HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

TOME SECOND

 

LIVRE SEPTIÈME. — LE MARÉCHAL BUGEAUD, GOUVERNEUR.

 

 

Le général Bugeaud à Alger. — Son système et celui du général Rogniat. — Il bat Abd-el-Kader auprès de Miliana et chez les Beni-Zugzug. — Il passe dans la province d'Oran, détruit Tegdempt, occupe Mascara. — Les Medjeers passent sous les drapeaux français. — Osman Bey. — Les Français poursuivent les ennemis. — Le Gouverneur revient à Alger, M. de Lamoricière transporte son quartier général à Mascara. — Ses expéditions multipliées aux alentours. — Il soumet plusieurs tribus. — Soulèvement du cercle de Tlemcen contre Abd-el-Kader. — Le général Bedeau y commande et le soumet. — M. de Lamoricière poursuit ses succès. — La division de Mascara s'avance de plus en plus dans le sud. — Le général d'Arbouville commande à Mostaganem. — Courses d'Abd-el-Kader d'une rapidité excessive. — Combat de Loha. — Les Krallafas soumis. — Sécurité aux environs d'Oran.

 

Dans les pages précédentes, nous avons conduit les événements dans les trois provinces jusqu'à l'hiver 1840-41, époque à laquelle le maréchal Valée quitta le commandement général : bien qu'Abd-el-Kader se fut défendu avec un courage et une activité extraordinaire, l'opiniâtreté de la lutte avait usé la plus grande partie de ses ressources ; son infanterie régulière était presque entièrement détruite et sa cavalerie n'était encore nombreuse, que parce que nulle part elle n'avait osé accepter le combat. Les tribus soumises à son pouvoir étaient épuisées d'hommes et d'argent ; celles de l'ouest manifestaient des signes de mécontentement, et déjà se formait parmi elles l'orage qui plus tard devait amener sa ruine. Tout son territoire était ravagé, ou pouvait l'être au premier moment ; mais si le chef arabe ne pouvait plus rien fonder, il pouvait encore détruire, et les environs d'Alger en portaient le sanglant témoignage. Les assassinats et les incendies désolaient jusqu'aux portes de la ville ; le temps des grands combats avait fini avec le maréchal Valée ; celui des escarmouches et des surprises allait recommencer avec le général Bugeaud ; la tâche de ce dernier n'était pas plus facile que celle de son prédécesseur, bien qu'il n'eût à lutter que contre un ennemi qui ne tenait presque plus nulle part : les guerres soutenues principalement par les populations finissent toutes de même ; les Chouans succédèrent aux grandes armées Vendéennes, les guérillas espagnols, aux troupes régulières et soldées ; par une heureuse coïncidence, les talents et le caractère des deux derniers gouverneurs de l'Algérie, se trouvèrent en rapport avec la mission dont ils étaient chargés ; le général Bugeaud s'était d'abord montré peu partisan de l'occupation totale de la régence : un des premiers il avait entrevu de quel prix nous devions payer cette conquête, et effrayé pour sa patrie de la grandeur du sacrifice, il avait conseillé d'abandonner une entreprise dont il n'apprécia que plus tard tous les avantages ; malgré cette opinion bien connue, le cabinet ayant manifesté la ferme résolution de ne pas laisser à l'Émir un pouce de terrain, et promettant de fournir toutes les ressources nécessaires à une guerre décisive, il avait paru l'homme le plus capable de la bien diriger ; au milieu de cette nuée d'écrits et de discours sur les affaires africaines, deux hommes seulement et deux militaires, les généraux Rogniat et Bugeaud surent voir le véritable nœud de la question, chacun sous un point de vue et dans un but tout-à-fait différents ; le premier, partant de la supposition que la France ne devait ni abandonner, ni soumettre entièrement la Régence, conseillait de cesser les expéditions lointaines qui ne propageaient que la dévastation et l'incendie, et par suite la haine du nom Français ; il voulait réunir tous les efforts sur un seul point, et n'occuper sur ce point que le terrain qu'on voudrait et qu'on pourrait immédiatement cultiver ; pour le défendre des incursions des Arabes, on l'aurait enceint d'un obstacle continu, soutenu, de distance en distance, par de petits postes armés, exerçant une surveillance toujours active : se fondant sur ce que la principale force de l'ennemi consistait dans la cavalerie, et que c'était d'elle surtout qu'on avait à craindre ces rapides et terribles excursions, appuyé du fait que les Arabes n'étaient jamais parvenus à prendre un seul blockhaus, il pensait qu'un pareil obstacle pourrait être d'un profit très faible et par conséquent peu dispendieux, surtout en profitant des accidents naturels du terrain, tels que rivières, rochers, escarpements ; la population renfermée dans cet espace comme dans une île, s'y serait occupée de la culture des terres, sans se mêler en rien des événements extérieurs ; on n'aurait laissé pénétrer les Arabes dans nos lignes, que désarmés et dans un but commercial ; si quelques familles indigènes avaient voulu s'établir parmi nous, nous ne les aurions reçues qu'à condition de se conformer eu tout à nos mœurs et à nos coutumes, et toujours en petit nombre pour ne pas introduire l'ennemi dans la place ; puis à mesure que la population civilisée se serait trouvée trop à l'étroit dans ses premières limites, elle aurait successivement retranché du pays inoccupé, des parcelles de 30 ou 40.000 hectares par des retranchements analogues au premier, et soumis à la même surveillance : le général Rogniat appuyait ses idées de l'exemple de la grande muraille de la Chine, et de celle beaucoup moins considérable, construite par les Romains, pour réprimer les excursions des peuples du nord de la Grande Bretagne. Si dès le début de la conquête de l'Algérie, on eût pu prévoir combien de millions, combien de jeunes et brillantes existences devait dévorer cette terre inhospitalière, une raison froide et ferme eût approuvé le plan du général Rogniat ; peut-être même encore sur quelques points de ce vaste continent, ravagé plutôt qu'habité par tant de hordes différentes, aurons-nous encore à l'appliquer quelquefois ; mais ces idées ne furent énoncées qu'en 1839, et comme il arrive presque toujours, les événements avaient emporté les plans et les projets ; en 1839, la France voulait tirer une vengeance éclatante d'un chef de tribu, qui s'était servi contre elle du pouvoir qui lui avait été confié ; la conquête de tout le territoire qu'elle lui avait donné à administrer fut donc résolue ; les avis variaient sur les moyens d'y parvenir : il était -démontré combien était inutile la poursuite par une armée d'un ennemi qui s'ouvrait partout devant elle, pour se refermer immédiatement derrière ; autant aurait valu lutter contre un essaim de guêpes ; il fallait un autre moyen de l'atteindre et le général Bugeaud proposait pour cela deux plans. Le premier était d'occuper assez de points sur toute la Régence, pour que chaque tribu fût tout au plus à une journée de marche d'une force armée ; de cette manière, les Indigènes complètement enlacés, eussent été immédiatement soumis ; ce plan était très simple, très sûr, mais demandait pour son exécution, une énorme quantité de troupes, c'est ce que le général Bugeaud appelait la grande guerre ; il en avait un second, moins rapide, moins sûr, mais aussi moins dispendieux ; c'était d'organiser des colonnes mobiles assez fortes pour parcourir le pays, sans crainte d'être entamées ; il suffisait pour cela, d'après l'expérience du général, d'un effectif de 5.000 hommes de toutes armes : ces colonnes au mois de juin de chaque année, traversant les tribus insoumises, en auraient brûlé les moissons et les adouars, seules valeurs que les Arabes ne peuvent pas emporter avec eux et qui par conséquent offrent quelque prise à nos coups. Au bout de deux ou trois ans de semblables expéditions, où l'ennemi se serait soumis, ou il aurait quitté le pays. Les 80.000 hommes mis à la disposition du nouveau gouverneur, au commencement de 1841, lui permettaient de combiner quelques effets de la grande guerre, avec le système général de la petite.

Le général Bugeaud, débarqué pour la troisième fois en Afrique, le 22 février 1841,adressa aux habitants de la Régence une proclamation remarquable par ce ton de franchise brusque, cet oubli, ou ce mépris des précautions oratoires, ce mélange de pensées originales, de conseils pratiques, d'idées positives qui avaient signalé ses discours à la Chambre des Députés sur la question d'Afrique ; trois jours après, il était parti pour Blida ; sur sa route, il remarqua les champs incultes des villages de Dely-Brahim et de Douèra, et les habitants ne vivant que des industries qui accompagnent toujours les grandes réunions de troupes ; la crainte des maraudeurs arabes empêchait les colons de se répandre dans la campagne pour la cultiver ; le nouveau gouverneur fut vivement frappé d'un état de choses si déplorable ; il aimait l'agriculture, l'avait pratiquée avec succès et la regardait avec raison comme la base et l'essence de toute prospérité solide. Il conseilla aux cultivateurs de se rendre en force dans les champs, de manière à pouvoir repousser quelques cavaliers ennemis et travailler ainsi tantôt chez un propriétaire, tantôt chez un autre. A Blida, le général put apprécier une petite application du système de M. Rogniat. Nos troupes, dans leurs moments de loisir, avaient entouré d'un fossé une superficie de 2.000 hectares d'un terrain fertile, pouvant nourrir aisément 200 familles à raison de 10 hectares par chacune. Dans cet espace privilégié, le gouverneur fit tracer des chemins d'exploitation, désigner l'emplacement d'un village et former des lots qu'on devait adjuger aux premiers colons qui se présenteraient pour les occuper.

De retour à Alger, il donna ses premiers soins à la répression de ce brigandage armé dont il venait de voir les tristes effets ; le moyen qu'il employa fut d'organiser en patrouilles continuelles les troupes stationnées à tous les avant-postes, l'enregistrement de tous les Arabes soumis sur des listes dressées à cet effet, et l'obligation de porter sur eux une marque distinctive afin qu'on pût les reconnaître au premier aspect ; ordre fut donné aux patrouilles de saisir tous ceux qui ne seraient pas munis de ce signe et de les remettre aux commandants des places d'Alger, et de Mers-el-Kébir, qui devaient les traiter comme les condamnés aux travaux publics et les organiser en sections de travailleurs à la suite de ces derniers ; le résultat de toutes ces mesures fut assez heureux ; après douze jours consacrés à ces détails de l'administration intérieure, le gouverneur confia l'administration provisoire d'Alger au général Baraguey-d’Hilliers et s'embarqua pour l'est de la Régence qu'il ne connaissait pas encore ; il amenait avec lui les généraux Négrier et Lafontaine, chargés de commander l'un à Constantine, l'autre à Philippeville ; chacun d'eux avait déjà occupé avec succès et gloire le poste qui lui était de nouveau confié ; le gouverneur, dans moins de 12 jours, fit plus de 500 lieues, visita les places de Bonne, Guelma, Constantine, Philippeville, Bougie et toutes les stations intermédiaires ; satisfait de nos affaires de ce côté, son premier acte, à son retour dans Alger, fut l'organisation en milice indigène de quelques habitants de Gigelly, qui étaient rentrés dans leur ville depuis notre occupation et qui, par leur dévouement, semblaient dignes de combattre dans nos rangs ; la même mesure fut étendue aux villes de Médéah et de Coléah.

La campagne prochaine devait être et était en effet l'objet des soins les plus constants du Gouverneur ; tout se préparait pour la pousser vigoureusement ; de nouveaux renforts étaient arrivés de France et les ducs de Nemours et d'Aumale devaient en partager les fatigues et les dangers ; le premier avait reçu le commandement de la première division de l'armée active, et le second servait avec son grade de lieutenant-colonel dans le 24e de ligne ; mais avant d'entreprendre les grandes opérations offensives, il fallait ravitailler Médéah et Mi lia na qui n'avaient plus de vivres et qui devaient cependant servir de points d'appui pour la campagne prochaine. Le gouverneur, accompagné du général Changarnier, se mita la tête du corps d'armée, escortant un convoi qui se dirigeait par le chemin connu du Ténia. Deux fois, au milieu des combats, il fallut recommencer la fatigante et ennuyeuse ascension de ces montagnes ; au bois des Oliviers, sur un lieu déjà arrosé de tant de sang, le général Changarnier reçut à l'épaule un coup de feu qu'on crut d'abord mortel ; heureusement que quand la balle eut été extraite, le général eut encore la force de se remettre à la tête de ses troupes, et il ne fit compléter le pansement que quand l'ennemi eut entièrement disparu. En dernier lieu, le général Bugeaud vint aux pieds des pentes méridionales du col recevoir un convoi destiné pour Miliana, et se dirigea sur cette dernière ville par un chemin encore inexploré. Il suivait les montagnes des Boualouans, traversait un bout de la vallée du Chélif, et remontait ensuite droit au nord, en suivant le fond du ravin, sur les bords duquel sont bâtis les murs de la place. Durant sa route, le gouverneur aperçut dans la plaine à sa gauche, un corps de 10 ou 12.000 cavaliers arabes qui semblaient observer ses mouvements ; cette vue l'avertit de se tenir sur ses gardes ; il fit d'abord couronner les crêtes par de l'infanterie, et alors seulement il s'engagea dans la gorge avec des cavaliers qui conduisaient par la bride leurs chevaux chargés de sacs de farine ; bientôt les fantassins de gauche furent attaqués par les Kabyles ; nos troupes les repoussèrent, mais se laissant entraîner trop loin à leur poursuite ; elles découvrirent le flanc du convoi sur lequel vinrent se ruer d'autres ennemis. Les cavaliers français, avec leurs chevaux et leurs sacs étaient assez embarrassés ; mais enfin, soutenus de la présence du gouverneur, les uns se lancèrent en tirailleurs contre l'ennemi, pendant que les autres tenaient leurs chevaux par la bride ; les assaillants furent maintenus à distance ; la garnison de Miliana sortit de la ville et vint porter secours au convoi qui devait la nourrir ; quelques instants après, les provisions étaient en sûreté dans ses murailles.

A la vue des forces nombreuses que l'ennemi avait déployées dans cette journée, le gouverneur jugea qu'en se retirant le lendemain par le même chemin, il parviendrait peut-être à engager une action générale ; il savait que la sauvage ardeur des Arabes n'est jamais si imprudente que quand elle s'exerce sur un ennemi qui se retire, et il prit ses mesures pour les envelopper, d'un côté entre la garnison qui gardait Miliana, de l'autre entre l'armée sous ses ordres qui devait quitter la place ; tout se passa comme le gouverneur l'avait prévu, mais les Arabes avertis par leurs défaites précédentes, ne s'engagèrent qu'à demi dans le piège et l’impatience de quelques corps qui se portèrent trop tôt en avant, forcèrent le général à donner le signal de l'attaque générale plutôt qu'il ne l'aurait voulu ; cependant cette action toute incomplète qu'elle fut, coûta aux Arabes 400 hommes restés sur le champ de bataille du 3 mai 1841.

Le lendemain au point du jour toute la colonne déboucha dans la plaine, à la recherche de cette nombreuse cavalerie aperçue en arrivant à Miliana ; on la trouva divisée en trois ou quatre bandes dont chacune était plus nombreuse que les deux régiments de chasseurs lancés à sa poursuite ; l'ennemi évita constamment le combat ; dans les marches et contremarches qui s'en suivirent, une partie de la cavalerie arabe passa le Chélif sur un pont au sud de Miliana ; l'armée française la suivit sur la rive gauche où elle établit son camp ; le général divisa ensuite ses forces en deux corps : le premier composé de toute la cavalerie française et de trois bataillons d'infanterie, continua la poursuite d'Abd-el-Kader ; le reste garda le camp et les bagages. A la tête de la première colonne, le général Bugeaud s'avança droit au sud, brûlant et ravageant les riches tribus qu'il trouvait sur son passage ; il arriva ainsi chez les Beni-Zugzug, parmi lesquels Abd-el-Kader et ses troupes d'élite avaient établi leurs camps ; l'émir était menacé de perdre toute son influence sur ses alliés, s'il les abandonnait sans combattre à toute la colère des Français ; il fut ainsi forcé d'engager une action dont il prévoyait que l'issue ne lui en serait pas favorable ; ses troupes se défendirent néanmoins assez vaillamment et ne quittèrent le champ de bataille, qu'en y laissant 184 hommes. Le reste se dispersa et nous abandonna tout le pays où nous fîmes un riche butin en bestiaux ; quelques prisonniers et quatre-vingt-deux femmes, dont plusieurs, appartenant à des chefs importants, tombèrent entre nos mains ; la nécessité de mettre nos prises en sûreté ramena la colonne entière vers le pont, et dans sa marche elle aperçut un corps nombreux de cavalerie arabe, commandé comme on le sut depuis, par Milou-Ben-Aratch, l'ancien ambassadeur d'Abd-el-Kader à Paris ; le général marcha droit à lui pour tâcher d'engager un second combat : mais les cavaliers Arabes prirent le galop et s'écoulèrent par le haut de la vallée pour y rejoindre les autres troupes ennemies. A peine le corps de Milou-Ben-Aratch était-il perdu de vue, qu'on en aperçut un troisième sous les ordres de Barcany ; celui-ci cheminant sur la rive droite du Chélif, le gouverneur passa la rivière par un gué et lui donna la chasse ; tous ces efforts furent vains, et ces derniers ennemis disparurent sans tirer un coup de fusil ; enfin le gouverneur désespérant de pouvoir combattre, ayant prouvé aux tribus que toutes les forces de l'émir ne sauraient les défendre quand il voudrait sérieusement les atteindre, reprit le 6 mai le chemin de Blida, en traversant le territoire des Soumatas. Ceux-ci avaient déjà manqué aux promesses de soumission faites au maréchal Valée ; toutes leurs habitations furent brûlées et leurs troupeaux conduits à Blida.

Ainsi l'Émir, après quelques combats peu importants qui usèrent bien vite les forces que le repos de l'hiver lui avait permis de rassembler, revint à son système de ne tenir ferme nulle part ; mais en agissant ainsi il réduisait au désespoir les Arabes de la province d'Alger dont le territoire était entièrement ruiné ; ils commencèrent dès lors à comprendre que n'ayant plus de villes, plus de villages où ils pussent se pourvoir d'une foule de choses qui leur étaient nécessaires, plus même de camp qui put leur offrir un refuge assuré, leur vie devait désormais se confondre avec celle des bêtes féroces que l'on traque de tanières en tanières : avant leur rupture avec les Français, les indigènes n'étaient point étrangers aux douceurs de l'existence ; elles étaient moins positives que les nôtres, plus poétiques, mais peut-être encore plus impérieusement recherchées par ces peuples qui goûtent avec tant de charmes les délices de la paresse et d'une nonchalante rêverie ; comme tous les méridionaux, les Arabes passent rapidement du repos le plus complet aux fatigues les plus excessives ; ces deux états se servent mutuellement de délassement ; autrefois, les hostilités des tribus entre elles étaient généralement peu sérieuses, surtout peu prolongées, et présentaient plutôt l'image d'une chasse que d'une véritable guerre ; mais il leur était impossible de supporter l'existence telle que nous la leur avions faite ; il fallait maintenant qu'ils fussent constamment sur pied, le jour fuyant devant nos baïonnettes, la nuit collant leur oreille contre terre, pour surprendre le pas de notre cavalerie. Avec un pareil genre de vie, ils avaient besoin d'une nourriture plus substantielle, et leurs moissons étaient brûlées, leurs silos vidés, leurs bestiaux pris ; à peine leurs chevaux trouvaient-ils encore un peu d'herbe que le soleil allait bientôt brûler. Et alors que deviendraient ces compagnons fidèles de leurs courses et de leurs dangers, auxquels l'existence de leurs maîtres était pour ainsi dire attachée ? et ces femmes, ces enfants, ces êtres si faibles auxquels ils portent ordinairement une si vive tendresse, quels maux ne souffraient-ils pas au milieu de tant de fatigues ? Ils mouraient par milliers, tendant des mains suppliantes à leurs époux, à leurs pères, que l'ambition de leur chef jetaient dans un gouffre de souffrances sans terme et sans répit ; et cependant, soit héroïsme, soit crainte des vengeances de l'Émir, pas un de ses partisans un peu notables n'avait encore prononcé le mot de soumission.

Bien convaincu de l'inutilité d'une nouvelle poursuite de l'ennemi, le gouverneur résolut de consacrer les restes de la campagne du printemps 1841, à la destruction simultanée de cette chaîne de villes et de postes fortifiés, établis par Abd-el-Kader sur les limites du désert et de la région cultivée, ayant action en même temps sur les deux pays, et qui lui servaient de magasins et de places d'armes. La principale était Tegdempt, dont le général Bugeaud se réserva l'attaque. Au retour de Tegdempt, il devait occuper définitivement Mascara, pour dominer le pays qui l'entoure et frapper au cœur le pouvoir d'Abd-el-Kader, en forçant à la soumission ou à l'exil la grande tribu des Hachems, berceau de la famille de l'Émir, et qui lui était particulièrement dévouée, parce qu'elle partageait en quelque sorte la souveraineté dont il était revêtu. Le 14 mai, le gouverneur s'embarqua pour Mostaganem, point de départ de l'expédition projetée, et où l'on entassait depuis quelque temps tous les approvisionnements nécessaires. Il y trouva la division d'Oran et son jeune chef, brûlant de se signaler par quelqu'exploit un peu plus sérieux que les expéditives razzias de l'automne dernier. Le général Lamoricière n'avait eu qu'un combat un peu important à livrer depuis qu'il commandait la province ; cette affaire, qui avait eu lieu dans le courant de janvier 1841, n'avait pas laissé que de coûter 400 hommes à l'ennemi, qui depuis lors avait complètement disparu des environs d'Oran. Quelques Arabes continuaient, malgré la guerre, à fréquenter nos marchés, attirés par l'appas du gain, plus fort que toutes les défenses d'Abd-el-Kader. A son arrivée à Mostaganem, le gouverneur divisa ses troupes en deux colonnes. Le duc de Nemours, qui pour la troisième fois paraissait dans les rangs de l'armée d'Afrique, reçut le commandement de la première, le général Lamoricière de la seconde. L'expédition conduisait avec elle un matériel de siège, dans le cas où l'Émir, accouru sur le nouveau théâtre des hostilités, voudrait défendre sa ville de prédilection ; on verra que cette précaution devint inutile. On partit pour Tegdempt le 18 mai 1841. Après quelques combats de flanc et d'arrière-garde, et une affaire un peu plus importante engagée entre la cavalerie des deux partis sous les murs mêmes de la place, les Français y entrèrent pour la première fois le 25 mai. Comme dans presque toutes les villes que nous avions envahies depuis le commencement de la guerre, les maisons étaient évacuées et en partie en flammes ; cependant les nouvelles constructions de l'Emir, ses magasins, sa fabrique d'armes, et plusieurs habitations couvertes en tuiles étaient encore intactes. Sur une hauteur qui dominait la ville, s'élevait une forteresse vaste et solide, où les architectes d'Abd-el-Kader avaient épuisé toute leur science ; tout fut détruit, et du haut des montagnes voisines l'Émir put voir sauter les murs qui lui avaient coûté tant de soins et d'argent. Deux ans s'étaient à peine écoulés, que nous construisions nous-mêmes un poste et des établissements à Tiaret, à quelques lieux seulement de Tegdempt. Quand le fer et le feu eurent rempli leur tâche, l'armée française évacua la ville, en laissant pour quelque temps un petit corps de troupes caché dans les maisons encore debout. On savait par expérience que les Arabes, une fois qu'ils croiraient les Français partis, ne manqueraient pas de rentrer dans la ville, et l'on voulait leur faire payer cher leur curiosité. En effet, une quinzaine des plus empressés furent tués au moment où ils arrivèrent sous le feu des soldats embusqués, qui, après leur décharge, regagnèrent tranquillement le gros de l'armée. L'Émir tint fidèle compagnie à la colonne en retraite, sans jamais pouvoir être amené à un véritable combat. Arrivé en vue de Mascara, il reçut de nombreux renforts, et l'on crut un moment qu'il tenterait une bataille pour défendre la ville : vaine espérance ; il disparut après une canonnade qui lui avait tué quelques hommes. Les Français s'installèrent tranquillement à Mascara, où, au milieu de beaucoup de maisons en ruine on trouva néanmoins plus de ressources pour les casernements et les magasins qu'on n'aurait osé l'espérer. L'enceinte des constructions était très grande, et avait contenu jadis de 25 à 30.000 âmes ; trois bataillons d'infanterie, trois compagnies du génie furent désignés pour en former la garnison ; on leur laissa tous les vivres qui n'étaient pas nécessaires à la retraite de l'armée active. Dans son retour à Mostaganem, le gouverneur qui voulait joindre ce porta Mascara par une route praticable aux voitures, essaya d'un chemin en ligne droite par lequel les Français n'avaient jamais passé ; il fallait étudier toutes les directions pour choisir ensuite la plus convenable. Malheureusement le gouverneur fut cette fois-ci complètement trompé dans ses espérances. Le terrain qu'il franchit se trouva si horriblement tourmenté, que l'arrière-garde toute seule eut à lutter longtemps contre Abd-el-Kader, sans qu'il fut possible au corps d'armée de lui porter secours ; du reste elle se battit avec un tel courage et un tel succès qu'elle tua beaucoup de monde à l'ennemi, sans éprouver elle-même de perte importante. Les Arabes disparurent dès que le terrain permit au reste de l'armée de paraître en ligne. On rentra à Mostaganem après une campagne pénible, dont le seul résultat avait été la destruction des maisons de Tegdempt et l'occupation des masures de Mascara.

Cette ville allait devenir pour nous dans la province d'Oran, ce qu'étaient déjà Médéah et Miliana dans celle d'Alger, c'est-à-dire un point d'appui pour les opérations nouvelles. Le maréchal Bugeaud l'approvisionna de vivres et de munitions, il se préparait ensuite à marcher sur Saïda, forteresse bâtie sur les bords du désert, lorsqu'il apprit que la place venait d'être évacuée et brulée, disait-on, par l'ennemi lui-même ; une expédition de ce côté lui semblant alors sans but, il tourna toutes ses forces contre les Hachems possesseurs de la plaine d'Égris, qui entoure Mascara. Les Arabes ne défendirent pas mieux la campagne qu'ils n'avaient fait de la ville ; à l'approche des baïonnettes françaises, ils replièrent leurs tentes, et s'acheminèrent au sud, vers le désert ; les cavaliers de la tribu, mêlés de quelques réguliers d'Abd-el-Kader, se tenaient à l'arrière-garde de cette immense émigration, mais comme elle ne pouvait cheminer qu'avec embarras et lenteur, la colonne du Gouverneur eut Le temps de lui donner une rude chasse qui leur couta bien du monde ; les Hachems chassés de la plaine, les Français n'eurent plus qu'à recueillir les magnifiques moissons dont la guerre les avait rendus les maîtres. L'artillerie et le génie, qui avaient vu les occasions faillir constamment à leur courage dans une guerre toute d'escarmouches, signalèrent leur zèle et s'employèrent à transporter les blés dans les murs de Mascara ; les Hachems mécontents de voir s'en lever ainsi le fruit de leurs labeurs, essayèrent plusieurs retours offensifs, pour surprendre les moissonneurs et enlever les voitures ; de leur côté nos alliés arabes, qui retrouvaient leur véritable manière de faire la guerre, étaient toujours en course, coupant des têtes, enlevant des hommes et des chevaux. Le récit de ces combats semblerait une épisode des temps héroïques, alors que la guerre consistait surtout, en surprises, embuscades, et combats individuels ; de part et d'autre éclataient des traits .d'un courage extraordinaire, qu'on ne remarquait plus tant ils étaient communs ; malheureusement la colonne du gouverneur fut bientôt forcée de retourner à Mostaganem, pour évacuer ses malades et ses blessés, et chercher une foule d'objets que l'habitude rend nécessaires aux armées européennes ; alors les rôles changèrent : la petite garnison de la ville fut à son tour confinée dans les murailles, et les Hachems, encore une fois maîtres de la plaine, s'empressèrent de mettre à profit, pour la moisson, une possession qu'ils pensaient bien ne pas devoir être de longue durée, puis ils brûlèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter ; ces malheureuses populations, fanatisées par l'Émir, préféraient l'exil à une domination qui pourtant leur aurait été bien légère ; mais tous les autres arabes n'étaient pas disposés à les suivre dans cette résolution désespérée ; les Medjeers, grande tribu fixée aux environs de Mostaganem, et qui longtemps avaient entretenu des relations de commerce avec les Français, firent alors des ouvertures. Pour les suivre plus commodément, le gouverneur resta sur les bords de la mer, et confia la conduite des opérations militaires au général Lamoricière ; puis, voyant que la conclusion traînait en longueur, il s'embarqua le 7 juillet pour Alger, où le rappelaient les soins ordinaires du gouvernement.

Resté seul, pour commander la province, IL de Lamoricière recueillit tous les blés qui avaient échappé à la faucille ou à l'incendie des Hachems. Tout ce qu'il en entassa dans la place de Mascara était suffisant pour nourrir pendant sept mois la garnison de 2.000 hommes qu'on y laissait ; elle avait des approvisionnements pour trois mois, en autres denrées moins indispensables. Le service de ce point ainsi organisé, le général revint à Mostaganem, continuellement harcelé par l'Émir. Un corps de 2.500 hommes fut laissé dans cette dernière ville, sous les ordres du colonel Tempourre, et le reste de la division regagna Oran pour y passer les plus fortes chaleurs.

Ce temps du repos ne devait pas durer longtemps ; quoique la paix avec les Medjeers n'eût pas été positivement conclue, ils revinrent plusieurs fois approvisionner les marchés de Mostaganem, où ils étaient d'autant mieux reçus, qu'ils apportaient des vivres frais à une ville qui depuis longtemps en était privée. Dès que nos troupes furent rentrées dans leurs cantonnements, l'Émir vint avec ses forces régulières s'établir chez les Medjeers pour arrêter les suites de ce commencement de défection et en châtier sévèrement les auteurs. La tribu ne voulut pas les lui abandonner, et comme ils étaient exigés impérieusement, elle finit par se jeter tout-à-fait dans les bras des Français et à demander des secours au colonel Tempourre ; ce dernier, sans perdre un instant, marcha contre Abd-el-Kader, le battit deux fois, le rejeta au-delà du Chétif, et ramena une grande partie des Medjeers qui passèrent dans notre camp à la vue de l'Émir ; l'étoile de celui-ci commençait à pâlir. Quelques-uns de ses réguliers, qui avaient laissé un si grand nombre des leurs sur les champs de bataille, qui avaient à supporter des fatigues incessantes, l'abandonnèrent à cette même époque. De nouvelles tribus firent des ouvertures au colonel Tempourre qui sur-le-champ en donna avis à Alger. Ces heureuses nouvelles parvinrent au gouverneur, le 6 août à deux heures et demie du matin, et trois heures après il était en mer pour venir sur les lieux en juger par lui-même. A Mostaganem, il trouva le général Lamoricière, qui de son côté était accouru d'Oran avec des forces assez importantes. Le colonel Tempourre avait repris la campagne, à la recherche de la portion des Medjeers que l'Émir retenait par force sous son obéissance ; cet ennemi infatigable avait encore alors un corps de 6.000 cavaliers à ses ordres.

Le général Bugeaud se voyant si bien secondé par ses lieutenants, ratifia tous les engagements qu'ils avaient pris avec les Arabes nouvellement soumis, et revint dans la capitale en touchant à Oran, où il ne séjourna que 48 heures ; les Medjeers entrèrent à la solde de France aux mêmes conditions que les Douairs et les Smélas, et vinrent s'établir sous le canon de Mostaganem, où on leur assigna des terres. Pour donner un drapeau aux populations soumises et à celles qui semblaient tentées de les imiter, on résolut de leur choisir un chef musulman qui, avec le titre de Bey, sous l'autorité de France et à des conditions qui seraient réglées plus tard, commanderait tout le territoire de Mostaganem et de Mascara. On revêtit de cette dignité un peu avilie Hadj-Mustapha-Ouled-Osman-Bey, personnage issu d'une famille vénérée dans la province, dont son père avait été gouverneur, et que nos nouveaux alliés nous désignèrent eux-mêmes comme l'homme le plus capable de contrebalancer l'influence de l'Émir. On lui forma une petite armée avec les soldats déjà assez nombreux qui avaient quitté l'étendard de l'Émir.

A peine le nouveau Bey était-il installé qu'il reçut des envoyés de la portion des Medjeers encore insoumise, et qui demandaient à rejoindre leurs frères établis sous la protection française. Quelques jours après arrivèrent des émissaires de diverses tribus, épuisées par la guerre, et qui voulaient aussi traiter de la paix ; l'édifice de l'empire arabe, élevé avec tant de peines et de soins, craquait de toutes parts et menaçait ruines ; nos armes, en détruisant les forces soldées de l'Émir, avaient brisé le lien qui retenait toutes ces petites nationalités réunies, et elles tendaient de nouveau à se disjoindre ; envahi Abd-el-Kader essaya-t-il de ressaisir son ancienne influence, en publiant une proclamation menaçante : dans peu de jours il allait, disait-il, détruire le Bey proclamé par les infidèles ; le général Bugeaud répondit à des paroles par des faits, et envoya de nouveaux renforts à Mostaganem ; la confiance et la sécurité renaissaient autour de cette ville ; les troupeaux de nos alliés allaient sans danger chercher jusqu'à quinze ou vingt lieues dans les terres, une nourriture que les bords de la mer ne leur fournissaient plus ; les Garabas, naguère ennemis acharnés, recommencèrent à apporter quelques provisions à Oran, qui bientôt, fut dans l'abondance ; on parlait de combats nombreux livrés, durant l'été, entre les troupes de l'Émir et les tribus qui voulaient se soumettre : une vive agitation régnait dans toute la Régence ; on était dans l'attente de grands événements quand s'ouvrit la campagne d'automne ; le Maréchal Bugeaud, arrivé à Mostaganem vers la mi-septembre, prit le commandement de l'armée active, et se dirigea d'abord sur la Mina, où plusieurs tribus lui avaient donné rendez-vous pour compléter leur soumission ; il avait avec lui le Bey Osman et les Medjeers, qui faisaient alors leurs premières armes sous le drapeaufr3nçais ; mais soit impossibilité, soit mauvaise volonté, les populations qui avaient promis de se soumettre ne se trouvèrent pas au lieu désigné ; après trois jours de vaine attente, le général se résolut à les traiter en ennemies ; par une marche de nuit, il franchit la Mina, et transporta toutes ses forces au centre d'une tribu qui perdit £ 00 hommes tués sur le champ de bataille et 529 prisonniers, femmes et enfants compris. Plus de 2.000 têtes de bétail furent ramenées à Mostaganem ; le commandant d'Oran faisait alors de son côté une pointe à Mascara, dont il trouva la garnison dans un état sanitaire excellent, grâce aux travaux agricoles dont elle avait occupé ses loisirs ; elle avait déjà fait 180 hectolitres de vin avec les vignes dont les environs abondent, et elle en eût pu faire bien davantage, si les futailles ne lui avaient manqué ; les auxiliaires indigènes qui accompagnaient ces expéditions se gorgeaient de butin aux dépens des ennemis, et s'attachaient de plus en plus à notre cause ; les deux généraux, réunis de nouveau à Mostaganem, concertèrent leurs mouvements ultérieurs ; le gouverneur partit pour une expédition contre les Flitas, grande tribu habitant les bords de la haute Mina, et qui avait toujours été très dévouée à l'Émir : Lamoricière devait conduire un nouveau convoi à Mascara ; celui-ci, arrivé à peu de distance de Mostaganem, apprit que les ennemis, au nombre de 9.000 hommes, l'attendaient dans un endroit très difficile, où l'on fait cinq lieues sans trouver une goutte d'eau ; l'Émir espérait enlever le convoi, ou du moins le retarder assez dans sa marche pour en faire mourir de soif toutes les bêtes de somme ; sans se laisser tenter par l'espoir d'un combat dont l'issue pouvait être douteuse, M. de Lamoricière prit le sage parti d'allonger sa route, en obliquant à l'est ; il traversait ainsi un pays facile, abondamment pourvu d'eau, et il avait de plus l'avantage de - se rapprocher du gouverneur, qu'il envoya sur-le-champ prévenir de son changement de direction ; à cette nouvelle, ce dernier rebroussa chemin, et vint dans la nuit du 6 au 7 octobre 1841, rejoindre son lieutenant sur les bords de l'Hill-Hill. Toutes les forces françaises réunies, il fut résolu qu'on irait partout chercher l'Émir, afin de le combattre ; mais comme dans cette guerre, la célérité était le premier moyen de réussite, les troupes furent divisées en deux colonnes, la première, composée de cavalerie, pour prendre les devants, la seconde, comprenant l'infanterie, devait suivre la première d'aussi près qu'elle pourrait le faire ; on marcha ainsi droit à l'ennemi, qui occupait une forte position à Aïn-Kébira. L'Émir, malgré l'avis de ses lieutenants qui voulaient combattre, n'osa pas attendre les Français ; il jeta son infanterie à gauche dans les montagnes, et recula avec sa cavalerie jusqu'en arrière d'El-Bordj, où il s'arrêta enfin derrière trois ravins presque infranchissables : la cavalerie française, qui le suivait de près, partie de son bivouac le 8 octobre, à deux heures du matin, arriva au point du jour en vue de l'ennemi, qui fut abordé sans perdre un moment ; la droite française, composée des spahis d'Oran, des Douairs de Mustapha et des troupes du Bey Osman, culbuta les ennemis qu'elle avait devant elle ; mais à la gauche, nos nouveaux alliés, les Medjeers, qui avaient en tête les réguliers de l’émir, perdirent un de leurs chefs les plus braves, plusieurs cavaliers, et furent enfin ramenés sur le bord du ravin qu'ils venaient de franchir ; heureusement, à ce moment même arrivait le général Bugeaud avec son infanterie, qui venait de faire trois lieues en cinq quarts d'heure ; il se porta rapidement au secours de l'aile gauche. Le centre de l'Émir attaqua à son tour l'infanterie du gouverneur ; alors la droite française, qui n'avait plus d'ennemis devant elle, fit un changement de front à gauche, et fondit sur les troupes ennemies : la cavalerie des tribus ne soutint pas le choc ; mais les réguliers, enfoncés trois fois, se rallièrent trois fois, quoique perdant toujours du terrain ; on se battit à coups de sabre et de pistolet, la mêlée devint sanglante ; enfin cette terrible cavalerie fut entièrement rompue, dispersée et poursuivie pendant près de deux heures. Le gouverneur s'attendait à un nouveau combat avec l'infanterie Arabe qu'on croyait derrière sa cavalerie ; ce ne fut que plus tard qu'on apprit qu'elle avait suivi une autre route.

Maîtresse de la campagne par la victoire du 8 octobre, l'armée française réunit ses deux divisions et le convoi arriva à Mascara sous la conduite du général Levasseur ; le gouverneur se trouvant alors trop éloigné des Flitas pour donner suite à ses premiers projets, vint s'établir, en traversant la plaine d'Égris, au centre du pays des Hacheras. On commença par vider tous les silos qu'on put découvrir et le blé en fut envoyé à Mascara. Cette ville, nouvellement pourvue d'hôpitaux, reçut aussi tous les malades et les blessés de l'armée française, et alors, plus libre de ses mouvements, le gouverneur se lança sur les traces des Hachems, qui s'étaient retirés à l'ouest dans des montagnes élevées où jamais les Turcs n'avaient mis le pied. Les fugitifs y furent traqués à travers les rochers ; on leur enleva un immense butin, et on leur fit un si grand nombre de prisonniers que, pour ne pas avoir la charge de les nourrir, on prit le parti de les relâcher après les avoir désarmés et dépouillés. L'Émir, qui nous suivait constamment, tenta une attaque pendant la nuit qu'on passa dans ces horribles lieux ; mais elle fut si mollement conduite qu'elle ne nous coûta pas un seul homme. Dans son retour à l'est, le gouverneur fit halte pendant un jour pour détruire le village de la Gretna, berceau de la famille d'Abd-el-Kader, où il avait passé su jeunesse dans l'école musulmane fondée par ses ancêtres. Elle était située dans une vallée riante et fertile où tout porte ù la méditation et au recueillement. Le frère aîné de l'émir, Sidi-Saïd, était encore la veille dans la maison paternelle, demeure bâtie avec une élégance qu'on se serait peu attendue à rencontrer au fond de l'Afrique. Autour étaient groupés une trentaine d'habitations pour loger les gens attachés à leur suite ou à la culture de leurs terres. Le 19 le gouverneur était de retour à Mascara, où il était venu déposer son butin et installer le bey Osman, qui fit son entrée dans sa nouvelle résidence au bruit de l'artillerie et des fanfares militaires.

Après lm jour de repos donné aux troupes, la colonne expéditionnaire marcha droit au sud vers le fort de Saïda, bâti en 1858, à dix-huit ou vingt lieues de Mascara, pour servir de magasin à l'Émir et tenir en bride les tribus de la Iacoubia, vaste pays qui avait toujours supporté sa domination avec peine. On y arriva le 21, malgré une attaque de nuit tentée sur la colonne par l'infanterie de Ben-Thamy. Saïda était évacué de la veille ; un millier de chameaux en avaient enlevé tous les effets transportables : le génie se mit sur-le-champ à miner la vaste enceinte du fort, qui fut entièrement détruite. Pendant que le gouverneur s'occupait de ce travail, arrivèrent des députés de la Iacoubia ; ils furent très heureux de voir tomber cet instrument de servitude, et donnèrent des renseignements sur les Hachems de l'est, réfugiés dans des montagnes à l'extrémité sud de leur territoire, sur la lisière du Tell ou pays cultivé. Ils s'offrirent à conduire le général à leur retraite, qu'ils représentaient comme facile à envahir par le désert. Un rendez-vous fut fixé pour la nuit du 25 au 24 : quelques chefs restèrent avec le gouverneur, pendant que les autres allaient prévenir les cavaliers de la ligne Iacoubia de monter sur-le-champ à cheval pour se joindre aux Français. Malheureusement la distance à parcourir était bien plus longue que ne le pensait le gouverneur : il n'arriva au rendez-vous qu'à la pointe du jour. Nos nouveaux alliés étaient depuis longtemps à leur poste, impatients de ce retard, et n'attendant que notre arrivée pour lancer leurs chevaux ; il en était temps, car les Hachems commençaient à décamper. Les assaillants partirent au galop : dans un instant les vallées et les montagnes furent couvertes d'une nuée de cavaliers. On ne put atteindre que la queue de la colonne fugitive ; on prit néanmoins beaucoup de bestiaux et plusieurs chameaux chargés d'uniformes pour les réguliers de l'émir, provenant des magasins de Saïda. Les Iacoubias se firent un peu la part du lion, mais le gouverneur ne s'y opposa pas, pour ne pas risquer de rompre une amitié de si fraîche date. De nombreux bivouacs attestaient qu'une population très nombreuse et plus de 40.000 têtes de bétail avaient séjourné dans ces montagnes. Les fuyards se dispersèrent dans toutes les directions. La colonne française suivit une trace qui se dirigeait vers l'Oued-el-Abd ; les Iacoubias nous abandonnèrent pour mettre leur butin en sûreté et furent immédiatement remplacés par d'autres tribus attirées par l'espérance de s'enrichir aussi à notre suite. On rencontra enfin la cavalerie régulière de Ben-Thamy. Il s'ensuivit une affaire acharnée où l'on se fusillait de si près que le feu prenait aux vêtements des cavaliers ; c'était une suite de combats corps à corps sur une étendue d'une lieue et demie ; on prit à l'ennemi un étendard et 22 chevaux ; rien ne peut exprimer la joie de nos Arabes en voyant ces trophées enlevés à cette redoutable cavalerie qui tant de fois les avait fait trembler. Après quelques nouvelles courses exécutées ensemble, nos auxiliaires Indigènes témoignèrent le désir de rentrer chez eux ; le général leur fit des présents, les renvoya en ne gardant auprès de lui qu'un Thaleb ou savant qui devait leur servir d'agent diplomatique auprès de la puissance française.

Livré à lui-même., le gouverneur voulut combiner un mouvement avec le colonel Géry qui commandait à Mascara. Il lui fit ordonner de venir fermer, avec toutes les troupes dont il pouvait disposer, le bas d'une vallée où une partie des Hachems s'étaient retirés. Lui-même devait la descendre en marchant vers Mascara droit au nord ; mais le mouvement manqua par suite d'une nuit froide et pluvieuse qui fatigua et retarda beaucoup les hommes et les chevaux : cependant chemin faisant on récolta encore quelque butin et les deux colonnes réunies rentrèrent enfin à Mascara, où celle du gouverneur reprit les vivres nécessaires à son retour à Mostaganem : elle suivit dans cette dernière retraite la vallée de l'Hamman, qui plus tard prend le nom de l'Habra, et enfin, après sa réunion avec le Sig, celui de la Macta. C'était une nouvelle direction à étudier, au moins pour la partie la plus méridionale, et l'on était sûr d'y trouver des fourrages pour la cavalerie. Abd-el-Kader continuait d'harasser ses troupes en ayant l'air de poursuivre avec un millier de cavaliers la petite armée française qu'il n'avait garde cependant de vouloir attaquer.

Le général Bugeaud rentra à Mostaganem après 55 jours de campagne, avec une perte d'un officier et de 25 hommes tués par le feu de l'ennemi et de 11 morts de maladie.

Pendant que les troupes françaises poursuivaient à outrance les tribus encore soumises à l'Émir, Milou-Ben-Aratch avait voulu punir les Medjeers de leur alliance avec les chrétiens : il tomba sur leurs adouars établis aux bords du Chélif, croyant avoir bon marché d'une population dont presque tous les guerriers suivaient la colonne française. Il réussit, en effet, à enlever une quarantaine de femmes et quelques troupeaux. Mais à cette nouvelle, tout ce qui restait parmi les Medjeers en état de porter les armes, se réunit, poursuivit les ravisseurs, et, après un nouveau combat, parvint à délivrer les prisonniers et à enlever même plusieurs chevaux à l'ennemi ; Milou Ben-Aratch avait laissé plus de 100 de ses soldats sur le champ de bataille.

La campagne terminée, le Gouverneur revint immédiatement à Alger, laissant au général Lamoricière le soin de compléter le succès de nos armes. L'Émir, toujours dans les environs de Mascara, épiait l'occasion de quelque surprise : à peine le départ de la colonne française lui eût-il donné quelque répit, qu'il avait déjà réparé ses pertes et rallié ses partisans ; il tomba d'abord sur nos alliés de la Iacoubia et les força de fuir dans le désert ; puis, quelques jours après, il tenta un heureux coup de main sur le troupeau de la garnison de Mascara, qui fut enlevé malgré l'énergique résistance de l'officier chargé de le surveiller, et qui, lui-même, fut fait prisonnier. Le gouverneur d'Oran, sentait combien l'Émir était encore redoutable ; il fallait être à portée de secourir les tribus qui s'étaient confiées à notre fortune, et épuiser l'énergie de ces redoutables Hachems, qui n'avaient pas encore donné signe de soumission ; il résolut alors de transporter son quartier-général à Mascara ; cette place avait reçu toutes les prises faites pendant l'été sur l'ennemi, et le jeune général comptait sur son activité et sa fortune pour procurer à ses troupes les vivres qui pourraient leur manquer. Avant d'exécuter cette audacieuse entreprise, qui devait avoir de si heureux résultats, il séjourna quelque temps à Oran pour surveiller les intérêts politiques de la province ; la portion des Douairs et des Smélas, qui avaient jusqu'alors combattu avec Abd-el-Kader, firent quelques ouvertures pour rejoindre les drapeaux de Mustapha, l'illustre chef de leur tribu : le général Levasseur appuya ces démonstrations par un mouvement offensif, et 284 tentes, 350 cavaliers bien montés, leurs femmes, leurs troupeaux vinrent s'établir sous le canon d'Oran : plusieurs autres tribus cherchaient aussi à se rapprocher de nous, pour jouir d'une tranquillité que nous seuls pouvions leur donner ; ceux que leur fanatisme éloignait à jamais des Chrétiens se décidaient à quitter un pays désormais leur conquête ; quarante ou cinquante familles, illustres parmi les Hachems, avaient déjà fait leurs préparatifs pour passer dans le Maroc : la ville de Tlemcen, où les Français avaient conservé de nombreux partisans, s'agitait et désirait notre retour. Ce fut au milieu de ces heureuses circonstances que le général Lamoricière, menant avec lui le Bey Osman, qui commandait son magzem, c'est-à-dire sa maison militaire, partit le 29 novembre de Mostaganem pour Mascara. Il était à la tête de 4.000 Français, tous hommes choisis, et dont le tempérament était bien fait au climat d'Afrique ; il conduisait avec lui un immense convoi d'effets et d'approvisionnements de toute espèce ; il contenait des moulins à bras, des instruments aratoires, des graines de légumes et de plantes fourragères, et tout ce qui pouvait aider à l'établissement des troupes pendant l'hiver qu'elles allaient passer loin des ressources de leur patrie ; ce n'étaient plus les dévastations de la guerre qu'elles portaient avec elles, c'était une colonie qu'elles allaient fonder ; les cavaliers marchaient à pied, menant par la bride leurs chevaux, chargés de ris et de bled ; les bœufs eux-mêmes, destinés à la nourriture des troupes, portaient les hamacs qui devaient leur servir de couches ; chaque fantassin, outre son sac et ses armes, portait encore pour huit jours de vivres ; une armée, ainsi embarrassée, paraissait peu propre aux combats ; cependant, attaqués dans un défilé étroit, les soldats posent leur fardeau par terre ; la charge sonne : l'ennemi, vivement abordé, abandonne ses morts et ses blessés, et n'ose plus reparaître ; la patience et le mépris de la fatigue semblaient être les qualités dominantes de l'armée quand il fallait marcher, et la valeur quand il fallait combattre.

On arriva le 1er décembre à Mascara ; l'Emir, effrayé d'un pareil voisinage, vida la plaine d'Églis, et se porta d'abord avec toutes ses forces régulières vers le bas Chélif, pour couper au général Lamoricière ses communications avec Mostaganem ; il fut tiré de cette attitude d'observation par les événements de Tlemcen, dont nous rendrons compte plus tard, et qui, dans les premiers jours de 1842, portèrent une rude atteinte à son influence.

A peine établi à Mascara, le général s'aperçut bien vite que, malgré tout ce qu'il avait pu apporter de vivres, malgré l'ordre et l'économie qui présidait à leur distribution, c'était à leurs fusils, comme disent les Arabes, que les troupes françaises devaient surtout demander leurs moyens de subsistance ; aussi, quand elles étaient en campagne, vécurent-elles presque constamment sur les silos des ennemis que l'habitude leur avait appris à connaître avec une grande facilité : le blé en nature remplaçait le pain dont on fait ordinairement la soupe, et cette alimentation ne parut jamais produire un mauvais effet sur la santé du soldat ; la division active sortit une première fois pour se procurer des vivres, le 5 décembre, et guidée par des renseignements exacts, elle arriva bientôt aux nombreux silos des Hachems, situés au sud-est de la ville, qui se trouvèrent si bien garnis, que les transports, devenant insuffisants, on fut forcé d'y séjourner pour les vider à plusieurs fois ; les Hachems vinrent nous attaquer vivement au retour ; mais leur aga et beaucoup de cavaliers sont tués, et ils se retirent découragés. Les jours suivants, l'armée continue ses recherches, ce qui amène de nouveaux combats, auxquels prirent part les réguliers de l'Émir, les Flittas et les Hachems ; ces derniers montraient généralement beaucoup de courage, et se précipitaient à l'envie sous la mitraille pour sauver leurs blessés et enlever leurs morts ; les ennemis éprouvèrent encore des pertes cruelles ; enfin une razzia, ruineuse pour deux tribus des montagnes, les Beni-Chougran et les Beni-Daho, les amènent à la soumission, malgré un bataillon régulier de l'Émir, placé au milieu d'elles et dont elles parviennent à se débarrasser ; mais le mauvais temps se déclare enfin ; la pluie tombe par torrents, et les chemins sont bientôt si mauvais que toute expédition lointaine devient impossible : heureusement que la période pluvieuse est de courte durée ; une forte gelée raffermit bientôt le sol, et permet aux cavaliers de battre la campagne pour chercher des fourrages. Pendant ce temps les tribus hostiles, refoulées dans les plus âpres montagnes, souffrent des maux inouïs ; chaque jour le froid enlève des femmes, des enfants et même des hommes ; leur patience est à bout, et plusieurs cavaliers arrivent à Mascara, sous prétexte de nous vendre des chevaux, mais, en réalité, pour tâcher de deviner quels sont nos projets ultérieurs ; ils retournent désespérés, en apprenant que les Français sont définitivement établis à Mascara ; les chefs, qui ne contiennent plus les tribus que par l'espérance d'une paix prochaine, feignent de vouloir entamer quelques négociations que le général repousse, en leur disant que tout préliminaire doit commencer par une soumission pure et simple. Le froid continue, une épaisse neige couvre la terre, et cet hiver, d'une rigueur inaccoutumée sous cette latitude, fait périr une multitude de bestiaux ; enfin, une lettre du général Bedeau, qui commandait à Mostaganem, annonce que la plus grande partie des tribus situées entre cette ville et Mascara, sont définitivement soumises, et que les autres ont fait des ouvertures ; les Hachems, presque seuls, avec un courage obstiné, continuent une lutte inégale, et se confiant dans la crue des rivières, causée par les neiges qui fondent pendant le jour, descendent dans la plaine pour trouver quelque nourriture à leurs troupeaux affamés ; un courrier, qui arrive à Mascara les pieds gelés, n'a que le temps de prévenir le général de leurs mouvements, et meurt du tétanos quelques heures après ; les troupes français quittent la ville à la tombée d'une nuit sombre et glaciale ; l'infanterie traverse un ruisseau à moitié gelé, ayant de l'eau jusqu'à la poitrine ; on tombe sur les campements des Hachems ; tout ce qui résiste est tué ; le reste se disperse ou est fait prisonnier ; le temps, qui menace de plus en plus, ne permet pas de pousser plus loin cette expédition ; les jours suivants, des torrents d'eau inondent les terrasses de Mascara, endommagées par la gelée ; des maisons s'écroulent, mais comme la ville est très considérable, nos troupes trouvent encore à se mettre à l'abri.

Cependant par un temps épouvantable, arrivent des députés des tribus nouvellement soumises, demandant protection contre Ben-Thamy qui, averti de leur alliance avec les Français, et craignant la contagion de l'exemple, s'était avancé centre elles jusqu'à Téliaounet, au nord-est de Mascara. Le froid a paralysé ses mouvements ultérieurs, mais il n'arrêtera pas les nôtres. Le général Lamoricière part au milieu de la nuit par un temps de gelée qui favorise la marche des troupes. Notre seule approche fait fuir l'ennemi, et l'on rentre à Mascara avec quelque butin. Ce jour-là même, 28 janvier, le général Bedeau arrive de de Mostaganem avec un convoi. La division commençait à manquer de sel, de sucre et de café, privations légères, et qui n'influaient en rien sur la santé des troupes ; malgré les fatigues excessives et le temps affreux qu'elles avaient essuyés, leur état sanitaire était meilleur que dans les villes de la côte, ce que le général attribuait à la suppression de toute liqueur alcoolique, dans la boisson des soldats.

A peine le général Bedeau venait-il de repartir pour Mostaganem, que l'on apprit que le chef des Hachems de l'est, ou Hachems-Charégas, furieux de la soumission des Bordjias, s'était jeté sur leurs tentes qu'il a dévastées, et se proposait de revenir leur faire une seconde visite ; Lamoricière juge qu'avant tout il faut protéger nos nouveaux alliés. Il part le soir même du jour où la nouvelle lui en est parvenue, arrive au point du jour après une marche de huit lieues, au milieu des spoliateurs qui, surpris à leur tour, voient d'immenses troupeaux et trente prisonniers tomber entre les mains des Français. L'on rentre à Mostaganem après avoir largement indemnisé les Bordjias des pertes qu'ils avaient éprouvées. Le lendemain, sur quelques indications données par des Coulouglis qui passent dans nos rangs, la division se remet en route pour chercher les magasins où Ben-Thamy a entassé ses munitions de guerre. La pluie, la crue des rivières retardent la marche ; on n'arrive aux magasins ennemis qu'à quatre heures du soir. Le Califat a eu le temps d'en vider la plus grande partie ; cependant nous trouvons encore dix-sept barils de poudre, quelques armes, et surtout d'abondants silos d'orge et de blé qu'on enlève. Le lendemain, les tentes des Hachems ont fui devant notre cavalerie. Quelques prisonniers nous apprennent que les familles d'Abd-el-Kader et de Ben Thamy, traînant à leur suite de nombreux serviteurs et une fraction considérable des Hachems, sont campés derrière une forêt que l'armée française avait devant elle. A cette nouvelle, le général Lamoricière se met en marche dans la nuit du 6 au 7 février. Dix-neuf Adouars sont enlevés avant d'avoir essayé de fuir ; beaucoup de parents de l'Émir et de son Califat, deux cent cinquante prisonniers et l'accompagnement obligé des troupeaux de bœufs et de moutons tombent en notre pouvoir. La division rentre à Mostaganem, encombrée de ses prises, et vidant encore quelques silos qu'elle trouve sur sa route.

La terrible tribu des Hachems avait éprouvé de grands désastres ; mais aucune de ses fractions n'étaient encore soumise ; seulement une partie de ceux de l'ouest, ou Hachems-Garabas, qui ordinairement dressent leurs tentes sur les bords de l'Oued-Hamman, avaient fait quelques ouvertures aux chrétiens, ce qui les avaient rendus suspects à leurs coreligionnaires. Ils occupaient un terrain difficile, où ils pouvaient se défendre contre la cavalerie de Ben-Thamy, si une fois leur soumission était complète. Pour la décider, Lamoricière va établir son camp entre l'ennemi et les populations musulmanes. Celles-ci alors n'hésitent plus, acceptent toutes nos conditions, et les Hachems voient enfin la défection se glisser jusque dans leurs rangs. Au lieu de chercher à la châtier, ils s'enfoncent au sud-ouest pour échapper à l'infatigable adversaire dont la brusque activité les désespère. Le général les suit de près : un détachement de réguliers veut protéger leur fuite en gardant un défilé. Les rapides dispositions de Lamoricière le cernent de toutes parts ; une partie des Arabes tombent sous nos coups. Le reste allait périr, quand leur chef se jette à la crinière du cheval du colonel Renaud, se fait reconnaître et demande quartier pour ceux de ses soldats qui vivent encore. Tout le détachement est fait prisonnier, et l'on s'empare de deux étendards ; mais le combat, quoique très court, a donné quelque avance aux populations fugitives ; elles se jettent dans des bois impraticables, puis se divisent en deux bandes, dont l'une va chercher un refuge chez les Djaffras et les Beni-Amer ; l'autre s'enfonce dans le sud à la suite de Ben-Thamy. Lamoricière les poursuit jusqu'au-delà de Saïda, les jette au nord-est, en s'emparant des traînards ; les Ouled-Kraleb, les Ouled-Aouf paient cher l'hospitalité qu'ils ont donnée aux fugitifs ; pour mieux les surprendre, le général feint un retour sur Mascara. Ces malheureuses peuplades ont une lueur d'espoir, et reviennent sur leurs pas. Tout-à-coup, la division remonte au sud, surprend leurs tentes, en enlève une partie avec des prisonniers de marque. Ben-Thamy qui n'a plus que quelques cavaliers à ses ordres, veut en vain tenter une émigration nouvelle. Plusieurs Adouars l'abandonnant reprennent, sous la protection de la colonne française, le chemin de leur patrie, et s'établissent sous les murs de Mascara.

Malgré ces défections partielles, le gros de la tribu reste dans une position hostile. Le général français a juré de vaincre cette résistance obstinée. A peine a-t-il repris des vivres à Mascara, qu'il se remet en campagne. Bien convaincus maintenant qu'ils n'ont à espérer ni repos ni trêve, la plus grande partie des Hachems, ceux surtout dont les parents sont nos prisonniers, se prononcent pour la soumission, et repoussent à coups de fusil le Califat d’Abd-el-Kader ; ils viennent se rendre à la colonne française qu'ils guident eux-mêmes contre le reste de la tribu. De nouveaux Adouars passent dans nos rangs. Enfin Ben-Thamy, abandonnant tout-à-fait une autorité qui lui échappe, quitte les tentes des Hachems-Garabas ou de l'ouest pour se réfugier chez leurs frères de l'est. On marche contre ces nouveaux ennemis qui, à leur tour, se retirent chez les Flitas : on reprend les projets du Gouverneur contre ces derniers. Pour avoir de plus grandes forces à lancer sur eux, le commandant de la province appelle auprès de lui, à Fortassa, le général d'Arbouville, qui, le 15 février 1842, avait remplacé à Mostaganem le général Bedeau parti pour Tlemcen. M. d'Arbouville, pour obéir à cet ordre, abandonne plusieurs tribus auxquelles il donnait la chasse sur les bords du Chélif, et qui déjà lui avaient fait quelques ouvertures. Les deux généraux combinent leurs mouvements pour envelopper la grande tribu des Flitas, centre de résistance à l'est de Mascara ; mais le mauvais temps dérange la marche des troupes ; les Flitas s'échappent et quelques Adouars seulement font leur soumission. Le général d'Arbouville reçoit bientôt la liberté de ses mouvements, et en profite pour reprendre ses projets sur le bas Chélif. Livré à lui-même, M. de Lamoricière, après diverses marches et contremarches exécutées avec une patience et une activité admirables, parvient enfin à envelopper, le 25 février, dans les hautes vallées de Médroussa, à quelques lieues à l'ouest de Tegdempt, un grand rassemblement des tribus fugitives. En vain les plus braves d'entre leurs guerriers veulent essayer de se défendre ; quatre-vingts des leurs tombent au premier choc, et douze mille têtes de bétail, un butin immense, plusieurs personnages importants deviennent la proie du vainqueur. Jamais razzia n’avait eu de pareils résultats. Mais une nuée épaisse descend vers midi du couronnement des montagnes, et envahit lentement la vallée ; elle se résout bientôt en une neige tombant à flocons pressés, et tous les sentiers disparaissent sous une couche d'un pied d'épaisseur ; les détachements de la division errent à l'aventure sans pouvoir se retrouver ; le canon même a perdu sa voix puissante, et ne se fait plus entendre qu'à quelques pas, tant le brouillard est dense et difficile à ébranler ; nos guides ne savent plus où ils sont ; la plupart des troupeaux que nous avions eu tant de peine à enlever, roulent au fond de précipices d'où il est impossible de les retirer ; la nuit vient mêler ses ombres à l'épaisseur de la nue ; le temps devient de plus en plus froid et mauvais ; les feux des bivouacs ne jettent plus qu'une flamme incertaine qui à chaque instant menace de s'éteindre ; vingt-trois prisonniers, plusieurs Français, presque tous les troupeaux qui nous restaient encore, tombent morts de froid dans cette nuit cruelle. Du moins les rigueurs de la nature arrêtent celles de la guerre ; il n'y a plus d'ennemis ; nos prisonniers nous servent de guides fidèles, et les Sdamas qui fuyaient devant nos baïonnettes, viennent dans notre camp chercher un secours qui ne leur sera pas refusé ; on leur abandonne pour apaiser la faim qui les dévore, la plus grande partie des troupeaux que nous avions pu sauver ; reconnaissants de ce bienfait, ils jurent de rompre à jamais avec ces malheureux Hachems, dont l'obstination a causé tant de maux. Quelques heures après un de leurs chefs nous ramène un détachement égaré de la veille, et sur le sort duquel on éprouvait les plus vives inquiétudes ; au même moment le brouillard se dissipe, et l'on aperçoit les murs de Frenda, ville que ses habitants ont évacuée, mais dans laquelle la division trouve pour la nuit un abri délicieux après tant de bivouacs passés sur la neige et la glace ; le général y accorde deux jours de repos à ses soldats.

Frenda, bâtie sur un escarpement de rochers, renferme dans son enceinte, une étendue considérable. De ses murailles l'œil embrasse un horizon immense ; située au nœud des trois vallées de Médroussa, de l'Oued-el-Tat et de l'Oued-el-Abd, presque au niveau des plateaux qui les séparent, cette ville est le centre du commerce du pays, et les habitants du désert y viennent échanger leurs laines et leurs troupeaux contre les grains que leurs sables leurs refusent.

Pendant le séjour du général à Frenda, des députés des habitants réfugiés dans les montagnes et de plusieurs autres petites tribus, vinrent traiter leur soumission ; « en voyant auprès de toi, lui dirent-ils, tant de Musulmans d'une haute piété, nous sommes assurés que ce n'est point à notre religion que tu fais la guerre ; mais sache, que si, comme jadis les Espagnols, tu avais attaqué notre foi, ce serait en vain que tu aurais amené contre nous l'Andalousie tout entière ; nul ne serait venu toi et nous aurions fui vers le désert d'où nos pères sont sortis. »

La révolte de l'année avait été très mauvaise, et Frenda n'offrit aucune ressource en vivres au général ; il n'en partit le 29 mars qu'après avoir renvoyé les prisonniers dont les tribus avaient fait leur soumission, et s'être assuré que de nombreuses populations s'étaient dirigé vers Mascara pour se mettre à sa disposition. Le long de sa route il recueillit beaucoup de familles éparses qui n'aspiraient plus qu'au repos, et des cavaliers lui arrivaient sans cesse, porteurs d'offres de paix et d'obéissance ; en arrivant devant Mascara, le 31 mars, il trouva la plaine d'Egris couverte de tentes ; la plus grande partie des Hachems, plusieurs parents de l'Émir ont eux-mêmes demandé à vivre sous nos lois : chaque jour quelques dissidents viennent se réunir aux populations soumises, et les Hachems consentent à livrer, comme contributions de guerre, 550 chevaux en bon état. De son côté M. d'Arbouville n'était rentré à Mostaganem qu'après avoir obtenu de nombreuses soumissions sur les bords de la Mina.

Ainsi, les populations de l'ouest de la Régence, qui les premières avaient élevé l'Émir sur le pavois, qui lui avaient constamment fourni les plus grandes ressources, avaient déserté sa cause ; tandis que les montagnards des environs d'Alger, qui avaient été soumis à sa domination plutôt qu'ils ne l'avaient désirée, tant de fois traqués par nos troupes, souffraient des maux inouïs plutôt que de manquer à la foi qu'ils lui avaient promise. C'est que la province d'Oran, est presque entièrement peuplée par des Arabes, les montagnes d'Alger par des Kabyles ; la différence des races explique la différence des manières d'agir ; « les Kabyles, dit le général Duvivier, sont rétifs à l'obéissance, surtout à la soumission, mais dès qu'ils ont engagé leur parole, ils la tiennent honorablement ; l'Arabe au contraire est essentiellement mobile de position et de caractère ; oubliant aujourd'hui le désir qui le dominait hier ; toujours voltigeant à cheval d'un point à un autre ; faisant même voltiger autant que possible, vers des stations diverses, sa tente, sa famille et ses troupeaux, accoutumés à courir à sa voix comme un escadron de cavalerie ; le mouvement est son besoin, la stabilité sa gêne, la plaine large et sans obstacle est son milieu. »

Nos derniers succès dans la province d'Oran, notre établissement à Mascara, l'alliance conclue avec les tribus des environs de Mostaganem, avaient retenti jusqu'à l'extrémité ouest de la Régence, où les populations souffraient impatiemment le joug de d'Abd-el-Kader, qui les épuisait d'hommes et d'argent, pour soutenir la lutte inégale dans laquelle il s'était si imprudemment engagé ; notre vieil et fidèle allié Mustapha avait conservé de nombreuses relations avec Tlemcen ; sa famille entretenait depuis longtemps des rapports d'amitié, avec celle d'un personnage important des alentours nommé Abdalla-Ben-Mohammet-Ouled-Sidi-Chigr, marabout d'une race antique et vénérée ; ce dernier profita de ces circonstances, pour se faire le centre des dispositions hostiles à l'Émir et lever enfin contre lui l'étendard de la révolte, dans les derniers jours de 1841 ; il fut immédiatement soutenu par des tribus nombreuses et puissantes qui le reconnurent pour leur chef : instruit de ce coup inattendu, Abd-el-Kader accourut à Tlemcen avec toutes les forces dont il pouvait disposer. Mais déjà l'insurrection avait jeté de trop profondes racines pour qu'il osa l'attaquer dès son arrivée, et l'inaction dans laquelle il fut forcé de se renfermer, finit par devenir fatale à sa cause. A la première nouvelle de cet événement qui en préparait de plus importants encore, le colonel Tempoure qui commandait à Oran, en sortit le 20 décembre pour se rapprocher de Tlemcen ; il avait avec lui Mustapha et ses Douairs ; mais un temps horrible et qui menaçait de devenir pire encore, les retint à deux ou trois journées d'Oran, dans un camp qui leur offrait du moins un terrain solide, du bois et de l'eau en abondance ; le 25, ils y furent visités par le propre frère d'Ouled-Sidi-Chigr, porteur de renseignements très précieux sur les forces dont ce dernier pouvait disposer, et sur les dispositions des tribus à son égard ; le lendemain le général Mustapha, intermédiaire naturel entre les Français et les Arabes reçut une lettre de notre allié lui-même, et du chef des Ghossels, tribu puissante et principal point d'appui du nouveau pouvoir. Dans la soirée du même jour, quelques cavaliers de la grande confédération des Beni-Amer vinrent offrir le concours de leurs forces, pour accompagner le colonel Tempoure à Tlemcen, que, disaient-ils, l'Émir était incapable de défendre ; on leur répondit que le mauvais temps rendait toute expédition impossible pour le moment, mais que dès les premiers beaux jours on mettrait à profit leur bonne volonté, et ils repartirent chargés de lettres de Mustapha pour leurs principaux chefs, que ce dernier connaissait presque tous personnellement ; bientôt les messagers se succédèrent d'heure en heure ; c'étaient des ennemis d'Abd-el-Kader, altérés par l'espoir de satisfaire des haines héréditaires, des Scheicks qui, l'ayant offensé et redoutant sa vengeance, appelaient de toutes leurs forces une autre domination. Enfin arriva une seconde missive d'Ould-Sidy-Chigr, annonçant qu'impatient d'avoir une entrevue personnelle, avec le général Mustapha et le chef des Français, il s'était mis en route pour venir lui-même les chercher. Le temps était affreux ; la neige tombait tous les jours ; impossible de songer à faire marcher l'infanterie ; mais après une longue conférence, les chefs résolurent de se porter en avant dès le lendemain 28 décembre, avec la cavalerie indigène seulement, pour épargner la moitié du chemin à un nouvel allié qui montrait déjà tant de bonne volonté ; heureusement que le temps s'éclaircit un peu pendant la nuit ; au point du jour Mustapha se mit en route avec ses cavaliers, sur une épaisse couche de neige, emmenant avec lui le colonel Tempoure, et trois autres Français, officiers d'artillerie qui formaient un petit état-major à ce dernier. Arrivés en vue des pentes nord des Monts Bouhaïd, qui forment la séparation des eaux du Rio-Salado et de l'Isser, ils commencèrent à découvrir les éclaireurs de l'armée d'Ould-Sidi-Chigr ; bientôt celui-ci parut en personne, dans toute la pompe de sa nouvelle dignité spirituelle et temporelle, accompagné de nombreux chefs de tribus et d'une escorte de trois cents cavaliers ; le reste de ses forces couvraient les Adouars des insurgés contre les entreprises de l'ennemi ; le général Mustapha fit alors ranger ses Douairs en bataille, pour recevoir avec plus de respect le chef pontife, qui s'avançait précédé de quatre drapeaux aux couleurs musulmanes ; les officiers de Mustapha qui composaient son avant-garde, mirent pied à terre et vinrent successivement baiser la main de l'illustre marabout ; bientôt les deux principaux personnages furent en présence ; et avec cet air calme et digne qui plaît tant aux Arabes, le général embrassa le marabout sur l'épaule et celui-ci le serra dans ses bras avec une tendresse toute filiale. Ce n'était que le prélude d'une cérémonie plus solennelle encore. Mustapha voulait sanctionner la ligue qui allait se conclure par un appareil imposant, qui put laisser des traces profondes parmi les guerriers qui allaient y assister ; les deux chefs et leurs escortes gravirent la montagne d'un pas rapide ; parvenus au sommet, ils virent se dérouler à leurs pieds le cours de l'Isser, la plaine de Tlemcen, les remparts et la citadelle de la ville, et dans le fond la chaine de l'Atlas qui servait de cadre au tableau ; c'était là que devait se jurer la nouvelle alliance. Un cercle se forme des personnages les plus importants : tous les cavaliers arabes entouraient leurs officiers ; le général avait voulu que le côté de Tlemcen resta libre, afin que la ville participa, pour ainsi dire, aux serments qui allaient être prononcés, et qu'Abd-el-Kader du haut de ses remparts fut témoin de cette déclaration d'une guerre implacable. Mustapha prit alors la parole : Parvenu, dit-il, au terme de sa carrière, ses vues ne sont plus de ce monde ; complètement désintéressé dans tout ce qui allait se passer, il n'avait plus qu'un désir, celui de contribuer à l'élévation de l'ancienne famille d'Ould-Sidy-Chigr, afin que sous la protection des Français, elle pût faire le bonheur des Arabes, qu'Abd-el-Kader sacrifiait à son ambition insensée ; le marabout lui répondit par un discours en forme de prière, et composé de versets, dont les derniers mots étaient répétés par tous les assistants ; les quatre européens complètement étrangers h la langue et aux mœurs des indigènes, ne savaient trop quelle contenance conserver au milieu de toutes les cérémonies orientales ; mais on savait que derrière eux résidaient toutes les forces de la France, et cette seule idée les rendait en réalité les personnages les plus importants de la conférence ; à défaut des paroles qu'il ne pouvait prononcer, le colonel Tempoure offrit à Ould-Sidy-Chigr des présents qu'il avait eu soin d'apporter, et qui furent acceptés avec reconnaissance et admiration.

A cette conférence un peu théâtrale, en succéda une autre d'un genre plus sérieux. Mustapha s'entretint longuement et en secret avec les principaux chefs, sur les mesures à prendre, et l'on se sépara en se promettant mutuellement d'entrer en campagne dès que la saison le permettrait. Mustapha et le colonel rentrèrent dans leur camp après une course de vingt lieues exécutée dans un jour, par des chemins affreux, et sans que cette excellente cavalerie arabe parût ressentir la moindre fatigue. Le lendemain le mauvais temps reprit, et les eaux qui grossissaient toujours menaçant d'interrompre les communications avec Oran, on prit le parti de se retirer sur cette dernière ville. Dans le bivouac qui suivit cette première journée, un envoyé des Lagnats, portion des Beni-Amer, vint supplier le général Mustapha de marcher au secours de cette peuplade qui fuyait en masse le territoire d'Abd-el-Kader. Malgré un temps affreux, son grand âge, et les douze jours de fatigues accablantes qu'il avait essuyées, Mustapha revint sur ses pas le 31 au matin, et dépassa même de quatre lieux son ancien campement, pour recueillir plus tôt la tribu fugitive. Il la rencontra dans un état de souffrance difficile à décrire. Des femmes, des enfants, des hommes même, étaient morts de froid en traversant des montagnes glacées ; leurs parents les portaient avec eux pour leur donner plus tard la sépulture. Enfin Mustapha et ses protégés rejoignirent la colonne française vers minuit, et l'on établit nos nouveaux alliés dans les environs de nos avant-postes, et ils purent nourrir leurs nombreux troupeaux où goûter enfin un peu de tranquillité. Ainsi se termina cette petite expédition poussée jusqu'à cinq lieues de Tlemcen, sans avoir tiré un seul coup de fusil.

Prévenu de l'importance des événements, le général Bugeaud, avec cette activité et cette résolution dont il ne cessa de donner des preuves dans cette guerre, vint avec des renforts débarquer à Mers-el-Kébir dans la nuit du 13 au 14 janvier 1842. De son côté, Abd-el-Kader ayant fait sa jonction avec son Califat Bou-Hamedi, profitant de la crue des eaux qui paralysaient tous nos mouvements, était tombé sur la confédération insurgée dont une partie avait été ramenée sous le joug. Ould-Sidy-Chigr, notre nouvel allié, se rapprocha précédemment de nos avant-postes. Les Beni-Amer furent rançonnés et pillés, et plusieurs de leurs chefs tombèrent entre les mains de l'Émir, qui fit dire à Mustapha que les têtes de ses amis l'attendraient à Tlemcen, menace qui heureusement ne fut pas exécutée. Pendant ces nouveaux succès d'Abd-el-Kader, le général Bugeaud s'indignait contre le mauvais temps qui le retenait dans les murs d'Oran. Il ne put entrer définitivement en campagne que le 24 janvier. Arrivé sans équipage de pont sur les bords du Rio-Salado, il le trouva encore si gros, qu'il parut difficile de franchir ce premier obstacle. Le général imagina de couper plusieurs grands arbres qu'on jeta au travers de la rivière ; on les assujettit avec des pieux, puis chaque soldat d'infanterie fit une fascine dont ils se chargea, et réunis en bataillons, ce qui les faisait ressembler à une forêt marchante, ils vinrent défiler devant la rivière, et jeter leur fardeau sur les arbres couchés et l'on forma ainsi une espèce de pont, sur lequel l'infanterie passa d'abord sans encombre, puis cinq cents chameaux, trois cents mulets, et enfin toute l'artillerie de montagne et les bagages. Sur la rive gauche du Salado, Ould-Sidy-Chigr qui accompagnait l'armée française, la quitta pour aller rallier ses partisans. D'autres torrents furent franchis de la même manière ; mais sur les rives de l'Isser, on ne trouva ni arbres ni broussailles. Heureusement que cette rivière était beaucoup moins profonde que celles laissées derrière. Les cavaliers de Mustapha prirent chacun un fantassin en croupe ; les mulets des équipages, les chevaux des officiers, ceux mêmes du gouverneur, furent également employés à traverser l'infanterie. Un cordon formé par les gendarmes maures et par un détachement de chasseurs recueillait au-dessous du gué les hommes entraînés par les eaux, sage précaution qui sauva beaucoup de soldats dont les chevaux s'étaient abattus, renversés par les pierres que roulait le torrent. Après avoir de même traversé la Sicka, le corps expéditionnaire fit halte sur le champ de victoire du 6 juillet 1836 ; il y fut assailli par une pluie mêlée de grêle et de neige, fouettée par un vent d'ouest très violent. Un bois servit de refuge aux troupes, et leur fournit du feu pour adoucir les rigueurs d'un bivouac glacé. Le lendemain arriva Ould-Sidy-Chigr avec soixante cavaliers ; c'était tout ce qu'il avait pu réunir parmi les nombreuses tribus soulevées naguère pour sa cause. Ses partisans avaient été dispersés par Abd-el-Kader, mais il espérait qu'ils viendraient peu à peu le rejoindre à Tlemcen. On marcha sur cette ville. L'Émir l'avait abandonnée la veille, en forçant les malheureux restes d'une population naguère considérable à le suivre dans les précipices et les déserts. On y retrouva sa fonderie, ses canons, ses boulets, ses obus, essais grossiers mais ingénieux d'un art encore naissant. C'était peu pour le général Bugeaud d'avoir conduit l'armée à Tlemcen ; il fallait l'y nourrir, et ce fut toujours la question la plus difficile dans nos guerres d'Afrique. On parvint à découvrir des silos pleins de blé, et à réorganiser les anciens moulins d'Abd-el-Kader. Les habitants de la ville échappés des mains de l'Émir pendant la marche, rentraient peu à peu pour s'établir tant bien que mal dans leurs maisons en ruines. Les troupes françaises s'étaient emparé des mosquées, du Méchouar et s'y trouvaient assez commodément. Mais l'ennemi campait aux portes de la ville, interceptait les vivres, gênait les communications. Après les premiers soins donnés à l'installation de la petite garnison qui devait s'assurer de la place, le gouverneur qui venait d'apprendre qu'Abd-el-Kader avait paru à l'ouest, partit sur ses traces le 2 février. A quelques lieues de Tlemcen on délivra des populations nombreuses entraînées de force par les ennemis. Dans la nuit du 5 au 4, le gouverneur envoya nos nouveaux auxiliaires, qui connaissaient bien le terrain, s'embusquer sur l'extrême frontière, au point où elle est coupée par la route de Tlemcen à Ouehda, première ville du Maroc, et dans la matinée suivante, Mustapha et ses cavaliers furent lancés à la poursuite de l'Émir qu'ils rencontrèrent à l'ouest de la Tafna, dans un village où il avait passé la nuit. L'attaque eut lieu sur-le-champ ; l'ennemi perdit vingt-cinq hommes tués, six prisonniers, un drapeau, et se réfugia derrière la frontière du Maroc, qui servit de limite à la poursuite de Mustapha. De retour à Tlemcen, le gouverneur en repartit le [8 pour marcher sur Sebdou, petite place située derrière l'Atlas, où l'Émir avait entassé tout ce qu'il avait pu soustraire aux vainqueurs. Bou-Hamedi qui l'occupait avec deux cents chevaux l'avait évacuée la veille. On y trouva sept canons en bronze provenant de la fonderie de Tlemcen qui furent envoyés en France. L'Émir avait dépensé des sommes énormes pour les vains essais qu'une seule marche de nos troupes livrait entre nos mains. Les remparts de Sebdou qui étaient solides et bien bâtis furent démolis pierre par pierre, le gouverneur n'ayant point de poudre pour les faire sauter. On gémit de voir la destruction suivre ainsi partout nos pas, et l'on se demande s'il n'eût pas mieux valu laisser subsister des constructions que les Arabes ne défendaient jamais, et que nous avions l'espoir de pouvoir occuper plus tard d'une manière permanente. Pendant notre séjour à Sebdou, quelques tribus des environs apportèrent de l'orge pour les chevaux. Elles avaient eu la confiance de rester dans leurs habitations qui furent scrupuleusement respectées. Les jours suivants furent consacrés à amasser dans Tlemcen tous les vivres recueillis dans les alentours, et l'on parvint ainsi à assurer, non sans peine, la subsistance de la garnison pour vingt-cinq jours. Le gouverneur la mit sous Je commandement du général Bedeau, arrivé récemment de Mostaganem avec des renforts. Il laissa le général Mustapha pour le seconder, et reprit le chemin d'Oran en traversant le territoire des Beni-Amer, avec lesquels il régla toutes les conditions de la future alliance. Ils offrirent au général, au bord d'un ruisseau, un repas à la manière antique, composé d'un énorme plat de bouillie arabe, surmonté d'un mouton rôti tout entier. Toutes les troupes eurent des vivres en abondance. Le gouverneur trouva à Oran les chefs de ces terribles Garabas, si longtemps le fléau des environs d'Oran, et qui cette fois venaient définitivement se soumettre. « Nous avons été les ennemis les plus acharnés des Français, dirent-ils, nous serons dorénavant vos amis les plus fidèles ; quand vous l'ordonnerez, nous marcherons avec vous ; nous brûlerons de la poudre à votre service et nous saurons mourir s'il le faut ; nous demandons à faire partie du Magzen d'Oran sous les ordres du général Mustapha. » On leur accorda leur demande, et nos nouveaux alliés portèrent à dix-huit cents les cavaliers qui obéissaient au vieux général. Ces forces, d'une extrême mobilité, étaient presque suffisantes pour maintenir toute la province en respect, et la défendre contre l'Émir.

A peine le Gouverneur avait-il quitté les environs de Tlemcen, qu'Abd-el-Kader y avait reparu, à la tête de quelques aventuriers recueillis dans le Maroc. Il vit fuir encore une fois devant lui son compétiteur Sidy-Chigr, qui se montrait plutôt un esprit fin et prudent qu'un guerrier bien redoutable ; heureusement il avait pour son bras droit son ami Mustapha, dont les troupes firent éprouver coup sur coup deux sanglantes défaites à l'Émir, malgré des prodiges de valeur de la part de ce dernier, et le repoussèrent jusques sous les murs de Nédroma son refuge habituel et qui cette fois ferma ses portes au vaincu.

Le général Bedeau pour fortifier les bonnes dispositions des habitants de cette ville, vint camper sous ses murailles ; il était arrivé de Tlemcen sans tirer un coup de fusil, aussi pas la moindre dévastation n'avait été commise et l'entrée de Nédroma fut interdite aux troupes pour prouver aux Indigènes tous les ménagements que l'on voulait garder pour leurs mœurs. Le général reçut dans son camp les notables de la ville, et les chefs de quelques tribus environnantes et essaya de les réunir dans une ligue contre l'Émir ; il en exigea des otages pour la sûreté de la promesse qu'ils firent de le repousser même par la force, s'il tentait de nouveau de pénétrer chez eux. Après avoir jeté un coup d'œil sur les environs de Nédroma, qu'il trouva fertiles et peuplés de beaux villages Kabyles, le général revint au sud, où il avait appris qu'Abd-el-Kader avait reparu, et pillé quelques-uns de nos alliés à l'aide des tribus du Keff, territoire montagneux et difficile, situé à l'ouest de Tlemcen dont les habitants, confiants dans leurs affreux rochers, ne s'étaient jamais soumis à aucun des pouvoirs qui avaient dominé la Régence ; cette fois on les poursuivit jusqu'au fond de leurs repaires ; les cavaliers de Mustapha mirent pied à terre, gravirent les rochers comme de véritables Kabyles et soutenus de l'infanterie française, ils firent un grand butin et beaucoup de prisonniers. Les Beni-Amer qui combattaient alors sous notre bannière se distinguèrent aussi dans cette affaire ; mais nous avions eu à lutter contre un ennemi qui semblait se jouer de toutes ses défaites. On n'en finirait pas si l'on voulait raconter toutes ses tentatives, toutes ses courses. A peine le général Bedeau était-il rentré dans Tlemcen, qu'il apprit que les environs de el-Bredj étaient ravagés par l'Émir ; il marchait de ce côté quand des cavaliers, accourant à bride abattu, lui rapportèrent qu'un ramassis de Kabyles, d'Arabes, de Marocains, soutenus de 200 réguliers, mettait à feu et à sang le pays situé entre Oran et Tlemcen ; le général français prenant avec lui la partie la plus mobile de ses troupes, revint sur ses pas à marches forcées et se trouva tout-à-coup sur les bords de la Sicka, en face d'une multitude d'ennemis, heureusement plus âpres au pillage que braves aux combats ; les réguliers seuls mirent quelque énergie dans leur attaque. Le reste s'arrêta aux premières volées des obusiers français ; la nuit mit un terme à l'engagement, et sauva l'ennemi des coups des autres corps de l'armée qui arrivaient en toute hâte pour lui couper la retraite. Le lendemain dès les deux heures du matin, on reprit la poursuite de ces bandes qu'on ne put joindre, et qui gagnèrent le Maroc, avec une faible perte. La division de Tlemcen, n'avait perdu que très peu d'hommes par le feu de l'ennemi, mais elle était écrasée de fatigue ; elle fut alors accrue de quelques bataillons tirés d'Oran et de Mostaganem, qui traversèrent tout le pays sans brûler une amorce ; ce renfort était bien nécessaire, car le général Bedeau était loin d'avoir terminé sa tâche ; le 27 avril deux émissaires lui annoncèrent que Nédroma-était bloqué par l'Émir ; une partie des forces musulmanes était établie au Col de Bab-Taza qui défend les approches de la place ; cette position fut forcée par les Français le 29, et les bandes ennemies se dispersèrent encore une fois. Arrivé devant la ville, le général Bedeau félicita les habitants de leur courageuse résistance, et leur confia les otages qu'il exigea des tribus voisines ; celle des Traras établie au nord-est, aux bords de la mer, s'était seule tenue à l'écart ; elle fut l'objet d'une nouvelle expédition du général Bedeau, qui, le 15 mai, pénétra les montagnes qui lui servaient de repaire ; après quelques coups de fusil essuyés principalement par la cavalerie de Mustapha, la colonne fouilla tous leurs villages, et les chefs vinrent faire leur soumission entre les mains du général ; on traversa dès lors leur territoire sans y causer le moindre dégât, ce qui étonna beaucoup les Kabyles, accoutumés à voir le vainqueur user et abuser de ses droits ; l'Émir du reste leur avait persuadé que les Français ne faisaient la guerre que pour massacrer les hommes, et emmener les femmes et enfants prisonniers en France ; on trouva dans les replis des montagnes, plus de vingt beaux villages très bien bâtis, entourés de jardins et de champs parfaitement cultivés ; les habitants en étaient actifs, industrieux et guerriers ; c'étaient eux, en très grande partie, qui avaient livré au général d'Arlanges les sanglants combats de 1856 ; c'était chez eux que l'Émir avait constamment trouvé le principal point d'appui de son pouvoir dans l'ouest de la Régence ; cette fois, leur soumission fut sincère et durable, et ruina les dernières espérances d'Abd-el-Kader dans l'ouest. Il se vit au même moment enlever les ressources qu'il tirait du Maroc, par les négociations que le général Bedeau avait ouvertes avec le kaïd d'Ouchda, pour se plaindre des hostilités de ses administrés. L'Émir était de plus obsédé par les plaintes des Hachems, ruinés par la division de Mascara, et qui conjuraient leur chef de voler à leur secours. Il prit donc le parti de confier à Bou-Hamedy 600 chevaux, pour se maintenir comme il le pourrait dans le cercle de Tlemcen, et à la tête du reste de ses troupes, il se dirigea vers l'est, en suivant la lisière du Désert ; Bou-Hamedy était trop faible pour tenter quelque chose ; il se tint à l'écart, et l'ouest de la Régence jouit aussi d'un peu de tranquillité.

Le général Bedeau en profita pour faire quelques établissements à Tlemcen, où tout était à créer ; cette malheureuse ville se repeuplait peu à peu, mais seulement de Musulmans, un décret du gouverneur en ayant banni tous les Européens qui n'appartenaient pas à l'armée. Avant le commencement de l'hiver, on y avait créé des magasins pouvant renfermer les vivres nécessaires à la consommation de 4.000 hommes pendant dix mois, des habitations commodes pour tous les officiers, des écuries pour les chevaux ; on traçait et l'on construisait la route qui devait joindre Oran et Tlemcen ; on jetait un pont sur le Rio-Salado, et les Français signalaient enfin, par des bienfaits, leur présence sur cette terre que la guerre avait si cruellement dévastée.

En rendant compte plus tard des événements dont la province d'Alger était alors le théâtre, nous dirons les motifs qui engagèrent le maréchal Bugeaud à revenir encore une fois à Oran, où il débarqua le 28 avril 1842 : il y appela M. de Lamoricière et sa division active, avec laquelle il comptait remonter le Chélif, pour la réunir par terre aux troupes qui opéraient dans le centre de la Régence. Le général d'Arbouville, qui avait pris le commandement de Mascara, en était parti le 27 avril pour se porter au sud ; mais la nouvelle s'étant répandue qu'Abd-el-Kader, chassé des environs de Tlemcen par le général Bedeau, allait reparaître dans la plaine d'Egris, le gouverneur voulut lui opposer un général qui connût parfaitement le terrain sur lequel il devait opérer, et nul ne pouvait mieux remplir son but que le jeune et brillant commandant de la Province ; il renvoya donc M. de Lamoricière dans le sud, portant au général d'Arbouville l'ordre de se rendre à Mostaganem pour y rallier le gouverneur et raccompagner vers la Métidja.

M. de Lamoricière, menant avec lui le général Mustapha et plus de 2.000 cavaliers auxiliaires, se porta jusqu'à quarante lieues au sud d'Oran, pour rabattre, chemin faisant, les tribus rebelles, sur le général d'Arbouville, qui opérait alors, vers Saida, vingt lieues plus à l'est ; ces mouvements combinés amenèrent la soumission d'une portion des Djaffras, et des Hachems Garabas qui s'étaient réfugiés chez eux ; les deux divisions, marchant à une journée l'une de l'autre, se réunirent le 10 mai à Mascara, où le général d'Arbouville avait reçu la veille l'ordre du gouverneur, Mustapha reprit le 11 le chemin d'Oran avec les auxiliaires des environs de cette ville.

Resté seul avec sa division à Mascara, M. de Lamoricière en partit le 15 mai, le même jour où le gouverneur quittait Mostaganem ; les deux expéditions marchaient toutes les deux à l'est par des mouvements parallèles ; après un jour consacré à la réconciliation des Iacoubia et des Hachems, le commandant de Mascara se porta contre les Flitas, dont à peine une faible fraction avait fait une soumission incomplète ; après quelques Adouars enlevés ou amenés à composition, la masse de la tribu évacua le pays, et la division française se rabattit sur Tegdempt, en partie rebâti et repeuplé, où quelques chefs Hachems et d'autres tribus hostiles réunies aux débris des troupes régulières de la maison de l'Émir, formaient encore un noyau de résistance organisé. : en s'en approchant, la colonne française eut à soutenir quelques petits combats qui coûtèrent cinq ou six hommes à l'ennemi ; ce fut tout ce qu'il tenta pour défendre les approches de Tegdempt, où les Français entrèrent pour la seconde fois le 25 mai ; le fer et le feu détruisirent de nouveau cette malheureuse ville, dont quelques maisons sortaient à peine de leurs ruines : pendant son séjour à Tegdempt, le général reçut des députés des tribus qui avaient commencé leur soumission, lors de l'expédition de février, que le mauvais temps avait rendue si pénible, et qui venaient alors en régler les conditions définitives ; ces affaires terminées, l'armée française se porta au sud, sur les traces de la grande émigration des Flitas et d'une partie des Hachems réfugiés sur le territoire Ouled-Chérif : ces derniers avaient promis au général de se soumettre dès que sa présence leur donnerait l'assurance de pouvoir le faire sans danger.

Au sud de Tegdempt s'étend un immense plateau, élevé de onze cents mètres au-dessus du niveau des mers, appelé le Serzous, et qui, sous différents noms, se prolonge au sud de presque toute la Régence ; sans cesse balayée par les vents, pierreuse, stérile en bois et en céréales, cette plaine nourrit néanmoins une herbe touffue et donne naissance à de nombreux cours d'eau, qui vont arroser le Tell, entre autres à la Mina, qui en précipite un volume d'eau déjà considérable par une cascade de quarante mètres de hauteur perpendiculaire ; c'est là que manœuvra le général Lamoricière du 24 au 30 mai ; dans les diverses courses qu'il fit à droite et à gauche pour reconnaître le pays, il s'approcha des Sabaïom-Aïoun, où des soixante-dix fontaines, source principale du Chélif ; il y reçut la soumission de plusieurs tribus, et parvint, non sans peine, à concilier les vieux différents qui les divisent de temps immémorial et à les réunir dans une grande ligne contre l’Émir et ses lieutenants. Quant à l'émigration des Flitas et des Hachems-Cheragas, premier but de sa course, elle avait trop d'avance pour qu'il pût espérer la rejoindre. Satisfait d'avoir organisé une ligne de défense entre les ennemis rejetés dans d'affreux déserts, et les peuplades soumises du Tell, il revenait à Mascara par la vallée de Médroussa, quand des envoyées de la Iacoubia lui annoncèrent qu'Abd-el-Kader, renvoyé du Maroc par l'Empereur, désespérant de se soutenir aux environs de Tlemcen, avait tourné par le Désert le pays soumis, et s'était jeté chez les Djaffras, avec 150 ou 200 cavaliers dévoués ; il avait entraîné sous peine toute cette tribu, dont seulement quelques Adouars avaient fait leur soumission, et chez laquelle résidaient beaucoup de Hachems insoumis ; avec ces forces, il s'était porté dans la plaine d'Égris, au milieu de populations nouvellement rentrées chez elles, et qui goûtaient à peine quelques moments de repos ; plusieurs familles, dont les cavaliers marchaient à la suite du général Lamoricière, avaient été enlevées avant d'avoir songé à ce qu'elles devaient faire ; d'autres s'étaient réfugiées sous le canon de Mascara, ou sur les rives abruptes et difficiles de l'Hamman. Lorsque ces nouvelles parvinrent au général français, il était au milieu des tribus nouvellement soumises, dont la fidélité cependant ne parut pas un instant ébranlée ; impatient de voir par lui-même le véritable état des choses, il se porta à marches forcées à Mascara, où en arrivant le 2 juin, il trouva le général Mustapha et ses braves compagnons, accourus au premier bruit du retour de l'ennemi commun. Abd-el-Kader n'avait garde de se commettre avec de pareils adversaires ; il s'était retiré chez les Djaffras, abandonné dans sa fuite par plusieurs familles qui revenaient trouver leurs parents et amis dans la plaine d'Égris ; le commandant de la Province se concerta avec Mustapha, et organisa une colonne mobile, principalement composée des Turcs de Mostaganem, qui, sous les ordres du capitaine d'artillerie Bousquet, devait veiller pendant son absence à la sûreté de la campagne ; puis, ne voulant pas laisser à l'Émir un instant de repos, il se remit en campagne et arriva le 5 mai sur le Tagria, où il fut rencontré par des députés de la Iacoubia, qui le prévinrent qu'à la suite d'une razzia exécutée dans leur territoire, où quelques-uns de leurs Adouars avaient été successivement pris et repris, l'Émir s'était dirigé à l'est avec 200 cavaliers, abandonnant comme à l'ordinaire les tribus soulevées à toute la vengeance des Français ; ce fut donc contre les Djaffras, que le général dirigea tous ses efforts ; Traînant à leur suite le frère et les oncles d'Abd-el-Kader et une masse de population que ces émigrations perpétuelles réduisaient dans un état déplorable, les Djaffras évacuèrent leur pays, et se retirèrent vers les Schots, au sud de Saïda ; la colonne française les suivit de près, et le général ne voulant pas s'aventurer dans ces déserts inhospitaliers, établit son camp à Aïn-Sfid, onze lieues au sud de Saïda, certain qu'en fermant à l'émigration le retour du pays cultivé, la faim l'amènerait bien vite à composition.

« Aïn-Sfid, dit M. de Lamoricière, est situé dans un pays entièrement aride et déboisé ; une bordure de joncs le long d'un ruisseau, quelques touffes de ces herbes coriaces que les Arabes appellent dys et alpha, une autre nommée achra, et dont la racine brûle assez bien, voilà toutes les ressources en végétation qu'offrait le pays ; à deux lieues derrière moi j'avais laissé les derniers champs d'orge des Djaffras ; devant moi s'étendait à perte de vue une contrée plus aride encore, et à l'horizon brillait au soleil la surface du Schot, qui n'est point encore à sec, ni même partout guéable à cette époque de l'année ; telle était la contrée où ma présence à Aïn-Sfid rejetait la nombreuse population des Djaffras et des Hachems avec leurs troupeaux affamés. » Bien certain que les fugitifs ne pourraient tenir longtemps dans une situation pareille, le général organisa des caravanes composées de 3 à 4.000 chevaux et autres bêtes de somme, qui allaient et venaient chaque jour des champs d'orge des Djaffras au camp français pour nourrir la nombreuse cavalerie de Mustapha et de la ligue de la Iacoubia. Ainsi l'ennemi était rejeté dans le désert sans que nous y fussions tout-à-fait engagés ; cette position qui pouvait durer indéfiniment de notre côté, amena bientôt le découragement de l'ennemi. Dès le premier jour, quelques Djaffras avaient fait des ouvertures de paix ; mais le général ne voulait les entendre que quand les chefs se présenteraient eux-mêmes ; ils hésitèrent pendant trois jours, mais finirent par promettre de rentrer dans leurs cantonnements, derrière le camp français. Enfin, le 12 juin au matin, toutes les tentes se mirent en mouvement à la fois, et la tribu vint défiler devant le général et le Bey Osman, en exécutant des fantasias et des courses équestres en signe de soumission et de confiance. Les chefs promirent d'entrer dans la ligue des Iacoubia qui depuis longtemps nous était dévoués.

Les Hachems, abandonnés de leurs alliés, mais influencés par les parents de l'Émir, se décidèrent à mettre le Schot entre leurs tentes et leurs persécuteurs. Surpris par des orages, au milieu de ces marais saumâtres, beaucoup de bestiaux y furent engloutis ; des femmes, des hommes mêmes y périrent ; et pour comble d'infortune, les tribus du désert vinrent piller les malheureux émigrants. Leur énergie était épuisée ; un de leurs chefs se chargea d'écrire au général Lamoricière pour lui annoncer que les derniers restes d'une tribu, naguère si puissante, allaient reprendre la route de Mascara et se rendre entièrement à discrétion. Les plus proches parents de l'Émir, presque seuls, mais bien pourvus de chameaux, s'étaient enfoncés encore davantage dans les plaines sablonneuses du sud.

De retour, le 17 juin, à Mascara, ou rien d'important ne s'était passé pendant son absence, le général apprit que l'Émir était alors chez les Flitas, seule tribu qui lui offrit encore un secours avoué ; rejoint par Ben-Thamy et par tous les débris des émigrations de l'est, il avait encore avec lui 800 cavaliers éprouvés et fanatiquement dévoués. Il pouvait, par quelque rapide coup de main, écraser quelques-unes des tribus soumises de la Basse-Mina et du Chélif, dont les cavaliers avaient accompagné le gouverneur aux environs d'Alger. Le général en concevait une assez vive inquiétude, qui fut heureusement dissipée par le retour de M. d'Arbouville à Mostaganem. Les populations soumises des environs de Tegdempt étaient aussi exposées aux coups de l'Émir ; mais c'était à la division de Mascara à les protéger, et elle se porta sur Fortassa, où elle séjourna du 22 juin au 26 juillet ; son chef reçut une lettre du général d'Arbouville, annonçant sa prochaine entrée en campagne contre les Flitas et Abd-el-Kader. Sûr alors que ce dernier aurait assez d'occupation sur les bras pour ne plus penser à inquiéter les populations alliées, il se décida à monter encore une fois sur le Serzous pour arriver jusqu'à Gougilah, bourgade principale d'un oasis fertile, située aux pieds du Djebel-Nador, dont les dernières pentes sont arrosées par le Susselem, rivière qui finit par se perdre dans les sables, mais qui conserve encore un filet d'eau à quelque distance des montagnes dans les plus grandes chaleurs de l'été. L'oasis de Gougilah est habitée par les Ouled-Krélif, tribu populeuse, la plus avancée dans le sud de celles qui obéissaient régulièrement à l'Émir. Au-delà on ne trouve plus que des sables, et la région alors incertaine d'Aïn-Madhi. C'était à Gougilah qu'Abd-el-Kader avait entassé tout ce qu'il avait pu sauver des villes de Mascara et de Tegdempt ; il voulait y établir le nouveau centre de son pouvoir, qu'avec une constance admirable il réorganisait en arrière des points occupés par nos armes. Cette dernière position centrale entre Médéah, Miliana et Mascara, mettait l'Émir à même d'agir avec une égale facilité dans les provinces d'Oran et d'Alger ; toutes les terres des Ouled-Krélif, susceptibles de culture avaient été ensemencées l'hiver dernier ; les Arabes y avaient emmagasiné en silos tous les blés qu'ils avaient pu emporter de Tell. Avant cependant de s'engager aussi loin, le général Lamoricière chercha à se ménager l'appui des Arars, puissante tribu, qui pouvait, disait-on, mettre en campagne jusqu'à 4.000 cavaliers errants sur un immense territoire, à l'ouest de Gougilah. Elle possède plus de 30.000 chameaux au moyen desquels elle franchit des distances énormes avec une rapidité incroyable ; elle se divise en Arars Chéragas et Arars Garabas, Arars de l'ouest, Arars de l'est, ainsi que plusieurs autres tribus de la Régence ; jamais elles n'avaient été complètement soumises à l'Émir, ce qui donnait au général français plus d'espoir de former avec eux une alliance. En effet, ils s'étaient déjà réunis pour lui envoyer une députation, qui était alors à sa recherche ; la rencontre eut lieu sur les pentes du Serzous : le général leur promit de leur livrer les moissons et les silos des Ouled-Krélif ; c'était un appas tout puissant pour les Arars ; le traité fut bientôt conclu ; le 12 juillet, pendant que la colonne française traversait le désert, elle fut rejointe par 1.500 cavaliers Arars, et quatre mille individus de toute espèce qui lui servaient de guide et d'escorte ; on arriva le 14 au matin sous Gougilah, bâti comme un nid d'aigle au sommet d'un rocher escarpé ; le misérable butin que renfermait les 2 ou 300 baraques qui composaient le village fut bientôt enlevé. Les Arars, leurs femmes, leurs enfants, se mirent avec une prestesse admirable à moissonner les récoltes et à vider les silos des Ouled-Krélif ; des caravanes arrivaient à chaque instant, amenant de nouveaux moissonneurs qui remplaçaient ceux qui partaient chargés. Les Ouled-Krélif, témoins de la dévastation de leur territoire, se décidèrent enfin à faire leur soumission : mais il était trop tard pour leurs intérêts ; néanmoins le général parvint à faire leur paix avec les Arars, et tous promirent de résister bravement aux tentatives de l'Émir : le général monta au sommet du rocher de Gougilah, et là, son regard embrassant une immense étendue, n'aperçut partout que les sables du désert ; à 12 ou 15 lieues à l'est, on lui fit distinguer, aux dernières limites de l'horizon, une rangée de collines ou le général Changarnier venait alors de livrer le glorieux combat de Zouilan, et au sud-est ses dernières crête du Djebel Sahari, au pied duquel coule le Taguin, sur les bords duquel s'étaient refugiés les débris de plusieurs émigrations : le général renonça à les poursuivre sur ce nouveau terrain ; tous les renseignements recueillis lui annonçaient que, décimés par la soif et la faim, menacés du pillage par les autres tribus du désert, les émigrés avaient manifesté l'intention de rentrer chez eux. En effet, dans son retour à Mascara, où il arriva le 24 juillet, il fut rejoint par quelques réguliers de l'ennemi et par cinq cents tentes des Hachems Chéragas, annonçant que le reste de l'émigration les suivait de près ; la colonne française ne ramena avec elle que 46 malades, malgré 56 jours de bivouac et les fatigues excessives qu'elle avait endurées ; l'air vif et frais de Serzous avait été très favorable à la santé des troupes. Beaucoup de soldats, indisposés en y arrivant, s'y étaient rétablis comme par enchantement. Il était temps cependant de leur donner quelque repos ; la chaleur était brûlante, et les sources presque partout desséchées. Les circonstances en décidèrent autrement.

Les partisans de l'Émir, rejetés par cette dernière expédition jusqu'au fond des déserts, se hâtèrent de sortir d'une position intolérable, dès que le retour des français leur rendit la liberté de leurs mouvements ; l’Émir recruta parmi eux de nouveaux soldats ; après une pointe sur Thaza, il revint à l'ouest, et tomba sur les Ouled-Krélif, qui déjà pillés par nos auxiliaires, subirent de leur ancien maître une razzia plus ruineuse encore ; les Arars eux-mêmes, craignant d'entamer une lutte inégale, s'enfoncèrent à l'ouest, et abandonnèrent un champ libre à l'Émir ; d'autres tribus oublièrent leurs serments et se laissèrent entrainer à sa suite. Ces nouvelles, arrivant coup sur coup à Mascara, donnèrent beaucoup à penser au général ; il voulait continuer les travaux commencés pour réparer les ruines de la ville ; il craignait qu'une nouvelle campagne, dans une pareille saison, n'influa sur la santé des troupes, jusqu'alors excellente. Mais quand il apprit le 15 août qu'Abd-el-Kader venait de piller la ville de Frenda, qu'il s'était établi chez les Krallafas, dévoués à sa cause, tout près de Tegdempt, et menaçait les tribus soumises, il n'hésita plus, et partit le 15 août par une chaleur brûlante ; il était le 20 à Médroussa, d'où le seul bruit de son approche avait chassé l'Émir ; toute la population nomade, attachée à la fortune de ce dernier, s'était de nouveau enfoncée dans le désert ; avant de les y poursuivre, le général convoqua à Médroussa les contingents des Arars, des Sdamas, des Iacoubias, moins pour se servir de cette cavalerie, plus propre au pillage qu'au combat, que pour les compromettre de plus en plus avec l'Émir et leur ôter toute velléité de le rejoindre ; Pendant cette conférence, ce dernier qui avait conservé autour de sa personne un corps de cavaliers d'une mobilité extraordinaire, surprit et dévasta quelques détachements des Arars ; le général sentait, qu'accorder un plus long repos à un rival tel qu'Abd-el-Kader, c'était s'exposer à perdre dans quelques jours le fruit de tant de fatigues et de sang répandu ; il renvoya tous, les cavaliers auxiliaires, afin qu'ils pussent protéger leurs familles, et reprit la route du désert pour y chercher l'ennemi. Mais comment joindre ces cavaliers infatigables, errant dans des plaines immenses, où rien ne gardait trace de leurs passages ? La colonne française épuisa vainement et ses vivres et ses forces à les poursuivre, prévenu enfin qu'il avait laissé derrière lui cet ennemi qu'il croyait en avant, le général Lamoricière fit brusquement volte-face, et revint vers le Tell ; il allait monter le col qui sépare les deux régions, quand il aperçut enfin toute la cavalerie de l'Émir, au nombre d'un millier de chevaux, rangés sur la hauteur ; ils n'acceptèrent pas le combat, mais se mirent à la suite des Français, tiraillant avec l'arrière-garde ; on arriva ainsi dans la vallée de la Mina, où voulant profiter du passage de la rivière par le général Lamoricière, l'Émir engagea une escarmouche qui ne tourna pas à son avantage ; cette seule affaire engagea l'ennemi à se tenir plus à distance, mais il n'en resta pas moins dans le pays, épiant le moment du départ de la colonne, pour recommencer ses ravages ; il était évident qu'il n'y avait plus qu'une force permanente qui pût assurer la domination française dans ces régions. Le général français se détermina à établir sur l'Oued-el-Haddad un camp qui fut occupé par trois bataillons d'infanterie et 210 chevaux, deux pièces d'artillerie, sous les ordres du colonel De la Torre ; le reste des troupes reprit le chemin de Mascara, ramenant avec elle beaucoup moins de malades qu'on ne l'eût supposé.

De son côté le général d'Arbouville avait poursuivi les Flitas sans leur laisser ni trêve ni relâche ; un des premiers résultats de sa campagne fut de forcer J'Emir à quitter le pays pour se réfugier au sud, où il retrouvait la division de Mascara, comme nous l'avons raconté ; débarrassés de cette influence une portion des Flitas se soumit enfin ; mais le manque de vivre força bientôt le général d'Arbouville à reprendre la route de Mostaganem ; obliquant à l'est dans ce retour, il traversa un pays tout-à-fait nouveau, montagneux, haché, d'une manière extraordinaire ; les Kabyles qui l'habitaient ne cessèrent d'attaquer la colonne pendant les deux jours mis à traverser leur territoire ; la colonne éprouva une perte de soixante-dix hommes environ ; dès qu'on fut arrivé dans un terrain plus ouvert, les chasseurs exécutèrent plusieurs charges et rendirent largement aux Kabyles tout le mal qu'ils nous avaient fait.

La dernière pointe de M. de Lamoricière dans le désert n'avait pas eu de résultat ; il n'avait, il est vrai, éprouvé aucun revers, mais il n'avait obtenu aucune soumission ; Abd-el-Kader conservait toujours à sa suite un noyau de soldats réguliers autour desquels s'étaient groupés la tribu entière des Krallafas et une multitude d'émigrés venus de tous les points de la Régence ; ce rassemblement qui comptait plus de 50.000 âmes, reparut encore dans le Tell dès que la colonne française en fut repartie. Le détachement du camp de l'Haddad était trop faible pour tenir la campagne devant un ennemi si nombreux ; la division de Mascara se remit donc en route le 10 septembre 1842, pendant que son chef avait été conférer le gouverneur, débarqué à Mostaganem ; il fut résolu que le général Mustapha et ses douairs iraient soutenir la colonne agissante de Mascara ; Le général Lamoricière vint se remettre à sa tête au camp de l'Haddad, où déjà elle était arrivée ; Mustapha Le rejoignit peu de jours après ; les deux généraux remontèrent encore une fois la Mina, refoulant la grande émigration jusqu'aux sources du Chélif ; l'Émir était au désespoir de ne pouvoir accorder un seul moment de repos à ces nombreuses populations qui mourraient pour sa cause ; jugeant qu'il leur serait plus utile en essayant une diversion sur les derrières de l'armée française, il les abandonna à leur fortune dans le désert, et prenant avec lui les soldats réguliers qui lui restaient encore, il essaya sur plusieurs tribus soumises une suite de razzias, exécutées avec une rapidité dont il avait seul le secret ; pendant que le général Lamoricière le croyait devant lui dans le désert, il se portait à marches forcées jusque sur les bords de la mer vers J'embouchure du Chélif où il surprit et dévasta, le 16 septembre 1842, les Arribis auxquels il conservait une haine particulière ; puis franchissant une espace de vingt lieues dans une seule marche, il vint tomber comme la foudre sur les Ouled-Krouidem, auxquels il massacra 300 hommes et dont il enleva tous les troupeaux ; une nouvelle marche de vingt lieues en un jour, le. porte par la vallée de l'Oued-Kar, chez les Sdamas dont les troupeaux s'étaient aventurés au débouché de leurs montagnes ; il les enlève ainsi que beaucoup de femmes et d'enfants et tue une quarantaine d'hommes ; mais les Sdamas rentrent bien vite dans leurs défilés, s'y retranchent, et leur courageuse résistance fait éprouver à l'Émir une perte de vingt-quatre soldats ; abandonnant une proie trop difficile, il va déposer ses prises et ses bagages chez les Béni-Ourack, dans les défilés les plus sauvages de l'Ouarenséris ; puis revenant immédiatement sur ses pas, il se cache avec la partie la plus mobile de sa troupe sur les bords de la Mina, probablement non loin de Fortassa ; pendant quelques jours on ne savait plus ce qu'il était devenu ; mais de nouveaux ravages le décèlent ; il sort de sa retraite à la tombée de la nuit du 20 septembre, et arrive le lendemain à la pointe du jour à la bourgade d'El-Bordj, éloignée de 15 lieues de son point de départ, et à 5 lieues seulement de Mascara ; la population d'El-Bordj avertie à temps s'était retirée dans les montagnes ; il massacre onze malheureux qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir et les enterre sous l'incendie des habitations ; à l'approche de la garnison de Mascara il se retire en toute hâte, et va se cacher de nouveau -dans les gorges de l'Ouarenséris.

L'épouvante avait glacé tous les alliés de la province d'Oran ; ils envoient des députés au commandant le conjurant de revenir les protéger contre l’Émir ; le général les reçut sur le plateau du Serzous où il se trouvait déjà ; revenir sur ses pas était se condamner à une guerre défensive ; il répondit donc aux tribus suppliantes qu'elles avaient des armes pour combattre les faibles forces que l'Émir menait dans ses expéditions ; que s'il s'était présenté lui-même aussi mal accompagné dans le commencement ne la guerre, elles auraient bien su lui résister ; qu'elles se défendissent donc contre l'Émir, et que toute connivence ou toute faiblesse à son égard serait plus tard sévèrement punies ; indépendamment de la réalisation immédiate de ses projets, à laquelle il tenait beaucoup, le général pensait qu'il était bon que les populations se commissent sérieusement avec leur ancien maître.

Après avoir ainsi renvoyé les députés, M. de Lamoricière s'enfonça dans le désert, à la suite de la grande émigration ; il voulait la fatiguer, s'il ne pouvait l'atteindre, l'éloigner de plus en plus du Tel], seul territoire d'où elle put tirer quelque ressource et dégoûter les populations de ces promenades dans le Sahara, par les misères qui en sont inséparables ; il menait avec lui les alliés des expéditions précédentes, les Arars et les Ouled-Katif, attirés par l'espoir du pillage, et conduisant de nombreux chameaux qu'ils espéraient bien ramener chargés de butin ; la célérité de ces auxiliaires ne les rendait pas les ennemis les moins redoutables pour les fugitifs ; le 24 septembre 1842, le colonne campa au 70 Fontaines ; le 25 et le 26, elle chemina sur le plateau et atteignit par, des marches successives de sept lieues, les rives de Susselem et les puits de Smir ; le mauvais temps la retint un jour entier dans ce dernier campement ; précédée par les cavaliers auxiliaires elle arriva le 28 à Chellala et à Ben-Hamman, non loin des montagnes du même nom ; ces deux bourgades sont entourées de bonnes murailles ; les environs en sont occupés par des jardins délicieux et des terrains fertiles, où les partisans de l'Émir avaient entassé d'immenses magasins de grains qui devinrent la proie des Français et de leurs alliés ; les prisonniers qu'on y recueillit donnèrent des détails sur l'émigration ; elle s'était divisée en deux parties ; l'une se dirigeant à l'est, devant être au sud de la province de Tittery, où elle pouvait rencontrer quelques-unes des colonnes françaises qui opéraient de ce côté ; le général Lamoricière l'abandonna à sa fortune ; l'autre partie marchait au sud vers le haut Taguin, et la division de Mascara s'attacha à sa poursuite ; elle arriva le 50 septembre au matin, après une marche de nuit pour éviter la chaleur à Raz-el-Ayumfa-Taguin, Oasis abondamment arrosée, située à 23 lieues au sud et un peu à l'est de Thaza, et à 60 de Mascara ; c'est un campement précieux pour les Arars, les Ouled-Katif, les Ouled-Cheib, les Ouled-Nail, tribus environnantes qui s'en disputent souvent la possession les armes à la main ; la colonne y séjourna une journée entière, rendue pénible par une chaleur excessive et par un vent du désert qui soulevait une poussière suffocante ; il fut suivi immédiatement d'une pluie diluvienne ; le général ne dépassa pas Ayuma ; il désespérait d'atteindre l'émigration et il eut été imprudent de s'avancer davantage dans le désert ; il était du reste très important d'avoir quelques nouvelles de l'Émir laissé si loin en arrière ; il revint donc vers le Tell par une marche parallèle à l'arrivée, mais par une route plus à Test ; il traversa successivement Medrem, il côtoya le marais où se perd le Susselem ; il traversa le Nahr-Ouassel c'est-à-dire le fleuve naissant à Ben-Temza. Enfin le 7 octobre 1842 au matin, il campait à Mekra-el-Kreil sur les bords du Tell, lieux qu'il connaissait déjà.

C'est là qu'il fut rejoint par les Arars et les Ouled-Katif, qui l'avaient quitté quelques jours auparavant pour mettre leur butin en sûreté, et qui trouvaient la société des Français trop fructueuse, pour vouloir encore l'abandonner ; ils ramenaient à vide plus de 5.000 'chameaux qui devaient être chargés aux dépens des tribus hostiles. Avec cette nombreuse escorte le général descendait le Riou, vendant les silos à droite et à gauche de la route, et s'établissait vers les onze heures pour le reste de la journée, non loin des ruines de Loko ou Loha, quand un Arar à demi dépouillé arriva au galop, en criant qu'Abd-el-Kader et sa cavalerie enlevait tous les chameaux dispersés aux environs pour recueillir leurs chargements de blé ; c'était en effet l'Émir, qui poursuivi par les plaintes des tribus immolées à sa cause, tentait une démonstration pour les secourir ; le général Mustapha et le chef des Turcs, Ibrahim sautèrent à cheval, rallièrent leurs hommes et fondirent sur l'ennemi sans perdre un moment ; trois bataillons d'infanterie française allégés de leurs sacs "les suivaient au pas de course ; ils arrivèrent cependant trop tard pour prendre part au combat ; l'ennemi n'avait pu soutenir l'attaque de nos auxiliaires et avait été rompu dès le premier choc ; Mustapha le poursuivit à outrance, l'accula aux abords d'un ravin presque infranchissable ; c'est là que la confusion fut épouvantable et la mêlée sanglante ; le cheval de l'Émir s'abattit parmi les rochers ; il eut toutes les peines possible à se sauver, et l'on fut quelque temps sans savoir s'il était mort ou vif ; un de ses conseillers les plus intimes fut tué, un officier supérieur de sa cavalerie fait prisonnier, un autre eut son cheval tué sous lui, mais ne fut reconnu ni parmi les morts, ni parmi les prisonniers. Pendant que les auxiliaires dépouillaient les morts et se gorgeaient de butin, les chasseurs et les spahis tournèrent l'obstacle qui avait été si désastreux pour l'ennemi, le poursuivirent durant plus de deux heures en lui faisant éprouver constamment de nouvelles pertes ; elles se montèrent en totalité à cent seize hommes tués ou faits prisonniers : on lui avait enlevé trois guidons de sa cavalerie ; de notre côté nous perdîmes un Arar et deux spahis ; quelques-uns de nos auxiliaires furent blessés.

Le général français n'était encore qu'à trois lieues du champ de bataille de Loha, quand il vit arriver à son camp une immense caravane comptant au moins huit milles chameaux ; c'était des tribus du Désert qui venaient faire leur provision ordinaire de grains dans le Tell ; ils s'adressaient aux Français comme aux maîtres du pays ; les silos des ennemis leur fournirent un ample chargement, et pour comble de bons procédés, la colonne française les convoya jusqu'au Désert, leur domaine naturel ; et arrivés là, dit le général, les chameaux, si embarrassés dans les chemins pierreux et accidentés du Tell, une fois rendus à leurs sables, franchissent en peu de jours des distances énormes. Après cette dernière opération, la division de Mascara rentra à son quartier général ; l'ennemi ne pouvait pas cependant se flatter d'avoir un moment de repos ; des bords du Riou, le général Lamoricière avait eu connaissance de la division de Mostaganem, qui poursuivait à outrance les indomptables Flitas qu'on ne pouvait amener à une soumission complète ; ils avaient évacué leur pays devant le général d'Arbouville, et celui-ci qui avait pour douze jours de vivres les poursuivait chez les tribus où ils s'étaient réfugiés.

A peine les troupes de Mascara avaient-elles prises quelques jours de repos, que le général les ramena vers la haute Mina, où elles arrivèrent les premiers jours de novembre 1842 : il y fut bientôt rejoint par les députés des Krallafas, cette tribu qui avait émigré tout entière, et qui demandait maintenant à faire sa soumission ; les envoyés firent au général la peinture la plus affreuse des maux éprouvés pendant leur fuite ; pendant quatre jours ils n'avaient eu à boire que cette eau saumâtre, qui si souvent en Afrique remplace l'eau douce des autres pays ; toutes ces souffrances avaient causé parmi les Krallafas une si grande mortalité que deux milles personnes étaient mortes dans quelques jours ; les émigrés s'étaient rapprochés du Tell dès que le retour de la colonne française le leur avait permis, et ils avaient rencontré Abdel-Kader fuyant après sa déroute de Loha, avec les débris de sa cavalerie régulière ; l'Émir avait fait tous ses efforts pour les maintenir sous son influence ; mais l'excès de leurs misères ne leur avait laissé d'autre sentiment que le désir de les voir cesser ; les Krallafas reprirent la route de leur pays, rapportant les cadavres de quatorze de leurs chefs les plus illustres et les plus vénérés, et se remirent tout-à-fait à la discrétion du général ; ce dernier les traita avec beaucoup de bienveillance ; il leur permit de rentrer chez eux, les admit au nombre des alliés de la France, à condition que tous les chefs viendraient faire acte de soumission entre ses mains et qu'ils enverraient des otages à Mascara, et enfin qu'ils mettraient en culture les terrains qu'il leur désignerait ; cette soumission complétait celle de tout le pays à l'ouest de la Mina. L'hiver s'approchant, le général rentra à Mascara le 17 novembre 1842, après avoir essuyé une pluie de sept jours qui n'eut pas cependant l'influence pernicieuse qu'on en redoutait pour la santé des troupes.

Dans le courant de 1842, les hostilités en s'éloignant d'Oran, avaient rendu aux environs de cette ville une sécurité complète ; elle en profita pour accroitre rapidement sa prospérité ; les troupes qui l'occupaient consacrèrent leurs loisirs à des travaux d'amélioration qu'elles poussèrent avec activité et intelligence ; mais les lents progrès du bien-être, donnent peu de matière à l'historien et aucun fait digne d'être rapporté ne se passa de ce côté dans les années 1841 et 1842.