Expédition du général
Baraguay d'Hilliers à Boghar et à Thaza. — Échange des prisonniers par
l'entremise de l'évêque d'Alger. — Hostilité des tribus autour de la Métidja.
— Le Gouverneur chez les Beni-Ménacer. — Il soumet les environs d'Alger. —
Pointe du Gouverneur à l'est d'Alger. — Le Califat Mahiddin. — Tranquillité
dans la province de Constantine sous le général Négrier. — Il pénètre sans
coup férir à Msyla et à Tébessa. — Les Français envahissent l'Ouarenséris et
le Dara. — Combats multipliés dans la Dara. — Fondation d'Orléansville et
pacification du Dara. — Fondation de Téniat-el-Had et de Tiaret. —
Soulèvement de plusieurs tribus de la province d'Oran. — Prise de la Smala
d'Abd-el-Kader. — L'Ouarenséris envahi de nouveau. — La guerre se retire vers
l'ouest. — Efforts désespérés d'Abd-el-Kader. — Combat de Sidy-Ioucef, et
beau dévouement d'Escofier. — Le 11 novembre, l'infanterie de l'Émir est
détruite par le général Tempoure. — Mort et biographie de Mohammet Ould-Sidy
Embarreck. — Soumission de toute la régence.
Nous
avons voulu renfermer dans un même cadre les événements décisifs qui,
préparés en 1841, éclatèrent l'année suivante dans la province d'Oran. Il est
temps que nous revenions au centre de nos possessions, qui avait eu aussi sa
part de courses et de combats ; le général Bugeaud en partant d'Alger le 14
mai 1841, en avait confié le commandement au général Baraguay d'Hilliers,
avec la mission de s'avancer au sud de Médéah, jusqu'à la limite du Désert,
pour détruire les établissements que l'Émir avait formés de ce côté. En
quittant Médéah, le général Baraguay traversa d'abord un pays frais et
fertile, ressemblant aux paysages de la Touraine et de la Normandie, et
couvert de prairies exhalant alors tous les suaves parfums du printemps ; ces
plateaux élevés au-dessus du niveau de la mer d'une hauteur considérable, en
acquièrent une température plus tempérée et plus humide que leur latitude ne
semblerait le comporter. Entre les deux chaînes de l'Atlas, les orangers, les
caroubiers, les cactus des environs d'Alger sont remplacés par les chênes,
les ormes, les églantiers de l'Europe. Le soleil y est moins âpre, la lumière
moins vive ; quelque chose de calme et de radouci règne dans tout l'aspect de
la campagne ; le sol légèrement ondulé ne présente plus ces sauvages
déchirures si communes aux bords de la mer ; une immense quantité de rosiers
s'étendant en haies, se réunissant en groupes, couverts de fleurs de toutes
les nuances, donnaient seulement à ce beau pays quelque chose d'étranger et
d'oriental. Mais à mesure qu'on s'avance vers le sud, la végétation
s'appauvrit, et le voisinage du Désert commence à se faire sentir ; sur une
terre nue et sablonneuse les travaux de l'homme ne s'aperçoivent plus que de
loin en loin, dans quelques champs d'orge et de blé, égarés au fond d'arides
vallées. Les sources sont faibles et rares ; les Français descendirent une
gorge profonde où l'Oued-Hackum roule un filet d'eau saumâtre, remontèrent le
Chélif qui n'est plus là qu'un faible ruisseau, et arrivèrent ainsi jusqu'au
pied d'une chaîne de montagnes, à travers laquelle sa course s'est ouvert un
passage ; la rive gauche de la rivière était formée par une croupe abrupte et
boisée, au sommet de laquelle se dressait la citadelle de Boghar semblable à
un nid d'aigle, ou à quelque château d'un baron du moyen-âge ; en regard, de
l'autre côté, apparaissait la ville de Ksar-el-Boghar, peuplée de réfugiés de
Médéah, où l'Émir avait établi des ateliers de constructions pour des bois de
fusils, des fabriques de toiles et de draps, et toutes les industries que
pouvait nourrir l'état social de ses sujets ; un détachement français s'en
empara sans résistance pendant que le gros de l'expédition suivait le fond de
la vallée ; des tourbillons de fumée annoncèrent bientôt l'incendie de la
ville, qui fut totalement détruite ; un autre détachement plus fort que le
premier monta ensuite au fort de Boghar, où l'on craignait quelque opposition
de la part de la garnison ; il fut en effet accueilli par une décharge de
mousqueterie ; mais immédiatement après, l'ennemi se retira en nous livrant
l'entrée des portes. On y trouva de belles constructions renfermant un
hôpital, de grandes maisons percées de meurtrières, un moulin avec de très
fortes meules et des engrenages assez complets et toute une manutention chargée
de fournir du pain aux réguliers de l'Émir ; l'incendie allumé par les Arabes
en se retirant avait eu peu de prise sur ces épaisses murailles ; la main de
l'homme se chargea de compléter son œuvre ; Français et Arabes ne
s'entendaient que pour détruire ; de ce point culminant nos soldats virent se
dérouler à perte de vue une plaine de sable légèrement moutonnée, où les
effets du mirage complétaient l'image de la mer ; la monotonie n'en était
rompue que par des rubans verts, serpentant à travers la solitude, qui
marquaient le cours du Chélif et de ses affluents ; sur quelques points de
l'horizon, des cimes de montagnes semblables à autant d'îles, dominaient
cette vue d'une immensité triste et solennelle : c'était le Sahara. Toutes
les troupes se réunirent de nouveau sur les bords du Chélif, qu'elles
abandonnèrent bientôt pour s'enfoncer à l'ouest ; à droite s'élevait la
chaîne de montagnes, à gauche s'étendait le Désert ; pas un arbre n'égayait
la route, çà et là seulement végétaient tristement quelques touffes toute
grillées de cytise et de tamarin ; enfin on rencontra un ruisseau coulant au
nord ; on descendit son cours et bientôt on retrouva la végétation et les
travaux de l'homme. Vers les six heures du soir du 25 mai, on aperçut le fort
de Thaza, situé à mi-hauteur d'une montagne escarpée ; pas un Arabe ne se
présenta pour le défendre ; il avait cependant une bonne enceinte, percée de
meurtrières avec des tours aux angles : il renfermait à peu près les mêmes
établissements que Boghar, mais plus en grand et plus perfectionnés ;
au-dessus de la porte d'entrée, on lisait ces mots gravés en arabe sur une
tablette de fer : Bénédictions et faveurs sur
l'envoyé de Dieu, Louanges à Dieu. « Cette
ville de Thaza a été construite et peuplée par le prince des croyants notre
seigneur El-Hadj-Abd-el-Kader, que Dieu le rende victorieux : lors de son
entrée, il a rendu témoignage à Dieu de ses œuvres et de ses pensées et il a
dit : Dieu est témoin que cette œuvre est à moi, et que la postérité m'en
conservera des souvenirs. Tous ceux qui viendront chercher dans mes heureux
états la paix et la tranquillité y trouveront encore après moi le souvenir de
mes bonnes œuvres et de mes bienfaits. » Le
général français fit enlever la plaque et l'envoya à Paris ; l'Émir, qui se
promettait l'éternité, ne se doutait guère que sa ville, deux ou trois ans
après sa fondation, serait détruite et que son inscription si ambitieuse
servirait de trophée à ses ennemis ; il mit deux jours à miner les solides
constructions de Thaza ; pendant tout le travail, ce plateau élevé fut
constamment balayé par un vent glacial, d'autant plus sensible à nos soldats
qu'ils sortaient de l'atmosphère embrasée du Désert. Quand
Thaza ne fut plus qu'un monceau de pierres, se confondant avec les rochers
grisâtres de la montagne, l'armée reprit sa route au nord, partagée en trois
colonnes ; l'une servant d'escorte aux bagages, suivait une gorge si étroite
qu'on ne pouvait y marcher qu'un à un ; les deux autres couronnaient les
crêtes à droite et à gauche ; on essuya quelques coups de fusil des Kabyles
dont on troublait la retraite ; enfin la vallée s'élargit, et une riante
verdure vint consoler l'œil fatigué de la monotonie du désert et des arides
rochers de l'Atlas. On aperçut l'ennemi qui se tenait à distance. Après
quelques courses et quelques coups de fusil on vint camper aux pieds des
hauteurs que couronne Miliana, et le général monta vers la ville ; le premier
objet qui frappa ses regards en y entrant fut une affiche de spectacle,
placardée contre les murs de la Casbah et annonçant pour la soirée la
représentation de l'Ours et le Pacha. Ces quelques mots disaient mieux que
tous les rapports officiels, combien Miliana était changé depuis un an ; ce
n'était plus cet amas de ruines, ce foyer d'infection qui avait été si
funeste à la première garnison ; les rues étaient propres, les hôpitaux, les
logements de troupes bien tenus et bien aérés : les jardins des environs
parfaitement cultivés fournissaient en abondance des fruits et des légumes
aux troupes, dont l'état sanitaire était très bon. Le
général et son escorte vinrent rejoindre dans la plaine l'armée qui reprit la
route de Médéah en coupant court l'espèce de presqu'île formée sur la rive
gauche du Chélif par un contour de la rivière ; aucune colonne française
n'avait encore suivie cette direction ; arrivé non loin du col de Mouzaïa, M.
Baraguay d'Hilliers détacha le général Changarnier pour prévenir les Arabes
qui faisaient mine de vouloir s'en emparer ; ce mouvement fut exécuté sans
coup férir ; enfin la colonne rentra le 2 juin à Blida par une pluie
battante. Ce qu'il y eut de remarquable dans cette expédition c'est qu'elle
fut exécutée sans combats, car on ne saurait donner ce nom aux quelques coups
de feu échangés entre les Français et les indigènes ; l'ardeur belliqueuse de
ces derniers commençait à s'épuiser : débarrassés de l'influence de l'émir,
ils étaient peu soucieux de courir à des combats dans lesquels ils savaient
bien qu'ils ne pouvaient pas vaincre. Sans liens entre elles, remplies de
préjugés et d'ignorance, ces malheureuses populations, incapables également
de traiter ou de se défendre, attendaient avec une résignation toute
musulmane, ce qu'il plairait au sort de décider pour elles. La voix de
quelques fanatiques, essayant encore de prêcher la guerre sacrée, se perdait dans
le désert ; les convois de Médéah commencèrent à passer le Ténia, sans tirer
un coup de fusil, et un mois après son retour le commandant par intérim
parcourut tout l'ouest de la province sans éprouver nulle part de résistance. Quittons
un moment ces monotones narrations de marches et de contre-marches, ces
tristes images de destructions et de ravages, pour un épisode d'un caractère
plus doux et plus consolant. Notre contact avec les Arabes, bien qu'il ne se
traduisit que trop souvent en combats, n'avait pas été cependant sans une
influence sur leurs habitudes ; Abd-el-Kader, tout en nous faisant la guerre,
avait une trop haute portée d'esprit pour ne pas sentir com- bien nous étions
supérieurs à ses co-religionnaires, et la preuve en est dans les imitations
de nos arts qu'il avait poussées aussi avant qu'il avait pu : l'adoucissement
dans les mœurs des indigènes s'était surtout fait remarquer par l'humanité
avec laquelle ils traitaient les soldats français que les chances de la guerre
faisaient tomber entre leurs mains ; déjà quelques échanges de prisonniers
avaient eu lieu entre les deux partis dès avant le traité de la Tafna, et le
renouvellement des hostilités en 1859, avait été bientôt suivi de pourparlers
tendant à régulariser une si bienfaisante mesure. Le général Bugeaud, absorbé
par les soins de ses armées et de l'administration, avait confié la conduite
de cette négociation à M. Dupuch, évêque d'Alger ; qui saisit avec ardeur
cette occasion d'adoucir les maux inévitables de la guerre ; une convention
positive fut rédigée et acceptée de part et d'autre le 6 avril 1841, sur les
bords du Chélif ; mais les clauses de ce traité ne parent être immédiatement exécutées,
et l'on avait presque perdu tout espoir à cet égard, quand le 15 mai, quatre
cavaliers arabes, parfaitement équipés, se présentèrent tout-a-coup au poste
de Douèra, et au qui-vive des sentinelles, répondirent qu'ils étaient Hadjoutes,
qu'ils venaient de la part de Sidy-Mohammet, Califat du cercle de Miliana
pour Abd-el-Kader, apporter une lettre à l'évêque d'Alger ; on les envoya
sur-le-champ dans la ville avec un maréchal-des-logis pour escorte ; la
lettre portait en substance que les prisonniers français seraient amenés le
18 mai prochain, à une heure après-midi à la ferme de Mouzaïa-Aga, à 8 lieues
de Bouffarick, pour être rendus à leurs concitoyens, et qu'en échange
Mohammet attendrait les prisonniers arabes : M. Dupuch voulut annoncer
lui-même à ces malheureux leur prochaine délivrance, et monta dans les
prisons de la Casbah, ou ils étaient renfermés ; il fut frappé de la profonde
misère, de l'horrible état dans lequel ils gémissaient. Les femmes, les
enfants surtout, attirèrent sa pitié ; des murs même de la prison, il adressa
à ses fidèles un mandement pour implorer leurs aumônes en faveur des
malheureux prisonniers ; on y lisait les touchantes expressions : « Comment
mesurer, comment trouver des paroles parmi les cris déchirants, parmi les
sanglots et les jeux plus tristes encore de cette centaine de pauvres femmes
et de petits enfants qui se pressent autour de nous sans comprendre notre langage,
sans que nous entendions le leur, mais qui entendent si bien
l'attendrissement de notre voix, la compassion de notre visage, de père,
d'évêque, des plus pauvres et des plus délaissés surtout ! » « Ah
! si vous étiez à nos côtés pendant que sur des ais dégoûtants nous essayons
de vous écrire, si comme nous vous pouviez voir cette affreuse misère, ces
enfants décharnés, ces pauvres mères. L'une d'elles n'a pas quinze ans, et minée
par une fièvre continue, elle ne peut suffire à nourrir son misérable enfant.
Hélas ! son sein n'est pas le seul tari, et si nous n'y apportons un prompt
remède, avant quelques heures peut-être, elles auront pour la plupart perdu
plus que leur patrie, plus que leurs cabanes dévorées par les flammes, plus
que leur liberté, elles auront perdu leurs enfants, désormais leur unique
consolation, d'autant plus chère que leurs frères ont péri, et que leurs
pères ne sont plus. » Tout
fut bientôt prêt pour le départ des 130 prisonniers, qui comptaient par
nombre à peu près égal des hommes, des femmes, des enfants : ils quittèrent
la Casbah le 17 à 7 heures du matin ; des voitures avaient été mises à la
disposition de l'évêque pour transporter les plus faibles et les plus malades
; M. Dupuch lui-même, à la tête de cette armée d'une nouvelle espèce,
s'achemina pour avoir une entrevue personnelle avec le Califat Mohammet. Mais
les combinaisons de la guerre dérangèrent encore celles de l'humanité ; à
Douera, on apprit deux circonstances également désagréables ; le convoi ne
contenait pas tous les prisonniers dont la délivrance avait été promise ; une
quinzaine avait été gardés à Alger, on ne sait pas trop pourquoi, et c'était
ceux-là même dont la liberté était le plus ardemment désirée par Mohammet ;
en second lieu le général Baraguay d'Hilliers, qui partait alors pour son
expédition de Thaza, avait donné ordre, par le télégraphe, à la garnison de
Blida, d'occuper le col de Mouzaïa pendant la nuit : M. Dupuch résolut de ne
pas pousser au-delà de Bouffarick ; ce n'était pas au milieu des expéditions,
probablement des combats qui se préparaient, qu'une œuvre toute pacifique
pouvait trouver place. Deux cavaliers furent expédiés à Sidy-Mohammet pour
l'instruire de ce contretemps. Cependant
les Arabes, fidèles à leur parole, étaient en marche, dès le 18 au matin,
pour la ferme de Mouzaïa, avec leurs prisonniers, qui se croyaient arrivés au
terme de leur captivité, quand ils aperçurent un corps considérable de
troupes s'avançant directement sur eux : c'était le général Baraguay déjà en
marche ; les Arabes se crurent trahis : ils rebroussèrent chemin en toute
hâte, entraînant à leur suite les malheureux prisonniers, dont il est plus
facile d'imaginer que de peindre le désespoir. M. Dupuch fut instruit de
toutes ces circonstances par une lettre de M. Massot, l'intendant-militaire
qui se trouvait au nombre des prisonniers. Toutes
les apparences étaient contre notre bonne foi ; le détournent de quatre
Français, MM. de Franclieu, Suchet, Berbrugger et Tostain, se chargea de les
démentir. Ils veulent par une démarche éclatante mettre l'évêque à l'abri de
tout soupçon et partent pour le camp de Mohammet, guidés par les deux
cavaliers hadjoutes qui avaient apporté la lettre de M. Massot, emmenant avec
eux un des principaux prisonniers arabes que l'évêque offrait au Califat en
dehors de tout échange, et comme le présent qui pouvait lui être le plus
agréable ; les Hadjoutes les conduisent par une marche rapide dans des
sentiers à eux seuls connus ; ils passent la Chiffa, s'engagent dans un
taillis épais, théâtre probablement de bien des scènes de meurtre et de
pillage ; tout-à-coup ils distinguent des armes briller à travers les
broussailles, et ils se trouvent entourés par les sentinelles qui veillaient
autour du camp ennemi ; ils sont conduits devant le Califat d'Abd-el-Kader,
qui reposait à l'ombre de magnifiques oliviers sauvages, entouré de ses
serviteurs et de ses officiers. La noble démarche des Français trouva un écho
dans le cœur de Mohammet, et ses craintes disparurent tout-à-fait quand on
lui expliqua que l'évêque n'était pour rien dans le mouvement militaire qu'il
avait pris pour une trahison. Après une courte discussion, il fut convenu que
le chef arabe qui désirait voir M. Dupuch, conduirait lui-même ses
prisonniers le lendemain à une portée de canon du camp de Bouffarick, et pour
rassurer entièrement Mohammet, qui par cette démarche se mettait tout-à-fait
à la disposition des Français, maîtres de Blida et de Coléah, les quatre
députés s'offrirent à revenir servir d'otages pendant tout le temps que
durerait la conférence, et promirent de plus qu'aucun soldat ne
s'approcherait du lieu qui en serait le théâtre. Enfin, pour ne pas se
laisser vaincre en générosité, le Califat renvoya sur le champ M. Massot à
l'évêque français avec les députés. Le lendemain, à la pointe du jours, les
quatre Français qui devaient servir d'otage partirent pour le camp arabe :
ils rencontrèrent en route Mohammet avec les prisonniers, qui ne les avait
pas attendu pour s'acheminer au lieu du rendez-vous ; il renvoya même ces
messieurs au camp de Bouffarick, ne conservant que M. Berbrugger et Franclieu
qui insistèrent pour remplir jusqu'au bout leur noble tâche ; en apercevant
l'attelage de M. Dupuch, le chef arabe mit pied à terre, et laissant derrière
lui l'escorte qui l'avait accompagné ; il s'avança seul vers le vénérable
prélat, qui de son côté descendit de voiture ; les représentants des deux
religions rivales se prirent les mains qu'ils se serrèrent longtemps avec
effusion. Après une longue conversation qui se passa dans le carrosse de
l'évêque, ils descendaient pour se retirer, quand soudain un coup de fusil
jeta l'alarme parmi les assistants ; l'escorte arabe saisit ses armes. Un
éclair de colère et de soupçon traversa la physionomie mobile de l'Arabe ; ce
n'était qu'une perdrix que le jeune Caïd des Hadjoutes, cousin de Mohammet,
n'avait pu résister au plaisir de tirer, pour l'offrir à l'évêque. La gravité
musulmane fut un peu confuse de s'être laissée déconcerter pour si peu, mais
l'alerte fut bientôt dissipée. Chaque parti retourna chez les siens, emmenant
ses prisonniers. Les Français délivrés retrouvèrent à Bouffarick plusieurs
parents et amis ; leur arrivée y avait causé un enthousiasme immense ; ils
semblaient revenir au-delà du tombeau ; un Te Deum fut chanté dans la modeste
église de la colonie. Les prisonniers retrouvèrent avec bonheur ces mille
petits riens qui décèlent la patrie, et dont il faut avoir été longtemps
privé pour en sentir tout le prix. Quelques
prisonniers musulmans étaient restés à Alger comme nous l'avons dit ; ils
furent successivement rendus aux Arabes, qui de leur côté renvoyèrent neuf
Français sous l'escorte de deux cavaliers hadjoutes ; ils apportaient à M.
Dupuch la lettre suivante : « Louanges,
honneur à Dieu seul, prières à Jésus-Christ notre-seigneur, l'esprit, l'âme
de Dieu. « Sidy-Mohammet-Ben-Allal
Califat, que Dieu le protège : Amen. « Au
serviteur de Dieu, au serviteur de Jésus-Christ l'évêque Antoine, notre
bien-aimé, que Dieu le conserve, que la volonté de Dieu soit sur lui. « Nous
avons reçu tes lettres, nous en avons compris le contenu, nous avons reconnu
avec bonheur ton amitié et la vérité ; les quatre prisonniers qui les
apportaient sont heureusement arrivés ; il nous reste à te prier de t'occuper
du soin de ceux qui sont encore à Alger ou ailleurs, et très particulièrement
de Mohammet-Ben-Mockat. Les parents et les amis de ces pauvres prisonniers
étaient venus avec nous le jour où nous nous sommes si doucement rencontrés ;
quand ils ont vu que ceux qu'ils aiment n'y étaient pas, ils se sont mis à
pleurer, mais quand ils ont su ce que tu nous avais promis et qu'ils ont vu
ton écriture, ils se sont réjouis, l'amertume de leur cœur s'est changée en
joie, persuadés qu'ils les reverront bientôt, puisque tu l'as dit. « Nous
t'écrivons ceci parce que tous les jours ils viennent pleurer à la porte de
notre tente ; ainsi seront-ils consolés ; car pour nous, nous te connaissons
et nous savons bien qu'il n'est pas nécessaire que nous te fassions de
nouvelles recommandations ; nous savons qui tu es et que ta parole d'évêque
est sacrée. « Nous
t'envoyons la femme, la petite fille et les prisonniers chrétiens qui étaient
restés à Tegdempt ou chez Milou-Ben-Aratch : quant au capitaine et aux autres
prisonniers chrétiens qui sont avec lui, sois sans inquiétude pour eux, ils
sont en toute sûreté sous la garde de Dieu : sans la sortie du général et des
fils du roi, ils seraient déjà auprès de toi avec les autres ; la guerre
seule nous empêche encore de te les envoyer, mais tu les auras tous bientôt.
Je t'envoie en attendant le sauf-conduit dont tes amis pourraient avoir
besoin ; ils feront bien d'abord d'aller chez le Caïd des Hadjoutes, les
chemins ne sont pas sûrs. « Je
t'envoie vingt chèvres avec leurs petits qui tètent encore leurs mamelles
pendantes ; avec elles tu pourras nourrir les petits enfants que tu as
adoptés et qui n'ont plus de mère : daigne excuser le présent, car il est
bien petit. » Quelques
jours après, M. l'abbé Suchet, grand vicaire de M. Dupuch, fut envoyé, par ce
dernier, en mission auprès d'Abd-el-Kader qui fuyait alors devant nos armes ;
accompagné d'un seul interprète, M. Suchet s'aventura à travers les tribus
enflammées, les moissons ravagées, les populations irritées, et sa vie ne fut
pas seulement menacée ; partout les Arabes qui veillaient des jours et des
nuits de suite pour surprendre et massacrer le soldat égaré, s'inclinèrent
avec respect devant le ministre d'un culte ennemi. Abd-el-Kader reçut avec
émotion le premier prêtre chrétien qu'il eut encore vu ; l'abbé Suchet
désirait obtenir qu'un de ses confrères pût résider auprès des prisonniers
français, dans le cas où leur nombre viendrait à s'accroître. L'Émir accueillit
volontiers sa demande et déjà il avait dispensé les chrétiens tombés entre
ses mains de travailler le dimanche, afin qu'ils pussent remplir les devoirs
de leur religion ; il accepta avec reconnaissance les présents que lui offrait
l'abbé Suchet au nom de son évêque en disant qu'il n'en eut pas été de même,
s'ils eussent été offerts par tout autre Français : l'Émir était-il sincère
en paraissant excepter les prêtres de la haine qu'il portait aux chrétiens ?
prêtre lui-même de la religion musulmane, éprouvait-il de la sympathie pour
un collègue en sacerdoce, ou voulait-il simplement se ménager quelques
partisans chez ce peuple dont il avait appris à redouter les armes, c'est ce
qu'il serait assez difficile de décider ; tout ce qu'on peut dire, c'est que
rien ne vint confirmer cette dernière supposition. En lisant de pareils
traits, les réflexions naissent en foule ; on se demande si c'est à l'esprit
du dix-neuvième siècle seul qu'il faut confier l'éducation morale des Arabes,
de ce peuple si profondément religieux et que notre scepticisme étonne et
repousse. Et cependant alors que l'Europe était sincèrement chrétienne, saint
Louis, Charles-Quint, les Espagnols, échouèrent sur cette côte, où tout
annonce que la civilisation moderne va définitivement s'établir. Cela tient
sans doute à ce que les musulmans sont restés stationnaires, tandis que nous
avons réalisé d'immenses progrès ; mais ces progrès eussent-ils eu lieu
également si le Croissant eut remplacé la Croix, au Nord de la Méditerranée ?
La suprématie actuelle de l'Europe sur le reste du globe, tient-elle à
quelque circonstance de climat, de sol, de race, on bien à la série d'idées
qui la domine depuis dix-huit siècles ? Jusqu'à présent, ce sont les idées
chrétiennes qui ont civilisé les peuples modernes : nos lois, nos mœurs,
notre respect pour l'indépendance et la dignité de l'homme, appartiennent au
christianisme - plus que nous le pensons ; nous employons en Afrique un
instrument nouveau ; il sera intéressant pour le moraliste d'observer les
effets qu'il produira. Les
mesures employées par le général Bugeaud pour assurer la sécurité des
environs d'Alger, avaient eu généralement un résultat avantageux. Cependant,
le 20 juillet 1841, un corps de deux cents cavaliers arabes pénétra encore
dans le Sahel, où il fut rencontré par une patrouille de cinquante chasseurs,
commandé par le lieutenant Gailhard ; ce dernier, malgré l'infériorité du
nombre, ne balança pas à fondre sur l'ennemi ; il s'ensuivit un combat très
vif, à bout portant, après lequel les Arabes s'enfuirent avec une perte de
douze hommes ; les chasseurs eurent deux hommes de tués et cinq blessés. Ce
fut la dernière affaire que virent les collines d'Alger : malgré cette alerte
qui n'eut pas de suite, la culture faisait quelques progrès ; la population
européenne d'Alger augmentait surtout très rapidement. Le gouverneur passa,
le 27 juillet, dans la plaine de Mustapha, une revue de la garde nationale,
où elle mit en ligne quatre ou cinq bataillons forts de six cents hommes
chacun ; elle faisait seule depuis longtemps le service de la place d'Alger,
ce qui l'avait forcé à compléter avec plus de soin son organisation. Le
gouverneur la convia à une excursion avec lui dans la plaine, excursion toute
pacifique, du reste, puisqu'il ne s'agissait que de reconnaître les travaux
d'enceinte continue, qu'on exécutait alors, d'après les idées du général
Rogniat ; elle prenait naissance au bord de la mer, à Fouka, six lieues à
l'ouest d'Alger, se dirigeait à peu près droit au sud à travers la plaine de
la Mitidja, enfermait Blida dans un angle très aigu, retraversait une seconde
fois la plaine pour rejoindre les bords de la mer, à l'embouchure de l'Aratch
; son profil consistait en un fossé de quatre mètres de large sur deux de
profondeur, avec un parapet formé de terres provenant du déblai, dont la
pente extérieure était plantée d'aloès. L'espace ainsi enceint renfermait
64.000 hectares ou quarante lieues carrées ; au centre, la capitale de la régence
se complétait peu à peu de la plupart des établissements qu'on trouve dans
les villes de France. Un collège dont le premier projet remontait à M. Genty
de Bussy, réunissait en 1841 de nombreux élèves, auxquels on enseignait, à la
fois les principes les plus élémentaires, et les branches les plus élevées
des connaissances humaines ; parmi eux, on comptait beaucoup de jeunes Maures
ou Arabes qui n'en étaient ni les moins studieux, ni les moins intelligents ;
plusieurs furent couronnés dans la distribution des prix qui termina l'année
scolaire. Quand on réfléchit que tout cela se passait dans un pays qui, il
n'y avait que onze ans, était le repaire de la barbarie et du brigandage, il
semble que de pareils progrès eussent dû satisfaire l'impatience la plus
exigeante ; l'apparence extérieure de la ville s'était elle-même beaucoup
embellie, et Hussein-Dey, s'il fût rentré dans sa capitale en 1841, eût eu de
la peine à la reconnaître. Trois rues magnifiques qui n'ont d'analogue que la
rue Castiglione à Paris, étaient alors complètement terminées ; les portes
mauresques de la ville, si laides, si incommodes, avaient fait place, d'après
les plans du général du génie Berthois, à de belles portes jumelles qui
prévenaient tout encombrement pour l'entrée et la sortie. Pendant
l'automne 1841, et l'hiver qui le suivit, les seules expéditions qui eurent
lieu dans la province d'Alger, avaient pour objet les ravitaillements de
Médéah et de Miliana : on entassait à grands frais dans ces places, les cinq
cents milles rations demandées par le maréchal Bugeaud, pour porter au-delà
une guerre sérieuse ; quelques escarmouches signalaient souvent ces voyages
qui ne pouvaient être exécutés que par de petites armées. Le général
Changarnier eut, à la fin d'octobre avec les Arabes, un engagement qui leur
coûta une centaine d'hommes ; mais il était plus facile de vaincre les
Indigènes que de les attirer à notre cause. Ils continuaient à éviter
obstinément tout commerce avec nous. Malgré les pertes cruelles qu'ils
avaient éprouvées par les expéditions du général Baraguey-d’Hilliers,
non-seulement le cercle de ces farouches montagnards, entourant la plaine
comme une barrière de granit, restait toujours impénétrable pour les petits
détachements, mais encore la sécurité dans l'intérieur même de nos lignes,
était loin d'être complète. Le 15 avril 1842, la correspondance de Bouffarick
à Blida, escortée de vingt-deux hommes commandés par le sergent Blandan, fut
attaquée à l'improviste par un corps de deux ou trois cents ennemis. Un
déserteur français qui se trouva parmi eux somma Blandan de se rendre :
Blandan ne lui répondit que par un coup de feu qui renversa le traître rai de
mort. Cet acte énergique fut le signal d'une mêlée terrible ; les vingt-deux
Français se défendaient avec le courage du désespoir ; le bruit de la
mousqueterie fut entendu enfin du camp de Bouffarick ; des troupes
accoururent au pas de course sur le théâtre du combat, mais malheureusement
il était déjà bien tard ; cinq Français seulement étaient encore debout,
entourés de leurs camarades ou morts ou renversés par les plus graves
blessures : Blandan avait été tué un des premiers ; cette action héroïque
ajoutait un nouveau et brillant fleuron à la couronne de gloire que méritait
l'armée d'Afrique, mais elle prouvait en même temps combien peu elle avait
fait jusqu'alors pour la pacification. Parmi
ces ennemis, on distinguait les Beni-Menacer, qui, protégés par des rochers
où jamais les Turcs n'avaient osé pénétrer, s'étaient vus exempts jusqu'alors
de tous les maux de la guerre ; c'était parmi eux qu'était né un des Califats
de l'Émir, Barkany, qui y possédait une grande influence. Le gouverneur
partit le 1er avril 1842, pour le frapper dans les biens et l'habitation,
berceau de sa famille ; ils étaient situés dans un joli vallon, profondément
caché entre des rochers sauvages, couvert de jardins, et de bosquets
d'orangers ; c'était là que la puissante famille des Barkany, si révérée dans
le pays, habitait jadis une maison grande et bien bâtie, autour de laquelle
s'étaient groupés d'autres habitations, moins somptueuses, mais également
agréables. Les seigneurs de cette petite colonie ne s'y étaient fait
connaître que par des bienfaits ; ils avaient l'habitude d'y rendre la
justice ; ils y avaient fondé une école pour l'éducation religieuse des jeunes
gens, en arabe une Zaouia. Quand le gouverneur pénétra dans ce repli si
isolé, la plupart des guerriers du pays servaient au-dehors sous les drapeaux
de leurs chefs ; tous ceux qui s'y trouvaient encore, essayèrent, sans espoir
de succès, de défendre les approches de ce lieu vénéré ; vains efforts ! le
pied des chrétiens souilla le sanctuaire des Barkany, et le musulman, en
voyant que le ciel permettait une pareille profanation, dut se dire qu'il
avait trouvé un maître. Cette expédition, du reste, n'eut d'autre résultat
que la destruction de quelques murailles ; la colonne française revint à
Cherchel, sans avoir obtenu une seule soumission des Kabyles dont elle avait
parcouru le sauvage territoire. Il
fallait à tout prix briser cette hostilité acharnée, qui faisait autant de
prisons de chacun de nos postes aux alentours d'Alger ; la pacification dans
l'ouest avait fait tant de progrès que de simples courriers allaient sans
danger de Mostaganem à Mascara, et il fallait des escortes de cent hommes
pour traverser la Mitidja ; il ne s'agissait plus de poursuivre ces
montagnards insaisissables ou de brûler des habitations dont ils avaient
appris à se passer, il fallait, au moyen de forces nombreuses, envelopper
tous leur pays comme dans un filet, et en faire tous les habitants
prisonniers à la fois. Le gouverneur imagina d'y réunir pour quelques jours
toutes les forces des tribus soumises de la province d'Oran ; indépendamment
des secours qu'il devait trouver dans l'agile cavalerie des Arabes, il
comptait sur un puissant effet moral à l'égard des populations à soumettre.
Il voulut se charger lui-même d'une opération si importante, et se rendit à
Oran, où il commença par rompre quelques commencements d'insurrection qui
s'étaient manifestés chez les Beni-Amer, et régla ensuite les rapports des
tribus soumises avec l'autorité française. A Mostaganem il reçut la
soumission de la puissante famille des Arribis ; ce fut pour la France une
excellente acquisition ; les Arribis, marabouts de père en fils, exerçaient
sur le bas Chélif une immense influence, et leur chef Ben-Abd alla-Ould Sidy
Arribi, commandait plus de 600 cavaliers ; l'Émir fut piqué au vif de la
défection d'un personnage dont le pouvoir pouvait balancer le sien dans le
Dara ; il voulut en tirer une vengeance éclatante ; Milou-Ben-Aratch et
Mohammet-Ben-Allal-Ould-Sidy-Embarreck, réunirent toutes leurs forces
régulières, convoquèrent le contingent des tribus qui leur obéissaient
encore, et vinrent tomber tout-à-coup sur les populations soumises de la rive
gauche des bas Chélif, qui trop faibles pour leur résister, se hâtèrent de
mettre la rivière entre leurs tentes et les assaillants ; la belle et
patriarcale demeure des Arribis fut réduite en cendre. Après cet exploit, les
ennemis apprenant que le général Changarnier s'avançait du côté de Miliana,
craignirent d'être pris entre deux feux, et se retirèrent rapidement au sud.
Le gouverneur était encore à Mostaganem quand il apprit ces événements ; il
hâta les préparatifs de la grande expédition qui devait remonter le Chélif,
et se rendit le 14 mai 1842 à Mazéra, où sous la protection de trois
bataillons d'infanterie se trouvait déjà réuni un convoi de 1.500 bêtes de
somme, fournies par les tribus. Les forces qu'il amenait de Mostaganem
comptaient, y compris la division d'Arbouville, un total de 4.000
baïonnettes. La cavalerie arabe avait reçu pour rendez-vous général un lieu
nommé Sidi-Bel-Assel, où se trouvait un gué sur la Mina. Leurs fidèles
contingents s'y réunirent au nombre de plus de 2.500 chevaux ; après un jour
consacré à mettre un peu d'ordre dans une armée composée d'éléments si
hétérogènes, le gouverneur franchit sans obstacle la Mina et le Chélif, et
entra sur le terrain des Beni-Zérouel, tribu Kabyle puissante et fanatique,
qui s'était constamment fait remarquer par son hostilité ; c'était un mauvais
voisinage pour nos alliées, surtout au moment où leurs guerriers allaient
s'engager dans une expédition lointaine. Pendant deux jours les Beni-Zérouel
furent poursuivis, dispersés, traqués dans tous les sens ; on leur fit 250
prisonniers ; on leur prit 2.500 têtes de bétail, mais on ne put leur
arracher un seul acte de soumission ; comptant sur la terreur répandue par ce
châtiment, le général Bugeaud reprit sa route, marchant à petites journées,
pour donner le temps aux tribus qui voudraient se soumettre de lui envoyer
des députés. Ce retard fut à peu près du temps perdu ; ou a pu voir
qu'Abd-el-Kader avait aussi des châtiments pour ceux qui abandonnaient sa
cause ; c'était la première fois que le drapeau français remontait la vallée
du Chélif ; les Arabes qui nous avaient vu tant de fois revenir sur nos pas,
s'imaginaient que nous passerions comme un orage ; débarrassé d'Abd-el-Kader,
qui pouvait encore ravager le pays mais non le gouverner, chaque chef de
tribu, souverain dans son petit cercle, était peu pressé de se donner un
nouveau maître. Le
gouverneur se détourna de sa route pour aller de sa personne visiter Mazouna,
petite ville en ruines, à quatre lieues de la rive droite de la rivière,
encore peuplée de près de 4.000 Turcs, Coulouglis ou Hadars. A l'approche des
Français les Arabes les avaient forcé d'évacuer leurs maisons, et le général
n'y trouva que deux ou trois cents malheureux, errans dans des masures qui
déparaient les bois d'orangers et le délicieux paysage des alentours. Le 24
mai 1842, la colonne entra sur le territoire des Sbéas, peuplade belliqueuse
et pillarde, très redoutée de ses voisins ; deux des chefs en disgrâce sous
le gouvernement de l'Émir vinrent au camp français faire des ouvertures qui
donnaient à croire que tous leurs contingents allaient se soumettre ; mais
cet espoir ne se réalisa pas, et le gouverneur, pressé d'arriver dans la
Mitidja, prit alors le parti de borner son action immédiate à instituer dans
le Dara un pouvoir rival de celui d'Abd-el-Kader ; il choisit pour ce but
Abd-Allah Arribi qui fut élevé à la dignité de Califat du Dara. Le gouverneur
voulut donner à son installation une pompe qui put agir sur l'imagination impressionnable
des Arabes ; les cavaliers indigènes formèrent un grand demi-cercle, dont les
Français occupèrent l'autre moitié : au centre se placèrent l'artillerie, la
musique, l'état-major, enfin le gouverneur lui-même et le nouvel élu ; après
des fanfares et des marches guerrières, le général Bugeaud à haute voix et au
nom du roi des Français, proclama Ben-Allah Ould-Sidy-Arribi Califat du Dara,
et lui donna pour aga Bou-Meddin, caïd des Mahallas : Les nouveaux
dignitaires reçurent leurs burnous d'investiture, et la cérémonie se termina
par des fantasias et des décharges de mousqueterie, passe-temps guerriers
chéris des Arabes. A peine
la cérémonie était-elle terminée que l'on vit tout-à-coup arriver à bride
abattue cinq cavaliers arabes blessés et dans un état pitoyable ; ils
appartenaient aux Ouled-Crouidem, nouveaux alliés des Français. Ils s'étaient
mis en marche sur l'ordre du gouverneur pour venir le rejoindre ; à une heure
du camp les Sbéas étaient tombés sur eux, leur avaient tué leur caïd et
plusieurs cavaliers, et les avaient forcé de rebrousser chemin. Il était urgent
de châtier une pareille insolence. Le général Bugeaud partit de son camp le
26, à deux heures du matin ; au point du jour on rencontra les Sbéas qui
fuyaient vers le sud. Nos auxiliaires arabes se battirent assez bien, mais
une fois gorgés de butin, ils disparurent pour le mettre en sûreté, malgré
tous les efforts de leurs chefs pour les ramener au combat. L'infanterie
française se trouvant alors la première en ligne, jeta ses sacs pour courir
plus vite après les Sbéas qui s'enfuirent pendant deux heures. On prit une
immense quantité de bétail ; suivant l'habitude des Arabes, les Sbéas vinrent
tirailler contre la colonne rentrant dans son camp. Des retours offensifs les
repoussaient toutes les fois qu'ils approchaient de trop près ; ils perdirent
plus de 200 cavaliers dans cette série d'escarmouches. Le lendemain, le
gouverneur donna un jour de repos à ses troupes, espérant a chaque instant la
soumission des Sbéas. Personne ne parut ; il fallut attendre un jour déplus,
et le 28 seulement arrivèrent quelques chefs. Ils prièrent le général de leur
pardonner ce retard, en disant qu'ils avaient passé toute la journée de la
veille à enterrer leurs morts. Invités à suivre la colonne dans la Mitidja,
ils s'excusèrent en disant que presque tous leurs gens les plus vigoureux
avaient péri dans le combat, et qu'à peine s'il leur en restait assez pour
faire la moisson ; plutôt que de perdre son temps à les poursuivre, le
gouverneur n'insista pas davantage et continua sa route. Le 29
mai, le bivouac fut établi sur le Fodda, et l'on apprit par quelques
prisonniers arabes, qu'on avait aperçu la division d'Alger non loin des bords
du Rouina ; impatient d'opérer la jonction des deux corps, le gouverneur
ordonna le départ du camp pour le lendemain, à2 heures et demie du matin, et
au grand jour, on découvrit en effet le général Changarnier qui opérait une razzia
sur la rive opposée du Chélif ; il passa bientôt la rivière pour communiquer
avec le gouverneur, et la réunion s'exécuta sur le Rouina, à deux journées de
marche de Miliana ; les deux divisions se saluèrent mutuellement de 11 coups
de canon. La gaîté et l'expansion française se manifestèrent dans des festins
que l'abondance qui régnait au camp rendait faciles. Les soldats des deux
colonnes se traitèrent mutuellement chacun à leur tour ; une journée de repos
et de plaisir fit bien vite oublier les fatigues de toute une campagne. Le
général Changarnier, tout en ravitaillant les garnisons de Médéah et de
Méliana, avait trouvé le moyen d'enlever bien assez de butin à l'ennemi ; le
lendemain de la réunion avec le gouverneur, il le quittait de nouveau pour
concourir à l'exécution du plan concerté entre eux, qui consistait à envahir,
par les deux versants à la fois, l'enceinte des montagnes de la Métidja. Il
essaya donc de pénétrer dans cette plaine à travers la chaîne qui sépare la
mer de la vallée du Chélif, mais il trouva un terrain si boisé si tourmenté,
si vigoureusement défendu, que ne pouvant faire aucun usage de sa cavalerie,
il prit le parti de rentrer au camp avec quelque butin ; sans se laisser
décourager il tenta une seconde fois le passage un peu plus à l'est par le
col Mahali, qui coupe perpendiculairement le Zaccar ; il rencontra encore des
chemins épouvantables, mais enfin il put franchir la crête supérieure, et
déboucher dans la Métidja. Il
traversait ainsi le territoire de Beni-Menacer, et pour favoriser ses
mouvements, le chef de bataillon Bisson, commandant à Miliana tentait alors
contre eux un coup de main, qui bien qu'entrepris avec des forces trop
inférieures et suivi de pertes cruelles, eut un grand retentissement en
Afrique, par l'audacieuse valeur des troupes qui en faisait partie ; dans la
nuit du 6 au 7 juin, le commandant Bisson avait quitté Miliana avec 500
hommes ; il parvint sans obstacle jusqu'à Mahil-Douar, principale bourgade
des Beni-Menacer, qui fut livrée aux flammes ainsi que tous les hameaux qui
l'entourent : on réunit un énorme butin et troupeau de 16 ou 18.000 bœufs ou
moutons, qu'on ramenait à Miliana, quand les Kabyles réunis de toutes les
montagnes environnantes, se précipitèrent sur l'arrière-garde avec un
acharnement qui tenait de la fureur ; reçus à la baïonnette, ils les
saisissaient avec la main pour empêcher les soldats de frapper ; pendant ce
temps d'autres les attaquaient à coups de yatagan et de pistolet ; la mêlée
fut terrible ; les Kabyles perdirent 200 hommes à cette première attaque et
se retirèrent ; mais à peine la colonne réorganisée, se remettait-elle en
marche qu'ils revinrent à la charge ; le commandant Bisson déjà atteint d'un
coup de feu dans la poitrine, n'en conserva pas moins le commandement jusqu'à
ce que deux nouvelles blessures l'eussent mis tout-à-fait hors de combat.
Malgré les charges à la baïonnette, le nombre et l'acharnement des Kabyles
croissant toujours, il fallut leur abandonner le troupeau dont on s'était
emparé, et rentrer le plus vite possible à Miliana ; un tiers de la colonne
avait été tué et blessé ; les Beni-Menacer de leur côté, avaient éprouvé des
pertes bien autrement importantes. Peu de temps après, ils firent quelques ouvertures
de paix qui n'eurent pas de suite, et l'on verra qu'il fallut bien d'autres
combats pour les soumettre entièrement. Cependant depuis l'expédition du
commandant, ils restèrent cantonnés dans leurs montagnes sans oser en sortir. En
arrivant dans la plaine le général Changarnier apprit la soumission des
Mouzzaïas, ces montagnards jusqu'alors si indomptables, et qui plusieurs fois
avaient essayé à eux seuls de défendre le Ténia contre les armes françaises ;
toutes ses dispositions contre eux, devenant alors inutiles, il concentra
tous ses moyens d'action sur les Beni-Menad, les Soumatas, les Boualouans ;
ses troupes divisées en six corps se placèrent au pied des pentes nord des
montagnes ; le Gouverneur pesté dans la vallée du Chélif, opérait un mouvement
analogue sur les pentes sud ; le territoire des tribus rebelles était cerné
par plus de 9.000 hommes ; avant de commencer la chasse le Gouverneur les
prévint du sort qui les attendait et de l'inutilité de toute résistance ;
cette dernière sommation resta sans réponse. Enfin le 9 juin 1842, un peu
avant le jour, les deux divisions se mirent en même temps en marche sur les
deux versants à la fois, brûlant les moissons et les habitations, faisant
prisonnier tout ce qu'elles rencontraient ; bientôt des cris, des
lamentations, des protestations de soumission vinrent arrêter nos soldats ;
les chefs de Beni-Menad et des Soumatas se présentèrent devant les généraux.
Des officiers furent sur-le-champ dépêchés pour arrêter la marche des troupes
; mais perdus dans un pays inconnu, difficile, ils furent quelque temps avant
de pouvoir remplir leur bienfaisante mission ; cependant beaucoup de
dévastations furent empêchées. L'armée française en fut, heureuse, car tout
en châtiant sévèrement les Kabyles, elle admirait leur énergique fidélité :
le soir même on rendit aux Soumatas les 7 à 800 prisonniers qu'on leur avait
déjà fait ; on retint ceux des Beni-Menad et des Boualouans, parce que
quelques portions des leurs n'avaient pas fait leur soumission ; elle fut
complétée le lendemain. Les Beni-Sala et toutes les fractions des Hadjoutes
imitèrent leur exemple ; pour la première fois depuis notre descente en
Afrique, tous les montagnards qui dominent la Métidjah du haut de leurs
rochers, reconnurent l'autorité de la France. Si
cette soumission avait été difficile à obtenir, du moins fut-elle sincère et
durable ; dès le lendemain du 9 juin, la sécurité la plus complète régna dans
les environs d'Alger ; non-seulement les deux divisions rentrèrent à Blida,
sans essuyer un coup de fusil ; mais des voyageurs isolés traversèrent sans
obstacle ces terribles montagnes tant de fois arrosées du sang de nos armées
; la population d'Alger si longtemps renfermée dans une étroite enceinte,
courait avec délices visiter ces lieux dont le nom avait si souvent retenti à
ses oreilles, mais qui jusqu'alors lui étaient restés aussi inconnus que les
Oasis du Sahara ; des marchands surpris par la nuit la passèrent souvent à
l'abri d'un arbre ou d'un rocher, sans qu'un seul accident vint démentir une
sécurité d'aussi fraîche date. Le gouverneur était effrayé d'une pareille
confiance ; longtemps il craignit que quelque catastrophe n'amenât un
terrible réveil ; les chefs des tribus le prévenaient eux-mêmes qu'avec une
pareille manière d'agir ils ne répondaient plus de rien ; plusieurs ordres du
jour furent publiés pour recommander la prudence ; cette crainte était naturelle,
mais rien ne vint la justifier ; le commerce comprimé pendant la guerre, prit
tout-à-coup un essor prodigieux : les indigènes, sortant d'une vie de
privations et de fatigues inouïes, heureux de cette paix inusitée, affluaient
dans nos marchés ; des maisons de commerce d'Alger écoulèrent pour 150.000
fr. de marchandises pendant une semaine. En
réunissant de si nombreuses forces sous les montagnes d'Alger, en y faisant
surtout concourir les cavaliers de l'ouest, venus de si loin pour combattre
sous nos étendards, le gouverneur avait en vue surtout un effet moral, et le
succès dépassa ses espérances ; l'ébranlement une fois donné, les soumissions
arrivèrent en foule ; un caïd des environs de Médéah en donna le premier le
signal, en attaquant El-Barkang, le battant, et le forçant de fuir presque
seul dans le Désert. L'ennemi ne tenait plus nulle part la campagne ; le
gouverneur en profita pour diviser ses forces et opérer sur plusieurs points
à la fois ; les auxiliaires de l'ouest et la division d'Arbouville
retournèrent dans la province d'Oran, ou leur secours ne fut pas inutile au
général Lamoricière, qui luttait toujours contre Abd-el-Kader ; le général
Changarnier descendit le Chélif et obtint la soumission de toutes les
populations de la vallée ; puis il s'enfonça au sud-ouest, à la poursuite de
Sidy-Embarreck, forcé d'évacuer, et qui entraînait dans sa fuite son
gouvernement, vers le Désert, une immense émigration, composée de gens de sa
suite, de fractions de tribus insoumises, soutenues par quelques troupes
régulières encore organisées ; le 1er juillet 1842, le général français
retrouvait le Chélif, dans la partie haute de son cours, qui se dirige
directement du sud au nord ; il était près de huit heures du matin ; les
alliés Musulmans avaient mis pied à terre, et se reposaient aux bords d'un
petit ruisseau ; les troupes françaises établissaient leur camp, quand le
général poussa son cheval sur une hauteur d'où son œil pouvait embrasser d'un
regard tout le cours du haut Chélif ; tout-à-coup, sur la rive opposée,
d'immenses nuages de poussière lui signalent la fuite de la grande
émigration. A son ordre les 250 chasseurs qui l'accompagnent sautent à cheval
en selle nue, et s'élancent à la poursuite des fugitifs : ils traversent
d'abord la rivière, galopent pendant deux lieues, et se trouvent face à face
avec une ligne imposante de cavaliers arabes qui protégeaient la retraite de
leurs familles et de leurs troupeaux ; le colonel Korte, qui commandait cette
poignée de braves, juge rapidement que la retraite serait aussi dangereuse
que l'attaque, et que les ennemis qu'il n'aurait pas directement en tête ne
quitteraient pas leurs femmes et leurs enfants pour prendre part à un combat
qui ne les concernait pas immédiatement ; en conséquence, il fait
sur-le-champ sonner la charge et s'élance sans hésiter sur cette multitude ;
là où il donna, la mêlée fut courte, mais très vive ; cinq chasseurs furent
tués à raides aux premiers coups, et onze plus ou moins grièvement blessés ;
mais enfin, il parvint à couper une partie de l'émigration, et dès lors, les
Français n'eurent plus affaire qu'aux cavaliers, dont les possessions étaient
compromises ; une quarantaine furent tués ; le reste prit la fuite, et à
trois heures après-midi, 5.000 prisonniers, 1.500 chameaux, 500 chevaux, 40
ou 50.000 têtes de bétail étaient ramenés au camp des vainqueurs ; le général
Changarnier ne savait que faire de tant de butin ; une partie fut laissée en
garde aux tribus alliées, l'autre ramenée lentement à Miliana ; le combat de
Zouilan, la plus forte de toutes les razzias depuis le commencement de la
guerre, eut un immense retentissement dans le Désert ; des prisonniers arabes
en instruisirent le général Lamoricière, qui poursuivait alors les fugitifs
de la province d'Oran ; du rocher de Gougilah on lui montra la chaîne de
hauteurs au pied desquelles son compagnon de gloire avait eu une pareille
bonne fortune. Le
général Changarnier n'eut pas un coup de fusil à tirer à son retour ; partout
les populations soumises paissaient tranquillement leurs troupeaux le long de
la colonne en marche, et les propriétaires semblaient avoir un air de paix et
de confiance assez extraordinaire après la lutte dont on sortait à peine. Des
silos pleins d'un blé appartenant à l'administration de l'Émir, furent livrés
aux tribus, qui s'empressèrent de les vider, preuve qu'elles ne craignaient
pas de rompre entièrement avec leur ancien maître. Pendant que le général Changarnier
bivouaquait sur le Dardar, il apprit que Sidy-Embarreck, après l’affaire de
Zouilan s'était retiré encore plus au sud sur le Taguin, que contre son
attente il avait trouvé desséché ; quatre-vingts Arabes étaient morts de soif
sur ses rives. Il était impossible à Sidy-Embarreck de faire vivre ses
troupes dans le désert ; il fut forcé de remonter au nord, où il se trouva en
contact avec les tribus du Serzous, alliées des Français, qui tombèrent sur
ses soldats exténués, les désarmèrent et les retinrent dans leurs campements
jusqu'à ce qu'ils prissent le parti de rentrer chacun chez eux ; tout le
corps des réguliers de Sidy-Embarreck se trouva ainsi dissous. Le califat ne
conserva, disait-on, que 8 cavaliers autour de lui. Le
général de Bar était parti en même temps que le général Changarnier, mais se
dirigeant au sud-est de Médéah, dans un pays entièrement nouveau pour nous ;
il menait à sa suite plusieurs chefs des tribus soumises, qui servaient de
guides et de négociateurs avec les populations que nous allions visiter ;
cette course ressembla plutôt à une promenade militaire qu'à une guerre ; le
général de Bar s'avança jusqu'à une distance de vingt lieues de Médéah, à
travers un pays ouvert, fertile, très peuplé, dont les habitants, plutôt
agricoles que guerriers, firent en foule leur soumission. Une seule tribu qui
avait négligé d'exécuter un ordre du général, fut punie d'une amende de 500
bestiaux, et le jugement fut exécuté au moyen d'une petite razzia, terminée
sans résistance aucune de la part des coupables comme un châtiment qu'ils
croyaient avoir mérité. Ces soumissions entamaient le territoire de
Ben-Salem, califat du Sébaou, le seul des lieutenants de l'Émir qui eût
encore à ses ordres un corps de 800 réguliers organisés, avec lesquels il
maintenait sur une partie de son gouvernement, une autorité que l'influence
de nos succès détruisait tous les jours ; El Barkany s'était retiré chez lui,
dans le pays des Beni-Menacer, en faisant dire au gouverneur qu'il ne voulait
plus s'occuper de guerre ni de politique, et que tout ce qu'il demandait,
c'était le calme et le repos. A peine
le général Changarnier était-il de re, tour, que le commandant de Miliana
partit à son tour avec une petite colonne, à peu près du même côté, mais en
inclinant un peu plus au sud ; il pénétra dans des montagnes inconnues aux
Turcs et aux Français, où il fut étonné de trouver, cachée dans les replis de
rochers, une petite ville du nom espagnol de Medina Sébasna, composée de
maisons très solides et très bien bâties ; ce n'était pas la première fois
qu'on reconnaissait l'esprit industrieux et intelligent de la race kabyle ;
les habitants se soumirent après quelque hésitation. Les
indigènes semblaient alors accourir d'eux-mêmes sous la domination française
; le 15 août 1842, on vit arriver à Alger des députés d'une partie du Dara,
ou du moins des gens qui prenaient ce titre. Ils demandaient au gouverneur de
former une confédération particulière, sous les ordres d'un chef qu'ils lui
désignaient et sous la protection de la France. Leurs conditions ne pouvaient
être admises, parce que leur pays devait dépendre du kalifat Sidy-Arriby ;
cependant le maréchal leur promit d'examiner plus à loisir leur requête ;
cette affaire n'eut pas de suite, parce que de retour chez eux, les députés
furent très mal reçus par les populations au nom desquelles ils avaient
parlé, et les événements qui suivirent firent évanouir ces espérances de
paix. Au
nord-est de Tegdempt, entre cette ville et Thaza, s'étend une région
montagneuse, hachée par une foule de vallées se croisant dans tous les sens.
Elles sont ravagées par des torrents qui naissent sur leurs pentes, et par
des cours d'eau plus considérables descendant des hauts plateaux qui séparent
le désert de la région cultivée du Tell. Ce pays, nommé par les indigènes l'Ouarenséris,
est peuplé de Kabyles nombreux, indociles, fanatiques, sur lesquels
Abd-el-Kader lui-même, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait jamais
pu établir son autorité aussi complètement que dans la plaine, et c'était sur
eux qu'il comptait alors pour nourrir la guerre, parce qu'il avait su leur
inspirer l'espoir d'être guidés par lui au pillage des tribus de la plaine,
maintenant rangées sous la domination des Français. Jamais nos troupes
n'avaient entamé ce difficile territoire, dernière retraite de l'Émir, d'où
il était toujours prêt à fondre sur nos alliées, et à les châtier avec une
cruauté que les mœurs de son pays faisaient regarder comme toute naturelle.
Il y avait été rejoint dans les derniers jours de juillet par Sidy-Embarreck
; et la renommée de ces deux guerriers eut bientôt ramené autour d'eux
beaucoup de jeunes soldats errant dans toute la Régence, qui servirent de
point d'appui aux secours que recevait l'£mir des populations qui lui
obéissaient encore ; ils surprirent, dévastèrent quelques tribus soumises que
le départ des Français laissait sans défense ; l'épouvante se mit parmi nos
alliés ; les chefs nommés par le gouverneur, sentant qu'ils n'avaient point
de grâce à attendre d’Abd-el-Kader, tremblaient au nom seul d'un homme qu'ils
étaient accoutumés à respecter ; notre aga de la portion sud du califat de
Miliana, Ameur-Ben-Ferrah, pensait déjà, si on ne lui portait pas un prompt
secours, à se retirer sur les bords du Chélif et peut-être même dans la
Mitidja. Dans de pareilles circonstances une nouvelle démonstration était
bien nécessaire ; aussi dès que les jours les plus brûlants furent passés, le
10 septembre 1842, le général Changarnier reprenait la campagne, et
s'enfonçait, en remontant le Fodda, jusques au milieu des montagnes,
boulevard des populations hostiles ; il menait avec lui Ameur-Ben-Ferrah qui
commandait la cavalerie des alliés et qui secondait vivement une expédition
qui devait lui rendre toute son autorité ; la vallée de Fodda suivie par la
colonne varie en largeur de 60 à 200 mètres, et présentait par conséquent une
route facile, mais dominée des deux côtés par les montagnes. Tout-à-coup des hauteurs
de droite part une vive fusillade ; ce n'était que le prélude d'un combat
plus sérieux ; de tous côtés les Kabyles, avertis par le bruit de la
mousqueterie, accourent au secours de leurs concitoyens ; bientôt les ennemis
comptent plus de quatre mille combattants ; enhardis par leur nombre et
l'avantage de leur position, ils attaquent vigoureusement l'arrière garde ;
et osent même descendre plusieurs fois en force dans la vallée et sur les
pentes accessibles ; mais chaque fois un retour offensif de l'armée française
leur fait payer cher leur audace ; cette journée, une des plus meurtrières
pour la faiblesse du corps qui y prit part, nous coûta 122 hommes tués ou mis
hors de combat ; le lendemain l'ennemi revint à l'attaque, mais d'une manière
plus molle. Enfin l'armée franchit entièrement ce dangereux défilé, dont la
longueur n'était pas moindre que cinq lieues, et dès que le terrain s'ouvrit
un peu, les auxiliaires arabes se lancèrent dans toutes les directions pour
piller les ennemis ? le général reçut quelques soumissions incomplètes, et
s'avança jusqu'au sud de la Grande-Chaîne sur l'Oued-Belada, brûlant et
dévastant les populations qui se montraient hostiles ; les ennemis
particuliers de notre aga Ben-Ferrah surtout, ne furent pas épargnés : mais
la colonne avait tourné la partie la plus sauvage de l’Ouarenséris sans
l'attaquer ; elle n'avait pas des forces suffisantes pour une pareille
entreprise ; Abd-el-Kader y établit son quartier général, bravant de là les
armes des Français, et prêt a reparaître dès qu'ils seraient partis ; il
savait qu'il n'aurait pas longtemps à attendre : en effet, le général
Changarnier, après avoir distribué une part de ses prises aux alliés, les
avoir exhorté à rester fermes dans leur fidélité aux Français, était de retour
à Miliana le 26 septembre 1842. Pendant
qu'une partie de l'armée poussait cette reconnaissance meurtrière, une autre
accomplissait use tâche moins brillante, mais non moins utile ; elle perçait
à travers la gorge étroite et difficile appelée la Coupure la Chiffa, la
route qui mit en communication les deux villes de Blida et de Médéah ; elle
fut livrée à la circulation dans la mi-septembre et le col de Mouzaïa dès
lors définitivement abandonné ; le nouveau chemin raccourcissait tellement
les distances, qu'un cavalier pouvait le parcourir tout entier dans l'espace
de 6 heures ; il traversait un pays où la nature s'était plu à rassembler
toutes les difficultés possibles ; une cascade y tombait d'un plateau sur
lequel, disait-on, jamais homme n'avait mis le pied ; les montagnes voisines
étaient couvertes de bois, peuplées de singes et d'animaux sauvages, étonnés
de voir les hommes troubler une retraite qu'ils croyaient leur appartenir. Dans
les premiers jours d'octobre 1842, MM. Carbuccia et Mantout, l'un commandant
au 33e de ligne, en garnison à Médéah, l'autre négociant à Alger,
renouvelèrent le trait de courage de MM. Lamoricière et Vialard qui les
premiers, sous le général Woirol, avaient ouvert aux Français le marché de
Bouffarick. Au point où le Chélif qui coule d'abord droit au nord, rencontre
une première chaîne de hauteur qui le force à s'incliner à l'ouest, les
Arabes ont établi un marché considérable, se renouvelant les jeudis de chaque
semaine, et qui réunit souvent jusqu'à 10.000 personnes ; le lieu où il se
tient se nomme Arba-Djendel ; ce que Bouffarick est pour Alger, Arba-Djendel
l'est pour Médéah ; bien qu'éloigné seulement de 10 lieues de cette dernière
ville, aucun Européen n'avait encore osé s'y rendre isolément ; parmi les
Arabes qui le fréquentaient, les uns étaient encore décidément hostiles, les
autres n'avaient avec nous qu'une amitié de bien fraîche date. MM. Mantout et
Carbuccia voulurent prouver par leur expérience que les Français n'y
couraient aucun danger ; ils partent le 29 au soir de Médéah, le premier vêtu
en Arabe, le second portant le costume et les insignes de son grade ; quatre
Mozabites leur servaient d'escorte ; le soir ils demandèrent l'hospitalité au
Scheick de la tribu de Djendel, et le lendemain de très bonne heure se mirent
en route pour le marché, souvent rencontrés par des indigènes qui les
examinaient avec attention, mais sans leur adresser un mot. A leur première
apparition au lieu de réunion, ils furent accueillis par des clameurs peu
bienveillantes ; sans y prêter la moindre attention, le négociant entame ses
achats ; le commandant se promène tranquillement entre les tentes ; l'argent
répandu par M. Mantout, la contenance ferme et simple de M. Carbuccia, leur
concilient de nombreux partisans : à midi ils quittent sans accident le
marché, chassant devant eux les nombreux troupeaux, achetés à un très faible
prix ; le soir même ils arrivent à Médéah très fatigués mais très heureux
d'avoir prouvé l'ascendant que le courage exerce toujours sur les populations
les plus farouches. L'orage
qui avait successivement renversé les kalifats de l'Émir s'apprêtait à fondre
sur le dernier de tous, le seul qui restât encore debout, Ben-Salem ; le
maréchal Bugeaud voulut se charger en personne du soin de l'attaquer et
d'installer chez lui une autorité indigène relevant de la France, qui put
combattre son influence. Il partit, le 29 septembre 1842, de la
Maison-Carrée, et, après trois jours de marche en pays ami, ses troupes
arrivèrent au pont de Beni-Hini, sur l'Isser ; sur la rive opposée commençait
le territoire hostile. Quelques Adouars voisins vinrent cependant faire leur
soumission ; d'autres reçurent à coups de fusil la colonne française,
remontant l'étroite vallée de l'Isser. Dans un retour offensif, le brave
colonel Leblond, abordant les positions ennemies, reçut, à vingt-cinq pas,
une décharge qui l'étendit raide mort ; l'ennemi n'en fut pas moins culbuté
et dispersé dans toutes les directions, mais c'était un avantage chèrement
acquis que celui qui nous coûtait un officier supérieur dont toute l'armée
chérissait le courage et la loyauté. L'armée
quitta les bords de l'Isser pour remonter ceux du Soufflah, un de ses
principaux affluents ; elle rencontra bientôt et détruisit un établissement
de Ben-Salem, moitié habitation, moitié forteresse, où ce dernier avait
entassé une foule de provisions. Le sui-lendemain, elle fit éprouver le même
sort au château El-Arib, jadis construit par les Turcs, alors principale
place d'armes de l'ennemi. Les populations environnantes n'opposaient aucune
résistance, et voyaient peut-être même avec plaisir la destruction d'ouvrages
bâtis pour les contenir ; il semble que par cela même nous aurions dû les
conserver, d'autant plus qu'il n'y avait pas d'exemple que les Arabes eussent
jamais osé défendre contre nous une seule muraille. Après avoir traversé
Hamza, vieux fort une première fois visité par le maréchal Vallée lors de son
expédition des Bibans, on arriva en face de beaux villages très bien bâtis
appartenant à des Kabyles qui avaient pris une grande part aux combats livrés
sur les bords de l'Isser. Le Gouverneur pouvait facilement les détruire, mais
il se laissa toucher par les supplications des habitants et se contenta de
leur imposer une amende de 6.000 boudjous et de 600 fusils. Pendant que cette
rançon se traitait une tribu voisine vint au secours de celle qui venait de
se soumettre. Nos nouveaux alliés marchèrent avec nous contre ces
malencontreux protecteurs qui furent repoussés sans peine après avoir perdu
une quinzaine d'hommes. La colonne revint ensuite sur ses pas ; en
redescendant l'Isser on aperçut sur les pentes de la vallée, un rassemblement
tumultueux, composé d'hommes en armes, et au milieu Ben-Salem, entouré de ses
drapeaux, qui semblait les passer en revue et les exciter au combat. Le
maréchal Bugeaud employa vainement toute espèce de moyens pour les attirer
dans la plaine ; ils n'avaient garde de quitter la position avantageuse
qu'ils occupaient et dans laquelle il fallut enfin les aller chercher. A
peine l'artillerie eut-elle jeté quelques obus au milieu de cette multitude
qu'elle se dispersa en poussant des hurlements épouvantables. Leur faible
résistance rendit leur perte très légère ; elle ne fut que d'une vingtaine
d'hommes ; le Gouverneur était de retour à Alger le 16 octobre 1842. Il
avait été rejoint durant sa campagne à l'est par un arabe nommé Mabiddin,
d'abord nommé aga de Ben-Salem par Abd-el-Kader lui-même, mais qui, jugeant
probablement que la fortune de son premier maître finirait par disparaître
devant la notre, avait, bientôt après, fait sa soumission entre les mains du
général Comman, alors commandant de Médéah. C'était un homme d'une
intelligence et d'une portée d'esprit remarquables ; nul ne parut plus
capable d'être opposé à Ben-Salem, et le Gouverneur le nomma Kalifat de
Sébaou : c'est ainsi qu'on appelle la portion de la province d'Alger située à
l'est de la capitale ; il fut reconnu en cette qualité par toutes les tribus
soumises à la France, dans une assemblée où il sut vaincre les résistances
qui s'opposaient à son élévation par un discours qui prouva que la race arabe
peut encore briller par l'adresse et l'éloquence ; jamais, du reste, nous
n'eûmes de plus fidèle allié, et le général eut bientôt en lui une telle
confiance qu'il ne craignit pas de lui remettre, aux environs du Château-el-Arib,
quatre-vingt-quatorze malades que les pluies et les fatigues de la route
avaient donnés à l'armée française : il s'était chargé, sans hésiter, de les
évacuer sur Alger, et s'acquitta exactement de sa commission au moyen de son
frère, marabout très vénéré chez les Arabes, et de plus homme très capable. Toutes
les ressources que pouvait offrir le pays : du lait, des fruits, de la viande
fraîche, furent constamment prodiguées à nos soldats invalides. Quand les
Kabyles eurent remis leur dépôt aux avant-postes français, on leur offrit de l’argent
; ils le refusèrent en faisant entendre que le kalifat et le marabout leur
avaient défendu d'en accepter. Mahiddin
une fois établi dans son gouvernement, soutenu de l'influence française, sut
bien vite recruter de nouveaux partisans et étendre son autorité aux dépens
des ennemis ; Ben-Salem fut réduit à se réfugier dans les âpres rochers de
Jurjura, où il réunissait encore quelques troupes régulières, et où il s'y
renferma, du reste, dans l'inaction la plus complète. Les environs d'Alger
furent donc entièrement débarrassés d'ennemis du côté de l'est ; cette
sécurité complète donna un essor rapide du commerce et à l'agriculture. Le
Gouvernement faisait de grands efforts pour attirer en Afrique de nouveaux
colons. Le colonel Marengo, qui commandait les ateliers des condamnés
militaires fut chargé de construire de nouveaux villages pour les y recevoir.
Il obtint des résultats étonnants de ces malheureux expulsés naguères des
rangs de l'armée pour leur inconduite, et parmi lesquels il avait su
introduire l'ordre et l'amour du travail. Ils créèrent, dans cette année
1842, les villages de Drariah, de l'Achour, d'Aïn-Fouka, des Cheragas, de
Kadour. Ainsi, les colons arrivant d'Europe trouvaient immédiatement à se
loger, et recevaient dix à douze hectares de bonne terre, exempte d'impôts,
pendant un temps très long ; pour surcroit de faveur, la marine accorda le
passage gratis sur bateaux à vapeur, à tous les Européens qui viendraient se
présenter à Toulon comme colons de l'Algérie. Avec de pareils avantages on ne
conçoit pas comment tous les malheureux qui pullulent dans les terres
encombrées de l'Europe ne vont pas chercher un refuge sur ce sol fertile,
sous ce ciel enchanteur, où ils trouveraient ce qui attache l'homme aux pays
les plus disgraciés de la nature, la propriété ; et quand on pense que tant
d'avantages ne sont qu'à trois jours de navigation de l'Europe, qu'on peut y
conserver presque tous les liens qui rattachent l'homme à sa famille et à son
pays, on s'étonne de voir encore une première impulsion entraîner les
populations suisses et allemandes au-delà de l'Atlantique, dans les vallées
insalubres du Mississipi et de Missouri ; tant l'homme est conduit par
l'habitude même dans les actions qui semblent devoir les rompre toutes. Nous
avons conduit les événements de la province de Constantine jusqu'au 21
février 1841, jour auquel le général Négrier en reprit le commandement ; les
insurrections de 1840 et les combats qui en avaient été la suite avaient
laissé quelques traces qui disparaissaient chaque jour. Bientôt la
tranquillité la plus profonde régna dans toute la province où dominait
l'influence, sinon l'autorité immédiate de la France. Les montagnards arabes
de Bougie et de Gigelly conservaient seuls une indépendance absolue derrière
leurs rochers et s'en servaient pour venir quelquefois essayer leurs forces
contre les garnisons françaises, qui chaque fois leur faisait payer cher leur
audace. Sauf ces deux points, la guerre était éteinte partout dans le courant
de 1841 ; à la fin de cette année il s'éleva dans le Sahel de Constantine un
prédicateur nommé Zi-Zerzoud, dont les déclamations y causèrent quelque
agitation ; la fermentation alla toujours croissant dans les premiers mois de
l'année suivante. Enfin, quatre mille fanatiques, conduits par le nouveau
prophète, débouchent tout-à-coup de leurs montagnes et vinrent, le 12 mai
1842, assaillir le camp de l'Arrouch défendu seulement par 400 français ; le
courage triompha encore une fois du nombre et de la fureur. Les Kabyles se firent
inutilement massacrer dans les fossés du camp qu'ils remplirent de leurs
cadavres. L'orage se dissipa du reste plus vite qu'il ne s'était amassé ;
quelques jours après il n'était plus question de ce soulèvement qui menaçait
de tout envahir ; son principal auteur, Zi-Zerzoud disparut de la scène et on
le crut mort dans la mêlée ; on le vit reparaître plus tard aux environs de
Bougie pour le malheur des populations qui prêtèrent l'oreille à ses
conseils. Le
reste de la province ne s'était nullement ressenti de l'échauffourée du camp
de l'Arrouch ; les récoltes étaient abondantes, grâces aux nombreuses terres
que la tranquillité avait permis d'ensemencer ; les villes, sous
l'administration réparatrice des Français, sortaient des ruines où l'incurie
des Turcs les avaient laissées s'ensevelir ; les soldats consacraient à ces
utiles travaux leurs bras que la guerre n'occupait plus. Philippeville, où la
France avait repris l'ouvrage de Rome, marchait surtout vers une prospérité
rapide ; au bout de deux ans d'existence, cette ville comptait déjà 6.000
habitants, et les importations y montèrent en 1842 à 15.000.000 de francs,
rendant par les douanes un million de revenu à l'État. La route qui devait la
réunir à Bone se perçait rapidement, et traversait le pays, peut-être le plus
beau et le plus fertile de toute la régence. A l'autre extrémité de la
province, la petite ville de Msylah avait reconnu d'elle-même l'autorité de
la France. Livrés à leurs propres forces, les habitants avaient repoussé,
dans le commencement de février 1842, un lieutenant de l’Émir qui voulait
s'introduire dans leurs murs ; malheureusement leur caïd avait été tué à leur
tête. Au premier bruit du danger que couraient nos alliés, le général Sillégue
qui commandait à Sétif, se porta à leur secours ; sa seule approche fit fuir
l'ennemi et il fut reçu dans la ville en libérateur : il y institua une garde
urbaine, y nomma un nouveau Caïd et lui fit présent de trois mille cartouches
et de quelques fusils ; il négocia ensuite un traité avec les belliqueuses
tribus des environs qui lui promirent de ne pas s'écarter de Msylah pour être
toujours prêtes à concourir à sa défense. Les Français n'étaient pas
seulement puissants, ils se montraient aussi justes et conciliateurs. Celui
qui a reçu l'éducation que donne une société civilisée, a de la peine à
concevoir les étranges notions que se forment certains peuples, sur la
justice et les principes qui doivent régler les rapports des hommes entr'eux
; le dernier sous-lieutenant de l'armée eût probablement fait un meilleur
administrateur que le plus habile et le plus juste des indigènes ; aussi nos
officiers prenaient tous les jours une influence plus décidée sur les
populations qui les entouraient ; on en vit un exemple bien frappant à cette
époque. Une tribu était en discussion avec son Scheick ; elle s'adressa au
général Négrier, qui envoya le capitaine Montauban sur les lieux pour leur
servir d'arbitre ; ce dernier parvint à concilier tous les différends, sans
avoir besoin de faire usage de la force armée qu'il avait amenée avec lui
pour parer à tout événement. A la
fin de mai 1842, le général Négrier partit pour aller visiter la ville de
Tébessa, située à plus de soixante lieues au sud-est de Constantine, dont les
habitants lui avaient plusieurs fois envoyé des députés. Dans l'anarchie où
la destruction des Turcs laissait le pays, tout ce qui avait intérêt à
l'ordre s'adressait à nous, comme au seul pouvoir capable de le maintenir :
chemin faisant le général Négrier recueillit les contributions des tribus
soumises, et arriva le 31 mai sous les murs de Tébessa sans avoir tiré un
coup de fusil. Les Ulémas, les notables, ayant à leur tête leur caïd et leur
cadi, c'est-à-dire, leur chef militaire et leur chef civil, se portèrent à la
rencontre de la colonne, jusqu'à deux lieues de leurs portes ; un vieux
marabout, chef de la Zaouia ou école de théologie musulmane, demanda au
général la permission de le bénir suivant les rites de son culte, ce à quoi
le général se prêta de fort bonne grâce. Le marabout accomplit la cérémonie
avec une grave dignité, puis il adressa à Dieu une prière pour le Roi des
Français, ajoutant, que chaque jour on en ferait une pareille dans toutes les
mosquées de la ville. Ces
préliminaires terminés, le général s'occupa des intérêts plus temporels de
l'organisation de la cité. Il confirma toutes les autorités dans leurs
fonctions, leur en donna l'investiture au nom de la France, et prescrivit la
formation d'une garde urbaine, pour veiller à la sûreté et à la défense de la
ville ; elle réclamait avec instance un drapeau français, qu'on promit de
leur envoyer de Constantine. Les chefs des Yaya-ben-Taleb, des Némenchaz,
deux grandes tribus des environs, se rendirent à Tébessa pour voir de près
ces étrangers, dont la renommée avait pénétré au fond de leurs déserts. Deux
petites villes, Youckons et Beccaria, qui reconnaissaient Tébessa comme leur
capitale, députèrent quelques-uns de leurs habitants, pour offrir aux
Français du miel, l'aliment le plus doux, des gazelles vivantes, l'animal le
plus pacifique de leurs contrées ; symboles touchants de leurs dispositions
bienveillantes à leur égard. Ils soumirent au général le jugement de quelques
contestations qui agitaient le voisinage, et qu'il parvint à concilier à la
satisfaction générale. Tébessa,
bâtie à trente-cinq degrés et demi de latitude Nord, et à cinq degrés et demi
de longitude Est, mais élevée à une hauteur considérable au-dessus du niveau
de la mer, jouit d'une température constamment modérée. Elle occupe le centre
d'un demi-cercle de montagnes, s'ouvrant au Nord-Ouest, et formé par la
chaîne des Roumans, qui l'abritent des vents brûlants du Sahara. L'enceinte
de la ville est entourée de jardins et de campagnes délicieuses, dont
malheureusement la culture diminuait tous les jours depuis la retraite de la
garnison turque, qui arrêtait les brigandages des montagnards. La Chabra,
petite rivière formée par la réunion de toutes les sources qui surgissent du
pied des montagnes, roule en serpentant autour de la ville ses eaux fraîches
et limpides, gage assuré d'une merveilleuse fécondité. Au milieu de ce pays
enchanteur, rien n'est plus triste que la misère des habitants, rendue plus
frappante par les magnifiques monuments, encore debout, dont les Romains
avaient couvert ce sol, occupé de leur temps par l'ancienne Thevesta. On
y distingue une forteresse, formant un carré à peu près parfait, dont les
côtés mesurent plus de deux cent cinquante mètres ; ils sont flanqués par
quatre tours carrées, construites aux angles du bâtiment principal, et dans
la longueur des côtés on en compte dix autres pareilles inégalement espacées.
Les murs, en belles pierres de taille, dentelés par le temps, s'élèvent en
certaines parties jusqu'à dix mètres de hauteur ; des temples presque
entiers, des arcs de triomphe défigurés et masqués par d'ignobles
constructions mauresques, mais vivant au milieu des ruines modernes, des
inscriptions qui jonchent partout le sol, tout y transporte l'antiquaire aux
siècles des Consuls et des Césars. Un vaste cirque, un aqueduc de sept cents
mètres de long, assez bien conservé pour amener encore aujourd'hui les
sources des montagnes au centre de la ville, attestent l'importance de la
population qui y florissait jadis ; aujourd'hui Tébessa ne contient plus que
douze ou quinze cents habitants, couverts de haillons, et cependant ceux qui
s'élèvent au-dessus ; des dégradantes atteintes de la misère, conservent dans
leur attitude et leur physionomie, cette noblesse, cette dignité calme et
imposante, signe caractéristique des races orientales. Tébessa tire
ordinairement de Tunis des tissus pour tapis et vêtements, et donne en
échange les grains et les fruits de son fertile territoire. La
colonne française se reposa deux jours dans cette intéressante cité : son
retour sur Constantine fut moins pacifique que l'arrivée ; la grande tribu
des Hannéchas, naguère notre alliée contre Ackmet-Bey, ne voulait plus
reconnaître notre autorité maintenant que nous étions maitres de la capitale,
probablement parce que, avant tout, elle voulait conserver son indépendance.
Elle servait de point de réunion à plusieurs populations encore dissidentes.
Ces ennemis attaquèrent le général Négrier dans sa retraite le 7 juin. Ils
furent repoussés sans peine, et la colonne se dirigea ensuite sur
l'Oued-Méharés, à quinze lieues de Guelma ; elle y fit séjour pour surveiller
la levée des impôts chez les Haractas, dont quelques fractions s'étaient
joints aux Arabes hostiles et ne rentra à Constantine que lorsque tous les
mouvements eurent cessé et que l'ordre eût été rétabli partout. De son côté
le commandant de Sétif avait tenu la campagne pendant presque tout le mois de
mai ; rentré dans ses quartiers en juin, il confia la conduite des hostilités
au Kalifat Mokrany, auquel il donna une colonne mobile. Ben-Omar, l'ancien
lieutenant d'Abd-el-Kader, avant que celui-ci eut désigné son frère pour le
remplacer dans la Medjana, renouvelait alors ses tentatives ; El-Mokrany poussa
son compétiteur dans le sud-ouest, Ben-Omar ne put nulle part organiser une
résistance un peu sérieuse ; toutes les populations de ces contrées couraient
au-devant de la domination française, auprès de laquelle se trouvaient la
force et le bien-être ; les Scheicks des Portes de Fer, depuis longtemps nos
alliés, se confirmaient de plus en plus dans leur amitié pour nous, et cette
fameuse communication pouvait passer pour entièrement ouverte ; on ne s'en
servit pas cependant, Id soumission des parties sud des provinces de
Constantine et de Tittery permettant aux forces françaises de se donner la
main au-delà de ce passage toujours difficile. Quelques
chefs kabyles des bords de la mer firent à cette même époque des ouvertures,
désavouées bientôt par la masse de la population : la grande Kabylie resta
donc en dehors de la domination française, enclavée dans nos possessions,
mais n'en faisant pas partie. Ces sauvages contrées étaient le rendez-vous de
tous les fanatiques de la province. Zi-Zerzoud vint y réchauffer le fanatisme
musulman et ses prédications soulevèrent les montagnards qui essayèrent
plusieurs fois d'enlever les villes que nous occupions aux bords de la mer :
Gigelly surtout fut attaqué le 7 mai et le 25 août 1842, et les assaillants
éprouvèrent des pertes qui auraient dû les dégoûter de ces vaines tentatives. Ainsi
le succès couronnait partout les armes françaises. Néanmoins, indépendamment
de la grande Kabylie qu'on ne pensait pas encore à soumettre, deux vastes
cantons, le Dara et l'Ouarenséris, conservaient encore une attitude hostile
vers l'automne 1842. Celte dernière contrée avait été sillonnée par le
général Changarnier en septembre, par le commandant de Miliana, en octobre,
et enfin par le général Lamoricière qui, le 7 du même mois ; y avait livré le
glorieux combat de Loha. Aucune soumission sérieuse n'avait été la suite de
ces expéditions. Malgré l'époque avancée de l'année, à la fin de novembre, le
maréchal comptant sur les beaux jours que l'apparence du ciel promettait
encore, résolut d'envahir ce repaire pour en chasser l'Émir et son lieutenant
Barkany qui paraissaient vouloir s'y cantonner pour l'hiver ; ce dernier
avait déjà oublié la promesse qu'il avait faite de ne plus se mêler de
politique. Le
gouverneur fit part de ses projets au commandant de la province d'Oran, en
l'engageant à se porter en même temps chez les Flitas, qui, n'ayant jamais
été entièrement soumis, se rattachaient par les montagnes boisées et
difficiles, au pâté encore moins exploré de l'Ouarenséris. Bien que Miliana
fût une base un peu éloignée du théâtre futur des opérations comme c'était la
seule dont il pût alors disposer, il y avait entassé toutes les provisions
nécessaires pendant 40 jours aux troupes expéditionnaires ; plus tard, pour
avoir un petit, magasin de vivres plus rapproché, le gouverneur choisit une
butte sur les bords du Fodda, dont il fit une redoute avec des caisses à
biscuit ; un détachement l'occupait en permanence, pendant qu'un autre,
conduisant une caravane de mulets, seul moyen de transport praticable dans un
pays sans routes, allait et venait de Miliana à la redoute pour
approvisionner cette dernière ; de cette manière, l'armée agissante eut
constamment des vivres en abondance. Le 25
novembre 1842, le gouverneur partit de Miliana avec toutes les forces que la
tranquillité du pays laissé en arrière, rendait disponibles ; il s'était
adjoint un détachement de la division de Médéah, commandé par le duc d'Aumale
; toutes ces troupes furent divisées en trois colonnes dites de droite, du
centre et de gauche. Elles devaient chacune opérer isolément et se réunir
ensuite sur un affluent de l'Isly[1], nommé la Kreschab, six lieues
à l'est du grand pic Cheurfa, dont la cime domine toute la région. Le
maréchal Bugeaud ayant à ses ordres le jeune prince, commandait en personne
la colonne de droite. Il remonta la vallée du Fodda, passa ensuite dans celle
du Tigaout, sans rencontrer de résistance sérieuse, et son aile droite
commandé pas Youssouf, poussa des razzias jusque sur les bords de l'Isly pour
châtier des populations qui, après une première soumission, s'étaient de
nouveau rangées sous les drapeaux de l’Émir ; on ramassa de nombreux
troupeaux et plusieurs centaines de prisonniers, que le gouverneur fit
relâcher pour leur prouver que nous ne voulions rien moins que l’extermination
des Indigènes, comme l’Émir le leur avait fait croire. La colonne s'engagea
ensuite de plus en plus dans les montagnes, et repoussa les molles attaques
de quelques Kabyles qui vinrent tirailler avec l'arrière-garde ; mais
retardée par toutes ces opérations, elle n'arriva que le 2 décembre sur la
Kreschab, où tout le reste de l'armée était déjà réuni. La colonne du centre
commandée par le général Changarnier, avait remonté la Rouina, puis obliqué à
l'ouest, en recevant la soumission des populations dont elle traversait le
territoire et qui pourtant étaient en grande partie celles qui l'avaient si
rudement accueilli lors de son expédition précédente, La deuxième colonne
rencontrant que peu d'obstacles, ayant une route moins longue que les autres,
arriva la première au rendez-vous. La
troisième colonne sous les ordres du colonel Korte, avait une tâche plus rude
à remplir. En quittant Miliana, elle marcha d'abord droit au sud, traversa
successivement le Chélif, et l'Ouarenséris dont elle balaya les pentes sud
par une marche parallèle à celle du général Changarnier. Le pays était
entièrement nouveau pour les Français qui eurent à y livrer plusieurs combats
: quelques soumissions incomplètes en furent le fruit ; la guerre fut surtout
profitable pour nos alliés de l'Agaliçk du sud de Médéah, qui, marchant avec le
colonel Korte se chargèrent de butin aux dépens des ennemis. Le
temps continuant à s'annoncer beau pour au moins quelques jours, le
gouverneur se décida à battre la suite des montagnes à l'ouest et les trois
colonnes se séparèrent de nouveau chacune dans une direction analogue à celle
qu'elle avait déjà suivie : elles devaient se réunir au Kamis des Beni-Ourack[2], sur le Rihou ; le gouverneur
redescendit au dépôt des vivres sur le Fodda, et obtint la soumission des
Beni-Rached, sur la rive droite du Chélif ; il traversa ensuite l'Isly et
remonta le Rihou, guidé sur les traces d'une grande émigration par l'immense
colonne de poussière qu'elle soulevait sur son passage ; bientôt on entendit
une vive fusillade qui ne pouvait provenir que du général Changarnier, et
l'on manœuvra de manière à prendre l'ennemi entre deux feux ; sans avoir pu
le joindre, le général Bugeaud arriva au rendez-vous le 9 décembre à trois
heures après-midi ; il y trouva le général Changarnier dont la course avait
offert des épisodes plus intéressants ; après quelques soumissions obtenues
sans peine, il avait appris par ses espions qu'Abd-el-Kader, de retour d'une
razzia contre nos alliés au sud de Médéah avait rejoint Barkany au confluent
de l’Ardjeu et du Temelat, et qu'il s'y tenait en observation avec douze
cents hommes. Animé par l'espoir de joindre enfin cet insaisissable ennemi,
le général Changarnier avec sa cavalerie se porta vers la colonne de gauche
en prit tous les cavaliers et quelques fantassins et réunit ainsi une force
assez imposante et très mobile avec laquelle il marcha droit à l'Émir ;
celui-ci redoutant un combat inégal, ne garda avec lui que sa cavalerie et
s'enfuit dans le Désert ; Barkany resté avec l'infanterie arabe, se glissa
dans des montagnes inaccessibles aux chevaux français et se déroba aussi à
nos coups ; trompé dans son attente, le général Changarnier surprit et ravagea
les Adouards des Beni-Tigrin qui, malheureusement pour eux, se trouvaient à
sa portée, et délivra quelques habitants de Médéah, retenus prisonniers par
les Kabyles ; puis n'espérant plus rien de cette pointe, il rejoignit sa
colonne qui arriva le 8 au lieu du rendez-vous. Un fourrage qu'elle exécuta
le lendemain sur les pentes des monts des Béni-Ourack, fut l'occasion d'un
combat où l'ennemi perdit une trentaine d'hommes. La
colonne de gauche avait eu à traverser un territoire dont les habitants
fanatisés par le séjour qu'Abd-el-Kader venait de faire parmi eux, avaient
montré une hostilité acharnée. Le colonel Korte n'en continua pas moins sa
marche, combattant sans cesse et brûlant plusieurs adouars, et les petites
villes kabyles de Karnachil et d'Hardigaïl : le 10 décembre au matin, au
moment où le colonel venait de recevoir quelques ouvertures pacifiques, son
arrière-garde fut attaquée par des bandes se ruant sur elle avec une telle
animosité qu'il fallut les repousser à la baïonnette ; un mulet qui portait
un obusier de montagne, fut tué d'un coup de feu. La pièce roula dans les
précipices ; les Kabyles se précipitèrent en force pour s'en emparer ; les
difficultés du chemin avaient forcé d'allonger tellement la colonne, que le
gros des troupes n'entendait rien de ce qui se passait à l'arrière-garde ; le
capitaine d'artillerie Persac et ses braves canonniers firent des prodiges de
valeur pour sauver leur obusier. Un bataillon des voltigeurs d'Afrique, qui
se trouvait à portée, les secondait de son mieux, quand le capitaine
d'état-major Spitzer, apercevant enfin le danger que courait l'arrière-garde,
s'élance à son secours avec toutes les forces qu'il trouve sous sa main, et
parvient enfin à la dégager ; l'obusier fut sauvé, mais plusieurs canonniers
étaient morts et leur capitaine avait reçu trois blessures dont il expira
quelques jours après : tous ces combats avaient ralenti la colonne de gauche
qui n'arriva au rendez-vous qu'après un jour de retard. Il
fallait à tout prix écraser ce foyer de résistance ; le gouverneur envoya un
détachement chercher le convoi de vivres qu'il avait laissé dans la vallée du
Chélif, puis fondit les trois colonnes en deux pour cerner par les deux
versants les hautes montagnes des Béni-Ourack, et le pic Cheurfa ou Korchef
sur les flancs duquel s'étaient groupées toutes les populations ; la première
colonne sous les ordres du gouverneur en personne, remonta le Rihou jusqu'au
Daoussa et revint par un crochet aborder le Cheurfa par l'ouest et le sud ;
la seconde, commandée par le général Changarnier, appuya à gauche en quittant
le Kamis des Béni-Ourack, suivit la vallée du Teleta affluent du Rihou et
attaqua l'ennemi par le nord. Des rochers impraticables couvraient tous les
points que les Français n'occupaient pas. Le gouverneur commençait à s'élever
sur la base des montagnes quand il rencontra la queue des populations
fugitives : au même moment, on lui annonce que leur chef s'est présenté à
l'avant-garde, et demande à lui parler ; le maréchal voit s'avancer un homme
auquel son titre de vaincu n'a rien ôté de son calme et de sa fermeté : c'est
Mohammet-Bel-Hadj, caïd des Béni-Ourack. Le Kabyle implore la pitié du
gouverneur pour cette multitude de familles que le sort de la guerre avait
mises entre ses mains : « enfin, dit-il, en concluant son discours, j'ai
été votre ennemi le plus acharné, et vous m'avez vaincu ; je me soumets, et
si vous êtes humains pour les populations que je commande, je serai aussi
fidèle à la parole que je vous donne, que je l'ai été envers Abd-el-Kader ;
sachez que jamais Béni-Ourack n'a manqué à sa promesse ; tous les Arabes
savent ce qu'il en est ; je dirai à Abd-el-Kader que je lui ai sacrifié six
fils, morts dans les combats, que la tribu a perdu tout ce qu'elle possédait,
qu'elle ne peut maintenant plus rien pour lui, puisqu'il ne peut plus
lui-même nous protéger » ; le gouverneur lui répondit qu'il n'aurait pas à se
repentir d'avoir eu confiance dans la générosité des Français, qu'ils
voyaient bien eux-mêmes qu'on pouvait compter sur un homme comme lui, et que,
dès le lendemain, les troupes allaient se retirer sur le Rihou ;
Mohammed-Bel-Hadj, demanda alors la permission d'aller rassurer sa tribu
plongée dans les plus poignantes inquiétudes, et offrit en otage un des fils
qui lui restait. « Ta parole me suffit, reprit le Gouverneur. D'ailleurs
notre force, notre courage valent mieux que tous les otages pour reconquérir
les positions que nous allons abandonner, dans le cas où il faudrait en
revenir aux armes. Je t'attends demain sur Rihou pour régler les conditions
de notre alliance : » ordre fut sur-le-champ donné au général Changarnier
d'arrêter aussi sa colonne. Le fils de Mohammet en fut le porteur et guida le
général vers le Gouverneur par une route courte et facile. Le maréchal avait
bien jugé à qui il avait à faire. Mohammet fut exact au rendez-vous avec les
chevaux de soumission. Ce même jour arrivèrent au camp français les chefs et
la cavalerie des Sbéas, grande tribu à cheval sur le Chélif et dont
l'hostilité avait jusqu'alors intercepté les communications entre Miliana et
Mostaganem. Pendant la journée que le Gouverneur passa sur Rihou bien
d'autres peuplades vinrent jurer dans- ses mains fidélité à la France et
guerre à l'Émir s'il tentait de rentrer sur leur territoire. Ce même
jour le maréchal reçut des dépêches annonçant le résultat des mouvements des
généraux Lamoricière et Gentil ; ce dernier, successeur de M. d'Arbouville
dans le commandement de Mostaganem, avait cerné par le nord la tribu des
Flitas, dont seulement quelques faibles parties s'étaient antérieurement
soumises ; la division de Mascara leur fermait au sud l'entrée du désert ;
les Flitas ne pouvant plus s'enfuir dans leur refuge ordinaire, les montagnes
des Beni-Ourack, occupées par le gouverneur, essayèrent quelques subterfuges
pour tromper la surveillance des Français. Enfin leurs principaux chefs
vinrent se remettre entre les mains du général Lamoricière, et n'eurent pas
plus à se repentir de leur confiance que les chefs des Beni-Ourack de la
sienne à l'égard du maréchal. Une partie néanmoins de leurs populations,
glissant entre les colonnes françaises, fut rejoindre l’Émir sur le plateau
du Serzous, où le général Lamoricière ne jugea pas à propos de les poursuivre
dans une saison pareille : ces émigrés rentrés plus tard dans leur pays, y
livrèrent le combat dans lequel fut tué le général Mustapha, un des plus
anciens et des plus braves de nos alliés indigènes. L'Ouarenséris pacifié, le
gouverneur résolut d'attaquer encore avant les plus grands froids, cette
bande de terre, comprise entre le Chélif et la mer, appelée le Dara, qui ne
forme pour ainsi dire qu'une seule arête de montagne. Il comptait commencer
par l'occupation du Ténez, son port principal, et faisait depuis longtemps
préparer à Mostaganem, tous les objets nécessaires aux troupes qui devaient
commencer cet établissement : après avoir renvoyé le Duc d'Aumale et sa
division à Médéah, il conduisit le reste de l'armée se ravitailler à un
magasin de vivres, près d'un pont qu'on bâtissait alors sur la Mina, et
poussa de sa personne jusqu'à Mostaganem. Le général Changarnier, pendant
l'absence du maréchal resté à la tête de l'armée active, passa la Chélif, et
marcha sur Ténez par un chemin que les Français foulaient pour la première
fois ; on s'attendait à une vigoureuse résistance de la part des Kabyles : il
n'en fut rien : nos succès dans le sud les avaient frappés de terreur. Arrivé
à Ténez sans brûler une amorce, le général Changarnier n'y trouva que de
misérables masures incapables d'abriter les hommes et point de ressources
pour nourrir les chevaux. Jugeant qu'il était impossible d'hiverner dans un
lieu pareil, il revint à Cherchell par la route en corniche qui longe les
bords de la mer ; il ne fut point inquiété dans ce retour à l'est ; les
Kabyles venaient se mêler aux soldats pour leur apporter des vivres ; la
suite fit bientôt voir quelle confiance on devait avoir dans ces
démonstrations amicales. Il
était temps que nos troupes prissent quelque repos ; mais elles avaient à
faire à un ennemi, qui, n'en ayant pas besoin pour lui-même, n'en voulait
point accorder aux autres. Les populations soumises renfermaient une foule
d'hommes inquiets, fanatiques qui, ayant une égale horreur pour la paix et
pour le nom des chrétiens, fuyaient une domination odieuse et accouraient en
foule sous les drapeaux d'Abd-el-Kader, et celui-ci voyait d'autant plus
augmenter son armée, qu'il perdait davantage de territoire. A peine les
colonnes françaises ont-elles évacué l'Ouarenséris qu'il y reparaît du fond
du Sahara, à la tête de troupes nombreuses et dévouées ; en vain le fidèle
Mohammet-Bel-Hadj le conjure de quitter un pays où il ne peut plus porter que
la ruine et la désolation « Dieu, ajoute-t-il, est avec les Français : nous
nous exposerions à de grands malheurs en essayant de lutter contre eux ; si
vous voulez nous y contraindre, nous saurons repousser la force par la force.
Mais Mohammet menaçait l'Émir d'un pouvoir qui déjà ne lui appartenait plus.
Débordé par l'insurrection, trahi, il tombe entre les mains de ce dernier,
qui l'envoie à sa Smala, dans le désert. L'incendie allumé sous les pas
d'Abd-el-Kader descend des crêtes de l'Ouarenséris et embrase la vallée du
Chélif. Le champion de l'Islamisme, à la tête d'une multitude armée qui le
suit, moitié de gré moitié de force, passe la rivière et entre dans le Dara,
à peine entamé par nos armes, habité par une race belliqueuse, dévouée à sa cause,
et qui se croyait inattaquable derrière ses affreuses montagnes. En vain la
grande tribu des Alafs veut rester fidèle au serment qu'elle vient de nous
prêter ; accablée par le nombre, elle essuie une sanglante défaite, et voit
périr ses plus braves cavaliers. Les Caïds des Braz et des Ben-Ferrah
essaient à leur tour d'opposer une digue au torrent. Leurs propres sujets les
livrent à l'Émir, qui leur fait couper les pieds et les mains ainsi qu'à
leurs enfants ; il voulait opposer la terreur de ses supplices à celle de nos
armes, et ses derniers revers lui avaient inspiré une cruauté qui ne semblait
pas lui être naturelle. Profitant de l'influence séculaire que la famille des
Barkany possédait aux environs de Cherchell, il les y jette avec quelques
troupes, et cette petite force devient le noyau d'un rassemblement immense.
Le commandant de Cherchell l'attaque avec 700 hommes, le dissipe et rejette
les Barkany dans les grandes montagnes de l'ouest. Rejointe par le général de
Bar, qui lui amène un renfort de trois bataillons et en prend le
commandement, la division de Cherchell marche contre Abd-el-Kader lui-même,
qui s'avançait au secours des Barkany, le bat deux fois, le chasse de la
vallée de Misselmoun où il s'était établi, et le refoule dans les âpres
montagnes des Gourayas. Mais le général de Bar, s'enfonçant à l'ouest,
sentait l'insurrection gronder sur ses derrières, dans la grande tribu des
Béni-Menacer, qui n'avait jamais été que très partiellement soumise, et
fermenter jusque dans le cercle de montagnes qui entourent la Métidja ; il
s'en rapprocha pour servir de point d'appui aux populations qui voudraient
rester fidèles ; limité par sa présence le soulèvement ne dépassa pas les
Beni- Ménacer. Le général français fut rejoint dans son camp par
Sidy-Aly-Embarreck, cousin du Kalifat de l'Émir, et par Ben-Tiphour Caïd, de
ces terribles Hadjoutes, si longtemps la terreur de la plaine, et qui cette
fois s'armèrent pour la défendre. Les Chénouans amenèrent aussi leur
contingent. Ces forces maintinrent la domination française dans les environs
d'Alger où la sécurité ne cessa pas d'être complète. Justement
inquiet des nouvelles qui lui arrivaient coup sur coup dans la capitale, le
Gouverneur se rendit, le 26 janvier, à Cherchel, amenant avec lui toutes les
troupes dont il pouvait disposer. Il s'aperçut bien vite que le mal était
bien moindre qu'on ne le lui avait fait. L'insurrection était déjà dans sa
période décroissante, et plusieurs personnages importants des tribus les plus
acharnées s'étaient rendus à Cherchel, afin d'implorer sa pitié pour de
malheureuses populations égarées par de perfides intrigues. Se réservant de
faire grâce lorsque toute résistance aurait été vaincue, le général Bugeaud
s'avança vers l'ouest, où un châtiment sévère, exercé sur deux tribus,
répandit la terreur dans tout le pays. Deux petites villes kabyles, Aghbel et
Tazerout, envoyèrent des députés pour détourner la foudre qui s'apprêtait à
fondre sur elles ; on allait attaquer le cœur de l'insurrection quand un
temps épouvantable força l'expédition française à descendre des régions
élevées où elle opérait. Abd-el-Kader et son Kalifat profitèrent de ce répit
pour reprendre la campagne et menacer les populations soumises. Les habitants
d'Aghbel s'armèrent, repoussèrent l'Émir et demandèrent du secours aux
Français. Dès que le temps devint supportable, le général de Bar reprit les
projets du Gouverneur dans le Dara. L'ennemi avait déjà entièrement vidé le
territoire d'Aghbel ; de sorte que le général n'eut qu'à féliciter cette
bourgade de son courage. Il entra ensuite dans Tazerout dont les habitants
complétèrent avec empressement la soumission qu'ils avaient commencée, le
fournirent de vivres, et promirent d'obéir au Caïd qu'on leur imposa. Après
d'autres succès, le général de Bar tourna au nord et fondit sur les
Beni-Zioui, d'où était parti le signal de l'insurrection. Leur principal
village Ghilanzero fut occupé sans coup férir ; les habitants s'étaient
réfugiés dans les profonds ravins du versant nord des montagnes. Le lendemain
ils vinrent faire leur soumission. Le général De Bar rentra à Cherchell, le
25 février, après de nombreux succès achetés par de très faibles pertes. En
poursuivant l'insurrection dans les montagnes de l'ouest il avait laissé les colonels
Picouleau et Bisson parlementant avec les Beni-Ménacer qui ne voulaient pas
se soumettre ; il fallut recourir à la force ; le 14 et le 16 février furent
marqués par des combats sanglants pour l'ennemi et qui nous coûtèrent une
douzaine d'hommes. Le gouverneur avait proscrit la famille des Barkany et
réuni leurs biens au domaine de l'État pour les punir d'avoir faussé la
promesse faite par leur chef de ne plus se mêler de politique. Cette famille,
nombreuse et puissante, combattait avec l'énergie du désespoir pour une cause
qui lui était devenue personnelle, et entretenait les Beni-Ménacer dans leur
résistance ; il fallut y revenir à plusieurs fois, et les traquer dans leurs
rochers comme de véritables bêtes fauves. A la fin leur énergie s'épuisa ;
les cinq grandes fractions qui composaient la tribu se débarrassèrent de l'influence
qui pesait sur eux depuis tant d'années, et firent chacune leur soumission.
Mais les Barkany ne pouvaient se résoudre à quitter pour la dernière fois le
berceau de leur race ; ils se réfugièrent dans des replis de montagnes
recélant des populations dont nous ne soupçonnions pas même l'existence.
Averti que les proscrits foulaient encore le territoire de Cherchell, le
gouverneur donna la commission au colonel Saint-Arnaud de les poursuivre à
toute outrance. Celui-ci, avec une petite colonne, remontait l'étroite vallée
de l'Harrar, dans les premiers jours de mars, quand tout à coup il éprouva
une résistance à laquelle il était loin de s'attendre ; il la surmonta, mais
avec une perte assez notable pour le petit nombre d'hommes qu'il avait avec
lui. Un des membres de la famille des Barkany fut pris, les autres
s'échappèrent de nouveau et parvinrent, en suivant les crêtes les plus
difficiles, à se réfugier au centre du cercle de résistance qui se maintenait
encore dans la partie ouest du Dara. L'Émir
semblait avoir adopté pour maxime, de soulever constamment contre la
domination française des populations qu'il savait bien que nous écraserions
sans peine, mais qu'il espérait devoir user notre énergie et notre patience à
force de combats : peut-être même voyait-il, avec un secret plaisir, détruire
la puissance de plusieurs grandes tribus, qui souvent avaient voulu secouer
le joug qu'il leur avait imposé ; pour lui, il n'avait garde d'engager
sérieusement ses troupes régulières, qu'il conservait sans doute pour la fin
de la lutte, comme un corps de réserve capable de lui assurer une
prépondérance définitive ; ainsi ne parut-il presque point dans les combats
provoqués par son apparition dans le Dara ; en vain sur la nouvelle qu'il
était campé sur les bords du Bedda avec huit cents cavaliers et quelques
Kabyles, le général Changarnier, chargé d'attaquer par le sud le pays
insurgé, descendit-il le Chélif, pour lui couper la retraite : la colonne
française fut contrariée par le mauvais temps ; Abd-el-Kader eut vent de son
approche, et s'enfonça dans les montagnes du nord-ouest ; puis quand il jugea
l'incendie suffisamment attisé de ce côté, il en abandonna tout-à-fait le
théâtre, et vint avec ses réguliers, essayer d'en rallumer un autre dans les
tribus du cercle de Tegdempt ; mais il s'adressait à des populations déjà
épuisées par la guerre et qui, cette fois, repoussèrent ses ouvertures ; il
entretenait en même temps une correspondance active avec les Hachems-Garabas,
qui vivaient tranquilles dans leur ancien pays, soumis à l'autorité
française, et nous verrons bientôt dans quel abîme de malheurs il plongea de
nouveau ses crédules concitoyens. Toutes ces menées ne suffisaient pas encore
à son activité ; il était, le 13 février, de retour avec ses troupes, sur la
rive droite du Chélif, où il attaquait la ville de Mazouna, qui ne voulait
pas de sa domination ; le général Gentil marcha contre lui de Mostaganem, et
le força à s'éloigner. On était alors dans la saison des pluies et le Chélif
grossissait tous les jours ; la division de Mostaganem, en restant sur la
rive droite pouvait être coupée de ses magasins. Son commandant prit donc le
parti de repasser la rivière en engageant les habitants de Mazouna à le
suivre sur la rive gauche ; ceux-ci composés de Turcs et de Coulouglis,
accoutumés par conséquent à mépriser les Arabes, demandèrent à rester chez
eux, se faisant fort de repousser toute nouvelle tentative de l'Émir ;
bientôt du reste les deux rives eurent une communication prompte et facile ;
le général Lamoricière envoya le colonel Géry bâtir un pont de chevalets sur
le Chélif et l'ouvrage fut terminé, malgré plusieurs attaques des
Béni-Zérouels toujours repoussés avec perte pour les agresseurs, il est vrai,
mais qui prouvaient combien les Kabyles nous étaient constamment hostiles. Dans le
bassin de la Métidja, les Béni-Ménad soumis en juin 1842 n'avaient pas trempé
positive- * meut dans l'insurrection de l'hiver dernier, mais ils
fréquentaient peu les marchés d'Alger ; ils évitaient généralement tout
contact avec les Chrétiens et plusieurs de leurs membres avaient rejoint les
drapeaux ennemis ; le gouverneur savait d'une manière certaine que leurs
chefs continuaient d'entretenir une correspondance avec l'Émir. Sans vouloir
punir toute la tribu d'un crime dont quelques individus seulement étaient
coupables, le maréchal tenait à lui prouver qu'il avait constamment l'œil
ouvert sur elle et que rien ne lui serait plus facile, que de la châtier
sévèrement, si jamais il en voyait la nécessité ; en conséquence, le 5 mars,
trois détachements entourèrent complètement le territoire des Beni-Ménad,
sans brûler une amorce, sans faire de mal à personne ; les habitants et les
troupeaux en furent réunis sur un seul point ; pour toute vengeance, le
gouverneur leur reprocha leurs intrigues et choisit trente-six de leurs
personnages les plus importants, qu'il conserva comme otages de la fidélité
de leurs concitoyens. Leurs
voisins, les Beni-Ménacer, cernés par les garnisons de Cherchell et de
Miliana, étaient alors entièrement soumis et payaient l’impôt ; pour
compléter la pacification de Dara, il n'y avait plus qu'à détruire le noyau
de résistance, encore organisé à l'ouest, et dont les Barkany étaient l'âme
et le centre ; afin d'y réussir d'une manière durable l'on en revint au
projet de l'occupation de Ténez et de la création d'un poste correspondant
dans la vallée du Chélif ; l'on choisit dans ce dernier but un lieu nommé El
Esnam, sur la rive gauche et à proximité de la rivière ; le 20 avril, le
gouverneur était à Miliana, avec un grand convoi composé de cent trente
voitures qui avaient franchi la première chaîne de l'Atlas par une route
improvisée par le zèle et l'intelligence de l'armée ; le 26, il arrivait sans
encombre à El Esnam avec ses immenses bagages ; le lendemain le
général Gentil le rejoignit de Mostaganem, conduisant un autre convoi, et des
troupes qui devaient concourir à l'occupation des nouveaux postes ; le même
jour le maréchal reconnut l'emplacement du camp à construire ; après ces
premiers soins, il se dirigea droit au nord, sur Ténez avec une partie des
troupes qu'il avait sous la main, et qu'il dissémina sur un long espace, afin
de travailler en même temps à plusieurs des parties les plus défectueuses de
la route ; deux ou trois fois les montagnards essayèrent de l'y inquiéter ;
alors la cavalerie fondait sur eux, leur tuait quelques hommes, les
dispersait, et revenait immédiatement sur ses pas, pour être toujours à
portée des travailleurs : on arriva ainsi jusqu'à Ténez, dont la population,
composée en grande partie de Turcs et de Coulouglis, persécutée naguère par
Abd-el-Kader pour avoir accueilli le général Changarnier en 1842, ne vit dans
les Français que des libérateurs ; le gouverneur fixa le camp d'occupation
sur l'emplacement d'une ville romaine, dont les ruines attestaient l'antique
grandeur ; ce point était fortifié naturellement des deux côtés, et de là
l'artillerie pouvait commander la plage et le port de la ville moderne ; la
route ouverte, il fallait l'assurer, et pour cela soumettre les populations
qui la longent ; la grande tribu des Sbéas fut la première sur laquelle tomba
l'effort des armes françaises ; le gouverneur l'envahit par le sud, et le
colonel Pélissier par le nord ; les Sbéas, après quelques vains stratagèmes
pour éviter une rencontre et un combat dans lequel ils perdirent une
trentaine d'hommes, essuyèrent une des plus considérables razzias, qui
eussent encore signalé nos guerres d'Afrique ; 1.900 personnes de tout âge et
de tout sexe, et 12.000 têtes de bétail en furent le fruit ; nos auxiliaires
arabes suivant leur habitude s'en adjugèrent la plus grande partie ; les
Sbéas se soumirent et leur exemple entraîna huit ou dix tribus moins importantes
; un camp fut établi sur le Boubara, au milieu de l'espace qui sépare Ténez
d'Orléansville, nouveau nom que reçut El Esnam : de là les soldats
n'avaient plus qu'un court trajet pour arriver aux points de la route encore
à réparer. Cependant les Barkany tenaient toujours dans la partie la plus
difficile de ces âpres montagnes et leur nom servait de ralliement aux
nombreux partisans de l’Émir ; les événements dont la plaine d'Égris venait
d'être le théâtre, et que nous raconterons bientôt, agitaient de nouveau ces
populations, si promptes à s'exagérer les moindres événements favorables à
leur cause ; leur espoir cette fois ne fut pas de longue durée : deux
mouvements combinés, l'un du gouverneur, l'autre du commandant de Cherchell,
marchant à la rencontre l'un de l'autre, cernèrent enfin de tous côtés le
dernier foyer de résistance armée, les Barkany, craignant de tomber entre les
mains des Français, vidèrent complètement le pays pour se réfugier dans l'Ouarenséris
; les derniers vestiges de l'insurrection disparurent avec eux ; toute la
contrée, sauf quelques petites tribus établies au bord de la mer, où elles
vivaient isolées, reconnurent l'autorité de notre Aga Goberini, désigné pour
l'administrer ; les colonnes françaises battirent la contrée sans éprouver
plus d'obstacles que dans une promenade militaire ; jugeant alors sa présence
inutile sur ce point, le maréchal revint à Orléansville, d'où il repartit le
7 juin, remontant le Rihou, et cherchant à se mettre en communication avec le
général Lamoricière ; communication qui ne put avoir lieu que quelques jours
plus tard. Ce
n'était pas seulement dans la Dara, que la domination française se
consolidait par l'établissement de nouveaux postes destinés à une occupation
permanente ; les succès du Gouverneur avaient rendu disponible, dès le commencement
de mai 1843, la colonne du général Changarnier ; ce dernier se porta aussitôt
dans l'est de l'Ouarenséris dont les habitants, lors du retour d'Abd-el-Kader,
avaient oublié leurs promesses de l'hiver dernier ; la première opération du
général fut le choix d'un point nommé Teniat-el-Had, non loin de Thaza et des
sources du Deurdeur, pour y former un camp retranché destiné à devenir un
poste permanent. Puis, divisant le reste de ses troupes en deux parties,
elles battirent simultanément tout le pays insurgé ; les populations en
furent acculées à une longue chaîne de rochers d'une hauteur perpendiculaire
de 200 mètres, qui leur ôtait toute issue d'un côté, pendant que les troupes
françaises les bloquaient de l'autre ; quelques sentiers étroits et
excessivement rudes conduisaient aux ennemis ; le colonel d'Illens en
gravissait les premières pentes quand une décharge le renversa mort, ainsi
que cinq de ses soldats ; puis les montagnards se mirent à faire rouler de
grosses pierres qui menaçaient de rendre l'assaut meurtrier ; le général Changarnier
jugea avec raison qu'il était inutile de prodiguer davantage le sang de ses
troupes ; et se contenta de garder étroitement tous les passages par où
pouvait s'échapper cette multitude, convaincu que la faim et la soif ne
tarderaient pas à la lui livrer à discrétion : les Musulmans avaient avec eux
beaucoup de troupeaux, hissés à grande peine dans ces rochers et qui bientôt
devinrent aussi affamés que leurs maîtres ; dès le lendemain 19 mai, les
pourparlers commencèrent ; les Kabyles descendirent de leur nid d'aigle ; et
le général se trouva maître de 2.000 prisonniers qu'il remit sur-le-champ en
liberté, ne se réservant que les troupeaux et les munitions. Après avoir
déposé ses prises à Teniat-el-Had, et livré quelques nouveaux combats qui
durent convaincre les indigènes de la supériorité de nos armes, toute
résistance active cessa ; cependant les Barkany tenaient encore dans le pays
et y maintenaient un reste d'inquiétude ; l'Émir lui-même errait sur les
limites du désert avec ses troupes régulières, qu'il avait le talent de faire
paraître très redoutables aux yeux de ses concitoyens ; le manque de vivres
ramena le général Changarnier à Miliana, où il laissa trois bataillons
chargés de travailler à la route qui devait relier cette place au nouveau poste
de Teniat-el-Had ; peu de jours après il parcourait de nouveau la portion est
de l'Ouarenséris ; pendant cette dernière course, il ne tira pas un coup de
fusil ; toutes les tribus avaient fait leur soumission ou s'étaient réfugiées
dans des crêtes presque inabordables, en proie à la faim et à la misère qui
les décimaient tous les jours. La
division de Mascara n'était pas non plus restée inactive pendant l'hiver qui
venait de s'écouler : nous l'avons laissée coopérant par son expédition
contre les Flittas, à la fin de 1842, aux mouvements du Gouverneur dans l'Ouarenséris
: après le retour de ce dernier dans Alger, le général Lamoricière avait
recommencé ses courses vers la haute Mina ; mais ces rapides mouvements, en
forçant les tribus à se soumettre, les laissaient ensuite exposées aux coups
de l'Émir reparaissant bientôt du fond du désert, altéré de butin et de
vengeance ; nos alliés ne pouvaient plus ensemencer leurs terres, et il était
à craindre que s'ils ne jouissaient pas d'un peu de repos, ils n'éprouvassent
une affreuse famine dans l'année qui venait de commencer. Le général sentit
que le seul moyen de les attacher à la France, était de leur offrir une
protection toujours efficace et constante ; en conséquence, au mois de
janvier 1845, à l'époque des semailles pour ces contrées, il établit un camp
au centre du pays des Krallafas et des Flittas, dans un lieu nommé Djelali-Ben-Amar,
où se trouvait un gué sur la Mina et y laissa une garnison de 1500 hommes ;
des convois d'Arabes se chargèrent de les approvisionner avec des vivres pris
à Mascara, et s'acquittèrent fidèlement de leur tâche ; le mauvais temps,
suite ordinaire de la saison, dérangèrent les opérations ultérieures du
général sans les arrêter tout-à-fait, et dès les premiers beaux jours de
printemps, il envoya le colonel Géry bâtir un pont de chevalets sur le Chélif,
et nous avons vu avec quel succès cet officier s'était acquitté de sa mission
; quelques jours après M. de Lamoricière, mettant en exécution les projets du
Gouverneur qui consistaient à enlacer tout le pays dans une chaîne de postes
fortifiés, désigna l'emplacement d'un nouveau camp à Tiaret, à quelques
lieues nord-est de Tegdempt ; enfin, il s'établit de sa personne sur ce
point, pour surveiller lui-même la construction de la route qui devait le
relier à Djelali-Ben-Amar et à Mascara. L'Émir jugea alors que le moment
était venu d'exécuter un projet préparé de longue main ; depuis longtemps ses
émissaires agitaient les Djaffras soumis le printemps dernier et même nos
anciens alliés de la Iacoubia ; mais c'était chez les Hachems-Garabas,
berceau de sa famille, que se croisaient tous les fils de ses intrigues.
Tout-à-coup il quitte les environs de Gougilah, où résidait alors le centre
nomade de son Gouvernement ; il se dirige rapidement à l'ouest avec un noyau
de cavaliers réguliers, qui se grossit en route d'individus ramassés dans
toutes les tribus ; bientôt il a sous ses ordres 1.800 chevaux, avec lesquels
il se présenta le 18 avril 1845 à l'ouest de la plaine d'Égris ; le général
Lamoricière qui, de son camp de Tiaret, surveillait attentivement tous les
mouvements de son redoutable adversaire, avait donné l'ordre à Mustapha de
venir avec ses Douairs renforcer la garnison de Mascara ; il avait écrit en
même temps au colonel Géry, qui commandait dans cette place, de se tenir sur
ses gardes ; mais Mustapha n'avait pas eu le temps d'arriver, et le colonel,
trompé par des éclaireurs indigènes, ignorant de quel côté se dirigeait
l'Émir, avait envoyé en observation, sur le Froha, seulement deux bataillons
sous les ordres du commandant de Morry ; ce petit détachement arrivant à sa
destination fut, en un instant, enveloppé par la cavalerie ennemie, à la tête
de laquelle marchait Abd-el-Kader lui-même et tous ses drapeaux ; l'Émir
avait une telle supériorité numérique, qu'il ne craignit pas cette fois
d'engager lui-même le combat ; le feu des obusiers et de l'infanterie
française tint l'ennemi à distance ; mais dès les premiers coups de fusil,
les Hachems avaient abandonné leur Aga, et replié leurs tentes avec ordre et
promptitude comme à un signal convenu ; puis toute la tribu se mit en marche
vers l'ouest suivie par quelques ennemis, qui semblaient la chasser devant
eux sans beaucoup de peine ; la petite troupe du commandant de Morry tenue en
échec par les forces nombreuses de l'Émir, n'avait pu empêcher cette
défection ; cependant la plupart des chefs Hachems se réunirent aux
bataillons français et rallièrent 120 membres de leur tribu ; ce petit nombre
de fidèles alliés combattit vaillamment avec les Français et effectua en même
temps qu'eux sa retraite en bon ordre, sur Mascara ; à une lieue de la ville
ils rencontrèrent le colonel Géry qui leur amenait lui-même des renforts ; on
reprit sur-le-champ l'offensive ; Abd-el-Kader se replia sans combattre sur
le Tagria, et conduisit les transfuges chez les Ouled-Krabb, où se trouvait,
disait-on, son infanterie régulière ; tous les Djaffras se soulevèrent en
masse à sa voix, et envahirent immédiatement leurs voisins de la Iacoubia ;
ceux-ci trop faibles pour tenir tête à l'orage, moitié de gré, moitié par force,
se réunirent en grande partie aux insurgés ; tous leurs chefs s'étaient
retirés chez les Arars et firent dire au général Lamoricière, que leurs
concitoyens n'avaient cédé qu'à la contrainte, et que leur cœur était
toujours avec lui, assurance que la suite confirma assez mal. Le
colonel Géry, en poursuivant l'Émir, poussa vers l'ouest jusque sur les bords
de la Maoussa où il resta en observation ; attendant chaque jour Mustapha
déjà parti d'Oran ; au premier bruit de l'insurrection, le général Bedeau,
dont les troupes n'avaient pas fait la guerre depuis près d'un an, partit de
Tlemcen pour tomber sur les derrières de l'ennemi ; les Assassénas, fraction
des Iacoubias, et les Beni-Amers prirent les armes pour maintenir leur
fidélité à la France. Le générai Lamoricière, rassuré par les obstacles que
rencontrait l'insurrection, jugeant qu'avant tout if fallait protéger ses
alliés du cercle de Tegdempt, ne se laissa pas distraire de ses travaux de
Tiaret ; il savait aussi qu'il devait avec sa division coopérer aux
mouvements du gouverneur dans l'Ouarenséris. Heureusement l'incendie ne fit
plus de progrès. Quelques Adouars défectionnaires étaient rentrés dans leurs
cantonnements dès le 22 avril ; le général Bedeau arrivé le lendemain sur les
bords de la Mékerra, passa cette rivière, entra sur le territoire des
Djaffras, les battit deux fois et fit prisonnier leur chef nommé
Sidy-Zeitoun, que l'Émir venait de nommer son kalifat, et mit ainsi fin aux
honneurs du nouveau dignitaire ; ce personnage sembla au général français un
homme d'un esprit plutôt politique que guerrier ; il fut très sensible aux
prévenances que lui témoignèrent les vainqueurs, parut se rallier à leurs
intérêts et usa de toute son influence auprès des membres de sa tribu pour
les engager à cesser une résistance inutile : il ne réussit qu'en partie. De
son côté, le colonel Géry, qui agissait isolément afin que les armes
françaises pussent frapper sur plusieurs points à la fois, atteignit le 2
mai, sur l'Oued-el-Tat la queue d'une colonne émigrante, appartenant aux Iacoubias
rebelles et leur fit éprouver de grandes pertes ; vingt jours après, il tomba
à différentes reprises sur les Béni-Méniarin, les Ouled-Aouf, qui furent
sévèrement châtiés de leur récente révolte ; mais déjà l'Émir abandonnait un
pays sur lequel il avait attiré encore une fois la ruine et la désolation ;
traînant à sa suite les Hachems-Garabas et une foule d'Adouars de diverses
tribus, il revint dans le désert de Gougilah dont les sables inhospitaliers
dévorèrent en foule les malheureux émigrés ; il s'y retrouva en face de deux
adversaires, dont le plus jeune et celui qui semblait le moins redoutable,
lui porta le coup le plus terrible peut-être de toute la guerre, par la prise
de la Smala. Le duc
d'Aumale, rentré à Médéah après sa course à la suite du gouverneur, dans
l'Ouarenséris, avait repris isolément la campagne pour marcher, dans les
premiers jours de janvier 1845, contre Mohammet-Ben-Allal. Le kalifat ennemi,
réunissant sous ses ordres la cavalerie régulière de son maitre, et le
contingent des tribus au sud de l'Ouarenséris, et jusqu'au-delà du
Nahr-Ouassel qui lui obéissaient encore, avait tenté d'envahir les
populations du sud de Tittery, fidèles à leurs serments à la France. Le duc d'Aumale
repoussa Mohammet, et par une pointe hardie et rapide qui fut comme le
prélude de l'expédition qui devait l'illustrer quatre mois plus tard, lui
enleva ses magasins, ses provisions son centre d'opération. Il attaqua
ensuite Ben-Salem : sa marche contre ce nouvel adversaire fut constamment
contrariée par un temps détestable qui fit briller encore davantage le
courage et la patience de nos soldats, heureux de servir sous un jeune prince
qui se montrait digne de les commander. Sauf la petite affaire de
Dra-el-Abbas qui fut assez chaude et dans laquelle les ennemis perdirent
vingt-neuf hommes, cette expédition fut toute pacifique : les Indigènes dont
on traversait le territoire étaient moins belliqueux et moins fanatiques que
ceux de l'ouest, et participaient du goût de l'agriculture et du commerce qui
distinguait leurs voisins de la province de Constantine. Une
querelle survenue entre deux tribus et qui, s'envenimant de plus en plus,
pouvait fournir à l'Émir l'occasion de troubler de nouveau le pays, ramena le
jeune prince au sud-est de Médéah : employant tour à tour les menaces et les
promesses, il parvint à faire accepter sa médiation aux deux parties ; mais
craignant avec raison de blesser par son jugement particulier les mœurs ou
les préjugés encore peu connus de ces populations irritables, il voulut
s'aider du conseil de sept cadis dont il ne fit que confirmer la décision et
termina le débat à la satisfaction générale. Puis s'avançant encore davantage
au sud, il se mit en rapport avec la grande tribu des Ouled-Nayl, qui campe
ordinairement dans le désert, mais dont les immenses troupeaux effleurent
quelquefois les collines du Tell ; M. Mantout l'aventureux voyageur que nous
avons vu ouvrir aux Européens le marché de Djendel, profita de la course du
prince pour parcourir le pays, tantôt à la suite de la colonne française,
tantôt entièrement seul ; le soin de ses affaires le conduisit jusqu'au
désert, sans éprouver même l'apparence d'un danger ; il trouva les Arabes à
peu près tels que la tradition nous les dépeint, âpres au gain, entendant
fort bien leurs intérêts il eut cependant moins à se plaindre de
leur-mauvaise foi qu'il ne s'y était attendu. Jusqu'alors
le désert avait été pour Abd-el-Kader une sorte de place forte, lieu de
refuge lorsqu'il était serré de trop près, repaire dont il s'élançait avec
une effrayante rapidité pour désoler les tribus soumises, dès que nos troupes
étaient rentrées dans leurs cantonnements ; c'était derrière ces remparts de
sable qu'il avait établi sa Smala, ville de tentes que les chameaux
emportaient loin des atteintes des ennemis en lui faisant franchir des
espaces de vingt-cinq lieues dans un seul jour : elle renfermait sa famille,
celles de ses principaux officiers, ses trésors, ses archives, les agents non
militaires de son gouvernement, c'était en un mot sa véritable capitale,
depuis qu'il avait successivement perdu tous les centres fixes de son pouvoir
; le gouverneur pensa enfin à frapper au cœur cette insaisissable puissance,
et confia la mission d'atteindre la Smala au duc d'Aumale, dont le
quartier-général, à portée du désert, n'en était séparé que par des
populations alliés dont le secours pouvait établir une communication facile
entre la vallée du Chélif et la colonne agissante. Le jeune général commença
par établir des magasins à Boghar, pour en faire la base d'opération de sa
course aventureuse à travers cette mer de sable où il n'avait aucune
ressource à espérer ; il quitta cette forteresse le 10 mai, accrue de
quelques renforts que lui avait confié le général Changarnier, et emmenant
avec lui le colonel Yousouf, l'homme sans contredit le plus capable de le
seconder par son courage, son activité et la connaissance parfaite qu'il
avait des habitudes et des moyens d'action de l'ennemi ; le général
Lamoricière avait reçu l'ordre de s'avancer aussi vers le sud et d'opérer à
l'ouest du prince : les deux généraux munis d'instructions très détaillées
devaient ou séparer ou combiner leurs mouvements, suivant les occasions et
les chances de la guerre. Des
renseignements dignes de foi, sans préciser exactement la position de la
Smala, la plaçaient aux environs de Gougilah, bourgade déjà visitée par la
division de Mascara ; la colonne du prince dirigée par d'excellents guides,
se glissa le long d'une étroite vallée, parallèle à celle de Nahr-Ouassel, et
par une marche de nuit cerna Gougilah le 14 au matin, sans qu'un seul
habitant eût pu s'échapper pour prévenir l'ennemi du coup suspendu sur sa
tête ; d'après les plus récentes nouvelles recueillies sur ce dernier point,
la Smala campait alors à quinze lieues au sud-ouest, dans un lieu nommé Oussek-on-Rekaï
; c'était quelque chose que d'en être venu là sans donner l'alarme à un
ennemi toujours sur ses gardes, mais le plus difficile restait encore à faire
; dans la nuit du 14 au 15, la colonne décampa sans bruit de Gougilah et se
dirigea sur Rekaï ; quelques prisonniers saisis dans la route apprirent que la
Smala, inquiète de l'apparition du général Lamoricière, avait fait pour
l'éviter un mouvement vers l'est, se rapprocher des bords du Taguin, et
gagner ensuite le Djebel-Amour, où elle espérait trouver de l'eau, des bois
et des moissons déjà mûres ; le duc d'Aumale, confiant dans l'ardeur et la
bonne volonté de ses troupes, résolut alors de franchir par une seule marche,
les vingt lieues qui le séparaient encore du Taguin, soit pour tomber
tout-à-coup sur la Smala, si on avait le bonheur de l'y surprendre, soit pour
la rejeter à l'ouest sur le général Lamoricière, si ce qui était plus
probable, elle prenait l'alarme avant qu'on pût la joindre. Mais il était
impossible que le gros de l'infanterie et le convoi, exécutassent une marche
aussi rapide. Le général prit donc le parti de les laisser en arrière, et de
se composer une petite colonne excessivement mobile, avec la cavalerie,
l'artillerie, quelques mulets de charge pour porter les bagages
indispensables, et enfin les zouaves, troupe admirable de courage et de dévouement,
et dont le tempérament trempé par leur long séjour en Afrique, semblait
défier les privations et la fatigue. La séparation des deux parties de
l'expédition eut lieu dans la nuit du 15 au 16, après une halte de trois
heures accordée à la fatigue des troupes ; les sources du Taguin furent
désignées pour point de ralliement ; ces préparatifs terminés, le duc
d'Aumale se mit à la tête de la colonne agissante, et se lança sur la route
du Taguin. Le 16,
à la pointe du jour, on avait déjà surpris quelques traînards de la Smala ;
animé par rapproche de la proie qu'il croit déjà saisir, le jeune général
prend avec lui 500 de ses meilleurs cavaliers, et trompé par les
renseignements qu'il vient de recevoir, il pousse droit au sud, une pointe de
trois lieues qu'il reconnaît bien vite l'éloigner de son but ; puis, par une
heureuse inspiration il reprend la route du Taguin, regagnant par la rapidité
de sa course le temps qu'il venait de perdre : il était onze heures du matin,
quand l'Aga des Ouled-Aida, envoyé en éclaireur, revient au galop, annonçant
que toutes les tentes de la Smala, cachées par un pli de terrain, sont
tranquillement dressées aux sources mêmes du Taguin, à un quart de lieue des
Français ; le jeune prince se donne quelques instants de réflexion ; il
fallait au moins deux heures pour que les zouaves et l'artillerie pussent le
rejoindre, et dans deux heures la Smala pouvait s'envoler dans le désert, et
l'occasion cherchée avec tant d'ardeur était perdue peut-être pour toujours ;
calculant rapidement les effets sur l'ennemi, d'une attaque aussi imprévue,
confiant dans l'indomptable valeur de la poignée de cavaliers qu'il a sous la
main, il forme son plan d'attaque et le communique aux officiers ; en vain
les arabes auxiliaires le conjurent-ils de réfléchir à l'énorme disproportion
du nombre des combattants, il ne les écoute pas et divise ses cavaliers en
deux détachements pour envelopper l'ennemi ; celui de gauche composé de
spahis envahit sur-le-champ les tentes de la famille d'Abd-el-Kader, et culbute
l'infanterie régulière, qui, quoique surprise, se défend avec le courage du
désespoir ; le détachement de droite traverse au galop tout le campement
ennemi, et se porte à la tête de la Smala pour couper la retraite aux fuyards
qui déjà se précipitent vers le sud ; la cavalerie ennemie arrive de ce côté
et veut rouvrir le passage : on se bat à coups de sabre et de pistolet ;
l'ennemi avait en tout près de cinq mille hommes en état de porter les armes
; il perd trois cents hommes tués raides, le reste se disperse : on les
poursuit à peu de distance, et l'on revient rapidement s'assurer de l'immense
population que la victoire a mis entre nos mains ; nous avions 9 hommes de
tués et 12 blessés ; jamais victoire si importante n'avait coûté de si
faibles pertes, tant il est vrai que contre les Arabes, les attaques les plus
fermes et les plus décidées sont aussi les moins meurtrières ; à quatre
heures arrivent les zouaves et l'artillerie, fatigués mais en excellent
ordre, et sans avoir laissé un seul homme en arrière ; ils aidèrent les
vainqueurs à contenir cette multitude, frémissante de honte, quand elle vint
à compter ceux dont elle était prisonnière. On retrouva parmi les Arabes le
fidèle Mohammet-Bel-Hadj, que la Smala traînait à sa suite dans le désert, et
auquel l'Émir avait ordonné de couper la tête, ordre barbare qui allait être
exécuté, lorsque ses geôliers devinrent eux-mêmes prisonniers des Français.
Le 17 on fit séjour sur le lieu du combat pour ramasser le butin, et brûler
ce qui ne valait pas la peine d'être emporté. Le lendemain la colonne
commença une retraite rendue lente et difficile par tous les bagages qu'il
lui fallait traîner avec elle ; une partie des troupes restait constamment
libre pour repousser toute tentative de l'ennemi, mais il était trop
découragé pour oser rien entreprendre ; le jeune prince conduisit ses
prisonniers dans la Métidja sans tirer un coup de fusil ; on comptait parmi
eux quelques-uns des principaux fonctionnaires de l'Émir, ses trésoriers, des
prêtres musulmans, toute la famille de Sidi-Embarreck, une foule de femmes
appartenant aux chefs des tribus ; les prisonniers de distinction furent
logés à la Casbah ; les autres, bien diminués par les suites de la faim et de
la misère, qu'ils avaient éprouvée dans leurs émigrations successives, mais
comprenant encore 3.100 individus, furent établis auprès de la Maison-Carrée,
où ou leur laissa leur tentes, leurs meubles et une partie de leurs troupeaux
; leur captivité ne fut ni longue ni dure ; quelques jours après le
gouverneur renvoya la plupart de ces malheureux dans la province d'Oran, dont
ils étaient originaires et où ils retrouvèrent leurs anciens campements ;
presque toutes les tribus avaient fourni des fractions à l'émigration ; les
personnages logés à la Casbah, ayant une importance politique, furent
embarqués pour l'île Sainte-Marguerite, où l'on devait les garder jusqu'à la
fin de la guerre. Bien
que le général Lamoricière n'eût pas eu l'occasion de combattre, il recueillit
une partie des fruits de la victoire du Taguin. La division de Mascara, après
une première pointe, rendue pénible par le manque d'eau et de fourrage,
repartait de Tiaret, le 19 au matin, quand un nègre et une famille des
Hachems-Garabas, échappés au désastre de la Smala, vinrent tomber dans les
rangs français et donnèrent au général tous les détails de la journée du 16.
Il pressa la marche pour atteindre les fuyards, et bientôt il saisit quelques
misérables à moitié morts de faim, et qui prouvèrent qu'on ne faisait pas
fausse route. La cavalerie partit au galop et rencontra, non loin de la
division, une masse de population qui fut entourée et faite prisonnière sans
résistance. Cependant elle avait avec elle l'Émir et ses réguliers, mais ceux-ci
disparurent après quelques coups de fusil tirés par eux sur cette multitude
inerte, comme pour la punir de ne vouloir ou de ne pouvoir ni fuir ni se
défendre ; on recueillit 2.500 malheureux et quelques troupeaux aussi
exténués que leurs maîtres ; on laissa aux prisonniers cette triste et
dernière ressource. Les Français avaient reconnu parmi eux beaucoup de ces
Hachems-Garabas qui combattaient naguère dans leurs rangs. A la demande du
général, les tribus alliées leur fournirent quelques vivres provisoires ; on
les achemina vers la plaine d'Egris ; les voitures de l'administration
partirent de Mascara pour venir à leur rencontre et fournir des moyens de
transport aux femmes, aux enfants et aux malades. De retour chez eux, on leur
rendit une partie de leurs moissons séquestrées lors de leur fuite du 19
avril dernier. Ceux des émigrés qui tombèrent entre les mains des arabes
auxiliaires furent loin d'avoir un sort aussi heureux ; on doit dire du reste
que les Hachems se montrèrent reconnaissants de tant d'indulgence, et que ce
fut la dernière fois qu'ils tentèrent de se soustraire à la domination de la
France[3]. La
prise de la Smala et des populations émigrées dans le désert, l'établissement
des postes de Ténez, d'Orléansville, de Téniat-el-Had, de Tiaret, qui
faisaient partout l'action immédiate de nos armes, portèrent un rude coup à
l'influence de l'Émir. Cependant, débarrassé du soin de protéger une
multitude inutile un jour de combat, réunissant autour de sa personne une poignée
de cavaliers d'une agilité surprenante et d'un dévouement fanatique, il
pouvait encore sinon balancer la fortune du moins rendre terribles à ses
anciens sujets les dernières convulsions de son pouvoir expirant. Il avait
déjà attaqué une fois les Arars, et continuait de les inquiéter en leur
interdisant les pâturages nécessaires à leurs nombreux troupeaux, quand le
général Lamoricière récompensa la fidélité de ces anciens amis en les établissant
provisoirement dans la belle plaine d'Egris presque déserte par l'émigration
des Hachems ; puis il partit le 18 juin pour rejoindre le Gouverneur dans
l'Ouarenséris en partie encore insurgé, malgré les succès du général
Changarnier. Le pays ennemi se trouva bientôt inondé de forces françaises. Le
général Lamoricière l'attaquait à l'ouest, le maréchal au centre, le général
Changarnier à l'est. Ces différents chefs se renvoyaient mutuellement les
populations émigrantes, qui n'évitaient une colonne que pour tomber dans une autre.
Le Gouverneur retrouva chez les Beni-Ourack le fidèle Mohammed-Bel-Hadj, à
peine échappé au cimeterre de l'Emir, et qui fut nommé Aga de l'ouest de
l'Ouarenséris. Les tribus se soumettaient en foule ; le Gouverneur les réunit
dans une assemblée générale, leur reprocha vivement leur - trahison de
l'hiver dernier et finit par leur dire qu'il leur pardonnait en considération
de leur concitoyen Bel-Hadj. Un célèbre marabout qui, depuis quelques jours,
marchait à la suite de l'armée française, prit ensuite la parole pour
recommander aux bons Musulmans la fidélité à leurs nouveaux serments. Ces
deux discours, soutenus de la vue des baïonnettes, parurent produire beaucoup
d'effet, mais de nombreuses populations manquaient encore à cette assemblée :
l'apparition du Gouverneur avait déterminé une immense émigration composée de
plus de quarante mille âmes appartenant à diverses tribus. Entre Loha et le
Rihou, elle fut rencontrée par le général Lamoricière qui l'attaqua
vigoureusement, et ne put cependant en couper et en enlever qu'une partie ;
le reste se sépara en deux ou trois tronçons, dont l'un, forcé de rebrousser
chemin, retomba entre les mains du maréchal Bugeaud. Il serait trop long de
suivre tous les mouvements de cette guerre, où les colonnes françaises
communiquèrent et se séparèrent plusieurs fois de suite. Ce que désirait
surtout le Gouverneur était d'expulser définitivement du pays les Kalifats
Barkang et Mohammet Ben-Allai qui défendaient avec fureur les dernières
espérances de leur maître et offraient encore un point de ralliement aux
populations insoumises longtemps poursuivies en vain. Ils furent enfin amenés
à une petite affaire qui fut le dernier combat livré dans l'Ouarenséris. Peu
de jours après, ils furent rappelés dans l'ouest par Abd-el-Kader qu'ils
rejoignirent en suivant la lisière du désert. Leur départ fut le signal de la
cessation des hostilités. N'ayant plus d'ennemis organisés qui pussent
inquiéter leurs opérations, les troupes françaises battirent le pays dans
tous les sens ; tout se soumit, sauf deux ou trois chétives tribus errant et
mourant de faim dans d'affreux rochers où il était à peu près impossible de
les suivre. Le général Changarnier rentrait à Miliana le 5 juillet, le
Gouverneur à Orléansville le 12 ; ce dernier eut encore un combat assez
sérieux à livrer contre les Sindjes, comme il quittait le pied des montagnes
pour entrer dans la vallée du Chélif ; cette levée de boucliers n'eut du
reste aucune suite. La division de Mascara rentra aussi à la même époque à
son quartier-général, mais elle ne fit pour ainsi dire que le traverser, et
eut bientôt à recommencera guerre dans le pays Djaffras, où l’Émir s'était
réfugié. Nous
avons laissé ce dernier errant sur le plateau de Serzous après la prise de la
Smala. Il recula vers l'ouest dans le courant de juin 1845 ; il avait encore
avec lui trois agas de cavalerie, commandant chacun 200 ou 250 hommes, dont
un tiers à pied pour manque de chevaux ; à peu près 500 fantassins organisés,
en tout 1.000 à 1.200 hommes. Le colonel Géry prévenu par le général
Lamoricière le suivait dans sa retraite, et après une marche de nuit des plus
fatigantes, le surprit au point du jour à vingt-cinq lieues au sud de
Mascara. L'ennemi pouvait être enlevé avant d'avoir songé à combattre ;
malheureusement les cris de nos nouveaux auxiliaires, qui se trouvaient les
premiers en ligue, lui donnèrent trop tôt l'alarme ; il eut le temps de se
mettre en défense, et une première attaque fut vigoureusement repoussée par
l'Émir. Celui-ci conservait jusques dans ses revers cet ascendant sur les
indigènes qui ne se démentit jamais que devant les Douairs de Mustapha. Dans
cette nouvelle rencontre, le vieux rival d'Abd-el-Kader fondit sur le flanc
de l'ennemi, le culbuta du premier choc. L'Émir s'enfuit au galop jusqu'à un
mamelon, où il parvint à rallier son infanterie pour en faire un point
d'appui aux fuyards ; il s'y réunit en effet un corps de cavalerie, et il
fallut charger une seconde fois ce noyau de résistance. Il fut enfin de
nouveau et définitivement écrasé, et 250 ennemis restèrent sur le champ de
bataille ; on fit de plus 140 prisonniers. Malheureusement
une perte bien sensible vint ternir la joie causée par cette suite de succès
; notre fidèle allié Mustapha, dont la bravoure avait tant contribué à les
assurer, tomba, dans son retour à Oran, au milieu d'une embuscade dressée par
les Flitas insoumis. Abandonné par ses troupes qui, gorgées de butin,
voulaient avant tout le mettre en sûreté, il succomba ; sa tête et sa main
furent coupées et apportées à l'Émir, qui les paya largement. Le commandement
des Douairs fut d'abord donné à son neveu Mézary, puis à un officier
français, M, Walsin Esterhazy, transformé en caïd arabe, et les Douairs se
montrèrent constamment satisfaits de ce commandement étranger. Ce fut
donc en fugitif qu'Abd-el-Kader arriva chez les Djaffras, et cependant tel
était le dévouement qu'il avait su inspirer à ces populations fanatiques, que
toute la tribu s'apprêta à subir de nouveau les plus cruelles extrémités pour
soutenir sa fortune chancelante. Bientôt il eut rallié 400 chevaux, avec
lesquels il pénétra, le 50 juin, dans la plaine d'Égris, où il essaya
vainement une razzia contre les Hachems-Garabas, réinstallés dans leurs
anciens cantonnements. Pour avoir quelques forces de plus à sa disposition,
il lui fallut rappeler auprès de sa personne ses deux lieutenants Barkany et
Embarreck, qui jusqu'alors avaient offert un point d'appui aux insurgés de
l'Ouarenséris ; c'était un aveu tacite qu'il commençait à se défier de sa
fortune. Il savait bien que les habitants de ces montagnes, privés de tout
secours, ne pourraient plus continuer la lutte. Ainsi,
dans le cœur de l'été 1843, l'Émir voyant son drapeau évacuer successivement
presque toute la régence, concentrait les débris de ses troupes dans l'ouest,
où secondé de tous ses Kalifats, trouvant son point d'appui dans la grande
tribu des Djaffras, qui entraînait à sa suite plusieurs agglomérations moins
importantes, il se préparait à recommencer la guerre avec une nouvelle
énergie. Le colonel Géry, les généraux Bedeau, Tempoure, enfin M. de
Lamoricière lui-même qui arriva chez les Djaffras au mois d'août,
commandaient chacun une force capable d'écraser les dernières ressources de
l'ennemi, si on pouvait l'amener à un combat un peu sérieux ; ce n'était que
par des prodiges d'adresse et d'activité qu'Abd-el-Kader pouvait soutenir
encore quelque temps une lutte si inégale ; mais ces prodiges lui étaient
familiers, et s’il ne fit pas plus de mal à ses adversaires, c'est qu'il
trouva constamment chez eux une bravoure, une prévoyance au moins égales à la
sienne ; ainsi glissant sa redoutable cavalerie entre les corps Géry et
Bedeau, il vint surprendre, dans le courant de juillet, à huit lieues au nord
de Mascara, un détachement de 200 hommes qui travaillaient à la route
joignant cette ville à Oran ; la prudence de leur chef qui avait voulu
renfermer son bivouac dans un retranchement en pierres sèches, bien que rien
ne sembla motiver une pareille précaution, sauva les troupes d'une affaire
qui eût pu devenir désastreuse : abrités derrière cette faible barrière, les
200 Français surent, par un feu bien nourri, tenir à distance tous les
cavaliers arabes, qui furent enfin forcés a une retraite honteuse. Peu de
jours après, l'Émir, par une de ces pointes hardies dont il avait seul le
secret, vint tomber au milieu des campements des Beni-Amer, qu'il ravagea
après avoir essayé vainement de les pousser à la révolte ; tant de mouvements
ne pouvaient s'exécuter sans rencontrer quelques-unes des colonnes
françaises, et alors l'avantage ne pouvait lui rester ; deux fois il se
heurta contre le colonel Géry, qui chaque fois lui fit éprouver des pertes
cruelles ; les fuyards tombèrent ensuite sur le général Lamoricière qui en
prit un grand nombre ; l'ennemi n'avait presque plus ni vivres, ni munitions,
ni chevaux ; tous ceux des partisans de l'Émir qui n'étaient pas doués d'une
constance pareille à la sienne, s'étaient retirés dans le Maroc, abandonnant
une cause qui leur semblait désespérée. Abdel-Kader sut cependant encore se
rendre redoutable ; surpris le 22 septembre, à Sidy-Youcef, par 550 chevaux,
avant-garde de la division Lamoricière, il range rapidement son infanterie en
bataille ; le chef des cavaliers français, le colonel Morris, charge l'ennemi
avec quatre escadrons pendant que deux autres restent en réserve ; mais
l'infanterie arabe exécute un feu si bien nourri, que dès les premiers coups,
plusieurs chasseurs sont renversés par terre ; il y a un instant de désordre
parmi les Français ; Abd-el-Kader saisit ce moment, débouche sur leur flanc
gauche et les attaque vigoureusement avec 400 chevaux ; le colonel Morris à la
tête de deux escadrons essaie de lui tenir tête ; écrasé par le nombre, il
est forcé de reculer, abandonnant les chasseurs démontés aux premières
décharges : parmi eux le capitaine de Cotte allait être pris par l'ennemi qui
s'avançait rapidement ; le trompette Escoffier saute en bas de son cheval : «
mon capitaine, dit-il, prenez mon cheval ; ce n'est pas moi, mais bien vous
qui pouvez rallier l'escadron ; » le brave Escoffier fut fait prisonnier avec
quatre chasseurs démontés ; mais son capitaine, remis en selle, grâce à son dévouement,
rallia en effet son escadron : la réserve qui n'avait pas encore donnée
arrêta l'effort de l'ennemi : derrière cet abri, les chasseurs se
reformèrent, reprirent l'offensive ; les Arabes furent repoussés, perdirent
le champ de bataille et un drapeau, mais emmenèrent les cinq Français
prisonniers ; le 15e léger dont la tête de colonne commençait à paraître
détermina la retraite complète de l'Émir ; le noble mouvement d'Escoffier
avait peut-être sauvé à son régiment une' défaite sanglante et désastreuse ;
heureuse l'armée dont les derniers rangs renferment des hommes capables de
traits semblables[4]. Ce
combat, où 350 chevaux avaient attaqué sans hésiter une force triple en
nombre, occupant une position avantageuse, ne nous laissa qu'une victoire
chèrement achetée ; l'ennemi s'était retiré plutôt qu'il n'avait fui ; la
perte des deux côtés avait été de 30 à 35 hommes ; mais parmi les morts de
l'Émir on comptait un de ses kalifats, Ben-Baki, et 6 officiers de sa
cavalerie régulière. Le général Lamoricière passa la nuit sur l'emplacement
même du camp ennemi ; le manque d'eau et de fourrage le forcèrent à rétrograder
dès le lendemain, mais non sans avoir ruiné toutes les ressources que les
Arabes pouvaient trouver dans le pays. Après divers mouvements de part et
d'autre, Abd-el-Kader, profitant d'un moment où les colonnes françaises
avaient été se ravitailler, envahit le pays des Ouled-Brahim, fraction des
Beni-Amer ; et leur enleva une vingtaine de tentes. Bientôt après les Brahim,
soutenus par l'approche d'une force française, reprirent courage,
poursuivirent Abd-el-Kader, auquel cette expédition faillit devenir fatale ;
un des guerriers des Brahim le serrait de si près, qu'il fit feu sur lui à
trois pas de distance ; malheureusement son fusil rata, et l'Émir se
retournant l'étendit raide mort d'un coup de pistolet. Toutes ces tentatives
épuisaient le peu de forces et de ressources qui lui restaient ; repoussé du
désert par la faim, n'ayant pas une heure de repos à donner à ses troupes,
exténuées par des marches forcées, réduit à vivre de brigandage et à
moissonner quelques champs de blé échappés par hasard aux vainqueurs, il vit
enfin le découragement et la désertion se glisser parmi ces cavaliers
jusqu'alors si dévoués. Un nouveau poste que le général Lamoricière établit à
Sidy-Bel-Abbès, à portée du pays insurgé, prouvait aux Arabes que la France
était bien décidée à obtenir leur soumission. Les Iacoubias, les Djaffras et
les Beni-Méniarin, chez lesquels la guerre sévissait depuis le milieu de
l'été, étaient arrivés au dernier degré d'épuisement et de misère ; tous
firent leur soumission, excepté quelques fractions des Djaffras ; la grande
confédération des Beni-Amer se fortifiait de plus en plus dans sa fidélité à
la France. L'Émir voyait se rétrécir chaque jour le cercle où il pouvait
espérer de nourrir la guerre. Débarrassé momentanément du général
Lamoricière, qui, après le combat de Sidy-Ioucef, était rentré à Mascara pour
donner enfin un peu de repos à ses troupes, il avait encore à lutter contre
les trois corps des généraux Bedeau et Tempoure, et du colonel Géry ; ces
deux derniers s'étaient entendu pour que l'un des deux au moins fût toujours
à la poursuite de l’Émir, de manière à ne lui laisser ni repos ni trêve. Indépendamment
de son corps de troupes agissant et combattant, Abd-el-Kader avait formé, des
débris de la Smala, un petit centre de population, pour servir de point
d'appui à ses partisans, et d'asile à leurs familles et à leurs serviteurs. Cette
troupe nomade, chassée des déserts de la province d'Alger, par la crainte de
se voir couper toute retraite, campait habituellement derrière son armée
active, qui lui servait d'avant-garde et de rempart ; elle était, en octobre
1845, au sud de Tlemcen, dans le pays des Angads, que l'Émir essayait
vainement d'entraîner à la guerre contre les Chrétiens ; bien plus, quelques
tribus du Désert, peu jalouses de conserver des hôtes qui pouvaient attirer
sur elles les armes françaises, mues peut-être aussi par leur amour instinctif
du pillage, se livrèrent à quelques démonstrations contre les émigrés ;
l'Émir en fut bientôt instruit ; cet incident compliquait encore ses affaires
déjà si délabrées ; remettant à un autre moment la poursuite de la guerre
contre les Français, il confie son infanterie à son kalifat Embarreck, avec
ordre de la tenir cachée dans une grande forêt qui couvre une partie du pays
des Assassenas, et, prenant avec lui 300 cavaliers, il se porte de sa
personne auprès de la Smala pour la protéger, et mêler un peu la force aux
moyens de persuasion dont il s'était jusqu'alors servi auprès des habitants
du Désert ; s'apercevant bientôt que ses 300 cavaliers ne pouvaient pas jeter
un grand poids dans la balance, il se décide à écrire à Embarreck
d'abandonner tout-à-fait un pays où ils ne peuvent plus se soutenir, et de
venir, avec toute son infanterie, le joindre sur le plateau d'El-Gor, où il
se trouvait alors ; sur l'ordre de son maître, le kalifat se mit en route, en
faisant tous ses efforts pour dérober sa marche aux colonnes françaises ;
mais le général Tempoure, campé alors à Ouizert, fut informé, et du départ d'Embarreck,
et de la route qu'il devait tenir ; il forme sur-le-champ une colonne mobile
composée de 800 hommes d'infanterie, de la cavalerie et de trois pièces
d'artillerie, et laissant le reste de ses troupes le suivre d'aussi près
qu'elles le pourront, il se lance, au milieu de la nuit du 9 novembre, à la
poursuite de l'ennemi ; il occupe le 10, à neuf heures du matin, un village
arabe où il recueille de nouveaux renseignements, qui lui prouvent qu'il ne
fait pas fausse route ; après une halte de trois heures, accordée à des
troupes que le mauvais temps avait excessivement fatiguées, il repart vers
midi, guidé par les traces de souffrance et de misère que la colonne ennemie
laissait partout sur son passage ; bientôt il rencontre deux malheureux
Djaffras, détachés de l'émigration du sud, qui erraient à travers un pays
ruiné, pour y chercher quelques glands, seules ressources qu'ils espéraient y
rencontrer ; il en reçoit de nouveaux détails sur le corps du kalifat, qui
n'est plus qu'à peu d'heures de distance ; électrisées par l'espérance d'un
combat, les troupes françaises trouvent la force de faire encore une marche
de nuit, au milieu d'une pluie battante, qui pénètre profondément le terrain
et le rend horriblement difficile ; au point du jour du 11 novembre on arrive
sur les bords de la Kracebba, et, quelques instants après, on rencontre le
dernier bivouac ennemi, dont les feux brûlent encore ; à cette vue la colonne
française ne sent plus de fatigue ; elle n'avait alors autour d'elle qu'un
pays entièrement inconnu, couvert de grands bois, coupé de torrents et de
ravins profonds, sans route ni même un sentier pour se guider ; enfin elle
aperçoit une forte colonne de fumée s'élevant lentement au-dessus d'une
forêt, près des sources d'une petite rivière ; plus de doute, l'ennemi est là
; le général fit halte un instant derrière un pli de terrain et forme son
ordre de bataille : ses seize escadrons de cavalerie sont divisés en quatre
détachements égaux ; l'un attaquera directement les Arabes ; les autres les
envelopperont à droite et à gauche : le quatrième marchera derrière le
premier pour servir de réserve ; trois cent cinquante fantassins d'élite et
un obusier de montagne prennent place immédiatement derrière la réserve de
cavalerie ; le reste suivra le mouvement le plus rapidement possible, à
l'exception d'un détachement laissé à la garde des bagages. Ainsi
préparé, le général Tempoure glisse sa petite armée, avec calme et sans
précipitation, à travers tous les accidents de terrain qui pouvaient encore
dérober sa marche. Heureusement que Ben-Allal, préoccupé seulement du général
Bedeau, avait envoyé ses vedettes du côté de l'ouest, et laissé entièrement
découvert son flanc gauche, par où allait commencer l'attaque ; et pour
comble de bonheur, une petite colline masquait entièrement les Français qui
s'avançaient guidés par la colonne de fumée. Le général Tempoure n'était plus
qu'à un petit quart de lieue des Arabes et pas un être vivant n'avait paru
s'apercevoir de sa marche ; tout-a-coup un cavalier s'élance de derrière un
rideau de broussailles, tire un coup de fusil sur la colonne, et s'enfuit au
galop du côté de Ben-Allal, en poussant de grands cris ; l'alarme est donnée
: il ne s'agit plus que de fondre à toute bride sur l'ennemi. La cavalerie
gravit rapidement la colline ; du sommet elle aperçoit les Arabes à portée de
fusil, mais déjà en retraite, et se dirigeant vers une colline boisée et
rocheuse qui promet une bonne position à leur infanterie. Les escadrons de
chasseurs chargent sans perdre un moment. Le kalifat s'aperçoit que le temps
lui manque pour gagner la colline, il s'arrête et fait face en arrière ; sans
tirer un coup de fusil la cavalerie française met le sabre en main et tombe
sur les Arabes avec une ardeur et un ordre admirables ; le plan du général
Tempoure est exécuté dans tous ses détails ; malgré un feu bien nourri,
l'ennemi est culbuté, sabré, écrasé ; les porte-drapeaux arabes sont tués les
premiers. Épouvanté de l'horrible massacre de son infanterie, désespérant de
rétablir le combat, Ben-Allal s'enfuit tout seul vers les pentes qui bornent
la vallée au sud-est. Le capitaine Cassaignoles, accompagné de trois chasseurs,
se lance à sa poursuite. Entouré de quatre hommes à cheval, Ben-Allal
semblait ne plus devoir chercher à se défendre, et déjà un des cavaliers
s'apprêtait à recevoir son fusil de ses mains, quand, par un mouvement aussi
rapide que la pensée, le kalifat en dirige le bout contre la poitrine du
Français, qui tombe mort percé d'une balle ; le sabre du capitaine
Cassaignoles allait le venger, un coup de pistolet du Musulman abat son
cheval entre ses jambes ; le troisième poursuivant assène un premier coup sur
la tête de Ben-Allal et allait redoubler, un second coup de pistolet le
renverse grièvement blessé ; dépourvu de tous ses feux, l'Arabe essayait de
se défendre avec son yatagan contre le seul de ses adversaires qui fût encore
debout, quand celui-ci mit fin à cette lutte désespérée, en lui tirant à bout
portant un coup de pistolet qui le renverse raide mort. Cependant le
capitaine, débarrassé de son cheval, ignorait encore à quel ennemi il venait
d'avoir affaire ; seulement il avait remarqué la richesse de ses vêtements,
son courage, son adresse à manier ses armes ; ce ne fut qu'en examinant de
plus près le cadavre qui gisait sanglant à ses pieds, qu'il s'aperçut qui lui
manquait un œil : plus de doute, c'était bien là Mohammet-Ben-Allal-Quld-Sidy-Embarreck,
le borgne, comme l'appelait les Arabes, parce qu'il avait en effet perdu un
œil dans son enfance ; sa tête fut coupée et apportée aux pieds du général. L'issue
de cet épisode, digne d'un combat du moyen-âge, compléta le désastre de
l'infanterie arabe : 404 cadavres furent comptés sur le champ de bataille, 360
prisonniers restaient entre nos mains ; les drapeaux de Sidy Embarreck,
d'El-Barkany, d'Abd-el-Kader lui-même, six cents fusils, des chevaux tout
harnachés devinrent des trophées de la victoire ; par un rare bonheur, cette
journée si sanglante pour l'ennemi ne nous avait coûté qu'un seul homme ; le
cavalier tué par Sidy Embarreck. Ainsi
périt à l'âge de 32 ans le lieutenant le plus redoutable de l'Émir et son
homme de guerre par excellence ; Mohammet était né en 1811 à Coleah de
l'illustre famille des Embarreck, dans laquelle le titre de marabout était
héréditaire ; dans son enfance, il s'était fait remarquer par sa pétulance et
sa vivacité d'esprit ; lorsque son cousin Séghir Embarreck, l’Aga établi à
Coléah par le général Berthezène, trahit la cause française sous le duc de
Rovigo, le père de Mohammet fut accusé d'avoir trempé dans ses menées, et
compta ainsi que son jeune fils dans les otages que le général Brossard
ramena de cette ville ; il paraît que durant sa captivité qui ne fut ni
longue ni pénible, Mohammet contracta des gouts européens, car, rendu à la
liberté, on le revit plusieurs fois depuis à Alger, aimant et recherchant le
plaisir et la dissipation ; il était alors observateur très peu rigide de
cette foi musulmane, pour laquelle il devait sacrifier sa vie ; la mort de
son père donna un tour plus grave à ses idées ; son humeur devint sombre et
enthousiaste ; il voulut se rendre digne du titre de Marabout par l'austérité
de ses mœurs, et finit par se retirer dans un ermitage entre Coléah et
Miliana ; c'est là qu'il fut rencontré par Abd-el-Kader alors au faîte de sa
puissance, et qui devina sur-le-champ l'illustre guerrier, sous le jeune
homme fantasque et bizarre : nommé par lui Kalifat de Miliana, après la mort
d'El-Séghir, Mohammet se montra immédiatement à la hauteur de sa position ;
l'entrevue et la correspondance de l'évêque d'Alger avec le marabout
musulman, leur traité pour l'échange des prisonniers, rapportèrent un moment
l'attention publique sur la personne de Sidy Embarreck ; mais le fracas des
armes qui reprit bientôt avec plus de fureur que jamais fixa toutes les idées
sur les événements qui signalaient une lutte acharnée ; elle ne devait se
terminer qu'avec la vie de Mohammet : tel était le prestige de son nom chez
les indigènes et même sur nos alliés, que personne parmi les Arabes ne voulut
croire à sa mort ; il fallut promener dans toutes les tribus sa tête bien
connue pour convaincre les plus incrédules : le général Bugeaud fut le
premier à rendre hommage à la mémoire de son ennemi ; il rendit ses
dépouilles mortelles à son cousin Sidy-Embarreck qui combattait dans nos
rangs, afin qu'elles fussent inhumées avec tous les rites de la foi
musulmane, dans le tombeau de leur famille à Coléah ; la garnison de la ville
lui rendit les mêmes honneurs qu'à un général français. La
brillante affaire du 11 novembre, qui s'était passée dans un lieu si désert
qu'on ne sut quel nom lui donner, fut le coup de grâce pour la fortune de
l'Émir : il présidait une réunion des chefs du désert, et leur prêchait la
guerre sainte, quand quelques malheureux échappés au sabre des chasseurs,
portèrent jusqu'à lui la nouvelle du désastre de son infanterie ;
Abd-el-Kader avait refusé d'abord de croire à leur récit ; puis forcé de se
rendre à l'évidence, il s'était renfermé dans sa tente sans vouloir voir
personne ; l'ardeur de ses hôtes pour sa cause s'était subitement refroidie ;
sur la nouvelle de l'approche de la colonne française, l'Émir fugitif
s'enfonça encore au sud-ouest ; il n'y fut cependant pas poursuivi ; le
général Tempoure, craignant que le mauvais temps n'interrompit ses
communications, était revenu à Sidi-Bel-Abbès où il s'établit ; le général
Bedeau qui s'était lancé lui-même à la poursuite de l’Émir, avait rétrogradé
pour les mêmes causes ; Abd-el-Kader, peut-être pour la première fois
depuis la guerre, semblait épuisé par ses défaites ; il passa la frontière du
Maroc avec le peu d'adhérents qui lui restaient encore, et envoya Milou-Bell-Arateh
et Ben-Thamy, à la cour de l’Empereur, pour tâcher de l'armer en sa faveur. En
quittant la Régence, Abd-el-Kader la laissa entièrement soumise à l'autorité
française, hors deux points où flottait encore son drapeau. Biscara restait
occupé par un de ses lieutenants qui commandait un bataillon régulier de 500
hommes ; mais la capitale du Ziban, perdue au milieu des sables du désert,
appartenait à peine à l'Algérie ; un autre bataillon régulier soutenait dans
le Sébaou l'autorité chancelante de Ben-Salem, qui se renfermait dans
l'inaction et la retraite ; les trois quarts de son territoire était déjà
envahis par Mahiddin, le compétiteur que nous lui avions donné, et qui sans
autres ressources que ses talents et notre influence morale ; avait assis son
autorité d'une manière régulière, percevait les impôts et en versait les
produits à Alger ; à l'ouest de cette capitale, le Dara, grand foyer de
l'insurrection de l'hiver dernier, ne manifestait plus aucun signe
d'hostilité, et acceptait au moins par un consentement tacite, l'organisation
que nous lui avions donnée ; de petites colonnes parcourant dans tous les
sens cette région si difficile, recevaient partout des montagnards une
hostilité empressée ; l’Ouarenséris se remettait de toutes les insurrections
et de tous les ravages qu'il avait essuyés. Le Gouverneur était lui-même
rentré dans ce canton au commencement d'octobre ; nulle part les populations
ruinées, décimées par la guerre n'avaient opposé de résistance sérieuse ;
elles semblaient au contraire jalouses pour la plupart, d'effacer, par des
marques de soumission et de confiance, le ressentiment que le maréchal devait
éprouver de leurs promesses deux fois violées ; les tribus soupiraient après
l'ordre et le repos ; mais privées de leurs chefs par la mort des uns et la
fuite des autres, n'ayant pas encore reçu de Gouvernement positif des
Français, en remplacement de celui qui avait été renversé, elles étaient
tombées dans l'anarchie la plus complète, et n'offraient plus de pouvoir
régulier avec lequel on put traiter ; le Gouverneur convoqua une grande
assemblée de toutes les personnes notables du pays, sur les bords de la
Kreschab, au pied du grand pic de l'Ouarenséris, et désigna pour Aga de toute
la partie Est du pays Hadj-Hamet-Ben-Férah, homme qui était venu à nous dans
le principe et qui depuis lors n'avait cessé de nous servir avec une fidélité
et un dévouement à toute épreuve ; chaque tribu reçut aussi le chef qui
devait la gouverner ; le bruit du canon et le son des fanfares consacrèrent
cette imposante solennité ; les autorités nommées par Abdel-Kader,
acceptèrent, ainsi que leur famille, l'ordre d'émigrer et de venir s'établir,
soit auprès du camp français à Orléansville, soit auprès du Kalifat du Dara,
Ould-Sidy-Arribi, qui devait répondre de leur soumission et de leur
tranquillité. Les anciens partisans de l'Émir proclamaient, du reste, qu'ils
ne désiraient plus rien que le repos, et qu'ils renonçaient pour jamais à
toute part dans l'administration de leur pays. Une seule tribu n'avait pas
été représentée à la grande réunion du 7 octobre. Peu de jours après elle fit
aussi sa soumission. Le Gouverneur détacha du camp de la Kreschab une colonne
sous les ordres du colonel Eynard, pour parcourir la portion ouest de
l'Ouarenséris, gouvernée par notre ancienne connaissance Mohammet-Bel-Hadj ;
ce fidèle allié de la France se rendit auprès du colonel dès qu'il le sut
arrivé dans ses montagnes ; il avait avec lui Mohammet-Ben-Marabit, autre
personnage important dévoué à notre cause. L'influence de ces deux hommes
croissant tous les jours amena au camp français beaucoup de chefs qui jusqu'alors
s'étaient tenus à l'écart. Aidé par les sages conseils de Bel-Hadj, le
colonel parvint à accommoder quelques misérables différents, qui depuis
longtemps travaillaient diverses tribus et menaçaient de faire encore couler
le sang. Enfin, avant de quitter le pays, il passa en revue 400 cavaliers
Beni-Ourack, tous bien montés et équipés, qui, commandés par Mohammet,
paraissaient très capables de maintenir dorénavant l'ordre dans le pays. De l'Ouarenséris, le gouverneur se dirigea vers l'ouest, complétement pacifié par la victoire du Il novembre ; il y fut reçu en triomphateur. Il s'avança jusqu'aux frontières du Maroc, continuellement escorté par les tribus dont il traversait le territoire. Ce brillant cortège n'oubliait ni les fantasias, ni les décharges de mousqueterie avec lesquelles les Indigènes ont l'habitude de célébrer tous les événements importants. Avec la mobilité ordinaire à leur race, ceux des Arabes dont la résistance avait été la plus opiniâtre, étaient précisément ceux qui nous témoignaient le plus de dévouement. La conquête de l'Algérie semblait terminée ; les troupes pouvaient espérer un peu de repos, après tant de périls et de fatigues ; le maréchal rentra enfin dans Alger, heureux de la grande œuvre à laquelle il avait attaché son nom ; trois mois après, le gouverneur d'Oran ramenait son quartier général dans la capitale de la Province, après une résidence à Mascara, de deux ans, qui n'avaient été qu'une suite continuelle d'expéditions et de combats. A son retour à Oran, le général Lamoricière donna quelques fêtes brillantes, délassements bien dus à ses jeunes officiers, qui retrouvaient avec délices les plaisirs d'une vie civilisée ; on soupçonnait peu que la vieille ville, partie musulmane, partie espagnole et partie française, pût contenir la société choisie qu'on vit se presser dans les salons du gouverneur. Longtemps la guerre avait arrêté toute colonisation de ce côté ; mais depuis que nos forces avaient éloigné l'ennemi de nos ports de mer, la population en avait appris peu à peu les chemins. L'Espagne, surtout, que d'anciens souvenirs rattachaient à Oran, dont les côtes n'en sont qu'à quarante lieues, lui fournissait beaucoup d'émigrants ; dans sa dernière course à l'ouest, le maréchal avait examiné les constructions qui s'élevaient au village nouvellement fondé de la Sémira, et parut satisfait de ses premiers essais ; Mostaganem, dont les alentours sont très fertiles, commençait aussi à prendre son essor ; mais tous les essais d'établissement et de culture européenne ne s'éloignaient pas encore des bords de la mer : l'autorité ne permettait alors à la population civile de s'établir, ni à Tlemcen, ni à Mascara ; il semble qu'il eût été temps, cependant, de commencer à repeupler cette dernière ville, qui, entre les mains des Européens, douée d'un sol excessivement riche, eut été bientôt en voie de reprendre son ancienne splendeur. |
[1]
Rivière toute autre que celle devenue si fameuse par la grande bataille.
[2]
On nomme ainsi le lieu où les Beni-Ourack tiennent leur marché.
[3]
Ceci a été écrit avant la grande insurrection de 1845.
[4]
On sait qu'Escoffier, après une captivité pénible mais supportée avec courage,
est enfin rentré en France, où il a reçu la plus noble et la mieux méritée des
récompenses, la Croix d'Honneur.