HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

TOME SECOND

 

LIVRE SIXIÈME. — LE MARÉCHAL VALÉE, GOUVERNEUR.

 

 

Rupture avec Abd-el-Kader. — Irruption des Arabes dans la Métidja. — De part et d'autre, on se propose à pousser vigoureusement la guerre. — Prise de Cherchel par les Français. — Le 12 mai 1840, le maréchal Valée force le Ténia de Mouzaïa. — Il occupe Médéah et Miliana. — Plusieurs combats sanglants avec les réguliers de l'Émir. — Le maréchal Valée remplacé par le général Bugeaud. — Commencements de la guerre dans la province d'Oran. — Beau fait d'armes de Mazagran. — Le général Lamoricière commande à Oran. — Intrigues et tentatives d'Abd-el-Kader dans la province de Constantine. — Affaires du désert. — Bou-Azis-Ben-Gannah. — Considérations sur la partie est de la Régence. — Le général Négrier revient y commander.

 

A sa rentrée dans Alger, le duc d'Orléans fut reçu avec des acclamations de triomphe ; cette longue course à travers des pays inconnus aux modernes, sur les traces de Jugurtha, de Marius et de Bélisaire, frappait vivement l'imagination et semblait une prise de possession définitive de l'Algérie. Heureux d transports qui éclataient de toutes parts, le prince offrit sur l'esplanade de Bab-el-Oued un immense banquet à tous ses compagnons d'armes ; aux félicitations mutuelles sur le passé se mêlaient les phis brillantes espérances sur l'avenir ; la France était désormais sans rivale en Afrique ; la renommée en vola jusqu'au désert et l'Émir sentit son influence blessée à mort. Cependant cette expédition était en réalité plus brillante qu'utile, puisqu'elle nous ouvrit une communication que nous ne reprîmes plus : ce serait être injuste d'un autre côté, que dans faire l'unique cause du renouvellement des hostilités qui éclatèrent bientôt après. Il semble que par la paix de la Tafna, l'Émir n'avait voulu que nous donner l'occasion de détruire Achmet-Bey dont il convoitait l'héritage ; depuis la prise de Constantine ses démarches tendaient de plus en plus à la guerre ; au mépris de ses engagements il avait envoy6 un corps de troupes dans la province de Constantine, et ses émissaires parcouraient les montagnes de Bougie et de Gigelly, prêchant la guerre contre les chrétiens. À vrai dire, la paix n'avait paru bien établie que pendard ses expéditions aventureuses dans le désert. A peine de retour, il avait employé toute son influence pour éloigner de nous la population arabe vivant sur notre territoire. Les Douairs et les Zmélas dont il avait éprouvé la bravoure étaient surtout l'objet de ses intrigues ; beaucoup de leurs jeunes gens fanatisés par ses menées avaient rejoint ses étendards ; cependant le gros de la tribu nous fut fidèle. Il avait ensuite interdit à ses administrés tout commerce avec la garnison d'Oran. Quelques tribus qui avaient enfreint ses défenses avaient vu leurs chefs saisis et décapités ; sa haine avait surtout éclaté contre les malheureux Coulouglis de Tlemcen, que nous avions eu l'imprudence de confier à sa générosité. La guerre sainte avait été prêchée dans les mosquées de Mascara et de Miliana et une vive fermentation régnait dans toute la Régence ; mais comme au milieu de toutes ces manifestations, la correspondance de l'Émir était pleine de protestations pacifiques, le maréchal avait pris le parti de faire toutes les concessions compatibles avec l'honneur de la France ; un événement funeste vint bientôt prouver qu'il fallait renoncer à toute espérance de paix. Les Hadjoutes avaient continué leurs brigandages, et presque toutes les réclamations du maréchal pour en obtenir le redressement étaient depuis quelque temps sans résultat, mais du moins le sang de nos soldats n'avait el encore coulé, quand le 10 novembre, Te chef de bataillon Raphel, commandant le camp de Laleg dans la partie ouest de la plaine, fut averti qu'un parti d'Arabes semblait vouloir enlever le troupeau de bœufs appartenant à l'administration de la guerre, qui paissait dans les environs. Pendant que les troupes prenaient les armes, M. Raphel monta à cheval et, suivi seulement d'un lieutenant de chasseurs et de six cavaliers, se porta du côté des brigands. A peine était-il arrivé à quelque distance, dans un lieu couvert de broussailles, qu'une décharge de mousqueterie renversa mort les deux officiers et presque toute leur suite ; deux chasseurs restés seuls debout accoururent à bride abattue donner l'alarme au camp, mais quand les troupes arrivèrent sur le théâtre de ce lâche assassinat, les brigands avaient disparu emportant les têtes du commandant et de ses malheureux compagnons. Un pareil attentat commis par des sujets de l'Émir demandait une éclatante réparation ; celui-ci ne se pressa pas de la donner ; enfin huit jours après il adressait au maréchal Valée la lettre suivante, renfermant une déclaration de guerre positive.

Louanges à Dieu.

De la part de Saïd-Hadji Abd-el-Kader — que Dieu le protège et le rende victorieux —, à l'excellence d'Alger, le maréchal Valée.

Le salut, la miséricorde, la bénédiction soient sur celui qui suit la vérité.

Votre première et votre dernière lettre nous sont parvenues, nous avons compris leur contenu.

Je vous ai déjà écrit que les Arabes de la Régence étaient tous d'accord et qu'il ne leur reste d'autres paroles que la guerre sainte ; j'ai employé tous mes efforts pour changer leur idée, mais personne n'a voulu de la durée de la paix ; ils ont tous été d'accord pour faire la guerre sainte et je ne trouve d'autre moyen que de les écouter, pour être fidèle à notre chère loi qui le commande ; ainsi je ne vous trahis pas et vous instruits de ce qui est ; renvoyez mon oukil d'Oran pour qu'il rentre dans sa famille.

Tenez-vous prêt à ce que tous les Musulmans vous fassent la guerre sainte, car s'il arrive quelque chose, je ne veux pas être accusé d'être un traître ; je suis pur et jamais il n'adviendra par moi quelque chose de contraire à la droiture de notre loi.

Écrit à Médéah, lundi soir 11 du Ramadan 1255.

 

Le maréchal reçut la lettre de l'Émir seulement deux jours après qu'elle eut été écrite ; alors les troupes de ce dernier, au nombre de plusieurs milliers, passaient la Chiffa et envahissaient notre territoire. À ce même moment le commandant de Bouffarick faisait partir deux convois de vivres escortés chacun par une trentaine de fantassins et un lieutenant, et destinés, l'un au blockhaus de Mered sur la route de Blida, l'autre au camp de Laleg. Ils furent attaqués tous les deux par un millier d'Arabes à une lieue de leur point de départ. Le lieutenant du convoi de Mered, le jeune Roman, forma ses voitures en carré, y renferma ses hommes qui surent par un feu bien nourri tenir les ennemis à distance, jusqu'au moment où la garnison du camp de Bouffarick vint les dégager. Ce détachement ne perdit qu'un seul homme, le brave lieutenant dont la présence d'esprit avait sauvé ses troupes, et qui fut tué raide d'une balle dans la tête. Le convoi de Laleg fut moins heureux ; soit que son chef se fut laissé surprendre, soit qu'il n'ait pas eu la précaution de se retrancher derrière ses voitures, toute l'escorte fut exterminée et le convoi enlevé. Ce malheur aurait dû rendre plus prudent ; il n'en fut pas ainsi : le lendemain le successeur du malheureux Raphel au camp de Laleg, aperçut dans la plaine un corps de 1,500 Arabes ; il marcha contre eux avec un détachement de 200 hommes, qu'il eut l'imprudence de déployer en tirailleurs ; les Arabes façonnés par Abd-el-Kader commençaient à être plus redoutables que nos officiers n'étaient portés à le supposer. Les 200 Français furent attaqués avec une vigueur qui fit bientôt sentir à leur commandant qu'il pourrait payer cher sa témérité ; il voulut alors former ses troupes en carré et battre en retraite, mais il ne put exécuter son mouvement sans quelque désordre, l'ennemi redoubla d'acharnement ; le détachement fut écrasé et 105 officiers ou soldats restèrent sur la place. Le reste, dont plusieurs étaient grièvement blessés, rentra précipitamment au camp. Bientôt les Arabes se trouvèrent sous le feu de l'artillerie qui en garnissait les retranchements ; le canon tirait sur eux à mitraille ; en un instant le devant du camp se couvrit de cadavres et de débris et la plaine de chevaux effarouchés et galopant sans maître. Repoussés sur ce point les Arabes concentrèrent tous leurs efforts contre un seul blockhaus sans pouvoir réussir à l'enlever ; après de nouvelles pertes éprouvées par la mousqueterie, ils repassèrent la Chiffa avant la nuit.

Une attaque simultanée avait eu lieu dans la partie est de la plaine, où les Européens avaient établi leurs premiers essais de culture et de colonisation. Le 20 novembre, des nuées d'Arabes débouchèrent par les gorges de Beni-Moussa, et l'alarme se répandit dans toutes les fermes situées au pied de l'Atlas. Les colons se réfugièrent dans les camps occupés par les troupes, ou dans des maisons crénelées offrant quelques moyens de résistance ; tous ceux qui ne prirent pas ces précautions furent massacrés ou emmenés dans l'intérieur ; les bâtiments abandonnés par leurs propriétaires devinrent la proie des flammes. Sur la pente nord des montagnes, les indigènes habitant notre territoire furent pillés, les hommes tués, les familles contraintes d'émigrer dans l'intérieur. Les troupes des camps trop peu nombreuses, formées en grande partie d'infanterie, devant, avant tout, protéger des positions renfermant un matériel précieux, ne se mouvant qu'avec une extrême lenteur, étaient presque sans action sur des cavaliers insaisissables, qui se trouvaient partout, lorsqu'il y avait quelque chose à piller ou à détruire, et nulle part lorsqu'on voulait les combattre. La meilleure tactique contre de pareils ennemis était la défense individuelle de toutes les habitations occupées par les colons, et la plupart remplirent courageusement leur tâche ; MM. de Vialar, Tobler, de Montaigu, se barricadèrent chez eux, et mirent à profit les armes et la poudre que le gouvernement leur avait fournies. Derrière ces forteresses improvisées, se pressait une population arabe et européenne, qui ne rivalisait que de bravoure ; leur contenance en imposa à l'ennemi ; tous les colons qui se défendirent furent dégagés par l'armée avant que leurs maisons fussent forcées. Au premier bruit de cette irruption, tout ce qu'Alger comptait de troupes disponibles se transporta aux avant-postes ; la garde nationale, passée en revue par le maréchal, présentant un effectif de 1.100 hommes, fut seule chargée du service de la place ; elle prenait les armes pour la défense de ses foyers ; elle s'acquitta de sa mission avec zèle et exactitude. De jeunes Juifs demandèrent des armes et une organisation qui leur permit de contribuer à la défense commune. Les camps de l'ouest de la plaine, qui ne protégeaient rien, furent évacués et leurs forces concentrées à l'est.

Tels furent les événements de la fin de novembre 1859, déplorables sans doute, mais bien moins importants que la presse et la peur ne se plurent à les représenter. Aucun poste fortifié ne fut pris par les Arabes ; la perte des colons se borna à 20 ou 25 personnes de tués et le dégât matériel, d'après l'estimation qui en fut faite plus tard, ne dépassa pas 80 ou 100.000 francs. Bientôt les troupes disponibles se formèrent en patrouilles, qui battirent la plaine et forcèrent le gros des ennemis à l'évacuer. Des groupes de cavaliers arabes continuèrent cependant à s'y montrer successivement sur divers points, cherchant des occasions faciles de meurtres et de pillage. Quelquefois les deux partis se rencontraient, et il s'en suivait des combats qui ne tournaient pas à l'avantage des Arabes ; le colonel La Fontaine, à la tête du 62e de de ligne, leur tua beaucoup de monde dans l'une de ces escarmouches, et, le 14 décembre, le général Rulhières, en conduisant un convoi au camp de Blida, trouva l'occasion d'une affaire importante. Il laissa s'engager l'ennemi le plus possible, en ne lui ripostant que faiblement ; quand il fut bien à portée, l'artillerie ouvrit son feu, les chasseurs de l'escorte chargèrent ; en un instant tout fut sabré et dispersé. Dissimuler une partie de nos forces, pour n'en faire usage que lorsque l'ennemi se serait compromis, telle fut la tactique qui marqua tous nos succès en Afrique, mais que notre vivacité française ne nous permet pas toujours d'employer.

Le 14 au soir, le général Rulhières, avec son convoi, entra dans le camp de Blida ; mais il fallait encore ravitailler la ville et la citadelle dont les communications étaient interceptées. Le lendemain, à quatre heures du matin, le général attaqua et repoussa une nuée d'ennemis, qui, au premier coup de fusil, étaient descendus des montagnes voisines. Le convoi fut introduit dans la citadelle, et l'on profita du surcroit de forces qui s'y trouvait momentanément pour en réparer les conduits de fontaine que les Arabes avaient coupés. Vers les 9 heures du matin, un bataillon régulier d'Abd-el-Kader voulut s'opposer au retour de la colonne française à Bouffarick ; quarante-neuf coups de canon, dont quatre à mitraille, le tinrent à distance, et l'escorte du convoi effectua sa retraite dans un ordre parfait.

Le maréchal prit à son tour la campagne à la tête d'un petit corps d'armée qu'il était parvenu à rendre disponible. Le 30 décembre 1859, il était à Bouffarick, surveillant l'infanterie régulière de l'Émir, campée sur les dernières pentes de l'Atlas, à l'ouest de Blida, d'où elle servait d'appui à la nombreuse cavalerie des tribus qui parcouraient la plaine. Ce jour-là même cette cavalerie s'approcha de Bouffarick, ayant l'air de nous offrir une bataille, que le maréchal savait bien qu'elle n'aurait garde d'accepter ; il aurait fatigué inutilement ses troupes à poursuivra ces insaisissables ennemis. Il fallait attirer les fantassins arabes hors des lieux difficiles où ils étaient campés, et où il n'était pas sûr d'aller les chercher. Pour y parvenir le maréchal s'avança sur l'ouest, comme s'il eût voulu marcher sur Médéah ; bientôt il fut entouré de tous côtés par la cavalerie indigène qui faisait le coup de fusil avec les éclaireurs de la colonne. Celle-ci s'arrêta, comme hésitant dans ses mouvements ; enhardie par cette inaction, l'infanterie arabe descendit lentement dans la plaine en se masquant de la lisière de broussailles qui marque le cours de l'Oued-Kébir ; le maréchal épiait tous ses mouvements. Dès qu'il la crut assez avancée dans la plaine, une portion de la cavalerie française se porta rapidement vers la montagne pour lui couper le retour, le reste exécuta une charge à fond, et l'infanterie française, sans tirer un coup de fusil, marcha droit à l'ennemi, au pas de course et la baïonnette en avant. Les réguliers de l'Émir voulurent battre en retraite, mais le chemin de la montagne était coupé, il leur fallut se retirer du côté de la Chiffa, où un grand espace de plaine permit aux chasseurs de revenir plusieurs fois à la charge et de les poursuivre, le sabre dans les reins, jusques sur les bords de la rivière. L'ennemi se hâta de la traverser. Les chasseurs y prirent quelque repos, et revinrent ensuite au camp de Blida, en traversant un espace débarrassé, cette fois, de tous les maraudeurs ennemis, car la cavalerie arabe avait disparu, comme on s'y attendait bien, dès que l'action était devenue un peu sérieuse ; 400 cadavres ennemis furent comptés sur le même terrain où 105 Français avaient perdu la vie il y avait quarante jours. On prit aussi dans cette affaire une pièce de canon et 400 fusils ; elle nous coûta 15 hommes tués et 91 blessés ; la leçon, du reste, profita aux Arabes. Le lendemain, une colonne aux ordres du général Rostolan ramena un convoi de Blida, battit tous les environs de la ville sans rencontrer d'ennemis ; à peine aperçut-il de loin quelques Kabyles qui disparurent dès qu'on fit mine de les attaquer. Bientôt tout le pays à l'ouest de Blida parut désert. De temps en temps seulement un groupe de cavaliers traversaient l'immensité de la plaine à bride abattue, puis restaient quelque temps en observation et disparaissaient sans laisser trace de leur passage. Le 4 janvier, le maréchal se rabattit sur le camp de Coléah, dont il trouva les troupes pleines d'une ardeur et d'un courage qui n'avait eu aucune occasion de se manifester ; les habitants de cette ville, ainsi que ceux de Blida, avaient montré les meilleures dispositions à notre égard ; on les organisa en milice, et on les arma avec les fusils pris dans la journée du 31 décembre. Le 5 janvier le temps se mit à la pluie, la colonne mobile rentra dans ses cantonnements, et le maréchal revint à Alger ; les environs du camp de Cara-Mustapha, à l'extrémité est de la plaine, avaient été légèrement inquiétés dans la journée du 21 novembre, mais depuis lors, malgré plusieurs reconnaissances exécutées par la garnison, jamais les troupes ne purent joindre l'ennemi, et les communications ne furent point interrompues de ce côté.

Abd-el-Kader avait concentré presque toutes ses forces du côté d'Alger, et c'était là que la guerre sévissait avec plus de fureur. La province de Constantine était tout-à-fait tranquille, et les faibles mouvements dont elle fut le théâtre ne se manifestèrent qu'un peu plus tard. A Oran, bien que les relations avec l'intérieur fussent tout-à-fait rompues, et que les troupes pussent s'y considérer comme en guerre ; cependant les deux partis étaient restés renfermés dans leurs limites respectives jusqu'au milieu de décembre 1859. Alors les Garabas, soutenus du kalifat de Mascara, menant avec lui quelques réguliers, vinrent essayer contre Mostaganem une tentative qui fut vigoureusement repoussée ; la garnison et les habitants combattirent avec un égal courage ; plusieurs de ces derniers furent tués les armes à la main. Depuis, l'ennemi n'osa plus revenir à la charge, mais il tenait étroitement bloqué des forces trop faibles pour tenter de se dégager.

Le cabinet français, à la première nouvelle de la levée du bouclier de l'Émir, s'était préparé à pousser rigoureusement la guerre contre un ennemi avec lequel il n'y avait plus de paix à espérer. Un régiment de la garnison de Marseille reçut un soir son ordre de départ, et le lendemain il était en mer. Tout le midi fournit son contingent de troupes, et plus de 10.000 hommes s'embarquèrent dans les mois de décembre et de janvier. Toutes les forces concentrées dans Alger ou aux environs y répandaient une vie, une activité extraordinaire. Les Européens de la Régence, voyant que la France se décidait à frapper des coups décisifs, reprirent avec plus d'ardeur que jamais leurs travaux et leurs projets d'amélioration. Quant aux Maures de la ville, accoutumés à la vie calme et monotone de l'Orient, ils s'imaginaient que toute l'Europe s'était abattue sur leur pays, et que la famine allait s'ensuivre. Ce bruit de chevaux, de voitures, leur était insupportable ; des convois de deux à trois cents attelages partaient tous les jours pour les camps de Coléah et de Blida, qui allaient devenir les bases des nouvelles opérations. Vainement l'ennemi essaya-t-il d'inquiéter ces mouvements dans les journées des 24 et 28 janvier, il fut partout repoussé sans peine ; mais les pluies, le mauvais état des routes, l'encombrement causé par les nouveaux soldats qui chaque jour arrivaient de France, forcèrent le maréchal à remettre au printemps prochain toutes les grandes opérations offensives.

Il se décida à les ouvrir par l'occupation de Cherchel, petit port de mer situé à vingt lieues à l'ouest d'Alger. Plusieurs de ses habitants, embarqués sur des sandales armées, avaient donné la chasse à un bâtiment de commerce français, le Frédéric-Adolphe, et forcé son équipage à l'abandonner. Les corsaires le pillèrent, puis le conduisirent en triomphe dans leur port ; c'était un souvenir de l'ancienne piraterie de la Régence qu'il était urgent de réprimer. Deux bateaux à vapeur envoyés dans les eaux de la ville pour savoir ce qu'était devenu le Frédéric-Adolphe, et le ramener s'il leur était possible, furent accueillis par une vive fusillade qui leur tua quelques hommes. Les commandants insistèrent cependant courageusement pour remplir leur mission jusqu'au bout ; mais ils trouvèrent le navire échoué et incapable d'être remis à flot ; ils essayèrent alors vainement de l'incendier. Pour venger cette insulte, des bâtiments de guerre, en croisant devant la côte ; avaient canonné plusieurs fois Cherchel, sans pouvoir en obtenir un acte de soumission. Une expédition par terre et par mer, pour en prendre une possession définitive, fut alors résolue. Cette place prenait à revers l'ouest de la Métidja et devait nous en assurer la paisible jouissance. Le 12 mars un corps d'armée de 1200 hommes partit de Coléah et de Blida en trois colonnes, qui se réunirent en une seule au milieu du chemin qu'elles avaient à parcourir. Selon leurs habitudes, les Arabes vinrent tirailler avec les flanqueurs ; on arriva le 15 sous les murs de la ville, pendant que des bateaux à vapeur, chargés de munitions et d'approvisionnements, se présentaient à l'entrée du port. Les habitants avaient évacué leurs demeures, qui furent occupées sans coup férir ; pendant toute cette expédition nous ne perdîmes qu'un seul soldat, qui saisi par le froid se noya au passage de la Chiffa ; 70 hommes avaient été blessés par l'ennemi ; le mauvais temps, qui recommença quelques jours après, arrêta pour longtemps encore la reprise des opérations ultérieures.

A la nouvelle de la rupture avec Abd-el-Kader, rupture qui suivit de si près le passage des Bibans, le duc d'Orléans avait éprouvé le désir de prendre une part active à cette guerre, dont l'expédition précédente pouvait passer pour le prétexte ; il - obtint un commandement dans la campagne offensive qui se préparait, et débarqua le 13 avril à Alger avec son frère le duc d'Aumale, qui avait alors le rang de colonel ; un brillant état-major accompagnait les deux princes. Après quatre jours passés dans la ville, le duc d'Orléans se rendit au camp de Bouffarick, occupé par la première division, qui devait entrer en campagne sous ses ordres ; de part et d'autre on se préparait vigoureusement à la guerre. Sentant tout le danger de sa position, Abd-el-Kader, depuis six mois, faisait travailler avec activité et intelligence à des fortifications qui devaient nous fermer le passage du Ténia ; puis sans attendre que nous vinssions le chercher dans ses montagnes il se porta à l'est, chez son kalifat Ben-Salem, pour essayer de soulever, à l'aide de quelques bataillons réguliers qu'il avait emmenés avec lui, les tribus kabyles du Sébaou, les pousser à l'attaque des camps de Cara-Mustapha et du Fondouck, qu'il supposait presqu'entièrement dégarnis de troupes, et recommencer par-là ses incursions dans la partie la mieux habitée de la plaine. Le maréchal Valée marcha droit à lui, le chassa successivement de toutes les positions qu'il occupait, sans pouvoir l'amener à une affaire un peu importante ; les tribus kabyles avaient refusé de se ranger sous les étendards de l'Émir ; celui-ci pour s'en venger, avant de quitter le pays, fit ravager leur territoire et brûler leurs adouars par ses troupes régulières ; le maréchal ne trouvant plus d'ennemis devant lui rentra dans Alger, le 21 avril. Il n'y prit qu'un bien court repos ; quatre jours après il était à la tête du corps expéditionnaire destiné à opérer dans la province de Tittery, et qui comprenait un total de 9.000 hommes ; c'était tout ce qu'il avait pu mobiliser, après avoir pris les mesures nécessaires à la sécurité d'Alger et des avant-postes. Le premier objet que se proposa le gouverneur fut de fouiller à fond le bois des Karezas, à l'extrémité occidentale de la plaine, à l'abri duquel les Had joutes avaient bravé jusqu'alors tous nos efforts. Ce repaire fut cerné par plusieurs corps de troupes parties de différents points à la fois, et l'opération touchait à son terme quand la cavalerie du Bey de Miliana déboucha tout-à-coup par la gorge de l'Oued-Jer ; il fallut marcher vers ce nouvel ennemi. Aux premiers coups de fusil il se retira sur un plateau inférieur de la montagne, où il fit ses dispositions pour passer la nuit ; un mouvement de retraite exécuté par la cavalerie française, pour donner aux hommes à pied le temps de la rejoindre, avait fait croire au Bey que les hostilités étaient finies pour la journée, mais dès que tout le corps français fut en ligne la charge battit sur tout le front des troupes ; l'ennemi abordé à là baïonnette fut rejeté dans le vallon de Bouroumi, qu'il avait immédiatement derrière lui, en laissant quelques cadavres sur le terrain qu'il venait d'évacuer. Les jours suivants se passèrent en marches et contremarches, mêlées de petits combats qui ne décidaient rien ; Cherchel était alors vigoureusement attaqué par une division de l'armée ennemie. Jugeant, d'après toutes les forces que l'Émir mettait en même temps en action dans la province d'Alger, que c'était là que devait surtout se faire sentir l'effort de la guerre, le maréchal résolut de renforcer l'armée qui opérait sous ses ordres de trois bataillons tirés d'Oran, où tout était tranquille, avant de se porter à l'attaque du col de Mouzaïa, qui devait nous ouvrir l'entrée du centre du territoire d’Abd-el-Kader et de la vallée du Chétif, d'où il tirait la plus grande partie de ses ressources. Des ordres furent sur-le-champ expédiés au général Gueheuneuc, qui commandait à Oran, pour que les troupes qu'on lui demandait vinssent débarquer à Cherchel le plus rapidement que les vents et la mer pourraient le permettre ; et le maréchal profita du retard que lui donnaient ces nouvelles mesures pour occuper la ferme de Mouzaïa, qui devenait ainsi la base d'opération la plus rapprochée du col, et y entasser tous les approvisionnements et munitions nécessaires aux opérations ultérieures, et surtout l'artillerie destinée à l'armement de Médéah que cette fois nous ne devions plus abandonner. Le 7 mai 1840 le gouverneur revint au nord-ouest, vers Cherchel, toujours harcelé par les Arabes qu'on battait partout, mais qui reparaissaient toujours. Le 9 il se trouvait sous les murs de cette ville, où il évacua ses malades et ses blessés, et prit les 2.000 hommes arrivés d'Oran ; enfin, le 10 le corps expéditionnaire complètement ravitaillé quitta les environs de Cherchel et arriva au bout de deux jours de marche, qui ne furent guère qu'une série de combats, à la ferme de Mouzaïa, à l'entrée de la gorge qui conduit au col.

« Le col de Mouzaïa, dit le maréchal Valée, se trouve dans un enfoncement de la chaîne principale, au sud-ouest et à peu de distance d'un piton très élevé, qui domine au loin toute la position. La route qui y conduit, construite en 1856 par le maréchal Clausel, suit d'abord une arête qui se dirige du sud au nord et qui permet d'arriver sans de grandes difficultés jusqu'au tiers de la hauteur totale ; elle se développe ensuite jusqu'au col sur le versant occidental du contrefort, en contournant plusieurs arêtes secondaires ; elle est constamment dominée par la crête qui se rattache d'un côté au piton de Mouzaïa, de l'autre au col lui-même. A droite de la route se trouve un profond ravin dont la berge occidentale ne peut être abordée sans de grandes difficultés. A l'ouest du col la chaîne se bifurque, s'abaisse rapidement pour se précipiter dans le vallon du Bouroumi qui la coupe perpendiculairement, et reparaître au-delà dans les crêtes peu élevées du territoire des Boualouans. Le col n'est donc évidemment abordable en venant de la ferme de Mouzaïa que par la crête orientale, dominée tout entière par le piton de Mouzaïa. » Un grand nombre de redoutes construites par l'Émir en occupaient tous les saillants et la cime la plus élevée était couronnée par un réduit presque inabordable ; le col lui-même était armé de plusieurs batteries et l'ensemble de toutes ces défenses était gardé par toutes les troupes régulières de l'Émir, soutenues par les bataillons d'infanterie des villes de Médéah, de Miliana, de Mascara et de tous les contingents Kabyles de la province, accourus pour la défense de cette position qu'ils regardaient comme la clé de leur territoire. Le maréchal Valée eut pu la tourner à l'ouest par la vallée de Bouroumi, mais sûr du succès avec les excellentes troupes qu'il commandait, il se décida pour une attaque directe et de vive force qui devait impressionner vivement les Arabes, en leur prouvant que nulle défense ne pourrait arrêter un moment la valeur française.

La première division de l'armée commandée par le duc d'Orléans et renforcée de trois bataillons fournis par la seconde, eut pour mission d'enlever à la fois toutes les défenses ennemies ; le reste des troupes fut chargé de former la réserve et d'assurer les derrières des assaillants. Le prince partagea sa division en trois colonnes ; la première commandée par le général Duvivier devait attaquer directement le piton par le nord, et la seconde, sous les ordres du colonel Lamoricière le contourner pour l'aborder ensuite par une arête qui s'en détache vers le sud-ouest ; la 3e colonne eut pour tâche de marcher directement au col ; toutes ces instructions furent données dès la veille avec un ordre et une précision admirables aux officiers qui devaient les exécuter. Le 12 mai 1840, à quatre heures du matin, la première division quitta la ferme de Mouzaïa et marcha réunie jusqu'à midi et demi ; alors le général Duvivier reçut l'ordre de faire tête de colonne à gauche pour commencer son mouvement particulier ; ce fut un moment solennel, que celui où ses braves soldats dirent à leurs camarades un adieu qui devait être éternel pour plusieurs d'entre eux, et se préparèrent à accomplir un des faits d'armes les plus brillants et les plus dangereux de nos guerres d'Afrique. A peine commençaient-ils à gravir les pentes du piton, qu'ils furent accueillis par une fusillade que dirigeaient sur eux une nuée de Kabyles retranchés dans chaque ravin, derrière chaque rocher ; la colonne continua de monter sans y répondre. Elle profita d'un nuage qui passait sur ces cimes élevées pour prendre un peu de repos ; mais quand le vent vint à le dissiper elle se trouvait sous le feu de trois redoutes échelonnées, se commandant les unes les autres et qui lui firent éprouver des pertes nombreuses. « Montons toujours mes amis, leur disait le général Duvivier, qui, malade et s'appuyant sur une branche d'arbre, gravissait péniblement la pente à la tête de ses troupes ; nous arriverons toujours au sommet assez nombreux pour en chasser les Arabes. » Les trois redoutes furent successivement enlevées sans un temps d'arrêt. Les réguliers de l'Émir qui occupaient le réduit de la cime, essayèrent alors un mouvement offensif ; abordés eux-mêmes vigoureusement à la baïonnette, ils furent culbutés sur toutes les pentes, et le drapeau du 2e léger, si connu en Afrique, domina glorieusement le point le plus élevé de l'Atlas. Le général Duvivier se dirigea ensuite -avec ce régiment vers le col, en suivant la crête de la montagne, et le reste des troupes qu'il commandait s'échelonnaient sur les positions qu'elles venaient de conquérir.

Pendant que la première colonne accomplissait si glorieusement sa tâche, le duc d'Orléans à la tête des deux autres suivait la route directe qui devait le conduire au col ; à trois heures il parvint à l'arête boisée rejoignant le piton, par où devait l'aborder la 2e colonne. Le colonel Lamoricière s'élance le premier avec ses Zouaves et Je reste des troupes désignées le suit immédiatement ; deux redoutes qui leur barraient la marche furent de -suite enlevées ; une troisième, séparée des assaillants par un ravin à pentes très abruptes, dirigeait contre eux un feu très meurtrier, et les Kabyles accourus de toutes parts à la vue du mouvement de cette seconde colonne, l'attaquaient avec fureur adroite et à gauche ; il y avait un instant d'hésitation dans la tête, quand tout tout-a-coup on entendit les tambours du 2e léger qui arrivaient s iules derrières de l'ennemi ; .saisis alors d'une nouvelle ardeur les Zouaves franchissent le ravin, se jettent dans l'intérieur du retranchement des Arabes qui fuient, et quelques instants après les deux détachements font leur jonction au point où l'arête suivie par le colonel Lamoricière se rattache au corps de la montagne. Les deux chefs se jettent dans les bras l'un de l'autre, à peine espéraient-ils mutuellement se revoir ; les vainqueurs réunis poursuivent l'ennemi dans la direction du col avec toute la rapidité que les difficultés du terrain pouvaient permettre ; les soldats étaient excessivement fatigués.

Le duc d'Orléans, resté seulement avec la troisième colonne, avait suivi la route qui devait le conduire au col. Bientôt il se trouva sous le feu d'une batterie arabe, établie à l'ouest du point le plus élevé du passage et qui prenait d'écharpe les troupes ascendantes. La batterie de campagne qui accompagnait l'armée française se porta rapidement en face des canons ennemis, et le feu de ceux-ci fut bientôt éteint. L'œuvre de la 5e colonne devint dès lors plus facile ; elle se mit à gravir les dernières pentes et dans un instant elle n'eut plus devant elle que des fuyards. Toute l'armée se trouva alors réunie au sommet du col et se lança à la poursuite de l'ennemi ; les Kabyles se dispersèrent rapidement et il n'en fut plus question pour le moment ; les réguliers d'Abd-el-Kader effectuèrent leur retraite en assez bon ordre du côté de Miliana. La seconde division qui suivait immédiatement la troisième colonne de la première, avait eu plusieurs petits combats à soutenir sur ses flancs et ses derrières, contre des détachements de Kabyles, qui suivant leur habitude enveloppaient l'armée de toutes parts ; mais de pareils ennemis n'étaient pas difficiles à tenir à distance. A sept heures du soir toute l'armée avait pris position sur le col et des détachements continuaient d'occuper les crêtes et le piton de Mouzaïa. Après la première joie du triomphe on fit le recensement de nos pertes ; la glorieuse journée du 12 mai nous en avait coûté des cruelles ; le 2e léger avait eu plus de 200 hommes de tués ou mis hors de combat, mais c'était le corps qui avait le plus souffert ; les Zouaves et le reste de l'armée accusèrent en tout une perte de 100 hommes. Plusieurs jeunes officiers de brillante espérance avaient terminé leur trop courte carrière sur les rochers sauvages de Mouzaïa.

Le maréchal séjourna au sommet du col trois jouis entiers qui furent occupés à recevoir les convois restés à la ferme, et à construire une route sur les pentes sud de la montagne, opération que les difficultés du terrain rendirent seule longue et pénible, car l'ennemi découragé n'y opposa que de faibles obstacles. Le 16 mai le chemin était praticable pour l'artillerie ; le duc d'Orléans prit position au pied des pentes du sud, sur le plateau appelé le bois des Oliviers. Un bataillon régulier ennemi le dominait encore d'une arête située au nord-est où il s'était établi ; les Zouaves furent chargés de l'en chasser et s'acquittèrent de leur commission avec leur bravoure ordinaire. Ils lui firent éprouver des pertes considérables. A cinq heures du soir toute l'armée put camper en sûreté au bois des Oliviers, à une petite journée de marche de Médéah. La route qui conduisait à cette ville suivait les flancs sud-ouest d'une chaîne de hauteurs, que l'Émir avait couronnée d'une succession de redoutes défendues par toutes les troupes régulières qui lui restaient encore. Le maréchal, cette fois, au lieu de les attaquer de front appuya vers la droite du côté de Miliana et tourna toutes les défenses, qui dès lors furent évacuées ; l'enne mi concentra toutes ces forces sous les murs de Médéah ; les troupes françaises par une marche rapide y arrivèrent vers les onze heures du matin dans la journée du 17. Aux premiers coups de canon les Arabes disparurent ; la première division les poursuivit vivement et entra dans la ville, ou elle fut rejointe par le reste de l'armée qui s'était un peu écartée de sa route à la poursuite de quelques Kabyles. Médéah était complètement évacué depuis quelques heures ; l'Émir en se retirant avait arraché à leurs foyers tous ces mêmes habitants, qui jadis avaient reçu le maréchal Clausel avec tant de plaisir, qui plusieurs fois avaient combattu dans nos rangs ; combien ne dut-on pas alors regretter les fausses mesures qui avaient forcé une ville qui ne demandait qu'a rester notre alliée, à se jeter entre les bras de notre plus cruel ennemi, qui ne l'abandonna qu'à la suite de plusieurs défaites, et après l'avoir ruinée et dépeuplée entièrement !

Pendant les deux jours que le corps expéditionnaire séjourna dans les murs de Médéah, les soldats travaillèrent avec ardeur aux travaux nécessaires pour assurer la défense de la place ; le général Du vivier en fut nommé gouverneur, et son autorité devait s'étendre surtout l'ancien Beylick de Tittery. On lui donna 2.400 hommes pour la soutenir, force insuffisante pour avoir quelque action hors des murs de la ville, mais qui était malheureusement tout ce que le corps expéditionnaire pouvait fournir. L'insuffisance des approvisionnements que nous avions pu transporter au-delà de l'Atlas força également le maréchal à revenir sur Blida, tandis qu'une marche directe sur Miliana eut épargné du sang et du temps. L'armée reprit le 20 la route du col ; dès qu'Abd-el-Kader, qui s'était porté sur le chemin de Miliana pour couvrir cette ville, vit se prononcer notre mouvement de retraite, il vint avec toute sa cavalerie se précipiter sur le 17e léger qui formait l'arrière-garde ; vivement repoussé il attendit son infanterie, et dès qu'elle fut arrivée il recommença son attaque. Le combat engagé au bois des Oliviers se poursuivit avec un acharnement remarquable ; on se chargeait à la baïonnette, on se fusillait à bout-portant. Pendant ce temps les voitures du convoi filaient dans la gorge étroite qui conduit au col, et dont il fallait avant tout fermer entièrement l'entrée aux ennemis. Une fois qu'elles furent toutes sorties de ce passage dangereux, l'armée reprit une offensive décidée et repoussa vivement les Arabes ; quelques obus précipitèrent leur retraite définitive ; dans la soirée, l'armée occupa toutes les hauteurs qui dominent le col. ta journée du 20 mai, dans laquelle les Arabes combattirent avec la fureur dont ils accompagnaient ordinairement nos mouvements de retraite leur coûta des pertes énormes ; 49 morts et 212 blessés avaient de notre côté scellé de leur sang notre victoire du bois des Oliviers ; depuis lors la colonne française n'eût plus un seul coup de fusil à tirer pour rentrer dans ses cantonnements de Blida et des environs.

Après quelques jours de repos, pendant lesquels le maréchal remplaça les corps qui avaient le plus souffert par d'autres qui n'avaient pas encore combattu, l'expédition reprit la campagne le 5 juin, se dirigeant cette fois sur Miliana, à travers un pays où le drapeau français n'avait encore jamais paru. Après deux jours de marche, pendant lesquels l'ennemi n'osa pas se montrer, on parvint au col de Gontas, qui sert de limite aux eaux de la Métidja, et la grande et riche vallée du Chélif se déroula aux pieds de nos soldats. Le lendemain, en s'approchant de Miliana, un nuage de fumée fit pressentir au maréchal le sort de cette ville ; en se retirant, l'Émir y avait laissé l'incendie ; l'armée française arriva avant que le feu eût fait beaucoup de ravages, et elle put admirer les beaux bâtiments, les établissements importants que le génie d'Abd-el-Kader avait su créer au milieu des masures qui composent .ordinairement les villes de la Régence ; trois jours furent consacrés à réparer les brèches de l'enceinte et à construire des ouvrages avancés destinés à couvrir les jardins, qu'il était important de conserver à la future garnison. Une route fut pratiquée pour amener dans la place l'artillerie nécessaire à sa défense ; une mosquée fut organisée pour servir d'hôpital ; le lieutenant-colonel d'Illens fut nommé gouverneur de Miliana avec une garnison assez faible, l'expérience ayant prouvé que les Arabes n'étaient pas capables de prendre même un simple blockhaus ; Miliana était du reste d'une facile défense : situé à l'extrémité d'un plateau ondulé, à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer, elle est entourée à droite et à gauche par des ravins, et domine toute la vallée du Chélif, par où seulement l'ennemi pouvait se présenter. Il semble qu'une position aussi élevée eut dû être très saine, cependant cette première garnison de Miliana fut horriblement décimée par les maladies. Les habitations en ruines dans lesquelles elle fut obligée de se loger, et la nostalgie, résultat de l'isolement dans lequel elle fut confinée, causèrent une partie de ces désastres ; mais la situation de la ville elle-même appuyée sur les pentes sud des monts Zaccar, qui l'abritent des vents bienfaisants du nord et la laissent au contraire exposée à toutes les influences du souffle du désert, y contribua beaucoup aussi.

Le 12 juin la colonne française descendit dans la vallée du Chélif, harcelée par les Arabes qui avaient soin néanmoins de se tenir toujours à distance ; la plaine était alors couverte de riches moissons, auxquelles on mit le feu ; l'incendie fit des progrès rapides, et bientôt l'armée campée sur les dernières pentes des montagnes vit pendant la nuit une mer de flammes s'étendre à ses pieds ; les habitations des indigènes ne furent pas plus épargnées. Le maréchal passa ensuite sur la gauche du Chélif pour y continuer r œuvre de destruction ; on gémit de voir une armée française obligée d'appeler de pareils moyens à son secours ; les officiers qui les employaient étaient les premiers à les déplorer, mais c'était la seule manière d'atteindre un ennemi qui ne voulait ni se soumettre ni combattre. L'armée s'avançant ensuite à l'est, aperçut les signaux du général Duvivier qui occupait Médéah. Une communication avec la place ne pouvant avoir aucun but, le maréchal préféra s'avancer contre Abd-el-Kader, qui concentrait toutes ses forces sur les pentes méridionales des montagnes de Mouzaïa. Il fallait détruire, à force de combats, ces troupes régulières que l'Émir avait su former, et avec lesquelles il maintenait les tribus sous son obéissance ; on savait d'ailleurs par expérience que les Arabes affectionnaient ces lieux pour y livrer bataille. Dans la nuit du 14 au 15 le colonel Changarnier quitta vers minuit le maréchal pour aller avec un détachement occuper le col de Mouzaïa ; il n'y trouva personne ; puis le jour suivant le reste de l'armée quitta le bois des Oliviers pour s'engager dans la gorge étroite qui gravit la montagne. Comme on s'y attendais bien, l'Émir vint attaquer les flancs et la queue de la colonne ; il s'ensuivit une foule de petits combats qui tous se ressemblent par les détails, et après lesquels les troupes françaises battaient constamment en retraite. L'important était d'attirer l'ennemi dans la gorge, évacuée peu à peu par nos soldats qui se retiraient vers le col, toujours en dominant les Arabes ; puis quand le gouverneur jugea que le moment était venu, il ordonna tout-à-coup un mouvement de retour à la baïonnette ; l'ennemi fut rejeté dans des précipices affreux, où hommes, armes et drapeaux roulaient pêle-mêle, et restaient suspendus dans des lieux où il était impossible d'aller les atteindre ; les balles allaient y chercher ceux que l'arme blanche avait épargnés, puis l'artillerie qui couronnait les points culminants écrasait de ses boulets ceux que la fuite avait soustrait aux coups de fusil. Le feu ne cessa sur toute la ligne que lorsque l'ennemi eut complètement disparu, et nos soldats accablés par la fatigue et la chaleur prirent seulement alors un peu de repos. Cette journée du 15 juin nous coûta 32 hommes tués raides ou morts de leurs blessures, et 261 blessés furent reçus aux ambulances. Suivant les rapports des déserteurs arabes, l'ennemi avait perdu plus de 1000 soldats. Le fait est que ce combat porta un échec sensible aux forces de l'Emir, et lui ôta pour cette année l'envie de tenir ferme contre les Français. Le reste de la campagne ne fut plus qu'une suite de marches et de contre-marches, de passages des montagnes par les convois qui ravitaillaient Médéah et Miliana, d'excursions sur le territoire des tribus hostiles, qu'on réduisait au désespoir par la ruine de leurs habitations et de leurs cultures sans pouvoir les amener à se soumettre. Pendant tout le cours de ces opérations, la cavalerie de l'Émir osa seule se montrer de temps en temps, et éprouva chaque fois des pertes qui la faisait disparaître pour quelques jours ; enfin, le 26 juin le maréchal, qui avait établi son quartier à Médéah pour surveiller les travaux d'installation de la place, rejoignit dans la plaine le colonel Changarnier, commandant la division active. Le corps expéditionnaire réuni repassa le col de Mouzaïa, en s'étendant sur le territoire de la tribu du même nom, coupable d'une foule d'actes d'agression contre nos troupes ; d'autres détachements devaient la cerner du côté de la Métidja. Cette opération réussit complètement ; tous les hommes qui voulurent résister furent tués, les femmes, les enfants, les marabouts faits prisonniers, les moissons, les habitations livrées aux flammes. Les soldats prirent une telle quantité de bétail, qu'ils en égorgèrent une partie, ne sachant qu'en faire ; terrible nécessité de cette guerre qui semblait nous ramener aux temps barbares ; et cependant ce qui échappa aux désastres de la tribu ne fit aucun acte de soumission. Ce jour-là même le maréchal rentrait à Blida. Un pareil châtiment fut infligé aux Beni-Salah, ces turbulents Kabyles qui, du haut de leurs montagnes, avaient fait si souvent trembler cette ville, qui repose à leurs pieds ; cette dernière expédition avait encore un autre but, celui de découvrir une route plus courte pour parvenir jusques à Médéah. Le chemin existait, en effet, mais il fut trouvé impraticable même pour les mulets de bât. Le maréchal se porta de sa personne au sommet de la montagne, d'où l'on apercevait la ville avec laquelle on voulait communiquer, et sous la protection d'un poste, y établit un télégraphe, seul mode de correspondance que la difficulté des lieux permettait pour le moment. Enfin, le 5 juillet toutes les troupes reçurent l'ordre de rentrer dans leurs cantonnements. Cette campagne, si glorieuse pour nos troupes et si désastreuse pour celles d'Abd-el-Kader, ne nous avait pas cependant assuré la possession tranquille d'un pouce de terrain, hors d'une étroite ceinture autour des villes de Médéah et de Miliana dans laquelle nos soldats restaient étroitement bloqués ; mais elle eut pour résultat de prouver à l'Émir qu'une grande guerre contre les armes françaises lui serait impossible à soutenir. Ces défenses, qu'il avait mis six mois à construire, étaient tombées dans un seul jour ; ces troupes régulières, organisées avec tant de soin et d'intelligence, étaient exterminées ou dispersées, et il se trouvait réduit à ne plus essayer que d'une guerre de surprises, d'escarmouches, de dévastations, qui nous abandonnait tout le territoire de la Régence à ravager. Mais il était peu probable que les indigènes voulussent longtemps le suivre dans une pareille voie ; la conquête de la Régence devenait alors une affaire de temps et de patience ; il ne s'agissait que de brûler les moissons, de manière à forcer les Arabes à se soumettre ou à quitter le pays ; restait à trouver la force que devait avoir la colonne chargée de cette dernière mission, problèmes qui furent résolus plus tard par le général Bugeaud.

Le gouverneur n'était pas encore rentré dans Alger, que l'Émir essayait déjà une attaque vigoureuse contre Médéah. Dans la nuit du 2 au 3 juillet, il vint se cacher avec 4 ou 5.000 hommes, et son lieutenant El-Barkany, dans un ravin aux environs de la ville, espérant enlever, au point du Jour, une partie de la garnison qui campait à quelque distance de la place, pour construire un ouvrage en maçonnerie, destiné à assurer le saillant d'un rocher très important à conserver, Un bataillon s'en détachait ordinairement pour aller moissonner des blés dans la plaine. A quatre heures et demie du matin, les Arabes sortirent de leur embuscade et tombèrent sur les moissonneurs. Ceux-ci rentrèrent précipitamment au camp et donnèrent l'alarme. Les soldats qui le gardaient, aux premiers coups de fusil, avaient déjà saisi leurs armes, et, fort heureusement, se trouvèrent prêts à recevoir l'ennemi qui se précipitait sur eux ; l'attaque continua de la part des Arabes avec un acharnement extraordinaire ; la droite française plia un instant. Une charge à la baïonnette du 23e décida l'affaire ; l'ennemi fut partout renversé, mais la victoire nous coûta cher : un lieutenant-colonel, deux capitaines, un lieutenant, 18 soldats étaient tombés morts ou mortellement blessés. Le général Duvivier arrêta une poursuite qui eut pu devenir dangereuse dans un pays peu connu et devant un ennemi si supérieur en nombre. On trouva sur des Arabes morts à cette affaire, plusieurs de ces décorations qu'Abd-el-Kader distribuait à ses troupes, et que le général Duvivier envoya à Paris. On ne put pas, du reste, apprécier, même approximativement, la perte éprouvée par l'ennemi, parce qu'il avait eu le temps d'enlever la plus grande partie de ses morts ; à neuf heures on entendit le tambour des réguliers qui battait le rappel, et le soir, les environs de Médéah étaient rendus à leur calme habituel. La garnison de Miliana fut aussi attaquée à peu près à cette époque, mais beaucoup plus faiblement. Les Arabes ne bornèrent pas leurs tentatives aux points que nous occupions derrière les premières chaînes de montagnes. Le 29 juillet, 17 ou 1,800 cavaliers, commandés par El-Barkani et Ben-Salem osèrent franchir l'Aratch au gué de Constantine ; un détachement marcha contre eux, les força de fuir en laissant une trentaine des leurs sur la place. Des masses de cavalerie ennemie reparurent quelques jours après dans l'ouest de la plaine ; une reconnaissance fut dirigée de ce côté ; les braves troupes qui la composaient, surprises par des forces trop supérieures, se défendirent avec un courage héroïque ; mais écrasées à la fin, elles perdirent 2 officiers et 105 hommes tués ou faits prisonniers. Dès que la première nouvelle de ce désastre parvint à Coléah, le commandant Cavaignac partit avec toutes les forces qu'il put réunir pour aller chercher l'ennemi ; il ne trouva plus personne. El-Barkani qui commandait les Arabes dans cette excursion, s'était rabattu sur Cherchel, qu'il attaqua vigoureusement le 15 août ; le feu se maintint toute la journée du 16. Les lieutenants de l'Émir continuaient son système d'inquiéter le plus de points possibles à la fois, sans engager nulle part un combat à fond. La garnison de Miliana avait été constamment harcelée, et enfin un peu plus sérieusement attaquée le 1er août. Abd-el-Kader lui-même ne parut pas dans ces dernières affaires ; il était retourné à l'ouest pour réparer les vides que les derniers combats avaient faits dans ses troupes, et persécuter les Juifs de Mascara et les Coulouglis de Tlemcen.

Pendant que la plus grande partie des troupes laissait passer dans leurs cantonnements les plus fortes chaleurs de l'été, l'infatigable M. Changarnier, nommé depuis peu général, reprenait le projet d'une communication avec Médéah, par le territoire des Beni-Salah. Il parvint à faire pénétrer un convoi, à dos de mulets, par le nouveau passage, malgré la résistance des montagnards. À son retour, il prit le chemin du col de Mouzaïa et l'infanterie arabe l'attaqua au bois des Oliviers. C'était le quatrième et le cinquième combat qui se livrait sur ce point depuis la descente des Français en Afrique ; le général n'avait avec lui que 2.000 hommes. Sans s'amuser à une vaine fusillade, il ordonne une charge à la baïonnette ; 80 ou 100 Arabes tombent percés par l'arme favorite des Français, et nous n'eûmes que 2 hommes de tués et 6 blessés. Le corps expéditionnaire rentra sans obstacle à Blida. Peu de jours après le général Changarnier se signala par une nouvelle victoire. Le maréchal Valée avait ordonné l'évacuation du camp de Cara-Mustapha pour couper court à une affection scorbutique qui s'y était déclarée ; quelques hommes seulement continuèrent d'y garder un blockhaus. Ben-Salem vint camper tout autour espérant le prendre par la famine, Des détachements français partirent secrètement de leurs cantonnements le 18 septembre, et se réunirent à 7 heures et demie du soir à la Maison-Carrée ; là le général Changarnier se mit à leur tête et les dirigea vers le camp de Ben-Salem, en faisant un grand détour pour éviter les avant-postes ennemis. Au point du jour on arriva en vue des Arabes ; aux premiers coups de fusil les tambours français battirent la charge ; l'ennemi surpris se sauva dans le plus grand désordre. Sa cavalerie parvint néanmoins à se rallier un peu plus loin, mais abordée de nouveau par les chasseurs du premier régiment que soutenait l'infanterie française, elle fut coupée en deux, sabrée, et 129 cadavres restèrent sur la place. Le général n'ayant plus d'ennemi devant lui rentra le même jour dans Alger, emmenant à sa suite 17 prisonniers et quelque butin.

Le gouverneur, rentré dans Alger, profita du temps que la guerre lui laissait de libre pour s'occuper de divers détails de l'administration intérieure de la colonie. Un des points les plus importais à régler était le sort de plusieurs propriétés situées dans les environs de Blida, de Coléah et de Cherchel, abandonnées par leurs possesseurs au moment où elles avaient été comprises dans l'intérieur de nos avant-postes. Il eut été absurde de laisser des ennemis jouir de la protection et de l'administration de la France, contre laquelle ils étaient en armes. Le maréchal leur accorda un délai suffisant pour revenir dans leurs foyers, réclamer leurs possessions et produire leurs titres ; presque aucun des anciens propriétaires ne voulut profiter, dans le délai prescrit, de l'amnistie accordée par le gouverneur ; passé ce terme, toutes les terres sans maître furent réunies au domaine de l'État. On les concéda plus tard à des colons, qui de toute l'Europe, commençaient à prendre le chemin de la Régence. Ils en devenaient propriétaires absolus, à charge par eux de les cultiver et d'en payer une légère redevance au trésor public ; c'était le seul moyen de repeupler des territoires fertiles, et qui ne devaient pas rester sans habitants.

Les grandes chaleurs, qui se prolongèrent très longtemps cette année en Afrique, n'étaient pas encore passées, qu'il fallut songer à ravitailler Miliana, dont la garnison était dans un état déplorable. Le général Changarnier fut chargé de ce soin, qu'il accomplit du 1er au 7 octobre. Cette expédition n'offrit rien de remarquable ; on escarmoucha avec les Arabes ; on leur tua et nous perdîmes quelques hommes ; on ruina quelques habitations. Officiers et soldats montraient une patience admirable dans les ennuyeuses et fatigantes promenades qu'il fallait plusieurs fois recommencer. L'émir, quoique de retour de l'ouest, ne semblait avoir nulle envie de combattre et abandonnait ses partisans à leurs propres efforts.

Maître de la campagne, le maréchal Valée n'avait plus qu'à choisir sur quelle tribu il ferait tomber sa colère ; les Righas établis à l'est de Miliana, sur les pentes sud des Monts-Zaccar, fiers des richesses que leur avait procurées le commerce d'Alger, n'avaient jamais éprouvé les malheurs de la guerre. Le maréchal étendant ses forces en un vaste éventail, balaya d'un seul coup leurs champs cultivés, tous leurs villages : les habitants se réfugièrent sur les cimes les plus élevées des montagnes, d'où ils descendaient par moments pour faire le coup de fusil avec les envahisseurs. Le maréchal n'attendait qu'un mot de soumission pour faire cesser le pillage : ce mot n'arriva pas, il parvint ensuite sur les ruines d'une ville romaine dont l'ancien nom, Aquœ Calidœ, se trouva inscrit sur une pierre, et bien plus éloquemment dans les sources d'eaux thermales qui abondent dans les environs. Les bassins où venaient se baigner les maîtres du monde étaient encore apparents, ainsi que les restes de trois grands chemins qui partaient de ce lieu pour arriver à Cherchel, Miliana et Médéah ; le tracé en est facile à suivre dans toute leur étendue, et il en existe des tronçons assez bien conservés pour qu'il soit possible de les utiliser avec avantage, lorsque la civilisation viendra faire refleurir ces beaux pays qu'elle a trop longtemps abandonnés. Une longue halte fut consacrée à l'exploration de ces débris. Le maréchal se rabattit ensuite sur le pays des Beni-Menad, qui fut traité comme celui des Righas, et enfin, l'armée revenant dans ses cantonnements fouilla de nouveau à fond le pays des Hadjoutes pour détruire tout ce qui avait échappé aux expéditions précédentes ou qui avait été réédifié depuis lors. Un corps de 2.000 cavaliers arabes accompagnait constamment l'armée française, mais sans oser s'opposer en rien à ses opérations ; elles nous avaient coûté 5 ou 4 hommes tués par les Righas, dont un brillant officier, le jeune d'Harcourt à peine entré dans les rangs de l'armée. Une nouvelle pointe exécutée par le maréchal avant l'hiver à Médéah, fut plus pacifique qu'aucune de celles qui l'avaient précédée ; la constance des ennemis commençait à se lasser ; à peine si quelques coups de fusil partirent des broussailles qui longeaient la route. Les chefs des Soumatas vinrent faire leur soumission et promirent de marcher dorénavant avec nous ; l'armée traversa leur territoire en maintenant la plus exacte discipline, avec menace d'un double châtiment dans le cas où ils manqueraient à leurs promesses. Ils les oublièrent cependant, mais la France ne manqua pas à la sienne ; retrouvés l'année suivante dans les rangs de nos ennemis, ils furent sévèrement punis par Je successeur du maréchal Valée. Enfin, le 20 novembre, les pluies étant imminentes, toute l'armée rentra dans ses cantonnements, après une campagne qui n'avait guère été marquée que par des ravages ; malheureusement le territoire ennemi n'avait pas été le seul à en souffrir. Pendant que le maréchal Valée opérait derrière la première chaîne de l'Atlas, le général Schram, qui commandait dans Alger, avait eu à repousser plusieurs incursions exécutées par des partis de 5 à 600 cavaliers ennemis, qui tout-à-coup perçaient la ligne de nos avant-postes, et arrivaient pour massacrer et brûler tout ce qui se trouvait derrière. Avec un pareil état de choses, toute colonisation était impossible ; les villes prospéraient par suite du mouvement qu'y entretenait une armée nombreuse, mais les campagnes étaient désertes ; le Sahel d'Alger seul fut à peu près constamment garanti : les maraudeurs n'osaient pas s'aventurer si avant.

La suspension des hostilités pendant la saison des pluies, la soumission des Soumatas, quoiqu'elle fut très précaire, le besoin qu'avaient les indigènes de s'approvisionner de beaucoup d'objets qu'ils ne trouvaient point chez eux, en attirèrent de nouveau plusieurs dans nos marchés où l'on continuait à bien les recevoir, du moment qu'ils se présentaient sans armes. Ils faisaient une peinture énergique des maux causés par la guerre, et à les entendre l'Émir ne demandait qu'à traiter. C'était une soumission pure et simple que voulait le cabinet français, déjà deux fois trompé dans ses traités avec Abd-el-Kader ; la paix n'avait abouti jusqu'alors qu'à rendre de plus en plus redoutable un ennemi trop orgueilleux pour accepter sincèrement la supériorité de la France. Ainsi ces demi-ouvertures ne pouvaient avoir aucun résultat, mais du moins elles marquèrent un temps d'arrêt dans les ravages et dans les dévastations. Les garnisons de Miliana et de Médéah ne furent plus attaquées ; elles employèrent leurs loisirs à réparer ces deux villes que l'ennemi ne nous avait abandonnées qu'entièrement dévastées ; à compléter leurs systèmes de défense et enfin à cultiver les terres qui les entourent. À Blida surtout, les fortifications et la culture étaient poussées avec une merveilleuse activité ; chaque jour de nombreuses familles arrivaient d'Europe pour repeupler nos nouvelles acquisitions. Au milieu de ces soins, le maréchal Valée fut rappelé en France ; un âge déjà avancé et qui ne lui aurait pas longtemps permis une activité qu'il sentait nécessaire à cette guerre, lui rendit moins pénible l'abandon d'un commandement, dans lequel il avait recueilli les plus beaux fleurons de sa gloire militaire ; des articles de journaux reproduisant, sans respect pour des cheveux blanchis au service de son pays, des insinuations aussi fausses que malveillantes, le lui avaient souvent rendu bien amer ; une lettre ministérielle du 29 décembre 1840, lui permit de remettre le commandement au général Schram, qui devait le conserver jusqu'à l'arrivée du général Bugeaud désigné pour le remplacer.

Bien qu'en 1840, l'effort de la guerre se fut fait sentir principalement dans les environs d'Alger, cependant quelques beaux faits d'armes avaient, cette même année, illustré notre drapeau dans la province d'Oran. Les avant-postes qui entouraient cette derrière ville avaient été si bien fortifias que l'ennemi n'essaya même pas de les attaquer. On avait pris les mêmes précautions pour les autres points de la côte occupés par nos troupes, seulement la petite ville de Mazagran, à trois quarts de lieue à l'ouest de Mostaganem, où pendant la paix nous avions établi des Arabes alliés, sous la protection d'une garnison française, avait été abandonnée lors du renouvellement des hostilités, à cause de l'insuffisance de nos forces à tout protéger. Un poste de 125 hommes seulement avait été laissé dans une espèce de fort en ruines, au centre des habitations. Toutes les espérances de Mustapha-Ben-Thami, kalifat de l'Émir à Mascara, se bornèrent à l'enlèvement de cette misérable citadelle ; 82 tribus fanatisées par ses prédications lui fournirent un contingent de leurs plus braves guerriers. Ceux qui devaient monter à l'assaut s'étaient fait inscrire sur un registre et devaient recevoir une forte récompense en cas de succès. Enfin, dans les premiers jours de février 1840, toute cette multitude, marchant sous les ordres du kalifat, vint investir le petit fort de Mazagran ; les fantassins ennemis se logèrent dans les maisons de la ville, qu'ils crénelèrent pour diriger de là un feu extrêmement vif sur cette poignée de Français ; qui semblaient ne pouvoir leur échapper. Les cavaliers arabes tenaient la campagne et traînaient avec eux deux pièces de canon, dont ils se servirent pour battre en brèche les faibles murailles qui les arrêtaient encore. Pendant quatre jours, le capitaine Lelièvre ; qui commandait le fort, et ses braves compagnons eurent à lutter contre cette nuée d'ennemis, qui venaient se faire tuer à bout portant avec beaucoup de bravoure. Le 6 février, les Arabes, accrus de renforts venus de toutes parts de l'intérieur livrèrent encore un assaut désespéré qui dura une heure entière ; il ne leur réussit pas mieux que toutes les attaques précédentes, et ils quittèrent enfin la partie avec une perte de 5 à 600 hommes. Pendant cette résistance acharnée, la garnison de Mostaganem, qui ne pouvait, à cause de sa faiblesse numérique, aller dégager entièrement celle de Mazagran, avait néanmoins exécuté plusieurs vigoureuses sorties ; elles étaient soutenues par quelques pièces de canon, que les ennemis attendirent jusqu'à portée de pistolet. Un feu de mitraille les écrasa, et cette diversion sauva le capitaine Lelièvre décidé à mourir plutôt que de se rendre. La France et l'armée s'émurent à ce nouveau trait d'héroïsme de quelques-uns de leurs enfants ; un ordre du jour autorisa la 10 compagnie du 1er Bataillon d'Afrique, à conserver comme un glorieux trophée, le drapeau qui flottait sur les murs de Mazagran, et qui, tout criblé de balles, attestait à la fois et l'opiniâtreté de l'attaque et l'énergie de la défense. Cette action d'éclat atterra les Arabes et débarrassa de maraudeurs les environs de Mostaganem, qui pendant quelques temps devinrent un véritable désert. L'Émir, étranger en apparence à la lutte qu'il avait engagée, s'occupait alors de ses établissements de Tegdempt ; il devint furieux en apprenant l'échec de son lieutenant ; bientôt, il eut à supporter des sujets encore plus directs d'inquiétude ; quelques tribus de la province d'Oran se révoltèrent contre son autorité ; il s'ensuivit un combat dans lequel ses réguliers lui donnèrent la victoire, sans pouvoir détruire les germes de mécontentement et de désunion qui rendaient son pouvoir vacillant et qui contribuèrent plus tard à le renverser ; les tribus de l'ouest sont les plus turbulentes et les plus belliqueuses de la Régence ; c'était parmi elles qu'il trouvait la force active de son autorité en même temps que les plus grands sujets d'inquiétude pour son avenir. Après la défaite des révoltés, au commencement de 1840, Bou-Hamedy, son kalifat de Tlemcen, parvint à réunir les guerriers de presque toutes les tribus, dans un camp considérable, sur les bords du Rio-Salado, au sud-ouest d'Oran ; il tendit une embuscade aux troupeaux de nos alliés, qui furent enlevés dans la matinée du 12 avril, au moment où on les conduisait aux pâturages ; sans se douter des forces nombreuses qu'il avait devant lui, Youssouf, qui commandait les spahis cantonnés à Miserghin, fit monter à cheval tous ses cavaliers, au nombre de 800, et reprit bien vite les troupeaux enlevés ; mais les Douairs et les Zmélas, altérés de vengeance, se lancèrent imprudemment à la poursuite de l'ennemi ; pour les soutenir, Youssouf fut forcé de s'aventurer plus loin qu'il ne le désirait ; tout-à-coup il est enveloppé par toutes les troupes de Bou-Hamedy, qui, au nombre de 8.000 cavaliers, débouchent de la gorge de Ten-Salmet ; la position était critique ; Youssouf prit ses mesures avec sang-froid et intelligence ; son premier soin fut d'envoyer, sur-le-champ, à Oran, demander des secours au général Guéhéneuc ; cependant il fallait battre en retraite ; elle se fit lentement et en bon ordre durant une heure ; alors les ennemis devenant de plus en plus nombreux et acharnés, il devint urgent de former l'infanterie en carré ; ce mouvement ne put s'effectuer sans un peu de désordre ; un désastre complet était imminent ; un escadron de cavalerie, commandé par le capitaine de Montebello, se dévoua pour le salut commun : pendant une demi-heure, ces 65 braves tinrent ferme, assaillis, débordés, enveloppés par plus de 1.000 cavaliers arabes ; on ne se battait qu'au pistolet et à l’arme blanche ; l'escadron perdit un tiers de ses hommes, mais l'infanterie avait eu le temps de compléter sa formation en carrés, et pouvait, dès lors, braver tous les efforts de cette multitude ; la cavalerie française se retira rapidement sous le canon de Miserghin : les carrés d'infanterie continuèrent leur retraite avec calme et lenteur, faisant feu des quatre faces à la fois ; vers les quatre heures et demie arrivèrent les renforts d'Oran ; la cavalerie se reforma ; on reprit l'offensive : l'ennemi en retraite fut poursuivi jusqu'à six heures du soir ; il avait perdu dans cette chaude affaire près de 400 hommes, et nous, seulement 42 : puissance admirable de l'ordre et de l'organisation. Ainsi, de tous côtés, Abd-el-Kader n'éprouvait que des revers ; la fidélité des tribus en était de nouveau ébranlée, car on sait que les Musulmans regardent comme impie de lutter contre la force, qui chez eux est l'expression de la volonté de Dieu. L'Émir fut plusieurs fois réduit à brûler les moissons de ses sujets pour les ramener à l'obéissance ; mais c'était dans les circonstances les plus critiques qu'il montrait surtout son indomptable énergie et son infatigable activité ; ce qui prouve l'ascendant que savait acquérir cet homme extraordinaire, c'est le dévouement inaltérable que lui gardèrent ceux auxquels il avait confié une portion de son autorité ; tous lui furent fidèles dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune, et plusieurs se firent tuer à son service. Pendant qu'il châtiait les Arabes révoltés, il envoyait des expéditions dans la province de Constantine ; il brûlait les moissons des Douairs aux portes d'Oran, enfin il armait des Sandales pour attaquer l'île d'Harchgoun ; mais ce poste reçut des renforts, et l'Émir fut encore une fois contraint d'abandonner ses projets ; enfin un ennemi qui devait lui porter les coups les plus terribles venait de débarquer à Oran. M. de Lamoricière, général à 54 ans, reçut le commandement de la province dans le mois d'août 1840. Une impulsion vigoureuse dans tous les services militaires y signala dès lors sa présence. Les troupes brûlaient de désir d'entrer en campagne sous un jeune chef d'une réputation si brillante ; nul général n'exigea plus de ses soldats, et nul n'en fut mieux obéi, parce qu'il prenait toujours la plus grande part des dangers et des fatigues. Il rendit l'infanterie française presque aussi mobile que la cavalerie, et perfectionna le système des razzias, de manière à réduire les ennemis au désespoir. Disons une fois pour toutes ce qu'on entend par ce mot, qui a pris place dans la langue française depuis nos guerres d'Afrique : quand les populations qu'on veut châtier se trouvent à portée, on part le soir avec une petite colonne, plus ou moins forte, selon l'importance du coup que l'on veut tenter et la résistance présumable ; on marche toute la nuit dans le plus grand silence, sans lumière, en se glissant de préférence dans les vallées étroites et les endroits inhabités ; vers les trois heures du matin, un peu avant que le soleil fasse le jour, ce qui a lieu tout-coup et presque sans aurore sous cette latitude, on envoie quelques éclaireurs reconnaître exactement la position des tentes ou Adouars qu'on veut enlever. Pendant ce temps la colonne se repose et se prépare ; il est quelquefois difficile de retenir les Arabes auxiliaires qui flairent le combat et le butin. Quand des renseignements positifs sont arrivés, on se remet en marche le plus rapidement possible ; la cavalerie prend les devants ; dès qu'elle aperçoit l'ennemi, elle fond dessus au galop ; une partie combat et massacre tout ce qui résiste ; l'autre s'occupe des troupeaux, qui, accoutumés par leurs maîtres à marcher au commandement comme un escadron de cavalerie, ont ordinairement pris le galop, et détalent à toutes jambes. Les Arabes auxiliaires font table rase ; les tentes en poil de chameau, l'ameublement qu'elles renferment ont disparu dans quelques minutes ; les hommes non armés, et les femmes, en signe de soumission se dépouillent de leurs vêtements, et se mettent à courir tous nus, implorant la pitié du vainqueur. Pendant ce temps l'infanterie arrive ; on rassemble autant de troupeaux qu'on le peut et l'on revient immédiatement sur ses pas ; il arrive assez souvent que l'arrière-garde est suivie par les anciens propriétaires qui témoignent leur mécontentement à coups de fusil ; on n'y fait pas attention, l'on rentre au camp sans s'arrêter, après avoir fait une marche de quinze ou vingt lieues, comme une promenade. Telle est la guerre la plus capable d'amener les Arabes à la soumission. La tribu ruinée demande ordinairement la paix dès le lendemain et sollicite la faveur de faire partie de la prochaine expédition, afin d'avoir l'occasion de s'indemniser de ses pertes.

M. de Lamoricière étudia pendant deux mois les hommes et les choses du Gouvernement qu'il était appelé à exercer, prudence admirable chez un jeune homme que la fortune avait jusqu'alors si singulièrement favorisé ; il fit du reste payer bien cher aux ennemis ce temps de repos ; vers le milieu d'octobre 1840, il apprit qu'une partie notable des Garabas et des Beni-Amer campaient à onze lieues d'Oran, en pleine sécurité ; il convoque les troupes sous prétexte d'une revue, et part sans que personne sût où il les conduisait ; les ennemis surpris perdent leurs chefs les plus importants ; leurs femmes et leurs filles sont faites prisonnières : tout ce qu'ils possédaient devient la proie des vainqueurs.

M. de Lamoricière trouva bientôt un autre moyen de châtier les Arabes ; on sait que les habitants de la Régence ont l'habitude de garder leurs blés dans des espèces de magasins souterrains, où il se conserve très bien ; c'est ce qu'on appelle des silos : ils sont toujours si bien cachés qu'on marche dessus sans s'en apercevoir ; le jeune général imagina d'employer de grandes tiges en fer, pour sonder le terrain et reconnaître la grande pierre plate, qui ordinairement recouvre l'entrée de ces greniers abondamment pourvus ; dans différentes excursions, les Français enlevèrent ainsi tout le blé qui se trouvait aux environs d'Oran, à trente lieues à la ronde ; une dernière fois, ils revenaient dans la ville avec des mulets chargés de butin, quand ils furent vigoureusement attaqués dans un défilé très étroit ; les Arabes furent d'abord contenus, mais leur nombre et leur audace augmentant toujours, il fallut s'arrêter pour les combattre. La cavalerie dégagea la colonne et l'on arriva sans encombre au bivouac ; le lendemain les ennemis reparurent plus audacieux encore, et s'avancèrent jusqu'à portée de pistolet de nos troupes : le général n'attendait que ce moment ; une charge de cavalerie ordonnée à propos leur tua quinze hommes sur la place et dispersa le reste ; le colonel d'état-major de Maussion qui s'était fait dans l'armée une réputation de bravoure et de loyauté, fut tué dans cette retraite d'une balle dans la tête.

Les rapides expéditions du gouverneur d'Oran jetèrent la terreur dans toute la province. Les environs de la ville devinrent un désert ; M. de Lamoricière ne désespéra pas d'atteindre encore les ennemis. Il avait sous ses ordres le capitaine Daumas, qui, ayant longtemps résidé comme chargé d'affaires à Mascara, entretenait de nombreuses relations parmi les Arabes, et était parvenu à se former une escouade d'émissaires indigènes qu'il envoyait dans toutes les tribus ennemies, recueillir des nouvelles et des renseignements. On sut par eux qu'une partie de la confédération des Beni-Amers, cherchant des pâturages pour leurs bestiaux, s'étaient établis derrière le Rio-Salado ou l'Oued-Mala, à dix-huit lieues sud-ouest d'Oran ; ils s'y faisaient garder par deux vedettes veillant nuit et jour au sommet d'une montagne. Tant d'obstacles ne firent qu'aiguillonner l'ardeur du jeune général ; il partit à l'improviste, se dirigeant sur les bords de la mer, ralliant en route Mustapha et ses Douairs. Quatre éclaireurs indigènes surprirent sur leurs montagnes les vedettes ennemies et s'en emparèrent ; tout allait bien jusque-là : mais des difficultés de chemins inattendues ralentirent la marche de la colonne ; les prisonniers s'échappèrent et allumèrent de grands feux sur les hauteurs, pour donner de loin l'alarme à leurs concitoyens ; arrivés au lieu du campement, les Français ne trouvèrent plus que des traces encore fraîches ; l'ennemi ne devait pas être loin, on battit la campagne, on finit par découvrir les fuyards ; la cavalerie parvint à couper la queue de l'émigration ; elle se lança ensuite sur les traces du reste, faisant le coup de fusil avec les cavaliers del arrière-garde ; on perdit inutilement et du temps et de la peine ; nos chevaux étaient si fatigués, qu'il fallut lâcher prise et rentrer à Oran, avec le -butin fait dès le commencement de l'action. Cette journée termina la campagne de l'automne 1840, dans la province d'Oran.

Nous avons vu par les événements précédents que l'ambition d'Abd-el-Kader s'étendait sur toute la Régence : bien avant le commencement des hostilités, ses tentatives avaient agité toute la province de Constantine, quoique à l'exception de Biscara, il ne fut parvenu à y établir son autorité nulle part. Le théâtre de ses intrigues était surtout les tribus qui, ne s'étant pas encore positivement ralliées à notre étendard, formaient une sorte de terrain neutre où les deux influences n'avaient cessé de se combattre, avec des succès divers. Des révolutions rapides et sanglantes avaient surtout bouleversé la portion sud de la province de Constantine, qui bien qu'appelée le désert, nourrit encore des populations nombreuses, de tout temps presque indépendantes, sous le patronage de grandes familles jouissant d'une influence séculaire et respectée, Lors de la prise de la capitale, l'autorité française avait désigné pour chef de ces régions à peu près inconnues, Ben-Ferrat, notre ancien allié contre Achmet-Bey ; mais à peine avait-il reçu l'investiture de son pouvoir, qu'il s'était hautement rangé sous les drapeaux d'Abd-el-Kader ; le maréchal Valée le remplaça alors par Azis-Ben-Gannah, chef d'une famille rivale de celle de Ben-Ferrah, et qui, quoique allié par le sang au dernier Bey de Constantine, nous témoigna une fidélité qui ne se démentit jamais ; le nouveau Scheick-el-Arab, c'est ainsi qu'on désigne le chef du désert, reçut dans les premiers jours de mars 1859, un émissaire de Bou-Azous, commandant des troupes régulières d' Abd-el-Kader, qui voulait essayer auprès de Ben-Gannah, les menées qui lui avaient si bien réussi auprès de son prédécesseur ; mais l'homme n'était plus le même ; Ben-Gannah fit décapiter l'espion et comme il n'était pas alors trop loin de Constantine, il en envoya la tête au général Galbois qui tout en louant son zèle n'agréa pas un pareil hommage. Le Scheik-el-Arab, avec quelques Turcs à la solde de France et les partisans de sa famille, s'achemina ensuite vers son gouvernement où son autorité fut bientôt sans rivale. Les hostilités ayant enfin positivement éclaté entre la France et l'Émir, ce dernier envoya contre Ben-Gannah ce même Bou-Azous qui fut battu, contraint de fuir dans les premiers jours de 1840 ; Abd-el-Kader renforça son lieutenant de 450 fantassins réguliers et de 800 chevaux ; avec ces ressources Bou-Azous parvint à entraîner à sa suite une grande partie des tribus qui errent dans ces plaines sablonneuses ; ses succès ne durèrent pas longtemps ; l'allié de la France convoqua tous les partisans de sa famille et vint à leur tête chercher Bou-Azous ; il le rencontra le 24 mars 1840 à Selsons, quatre-vingt lieues au sud de Constantine, et le battit si complètement que pas un des fantassins de l'Émir ne parvint à s'échapper. Voici la lettre par laquelle le héros arabe rendait compte de cette affaire au général Galbois.

« J'ai été attaqué par les troupes régulières d'Abd-El-Kader ; j'ai perdu la moitié de mon monde et de ma famille en combattant les ennemis ; mais grâce à Dieu, ils sont tous vaincus ; ne pouvant t'envoyer leurs têtes qui sont trop lourdes, je t'expédie leurs oreilles. Quant aux armes, j'ai pris 500 fusils et quelques-uns de plus, et je les garde pour armer autant de mes Arabes qui combattront de même nos ennemis dans l'occasion : je n'ai quitté le champ de bataille que quand je les ai tous vus réduits à l'état de cadavre, à quoi j'ai travaillé pour ma part en scheick et en Arabe qui aime la bonne renommée. Je te prie de me changer le yatagan que tu m'as donné ; il est tout ébréché, courbé, hors de service. C'est dans cet état, du reste, qu'un Arabe fidèle doit rendre les armes qu'on lui confie pour la défense de son pays. »

En effet, 500 oreilles droites, les bagages, les canons de Bou-Azous suivirent de près cette missive. Le gouverneur de Constantine les envoya à Alger. Cette victoire rompit entièrement les relations qu'Abd-el-Kader voulait nouer avec Tunis pour en tirer des munitions de guerre, et nous permit de donner la main à Tedjini, le marabout d'Aïn-Madhi qui, soutenu de notre influence, espérait fermer définitivement à l'Émir les immenses plaines du Sahara, son refuge et sa place d'armes assurés en cas de défaite.

Un autre émissaire de l'Émir, nommé Ben-Omar, avait paru aux environs de Sétif dans l'été 1859 ; le général Galbois, resté dans la Medjana après le passage des Bibans par le maréchal, Valée s'était mis à sa poursuite et l'avait rejeté dans le sud-ouest, du côté de Msylah, où il continuait à se maintenir. Se voyant sans concurrent de ce côté, le gouverneur de Constantine continua dès lors son établissement de Sétif et en pacifia les environs. Le plus heureux succès couronna partout ses efforts, et il ne rentra à Constantine qu'après avoir laissé l'influence de la France toujours croissante dans l'ouest de la province ; autour de nos camps s'établissaient des marchés et des points de réunion pour les tribus environnantes, qui venaient y chercher protection et justice ; les officiers qui les commandaient étaient devenus les arbitres des différends qui naissaient souvent entre les populations peu accoutumées à une autorité régulière, mais qui en reconnaissaient les avantages dès qu'elle se montrait quelque part avec la force nécessaire pour se soutenir.

Cependant un troisième prétendant surgit toute' à-coup dans la province de Constantine. Achmet Bey, après la prise de sa capitale, s'était retiré chez les Haractas, grande confédération encore insoumise chez lesquels il parvint à maintenir son influence, en leur promettant des secours qu'il attendait, disait-il, de Constantinople : comme depuis il n'avait rien tenté d'important, et que la crédulité des Haractas semblait vouloir à la fin se lasser, on l'avait laissé assez tranquille dans sa retraite ; le renouvellement des hostilités avec Abdel-Kader, lui rendant l'espoir de ressaisir son pouvoir au milieu de la conflagration générale, il essaya, au commencement de mars 1840, quelques razzias sur des populations qui préféraient notre domination à la sienne ; une expédition fut entreprise pour soutenir nos alliés, chasser Achmet-Bey de chez les Haractas et punir cette tribu de l'assistance qu'elle lui avait prêtée. Des troupes parties à la fois de Guelma, de Sidi-Tamtam et de Constantine se concentrèrent à Aïn-Babouch, à 20 lieues sud-est de la capitale, sur les frontières des Haractas. Leur territoire fut envahi immédiatement ; on poursuivit l'ennemi pendant quatre jours ; on le rencontra enfin le 21 avril, derrière les eaux de la Meskiana, à plus de 50 lieues de Constantine. Les spahis passèrent sur-le-champ la rivière ; il s'engagea un combat très vif de cavalerie, dans lequel le jeune Lepic, fils d'un général de l'Empire, officier de belle espérance, tomba mort dès les premiers coups. Plusieurs de ses camarades furent grièvement blessés ; enfin, le reste de la cavalerie arriva ; l'ennemi prit la fuite, et l'infanterie, qui n'avait pas tiré un coup de fusil, n'eut d'autre soin que de garder les nombreux troupeaux recueillis dans la campagne, Le lendemain, une députation des Haractas vint traiter de leur soumission et promit de renvoyer Achmet-Bey de leur territoire. Ce dernier, avec 1,500 cavaliers encore dévoués à sa fortune, se retira vers Dyr ; les populations environnantes, pour se débarrasser de ce dangereux voisinage, l'attaquèrent, le battirent et le forcèrent de se refugier dans les montagnes les plus sauvages de la frontière de Tunis ; la soumission des Haractas ne se démentit plus.

Cette affaire terminée, le général Galbois s'occupa du cercle de Philippeville, que les émissaires de l'Emir parcouraient dans tous les sens ; mais comme les tribus Kabyles de cette province ne reconnaissaient aucun centre de pouvoir, il aurait fallu les soumettre successivement, et des soins plus importants rappelèrent l'attention du général et les forces de la France du côté de Sétif. Ben-Omar, chassé de la Medjana en septembre 1839, n'avait pas tardé à y rentrer, se présentant hautement cette fois comme le boulevard de la foi musulmane, l'allié de l’Émir contre les chrétiens. Il prit alors plus d'ascendant sur les populations : il souleva les Kabyles des bords de la mer ; à sa voix les habitants de Zamourah eux-mêmes oublièrent les promesses qu'ils avaient faites au maréchal Vallée ; il était nécessaire d'éteindre ce foyer d'insurrection qui donnait la main aux ennemis de la province d'Alger. Le gouverneur de Constantine tira donc le 62e de Philippeville pour l'envoyer à Sétif, en confiant à son colonel, M. de la Fontaine, le soin d'établir un nouveau camp à Aïn-Turco, à portée du pays insurgé. Cet officier était déjà connu par l'influence qu'il avait su conquérir sur les Kabyles du Sahel de Constantine, et nul n'était plus que lui capable de s'acquitter de sa mission ; il laissa une partie de son régiment à Sétif, et avec le reste se porta, le 3 mai, à Aïn-Turco, où il arriva après une marche de sept heures : il présida aux travaux d'installation du nouveau poste, et revint ensuite à Sétif chercher des approvisionnements ; à peine était-il parti que les Kabyles vinrent assaillir le bataillon laissé à la garde des travaux : leur nombre, augmentant toujours, s'éleva bientôt jusqu'à 8.000 combattants ; les retranchements ébauchés furent criblés de balles : les soldats se défendaient si vigoureusement que les cartouches commençaient à leur manquer, quand le colonel averti revint de Sétif avec des renforts. L'ennemi fut tourné, mis en déroute et poursuivi jusqu'au pied des montagnes ; le camp fut ravitaillé et muni de canons et de fusils de remparts ; les Kabyles, cependant, revinrent à la charge les jours suivants : enfin, le 13 au soir, le colonel partit à l'improviste de Sétif avec toutes les forces disponibles pour secourir le poste sérieusement en danger ; cette fois, voulant donner une leçon aux ennemis, le chef français prit une offensive plus décidée et marcha vers le camp de Ben-Omar, situé à une lieue et demie du nôtre, et centre de l'insurrection de toutes les tribus ; il fallut l'enlever pied à pied ; l'ennemi se défendit vigoureusement, et les Kabyles perdirent plus de 100 hommes ; ils s'enfuirent enfin du côté de Zamourah, et rentrèrent dans leurs montagnes. Pendant une absence du colonel, le camp d'Aïn-Turco fut encore une fois attaqué par ces indomptables Kabyles que rien ne pouvait décourager ; 2.000 fanatiques revinrent se faire mitrailler avec une fureur qui se brisa devant la bravoure calme de nos soldats : au milieu des cris des mourants et des lamentations des femmes, on entendait par intervalles la voix des marabouts, dominant le bruit du combat, et mêlant aux coups de fusil et au fracas du canon, leurs invocations au prophète Mahomet en faveur de ses fidèles sectateurs.

Abd-el-Kader luttait sur tous les points avec une opiniâtreté qui, avec des forces moins inégales, eut peut-être vaincu la fortune. Il envoya de nouveaux secours à Bou-Azous, qui, rétabli de sa défaite de Selsons, enflammé du désir de la vengeance, envahit le gouvernement de Ben-Gannat, alors absent. Les feudataires du Scheick-el-Arab, imbus de son esprit, se réunirent, battirent Bou-Azous pour la troisième ou quatrième fois, et si complètement qu'il disparut tout-à-fait de la scène, et que longtemps on le crut mort. Cette affaire fut le coup de grâce de l'influence de l'Émir dans le désert de Constantine, où il ne conservait plus que Biscara. En même temps qu'il secourait Bou-Azous il avait remplacé Ben-Omar, à la faute duquel il attribuait ses mauvais succès dans le Medjana, par son propre frère Hadj-Mustapha, auquel il donna une armée plus forte que toutes celles qu'il avait jusqu'alors envoyées dans l'est de la régence ; elle comptait 1.100 fantassins réguliers et un millier de cavaliers. Le frère de l'Émir confia une partie de ses forces à Ben-Salem, kalifat de Sébaou, avec mission de soulever les tribus limitrophes de la province d'Alger, et avec le reste rejoignit Ben-Ferrat, encore à la tête de quelques partisans. Les deux chefs arabes entraînèrent un grand nombre de tribus et marchèrent contre Sétif, quartier général des forces françaises. A la première nouvelle de l'approche de l'ennemi, le colonel Levasseur, qui avait remplacé M. La Fontaine dans le commandement de Sétif, envoya en reconnaissance Un détachement de cavalerie soutenu de quelques fantassins. Les cavaliers oublièrent que leur mission était d'observer et non de combattre ; ils engagèrent l'action contre des forces trop supérieures en nombre. L'infanterie s'avança pour les soutenir. Le petit corps français, complètement enveloppé, fit face de partout et parvint à effectuer sa retraite sur Sétif en très bon ordre et sans grande perte. Malgré ce demi-succès et sa supériorité numérique, l'ennemi n'osa pas attaquer la place. Quelques jours après, elle reçut des renforts de Constantine ; les tribus encore fidèles amenèrent leur contingent. Le commandant français, à la tête de toutes les forces, sortit à son tour le 1er septembre à la recherche de l'ennemi. Il ne tarda pas à le rencontrer à Medja-Zerga. Les fantassins réguliers de Hadj-Mustapha montrèrent de la résolution et une certaine entente des manœuvres. Ils se formèrent en carré pour soutenir le choc de la cavalerie française ; mais enfin ils furent enfoncés, leur drapeau fut pris, et-115 hommes des leurs restèrent sur le champ de bataille, sans compter ceux qui moururent plus tard de leurs blessures. Après sa défaite, le frère de l'Émir se retira vers l'ouest pour retrouver Ben-Salem et les troupes qu'il lui avait confiées, et parvint à recruter de nouveaux partisans dans les montagnes de Bougie et de Zamourah. Une colonne se lança à sa poursuite ; elle l'atteignit le 13 août. Un escadron de spahis, commandé par le capitaine de Vernon, composait l’avant-garde française. Il attaqua l'ennemi dès qu'il vit quelques chasseurs à portée de le soutenir. Les troupes de l'Émir se défendirent avec courage ; les spahis furent forcés de mettre pied à terre et de charger à la baïonnette ; enfin les chasseurs arrivèrent et fixèrent la victoire. Mustapha, encore une fois battu, fut abandonné de tous les habitants de la province ; les Kabyles rentrèrent dans leurs montagnes, où l'on n'alla pas les chercher. Le frère d'Abd-el-Kader, désespérant dès lors de tenir la campagne, rassembla tout ce qui lui restait de troupes et se retira à Msylah, petite ville au sud-ouest de Constantine, sur la lisière du désert, où il resta tranquille pendant tout le reste de l'année 1840. Les tentatives répétées d'Abd-el-Kader sur la Medjana, les combats qui en avaient été la suite, ayant démontré l'importance de Sétif, le général Gueswiller y fut envoyé pour y commander sous les ordres du gouverneur de la province, restant à Constantine. Cette mesure consolida encore la domination française dans la Medjana. Les tribus de la plaine, qui avaient pris part à la dernière levée de boucliers, ne pensèrent plus qu'à faire oublier leur imprudence ; le temps des semailles approchait, et les soins agricoles les occupaient exclusivement. Les marchés établis dans nos postes devinrent plus fréquentés que jamais ; les habitants des environs de Constantine, plus à portée de leurs nouveaux maîtres, commençaient à goûter quelques-unes des connaissances apportées par eux. Les chirurgiens des régiments traitaient les malades indigènes et introduisaient la vaccine dans la régence. Enfin, quand le 5 décembre, la neige vint couvrir les hauts plateaux de la province et arrêter les mouvements militaires, la tranquillité régnait partout.

Il est intéressant de rechercher la cause qui maintenait la paix dans la province de Constantine, pendant que le reste de la régence était en feu, et qui éteignit les soulèvements partiels et peu importants que l'Émir parvint à y susciter plus tard à force d'intrigues et de troupes envoyées pour les soutenir. On a répété et cru longtemps en France, que cet heureux résultat était dû à ce qu'on appelait le système arabe, organisé le 30 septembre 1838 par un arrêté du maréchal Valée, et qui conférait l'administration du pays à des chefs indigènes du nom de kalifats, ne reconnaissant d'autres supérieurs que le gouverneur de la province ; ce fut là une grande erreur : parmi les personnages plus ou moins importants qui furent élevés à cette dignité, les uns furent condamnés au galère, les autres passèrent à l'ennemi, et presque tous ceux qui ne donnèrent lieu à aucun sujet de plainte positif, s'éteignirent dans l'inaction et la nullité la plus complète. Aucun ne put, sans le secours de nos baïonnettes, faire rentrer l'impôt le plus léger, et excepté le Scheick-el-Arab, Ben-Gannah, dont nous venons de raconter les exploits, aucun ne porta le moindre coup à nos ennemis. Mais derrière cette vaine apparence d'autorité, l'action des officiers français se faisait sentir par la justice, le désintéressement, la loyauté avec laquelle ils usaient de leur influence. Les commandants des camps auprès desquels se trouvaient la force et l'équité se substituaient peu à peu, et sans efforts, aux autorités indigènes, dont le rôle se bornait à leur servir d'interprète ; encore bientôt après put-on s'en passer tout-à-fait, à mesure que plus de connaissance de la langue et des mœurs des indigènes nous les rendit moins nécessaires. Les habitudes féodales sont peut-être celles qui conviennent le mieux à un certain âge de la vie des peuples, lorsqu'ils ne sont pas capables de se gouverner par eux-mêmes. Les Arabes n'ont point encore dépassé cette période ; le pouvoir d'un homme est la seule forme administrative qui leur convienne ; il faut les gouverner à la manière arabe, mais avec des Français.

Autres que l'institution des Kalifats indigènes, furent donc les causes qui maintinrent la paix dans la province de Constantine ; les habitants en sont moins fanatiques, plus industrieux que dans l'ouest, et par conséquent plus rapprochés des mœurs des nouveaux conquérants ; ensuite ils se divisent en plusieurs races, différentes de langue et d'habitudes, qui se touchent sans se mêler ; indépendamment des Juifs, sans influence aucune, on en compte quatre principales, les Turcs et les Coulouglis leurs descendants, les Arabes purs, les Kabyles et enfin les Chaouias, espèce de Béotiens entêtés et crédules, dont les Arabes disent qu'ils ont de la viande au lieu de cervelle dans la tête, et dont l'origine n'est pas bien connue ; ils habitent généralement les vallées fertiles, se livrent à la culture des céréales, tandis que l'Arabe, fidèle aux traditions de ses pères, aime à promener sa tente dans les vastes plaines qui lui rappellent sa première patrie, et montre un goût particulier pour l'éducation des bestiaux ; comme les Chaouias, les Kabyles sont stables, mais se fixent sur les pentes et les plateaux élevés des montagnes ; industrieux et économes, ils s'y bâtissent de bonnes maisons recouvertes en tuiles, entourées de jardins clos de murs ou de haies vives parfaitement entretenues ; ils aiment et entendent très bien la culture des légumes et des arbres fruitiers ; souvent à la suite d'une marche pénible à travers des précipices et des rochers arides, nos troupes ont tout-à-coup découvert au détour d'une vallée, un groupe de jolies habitations, à demi cachées sous de massifs d'arbres et de fleurs, aussi soignées que les fermes de la Flandre et de la Normandie ; tout y rappelait une vie champêtre et heureuse ; c'était une tribu Kabyle, fixée là depuis des siècles, ignorant le reste du monde, comme elle en était ignorée ; le gouvernement de ces tribus est républicain ; elles élisent des chefs dont l'autorité est très bornée et toujours de courte durée ; quiconque possède un fusil, a le droit de vote, parce qu'il peut soutenir son opinion ; « ce cens électoral dit le général Duvivier, en vaut bien un autre ». Aussi les premiers deniers que possède un jeune Kabyle, sont toujours consacrés à l'achat de cette arme précieuse, qui est pour lui la toge virile. Leurs habitudes d'indépendance, nourries par la vue de leurs montagnes qu'ils croient inaccessibles, les a longtemps éloignés de nous ; mais moins inconstants que les Arabes, plus fidèles à leur parole, sectateurs moins fanatiques de Mahomet, Il est présumable qu'ils seront les premiers à se fondre avec les Français ; on les croit issus des anciens habitants du pays, refoulés dans les montagnes par les conquérants musulmans, dont ils ont pris la religion, mais non les habitudes ; nos prédécesseurs dans la domination de la régence, les Turcs, trop peu nombreux pour n'avoir recours qu'à la force, mettaient toute leur politique à entretenir les antipathies qui divisaient ces diverses populations, afin de les opposer les unes aux autres, et parvenir ainsi à les dominer toutes ; en dernier lieu, les Kabyles représentés par Ben-Aïssa, jouissaient de toute la confiance d'Achmet-Bey, et furent employés par lui avec succès à la défense de Constantine, lors de notre première expédition ; successeurs des Turcs, nous héritâmes sans nous en douter des fruits de leur politique, et il nous fut facile de dominer ces populations qui ne pouvaient se réunir dans une résistance commune. Chaque race se subdivisait encore en tribus, indépendantes les unes des autres ; chez plusieurs, les chefs, jouissant, sous notre suzeraineté très indulgente, d'un pouvoir à peu près despotique, ne se souciaient pas de le partager avec un autre souverain qui probablement se montrerait plus exigeant que nous : il faut encore remarquer qu'Abd-el-Kader était personnellement tout-à-fait inconnu dans la province de Constantine ; ces motifs réunis firent qu'il essaya .vainement tous les ressorts religieux, pour y exécuter un soulèvement général ; les plus zélés musulmans se contentèrent de lui répondre qu'ils se joindraient à lui quand il serait le plus fort, réponse tout-à-fait conforme à la foi mahométane, qui reconnaît la victoire comme la manifestation des volontés de Dieu : tout se borna à des querelles entre quelques grandes familles que notre intervention apaisa bien vite ; dans l'ouest de la Régence au contraire, les populations sont presque purement Arabes, les Chaouias y sont tout-à-fait inconnus, les Kabyles et les Turcs en très petit nombre ; à Tlemcen seulement ces derniers avaient quelque influence qui fut facilement détruite pendant la paix que nous avons accordée à l'Émir.