HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

TOME SECOND

 

LIVRE NEUVIÈME. — LE MARÉCHAL BUGEAUD, GOUVERNEUR.

 

 

Travaux des troupes. — Expédition sur Biscara. — Les Ouled-Soltan soumis. — Le général Marey pénètre à Agouat. — Le Gouverneur occupe Delly et attaque le territoire de Ben-Salem. — Il rejoint à l'ouest le général Lamoricière. — Précis des évènements dont la frontière du Maroc avait été le théâtre. — Bataille de l'Isly. — Bombardement de Tanger et de Mogador. — Paix avec le Maroc. — Abd-el-Kader et la Déïra. — Paix générale. — Prospérité. — Commerce. — Ordonnance du 1er octobre sur la propriété. — Nouveaux combats à l'est d'Alger et soumission de deux tribus kabyles. — Le Gouverneur rentre en France. — Jeunes Arabes à Paris.

 

A la guerre qui sévissait avec fureur sur tant de points de la Régence avait succédé tout-à-coup la tranquillité la plus complète. Les troupes françaises, n'ayant plus d'ennemis à combattre, étaient rentrées dans leurs cantonnements ; mais les hommes dont l'activité a été fortement surexcitée pendant plusieurs années, ont besoin encore longtemps après d'un aliment à leurs efforts. Nos soldats, disséminés dans les trois provinces, reprirent leurs travaux de route et d'amélioration avec une ardeur égale à celle qu'ils avaient montrée dans les combats ; leurs sueurs fécondaient cette terre que leur sang avait conquise ; neuf bataillons étaient échelonnés sur le parcours de Cherchel à Miliana ; un chemin praticable reliait déjà cette dernière ville à Teniat-el-Had ; on en traçait un troisième de Teniat-el-Had à Tiaret ; Mascara communiquait avec Tiaret, par suite des travaux du général Lamoricière ; un réseau de routes enlaçait ainsi la partie la plus belliqueuse et la plus turbulente de toute la Régence. Sept autres bataillons travaillaient sur la route d'Alger à Constantine, jalonnée par l'expédition du maréchal Valée ; on réparait le pont de Ben-Hini, qu'elle traverse. Les populations de Sébaou, agricoles et industrieuses, voyaient avec plaisir se percer une communication qui promettait à leurs productions un débouché facile et toujours sûr ; elles comparaient l'activité française à l'apathie des Turcs, dont le long séjour en Algérie n'avait presque laissé aucune création utile. Au sud-ouest de Tlemcen, trois petites colonnes, à portée du désert, surveillaient les mouvements d'Abd-el-Kader, qui, à cheval sur la frontière, était parvenu à réunir les débris de ses réguliers, dispersés sur toute la Régence, et à y joindre les cavaliers de quelques fractions de tribus réfugiées dans le Maroc ou dans les sables du Sahara. Cette poignée de Français, jetée à l'extrémité de nos possessions, préparait l'établissement d'un nouveau poste à Sebdou, ce fort détruit par le maréchal Bugeaud au commencement de 1842, et construisait la route qui devait le relier à Tlemcen. Elle attendait avec impatience que le retour de la belle saison lui permit de poursuivre à outrance un ennemi vaincu, écrasé, mais non soumis, et dont les intrigues agitaient encore quelques populations nomades du désert. Partout ailleurs la résignation musulmane semblait avoir pris son parti de la domination française ; les habitants de Médéah, de Miliana et d'autres villes, émigrés au moment de leur occupation, rentraient en assez grand nombre dans leurs foyers pour reprendre, après un pénible exil, cette existence monotone et somnolente qui avait pour eux tant de charmes.

Le duc d'Aumale, nommé commandant de la province de Constantine, s'était rendu à son poste à la fin de 1845. L'éclat qui environnait le jeune prince émut vivement les Arabes ; tous les chefs de tribus furent convoqués à une grande réunion pour le 31 décembre ; une fête fondée par Mahomet en avait été la première occasion ; des rites musulmans, des fantasias, différents jeux, se partagèrent cette grande journée. Pour jouir d'un si brillant spectacle, toute la population de la ville était sortie de ses murailles ; les collines des environs, couvertes de burnous blancs, semblaient tout-a-coup avoir revêtu un manteau de neige. Le ciel était pur et le soleil chaud comme dans une journée de printemps ; malheureusement quelques accidents vinrent attrister la fin de ces jeux. Les bals et les soirées succédèrent aux fêtes musulmanes ; bizarres caprices de la fortune qui transportaient les plaisirs de l'Europe dans la capitale de Jugurtha.

De ce côté le repos des armes françaises ne fut pas de longue durée ; une région, jusqu'alors inexplorée, allait leur servir de théâtre. La portion cultivée de la province est bornée par les monts Aurès, dont les pentes méridionales s'effacent peu à peu dans les sables du Sahara ; cette immense plaine stérile, très peu élevée au-dessus du niveau de la mer, ne nourrit que quelques cours d'eau saumâtres et paresseux, dévorés par le sol à quelques pas de leur source, ou s'étendant en grandes nappes peu profondes, marécageuses, et desséchées par le soleil dès le commencement de l'été. Çà et là s'étendent, à perte de vue, de vastes espaces recouverts d'innombrables plantes aromatiques, où des tribus nomades promènent leurs nombreux troupeaux. Partout où un filet d'eau surgit de terre, s'est fixé un petit centre de population qui cultive un bois de dattiers, et à leur ombre quelques céréales, qui bravent le soleil du Sahara, et parviennent à leur maturité dès le commencement d'avril ; ressources bien insuffisantes pour les habitants de ces tristes contrées, qui tirent du Tell presque tout le blé qui leur est nécessaire. Ainsi le pays, divisé en deux parties bien distinctes, les oasis et le désert, contient deux espèces d'hommes, de mœurs et d'inclination toutes différentes. Les naturels cultivateurs, et attachés au sol, se sont construits des villages ou châteaux fortifiés appelés Ksours, à l'abri desquels ils se livrent à la fabrication de ces tissus qui se répandent dans toute la Régence. Les naturels pasteurs vivent sous des tentes, sans cesse transportées d'un point à un autre, suivant que leur caprice les y engage ou que la nourriture de leurs bestiaux le demande. Autant les citadins des Ksours sont tranquilles et pacifiques autant les nomades sont inquiets et belliqueux. Ces derniers, véritables enfants du désert, méprisent la monotone existence de leurs voisins ; ceux-ci plaignent les fatigues incessantes et la vie précaire des tribus nomades. Cependant un besoin mutuel rapproche et maintient ordinairement en paix des populations si opposées. Les nomades, dont toute la vie n'est qu'un long voyage, se chargent chaque année, vers le mois d'août, d'aller vendre dans le Tell les objets manufacturés dans les Ksours, et d'en rapporter une quantité de blé suffisante pour tous les habitants du pays ; ils l'emmagasinent ensuite dans les Ksours, où ils viennent le reprendre au fur et à mesure de leurs besoins ; c'est là aussi qu'ils déposent tous leurs objets les plus précieux : ainsi une rupture prolongée entre les villes et les campagnes serait également désastreuse pour tous. Tel est l'état social de ces peuples depuis un temps immémorial.

En 1838, les troupes d'Abd-el-Kader avaient envahi le désert de Constantine qu'on appelait le Ziban ; son lieutenant El-Barkany soumit la capitale Biskara, y désigna pour Kalifat au nom de son maître, un marabout nommé Mohammet Ségrir, et lui laissa en partant un bataillon régulier de 500 hommes, force bien suffisante pour contenir le pays ; les représentations du maréchal Valée avait arrêté le cour des succès de Barkany ; à la suite de la rupture de 1839, Ben-Gannah chef des Saharis, la plus puissante et la plus belliqueuse des tribus nomades, investi par nous du commandement du désert, parvint à y reprendre la plus grande partie de l'autorité que sa famille y avait exercée pendant des siècles ; mais le Kalifat de l'Emir se maintenait dans la Casbah de Biscara, et l'été pendant que les nomades allaient chercher dans le Tell leur provision de grains accoutumée, Mohammet Ségrir, à la tête de ses réguliers, parcourait le Ziban, en exigeait des impôts et pillait ceux qui refusaient de reconnaître son autorité : les cavaliers de Ben-Gannah, à leur retour, reprenaient la campagne, et venaient faire inutilement le coup de feu autour des murs de Biscara ; on conçoit l'état où se trouvait réduit ce malheureux pays, livré à deux autorités rivales, se succédant régulièrement deux fois par an ; il n'avait plus ni agriculture, ni commerce, ni industrie. Une réunion sous la domination française pouvait seule lui rendre la paix et cette espèce de prospérité qu'il pouvait espérer ; Ben-Gannah appuyait de toutes ses forces une expédition qui devait rendre complète son autorité ; il s'offrait de fournir les transports nécessaires aux provisions et aux magasins de l'armée, pendant une portion du trajet : il faisait valoir les avantages que le commerce français retirerait de la pacification du désert ; il fut décidé qu'on marcherait sur Biscara et le duc d'Aumale fit ses préparatifs dans le commencement de 1844, afin de partir dès les premiers beaux jours.

Pour pénétrer dans le Ziban, il fallait descendre une longue vallée, inclinée du nord au sud, et arrosée par une rivière qui plus loin lave les murs de Biscara. La route à suivre en côtoyait les bords et traversait plusieurs défilés très étroits ; à l'est s'élevaient les monts Aurès, à l'ouest les monts Mestaouas. Apres et difficiles, les deux rives étaient également occupées par des populations belliqueuses et qui n'avaient jamais éprouvé la force de nos armes ; l'ancien bey de Constantine, Achmet, avait dressé sa tente dans les monts Mestaouas, et bien qu'il n'eut aucune autorité positive sur les habitants, il y jouissait d'une très grande influence due au prestige d'une ancienne puissance, et aux nombreux trésors qu'il possédait encore. C'était le premier ennemi que nous devions combattre, au début de l'expédition. D'abord le lieutenant-colonel Battafoco guidé par Ben-Gannah partit de Constantine le 8 février, conduisant de l'artillerie, de la cavalerie el3.000 fantassins, avec la mission d'établir un dépôt de vivres et un hôpital à Batna, à vingt-huit lieues de Constantine, au point où la route de Biscara s'engage dans les montagnes ; c'était à partir de là que Ben-Gannah devait fournir tous les transports nécessaires à l'armée : les voitures de l'administration furent en conséquence renvoyées à Constantine ; le Scheick-el-Arab fit rassembler dans sa tribu, au sud des montagnes, les chameaux et les bêtes de somme nécessaires à l'exécution de ses promesses, et ses partisans les acheminèrent vers le nord pour arriver à Batna ; mais l'apparition des Français dans le pays, en avait ému les populations ; dans la nuit du 19 au 20 février, des coups de fusil furent tirés sur le camp de Batna ; enfin les Ouled-Soltan, et les Halfaouas, les deux plus puissantes tribus des monts Mestaouas se saisirent des défilés entre Biscara et Batna, et interceptèrent le convoi de Ben-Gannah ; ce dernier en fut bientôt instruit, mais comptant que les Ouled-Soltan finiraient par se lasser, il n'en fit point part au commandant français ; cependant approchait le moment où la grande expédition et le duc d'Aumale en personne allaient arriver à Batna ; ils allaient être arrêtés subitement, si Ben-Gannah ne trouvait le moyen de faire arriver ses gens jusqu'à lui. Ce fidèle allié tourmenté d'inquiétude, pressé par le colonel Battafoco, lui avoua enfin toute la vérité, et le conjura de lui donner quelques troupes pour forcer le passage ; le chef français y consentit volontiers ; avec une petite colonne, le Scheick-el-Arab, partit le 21 février à la tombée de la nuit, et marcha droit à l'ennemi ; on l'aperçut au point du jour ; soudain le chevaleresque chef des Saharis, qui croyait son honneur compromis par l'accident qui l'empêchait de remplir ses promesses, fond sur lui suivi seulement des personnes de sa famille, le disperse et force le premier passage ; mais derrière, s'en trouvaient d'autres également occupés par les Kabyles ; le pays paraissait de plus en plus difficile, et les ennemis se reformant derrière la petite colonne française pouvaient la cerner au fond de ces gorges sauvages ; Ben-Gannah eut l'heureuse idée de faire tirer plusieurs coups de canon ; à l'instant une vive fusillade leur répond vers le sud ; c'étaient les Saharis, qui, prévenus par ce signal des efforts du leur chef, attaquaient vivement les derrières des Ouled-Soltan ; ceux-ci pris entre deux feux ne pensent qu'à fuir et la route reste libre ; Ben Gannah retrouve ses braves Saharis, dont le courage et l’intelligence l'avaient si bien servi ; la reconnaissance fut touchante ; à leur tête, il rentre au camp de Batna, qui retentit de joyeuses acclamations : à l'instant même arrivaient du côté opposé le duc d'Aumale, et le duc de Montpensier qui venait faire ses premières armes en Afrique, sous les ordres de son frère ; Ben-Gannah fut proclamé par eux le héros de la journée : quelques jours après, une grande revue réunit les Français et leurs auxiliaires, et une salve de 21 coups de canon annonça aux tribus des montagnes que les fils du grand Sultan de France foulaient leur territoire. A la suite des princes, la civilisation européenne marquait sa trace dans ces sauvages contrées ; le camp de Batna offrait déjà de nombreuses ressources ; on y trouvait un hôpital, une boulangerie, des magasins ; le pays paraissait beau et fertile, les eaux étaient bonnes, les bois abondants : les troupes prirent à Batna quelques jours de repos.

Elles continuèrent ensuite leur marche, interrompue souvent par des haltes, consacrées à l'exploration des environs et au châtiment des montagnards qui conservaient une attitude hostile ; les derniers jours de février 1844, elles arrivaient à El-Cantara, ainsi nommé à cause d'un beau pont romain jeté sur un abyme, que les Français admirèrent alors pour la première fois ; El-Cantara est le premier Ksour du désert ; il forme le centre d'un oasis de dattiers situé, au pied de rochers escarpés, à la sortie d'un défilé fort étroit, que traversait une voie romaine, aujourd'hui impraticable. Les habitants d'El-Cantara ne témoignèrent aux Français aucune répugnance, et acceptèrent leur domination sans difficulté ; l'espoir d'un gouvernement stable et fort, était reçu avec plaisir par des populations fatiguées de la guerre et de l'anarchie.

Le Kalifat d'Abd-el-Kader, prévenu de l'arrivée des chrétiens n'essaya pas de défendre Biscara et se retira dans les monts Aurès avec ses troupes régulières ; les Français entrèrent dans la ville sans coup férir ; les habitants que l'ennemi avait vainement tenté d'amener dans sa retraite, reçurent leurs nouveaux maîtres avec un empressement qui semblait sincère ; les jours suivants des officiers français à la tête de petits détachements, parcouraient sans obstacle les environs, écoutaient les observations des notables et recueillaient sur la richesse et l'industrie du pays, des données qui suffirent pour assoir une légère contribution, signe de la domination française ; les rapports qui devaient exister entre le Scheik-el-Arab, gouverneur désigné du Ziban et ses administrés furent réglés ; les personnages les plus turbulents et les plus hostiles furent arrêtés pour être conduits à Constantine ; enfin tous les biens des émigrés qui ne seraient pas rentrés dans leurs foyers le 25 mars, furent déclarés propriétés de l'État.

Le lieutenant de l'Émir chassé de Biscara, privé d'une partie de ses troupes par la désertion, ne désespérait pas encore de soutenir la guerre ; il avait déposé ses trésors à Méchounech, village situé sur la pente sud des monts Aurès, à huit lieues nord-est de Biscara ; ce point défendu par trois châteaux passait pour inexpugnable, chez des gens pour lesquels les moindres murailles sont des obstacles invincibles ; puis Mahomet-Ségrir se mit à parcourir les montagnes, prêchant la guerre sainte et conviant les Kabyles à la défense du boulevard de leur pays ; il ramassa ainsi 2 à 3.000 hommes avec lesquels il revint à Méchounech ; ce point fut reconnu le 11 mars par le commandant Tremblay, qui, à la tête d'un faible détachement put seulement détruire quelques habitations situées dans la plaine ; pour chasser définitivement les Kabyles de Méchounech, les deux princes partirent de Biscara, à la tête de 1.600 hommes ; le Kalifat se défendit bravement ; il fallut enlever l'une après l'autre toutes les positions qu'il occupait, ce qui ne put s'effectuer sans quelque perte ; une compagnie engagée contre des forces supérieures et dans un pays affreux, se trouva un instant sérieusement compromise ; elle ne fut dégagée que par une charge vigoureuse dirigée par les deux princes ; le duc de Montpensier y fut légèrement blessé par une balle qui lui déchira la paupière gauche ; ce furent les derniers coups de fusil tirés dans la journée ; Mohammet nous abandonna Méchounech et les forts qui en dépendent, qu'on détruisit dès le lendemain ; le pays paraissant vuide d'ennemis, le duc d'Aumale revint à Biscara, rejoint dans sa marche par une foule de déserteurs des réguliers de Mohammet, qui demandaient à servir sous nos drapeaux.

L'autorité française semblait définitivement assise dans le Ziban ; le duc d'Aumale revint à Batna, laissant à Biscara le bataillon turc, sous les ordres du commandant Thomas ; celui-ci était chargé de réunir et d'organiser un corps de 500 Indigènes pour garder la Casbah au nom de la France ; malheureusement il fut en grande partie composé d'anciens réguliers d’Abd-el-Kader, et de membres de la tribu d'Ocha, dont son Kalifat Mohammet-Ségrir, était le chef et le Marabout ; dix Français, dont deux officiers s'offrirent pour commander, discipliner ces farouches soldats, et soutenir, seuls de leur nation, le drapeau de la patrie, au fond des déserts ; noble dévouement qui leur devint fatal ; sa tâche terminée, le commandant Thomas et son bataillon turc rejoignirent, suivant leurs ordres le colonel Battafoco à Batna ; les troupes du camp étaient employées à réparer l'ancienne voie romaine qui traverse le défilé.

Pendant que la colonne principale envahissait le Ziban, ce dernier poste avait eu aussi sa part de combats ; les Ouled-Soltan, fiers de la virginité de leurs montagnes, où jamais l'étranger n'avait mis le pied, s'étaient déclarés les chefs des tribus voisines, et les réunirent toutes dans une ligne contre les Chrétiens ; après plusieurs tentatives isolées contre les retranchements de Batna, elles se concentrèrent enfin au nombre de plus de 3.000 combattants ; le 11 mars leurs tentes couvrirent les collines qui dominent le bassin où reposait le camp français ; la nuit suivante, toutes les crètes furent illuminées des feux de leurs bivouacs ; on entendait par intervalles la voix des marabouts qui appelaient les Musulmans à la prière, et qui se prolongeait au loin dans le calme de la nuit ; le spectacle était imposant par lui-même, et par les présages du combat qui se préparait pour le lendemain. A la pointe du jour les Kabyles se précipitèrent sur les Français : un retranchement de pierres sèches où se trouvaient une douzaine de soldats, attira surtout leurs efforts ; ils en furent constamment repoussés, mais la moitié de la petite garnison fut tuée avant d'être secourue. Les ennemis, écrasés par la mitraille, ne se retirèrent qu'après une lutte acharnée, emportant sur des mulets leurs blessés et leurs morts. Les Français avaient perdu 59 hommes, ou tués ou mis hors de combat ; depuis lors, Batna ne fut plus attaqué. Dès que le duc d'Aumale y fut de retour, il songea à venger cette insulte : les Ouled-Soltan en étaient les principaux instigateurs : la tente d'Achmet-Bey, dressée dans leurs montagnes, était un foyer perpétuel d'intrigues et de prédications : ils furent choisis pour servir d'exemple. Déjà le général Sillégue, parti de Sétif pour opérer une diversion à l'ouest des Ouled-Soltan, avait obtenu quelques soumissions incomplètes : le duc d'Aumale le rejoignit à Mgaous, petite ville située sur les pentes occidentales des monts Mestaouas, fameuse dans les légendes religieuses des Arabes. L'armée y fut retenue pendant trois jours par le mauvais temps, encore son début ne fut-il pas heureux ; elle gravissait ces horribles montagnes, quand elle fut tout-à-coup enveloppée par un épais brouillard : les montagnards en profitèrent pour l'attaquer avec une grande vigueur. Nos auxiliaires arabes, pénétrés de l'idée que les Kabyles étaient invincibles chez eux, lâchèrent le pied sans combattre, et abandonnèrent les bêtes de somme du convoi qu'ils étaient chargés de conduire ; en un instant tout fut pillé ; livrés à eux-mêmes, les Français revinrent à Mgaous, où ils se reposèrent et se refirent. Ils y furent rejoints par de nouveaux convois de vivres arrivés de Sétif, et par les tribus nomades de Ben-Gannah ; ces enfants du Désert et leurs immenses troupeaux s'abattirent comme une nuée de sauterelles sur les champs ensemencés des Ouled-Soltan, qu'ils rendirent bientôt aussi nus que leurs sables ; d'autres populations indigènes, alliées des Français, gardaient toutes les issues des montagnes ; ces préparatifs terminés, le duc d'Aumale s'ébranla le 1er mai ; cette fois le temps était beau et le ciel clair ; la résistance des Ouled-Soltan fut bientôt vaincue ; on fut coucher à Bir, lieu ainsi nommé d'un puits situé au fond d'un entonnoir de rochers, et qui passait pour une position inexpugnable. On fouilla tous les replis les plus reculées des montagnes, ménageant les populations soumises, traquant à outrance les ennemis ; pour mieux leur donner la chasse, le duc d'Aumale divisa ses forces en plusieurs détachements, et ne cessa de les poursuivre que lorsque toutes les fractions des Ouled-Soltan eurent demandé grâce. Il était de retour à Batna, quand un indigène, arrivé à grand peine du Ziban, lui remit un billet contenant d'affreuses nouvelles ; il avait été écrit par le sergent-major Pélisse, l'un des Français restés à Biscara, et le seul qui fût encore vivant. A peine le duc d'Aumale avait-il quitté Biscara, que le Kalifat d'Abd-el-Kader avait tenté d'y rentrer ; il ne lui avait pas été difficile de se ménager des intelligences dans le corps des indigènes à la solde de France, dont une partie avait servi sous ses étendards. Suivi de 150 hommes dévoués, il se présenta dans la nuit du 11 au 12 mai devant la Casbah ; les portes lui en sont ouvertes par les conspirateurs ; les Français, à peine réveillés par un bruit inusité, sont massacrés avant d'avoir pu se reconnaître ; ceux des soldats indigènes qui n'étaient pas du complot, surpris au milieu de leur sommeil, privés de leurs chefs, n'opposent aucune résistance ; le sergent-major Pélisse, sauvé par une femme dont il avait su se ménager l'affection, fit vainement tous ses efforts pour organiser une résistance ; à peine put-il se sauver avec le Caïd de Biscara, chez le Scheick de Toulga, au sud-ouest, parmi des populations dépendantes de Ben-Gaurah, et qui restèrent fidèles à la France ; jeté seul au milieu d'elles, ce brave sous-officier sut les armer pour sa patrie ; à leur tête, il rentra dans les murs de Biscara, où le Kalifat d'Abd-el-Kader ne se maintint que cinq jours. Le duc d'Aumale vola au secours de Pélisse, qu'il trouva maitre de la ville : les habitants en étaient consternés, craignant que le général français ne leur imputât le crime de quelques traitres, et accoutumés qu'ils étaient à la justice musulmane, dont le principe est qu'il vaut mieux punir un innocent que de manquer un coupable. Le prince se hâta de les rassurer et commença une enquête pour découvrir ceux qui avaient trempé dans ce lâche guet-apens du 12 mai ; une garnison de 500 Français fut désignée pour occuper, sous les ordres du commandant Thomas, la Casbah, d'une manière permanente J et déjouer toute nouvelle tentative du Kalifat d'Abd-el-Kader. Un chef indigène, dévoué à la France, fut mis à la tête des villages d'El-Cantara et d'Outaya ; après ces mesures qui, cette fois, fixèrent l'avenir de Biscara, le duc d'Aumale rentra à Constantine.

Le colonel Lebreton fut investi du commandement de Batna, occupé alors par des forces suffisantes pour tenir les communications ouvertes au nord et au sud et agir sur les populations environnantes ; il représentait la France auprès de celles qui s'étaient soumises, devait continuer avec les Ouled-Soltan les rapports interrompus par la pointe sur Biscara, enfin combattre chez les montagnards de l'Aurès encore inexplorés, le pouvoir du Califat d'Abd-el-Kader qui s'y était retiré avec 200 hommes, et qui y jouissait d'une grande influence, due principalement à son caractère religieux ; il ne put remplir cette dernière partie de sa tâche ; les monts Aurès ne furent soumis qu'un an après par le général Bedeau, successeur du duc d'Aunaie.

Les Ouled-Soltan, fidèles à leurs promesses, réglèrent les conditions de leur soumission, payèrent l'impôt et descendirent de leurs montagnes pour cultiver la plaine sous la protection du camp de Batna ; afin d'assurer encore davantage cette nouvelle alliance, le colonel séjourna pendant un mois au milieu de leurs tribus, et lorsqu'il quitta leurs tentes 350 cavaliers des premières familles du pays l'accompagnèrent jusqu'aux limites de leur territoire : pendant le trajet, le colonel se trouva plusieurs fois sans défense au milieu d'eux ; mais il ne lui vint pas même dans la pensée de concevoir le moindre doute sur leurs intentions ; bien plus il engagea les principaux chefs à l'accompagner jusqu'à Constantine ; la proposition fut agrée ; et à son arrivée dans la capitale, le colonel Lebreton présenta au duc d'Aumale quarante de ces farouches montagnards dont nos anciens alliés disaient qu'on ne les ferait jamais entrer que pieds et poings liés dans Constantine. Cette soumission si complète assura le côté ouest de la route qui conduit de Constantine à Biscara. Au sud de cette ville, le chef de l'oasis de Tuggurt offrit lui-même de payer à l'administration française, le tribut par lequel il reconnaissait jadis la suzeraineté du Bey de Constantine.

La province d'Alger a aussi son désert en tout semblable au Ziban, et par l'aspect du pays, et par les mœurs de ses habitants : Agouat en est la capitale, Aïn-Madhi et Tegmont, les villes principales. Nous avons déjà raconté les vains efforts d'Abd-el-Kader pour s'emparer d'Aïn-Madhi ; il n'avait pas été plus heureux sur Agouat dont le Caïd nommé Sidy-Achmet-Ben-Salem, avait constamment déjoué ses intrigues et battu tous les compétiteurs qu'il lui avait opposés ; Ben-Salem, sentait cependant qu'il n'était pas de force à rester entièrement indépendant, et pour sanctionner son autorité il avait sollicité le titre de Kalifat de la France. Le maréchal lui avait répondu qu'il ne traitait pas avec les gens qu'il ne connaissait pas, et l'avait engagé à venir à Alger où il recevrait l'investiture de son Gouvernement ; Ben-Salem, gravement malade, envoya son frère pour le remplacer ; l'envoyé du désert rejoignit la colonne du général Marey, commandant de Médéah, qui travaillait alors à la soumission des Ouled-Naïl, et fut envoyé par lui à Alger. Le Gouverneur admira la distinction des manières, la profondeur des réflexions de ce patricien du désert, et en recueillit une foule de détails très intéressants sur sa patrie, qu'à travers plusieurs révolutions, sa famille gouvernait depuis plus de 500 ans. Agouat situé à 120 lieues d'Alger et sous le même méridien, est comme toutes les villes du désert construite en briques cuites ou desséchées au soleil ; les charpentes des maisons sont en bois de palmier ; les murailles baignées par une branche du grand fleuve. Adjedid, contiennent 16.000 habitants ; les environs très fertiles, sont occupés par des jardins clos de mur, ou l'on cultive tous les fruits d'Europe, et surtout le dattier ; le 15 avril 1844, Achmet-Ben-Salem fut investi à Alger du titre de Kalifat d'Agouat dans la personne de son frère ; mais cette investiture, simplement conditionnelle, ne devait devenir définitive que lorsqu'une colonne française aurait parcouru sans coup férir tout le pays dont le nouveau Kalifat recevait le Gouvernement. En conséquence le général Marey reçut ordre de marcher sur Agouat ; son expédition en effet fut toute pacifique ; les chefs du désert reconnurent la suzeraineté de la France, et il reçut des ambassadeurs du fameux Tedjini offrant de payer un tribut. Il s'excusait de venir à Alger, ou de recevoir les Français dans Aïn-Madhi, parce que disait-il, jamais force étrangère n'avait pénétré dans ses murailles, qu'il avait prouvé du reste, savoir défendre contre l'ennemi commun. Le général insista cependant pour que quelques officiers d'état-major pussent lever le plan de la place ; ils trouvèrent que ces murailles, si terribles pour les Arabes ne seraient pas capables de tenir longtemps contre l'artillerie française ; les chefs du désert ayant prouvé qu'ils pouvaient et voulaient maintenir en paix leurs populations, lurent dès-loi s rangés définitivement au nombre de nos alliés.

Le printemps 1844 venait de s'ouvrir, et l'occupation de Delly, résolue depuis quatre ans, n'était pas encore effectuée. Ce petit port, situé à vingt-cinq lieues à l'est d'Alger, nourrissait une population industrieuse et commerçante, qui, sauf quelques échauffourées bientôt réprimées, avait constamment vécu en bonne intelligence avec la France ; elle désirait même voir ses murailles occupées par les maîtres d'Alger, parce qu'eux seuls pouvaient lui donner une protection toujours efficace contre les Kabyles des montagnes environnantes. Le Gouverneur, résolu d'attaquer enfin sérieusement Ben-Salem, le seul des Kalifats de l'Émir qui soutint encore son drapeau dans la région du Tell, voulut faire de Delly la base de ses futures opérations. Il partit de la Maison-Carrée le 27 avril 1844, rallia en route le Kalifat Mahiddin et ses cavaliers. Les tribus dont on traversa le territoire ou s'étaient soumises, ou s'étaient éloignées, et la ville fut occupée sans coup-férir le 8 mai. Cette fois, du moins, notre arrivée ne fut pas le signal de la dispersion d'une population tranquille et industrieuse : les habitants de Delly reçurent les Français avec des démonstrations d'affection et de cordialité assez rares chez les musulmans ; on y trouva quelques ouvrages de défense construits par les Turcs, et une batterie de huit pièces de canon ; sur-le-champ on se mit à Fourrage pour compléter les fortifications. Pendant ce temps, les kabyles des montagnes, qui n'étaient pas gens à se soumettre sans combattre, formaient de nombreux rassemblements à deux journées de marche des murs de Delly ; avec la partie active de la colonne le maréchal marcha contre eux jusqu'au-delà de l'Oued Sébaou, et les aperçut bientôt occupant les crêtes supérieures des montagnes ; il simula ensuite une retraite, les attira dans la plaine, les battit le 15 mai ; de là il se porta au sud à la rencontre d'une troupe d'ennemie encore plus nombreuse ; il les trouva au centre du pays des Flittas ; les Kabyles avaient construit des redans en pierre sèches pour ajouter encore à la force d'une position déjà bien formidable ; heureusement qu'un sommet encore plus élevé était resté inoccupé ; le maréchal y parvint le 17 mai en suivant une grande arrête défendue à droite et à gauche par de profonds ravins, de sorte que l'armée n'eut en montant à soutenir qu'un combat tête de colonne dont la valeur des troupes garantissait le succès ; la ligne des ennemis fut coupée en deux ; ils prirent l'épouvante, se précipitèrent en fuyant le long des pentes sud, jusque sur les bords de la Kessab ; dans l'espoir de leur couper la retraite, le maréchal détacha les quelques centaines de chevaux qui composaient toute la cavalerie de la colonne ; malgré leurs efforts ils n'arrivèrent pas à temps et de grosses masses ennemies purent se retirer de ce côté sans être entamées ; d'autres détachements de musulmans essayèrent alors de s'emparer des sommets extrêmes, abandonnés par le gros de la colonne française, lors de son mouvement agressif ; il fallut donc y monter une seconde fois, recommencer le combat contre ces opiniâtres adversaires que de nouveaux auxiliaires venaient constamment renforcer ; forcés de céder sur tous les points, ils ne se retirèrent qu'après des pertes nombreuses ; parmi les Français 52 morts et 95 blessés payèrent de leur sang le prix de la victoire : les vaincus nous abandonnèrent la possession de cinquante villages Kabyles où nos troupes et leurs auxiliaires indigènes surtout firent un butin considérable ; le pays était fertile et peut-être le plus peuplé de la Régence. Ce succès amena la soumission des Flittas qui comptaient dix-neuf fractions différentes : le fils du célèbre Ben-Zamoun, dont le nom remplit les premières pages de l'occupation française, vint au camp du gouverneur faire acte d'obéissance entre ses mains ; sa famille gouvernait les Flittas et d'autres petites tribus satellites de la grande depuis longues années ; on forma pour Ben-Zamoun un Agalick relevant directement d'Alger et indépendant du Kalifat Mahiddin, pour ménager la répugnance qu'éprouvent généralement les Kabyles à être gouvernés par un Arabe ; avant de recevoir l'investiture, Ben-Zamoun crut devoir s'excuser d'avoir combattu contre les Français : « Nous ne pouvions faire autrement, dit-il, nos femmes n'auraient pas voulu nous regarder ni préparer nos aliments ; vous nous avez vaincu, nous nous soumettons, vous pouvez compter sur notre fidélité ; si Ben-Salem fut resté au milieu de nous, nous nous serions tous fait tuer jusqu'au dernier, plutôt que de lui manquer de parole ; mais il nous a lâchement abandonnés sans combattre, il ne peut plus reparaître parmi nous, » La soumission des Flittas étendit la domination française jusqu'à une distance de 40 lieues à l'est d'Alger ; le frère de Ben-Salem lui-même vint au camp français demandant à vivre sur notre territoire ; le Gouverneur étudia rapidement les divers intérêts compliqués qui se croisaient au milieu de tant de tribus indépendantes ayant chacune leurs haines, leurs affections, leurs intérêts, puis il organisa le Gouvernement qui devait les régir. Les nouvelles venues de l'ouest, l'empêchèrent pour lors de pousser plus loin ses conquêtes. Dans le courant de l'été suivant, Ben-Zamoun accompagné du Kalifat Mahiddin vint à Alger compléter sa soumission entre les mains du général de Bar, et fut accueilli avec les plus grands honneurs ; le colonel Daumas, directeur des affaires arabes, alla à sa rencontre jusqu'au pont de l'Aratch ; Ben-Zamoun avait une suite de 418 cavaliers ; le cortège était précédé des tambours et des hautbois de Mahiddin, honneur auquel les Kalifats seuls avaient droit. Ils furent reçus à la porte Bab-Azoun par la musique d'un régiment ; le jeune Ben-Zamoun qui n'était jamais venu à Alger admirait cette grande cité, et la pompe grossière qui l'entourait, fut elle-même un sujet d'étonnement pour les habitants.

Au retour de la courte et fructueuse campagne de l'est, l'infatigable maréchal Bugeaud ne fit pour ainsi dire que passer à Alger. Des événements se présentant sous une face nouvelle et excessivement grave, venaient de surgir sur la frontière du Maroc, et le Gouverneur voulait en juger par lui-même ; il était en mer le 51 mai 1844 ; mais avant de le suivre sur ce nouveau théâtre, nous allons tracer une esquisse rapide des causes qui l'y avaient amené. Abd-el-Kader chassé de la Régence à la fin de l'année 1845, s'était retiré dans le Maroc où les restes de ses partisans et de ses réguliers ne tardèrent pas à se grouper autour de sa personne. L'auréole de gloire et de religion qui l'entourait, lui donnait une immense influence sur les populations qui l'avaient reçu ; ses prédications fournirent un aliment au fanatisme musulman ; bientôt il se vit maître d'une petite armée qui se recrutait d'éléments variables, accidentellement réunis autour des rares débris de ses forces régulières, armée indisciplinée mais courageuse et dévouée ; avec elle il franchissait souvent la frontière, pillant ses ennemis et quelquefois ses amis, parce que avant tout, il lui fallait faire vivre ses partisans ; ces brigandages, car ses courses n'étaient pas autre chose, amenaient la ruine et la désolation des tribus frontières dii Maroc, et l'inquiétude dans toute la Régence. La tolérance du Maroc était contraire au droit des gens tel que l'entendent toutes les nations civilisées ; l'autorité française s'en plaignit à l'Empereur ; celui-ci ne put ou rte voulut pas faire droit à ces réclamations ; peut-être dans son orgueil barbare était-il bien aise d'amener un conflit dans lequel il espérait prendre sa part des dépouilles de l'ancienne Régence, dont les limites à l'ouest étaient souvent très incertaines ; il comptait aussi sur la jalousie des puissances européennes, qu'ils croyaient ne devoir jamais permettre à la France de s'établir définitivement en Afrique. Ouchda, première ville de son empire du côté de l'Algérie, avait pour Caïd un nommé Ali-Ben-Taïb-el-Génaoui, qui semblait se préparer ouvertement à la guerre. Génaoui commandait ordinairement 2.000 de ces cavaliers formés de nègres venus d'au-delà du désert, connus chez les indigènes sous le nom d’Abids-Bokary véritable et presque unique troupe régulière du Maroc. Cette force ne suffisant pas à ses projets, le Caïd convoqua le contingent de toutes les tribus voisines et les réunit autour de lui à Ouchda. Abd-el-Kader lui-même avec ses forces qui comptaient encore 800 hommes, se joignit aux Marocains. Pour être à portée des événements, le général Lamoricière vint établir son camp aux environs de Lalla-Mégrania, bourgade à quinze lieues à l'ouest de Tlemcen, à deux de la frontière du Maroc, presque en regard d'Ouchda. Les événements ne tardèrent pas à se compliquer. Génaoui ne contenait plus qu'avec peine la turbulente milice qu'il avait eu l'imprudence de réunir. Il tentait même de la renvoyer dans ses foyers, quand un proche parent de Muley-Abder-Rhaman parut à Ouchda ; ce nouveau personnage, fier de son influence dans une cour barbare, ne voulait pas être arrivé aussi près des chrétiens sans les combattre ; en vain Génaoui fait ses efforts pour calmer une fougue, qui pouvait amener des événements funestes à son pays ; l'allié de l'Empereur entraîne à sa suite tout le camp marocain et Génaoui lui-même qui n'ose pas lui résister positivement. Sans provocation, sans déclaration de guerre, les Marocains passent la frontière, et viennent assaillir le camp français dans la journée du 30 mai 1844. Le général Lamoricière, quoique surpris repoussa vigoureusement les Marocains, leur tua une cinquantaine d'hommes et leur prit trois drapeaux ; l'ennemi en pleine déroute repassa la frontière aussi vite qu'il l'avait franchie, et les Français, provoqués et victorieux ne le poursuivirent pas au-delà. Peu de jours après arriva au camp le Gouverneur lui-même qui amenait des renforts, et qui prit le commandement de toute l'armée d'observation. Son premier soin fut d'écrire à Génaoui pour lui demander une conférence, où l'on essayerait de régler les points en litige et d'éviter la guerre. Le chef Musulman accepta la proposition ; la conférence fut fixée au 15 juin sur les bords de la Mouilah, et le général Bedeau fut chargé d'y représenter la France ; il s'y rendit avec la cavalerie française et quatre bataillons seulement ; Génaoui au contraire par une vaine ostentation de puissance, s'était fait accompagner d'une escorte de 3.000 hommes ; ces soldats indisciplinés, orgueilleux de la supériorité de leur nombre, commencèrent par troubler les négociations en dépit de toutes les remontrances de leur chef, et finirent par tirer des coups de fusil sur le détachement français ; la conférence fut rompue ; le général Bedeau se retira suivi de près par les cavaliers marocains qui tiraillaient avec son arrière-garde. Prévenu de l'insolence et de la perfidie des Musulmans, le maréchal avait fait prendre les armes à quatre nouveaux bataillons qui volèrent au secours de leurs camarades ; alors ceux-ci se voyant soutenus firent volte-face ; la cavalerie chargea les ennemis, les rompit, leur tua plus de 500 hommes : le reste s'écoula honteusement vers Ouchda ; on ne perdit à cette brillante affaire que huit hommes dont deux officiers ; l'un était le jeune Tristan de Rovigo, fils de l'ancien Gouverneur de l'Algérie.

Ce combat, que l'armée-française avait voulu éviter, même aux dépens de son orgueil national, constata de nouveau la supériorité de sa cavalerie sur ces cavaliers nègres, que les Arabes nous avaient dépeints si terribles. Dans la conférence si brusquement interrompue par une bataille, Génaoui avait eu l'audace de réclamer, pour son maître, tout le pays à l'ouest de la Tafna ; le lendemain, le gouverneur lui écrivit pour repousser comme elle le méritait une pareille proposition, l'assurer en même temps de la modération de la France, tout en lui confirmant que le Maroc n'avait point de paix à espérer de sa part, tant qu'il donnerait asile à ses ennemis ; il demandait donc la dissolution immédiate du rassemblement des tribus ?1gériennes qui campaient aux portes d'Ouchda. La réponse de Génaoui fut évasive. Impatienté de ces retards, le maréchal voulut prouver aux réfugiés algériens que le bras de la France pourrait toujours les atteindre et marcha sur Ouchda, en prévenant le Caïd qu'il allait occuper la ville, uniquement pour se rendre à lui-même une justice qu'il n'avait plus à espérer d'une autre manière. Cependant, en partie à cause de la chaleur, en partie pour donner aux Marocains le temps de la réflexion, il mit trois jours à franchir les dix lieues qui séparaient Lalla-Mégrania du but de son expédition. L'ennemi ne se montra nulle part. A la suite de l'affaire du 15, la discorde s'était mise parmi les chefs ; les uns voulaient combattre, les autres prétendaient que les ordres de leur maître exigeaient la paix. Tout ce que put faire Génaoui, au milieu de ce conflit, fut de se retirer à l'ouest avec une force de 4.500 hommes encore organisés, et quatre pièces de canon. L'armée française traversa les beaux jardins d'Ouchda et occupa la ville sans coup-férir. Elle y trouva deux cents familles émigrées de Tlemcen, que les ennemis retenaient par force parmi eux, et qui furent très heureuses de pouvoir rentrer dans leur patrie. Le maréchal réunit quelques notables de la ville, restés dans ses murailles ; la facilité des mœurs françaises eut bientôt rassuré ces Musulmans, étonnés d'être traités avec tant de douceur. Ils donnèrent au Gouverneur plusieurs détails très intéressants sur les forces et la tactique du Maroc, et il en conçut l'idée qu'il ne lui serait pas difficile de pousser plus loin ses victoires, si l'intérêt de la France l'exigeait plus tard. Le but de la pointe de l'armée française dans le Maroc, la dispersion des tribus algériennes, était en partie atteint. L'éloignement de la mer, d'où il tirait ses provisions, ne permit au gouverneur un long séjour à Ouchda ; il revint au nord et occupa, le 26 juin, le petit port de Djemma-Gazouat, le dernier de l'Algérie, au sud-ouest de l'embouchure de la Tafna ; c'était là qu'il comptait établir ses magasins, dans le cas où la guerre viendrait à se prolonger sur cette frontière ; il y reçut l'entière soumission de toutes les tribus environnantes, qui, jusqu'alors, n'en avaient fait que de très équivoques. Complètement approvisionné, il reprit la route du sud, longeant les limites de la régence, prêt à tomber sur les tribus algériennes dès qu'il en découvrirait à sa portée, même sur le territoire marocain, puisque de part et d'autre on ne respectait plus les frontières. Il était auprès du confluent de l'Isly et de la Mouilah, quand il aperçut l'armée marocaine ; elle était rentrée dans Ouchda et l'avait même dépassé dès que les Français en étaient partis. Il n'entrait pas dans les plans du maréchal d'engager le combat. Génaoui venait d'être destitué et mis aux fers, et l'on ne savait si son successeur avait mission de faire la paix ou la guerre ; mais le général français s'aperçut bien vite que les Marocains affectaient de ne pas vouloir s'éloigner, de le suivre même, toujours, il est vrai, d'assez loin pour être à l'abri de ses coups, mais de manière, cependant, à ce qu'il eût l'air de fuir" devant eux. Ce manège dura plus de deux heures ; ne voulant pas laisser à un ennemi fanfaron l'apparence d'un succès dont il n'aurait pas manqué de se glorifier, le maréchal reprit vivement l'offensive. Sur-le-champ, toute cette masse indisciplinée recula en désordre ; la cavalerie marocaine se dispersa : on avait cru apercevoir derrière son infanterie, mais, quand on la chercha pour la charger, elle avait disparu. Cette journée du 3 juillet fut très peu sanglante, parce que l'ennemi n'avait tenu nulle part. Abd-el-Kader, qui se trouvait dans ses rangs, dut s'apercevoir que ses auxiliaires pouvaient bien peu pour sa cause.

La guerre continua ainsi pendant quelques jours, les Français donnant la chasse aux Marocains, et venant de temps en temps se ravitailler à leurs magasins de Lalla-Mégrania. Le général Lamoricière s'était séparé du maréchal et agissait alors à l'ouest de Sebdou, pour compléter la soumission encore assez incertaine de quelques petites tribus. Bientôt le bruit se répandit que le grand sultan de l'ouest faisait de nouveaux et d'immenses préparatifs pour combattre les infidèles. Son fils aîné, Mouley-Mohammet, s'avançait avec d'innombrables soldats ; tout l'empire était en armes depuis les bords de l'Océan jusqu'aux frontières de l'Algérie. C'était une véritable croisade du Maroc pour rétablir les affaires de l'Islamisme. Tout en faisant la part de l'exagération orientale, le gouverneur jugea qu'il était prudent de rappeler M. de Lamoricière, et les deux généraux s'établirent à Lalla-Mégrania, surveillant les événements. Ce fut là qu'ils apprirent le commencement des opérations maritimes contre Tanger, par le prince de Joinville. Certains alors que la guerre allait être poussée avec une nouvelle vigueur, ils prirent toutes les mesures pour une action générale que l'ennemi, fier de sa supériorité numérique, ne devait plus éviter. Le maréchal avait organisé un poste télégraphique sur une butte en avant de son camp ; on apercevait de là une armée réellement considérable se concentrer sur les collines bordant la rive droite de l'Isly, à deux lieues à l'ouest d'Ouchda. Une multitude de tentes occupaient un espace de plusieurs lieues et se divisaient en sept à huit camps différents ; un d'eux, qu'on disait aussi grand à lui seul que tout le camp français, était consacré à l'usage personnel du fils de l'Empereur et renfermait sa maison, ses bagages, ses concubines. Des Arabes alliés, qui s'étaient glissés parmi les Marocains, évaluaient leur nombre à près de 40.000 hommes, et tous les jours ils recevaient de nouveaux renforts. L'arrogance et les prétentions de ces hordes fanatiques ne connaissaient plus de bornes : elles ne se proposaient rien moins que de chasser les Français de toute l'Afrique. La position du maréchal eût été critique s'il eût commandé à des troupes moins braves et moins aguerries. Il était déjà enveloppé par les détachements envoyés par l'ennemi à droite et à gauche, pour soulever le pays sur ses derrières. Une étincelle pouvait rallumer un vaste incendie. Il sentit qu'il fallait sortir de cette inaction par un coup de foudre. Renforcé par la division Bedeau, qui le rejoignit le 12 août, il se porta en avant dès le lendemain, simulant un grand fourrage, pour donner le change à l'ennemi sur ses intentions agressives. L'armée, dans sa marche, formait un losange, composé lui-même de plusieurs carrés d'infanterie. Aux saillants de ce losange cheminaient des pièces d'artillerie de campagne, chargées de balayer par leur mitraille les angles morts des carrés d'infanterie. Cet ordre devait être aussi celui du combat et du bivouac. A la tombée de la nuit, les nombreux fourrageurs qui couvraient les flancs de l'armée, revinrent s'y réunir et l'on campa ainsi en silence et sans feu. A deux heures du matin, l'on se remit en route, La colonne, marchant au sud-ouest, avait alors à sa droite la rivière de l'Isly, et se trouvait, par conséquent, sur la même rive que les Marocains ; mais le chemin qui conduisait jusqu'à eux traversait deux fois la rivière, par des gués, ce qui augmentait encore les obstacles qui attendaient les Français. Ils traversèrent le premier gué au point du jour, sans rencontrer d'ennemi ; parvenus sur un massif, qui forme le coude très peu prononcé de la rivière, ils comptèrent devant eux tous les camps marocains rangés sur la rive droite, et un peu plus à l'est, au milieu d'une masse de combattants, sur une butte dominant les alentours, on distinguait parfaitement le groupe du fils de l'Empereur, ses drapeaux et son parasol, signe du commandement.

Le maréchal, avant d'aller plus loin., réunit encore autour de lui les chefs des diverses parties de son ordre de bataille, pour leur donner rapidement ses dernières instructions. Avec une confiance qui présageait la victoire, il leur désigna pour point de direction la tente même du fils de l'Empereur, et après une halte de cinq minutes, toute l'armée descendit sur le second gué, au simple pas accéléré et au son des instruments. De nombreux cavaliers ennemis, défendant le passage, furent repoussés sans peine par les tirailleurs de l'infanterie française. Le gué fut franchi, et la colonne atteignit sans grandes pertes le plateau immédiatement inférieur à la butte occupée par le fils du Sultan : les quatre pièces de campagne qui marchaient en tête y dirigèrent leur feu, et à l'instant le plus grand trouble s'y manifesta ; tout-à-coup d'immenses masses de cavaliers marocains débouchent à la fois d'à droite et d'à gauche des collines, et enveloppent l'armée française. Pas un de ses soldats ne s'y montra faible ; ses tirailleurs placés cinquante pas en avant, attendirent de pied ferme cette multitude, puis se couchèrent par terre, suivant l'ordre du maréchal ; alors les carrés ouvrirent leurs feux, et les canons tirèrent à mitraille. Avant d'arriver aux lignes françaises la cavalerie ennemie s'arrêta, et se mit à tourbillonner. Les quatre pièces de campagne, qui jusqu'alors avaient dirigé leurs boulets en avant, augmentèrent son désordre, en l'écrasant à droite et à gauche. La colonne française, voyant l'effort des ennemis ainsi brisé sur ses flancs, continua sa marche en avant, et après une légère résistance, enleva la butte où brillait naguère le parasol du fils de l'Empereur. Alors le maréchal ordonna une conversion à droite pour marcher à l'attaque des camps marocains.

Ce vigoureux effort était réservé à la cavalerie française, qui, jusqu'alors, n'avait pas donné ; le colonel Tartas la divisa en quatre échelons, formés chacun de quatre ou cinq escadrons ; le premier échelon était en très grande partie composé de spahis indigènes, qui se montrèrent dignes de combattre dans nos rangs. A leur tête Yussuf se précipite vers ce camp immense : il essuie plusieurs décharges d'artillerie, repousse des masses de cavalerie et arrive aux tentes marocaines, remplies de fantassins et de cavaliers qui disputent le terrain pied à pied. Yussuf est soutenu par trois escadrons de chasseurs qui donnent une nouvelle impulsion à l'attaque. Les canonniers marocains sont sabrés sur leurs pièces ; leur artillerie est prise ; tout le camp tombe au pouvoir des Français.

Cependant les cavaliers marocains, repoussés dans leur première attaque, revenaient à la charge sur le flanc droit de l'infanterie française. Pour leur couper la retraite et les mettre entre deux feux, le colonel Morris, à la tête de six escadrons, passe l'Isly, et les attaque sur leur droite : séparé des siens par la rivière, ayant en tête un ennemi d'une immense supériorité numérique, il était dans le plus grand danger quand trois bataillons d'infanterie volent à son secours. Alors les chasseurs du colonel, se sentant soutenus, chargent avec une nouvelle ardeur les Musulmans, les poussent dans une gorge, vers l'ouest, en tuent un grand nombre, et reviennent chargés de dépouilles : 550 cavaliers français avait défait 5.000 Marocains.

Mais la bataille n'était pas encore finie : les ennemis, chassés de leur camp, se reformaient en grosses masses derrière l'Isly. L'artillerie française, maîtresse de la rive droite, s'y mit en batterie, et la mitraille fit bientôt de vastes trouées dans cette grande confusion d'hommes et de chevaux : l'infanterie passa alors la rivière, et soutenue par la portion de la cavalerie qui n'avait pas encore donné, acheva ce que l'artillerie avait commencé. L'ennemi fut chassé pendant une lieue, mis en déroute complète et s'enfuit rapidement, partie par la route de Thaza, partie par les gorges qui s'enfoncent dans les montagnes des Beni-Snassen.

Il était midi ; la chaleur était étouffante, les soldats horriblement fatigués ; tout le matériel de l'ennemi était pris ; aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on n'apercevait plus un seul centre de résistance. Le maréchal fit sonner la retraite, et les troupes rentrèrent au camp de Mouley-Mohammet ; il était encombré de cadavres d'hommes et de chevaux, jetés pêle-mêle avec des pièces d'artillerie renversées, des drapeaux marocains souillés de sang, des boutiques de marchands dévastées, mais étalant encore les restes d'un luxe grossier et barbare. On retrouva le parasol du fils de l'Empereur ; sa tente, toute dressée, reçut la plupart de ces glorieux trophées. Huit cents morts, appartenant presque tous à la cavalerie marocaine, furent comptés sur le champ de bataille ; l’infanterie, peu nombreuse, n'avait éprouvé que de très faibles pertes, à cause des ravins dont le sol était sillonné, et qui lui avaient permis une fuite facile. En tout l'ennemi dut avoir près de 2.000 hommes mis hors de combat. Les Français avaient eu 27 hommes de tués et 86 blessés. Le succès le plus chèrement acheté par eux avait été la prise du camp par la cavalerie de Yussuf. L'armée vaincue, en se retirant, rencontra un corps de 10.000 Kabyles, formé par le contingent de diverses tribus auquel le général marocain avait promis le pillage des villes de l'Algérie. Déchus de cette espérance, ces sauvages auxiliaires, mettant en pratique le proverbe kabyle, que quand un fusil est chargé, il faut le tirer, n'importe sur qui, tombèrent sur les fuyards, massacrèrent les hommes isolés, et inspirèrent une telle frayeur à Moulev-Mohammet, qu'il ne s'arrêta qu'après avoir fait vingt-quatre lieues d'une seule traite.

Les émanations des cadavres, que la chaleur du climat amenait à une prompte décomposition, forcèrent l'armée française à s'éloigner dès le lendemain du théâtre de sa victoire ; elle se porta à deux lieues à l'ouest, prête à marcher sur Fez si la guerre venait à se prolonger. Mais ce n'était pas seulement sur l'Isly que la France venait de triompher ; pendant qu'Abder-Rhaman recevait la nouvelle du désastre de son armée de terre, une catastrophe peut-être encore plus terrible pour lui, parce qu'elle attaquait directement son trésor, venait de le frapper à l'autre extrémité de son empire, et ne lui laisser plus d'autre désir que celui de la paix.

Dès que les premiers différends avaient éclaté entre la France et le Maroc, le cabinet du roi, se défiant peut-être de l'ardeur belliqueuse de nos généraux africains, avait entrepris une négociation directe avec la cour de l'Empereur, au moyen de M. de Nyon, consul de France à Tanger ; puis il l'appuya d'une escadre sous les ordres du prince de Joinville. L'Angleterre elle-même s'était portée comme médiatrice, et M. Drummond-Hay, un de ses agents diplomatiques, s'était rendu auprès d'Abder-Rhaman pour lui représenter le danger auquel il s'exposait, en irritant à plaisir une puissance dont il ignorait encore toute la force. Ces deux tentatives n'avaient eu d'autres résultats que de faire éclater encore davantage la modération du Gouvernement français. Ce dernier avait adressé enfin, le 23 juillet, une nouvelle note à la cour du Maroc, renfermant son ultimatum et donnant huit jours pour y répondre : pour être en mesure de commencer les hostilités contre Tanger dès que le délai serait expiré, le prince reçut M. de Nyon à son bord, et envoya en même temps un bateau à vapeur sur les côtes occidentales de l'empire musulman, pour y recueillir nos consuls et nos nationaux. La crainte de rallumer trop tôt la haine toujours vivace des mahométans contre les chrétiens, et de compromettre ainsi la sûreté de M. Drummond-Hay, arrêta encore pendant quatre jours la foudre des vaisseaux français ; mais enfin, le 5 août, l'amiral apprit que le plénipotentiaire anglais était en sûreté à Mogador ; ce jour-là même il reçut d'Oran l'ordre d'attaquer immédiatement, si aucune réponse n'était arrivée à l'ultimatum du 23 juillet. Le jeune prince mit à profit les quelques heures qui lui restaient encore jusqu'au lendemain pour se préparer au combat ; le branlebas fut donné deux heures après minuit, en silence. Au matin, le temps s'annonça beau et le vent favorable, et les premières lueurs du jour éclairèrent le pavillon du combat, flottant au mât du vaisseau amiral. Le prince avait fait noliser d'avance la ligne d'embossage, de sorte que les bateaux à vapeur n'eurent qu'à remorquer les bâtiments de guerre à leur poste de bataille, sur une courbe à peu près concentrique à celle des murailles de la ville, et à une distance d'environ 800 mètres ; le peu de profondeur des eaux ne permit pas qu'on s'en approcha davantage. Le Suffren, que montait le prince, n'avait que cinq pieds d'eau sous sa quille ; l'ennemi ne fit aucune démonstration pour contrarier ces manœuvres. À huit heures et demi, un coup de canon parti du vaisseau amiral donna le signal : tous les bâtiments lâchent en même temps leurs bordées ; la place leur répond avec toutes ses pièces, dont quelques-unes d'un énorme calibre. Mais dès les premiers coups la supériorité des feux français se décide ; les fortifications de Tanger volent en éclats, taudis que la plupart des boulets marocains sifflent au-dessus des mâts, Cependant tous ne furent pas perdus, et le Suffren pour sa part en reçut plus de cinquante dans sa coque, sans toutefois éprouver de graves avaries ; deux bateaux à vapeur inondaient en même temps de fusées à la Congrève la partie musulmane de la ville, en respectant scrupuleusement le quartier européen. La ligne des bâtiments suspendit un moment son feu pour laisser dissiper l'épaisse fumée qui l'enveloppait, observer les effets de son tir et rectifier son pointage. A peine cinq ou six boulets s'égarèrent-ils au-dessus des remparts ; les feux ennemis se ralentissaient successivement, et au bout d'une heure et demie ils furent tout à fait éteints ; alors les vaisseaux cessèrent le leur, et l'épais rideau qui voilait cette scène se déchirant tout à fait, on put juger de l'étendue des ravages éprouvés par les musulmans. Cette ligne de défense, crénelée, hérissée de canons qui rendait les abords de Tanger si pittoresques, n'était plus qu'un monceau de ruines. Les débris des murailles encore debout, déchiquetés comme de la dentelle, se dessinaient sur la ville, qui se présentait au-dessus en amphithéâtre, presque intacte, mais déserte el silencieuse comme un vaste tombeau ; ses habitants l'avaient abandonnée dès les premiers coups. A deux heures l'escadre française défila pour se rendre au mouillage, ses couleurs victorieuses flottant aux sommets des mâts, à la vue de tous les bâtiments sardes, danois, espagnols, anglais, dont plusieurs la saluèrent de joyeuses acclamations ; tous au moins avaient conservé la plus stricte neutralité. Le bombardement de Tanger ne nous coûta que deux morts et vingt blessés ; l'ennemi avouait une perte de 150 hommes et de 400 blessés, mais il n'en connaissait pas lui-même le chiffre, puisque longtemps après, on retirait encore des cadavres de dessous les décombres.

A l'autre extrémité de l'empire la ville de Mogador, en arabe Souéra, domine les rives africaines de la mer atlantique ; c'est par elle que Maroc, la ville capitale, communique avec le reste du monde ; Mogador était la-perle de l'Empire, le patrimoine particulier de son chef ; il en louait les maisons, les terrains, aux nombreux négociants attirés par un commerce toujours florissant, et les sommes qu'il en retirait ainsi formaient la branche la plus claire de ses revenus. Le port en est formé par une chaîne de rochers, courant du nord-est au sud-ouest, entièrement occupée par les batteries et les forts dits de la Marine. A leur pied mugissent éternellement les grandes vagues, arrivant sans obstacles de l'immensité de l'Océan. Au bout et dans le prolongement sud de la chaîne se dresse une petite île, ou quelques buissons rabougris retiennent à peine un peu de sable. Elle porte cinq forts, qui battent à droite et à gauche les deux passes conduisant dans le port. Occuper cette île, et ruiner ainsi le commerce de la ville, était porter le coup le plus sensible à Abder-Rhaman ; ce fut la seconde tâche que se proposa le prince de Joinville.

Le 11 août, son escadre était réunie devant Mogador, mais la violence des vents et la grosseur de la mer était telles, que les bâtiments ne pouvaient pas même communiquer entre eux ; il fallut attendre que le temps s'embellît un peu. Le 15, au matin, le vent tomba, mais si complètement que les navires, tourmentés par la houle, ne pouvaient plus gouverner. Les préparatifs qu'on apercevait à terre prouvaient qu'on ne nous laisserait pas approcher si facilement qu'à Tanger. Employer les bateaux à vapeur était dangereux, un seul boulet ennemi pouvant briser leurs machines et les mettre tout-à-fait hors de service. Heureusement, dans l'après-midi, une faible brise du nord-ouest permit les manœuvres ; l'amiral en profita sans plus tarder. Il avait communiqué à tous les commandants son plan d'attaque et assigné à chacun son poste. Trois vaisseaux vinrent les premiers au mouillage, sous les boulets des Marocains auxquels ils dédaignaient d'abord de répondre ; une fois complètement embossés, ils ripostèrent, mais ce ne fut qu'au bout de quelque temps que leur feu prit une supériorité complète sur celui de l'ennemi. Le Jemmapes, principal point de mire des coups de ce dernier, eut bientôt 20 hommes tués ou blessés à son bord. Pour brusquer l'affaire, une frégate et trois bricks entrèrent dans le port et tirèrent à la fois, d'un côté sur les batteries de la ville musulmane, de l'autre sur celles de la Marine. Cette manœuvre hardie eut pour effet de faire évacuer ces dernières. Les défenses de l'île seules résistaient encore, exposées à droite et à gauche aux coups des bâtiments français ; du haut des dunes, des matelots armés de grosses carabines, fusillaient à six cents mètres de distance les canonniers musulmans. Cependant, pour enlever ce point dont l'amiral avait ordre de s'emparer à tout prix, il fallut en venir à un débarquement ; 500 hommes, répartis sur trois bateaux à vapeur et conduits par MM. Duquesne et Chauchard, furent chargés de cette glorieuse tâche. A cinq heures et demie, cette flottille s'avance à travers une grêle de balles ; ses hommes sautent à terre, gravissent au pas de course un talus assez raide, et s'emparent d'une première batterie ; de là, les assaillants se divisent en deux détachements, qui partent chacun d'un côté pour faire le tour de l'île ; mais les assiégés résistent avec une bravoure désespérée : une fusillade meurtrière arrête les Français. Du haut de son navire, le prince de Joinville suivait de l'œil toutes les périodes de la lutte : il la voit indécise, et juge que c'est à lui à fixer la victoire ; il se fait descendre à terre et s'élance sans armes à la tête de la colonne d'attaque. A cette vue, les soldats redoublent d'efforts ; les Musulmans sont refoulés dans une grande mosquée, située au centre de l'île, où ils se barricadent ; le canon en fait voler les portes en éclats, et les Français, se précipitant par la trouée, se trouvent engagés sous des voûtes obscures, au milieu d'une fumée si épaisse, qu'on n'apercevait plus rien à deux pas en avant. M. Potier, lieutenant d'artillerie de marine, venait de recevoir le coup mor- » tel ; trois autres officiers étaient grièvement blessés. Cependant, les soldats que leurs pertes ne faisaient qu'animer davantage, voulaient absolument enlever la place d'assaut. L'amiral pensant que le sang français ne devait pas être inutilement prodigué, fit évacuer la mosquée, en se contentant de la cerner, et la nuit étant venue, les troupes bivaquèrent. Le lendemain, au point du jour, les derniers défenseurs de l’île, au nombre de 140 hommes encore vivants, se rendirent prisonniers de guerre. Plus de 200 cadavres étaient amoncelés sur cet étroit espace.

Ce brillant fait d'armes termina la résistance des Musulmans : les batteries de la ville ne tirèrent plus un seul coup de canon ; les bâtiments légers de l'escadre vinrent s'embosser à droite et à gauche du point où la langue de terre qui ferme le port se rattache au continent, pour couper toute communication entre la ville et les bâtiments de la Marine qu'on voulait envahir dans la journée du 16 ; mais ces précautions devinrent inutiles : les ennemis atterrés avaient évacué et la Marine et la ville elle-même ; 600 hommes débarquèrent sans obstacle sur la terre ferme, parcoururent, sans trouver âme qui vive, tous les forts déjà ruinés la veille, enclouèrent les pièces de canon, démolirent les embrasures, noyèrent les poudres et rapportèrent pour trophées trois drapeaux et dix à douze pièces en bronze. Les vastes magasins de la douane, pleins de marchandises, furent laissés intacts ; on craignit qu'en y mettant le feu, il ne finit par se communiquer à de grands dépôts de poudre, amoncelés dans les casemates des forts.

Après cette facile expédition, les Français rentrèrent dans l'île qu'on devait occuper jusqu'à la conclusion de la paix. A l'instant, des nuées de Kabyles, accourus comme des oiseaux de proie au bruit du combat, envahirent la ville, la pillèrent, la saccagèrent, et finirent par y mettre le feu ; et, au bout de quelques jours, il ne restait plus de la belle Souéra, de la ville chérie de l'Empereur, que des murailles en ruines, criblées de boulets et noircies par les flammes.

Une petite garnison fut chargée de l'ennuyeuse tâche de maintenir, sur l'ilot de Mogador, le pavillon de la France. On l'y installa le moins mal possible ; on la fournit abondamment de vivres et de munitions ; le prince voulut lui donner toutes les provisions de bouche destinées à son service particulier. La plupart des bâtiments qui avaient renversé Mogador, huit jours après, avaient fait voile pour l'Europe, et il ne resta devant la ville que quelques légers navires pour servir de communication entre la patrie et ceux de ses enfants que le soin de la servir retenait loin d'elle. Leur exil, du reste, ne fut pas de longue durée : le 15 septembre, ils apprirent la conclusion de la paix, et dès le lendemain l'île de Mogador fut évacuée, bien que d'après le traité, elle dût continuer à être occupée jusqu'à l'exécution complète de tous les articles stipulés. Cette précipitation fut généralement blâmée comme impolitique.

Abder-Rhaman en apprenant coup sur coup les désastres de Tanger, de Mogador, de l'Isly, fut atterré ; il ne pensa plus qu'à terminer promptement une guerre qui lui avait si mal réussi ; la France de son côté se montra peu difficile sur les conditions ; dès le début des hostilités, elle avait annoncé qu'elle renonçait à toute conquête ; qu'avait-elle à faire en effet d'une adjonction de territoire, dans un pays où elle en possédait déjà plus peut-être qu'il ne lui eut convenu d'en occuper ? sa politique à l'égard du Maroc devait avoir deux buts : le premier, de lui prouver qu'il n'était pas de force à lutter avec elle, et l'issue de la guerre venait de le démontrer ; le deuxième, de lui tendre une main secourable, afin qu'il pût organiser chez lui un Gouvernement assez fort, pour faire désormais respecter sa frontière orientale, trop souvent violée par les réfugiés algériens ; résultat qui jusqu'à présent est encore à obtenir. A M. de Nyon fut adjoint le fils aîné du duc Decazes, connu sous le nom de duc de Glucksberg ; ces deux plénipotentiaires signèrent le 10 septembre à Tanger, le traité qui en a pris le nom[1].

Dès que la nouvelle en parvint dans les villes capitales du Fez et du Maroc, elle fut accueillie par des transports de joie et des manifestations bien rares chez les États despotiques ; les cités marocaines, comme celles de l'Algérie sont continuellement en crainte des populations féroces qui les entourent et l'exemple de Tanger et de Mogador pillés par les Kabyles, n'était pas fait pour les rassurer ; à la suite des revers de leur maître, elles craignaient la destruction de son pouvoir et l'insurrection complète d'une multitude de tribus qu'un lien déjà si faible rattachait à l'autorité impériale ; la paix avec l'étranger permettait à Abder-Rhaman de consacrer tous ses soins et toutes ses ressources à l'intérieur de ses États ; en effet, aussitôt après les réjouissances publiques, le fils de l'Empereur rassembla les débris des troupes régulières battues sur l'Isly, marcha à leur tête contre les Kabyles qui avaient pillé Mogador, les battit, leur enleva leur butin et redonna un peu de vie à ce grand corps prêt à tomber en dissolution ; la cour de Maroc en profita pour faire rechercher partout les prisonniers français épars sur son territoire, et qui devaient être remis à leurs concitoyens ; quelques mois après furent délivrés les chasseurs pris au combat de Sidy-Joucef, et parmi eux le brave Escoffier, qui vit enfin finir une captivité que son héroïsme lui avait fait accepter.

Mais la tâche la plus difficile pour le Maroc à peine remis de ses défaites, était de se débarrasser de l’hôte incommode qui les lui avait attirées ; pendant que l'incendie allumé par Abd-el-Kader ravageait jusqu'aux bords de l'Atlantique, qui faisait ce sultan déchu, mais encore redoutable par le prestige qu'il avait su attacher à sa personne ? nous l'avons vu s'associer d'abord à la guerre des Marocains contre les chrétiens ; puis, quand les revers successifs de ses coreligionnaires lui firent perdre l'espoir de ressaisir par leur moyen son ancien pouvoir, fuyant le voisinage de l'armée française qui battait la campagne, il se retira avec les siens, sur les bords de la Méditerranée, auprès de Mélilla, dans une région montagneuse, où une tribu puissante lui offrit l'hospitalité ; là, il apprit l'ouverture des négociations ; et, craignant que sa tête ne devînt la rançon du Maroc, il se rapprocha du sud-est pour être à portée de se réfugier dans le désert ; il resta quelque temps campé sur la rive gauche/de la Mouilah, à vingt-cinq lieues de notre frontière : sa suite, en Arabe, sa Déïra, renfermait environ 300 tentes, Hachems, Djaffras, Beni-Amer, et 7 à 800 familles des mêmes tribus, dispersées chez les Marocains, le reconnaissaient encore comme leur chef ; sa force-armée se composait de 700 hommes, fantassins ou cavaliers, alors tourmentés par les maladies, résultat des fatigues excessives et des misères qu'ils avaient endurées. L'Émir lui-même en fut atteint, et l'on crut alors en France qu'un détachement par une pointe hardie, eut pu s'emparer de sa personne ; il est probable cependant que sa défiance naturelle l'eut encore une fois préservé de toute tentative de ce genre.

Dans sa retraite, il reçut une lettre d'Abder-Rhaman, lui enjoignant de licencier les troupes qui lui restaient, de disperser ses partisans dans une tribu marocaine qu'on lui désignait, et de s'acheminer avec les gens les plus directement attachés à sa personne du côté de Fez, où on leur donnerait des terres pour les nourrir, eu.et leurs bestiaux ; pour lui il devait renoncer à toute influence politique, et se résigner à son simple rôle de Marabout, sinon quitter sur-le-champ les terres de l'Empire.

Cette lettre jeta une grande agitation parmi la petite colonie d'exilés, auxquels leur chef la communiqua. S'interner dans le Maroc, c'était, pour les Arabes de l'Algérie, abdiquer à jamais toute nationalité, toute espérance de rentrer dans leur patrie, et se condamner à passer le reste de leur vie, sous un pouvoir despotique, avec la crainte d'être livrés à leurs ennemis, si cela pouvait convenir plus tard aux intérêts de leurs hôtes : parfaitement d'accord sur ce qu'ils devaient éviter, les compagnons d'Abd-el-Kader, comme dans toutes les positions difficiles, différaient d'avis sur ce qu'ils avaient à faire. Il leur était impossible de rentrer dans leur patrie, courbée sous le joug de l'étranger, et toute la Déïra, misérable reste de nombreuses populations, dévorée par les sables du Désert, frissonnait à la seule idée d'y retourner ; d'ailleurs les moyens de transport leur manquaient ; ce fut pourtant à ce parti désespéré que se décida l'Émir. Pour gagner du temps, il commença par répondre à l'Empereur une lettre remplie de témoignages de respect et de soumission, s'excusant du retard qu'il allait apporter à l'exécution de ses ordres, sur la maladie qui ravageait les derniers défenseurs de l'Islamisme ; puis, avec ses conseillers les plus intimes, il résolut de réunir auprès de sa personne tous les émigrés algériens, de leur déclarer, dans une assemblée générale, sa ferme résolution de fuir au Désert, et avec l'aide de ceux qui consentiraient à le suivre, de s'emparer de gré ou de force de tout ce que possédaient ceux qui voudraient rester. Après avoir ainsi concentré la fortune publique sur un petit nombre de têtes choisies, il voulait recommencer avec leur aide la lutte contre un ennemi tant de fois vainqueur ; il paraît même qu'il fit quelques démarches pour accomplir cette résolution désespérée. Le bruit de son retour se répandit au sud-ouest de Mascara. L'alarme et l'agitation gagnaient déjà des populations accoutumées à le craindre et à le respecter ; mais les officiers français veillaient sur leurs frontières. Un mouvement du colonel Géry, qui commandait dans l'ancienne capitale de l'Émir, rétablit la confiance un moment ébranlée. Plus tard, le 11 novembre, le général Korte, effectua une pointe jusque dans la plaine immense qui s'étend entre les deux Schots, et châtia des fractions de tribus jusqu'alors insoumises. L'étincelle, un moment rallumée au fond du Sahara, s'éteignit sans se propager, et Abd-el-Kader dut, pour le moment, renoncer à toute tentative, et rester dans un repos qui pesait à son activité.

Jamais, depuis la descente des Français, l'Algérie n'avait joui d'un calme pareil à celui de l'automne 1844. Les indigènes se façonnaient peu à peu à la domination européenne. Les relations de commerce, qui de temps immémorial réunissaient les populations du Tell et celles du Sahara, se renouèrent avec une rapidité que la nécessité seule peut expliquer : le Tittery était inondé dès le mois de septembre, par une nuée d'Arabes accourus du sud, qui se chargeaient, non-seulement de leur provision de grains accoutumée, mais encore de beaucoup de marchandises d'Europe ; c'étaient des gens de l'oasis d'Agouat, du Djebel-Amour, et de régions encore plus éloignées, inconnues même de nom. Le plus grand ordre régnait parmi ces populations, qu'on ne pouvait évaluer à moins de 30.000 âmes ; plus de 200.000 Indigènes avaient déjà fréquenté nos marchés dans les seuls mois d'avril, de mai, de juin 1844 ; ainsi commençait cette fusion qui devait asseoir définitivement notre conquête. Le bien-être dont jouissaient les tribus soumises contrastait avec la misère de celles qui conservaient encore une indépendance qui pour elles n'était que de l'anarchie.

Nos officiers gouvernaient les Arabes aussi bien qu'ils les avaient combattus ; la guerre avait eu ses rigueurs, ses nécessités déplorables, et malheureusement l'avenir en réservait de plus cruelles encore. On ne dompte pas des peuplades belliqueuses et sauvages, comme on conquiert une province en Europe ; mais les stricts besoins de la conquête ne furent jamais volontairement dépassés : la générosité s'alliait à nos victoires, et les soins que prenait le vainqueur du commerce, de l'industrie, du bien-être des vaincus, frappait vivement leurs imaginations impressionnables. L'Algérie se perçait de routes, ses rivières se couvraient de ponts. On entreprit le barrage du Sig, travail aussi grand que bienfaisant, et qui devait rendre à la fertilité, par l'irrigation, une grande plaine desséchée par le soleil d'Afrique. Notre influence était alors si grande, même dans les lieux où nous n'avions jamais pénétré, que M. Pougnet, agent de l'administration, osa renouveler sur une plus grande échelle les courses aventureuses de M. Mantout en 1842 ; avec un seul interprète, il s'avança jusqu'à plus de quarante lieues de nos avant-postes, achetant des bestiaux pour la nourriture des troupes. Dans le Djebel-Amour, il fut, il est vrai, assez mal reçu, et presque partout il eut à lutter contre l'avarice proverbiale des Arabes ; sauf ces légers inconvénients, et un vol commis par un indigène qu'il avait pris à son service, il n'eut qu'à se louer de l'hospitalité du désert. Il se mêla à la vie patriarchale des nomades, assista à leurs noces, à leurs fêtes, à leurs combats, et ne rentra parmi les siens qu'après avoir dormi vingt-trois nuits sur le sable du Sahara, avec plus de sécurité probablement qu'il ne l'eût fait au milieu des rues si fréquentées de nos grandes villes. Un indigène eut peut-être été moins en sûreté qu'un Français. On savait que notre justice protégeait nos nationaux jusqu'au fond des déserts ; nos Caïds, responsables de la sûreté du territoire qui leur était confié, devaient y arrêter tous les étrangers, tous les vagabonds et les remettre entre les mains de l'autorité française ; ils s'acquittaient généralement de leur tâche avec zèle et intelligence. Par la raison que les meilleurs agents de police sont souvent des hommes dont la vie n'a pas toujours été pure, les Arabes montraient une sagacité extraordinaire pour découvrir les voleurs et les assassins. Leur vie nomade et aventureuse, l'habitude qu'ils avaient de vivre dans un pays où l'homme doit pourvoir lui-même à sa sureté en faisaient des gendarmes, bien autrement habiles que leurs confrères de France. Pour faciliter encore leur tâche, l'autorité militaire établit quelques lignes télégraphiques qui devaient se prolonger plus tard sur toute la Régence ; ces signes énigmatiques qui traversaient les airs, rapides comme la pensée, étonnaient et terrifiaient les indigènes. Ils croyaient être sous l'influence d'un pouvoir magique, en voyant avec quelle rapidité les Français savaient tout ce qui se passait dans leur pays ; on va juger par ce trait combien notre police était active : des marchands de Bouçada, ville située à plus de trente lieues de nos postes, après avoir acheté de nombreuses marchandises à Alger, en étaient partis sans les payer ; ils furent arrêtés à deux lieues de chez eux et forcés à la restitution.

Cette sécurité n'avait pu être qu'éminemment favorable à l'augmentation de la population européenne, aussi s'élevait-elle à près de 80.000 âmes à la fin de l'année 1844. Plus de la moitié de cette population, il est vrai, n'était pas française ; mais parmi les étrangers venus à la suite des conquérants, on comptait beaucoup d'Espagnols qui tendaient à se fondre rapidement avec les Français au moyen des mariages. Les villes prenaient un accroissement rapide ; à Blida surtout, les maisons s'élevaient comme par enchantement, Malheureusement les constructeurs, oublieux du tremblement de terre de 1825, leur donnaient une élévation qui présage de nouvelles catastrophes pour l'avenir. Une ceinture de grâcieux villages se formait tout autour sous les noms français de Montpensier, de Joinville, de Dalmatie qui remplaçaient les accentuations arabes, peu faites pour les-gosiers européens. Les indigènes eux-mêmes nous suivaient, quoique de loin, dans cette voie de progrès. Le kalifat de l'est, Mahiddin, l'Arabe peut être qui par ses goûts, son intelligence, la tournure de son esprit, se rapprochait le plus des Européens, construisait au siège de son Gouvernement une belle- maison en pierres, et y ajoutait un moulin à eau, première œuvre de l'industrie qui commençait à surgir sur cette côte barbare.

Un seul obstacle arrêtait encore l'essor de plus en plus rapide de la prospérité, l'état précaire de la propriété en Afrique. Avant l'arrivée des Français, la plupart des immeubles, tant des villes que des environs étaient substitués, c'est-à-dire que le propriétaire et l'usufruitier étaient deux personnes différentes ; ce dernier payait une rente au premier, et perdait son usufruit dans quelques cas désignés d'avances ; il pouvait le céder également pour une rente à une tierce personne. Ce régime, aussi compliqué qu'absurde, eut du moins cet avantage, qu'il permit aux premiers colons de jouir de vastes propriétés en déboursant de très faibles sommes ; quant aux terrains occupés par les tribus, la plus grande partie du sol y était dans l'indivision, et appartenait à une foule de copropriétaires, qui n'avaient ordinairement d'autres titres qu'une jouissance précaire et plusieurs fois interrompue. Lors de la conquête d'Alger, un grand nombre d'indigènes quittèrent le sol de la régence, vendant leurs biens ou les abandonnant au premier occupant, qui souvent les aliéna lui-même, sans y avoir aucun droit. La guerre et les perturbations qui la suivirent, l'émigration des tribus fuyant nos armes, furent une nouvelle cause de désordre pour les territoires éloignés des villes. Maintenant que les hostilités avaient cessé partout, que les progrès incessants de toutes les industries, l'affluence des capitaux et des bras permettait de fournir un nouvel aliment à la colonisation, la première base à lui donner était l'organisation de la propriété. Ce fut dans ce but que parut une ordonnance royale, en date du 1er octobre 1844.

Sa première disposition fut de concéder au ministre de la guerre le pouvoir de désigner autour de chaque ville ou village créés ou à créer, le périmètre à livrer immédiatement à la culture européenne. Dans ce périmètre, tout individu qui avait amélioré, réparé un fond de terre, en était censé le propriétaire jusqu'à preuve du contraire, preuve qui devait être fournie avant deux ans ; passé ce terme, l'occupant en était maître légitime et irrévocable. Toute terre inculte revenait d'abord à l'État, qui la concédait aux colons arrivant d'Europe, d'après des formes qui seraient réglées plus tard ; cependant, tout ayant-droit à ces terres abandonnées avait trois mois pour faire valoir ses titres ; présentés dans ce délai, et trouvés suffisants, leur détenteur était envoyé en possession. Après trois mois, il n'avait plus droit qu'à une indemnité consistant en terres analogues, et de même étendue que celle dont l'État s'était emparé. Celui qui était reconnu maître d'une terre inculte devait la mettre en rapport suivant sa fertilité, sous peine de payer un impôt spécial de 5 francs par hectare ; sage mesure, qui frappait la spéculation, l'incurie et la paresse, et devait bientôt faire passer le sol dans des mains capables de le cultiver. Au-delà du périmètre où la culture était aussi obligatoire, en était tracé un second, renfermant les portions de l'Algérie, comprises dans la juridiction des tribunaux français. L'ordonnance y garantissait toute acquisition d'immeubles faite par un Européen, même dans le cas où elle avait été faite contrairement à la loi musulmane, ou lorsque, sans mandat spécial, des Cadis avaient stipulé pour leurs administrés, des parents pour leurs proches dont ils avaient la tutelle, sauf le recours du légitime propriétaire contre le vendeur. Tout en se montrant très facile pour la manière dont la propriété avait été acquise dans le passé, l'ordonnance lui donnait de nouvelles garanties pour l'avenir, en spécifiant le seul cas où elle pouvait être violée, et cela toujours pour cause d'utilité publique, et avec une indemnité préalable. Enfin, tout bail ou rente sans limite précise, étaient censés perpétuels, et toute rente perpétuelle était essentiellement rachetable au taux légal de l'intérêt à Alger, disposition nécessaire pour débarrasser la propriété d'une chaîne qui l’eût gênée, maintenant que l'argent commençait à devenir commun. Au-delà du territoire régi directement par la mère patrie, tout était laissé aux populations indigènes qui vivaient et se gouvernaient suivant leurs habitudes, moyennant un impôt signe de la souveraineté de la France, recueilli par les chefs, qui le versaient entre les mains de l'administration.

Toute l'Algérie obéissait donc directement ou indirectement aux lois de la France, hors la grande Kabylie, qui se maintenait en dehors de notre influence. Ben-Salem y avait trouvé un asile, ainsi qu'un ancien Aga des Amraouas, nommé Bel-Kassem, partisan fanatique de l'Émir. Celui-ci trouvait le moyen de réchauffer leur zèle par des lettres fréquentes et des promesses de secours jamais exécutées et toujours reçues avec confiance. Le gouverneur avait commencé à entamer ce dernier centre de résistance, lorsque les événements du Maroc l'avaient rappelé à l'ouest ; Ben-Salem profita de son absence pour tâcher de se rattacher les Flittas de Ben-Zamoun, dont la soumission était toute récente ; elle n'en fut pas moins sincère, et Ben-Salem, chassé et pillé par eux, fut contraint à vider tout-à-fait leur territoire. Il continuait à l'inquiéter, lorsque le 17 octobre 1844, le général Comman poussa, avec 1.500 hommes, une grande reconnaissance dans une tribu hostile, dont il croyait n'avoir que les membres à combattre ; tout-à-coup il se trouva en face de 6.000 Kabyles, accourus des montagnes de Bougie. Ils étaient établis dans une position très forte, couverte encore par des retranchements en pierres sèches. Les Français avaient l'habitude d'attaquer les Africains sans les compter, et le général Comman, malgré la faiblesse de ses troupes, les divisa en deux détachements, dont l'un assaillit directement les redoutes ennemies, en essuya le feu à dix pas, et en chassa les Kabyles ; l'autre devait tourner la position pour soutenir le premier ; mais il s'égara dans sa route, trouva des difficultés de terrain excessives.

En définitive, le premier détachement, qui ne comptait que 600 hommes, fut seul aux prises pendant plusieurs heures avec un ennemi dix fois supérieur en nombre ; il se maintint cependant dans la position qu'il avait conquise, mais non sans éprouver des pertes assez notables ; à la première nouvelle de ce combat, où les Français avaient fini par être forcés à rester sur la défensive, le Gouverneur, craignant qu'il ne fût pas suffisant pour dompter la région, où il s'était livré, accourut à Delly, avec 1.500 hommes amenés d'Alger sur des bateaux à vapeur ; avec ces nouvelles forces, il se porta aux lieux mêmes où s'était livré le combat du 17 octobre, croyant y trouver les ennemis qu'on y disait retranchés ; mais les Kabyles s'étaient retirés une lieue en arrière, dans une position encore plus forte ; le maréchal les y attaqua le lendemain 28 octobre, les en chassa en leur tuant de 150 à 200 hommes : leur perte eût été bien plus forte, sans l'horrible difficulté des lieux, qui permettait aux fuyards de s'échapper lorsqu'on pensait les tenir ; cependant ce combat amena à l'obéissance les deux tribus qui y avaient pris part, en leur faisant sentir combien elles étaient incapables de lutter contre les nouveaux conquérants ; leurs chefs reçurent l'investiture de leur pouvoir au nom de la France, aux mêmes lieux où ils avaient combattu le 28 octobre. Un air de bonne foi et de confiance mutuelle signala cette cérémonie, qui laissa parmi eux des traces profondes ; le maréchal leur parla de leur industrie, de leur commerce, de leur avenir ; il leur promit un bateau à vapeur pour transporter leurs marchandises aux marchés d'Alger ; ces peuples étonnés d'être vaincus, plus étonnés encore d'entendre un vainqueur leur tenir un pareil langage, parurent enfin comprendre la supériorité de l'Europe sur leur sauvage simplicité ; ils furent un nouvel exemple de la bonne foi des Kabyles, puisque dès le lendemain des soldats isolés parcouraient sans danger leur territoire, tandis que chez les Arabes, longtemps après leur soumission, les sentinelles étaient assaillies, les chevaux volés, les voyageurs égorgés ; cette expédition fut la dernière de l'année 1844.

Peu de jours après le Gouverneur remit le commandement à M. de Lamoricière, le lieutenant-général le plus ancien de l'armée d'Afrique, et fit voile pour la France ; près de quatre ans d'un séjour non interrompu sur ce sol brûlant, tant de courses, de travaux, de combats avaient fatigué, mais non épuisé son inépuisable activité : il vint recueillir en France les acclamations qui saluèrent le vainqueur de l'Isly, le pacificateur de l'Afrique, le premier homme de guerre du Gouvernement de juillet. En rentrant en Europe, il ramena avec lui plusieurs jeunes Arabes, appartenant aux plus puissantes familles du pays ; c'étaient les fils de Ben-Gannah et du premier magistrat de Constantine, le neveu d'El-Mokrany ; à côté de ces rejetons de famille dévouées depuis plusieurs années à la France, on voyait de nouveaux alliés, hier encore nos ennemis, et qui pouvaient juger par expérience, qui de nous ou d'Abd-el-Kader savait le mieux récompenser ses partisans. Ces patriciens du désert, transportés au milieu de notre luxe, l'admirèrent sans en être éblouis ; ils se mêlèrent pendant quelques jours aux fêtes et à l'éclat de la capitale, et rentrèrent dans leur patrie, reconnaissants de l'hospitalité française et fiers de la nation à laquelle le sort les avait réunis.

 

 

 



[1] Traité de Tanger.

ART. 1ER Les troupes marocaines réunies extraordinairement sur la frontière des deux empires, ou dans le voisinage de ladite frontière, seront licenciées.

S. Majesté l'Empereur de Maroc s'engage à empêcher désormais tout rassemblement de cette nature ; il restera habituellement, sous le commandement du Caïd d'Ouchda, un corps dont la force ne pourra excéder habituellement 2.000 hommes ; ce nombre pourra toutefois être augmenté si des circonstances extraordinaires et reconnues telles par les deux gouvernements les rendaient nécessaires dans l'intérêt commun.

ART. 2. Un châtiment exemplaire sera infligé aux chefs marocains qui ont dirigé ou toléré les actes d'agression commis en temps de paix sur le territoire de l'Algérie, contre les troupes de Sa Majesté l'Empereur des Français. Le Gouvernement marocain fera connaitre au Gouvernement français les mesures qui auront été prises, pour l'exécution de la présente clause.

ART. 3. S. M. l'empereur de Maroc s'engage de nouveau, de la manière la plus formelle et la plus absolue, à ne donner ni permettre qu'il soit donné, dans ses États, ni assistance ni secours et armes, munitions ou objets quelconques de guerre à aucun sujet rebelle ou à aucun ennemi de la France.

ART. 4. Hadj Abd-el-Kader est mis hors la loi dans toute l'étendue de l'empire du Maroc, aussi bien qu'en Algérie.

Il sera, en conséquence, poursuivi à main-armée par les Français sur le territoire de l'Algérie et par les Marocains sur leur territoire, jusqu'à ce qu'il soit expulsé ou tombé au pouvoir de rune ou de l'autre nation.

Dans le cas où Abd-el-Kader tomberait au pouvoir des troupes françaises, le Gouvernement de S. M. s'engage à le traiter avec égard et générosité. Dans le cas où Abd-el-Kader tomberait au pouvoir des troupes marocaines, S. M. l'Empereur de Maroc s'engage à l'enfermer dans une des villes du littoral ouest de l'empire, jusqu'à ce que les deux gouvernements adoptent, de concert, les mesures indispensables pour qu'Abd-el-Kader ne puisse, en aucun cas, reprendre les armes et troubler de nouveau la tranquillité de l'Algérie et du Maroc.

ART. 5. La délimitation des frontières entre les possessions de S. M. l'Empereur des Français et celles du Maroc reste fixée et convenue, conformément à l'État reconnu par le Gouvernement Marocain à l'époque de la domination des Turcs en Algérie. L'exécution complète et régulière de la présente clause sera l'objet d'une convention spéciale, négociée et conclue sur les lieux entre les plénipotentiaires délégués à cet effet par l'Empereur des Français et un délégué du Gouvernement marocain. S. M. l'Empereur du Maroc s'engage à prendre sans délai, dans ce but, les mesures convenables, et à en informer le Gouvernement Français.

ART. 6. Aussitôt après la signature de la présente convention, les hostilités cesseront, de part et d'autre ; dès que les stipulations comprises dans les articles 1, 2, 4, 5 auront été exécutées à la satisfaction du Gouvernement Français, les troupes françaises évacueront l'île de Mogador, ainsi que la ville d'Ouchda, et tous les prisonniers faits de part et d'autre seront mis immédiatement à la disposition de leurs nations respectives.

ART. 7. Les hautes parties contractantes s'engagent à procéder, de bon accord et le plus promptement possible, à la conclusion d'un nouveau traité, qui, basé sur les traités actuellement en vigueur, aura pour but de les consolider et de les compléter, dans l'intérêt des relations commerciales et politiques des deux empires.

En attendant, les anciens traités seront scrupuleusement respectés, et la France jouira, en toute chose et en toute occasion, du traitement de la nation la plus favorisée.

ART. 8. La présente convention sera -ratifiée, et les ratifications en seront échangées dans un délai de deux mois, ou plus tôt si faire se peut.

Ce jourd'hui, 10 septembre 1844.

M. D. DON DE NYON. — DECAZES, DUC DE GLUKSBERG.