors non loin de Calaa, petite ville peuplée d'Hadars et de
Coulouglis qui avaient fourni un contingent aux combattants ennemis. Le
colonel voulut qu'un châtiment sévère intimida les populations qui seraient
tentées de les imiter ; le 1er octobre à 2 heures du matin, sa cavalerie
s'assure des issues de la ville, pendant que l'infanterie y pénètre au point
du jour ; les soldats avaient ordre de ménager les femmes, les enfants et les
métiers à tapis pour lesquels Calaa est renommé ; le reste fut abandonné à
leur fureur ; pendant deux heures la ville fut saccagée ; 250 musulmans y
furent tués, et un seul Français blessé. Le colonel pardonna au reste des habitants
après les avoir frappés d'une amende dont une partie fut consacrée à
indemniser leur Caïd, pillé et maltraité par eux pour n'avoir pas voulu
partager leur révolte. Si ce coup de vigueur ne fit pas rentrer tous les
insurgés dans le devoir, du moins leur donna-t-il à réfléchir, et les
rendit-il plus hésitants dans leurs entreprises. Toutes les tribus avaient
interrompu leurs relations avec les Français à la première nouvelle du retour
de l'Émir ; le colonel continua de battre la compagne sans obtenir de
soumission, mais aussi sans être attaqué ; il eut depuis un seul engagement
avec les Beni-Chougran qu'il dévasta. Le général Lamoricière arriva enfin le
29 octobre sous les murs de Mascara ; la première opération du général fut la
soumission des Beni-Chougran, déjà entamés par le colonel ; leur exemple fut
immédiatement suivi par toutes les populations situées entre Mascara et
Mostaganem, de sorte que la liberté des communications fut rétablie, et que
le commerce entre les deux villes put reprendre son cours. Le colonel Géry
fut ensuite envoyé à Daya, au centre de la Iacoubia, où il trouva le général
Korte, arrivé de son côté de Sidy-Bel-Abbès. Leur mission était d'encourager
les populations dans leur résistance aux projets d'émigration auxquels l'Émir
voulait les forcer. Le général Lamoricière se lança de sa personne à la suite
des nombreux rassemblements, qu'il atteignit, le 1er décembre, au fond de la
sauvage vallée du That. Tant de ravages, de guerres, d'émigrations, avaient
désorganisé ces grandes familles qui constituent la tribu. Cette fois les
Français rencontrèrent devant eux un pêle-mêle de toutes les populations de
la province ; un pareil ramassis était peu capable de résistance ; quelques
cavaliers qui voulurent essayer de se défendre furent tués, le reste se
dispersa dans tous les sens, et une foule de familles, ne pensant plus qu'à
retrouver leurs foyers, revinrent au nord, ramenées à la tranquillité par la
misère. Pendant
que les lieutenants du maréchal faisaient tous leurs efforts pour le remplacer,
la nouvelle de leurs combats parvint à ce dernier à Excideuil ; son premier
mouvement fut de revoler sur le théâtre de la guerre, et amenant avec lui de nombreux
renforts, que les circonstances exigeaient et que le gouvernement ne lui
refusa pas, il débarquait à Alger vers le milieu d'octobre. Il commença par
adresser une proclamation aux Français de l'Algérie, dans laquelle il leur
disait avec autant de vérité que d'à-propos, que le propre de la conquête de
la Régence était de se confirmer par les obstacles même qu'elle semblait
rencontrer. Les esprits étaient incertains de quel côté il dirigerait ses
premiers coups ; il se décida pour l’Ouarenséris, contrée qu'il connaissait
parfaitement, alors l'un des principaux foyers de l'insurrection qui cette
fois s'était étendue jusqu'à Téniat-el-Had. Il arriva sans coup férir jusqu'à
Ain-Tukéria au sud-ouest de ce poste ; partout le vide s'était fait devant sa
marche ; les habitants avaient fui à plus de vingt lieues, vers le Nador,
prêts à pousser plus loin à la première approche des Français ; il n'était
pas facile de faire la guerre à de pareils ennemis : le maréchal organisa une
colonne mobile avec sa cavalerie et deux bataillons d'infanterie dont les
sacs étaient portés par cent cinquante mulets, et en donna le commandement à
Youssouf élevé récemment au grade de maréchal de camp. Après une première
course sans résultat, Youssouf partit une seconde fois du camp, le 25
octobre, à la tombée de la nuit, arriva avant le jour dans un ravin où il se
tint caché toute la journée du 26, et puis, par une nouvelle marche de nuit
dans laquelle il fit vingt-six lieues tout d'une traite, il tomba au point du
jour sur de nombreux Adouars qui se croyaient à l'abri de nos atteintes.
Quoique surpris leurs cavaliers se défendirent assez bien ; ils furent
cependant vaincus, perdirent trois cents hommes, tous leurs effets de
campement, de nombreux troupeaux. Après cet échec, les indigènes se retirèrent
encore plus loin et le maréchal se trouva plus que jamais dans un désert. Il
revint ensuite au nord, et, pénétrant dans les retraites les plus sauvages de
l'Ouarenséris, il campait le 3 novembre près des sources du Riou, le 7 il
suivait les crêtes du Matmata, qui partage le bassin de cette rivière de
celui de l’Arjem. Les Kabyles émigrent moins facilement que les Arabes, aussi
eut-il alors l'occasion de livrer de nombreux combats, dans lesquels les
insurgés éprouvèrent des pertes considérables ; les soldats étaient écrasés
de fatigue, en arpentant ces affreux pays, mais leur perte par le feu de
l'ennemi fut insignifiante. Peut-être l'insurrection de l'Ouarenséris
allait-elle finir, quand la présence de l'Émir vint lui donner un nouvel
aliment ; avançant toujours vers l'est en allumant l'incendie sous ses pas,
Abd-el-Kader parut tout-à-coup avec un groupe de cavalerie, au milieu d'une
assemblée de Kabyles où il fut reçu avec enthousiasme : un redoublement
d'énergie et d'ardeur guerrière signala dès lors les opérations des insurgés
; le maréchal sentit que c'était le principal ennemi qu'il fallait frapper avant
tout. Presque toute la cavalerie française était alors dans l'ouest de
l'Algérie, où on croyait avoir à combattre les goums nombreux d'Abd-el-Kader,
qui déjouait tous les calculs par sa subite apparition au milieu des
montagnes. Onze cents fantassins d'élite, avec des mulets pour porter leurs
sacs, et quatre cents cavaliers les seuls que posséda la colonne, furent
confiés à Youssouf avec ordre de s'attacher constamment aux pas de l'Émir, de
le suivre de nuit et de jour, sans lui laisser un moment de repos. Devant une
pareille tactique, l'Émir n'eut rien de mieux à faire que de regagner les
plaines du sud où il erra quelques jours : Youssouf s'y lança à sa suite, et
détruisit un commencement d'organisation et de fabrique d'armes qu'il avait
déjà rétabli à Goujilah. Le maréchal lui-même remonta la Mina et se portait
sur les hauts plateaux, pour donner à la colonne agissante l'appui plus
solide de son infanterie, quand on lui annonça qu'Abd-el-Kader, par un de ces
retours qui lui étaient familiers, reparaissait sur ses derrières dans l'Ouarenséris
; les forces françaises firent sur-le-champ volte-face, et enfin à force de
marches et de contre-marches" de courses de nuit et de jour exécutées
par tous les temps, la cavalerie française parvint à joindre cet ennemi que
sa mobilité rendait redoutable. Le 23 décembre, Youssouf traversait la vallée
du Tenda, un des affluents occidentaux du Riou, à l'extrémité ouest de l'Ouarenséris,
quand il tomba sur deux traces très fraîches ; l'une appartenait aux forces
de l'Émir, l'autre était celle de ses bagages. Youssouf avec ses quatre cents
cavaliers s'attache à cette dernière, arrive bientôt au convoi ennemi, en
enlève une partie : tout-à-coup l'Émir parait sur la gauche avec sept ou huit
cents chevaux rangés en très bel ordre ; le général malgré son infériorité
numérique ne balança pas à les charger ; à cinquante pas il essuie une
décharge qui ne l'arrête pas un instant ; les ennemis étaient tous des hommes
d'élite, éprouvés dans vingt combats, vieux compagnon de la bonne et de la
mauvaise fortune de leur maître, et qui sentaient toute la portée politique
de la journée. Aussi se défendirent-ils vigoureusement ; rompus une première
fois, ils se rallient sur une éminence autour du drapeau blanc de l'Émir. Ils
y sont attaqués une seconde fois ; le cheval d'Abd-el-Kader est tué, et ce
n'est qu'avec peine que ses soldats l'arrachent aux vainqueurs, et le
remettent en selle ; ils sont encore chassés de cette seconde position. Une
troisième tentative de résistance fut suivie d'une troisième défaite. Enfin
les Arabes se retirent à plus d'une lieue du champ de bataille, laissant
leurs morts, leurs blessés, leurs bagages au pouvoir des Français ; l'Émir
réunissait encore trois cents chevaux autour de sa personne, et Youssouf
essaya de les attirer à un quatrième combat, en simulant une retraite ; mais
l'ennemi refusa de le suivre et se mit définitivement en retraite vers le
sud, du côté de Tegdempt. La
chasse de l'Émir par Youssouf recommença après la journée du 23. Le maréchal
avec sa colonne alla chercher des vivres et donner un peu de repos à ses
troupes à Orléansville. Il fut remplacé par le général Lamoricière appelé de
l'ouest pour prendre part aux opérations contre l'Émir ; celui-ci allait être
surpris au milieu de la nuit par Youssouf, qui était parvenu à lui dérober sa
marche, quand un mouvement de M. de Lamoricière engagea l'Arabe à décamper et
Youssouf s'avançant au milieu des ténèbres, apprend tout-à-coup par ses
coureurs que les feux qu'il voit briller devant lui sont ceux de la colonne
de l'ouest ; mais l'Émir échappé à Youssouf fut suivi de près par M. de
Lamoricière. Il glisse entre les deux généraux et descend l'Ardjem, espérant
pénétrer par là jusqu'aux rives du Chélif, en insurger les populations et
porter la guerre sous les murs de Miliana et dans les environs d'Alger. Le
gouverneur parti le 51 décembre d'Orléansville, remontait alors l'Ardjem ;
pour éviter ce troisième adversaire, l'Émir se jette sur la gauche, traverse
les crêtes qui séparent la vallée de l'Ardjem de celle du Riou et arriva sur
cette dernière rivière à Guelleb-el-Oued ; poursuivi à outrance par M. de
Lamoricière, mal reçu des populations qui l'entourent, il n'y prit que
quelques instants de repos, et traversa le territoire des Misselem, celui des
Cheurfas, naguères si dévoués à sa cause et dont il reçut alors des coups de
fusil, en faisant cinquante lieues en trente-six heures avec des chevaux
qu'on croyait exténués et qui depuis quatre mois tenaient la campagne. Les
marches de M. de Lamoricière avec son infanterie sont tout aussi
remarquables. L'Émir eut encore le temps de dévaster en passant les Adouars
des Sdamas récemment reconstitués sous l'autorité de la France ; puis il
gagna par la haute Mina le grand plateau du Serzous, où il put enfin
respirer. M. de Lamoricière, arrivé au pied du mont El-Maïs entre les sources
du That et de l'Abd, s'arrêta enfin, ne jugeant pas à propos de s'avancer
plus loin au cœur de l'hiver dans un pareil pays. L'Émir
venait d'échouer complètement dans son projet de rapprocher les hostilités de
la capitale de l'Algérie. Le Tell était encore une fois débarrassé de sa
présence ; les populations qui l'avaient reçu, châtiées, décimées, s'en
prenaient aux deux partis des maux sans nombre qui les accablaient, et
cherchaient à éviter les coups des combattants sans en porter elles-mêmes.
Cet indice d'un nouvel état moral, alors presque général dans toute la
Régence, méritait d'être remarqué, car il indiquait un progrès bien réel de
notre influence ; jadis, au premier cri de la guerre sainte, toute une
contrée se levait et courait aux armes. Plus tard, les défaites multipliées,
les souffrances et les ravages de la guerre firent germer au sein de chaque
tribu un parti pacifique, d'abord faible, sans influence et débordé à chaque
occasion par les fiers partisans de la religion et de la nationalité. Peu à
peu la fraction dévouée, non pas à la France, mais à la paix, à la sécurité,
aux intérêts matériels qu'elle représentait, se fortifia de toutes les
déceptions éprouvées dans le passé, de toutes les craintes pour l'avenir, et
on la voyait alors déployer une énergie calme, mais profonde et réfléchie
contre les éternels agitateurs : ceux-ci, en 1845, furent les seuls à
rejoindre les étendards d'Abd-el-Kader. La plupart périt dans les combats ;
leurs adversaires, devenus plus puissants, empêchèrent leurs concitoyens de
fournir des vivres à l'Émir ; et celui-ci, obligé de piller pour vivre,
descendait du rôle de souverain à celui de bandit. Mais
deux grandes tribus, les Harars et les Ouled-Naïl, n'avaient jusqu'alors que
peu ou point éprouvé les modifications que nous venons de décrire ; elles
occupent un vaste espace au sud des provinces d'Alger et d'Oran, sur une
longueur de plus de cent lieues, à partir du méridien de Bouçada. Les Harars
sont uniquement pasteurs ; mais les Ouled-Naïl ont encore de riches moissons,
et ne dépendent pas uniquement du Tell pour leur subsistance. Les uns et les
autres comptent plus de 50.000 âmes, et sont, sans contredit, les
agglomérations les plus nombreuses de toute l'Algérie ; elles faisaient un
commerce considérable entre le littoral et la vallée de l'Adjédid, ce qui
leur a procuré de grandes richesses. Fières de leur puissance, confiantes
dans leurs déserts, ces deux tribus se crurent appelées à faire expier aux
Chrétiens leurs triomphes sur l'Islamisme. Chassé du Tell par M. de
Lamoricière, Abd-el-Kader fut reçu à bras ouverts par les Harars ; 1.500 de
leurs cavaliers, des plus jeunes et des plus ardents, s'offrirent sur-le-champ
pour soutenir sa fortune chancelante. A leur tête, il envahit le
Djebel-Amour, contrée montagneuse au nord d'Aïn-Madhi, ravage les terres de
notre Kalifat d'Agouat, entraîne les Ouled-Naïl, jusqu'alors incertains et
s'y recrutant de tous les individus que le fanatisme ou l'inquiétude de caractère
range sous ses drapeaux, il tourne les colonnes françaises par l'est, marche
droit au nord, en laissant à sa gauche le fort de Hamza. Ben-Salem, averti de
sa marche, avait préparé un mouvement offensif pour son arrivée. L'Émir le
rejoint le 2 février sur l'Isser, et les deux chefs réunis, dévastent les
populations environnantes qui, étonnées, surprises, ne savent ni d'où vient
ni quel est cet ennemi qui leur tombe ainsi sur les bras. Abd-el-Kader ne fut
pas longtemps à payer cher ce succès éphémère ; le colonel Blangini, chargé
d'un mouvement sur Delly, apprit en route cette soudaine apparition. Son
premier soin fut d'en prévenir le général Gentil, campé au col de Ben-Aïcha ;
puis, repartant sur-le-champ de Delly avec un corps de troupes fraîches, il
rejoint le général déjà en marche ; avec une colonne légère, par une marche
de nuit, ils surprennent à leur tour l'Émir et son Kalifat, campés sur la
Djemma, petit affluent de Tisser supérieur. La déroute des Musulmans fut
complète ; ils perdirent et le butin qu'ils avaient fait et leurs propres
bagages, et à peine si les deux chefs purent sauver leurs têtes, grâce à la
vitesse de leurs chevaux. L'Émir séjourna cependant encore quelques jours
chez les Ménaiels, d'où il écrivit lettres sur lettres à tous les chefs du
Sébaou, afin de réchauffer leur zèle pour l'Islamisme ; sans leur demander
leur assentiment, il leur envoyait des Burnous d'investiture, afin de les
compromettre à l'égard de l'autorité française. Ben-Zamoun fut surtout
l'objet de ses intrigues ; celui-ci, dont une portion de sa famille était
alors à la merci d'Abd-el-Kader, temporisa., parlementa et passa généralement
pour avoir fait défection. Une fois le danger passé, il vint à Alger expliquer
sa conduite ; sa présence y causa d'abord quelque étonnement ; en définitive,
sa justification fut acceptée, et il resta en possession de son gouvernement. Quand
se dessina le mouvement de l'Émir vers l'ouest, le maréchal refaisait ses
troupes au camp d'Aïn Tukéria ; sur-le-champ il leur fit descendre la rive
gauche du Nahr-Ouassel, et arriva à Boghar, où il apprit le 5 février, que
l'ennemi était sur les confins de la Métidjah, menaçant d'y porter le trouble
et la dévastation, Alger était alors presque entièrement dégarni de troupes ;
le gouverneur dépêcha au général de Bar, qui y commandait, l'ordre de
préparer la garde nationale, d'armer les condamnés militaires, pendant qu'il
volait de sa personne au secours du cœur des possessions françaises ; chemin
faisant, il rallia le général Bedeau qui commandait un corps d'observation au
sud de Médéah. L'heureux coup de main du général Gentil rendit ces
précautions inutiles ; cependant se trouvant à la tête de forces importantes,
le maréchal voulut s'en servir pour pénétrer à l'est, plus loin qu'il ne
l'avait encore fait ; il arriva le 11 février sur lame droite de l'Isser, en
face des Beni-Kalfoun ; il n'y trouva plus d'ennemis ; l'Émir, à la suite de
sa défaite du 7 février, s'était enfui chez les Kabyles de l'est. Les troupes
françaises franchirent, le 15 février, les montagnes des Beni-Kalfoun, et
ravageant le pays qui avait fait défection, ou qui n'avait jamais été soumis,
elles parvinrent, le 16, au pied de la fameuse montagne du Jurjura ; de là
elles aperçurent le camp et les bagages de l'Émir, descendant les pentes
-sud-ouest de la grande chaîne rocheuse, par un sentier qui bordait la région
des neiges, et rentrant dans le Hamza ; un corps de 2.000 Kabyles protégeait
sa retraite. Ils furent successivement délogés de poste en poste, et quelques
tribus firent une soumission incomplète ; mais le principal ennemi oie put
être atteint. Les soldats étaient harassés de fatigue ; ceux de la colonne du
maréchal tenait la campagne depuis le milieu d'octobre ; leur chef les ramena
à Alger, où ils entrèrent le 18 février. Tous les habitants accoururent pour
saluer de leurs acclamations ces figures martiales, amaigries par tant de
souffrances, mais brillantes encore de l'ardeur guerrière dont elles venaient
de donner tant de preuves. Profitons du court repos du gouverneur à Alger,
pour jeter un coup d'œil sur les autres événements de la guerre, dont nous
n'avons pas encore parlé. Les
Flittas qui avaient été les premiers à donner le signal de l'insurrection,
avaient aussi été les premiers à être châtiés et soumis ; le général
Bourjolly, soutenu d'une nouvelle colonne aux ordres du colonel Pélissier,
envahit leurs montagnes et leurs forêts, dans le courant d'octobre 1845 ;
leurs nombreuses divisions furent successivement traquées de retraites en
retraites, les unes se soumirent, d'autres évacuèrent leur pays et furent
enlevées par les corps français agissant tout autour ; d'autres enfin se
dispersèrent sans se soumettre, et se fondirent chez leurs voisins. Nous
avons vu les Cheurfas, la fraction la plus turbulente et la plus indomptable
des Flittas, accueillir Abd-el-Kader à coups de fusils, comme s'ils voulaient
se venger sur quelqu'un d'être forcés à une soumission si nouvelle pour eux.
Quand toute résistance eut cessé, le colonel Pélissier, resté seul au milieu
de ces populations décimées, désorganisées, travailla à les reconstituer sous
l'autorité de la France, et y parvint après beaucoup de peines et d'essais. Le
général Cavaignac, laissé par M. de Lamoricière à Tlemcen, battit quelque
temps sans succès le territoire insurgé, puis parvint à pacifier toute sa
division, et, moitié de gré, moitié de force, à rappeler sur le sol de
l'Algérie, plusieurs tribus émigrées au Maroc. Cette première tâche terminée,
il fut chargé par le gouverneur d'essayer une tentative sur le royaume
ambulant de l'Émir, établi derrière la Mouilah, ce foyer perpétuel
d'intrigues, qu'on appelait la Déïra ou la Smala ; il se concerta d'abord avec
les autorités du Maroc dont il allait envahir le territoire, puis à la tête
de 5.600 hommes, il franchit la frontière à une heure du matin, dans la nuit
du 8 au 9 février. Il laissa son infanterie dans une belle plaine couverte
des cultures des Beni-Snassen, et avec la cavalerie, il poussa rapidement à
l'ouest ; ses éclaireurs arrivèrent bientôt sur les bords de la Mouilah,
qu'ils trouvèrent déserts ; la Déïra avait disparu et s'était enfoncé sept ou
huit lieues dans les terres ; le général ne jugea pas à propos de passer la
rivière ; la Mouilah est un cours d'eau de 80 mètres de large, qui, n'ayant
que deux pieds d'eau dans les meilleurs gués lorsque la rivière est basse,
grossit quelques fois tout-à-coup dans une pluie, de manière à interrompre
tout-à-fait les communications. Le
général marcha ensuite vers Djemma-Gazouat en suivant, en sens inverse, le
chemin qu'avait pris le colonel Montagnac. C'était la première fois depuis
cinq mois qu'une force française visitait le théâtre d'un combat impérissable
dans les fastes de notre histoire ; aussi tous les cœurs furent-ils émus dès
qu'on en distingua la première trace ; le soleil d'Afrique et les pluies de
l'hiver avaient consumé les corps de nos soldats qui n'étaient plus alors que
des squelettes ; mais on pouvait encore lire sur le sol l'histoire détaillée
de tout le combat ; d'abord une longue ligne d'ossements qui s'arrêtait au
pied d'une colline, représentait les charges des 60 hussards de M. de Cognord
; puis un carré encore régulier, désignait la poignée de braves au milieu desquels
était mort l'intrépide Montagnac, criant à ses troupes, pour dernier adieu,
de mourir plutôt que de se rendre, consigne qu'elles avaient littéralement
suivie. Par les
ordres du général Cavaignac, tous ces vénérables restes furent recueillis
avec un soin religieux. La cavalerie défila par pelotons au pied de la fosse
où ils avaient été déposés, et le feu successif des bataillons d'infanterie
leur rendit les derniers honneurs. A une lieue plus loin, la colonne salua de
ses acclamations le marabout de Sidy-Brahim, et chacun s'y précipita, avide
de recueillir sur ces murs quelque souvenir des scènes dont ils avaient été
témoins ; on y retrouva seulement des traces de sang, et dans un coin de la
muraille cette simple date, écrite au crayon : 26 septembre. Rentré
à son quartier-général, M. Cavaignac eut ensuite à combattre un des nombreux
prophètes qui fourmillaient alors dans toute l'Algérie ; mais celui-ci mérite
d'être distingué par l'étrangeté de sa conduite, qui ferait volontiers penser
que l'enthousiasme religieux l'avait complètement privé de sa raison. On ne
sait ce qui doit le plus étonner ou des incroyables promesses qu'il faisait
aux Arabes, ou de l'inimaginable crédulité de ces malheureuses peuplades.
Mohammet-Ben-Abdalla-Sidy-el-Fadel commença les premiers jours de, mars 1846
à prêcher la guerre sainte dans le désert du Maroc ; il réunit une multitude
d'Algériens émigrés, d'Angades des deux territoires, et pénétra le 20 mars
sur le sol de l'Algérie, d'où il écrivit au commandant de Tlemcen une lettre,
bizarre mélange d'un mysticisme appartenant à toutes les religions. Il
concluait en ordonnant au général Cavaignac de se convertir à l'islamisme, et
de le reconnaître pour son maître, lui, Mohammet-El-Fadel, l'image de
Jésus-Christ, Jésus-Christ lui-même ressuscité. Indigné
de ce qu'on ne répondait même pas à sa lettre, le prophète marcha vers
Tlemcen, où il devait, disait-il, entrer sans coup-férir. Le général, avec
une colonne, s'avança vers cet étrange ennemi, qu'il rencontra le 24 mars.
Mohammet avait avec lui 800 cavaliers, 1.200 fantassins, huit drapeaux, le
tout rangé en meilleur ordre qu'on l'eût supposé d'après sa lettre ;
cependant, il se défendit assez mal. Après une légère perte, ses troupes se
dispersèrent, le prophète disparut et Fon n'en entendit plus parler. Cette
échauffourée coûta aux Français deux hommes tués et neuf blessés. Dans le
Dara, la réapparition de Bou-Maza à la suite de la grande insurrection de
septembre 1845, y avait été marquée par l'assassinat de Mohammet-Bel-Hadj,
Caïd des Sbéas, homme dévoué à la cause française, pour laquelle sa mort fut
une véritable perte. Il fut massacré au milieu du marché qu'il était chargé
de présider. On gémit de voir autant de nos amis payer de leur sang leur
attachement pour nous. La mort de Mohammet devint le signal de la nouvelle
insurrection de tout le Dara ; on ne put l'étouffer, dès le principe, parce
que les opérations de la guerre appelèrent sur un autre théâtre les forces
d'Orléansville. M. Canrobert, resté seul avec celles de Ténez, combattit
cependant Bou-Maza avec succès, et lui tua un de ses principaux lieutenants ;
il poursuivit ensuite les révoltés qui, désarmés à la suite de l'insurrection
précédente, se défendaient à coups de pierres. Il ne put cependant obtenir
une seule soumission. Les Kabyles, tant de fois insurgés, tant de fois
vaincus, désespéraient de nous résister, mais disparaissaient, faisaient le
vide devant nos colonnes ; Bou-Maza leur avait donné pour consigne de fuir
sans se défendre, et quand ils seraient trop vivement pressés, de donner des
chevaux de soumission en attendant des temps meilleurs. Ce système,
exactement suivi, eût rendu la guerre éternelle ; heureusement que la fougue
de Bou-Maza ne lui permettait pas à lui-même de l'employer toujours. Il livra
le 15 mars à M. de Saint-Arnaud, de retour dans le Dara, un engagement où il
eut le bras fracassé d'une balle. Incapable de tenir la campagne, il alla se
cacher dans quelque Adouar, vers le Bas-Chélif, où sa blessure empira
beaucoup par suite d'une opération qu'il voulut y pratiquer lui-même. Il
confia son commandement à un nommé Kaddour-Ben-Naka, qui eut l'audace
d'attaquer encore le 22 et le 25 avril la colonne de M. Canrobert, forte, il
est vrai, seulement de 600 hommes ; celui-ci se défendit d'abord dans ses
positions, puis simula une retraite pour attirer l'ennemi dans un piège, où
M. de Saint-Arnaud devait le surprendre par une marche de nuit. La manœuvre
réussit, mais les difficultés du terrain la rendirent incomplète : beaucoup
de Kabyles s'échappèrent par les ravins. Ben-Naka eut à son tour le bras
cassé d'un coup de fusil qui, de plus, pénétra dans la poitrine. Incapable de
fuir, il fut pris par les spahis ; ses soldats ne se réunirent plus ; alors
Bou-Maza, encore souffrant de sa blessure, au point de ne pouvoir supporter
qu'avec peine le mouvement d'un mulet, quitta encore une fois, et pour la dernière,
un pays sur lequel il avait attiré tant de calamités. L'insurrection du Dara,
privée du chef enthousiaste qui en était l'âme et la vie, s'éteignit
rapidement. Le colonel Pélissier, qui y pénétrait de Mostaganem à la fin
d'avril, n'eut d'autre peine que de mettre les populations en rapport avec
les officiers qui devaient les gouverner. Les Beni-Zérouels seuls se
retirèrent d'abord dans leurs grottes ; ils y furent investis et finirent par
se rendre. Le colonel fit venir de Mostaganem des outils et de la poudre,
afin de détruire ces repaires une fois pour toutes ; quelques jours lui
furent nécessaires pour compléter cette opération. L'insurrection
de l'Ouarenséris se maintint encore pendant un mois ; Abd-el-Kader, en
quittant les montagnes, y avait institué un Kalifat, nommé El-Séghir, qui
inquiéta longtemps les tribus soumises, en les menaçant continuellement de la
vengeance de son maître, revenant, disait-il, de la grande Kabylie, vainqueur
et tout-puissant. Les Atafs furent surtout l'objet de ses intrigues ;
plusieurs de leurs familles abandonnèrent leur Caïd, dévoué à la France, et
se réfugièrent chez les insurgés, où elles trouvèrent aide et protection. Notre
Caïd de son côté eut recours aux Braz, ses voisins, et, dans le courant de
mars, la guerre civile éclata tout-à-fait entre les Atafs des deux partis,
soutenus chacun par des auxiliaires. Les partisans de la France, d'abord
vainqueurs, puis vaincus, furent forcés de se retirer sur la rive droite du Chélif,
d'où ils implorèrent l'assistance des généraux français ; elle ne se fit pas
attendre : le colonel Eymard, avec un détachement, remonta rapidement le
Fodda, chassant devant lui El-Séghir qui n'osa pas l'attendre. De retour sur
le Chélif, le camp français devint le point de ralliement des Atafs de tous
les partis, dispersés dans le voisinage, où ils ne trouvaient qu'une
hospitalité pénible pour ceux qui la recevaient, et coûteuse pour ceux qui
l'offraient, et peu à peu toute la tribu finit par se reconstituer sous
l'autorité de son Caïd. Le duc
d'Aumale, descendu encore une fois en Afrique, fut alors chargé d'aller
chercher l'ennemi jusqu'au fond de ses retraites les plus sauvages ; il
combina ses mouvements avec la colonne d'Orléansville, et poursuivit
El-Séghir, qui avec les contingents des tribus qui lui obéissaient encore,
essaya de tenir tête à l'orage ; quelques petits combats suffirent pour
dissiper un rassemblement déjà démoralisé par ses échecs précédents. Le duc
d'Aumale s'étant ensuite avancé dans le sud, comme nous le dirons bientôt, le
Kalifat ennemi reprit courage et enleva, les premiers jours de mai, deux
fractions des Atafs, à peine remis de leurs commotions politiques ; il était
alors secondé par Bou-Maza, réfugié dans l'Ouarenséris, et qui, quoiqu’encore
souffrant, était parvenu à former un rassemblement de 2.000 individus parmi
les populations qui entourent le Grand-Pic. Le maréchal en personne envahit
encore une fois cette indomptable contrée. Le drapeau de l'Émir disparaissait
alors successivement de tous les points de la régence. Devant le Gouverneur,
les deux chefs des insurgés et leurs partisans les plus compromis évacuèrent
enfin ce pays livré depuis si longtemps à toutes les fureurs de la guerre, et
le dernier foyer allumé dans le Tell, depuis la grande conjuration de
septembre 1845, s'éteignit faute d'aliment. A
l'ouest de l'Ouarenséris, le général Lamoricière après sa chasse à l'Émir,
dont nous avons rendu compte, reprit celle des populations émigrées. Le 29
mars 1845, il dépassait la pointe occidentale du Djébel-Nador, attiré aussi
avant dans le sud par la vue de nombreux Adouars dont ses yeux, trompés par
le mirage du désert, ne mesuraient pas exactement l'éloignement. Le lendemain
cependant il atteignit une fraction des Ouled-Krelifs auxquels il fit
éprouver de grandes pertes. De nombreuses tribus restaient encore dans une
attitude hostile, particulièrement les Harrars qui furent les derniers à se
soumettre. La guerre que leur fit alors le général fut dictée par la nature
et leurs anciennes relations avec le Tell. Il les proscrivit de nos marchés,
les refoula vers le sud, où ni eux ni leurs nombreux troupeaux ne pouvaient
trouver de quoi vivre. C'est ainsi qu'il les vainquit presque sans combat,
les enchaîna sans les atteindre. Les Harrars, domptés par la famine,
entamèrent des négociations, que le général ne se pressa pas de conclure ;
plus elles se prolongeaient plus la faim tourmentait les Harrars. Enfin,
plusieurs familles incapables de la supporter plus longtemps accoururent,
spontanément et sans condition, se mettre à la merci de l'autorité française.
M. de Lamoricière leur accorda grâce, moyennant une amende de 500 francs
environ par tente ; les mêmes conditions étaient étendues à toute la tribu.
Les Harrars ne firent aucune objection et rentrèrent en foule. Leur misère et
la maigreur de leurs troupeaux dépassaient tout ce qu'on pouvait imaginer,
mais une fois en possession de bons pâturages, la vente de leurs laines
acquitta bien vite leur contribution, qui dépassait 800.000 francs. Un
prophète, qui avait paru à la fin de 1845 dans la Medjana, fut l'occasion
pour les soldats français d'un désastre qu'on aurait cru peu à redouter sous
une pareille latitude. Une région élevée et montagneuse au sud du Sétif en
fut le théâtre. Pour en chasser les insurgés, qui s'étaient réunis sous les
étendards du Chérif et qui y occupaient les pentes du mont Bou-Thaleb, le
général Levasseur l'envahit dans les derniers jours de décembre 1845. Le
temps était clair et le soleil presque chaud. Vainement les Arabes alliés,
qui connaissaient les soudaines vicissitudes de ces climats et chez lesquels
s'étaient perpétué les souvenirs de plusieurs corps turcs ensevelis sous les
neiges, avertirent le général Levasseur de se défier de ces apparences
favorables ; leurs conseils furent mis sur le compte d'une imagination
craintive. La division française pénétra au cœur des plus sauvages vallées et
y obtint la soumission des insurgés. Mais, le 30 décembre, le ciel
s'assombrit tout-à-coup, une neige épaisse recouvrit les sentiers et les
rochers. Le général Levasseur fit séjour dans les hautes régions, comptant
que le soleil ne tarderait pas à reparaître. Vain espoir, le manque de vivres
rendit bientôt le retour nécessaire. Les Français avaient à traverser pour
gagner la plaine un défilé de 1.500 mètres de longueur ; ils y furent,
assaillis, vers les 10 heures du matin, par des rafales de neige qui
aveuglaient les hommes et les chevaux ; ils furent sept heures à le franchir,
et laissèrent plusieurs soldats enterrés sous les glaces. Enfin, vers les 8
heures du soir, le gros de la division arriva chez les Righas, où les troupes
trouvèrent un abri incomplet sous les chétives habitations des Arabes. Le
lendemain, le général arriva à Sétif après avoir perdu près de 200 hommes
dans cette malheureuse retraite. Nous
avons laissé l'Émir réfugié dans la grande Kabylie, où la retraite du
Gouverneur lui permit enfin de goûter un peu de repos ; il en profita pour
faire des efforts inouïs afin de rattacher à sa cause les belliqueux enfants
de ces montagnes, Comptant sur l'enthousiasme qui envahit si facilement les assemblées,
il convoqua, le 27 février, sur les pentes sud du Jurjura une grande réunion
de tous les chefs encore indépendants. Le zèle religieux parut, on effet, se
réveiller à sa voix ; de nombreuses décharges de mousqueterie annoncèrent les
projets audacieux des Kabyles. Le 5 mars, une nouvelle assemblée eut encore
des résultats plus avantageux pour lui et les serments de guerre à l'étranger
y furent renouvelés avec solennité. Mais, le même jour, le maréchal partait
d'Alger à la tête d'une colonne de troupes fraîches, destinées à agir dans
l'est ; sa seule approche fit évanouir toutes les résolutions belliqueuses.
Une levée en masse fut vainement attendue par l'Émir ; les intérêts matériels
firent pencher la balance contre lui ; les ministres mêmes de ce culte qu'il
venait soutenir lui répondirent : « nous voudrions te donner
l'hospitalité, mais nous avons semé beaucoup de blé cette année, le Chrétien
est puissant et il peut venir incendier nos récoltes ; et alors que dirons-nous
aux pauvres qui comptent sur nous pour leur nourriture. Tu le vois, nous ne
pouvons te permettre de rester dans le pays. » L'Émir eut encore moins de
succès parmi les chefs que parmi les prêtres ; les chefs comprenaient très
bien que le séjour de l'Émir parmi eux ne pouvait que les amoindrir, leur
enlever une partie de l'éclat et du pouvoir qui les environnaient.
Indépendants chez eux, ils avaient peu d'envie de se donner un maître, leur
intérêt et leur amour-propre étaient d'accord pour leur faire repousser une
domination étrangère ; les Kabyles savaient aussi que l'Empereur de Maroc
avait fait la paix avec les Chrétiens et Muley-Abder-Rhaman était le chef
spirituel au nom duquel les prières étaient ordonnées dans tous les États
barbaresque. A lui seul, suivant leurs dogmes, appartenait le droit
d'ordonner la guerre sacrée, et cette circonstance ne laissait pas que de
jeter des doutes dans l'esprit même des plus fanatiques. La rapacité des
sauvages soldats du désert, que l'Émir menait à sa suite, acheva de lui faire
perdre le reste de confiance que les montagnards avaient en lui. La présence
des troupes françaises au sein des plus âpres montagnes, au cœur de l'hiver,
porta le dernier coup à ses espérances. Craignant pour sa vie ou pour sa
liberté, il vida la Kabylie aussi brusquement qu'il y était entré ; Ben-Salem
y resta avec une influence amoindrie, comme il arrive après toute entreprise
avortée ; à peine put-il obtenir un asyle sur le territoire qu'il commandait
naguère. Il ne conservait à sa suite qu'une vingtaine de partisans, plutôt
serviteurs que soldats. Toutes les intrigues qu'il essaya encore de nouer
furent d'avance frappées d'impuissance. Abd-el-Kader,
faisant d'une seule traite quarante lieues en vingt-quatre heures, arriva
dans la matinée du 7 mars à quinze lieues au sud de Médéah, où il rasa une
tribu soumise ; ce trait d'audace lui devint fatal. Le colonel Camou, qui
commandait une colonne française aux environs, accourut au secours des alliés
: les Goums voisins le rejoignirent dans sa marche, et montrèrent une grande
ardeur contre l'ennemi commun. L'Émir surpris à son tour eut encore une fois
son cheval tué sous lui ; il perdit cent dix réguliers, quatre agas, un Kalifat,
et se sauva avec soixante cavaliers seulement. Le vieux Barkani, son Kalifat
de Médéah qu'il voulait présenter à ses anciens administrés, fut renversé
d'un coup de crosse ; trois cents chevaux sellés et bridés furent enlevés par
les alliés. Abd-el-Kader
n'était pas au bout de ses revers ; le colonel Camou rallia le lendemain à
Aïn-Oussera le général Youssouf et sa cavalerie ; les deux chefs, après
s'être concertés pour cerner l'ennemi, le poursuivirent chacun de leur côté
sans trêve ni relâche. Le 12 mai, ayant tous les deux suivi la même piste,
ils se rencontrèrent de nouveau. Déjà on apercevait les fumées du camp de
l'Émir à sept ou huit lieues vers l'est. A cinq heures du soir Youssouf se
lance à sa poursuite avec trois cents cavaliers et quatre cents fantassins
dont les sacs cheminent sur des mulets ; la lumière de la lune, inondant les
sables de la plaine, trahit la route suivie par les Arabes qui traînaient
encore à leur suite de nombreux chevaux ; à onze heures du soir, Youssouf
tombe sur un bivouac qui venait d'être abandonné ; cette vue redouble
l'ardeur des troupes ; enfin, un peu avant le jour, les feux ennemis brillent
de nouveau, à un quart de lieue de distance. On allait attaquer, quand les
éclaireurs annoncent qu'Abd-el-Kader décampe, laissant à la merci des
Français ses tentes et ses bagages. Trois fois dans douze heures, il
abandonnait son campement ; le jour naissant découvrit sa cavalerie et ses
mulets fuyant à toute bride à une lieue de distance. A cette vue, le général
Youssouf ordonne à tous ses hommes de sauter à cheval, et de poursuivre
l'ennemi à bride abattue, et le plus rapidement que chacun pourra le faire ;
le capitaine Ducrots avec ses goums, et un escadron de Spahis, eurent le
bonheur de le joindre le premier. Les réguliers Arabes sont sabrés et tués,
deux drapeaux sont pris ; Abd-el-Kader s'enfuit presque sans combattre avec
quatorze cavaliers ; quelques officiers français des mieux montés
s'acharnèrent à sa poursuite ; un instant il fut serré de si près qu'on crut
qu'il allait être pris. L'extrême vitesse de son cheval le sauva encore une
fois. L'Émir
dans ses courses aimait à se faire suivre de quelques-uns des officiers
Français que le sort des armes avait fait tomber entre ses mains ; il
s'entretenait avec eux, tâchait d'en obtenir des renseignements ; mais le
trait suivant prouve que l'humanité n'entrait pour rien dans ses relations
avec eux ; il semble, du reste, qu'il devenait d'autant plus cruel qu'il
était plus malheureux, et le 15, quand il vit sa défaite assurée, il donna
l'ordre de massacrer deux Français qu'il avait alors dans son camp ; l'un
était le capitaine Lacoste, surpris dans une embuscade, près de Tiaret, lors
du commencement de la guerre, et l'autre l'interprète Lévy, un des malheureux
échappés du désastre de Sidy-Brahim ; ils essuyèrent chacun trois coups feux
des Arabes chargés de la mission de l'Émir ; ceux seulement de M. Lévy se
trouvèrent mortels ; les assassins pressés par l'arrivée des vainqueurs
n'eurent pas le temps de redoubler, et M. Lacoste recueilli par ses camarades
fut bientôt hors de danger ; il avait suivi Abd-el-Kader dans toute cette
mémorable campagne ; il donna plusieurs détails, jusqu'alors ignorés, sur cet
homme extraordinaire. L'Émir,
poussé vers le sud de défaite en défaite, fut reçu à bras ouverts par la
petite ville de Zaninas ; Youssouf le poursuivant avec une énergie toujours
nouvelle, bivaquant sans feux pour cacher ses approches, y arriva trente
heures après : Abdel-Kader fut si étonné en apprenant l'approche des
Français, qu'il fit châtier sévèrement le messager qui lui en donna la
première nouvelle, en le traitant d'imposteur ; éclairé enfin sur la vérité,
il n'eut que le temps de s'enfuir. Il traversa sans s'arrêter Sidy-Bouzied,
autre petite bourgade, et s'enfonça avec quatre ou cinq cents cavaliers
Ouled-Naïl qui lui restaient encore dans les gorges de Djebel-Amour. Youssouf
châtia sévèrement Zenina et Bouzïed pour l'appui qu'elles avaient offert à
l'Émir. Les
combats avaient épuisé les ressources d'Abdel-Kader, mais non son énergie.
Incapable de céder à cette fortune, qui s'acharnait à le poursuivre, fugitif
déjà sans ressources, il songeait à s'en créer de nouvelles. Les Beni-Amer,
qu'il avait laissé à sa Déïra, possédaient une cavalerie qu'il crut pouvoir
utiliser pour nourrir encore la guerre. Il fit donc parvenir à Bou-Hamedi,
qui commandait la Déïra, l'ordre de les lui amener, et pour le remplacer dans
son commandement, il lui renvoya Ben-Thamy avec 150 ou 200 cavaliers
démontés, éclopés, qui avaient besoin de se refaire dans le repos de la Déïra
; puis, pour donner le change aux Français et rendre ces mouvements plus
faciles, il se porta de sa personne vers le mont Lazaret, à l'est, ou du
moins il fit semblant de s'y porter. A l'aide de ce stratagème, Ben-Thamy
arriva sans obstacle à la Déïra ; l'ordre du départ des Beni-Amer, ébruité
dans le désert, passa pour être exécuté ; il n'en était rien cependant. Le
misérable état dans lequel Ben-Thamy ramenait ses soldats, engagea peu les
Beni-Amer à tenter la même fortune ; Bou-Hamedy, qui devait les commander,
partageait leur répugnance. Après quelques négociations, le Kalifat et la
tribu abandonnèrent tout-à-fait le drapeau de l'Émir flottant sur la Déïra,
et offrant leurs services à l'Empereur du Maroc, ils s'enfoncèrent à l'ouest,
d'où ils ne sont plus revenus. Ce premier exemple de défection ne tarda pas à
trouver des imitateurs ; Milou-Ben-Aratch, entraînant avec lui plusieurs
tentes, partit aussi pour l'ouest, et Ben-Thamy ne réunit plus que les
Hachems et quelques familles appartenant à diverses tribus. La Déïra, réduite
des trois quarts, non-seulement ne put envoyer aucun secours à l'Émir, mais
paraissait incapable de résister à une attaque probable des populations
marocaines. La garde des prisonniers français devenait de plus en plus
difficile et leur entretien dispendieux. Ben-Thamy fit part à l'Émir des
difficultés qu'il éprouvait à les nourrir, et celui-ci répondit par l'ordre
barbare de les égorger. Le Kalifat, Seide fanatique de son maître, ne fit
aucune objection. Afin de trouver des exécuteurs plus faciles, il répandit
dans la Déïra le bruit que les prisonniers musulmans avaient été massacrés en
France ; puis il prit ses mesures pour que l'exécution eut lieu dans la nuit
du 27 avril. La Déïra
était alors campée à trois lieues de la Mouilah ; les prisonniers français
occupaient sur les bords mêmes de la rivière des gourbis entourés par le camp
de 500 réguliers chargés de leur garde. Pour la rendre plus facile, les
Arabes s'étaient entourés d'une enceinte de broussailles fort élevées, qui
n'avait que deux entrées constamment surveillées par des sentinelles. Dans
l'après-midi du 27 avril, Ben-Thamy envoya trois cavaliers pour ramener, sous
un vain prétexte, à la Déïra, les officiers qu'ils voulaient sauver : ceux-ci
obtinrent d'amener avec eux quatre soldats. Si M. de Cognord eût eu le
moindre soupçon du sort qui attendait les autres prisonniers, rien ne l'eut
pu déterminer à les quitter ; pour rendre toute résistance impossible, ceux-ci,
dès l'entrée de la nuit, furent répartis sept par sept dans les gourbis des
réguliers. Vers minuit, les soldats de l'Émir poussent un grand cri ; c'était
le signal du massacre. A l'instant chaque peloton des réguliers fait feu sur
les Français qu'il avait à sa charge ; quelques-uns ne furent pas tués à la
première décharge et se réfugièrent dans leurs premiers gourbis, au milieu du
camp. Les Arabes y mirent le feu, et tirèrent sur ceux qui fuyaient au
travers des flammes ; quelques-uns cependant échappèrent encore à la
fusillade, et se cachèrent dans les broussailles. Pendant plus d'une demi-heure,
ils entendirent de sinistres détonations se prolongeant dans les ténèbres,
glas funèbre de leurs malheureux compagnons. Puis ils parvinrent à gagner les
tentes des Beni-Snassen, qui les accueillirent assez bien, et promirent de
les ramener à leurs concitoyens ; d'autres arrivèrent directement à
Djemma-Gazouat. Les
Arabes eux-mêmes furent épouvantés de cette boucherie ; elle devint le signal
de la dissolution de la Déïra. L'émigration au Maroc devint plus fréquente
que jamais et Ben-Thamy, n'ayant plus avec lui que sept à huit Adouars,
marcha vers le sud pour rejoindre son maître, qui dans ce moment se
rapprochait du désert marocain. Pendant
que cette sanglante tragédie se dénouait sur les bords de la Mouilah,
Youssouf, acharné à sa proie, poursuivait l'Émir sans relâche. Après l'avoir
vainement cherché dans les monts Lazaret, il tomba sur les Ouled-Naïl, qui se
trouvaient à sa portée, et qui payèrent pour Abd-el-Kader. Le 5 avril, après
une marche forcée de quatorze heures, il atteignit à six heures du matin une
forte émigration, qui fut saccagée, Plusieurs fractions de la tribu
essayèrent de négocier pour rentrer en grâce ; mais Youssouf repoussa leurs
ouvertures, et continua de les châtier vigoureusement, convaincu que plus ils
achèteraient cher leur soumission, plus elle serait durable. La colonne
agissante au désert, revenait dans ses courses toucher de temps en temps à
Beïda, où les troupes restées dans le Tell, lui apportaient des vivres et des
munitions ; Beïda devint ainsi pour Youssouf une place de ravitaillement et
un centre d'opérations. Il en partit encore une fois dans la nuit du 19 au 20
avril, et tomba le 22 à Gerça sur un rassemblement d'Ouled-Naïl, parmi
lesquels se trouvait Abd-el-Kader lui-même. Sa seule apparition suffit pour
disperser l'ennemi, et tout l'horizon fut obscurci par la poussière que soulevaient
les fuyards ; Youssouf s'attacha à la poursuite du groupe qui lui parut le
plus rapproché, lui tua une vingtaine d'hommes, enleva ses troupeaux. Alors
le duc d'Aumale s'avançait dans le désert, théâtre de ses premiers succès en
1845. Il rejoignit Youssouf à Kourireuk, le 1er mai. La ligue des tribus du
désert pour soutenir l'Émir, et dont les Ouled-Naïl étaient l'âme et le
centre, était déjà dissoute par leurs revers. Le prince reçut à son bivouac
une foule de chefs qui, sur la seule nouvelle de l'arrivée du fils du roi des
Français dans leur pays, venaient faire acte de soumission entre ses mains.
Abd-el-Kader, incapable de tenir tête à la moindre colonne française, ne se
maintenait plus que par la fuite ; après l'affaire de Gerça, il se retira
dans le Djebel-Amour, dont le chef Djelloul, au milieu d'une conduite
équivoque et tortueuse, parait avoir réservé toute sa sympathie pour son
coreligionnaire. Youssouf envahit le Djebel-Amour, qui n'essaya pas de
résister. Abd-el-Kader, craignant autant la trahison de ses partisans que
l'épée des Français, reculait peu à peu vers l'ouest ; il arriva le 5 mai
avec 200 chevaux aux environs de Stitten, sur l’Oued-Sidy-Naceur ; il y fut
rejoint le 21 par Bou-Maza et El-Séghir, échappés de l'Ouarenséris par les
Hauts-Plateaux, qui lui amenaient quelque cavalerie, mais en trop petit
nombre pour qu'il pût organiser une résistance. Il continua sa retraite vers
l'ouest, marquant sa trace sur les sables par les cavaliers démontés, les
chevaux éclopés qu'il laissait derrière lui. Il n'avait plus alors à redouter
Youssouf, resté dans le désert d'Alger ; mais une nouvelle colonne, organisée
comme celle du général, fut lancée à sa poursuite de la province d'Oran ; le
colonel Reynaud, qui la commandait, après avoir traversé Chellala-du-Nord le
1er juin, arrivait à Arba au moment où l'Émir en partait, essayant, à la tête
des cavaliers qui lui restaient encore, de protéger la retraite de ses
bagages ; un violent orage sépara les combattants et l'ennemi, ce jour-là, ne
perdit que trois réguliers. Le
lendemain, à trois heures du matin, le colonel se remit en route avec ceux de
ses hommes qui étaient le moins écrasés par les fatigues d'une campagne dans
le Sahara. Il suivait l'ennemi à la trace de ses feux qu'il trouvait encore
fumants, et après quatorze lieues achevées tout d'une traite, il tomba vers
les trois heures après-midi sur Chellala-du-Sud. L'Émir s'y reposait depuis
deux heures ; à l'approche des Français, il évacua la ville avec
précipitation. La cavalerie du colonel l'envahit à l'instant et sabra une
soixantaine d'hommes qui, cachés dans les jardins avaient voulu opposer
quelque résistance. Cette escarmouche, qui nous coûta un officier et un
spahis, fut la dernière que soutinrent les débris des forces arabes ; une
fuite immédiate leur sauva de plus grands désastres. Leur chef gagna
rapidement Assela, où il ne séjourna que quelques heures, et passant la
frontière du Maroc, il rejoignit les restes de la Déïra qui arrivait du nord
pour le rejoindre. Avec elle il reprit ses anciens campements derrière le
Mouilah, et depuis lors les déserts du Maroc ont enseveli dans leurs
solitudes et ses inutiles regrets, et les rêves qu'il forme pour ressaisir
une puissance à jamais perdue. Dans le
désert d'Alger le duc d'Aumale continua à recevoir dans son camp l'hommage de
tous les principaux habitants du pays, et travaillait à régler les intérêts,
apaiser les différends, organiser le gouvernement de cette partie de nos
possessions, qui jamais n'avait été aussi complètement conquise. Il fut
puissamment secondé par le Kalifat d'Agouat, dont le bon sens, l'intelligence
et le zèle pour nos intérêts ne se démentirent jamais ; Djelloul, chef du
Djebel-Amour, fut destitué, et son autorité remise à un successeur capable et
dévoué. Tedjini, le fameux marabout d'Aïn-Madhi, qui semble aussi avoir donné
quelque sujet de plainte, s'en tira à meilleur marché et fut laissé en
possession de sa ville. Depuis longtemps il affectait de dire que les
intérêts du ciel étaient les seuls qui eussent le pouvoir de l'occuper, et sa
conduite était d'accord avec ses paroles. Quelques populations au sud de la
vallée de l’Adjedid semblaient conserver encore des dispositions peu
bienveillantes pour nous : on laissa à la faim le soin de les réduire. La fin
de la grande insurrection de 1845 a laissé l'autorité française bien plus
forte qu'elle n'était auparavant. Les populations du désert ont chèrement
payé l'audace qu'elles avaient eue de nous braver ; celles mêmes qui ne nous
connaissent encore que par la renommée de nos victoires, sont déjà moralement
soumises, et font chaque jour quelques démarches pour se rattacher à un
pouvoir qui sait protéger ses alliés et châtier ses ennemis. La dépendance où
le Sahara s'est toujours trouvé à l'égard du Tell, est plus que jamais
démontrée depuis que ce dernier est entre les mains des Français, et une
autorité rivale de la nôtre n'a aucune chance de s'établir dans les lieux que
nous n'occupons pas directement. La patience et l'énergie d'Abd-el-Kader
doivent être épuisées ; mais, dans tous les cas, ses tentatives futures sont
d'avance frappées d'impuissance : son influence est ruinée chez ses
coreligionnaires ; s'il conserve encore le respect attaché à son caractère
religieux, le prestige de sa force est pour toujours détruit. Nos
établissements dans l'intérieur des terres, récents par leur date, sont
anciens par les tempêtes qu'ils ont essuyées sans en être ébranlés. Ils
seraient évidemment à l'abri de nouvelles attaques, mais ces attaques sont
peu probables : l'expérience tant de fois répétée que les indigènes ont fait
de leur impuissance, les a profondément découragés. Mieux que jamais ils
connaissent notre force, elles sacrifices qu'ils nous voient consacrer à
l'Algérie leur prouvent la ferme résolution où nous sommes d'y rester. Ils
nous craignent maintenant, s'ils ne nous aiment pas encore ; partout,
d'ailleurs, les hommes les plus ardents à la révolte ont péri dans les
combats, et avant qu'une nouvelle génération se soit formée, les idées des
Algériens seront modifiées, et surtout la population européenne sera
augmentée. Ainsi
les espérances que nous avons manifestées en prenant la plume sont
non-seulement réalisées, mais même dépassées ; notre domination a atteint une
limite où elle ne devait arriver qu'après de longues années ; la
Grande-Kabylie, il est vrai est encore insoumise, mais elle nous connaît, et,
entourée par nos armes, elle sait qu'elle devra faire le sacrifice de son
indépendance dès que la France l'exigera. La conquête de l'Algérie sera la
dot que la dynastie de Juillet aura apportée à la France. Nous ne
clorons pas cette narration sans rassurer le lecteur sur le sort des onze
Français échappés au massacre du 25 avril. Leur chef, M. de Cognord, qui
conservait dans les fers cet ascendant qui suit toujours le vrai courage,
réclama longtemps et vivement auprès du commandant de la Déïra ses malheureux
compagnons, dont il ignorait la fin tragique ; seulement aux réponses
embarrassées de ses geôliers, au surcroît de précautions dont il était l'objet,
il se doutait qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire ; enfin il
apprit l'affreuse vérité, en même temps les chefs arabes l'engagèrent à
écrire au maréchal pour qu'il voulût bien entrer en négociation avec l'Émir,
et s'entendre avec lui pour l'échange des prisonniers encore vivants. M. de
Cognord écrivit, mais sa lettre ne parvint pas à sa destination. Le 18
juillet 1846, Abd-el-Kader de retour de sa longue et infructueuse campagne
dans l'est, rejoignit la Déïra ; il avait encore avec lui quatre cents
cavaliers et quelques fantassins, mais tous dans le plus misérable état ; à
leur tête, il passa devant la tente des Français qui purent remarquer son air
soucieux, et ses traits fatigués ; après plusieurs jours donnés aux repos
pendant lesquels il ne voulut voir personne, il manda M. de Cognord ; des
questions sans importance firent tous les frais de cette entrevue, et
l'officier français n'en rapporta aucun espoir d'une prochaine délivrance. Enfin,
vers le 15 septembre 1846, M. de Cognord, privé des nouvelles de sa patrie,
se hasarda à s'ouvrir à un chef arabe, et le pria de sonder l'Émir pour
savoir à quel prix il mettrait la liberté de ses onze prisonniers. Il lui fut
répondu que le seul moyen d'arriver à leur délivrance était d'obtenir un
échange de la part du gouvernement français ; M. de Cognord n'avait aucune
mission pour transporter la négociation sur un pareil terrain, et en fit
l'aveu à l'Arabe avec loyauté et désintéressement. Ce dernier lui fit alors
espérer que l'Émir ne serait probablement pas toujours aussi sévère, et
quelque temps après M. de Cognord ayant renouvelé ses tentatives, les chefs
arabes commencèrent à discuter sur le chiffre de la rançon qui, après
quelques débats, fut fixée à la somme de trente mille francs ; l'Émir qui
voulait paraître au-dessus d'une question d'argent ne parut point dans ces
négociations qui cependant lui étaient toutes communiquées. La Déïra
se trouvait alors à son campement ordinaire, à l'ouest de la Mouilah, à trois
journées de marche de la petite ville de Melilla, appartenant à l'Espagne qui
en a fait un lieu de détention. M. de Cognord s'adressa au gouvernement
Espagnol, et le pria de lui prêter la somme qui devait le rendre à la liberté
ainsi que ses compagnons d'infortune. L'aurore de la délivrance commençait à
poindre pour les malheureux captifs ; M. de Cognord eut cependant encore
l'occasion de montrer tout son courage dans une dernière entrevue qu'il eut
avec l'Émir : « Tu le vois, lui dit ce chef barbare, ton pays t'abandonne et
ne fait rien pour ta délivrance ; le maréchal Bugeaud n'a pas même répondu
aux lettres que je lui écrivais pour lui proposer l'échange des prisonniers,
et c'est ce qui m'a forcé d'en mettre à mort un si grand nombre ; loi que
j'ai épargné, dont j'aime et j'estime la bravoure, reste avec moi ; je te
ferai grand et puissant ; tu auras de beaux chevaux et des armes magnifiques
: — La France, répondit fièrement M. de Cognord, ne nous abandonnera jamais ;
des raisons de haute politique l'empêchent sans doute d'accepter l'échange
que tu proposes, mais nous n'en aurons pas moins une éternelle confiance dans
sa force et dans son bon vouloir ; et dût ma patrie être ingrate, je ne
porterai jamais les armes que pour elle ; — eh bien, tu la reverras bientôt
cette patrie, répondit Abd-el-Kader subjugué par tant de grandeur d'âme » ;
et la main du guerrier musulman serra celle de son captif ; on doit être fier
d'appartenir à un pays qui produit de pareils hommes. Deux
jours après arriva une réponse du gouverneur espagnol ; la rançon des captifs
était prête, et serait livrée contre l'échange de leurs personnes, sous les
murs de Métilla, dès que les Arabes se présenteraient pour la recevoir ; on
peut juger avec quels transports de joie, les Français firent leurs
préparatifs de départ. Les troupes d'Abd-el-Kader qui se montaient encore à
300 fantassins et autant de cavaliers, fournirent la moitié de leurs hommes
pour servir d'escorte ; leur dénuement était si complet, qu'à peine si elles
purent se fournir des objets nécessaires à cette course. Le détachement
marchait sous les ordres du Kalifat Sidy-Kaddour, le frère de
Mohammet-Ben-Allah, tué le 11 novembre 1843. Le 25 novembre 1846, à onze
heures du soir, on se mit en route, et deux jours après les prisonniers
arrivèrent sur la plage de Métilla, où ils furent reçus par le gouverneur
espagnol. C'est
ainsi que, grâce à la fermeté et au courage de M. de Cognord, s'est terminée
cette transaction à laquelle le gouvernement français n'a pris aucune part
ostensible. Était-il donc vrai, comme le disait l'Émir, que la France
oubliait ceux de ses enfants qui s'étaient montrés les plus dignes d'elle ? Une
partie de l'acte du 25 avril, doit-elle retomber sur le maréchal Bugeaud, que
l'Émir accusait d'avoir refusé un échange de captifs ? Il faut le dire,
l'armée éprouvait peu de sympathie pour le détachement d'Ain-Témouschen,
enlevé, le 27 septembre 1845, par les Arabes, sans brûler une amorce. Mais il
semble qu'on aurait dû se rappeler qu'il ne composait pas à lui seul tous les
prisonniers de la Déïra, et qu'un seul des héros de Sidy-Brahim, valait bien
toutes les têtes arabes qu’on aurait rendu pour les sauver. Un cartel
d'échange avec l'Émir, eût-il été impolitique, était commandé par l'humanité
; du reste, ces événements si récents, sont encore enveloppés de tant de
mystères, que la raison ne permet de porter qu'un jugement conditionnel que
d'autres données pourront rectifier plus tard. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME
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