HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME. — LE GÉNÉRAL DAMREMONT, ET LE MARÉCHAL VALÉE, GOUVERNEURS.

 

 

Le général Damrémont remplace le maréchal Clausel. — Le général Bugeaud une seconde fois en Afrique. — Traité de la Tafna, son appréciation. — Préparatifs de la seconde expédition de Constantine. — Mort du gouverneur et prise de la ville. — Le maréchal Valée à Alger. — Ses rapports avec Abd-el-Kader. — Il occupe Blida et Coléah. — L'Émir devant Aïn-Madhi. — Le gouverneur se rend à Constantine avec le duc d'Orléans pour franchir les Portes-de-fer. — Événements dont la province de Constantine avait été le théâtre depuis la prise de la capitale. — Administration du général Négrier. — Il étend l'influence française. — Il est remplacé par le général Galbois. — Le gouverneur général organise la province. — Occupation de Rusicada, aujourd'hui Philippeville. — Tentative avortée sur Sétif. — Prise de Gigelly. — Le duc d'Orléans et le gouverneur à Constantine. — Passage des Bibans.

 

Le général de Damrémont avait déjà été désigné par le ministère, pour remplacer le maréchal Clausel, dans le cas où celui-ci aurait quitté le commandement avant l'expédition de Constantine. Il fut donc naturellement chargé de soutenir l'honneur de nos armes, dans les circonstances critiques où elles se trouvaient engagées ; une partie de la chambre des députés reprochait violemment au cabinet français, les sacrifices incessants qu'il consacrait à une entreprise, qui jusqu'alors avait eu de si faibles résultats. Il avait cependant obtenu, dans la session de 1856, une sorte de plein pouvoir, dont il se servit pour accorder au nouveau gouverneur des forces considérables, qui débarquèrent en Afrique presque en même temps que lui. Peu de jours après, au commencement d'avril 1857, le général Damrémont put donc passer dans la plaine de Mustapha, aux portes d'Alger, une revue qui réunit le plus grand nombre de troupes qui eussent paru en Algérie depuis la conquête ; on y vit défiler un bataillon de la nouvelle légion étrangère, presque aussi fort à lui seul que tout un régiment. La lutte était alors sérieusement engagée contre les deux puissances qui se partageaient presque toute la Régence ; malgré notre échec à Constantine et notre victoire de la Sicka, celle d'Abd-el-Kader était évidemment la plus redoutable ; nous avons raconté comment elle avait envahi la province d'Alger. L'Émir lui-même était venu asseoir son autorité à Médéah ; en quittant cette ville il y établit son propre frère avec une garnison de 500 réguliers ; Cherchell le reconnut pour maître, et lui paya tribut ; les Kabyles du Dara lui offrirent leur amitié, et complétèrent ainsi l'investissement de la Mitidja du côté de l'ouest. Un camp de 6.000 Français fixé à Bouffarick, parut à peine suffisant pour contenir le torrent prêt à déborder sur le massif d'Alger ; Abd-el-Kader, pour se créer une influence à l'est de la ville, parvint aussi à s'entendre avec le marabout Sidy Saady, que nous avons vu figurer dans un mouvement sous le duc de Rovigo. Ces deux ennemis acharnés, réunirent toutes les populations du Sébaou dans une même ligue, où entrèrent les habitants de Delly, petit port de mer situé à vingt-trois lieues d'Alger, qui jusqu'alors avaient fait avec la capitale un commerce également avantageux pour les deux parties. Dans le courant d'avril 1837, cette masse d'ennemis inonda l'est de la plaine, en ruina les habitations et menaçait de s'avancer jusqu'au-delà de l'Aratch ; le colonel Schawembourg marcha contre les Arabes, les repoussa, envahit à son tour leur pays, sans obtenir une seule soumission. Rappelé par le manque de vivres, il laissa un détachement de 1.000 hommes à l'extrémité de la Mitidja, dans un lieu du nom de Boudouaou ; cette petite troupe, sous les ordres du commandant de la Torre, eut l'occasion de livrer un des plus glorieux combats qui aient illustré nos guerres d'Afrique. Les soldats étaient occupés aux travaux d'une redoute, quand ils furent tout-à-coup assaillis par 5 ou 6.000 ennemis. Une fausse manœuvre mit un moment les Français dans le plus grand danger ; les officiers se jetèrent en avant ; le cri à la baïonnette retentit sur toute la ligne. Les Arabes enfoncés se sauvèrent en désordre, chargés de blessés et de morts ; une centaine restèrent sur le champ de bataille. Le lendemain, le colonel Schawembourg, ravitaillé, reprit l'offensive, pénétra de nouveau sur le territoire ennemi qu'il ravagea ; en même temps deux navires de guerre se portaient devant Delly, prêts à en canonner les murailles. Les habitants effrayés demandèrent grâce, et envoyèrent des députés au gouverneur, pour lui offrir de payer les dommages éprouvés par les possesseurs des habitations ruinées dans la plaine. Les tribus de leur côté firent quelques démonstrations de soumission et l'orage finit par disparaître entièrement. Il y eut encore cependant quelques mouvements de ce côté dans le mois de juin suivant ; le colonel Schawembourg les apaisa, en occupant Boudouaou d'une manière permanente.

La tranquillité était rétablie aux environs d'Alger ; Abd-el-Kader y renfermait alors ses forces dans une inaction calculée, qui aboutit au traité de la Tafna ; le gouverneur profita de ce temps de repos pour se rendre dans la province de Bone, où se préparaient les événements les plus dignes de fixer son attention ; avant de le suivre sur ce théâtre, revenons à Oran, où la situation de nos affaires était également assez triste au commencement de 1837 ; excepté nos fidèles alliés, les Douairs et les Zmélas, étroitement campés sous le canon français, aucune tribu de cette province ne s'était réellement dévouée à notre cause. Les soldats y étaient fatigués et mal nourris, les chevaux ruinés et la plupart hors de service ; les environs des villes occupées par nos troupes se transformaient en de véritables déserts, où erraient des groupes de cavaliers ennemis, guettant l'occasion de quelque coup de main, et disparaissant dès qu'une force un peu imposante paraissait pour les attaquer. Les garnisons de Tlemcen et de la Tafna étaient encore plus étroitement bloquées s'il est possible ; la première n'avait pas la mer pour lui fournir des vivres, et ses magasins ne contenaient des approvisionnements que pour deux mois. De son côté, Abd-el-Kader avait éprouvé des pertes énormes, sa capitale était réduite en cendres. Éminemment doué de l'esprit d'ordre et de centralisation, il ne savait plus où établir le siège de son pouvoir pour le mettre à l'abri de nos coups ; il s'était plaint plusieurs fois à nos prisonniers du général Trézel, qui, disait-il, l'avait forcé de reprendre les armes, et il manifestait depuis quelque temps des intentions plus pacifiques.

Dans ces circonstances, un juif, négociant à Alger, nommé Ben-Durand, homme d'un esprit fin et délié, conçut l'espoir de faire ses affaires en servant d'intermédiaire à deux pouvoirs qui, semblaient avoir une égale envie de faire la paix ; il s'offrit d'abord aux Français, pour approvisionner les garnisons d'Oran et de Tlemcen avec des vivres achetés chez Abd-el-Kader lui-même, et conclut dans ce but un marché, dont il remplit exactement les conditions. Le 14 janvier 1837, le général de L'Étang avait été remplacé dans son commandement par le général de Brossard, qui suivait une marche moins belliqueuse que son prédécesseur. Des cavaliers Garabas, munis de sauf conduits, vinrent à Oran recevoir l'argent et les marchandises que leur livrait Ben-Durand en échange des troupeaux qu'il leur avait achetés. Ils donnèrent de bonnes nouvelles de quelques militaires à la solde de France, enlevés naguère par les Arabes et qu'on désespérait de revoir jamais. Ces prisonniers furent ramenés à Alger et échangés contre des partisans de l'Émir tombés entre nos mains, sur la proposition positive de ce dernier. Cet adoucissement dans les mœurs des indigènes permettait d'espérer une solution pacifique dans la question de l'Algérie. Peu de jours après Ben Durand se mit à la tête d'un convoi organisé par Abd-el-Kader et le conduisit au commandant Cavaignac, à Tlemcen.

Confiants dans cette espèce de trêve, nos alliés arabes se remirent à ensemencer leurs terres, et bien qu'ils eussent à essuyer de temps en temps quelques tentatives sur leurs troupeaux, elles semblaient plutôt l'effet d'actes isolés de brigandage, que d'un système général d'hostilité ; cependant pour y mettre un terme, le général Brossard fit occuper par une force permanente le poste avancé de Miserghin, sans que personne n'y mit obstacle. Voulant profiter de cette nouvelle tournure des choses, le cabinet français envoya à Oran le lieutenant-général Bugeaud, comme commandant général de la force armée de la province, et muni de pouvoirs très étendus, indépendants du gouverneur général, pour faire la guerre ou la paix comme il le jugerait convenable. Ce nouveau chef plaisait aux soldats par les soins qu'il prenait de leur bien-être, ses idées pratiques, sa parole brusque et originale. Débarqué à Oran le 16 avril 1837, quelques jours après l'arrivée de M. de Damrémont à Alger, il reprit les ouvertures déjà entamées avec l'Émir, et pour les appuyer par une démonstration imposante, il se porta vers l'ouest le 14 mai, à la tête d'une armée de 8 ou 9.000 hommes, prêt à combattre ou à conclure la paix suivant la marche des négociations. Il commença par ravitailler Tlemcen, où il arriva le 20 mai ; de là il se rabattit sur la Tafna à la suite de l'Émir.

Celui-ci redoutant une épée dont il avait déjà éprouvé le poids, mit un terme aux tergiversations qui jusqu'alors avaient signalé sa manière de négocier ; le général, de son côté, fit quelques concessions nouvelles et la paix fut conclue à peu près sur les bases établies dans les correspondances précédentes. Les deux camps étaient établis sur les bords de la Tafna, à dix lieues l'un de l'autre. Après bien des allées et des venues entre les deux points, l'original du traité fut remis entre les mains du général Bugeaud, revêtu du cachet de l'Émir, parce que les Arabes n'ont pas l'habitude de signer leurs conventions.

Le général français fit alors proposer, pour le lendemain, une entrevue à l'Émir, dans un lieu désigné entre les deux camps. L'offre fut acceptée sans hésitation, et le jour suivant, à neuf heures du matin, le général français était rendu sur le terrain avec six bataillons, sa cavalerie et son artillerie. Abd-el-Kader ne s'y trouva pas. Comme il avait une plus grande distance à parcourir que le général Bugeaud, ce dernier l'attendit tranquillement et sans inquiétude jusqu'à deux heures du soir. Il commençait à trouver ce retard extraordinaire, lorsque plusieurs émissaires vinrent successivement de la part de l'Émir, lui dire que leur maître avait été malade, qu'il était tout près, et qu'il priait le général français de vouloir bien faire encore quelques pas. Celui-ci voyant que le jour baissait et ne voulant pas perdre l'occasion d'une entrevue qu'il avait demandée lui-même, se porta en avant suivi seulement de son état-major. Le chemin raboteux suivait une gorge étroite et tortueuse. La vue constamment bornée à une distance de quelques pas, ne se reposait que sur des pentes rudes et déchirées, jamais lieu ne sembla plus propre à une embuscade. La petite troupe française marcha pendant une heure sans rencontrer âme qui vive. Enfin, au détour d'un coude de la route, on aperçut tout-à-coup le corps d'armée arabe rangée au fond de la gorge et sur les mamelons environnants, de manière à présenter un front imposant et pittoresque ; le général se trouvait au milieu des avant-postes de l'Émir. A l'instant, le chef de la tribu des Oulassas s'en détacha, et vint aborder le général français ; quelques officiers de son escorte ne purent retenir un léger signe d'hésitation : cc N'aie pas peur, dit le chef arabe, l'Émir est là, sur le mamelon, qui t'attend. — Je n'ai peur de rien, dit le général Bugeaud, mais je trouve indécent de la part de ton chef de me faire venir de si loin et attendre si longtemps. » Le spectacle faisait naître ces sortes d’impressions qui se gravent profondément dans la mémoire. Un âpre soleil éclairait ces lieux sauvages ; on distinguait d'abord 150 ou 200 chefs de tribus, la plupart de haute taille, d'une physionomie ardente et énergique, revêtus de leurs draperies majestueuses et montés sur des chevaux superbes qu'ils prenaient plaisir à faire piaffer ; ils servaient d'escorte au prince arabe, qui ne se distinguait de ses sujets que par la simplicité, peut-être un peu affectée, de son costume. Il montait lui-même un très beau cheval noir, et des Arabes tenaient ses étriers et les pans de son burnous. Les quelques Français qui s'avançaient vers lui faisaient une assez triste figure devant la pompe orientale de l'Émir. Mais la mâle et forte simplicité de l'Europe reprit bien vite l'avantage dans la conversation qui s'ensuivit ; le général Bugeaud, représentant une civilisation vigoureuse, envahissante, peu soucieuse des formes parce qu'elle sent qu'elle a la réalité et l'avenir pour elle, s'avança par un temps de galop auprès de l'Émir, et après lui avoir demandé s'il était Abd-el-Kader, lui saisit la main qu'il serra deux fois en signé d'amitié et de confiance ; il l'engagea ensuite à - mettre pied à terre pour que l'entretien en fut plus facile. L'Arabe saute de son cheval et s'assied sur l'herbe, le Français en fait autant ; la musique des indigènes pousse des sons âpres et discordants. Le général français la fait taire d'un geste de la main, et pour couper court à des préliminaires toujours fort longs chez les Arabes, il attaque brusquement la conversation. « Sais-tu, lui dit-il, que peu de généraux français eussent osé traiter avec toi et agrandir ta puissance et ton territoire comme je l'ai fait ? Mais j'espère que tu n'en feras usage que pour le bonheur de la nation Arabe, en la maintenant en paix avec la France. — Je te sais gré de tes bons procédés pour moi ; si Dieu le veut, je ferai le bonheur des Arabes, et si la paix est jamais rompue, ce ne sera pas de ma faute ; Allah défend de manquer à sa promesse, je ne l'ai jamais fait. — A ce titre, je te demande ton amitié particulière et t'offre la mienne. — Je l'accepte avec reconnaissance, mais que les Français se gardent de prêter l'oreille aux intrigants. - Les Français ne prennent conseil que d'eux-mêmes, pour ce qu'ils ont à faire en Afrique, et si quelques brouillons cherchaient à semer le trouble et le désordre, nous nous en préviendrions mutuellement afin de les punir. — C'est bien, tu n'as qu'à me dénoncer ceux qui violeront le traité, je les punirai. — Je te recommande les Coulouglis qui restent à Tlemcen. — Tu peux être tranquille, ils seront traités comme les Hadars. Mais tu m'as promis de cantonner les Douairs et les Zmélas entre le lac Sebka et la mer. — Je ne sais si ce pays pourra leur suffire ; dans tous les cas ils seront placés de manière à ne pas troubler la paix. »

Il se fit un moment de silence. « As-tu ordonné, reprit le général français, le rétablissement des relations commerciales de l'intérieur avec Alger et les autres villes que nous occupons. — Non, je le ferai quand tu m'auras rendu Tlemcen. — Tu peux être sûr que je te le rendrai, dès que le traité aura été approuvé par le Roi. — Tu n'as donc pas le pouvoir de traiter ? — Je puis traiter, mais le Roi doit ratifier ce dont nous sommes convenus ; sans cela un autre général pourrait défaire ce que j'ai fait. — Si tu ne me rends pas Tlemcen comme tu me l'as promis dans le traité, au lieu de la paix, nous n'aurons fait qu'une trêve. — En effet, si le Roi ne ratifie pas le traité, il ne sera qu'une trêve ; mais tu n'as qu'à gagner à cet intervalle, puisqu'en tout le temps qu'elle durera, je ne détruirai pas les moissons des Arabes. — Tu peux les détruire si tu veux : une fois la paix faite ; je t'en donnerai l'autorisation par écrit, si cela te fait plaisir ; il nous en restera toujours plus qu'il ne nous en faut. — Tous les Arabes ne pensent pas comme toi, ce me semble, car plusieurs m'ont fait remercier devoir ménageé leurs récoltes. » Abdel-Kader, sentant alors qu'il s'était trop avancé, sourit d'un air dédaigneux. « Combien de temps, reprit-il, faut-il, attendre la ratification du Roi des Français ? — Trois semaines, environ. — C'est bien long. » Ici Ben-Arach, confident de l'Émir, se rapprocha du général ; « c'est trop long que trois semaines, dit-il, nous ne pourrons attendre cette ratification que dix ou douze jours. — Peux-tu commander à la mer, répondit le général français ? — Eh bien ! dans ce cas nous ne rétablirons les relations commerciales que lorsque la ratification du traité sera arrivée. — Comme il te plaira, dit le général français, c'est aux Musulmans que tu fais le plus de tort, puisque tu les prives d'un commerce avantageux, tandis qu'à nous la mer fournit tout ce dont nous avons besoin, Le détachement que nous avons laissé à Tlemcen peut-il, avec tous ses bagages, nous rejoindre à Oran ? — Il le peut. » La conversation, rendue plus grave et plus lente par la nécessité du truchement, en resta là. Le général Bugeaud se leva, mais l'Émir restait assis, affectant peut-être de vouloir faire tenir le Français debout devant lui, C'était un acteur qui cherchait à jouer son rôle de son mieux devant la galerie qui l'entourait. Le général Bugeaud s'en aperçut, et lui dit brusquement que quand lui, représentant de la France, se tenait debout, le chef des Arabes pouvait bien en faire autant, et sans attendre la réponse, il saisit d'un poignet robuste les mains frêles et délicates de l'Émir, et l'enleva de terre en souriant. Les Arabes, grands observateurs des formes parurent très étonnés du procédé un peu, leste du général français, mais la bonne intelligence n'en fut pas troublée.

Il était tard ; les deux chefs se quittèrent pour ne plus se revoir que sur les champs de bataille. La nombreuse escorte de l'Émir le salua de longs cria qui retentirent le long des montagnes. Au même instant un grand coup de tonnerre éclata dans le ciel et vint ajouter encore à tout ce que cette scène avait d'imposant. Le cortège du général français, vivement impressionné, reprit lentement le chemin du camp, en s'entretenant du commandant des Arabes, de sa cour, du beau spectacle auquel on venait d'assister et que pas un de ceux qui en ont été témoins n'oubliera de sa vie.

Le général Bugeaud retrouva le détachement qu'il avait laissé en arrière un peu inquiet de son absence, et commençant à penser s'il ne devait pas se porter en avant pour avoir des nouvelles de son général. « Malgré les 10.000 hommes qui entouraient l'Émir, dit le général Bugeaud, je pensais qu'une fois à la tête de ma petite troupe j'aurais pu, s'il eut été nécessaire, tenter les chances d'un combat sans trop de témérité : le nombre sans la puissance de l'ordre et de l'organisation n'est rien dans les combats ; nous aurions eu raison de cette multitude avec nos six bataillons d'infanterie et notre artillerie. »

Peut-être ne sera-t-on pas fâché de trouver ici le portrait de l'homme qui jouait alors un rôle si important. Abd-el-Kader est assez petit, et peu fortement constitué ; sa figure est pâle, mais belle, calme et expressive : un air un peu mélancolique lui donne, dit-on, quelque ressemblance avec le portrait traditionnel de Jésus-Christ ; son front est vaste et bien développé, son regard beau, et un léger tatouage entre les deux sourcils caractérise son origine purement arabe ; sa bouche est grande et assez mal meublée ; il a la barbe et les cheveux châtains foncés ; il roule constamment entre les mains les gros grains d'un chapelet musulman et une expression d'austérité et de dévotion réside continuellement sur sa physionomie.

Je ne sais si le patriotisme m'aveugle, mais il me semble que la France conserva dans cette entrevue, l'ascendant qu'elle avait acquis sur les champs de bataille ; ce général français qui va presque seul, sans hésitation et sans crainte, aborder son rival au milieu de ses farouches compagnons, cette conversation vive où il interpelle constamment son interlocuteur qui veut inutilement déguiser la faiblesse de sa cause sous une vaine réserve et sous une forfanterie plus vaine encore, tout, jusqu'à la taille robuste, les mouvements brusques et francs du Français, comparés à la complexion délicate, à la physionomie affectée, à la pose un peu théâtrale de l'Arabe, annoncent l'ascendant que les peuples européens doivent désormais exercer sur les races orientales et le besoin qu'elles éprouvent d'aide et de secours pour arriver à de plus hautes destinées. Que l'Émir eût voulu comprendre que la nationalité française était assez belle et assez forte pour que les Arabes n'eussent rien à perdre en s'y associant, et dès ce jour de nouvelles destinées se levaient pour la Régence[1].

L'armée française rentra dans Oran le 8 juin, après avoir remis le camp de la Tafna au chef des Oulassas, qui en prit possession au nom de l’Émir ; on conserva sur l'îlot d'Harshgoun une garnison de 150 hommes. Peu de jours après, le général Bugeaud rentra en France, et la plus grande partie des troupes qu'il commandait allèrent chercher de nouveaux dangers sous les murs de Constantine.

L'opinion publique s'émut en France de ce traité, et la rupture qui le suivit deux ans et demi après sembla la justifier. Cependant, il ne cédait à l'Émir que ce qui nous eût coûté beaucoup d'hommes et d'argent à conquérir immédiatement, pour n'en retirer que de très-faibles avantages. Il réservait à notre administration directe un territoire assez étendu pour n'être entièrement ni habité ni cultivé dans cinquante ans, en supposant les chances de colonisation les plus favorables ; il ouvrait les portes de l'intérieur de l'Afrique au commerce et à l'industrie française ; enfin, l'Émir ne faisait qu'administrer Je pays qu'on lui confiait sans garantie d'avenir pour lui ou sa race. La chose réellement à blâmer n'était pas le traité lui-même, mais le peu de clarté des expressions qui le composaient. C'était moins un traité actuel, que les premières bases pour un traité à venir. Beaucoup de points restaient dans le vague. Les limites des possessions respectives étaient mal définies, et coupaient en deux le territoire de plusieurs tribus qui forment chacune une unité qu'on ne peut pas fractionner. Il est, du reste, très difficile de traiter avec les Arabes ; leur esprit vif et subtil plutôt que calme et raisonné, le peu d'habitude qu'ils ont de la logique et des relations ordinaires aux nations civilisées, la défiance naturelle chez eux dans leurs rapports avec les chrétiens, mille préjugés de nationalité et de religion qu'on heurte sans le vouloir et même sans s'en douter, enfin la nécessité de se servir de truchements souvent peu éclairés, et qui rendent rarement la pensée telle qu'on la leur transmet, composent une multitude d'obstacles qu'il faut avoir éprouvés pour bien s'en rendre compte.

Mais enfin la France, se constituant souveraine de toute la Régence, était seule arbitre des difficultés qui pouvaient subvenir, et elle avait la puissance nécessaire pour donner force à ses jugements. La clause la plus à regretter était celle qui livrait à l'Émir la ville de Tlemcen dont les Koulouglis s'étaient dévoués pour nous, et le général Bugeaud, en les recommandant à la bienveillance d'Abd-el-Kader, prouvait par là qu'il sentait lui-même qu'il y avait quelque chose de plus à faire pour eux ; ce n'est pas à un ennemi qu'il faut confier le soin de protéger ses alliés. Il était à craindre aussi qu'à travers la rédaction obscure du traité, obscurité que la traduction arabe ne pouvait qu'augmenter, l'Émir ne se rendît pas bien compte des obligations qu'il contractait, ou que les comprenant bien lui-même, il ne les expliquât uniquement à son avantage à ses coreligionnaires, et par-là ne relevât beaucoup son pouvoir et son influence parmi eux. Qu'était-ce, d'ailleurs, aux yeux des Arabes, qu'une souveraineté qui ne se manifestait par aucun acte sensible ? Le tribut que payait l'Émir n'était que passager, et ne caractérisait pas à leurs yeux l'état d'infériorité d'un feudataire fi l'égard de son souverain. En dernière analyse, les résultats bons ou mauvais du traité allaient dépendre de l'esprit dans lesquels il serait exécuté par l'Émir ; mais on pouvait raisonnablement espérer que satisfait de la position brillante que nous lui avions concédée, ayant éprouvé deux fois les armes de la France, il fonderait désormais ses projets d'organisation et d'avenir sur une étroite alliance avec elle ; malheureusement l'inquiétude de son esprit en décida autrement.

Les changements immédiatement amenés par Je traité, furent très avantageux ; la pacification rétablie comme par enchantement, aux environs d'Oran, permit de retirer de la province la plus grande partie des troupes qui l'occupaient pour les employer à l'expédition de Constantine. Des relations commerciales s'y renouèrent rapidement entre les européens et les indigènes ; nos marchés furent approvisionnés de toutes les denrées que produit le pays, en abondance et à bas prix. Dans la province d'Alger, où l'autorité d'Abd-el-Kader était moins bien reconnue, de pareils résultats se firent attendre davantage. La mort du scheick de Miliana laissait cette ville sans autorité, et le frère de l'Émir établi à Médéah était peu digne de servir ses projets par sa capacité et son caractère. Les tribus dont le territoire entourait la Mitidja continuaient à se livrer à quelques actes de brigandage ; l'Émir, peu de temps après le traité, se rendit à Miliana dont il confia le gouvernement au neveu du dernier Bey, le jeune Mohammet-Ben-Allah-Ould-Sidy-Embareckarack, devenu depuis si célèbre ; l'influence des deux chefs musulmans eut bientôt pacifié cette ville et toute la partie de la province d'Alger que nous leur avions cédée. Partout ils firent reconnaître leur autorité et respecter notre territoire. Abd-el-Kader accompagné de M. de Menonville, officier français accrédité auprès de lui, fit ensuite plusieurs excursions dans le midi de la province et jusque dans le désert, qu'il assujettit à son pouvoir, et dont il tira de nombreux tributs. Chargé d'argent et de butin, sûr de n'avoir plus dans la Régence de puissance musulmane en état de lutter avec la sienne, il rentra enfin triomphant à Mascara. Il y trouva M. de Maussion, qui venait remplacer M. de Menonville comme chargé d'affaires et M. Eynard, aide-de-camp du général Bugeaud, qui lui apportait un présent de la part du Roi des Français. Il était composé de très belles armes à feu, d'un sabre magnifique et de tasses en porcelaine de Sèvres pour prendre le café, façonnées à la manière musulmane. L'Émir, ne voulant pas se laisser vaincre en courtoisie, envoya à Louis-Philippe vingt-trois superbes chevaux et des tapis magnifiques.

En conséquence du traité, Tlemcen fut évacué par les Français ; cinquante familles de Coulouglis, se fiant peu aux promesses du nouveau maître de leur ville, l'abandonnèrent pour s'établir à Oran sous la protection des lois Françaises. Elles emportèrent avec elles d'assez fortes sommes que l'Émir, s'il l'eût su, n'eut peut-être pas laissé sortir si facilement de son territoire. La plupart des Juifs suivirent cet exemple et vinrent encombrer Oran d'une population misérable ; Rostchild, leur coreligionnaire, envoya une somme de 10.000 francs pour être distribuée aux plus malheureux ; la suite prouva, du reste, que tous ces exilés avaient bien jugé à qui ils avaient à faire. Les Coulouglis restés à Tlemcen en butte à l'antipathie des Arabes et à la jalousie de L'Émir essuyèrent une foule de persécutions. On leur enlevait leurs enfants dès qu'ils approchaient de l'âge de Maison pour les transporter à Mascara, afin de leur faire perdre le souvenir de leur origine et les plier plus facilement aux volontés de l'Émir.

Après le malheureux résultat de la première expédition de Constantine, nous avons laissé les Français en possession de Guelma où ils n'avaient trouvé que des ruines ; le génie militaire en sut tirer bon parti pour loger les troupes et les magasins de toute espèce qui leur sont nécessaires ; 1.500 hommes y passèrent l'hiver, vivant en paix avec les tribus voisines et n'ayant à supporter que leg intempéries des saisons ; tous les jours il leur arrivait des soldats, qui, engourdis par le froid ou accablés de fatigue pendant cette funeste retraite, avaient été accueillis par les Arabes et généralement traités avec beaucoup d'humanité. Les uns avaient été relâchés volontairement, d'autres s'étaient échappés des mains des Indigènes. Plusieurs restaient encore prisonniers, retenus soit par des tribus qui voulaient s'en faire une espèce de sauvegarde dans le cas d'une nouvelle invasion, soit par Achmet-Bey, à Constantine, où ils travaillaient à fortifier la ville, et à d'autres industries ayant trait à la guerre, Comme les marins renfermés au bagne d'Alger lors de la conquête, ils attendaient patiemment leur délivrance de la valeur de leurs camarades. Tout se préparait en effet pour une nouvelle et prochaine expédition ; Guelma s'encombrait de matériel de guerre et d'approvisionnements de bouche ; dans le mois de janvier 1857, le colonel Foy, aide-de-camp du ministre de la guerre, vint visiter le nouveau camp, dont il trouva les travaux étonnamment avancés. Il poussa une reconnaissance au-delà de Medjez-Amar, jusqu'à douze lieues de Constantine sans rencontrer d'ennemis. L'administration de la guerre avait commandé pour Guelma, à un entrepreneur de Toulon, 22 barraques en planches pouvant contenir chacune 20 à 25 malades, 10 hangars pour magasins de vivres, deux ponts de chevalets pour traverser la Seybouse, et enfin 10 blockhaus qui devaient être placés entre Bone et Guelma et occupés chacun par une compagnie d'infanterie et quelques artilleurs pour maintenir la liberté des communications. Bientôt toutes ces constructions mobiles arrivèrent-à leur destination et suppléèrent à l'insuffisance des bâtiments en pierre qu'on élevait néanmoins le plus rapidement possible. L'intention du nouveau gouverneur était de marcher sur Constantine dès le mois d'avril ou de mai 1837 ; mais l'expédition fut différée à cause de la peste qui se déclara à Tripoli et d'un affreux accident arrivé à Bone. Le magasin à poudre de la Casbah sauta le 30 janvier à sept heures un quart du matin ; les logements du fort furent totalement détruits avec tous les approvisionnements et équipements qu'ils contenaient ; 108 militaires de tous grades restèrent sur le coup, et 192 furent blessés, beaucoup très grièvement. C'était un spectacle horrible que cette masse de décombres mêlés d'hommes morts ou expirants, qu'on en retirait tout sanglants et poussant des gémissements affreux. La perte matérielle fut évaluée à un million.

Le colonel Duvivier, déjà connu avantageusement par l'administration de Bougie, commandait à Guelma et surpassa encore dans ce dernier poste l'idée qu'on s'était formée de ses talents ; l'exacte discipline qu'il maintenait parmi les troupes, sa justice à l'égard des Arabes, la protection qu'il leur promettait et qu'il était toujours prêt à leur accorder le firent bientôt chérir de toutes les populations environnantes et le rendirent l'arbitre de leurs différends. Guelma présentait dès le milieu de l'été 1837 l'aspect d'un établissement très important, auquel venait aboutir un grand mouvement commercial ; les Arabes y apportaient des vivres en abondance. Un bataillon de tirailleurs d'Afrique arrivé dans le mois de juillet fut envoyé camper à trois lieues en avant pour construire la route qui devait nous conduire à Constantine ; Achmet, cependant, eut pu encore conjurer l'orage prêt à fondre sur lui, en acceptant la paix sur des bases qui eussent lavé l'affront de l'échec précédent. On ne pensait plus à Youssouf pour en faire un bey de Constantine et le commandement des spahis indigènes avait été donné à un officier français ; mais aveuglé par son succès éphémère, le maître de Constantine voulait tenter encore une fois le sort des armes ; il réunissait tous les moyens de défense, travaillant avec ardeur à compléter les fortifications de sa ville et intriguait auprès de la Porte Ottomane pour en obtenir des secours. Enfin il vint se présenter devant Guelma avec une force de 4 à 5.000 hommes. Le colonel Duvivier marcha droit à lui avec 700 baïonnettes et le rencontra à deux lieues du camp. La petite troupe française entourée par la multitude ennemie fit face de partout et donna le temps aux Arabes alliés de se réfugier avec leurs troupeaux dans l'intérieur du camp ; Achmet-Bey éprouva des pertes qui le dégoûtèrent de s'attaquer désormais aux Français ; il se rabattit sur les Arabes alliés avec lesquels il eut plusieurs engagements ; il alla ensuite rôder dans les environs de Bone, mais sans rien entreprendre d'important.

Le gouverneur général était débarqué dans cette ville le 5 août. Il fut de là, visiter le poste de la Calle, chef-lieu des anciens comptoirs français dans la Régence, où M. de Berthier, jeté au milieu des Arabes, avec 40 Européens seulement, et sans force armée pour les protéger, avait fondé un établissement dont la prospérité était surprenante. Le gouverneur lui donna un officier du génie et quelques hommes pour réparer le mur d'enceinte, bâtir des demeures commodes, et mettre ce point en état de résister à un premier effort des indigènes, si, plus tard, il leur prenait envie de l'attaquer. Pour le moment, ces travaux n'attirèrent aucune attention de leur part. Le gouverneur admira la beauté et la richesse du pays et fit faire des recherches parmi de superbes forêts qui couvraient les montagnes des environs. Elles étaient formées d'ormes, de chênes lièges, de chênes verts dont plusieurs avaient jusqu'à six pieds de circonférence sur une hauteur de vingt-cinq à trente. De retour à Bone, le général Damrémont se rendit sans perdre de temps à Guelma, où il ne fit que passer ; le 7 août il était établi avec des troupes à Medjez-Amar, à deux lieues en avant, où il voulait former un dépôt d'approvisionnements et de matériel de guerre encore plus rapproché de Constantine ; ce fut là qu'il établit son quartier général.

Medjez-Amar est un plateau occupant une presqu'île formée par le confluent du Cherf et du Mridi, qui, réunis, s'appellent la Seybouse ; l'espace ainsi entouré était d'une défense facile, et assez vaste pour contenir toutes les troupes destinées à l'expédition et le matériel qui leur était nécessaire. De là, le regard embrasse tout le haut bassin de la Seybouse, dessiné par une enceinte de montagnes couvertes d'une sombre verdure ; les lentisques, les caroubiers, les oliviers y étalent tout le luxe d'une végétation vigoureuse. Le général gouverneur reçut à Medjez-Amar des propositions d'accommodement d'Achmet-Bey, qui comprenait enfin le danger de sa position ; le Musulman acceptait la paix sur les bases qu'on lui avait fixées ; il conservait son pouvoir, en ne l'exerçant que sous la suzeraineté de la France ; mais à peine ses députés avaient-ils perdu de vue les murs de Constantine, que leur maître apprit qu'une flotte turque venait de quitter les eaux de Constantinople, l'espérance du secours qu'il en attendait le porta à ne donner aucune suite à ses aventures pacifiques ; cependant Achmet-Bey se trompait ; la flotte turque devait seulement croiser sur les côtes de Tripoli et de Tunis. Le Bey de cette dernière ville, ancien feudataire de la Porte, aspirait alors à l'indépendance ; allié de la France il comptait sur elle pour arriver à son but ; il était contrarié dans ses propres états par un parti de Musulmans fanatiques, qui ourdirent un complot dans lequel entrèrent les principaux fonctionnaires du Beylick. Les conjurés s'étaient unis étroitement au maître de Constantine qu'ils devaient secourir, si une fois ils parvenaient à s'emparer du pouvoir à Tunis ; ils nouèrent des relations avec la cour de Constantinople, qui arma une escadre pour les soutenir ; le Bey de Tunis se trouvait dans le plus grand danger ; il connaissait les traîtres qui l'entouraient et n'osait les punir ; heureusement pour lui qu'à la première nouvelle des projets des Turcs, une flotte française partit de Toulon pour soutenir notre allié et repousser les vaisseaux ottomans, s'ils tentaient de pénétrer dans le port de Tunis. Mais les Turcs qui se souvenaient de Navarin n'eurent garde d'engager une lutte qui eut pu leur coûter cher ; ils retournèrent à Constantinople sans rien essayer. Le Bey de Tunis rassuré par la présence des Français fit saisir et étrangler les conspirateurs et Achmet-Bey n'eut plus rien à espérer de ce côté.

La rupture définitive des négociations ayant convaincu le général Damrémont que la question ne devait être décidée que par les armes, il mit, s'il était possible, un nouveau degré d'activité dans les préparatifs d'une prochaine entrée en campagne ; Constantine l'occupait tout entier ; soins d'hygiène pour le soldat, revue exacte et continuelle du matériel, renseignements les plus minutieux sur le pays qu'on avait à parcourir, aucun détail ne semblait trop minime pour lui ; le ministère, du reste, lui avait prodigué toutes les ressources qui pouvaient assurer le succès de l'expédition ; tous les jours de nouvelles troupes débarquaient à Bone ; quelques mois de séjour avaient transformé les ruines de Guelma en une véritable place de guerre, imprenable pour des Arabes, et capable de loger 8 à 10.000 hommes. Achmet-Bey, de son côté, recevait des renforts de l'intérieur du pays ; les Kabyles des environs de Bougie étaient descendus en foule de leurs montagnes pour venir se ranger sous ses drapeaux ; toutes ses forces montaient à 12 ou 15.000 hommes, divisées en deux camps, l'un établi à quelques lieues en face de nos troupes et l'autre formant une sorte de réserve était situé à six lieues de Constantine.

Les travaux de Medjez-Amar furent bientôt presque aussi avancés que ceux de Guelma ; l'artillerie jeta un pont de chevalets sur l'Oued-Zénati ou le Mridi, pour le passage des plus lourdes voitures, et une passerelle pour l'infanterie. Les fortifications qui assuraient les deux têtes de ces communications furent complétées et abritaient derrière leurs lignes des fours en tôle pour le pain, des magasins, des hôpitaux. Le gouverneur y fut rejoint le premier jour de septembre par le colonel Duvivier, arrivant de Guelma avec 22 Scheicks arabes, qu'il présenta à M. de Damrémont ; leur entrée au camp se fit avec une grande pompe ; ils s'offraient, comme représentants de leurs concitoyens, à marcher sous les étendards de la France, contre Achmet-Bey, qui les avait accablés d'exactions et d'avanies. On ne profita pas de leur bonne volonté, mais du moins leurs tribus ne commirent aucun acte de brigandage et apportèrent au camp plus de vivres que l'armée n'en pouvait consommer. Quelques jours après, le gouverneur ayant reçu des renforts, voulut faire un pas en avant et chasser l'ennemi dont les coureurs infestaient les environs. Il se mit en marche pour Raz-cl-Akba (tête de la montagne), point culminant des hauteurs qui enceignent le bassin de la Seybouse, en repoussa les Musulmans après un combat peu important, et revint à Bone recevoir le duc de Nemours, qui, témoin des désastres de la première expédition, avait voulu prendre part à la vengeance promise par la seconde. Le prince, accompagné des généraux Valée et Fleury, qui devaient commander, l'un l'artillerie, l'autre le génie, s'était hâté de passer la mer et d'arriver aux avant-postes français, où il reçut le commandement d'une brigade. De retour à Medjez-Amar, le gouverneur trouva les hostilités complétement engagées. Pendant son absence l'ennemi avait attaqué le-camp avec une vigueur dans laquelle on avait cru reconnaître le commandement de Ben-Aïssa, le fameux lieutenant d’Achmet-Bey. Repoussé avec perte, il avait continué de rôder dans les environs ; le 22 septembre, de fortes masses ennemies se présentèrent devant le plateau, défendu par la tête du pont au confluent des deux rivières. Le colonel Lamoricière qui y commandait marcha vivement à l'ennemi ; un orage épouvantable qui vint à éclater au plus fort du combat sépara les deux armées ; mais à peine était-il calmé que les Musulmans, commandés par Achmet-Bey en personne, vinrent occuper un mamelon à peu de distance du camp. Il était évident qu'une affaire importante se préparait pour le lendemain. Le poste command é par M. de Lamoricière fut renforcé ; cette précaution ne lui fut pas inutile. Dès la matinée du 25, les Constantinois, maîtres d'une position qui dominait les Français, dirigèrent contre eux une fusillade très meurtrière. Heureusement qu'elle ne dura pas longtemps ; le colonel, à la tête de ses Zouaves, reprit à son tour l'offensive, escalada les pentes occupées par les Musulmans, qui, chassés avec peine, s'éloignèrent encore une fois du camp.

L'audace qu'avait montrée l'ennemi, les forces qu'il avait déployées dans les combats précédents, la nouvelle qui s'était faussement répandue qu'il venait de recevoir un secours de 5.000 Turcs, engagèrent le lieutenant général à convoquer un conseil de guerre. Il y fut décidé qu'on attendrait de nouveaux renforts avant de se porter en avant. Quelques cas de choléra s'étaient aussi manifestés dans un régiment, et l'on craignait de donner un nouvel aliment à la maladie par les fatigues inséparables d'une campagne. On était dans cette attente quand l'ennemi, qui dominait l'armée française du haut des collines dont il était encore maître, leva tout à coup ses tentes et disparut ; différents bruits circulèrent sur les causes de cette retraite. On disait surtout que le fameux Ben-Ferrat, chef du désert, avait fait une irruption au sud de Constantine et forcé le Bey à marcher au secours de sa capitale. On résolut de profiter de ce nouvel incident, et le départ général de l'armée fut fixé au 1er octobre 1857. Mais pour compléter le nombre de troupes jugées strictement nécessaire au succès de l'expédition, et remplacer le 12e de ligne retenu en très grande partie à Bone par le choléra, et un bataillon du 26e encore en mer, on dégarnit les postes intermédiaires entre Bone et Medjez-Amar, ne conservant en arrière de ce dernier poste, base nécessaire d'opération, que les camps de Guelma et de Dréan ; encore la garde nationale de Bone était-elle seul e chargée du service de la place.

Le jour désigné, de très bonne heure, une force mobile de 13.000 hommes d'excellentes troupes, formant deux divisions et quatre brigades, se mit en marche par un soleil magnifique ; deux brigades arrivèrent à Raz-el-Akba vers les dix heures du matin ; à peine avaient-elles commencé les apprêts de la nuit, que le temps s'assombrit tout-à-coup ; de larges gouttes annoncèrent le commencement d'une pluie africaine, et dans quelques heures le camp fut complétement inondé. Les voitures et les bagages, restés en arrière, cheminaient péniblement sur un terrain détrempé et argileux, et n'arrivèrent à ce premier bivouac que fort avant dans la soirée. Malgré ce début fâcheux, le mouvement continua le lendemain, et après une marche lente et prudente, sur ces plateaux accidentés où les soldats de l'expédition de 1836 reconnurent les lieux où ils avaient éprouvés tant de souffrances, le 6 octobre, de très bonne heure, la première division couronna le plateau de Mansourah, et la seconde, sous le feu des canons de la place, passa le Rummel et vint s'établir à Coudiat-Aty. Les forces extérieures de l'ennemi n'avaient contrarié que très faiblement tous ces mouvements. Cependant, comme l'année précédente, Constantine se présentait sous une apparence tout-à-fait hostile. D'immenses pavillons rouges ombrageaient les murailles ; les femmes groupées sur les toits des maisons poussaient des cris aigus de défi et de menace, les tons plus graves des hommes leur répondaient du haut des remparts et le son majestueux du canon, répété parles échos, couvrait par intervalles ces milliers de voix humaines. Sans s'arrêter à cet imposant spectacle, le général en chef prit avec lui les commandants du génie et de l'artillerie et reconnut sur-le-champ l'emplacement des batteries à construire. Trois furent d'abord fixées à l'extrémité du plateau de Mansourah, pour prendre à revers et à bonne portée le front d'attaque de Coudiat-Aty, en ruiner les défenses, canonner en même temps la ville et l'engager peut-être à se rendre. L'armée se mit à l'ouvrage avec son ardeur ordinaire, mais le premier jour de travail, un temps affreux dans lequel des pluies diluviennes et de fortes rafales de vent se succédaient sans un instant de calme, vint changer les bivouacs et les communications en autant de mares boueuses où les chevaux s'enfonçaient jusqu'au ventre ; un moment ont pu craindre de voir se renouveler les désastres de l'année précédente. En dépit de tous les obstacles l'artillerie était parvenue à armer complètement, dans la journée du 9, les trois batteries de Mansourah. Le feu commença ce même jour, et le lendemain, il avait déjà éteint en très grande partie celui du front de Coudiat-Aty. Les habitants néanmoins ne firent aucune démonstration d'accommodement. « Les Arabes, dit M. de la Tour-du-Pin, qui nous a laissé un récit animé de la prise de Constantine, sont capables, non de tout faire, mais de tout souffrir. » Sans consommer d'avantage ses munitions par une canonnade qui n'avait aucun résultat positif, l'artillerie entreprit en face du point d'attaque une batterie de brèche éloignée de 400 mètres des murs à battre et qui fut terminée le 11 ; le terrain était si mauvais et si détrempé, qu'on ne put y amener les pièces qu'en attelant quarante chevaux à chacune. Avant de commencer l'œuvre de destruction, le général en chef envoya aux habitants de Constantine un parlementaire pour les engager à éviter à leur ville les horreurs d'une prise d'assaut ; comme la réponse se faisait attendre, les pièces de siège de la batterie ouvrirent leur feu. Le parlementaire ne revint que le 12, sans avoir essuyé de mauvais traitement, mais annonçant l'intention de la place de se défendre à toute extrémité.

Cependant, la brèche commencé le 11, était bien avancée dans la soirée du même jour sans être tout-à-fait praticable ; on avait déjà tracé une nouvelle batterie, à 150 mètres seulement de la place, qui devait compléter l'ouvrage de la première. Terminée dans la nuit du 11 au 12, elle fut armée immédiatement parles pièces de la batterie en arrière, qui devenait inutile. A huit heures et demie du matin, le gouverneur, accompagné du duc de Nemours et du général Perrégaux, se rendait au dépôt de tranchée pour y examiner les travaux de la nuit, quand, arrivé à un point d'où l'on découvrait parfaitement la place, il s'arrêta ; on lui fit observer combien cet endroit était dangereux. « C'est égal, répondit-il, » et au même moment, il fut atteint d'un boulet dans le flanc gauche, et tomba mort sans ajouter une seule parole ; le général Perrégaux se penchait sur le corps inanimé de celui qui était son chef et son ami, quand il reçut une balle dans la tête dont il mourut quelques jours après. Ces grandes machines vivantes, qu'on appelle des armées, sont chez les Européens si admirablement organisées, que le jeu régulier de celle de Constantine ne reçut pas le choc le plus léger, de la destruction instantanée de ces deux principaux rouages ; le général Perrégaux en était le chef d'état-major. Le général Valée se trouvait le lieutenant général le plus ancien de son grade, et immédiatement après lui, venait le général Trézel ; quelques officiers pensaient qu'à ce dernier revenait le commandement général, M. Valée appartenant à l'artillerie ; opinion peu raisonnable, et que celui qu'elle favorisait fut le premier à désavouer avec loyauté et sans réticence ; M. Vallée prit donc sur-le-champ le commandement, et la batterie, continua à charger et à compléter la brèche pendant toute la journée du 12 ; le soir, elle parut assez accessible pour que l'assaut put être fixé au lendemain matin.

Le nouveau général en chef reçut alors des envoyés d'Achmet-Bey, demandant la cessation des hostilités, parlant de paix, mais sans vouloir proposer rien de positif. Ces démarches ne semblaient faites que dans l'intention de gagner du temps, et le général Valée, après avoir répondu que la remise de la place était le préliminaire obligé de toute négociation, continua les préparatifs de l'assaut. Pendant la nuit, les batteries reçurent l'ordre de tirer de temps en temps sur la brèche, pour empêcher l'ennemi de la réparer ou de construire derrière un retranchement intérieur. Le 15, à trois heures et demie du matin, la brèche fut déclarée praticable par les capitaines Boutaut et Garderens envoyés pour la reconnaître, et une demi-heure après, le gouverneur se rendit dans la batterie avec le duc de Nemours qui, nommé commandant du siège, devait former et diriger les colonnes chargées de monter à l'assaut. Elles étaient au nombre de trois sous les ordres des colonels Lamoricière, Combes et Corbineau. C'est toujours un moment solennel que celui qui précède un assaut ; l'armée dans un muet recueillement, avait les yeux fixés sur cette brèche que tant de sang allait bientôt inonder ; les soldats chargés de l'honorable et périlleuse mission de l'enlever, collés contre l'épaulement qui les abritaient des feux de la place, frémissaient du retard imposé à leur ardeur ; M. de Lamoricière causait en riant avec ses officiers et semblait croire qu'il était à l'épreuve des balles. Enfin, à sept heures du matin, le général Valée juge que le moment est venu ; il en prévient le duc de Nemours, le prince donne le signal ; le chef de bataillon Vieux, commandant le génie, et M. de Lamoricière, s'élancent à la tête de leurs troupes, au pas de course, et avec cette vivacité que l'ordre dirige toujours. En un moment ils sont sur le sommet de la brèche, et s'en rendent maîtres sans difficulté et sans grande perte ; mais une fois qu'ils l'on dépassée, la colonne se trouve engagée dans un labyrinthe de passages, de murs à moitié détruits, de maisons crénelées d'où pleut un feu terrible. Un pan de mur est renversé sur les assaillants et en écrase un grand nombre ; le commandant de Serrigny, le corps aux trois quarts engagé sous les décombres, sent ses os se briser à chaque effort qu'il fait pour se débarrasser, et expire après quelques minutes d'une horrible agonie ; on se bat dans les rues, on se bat sur les toits. Des canonniers turcs, renfermés dans une casemate, se font tous tuer jusqu'au dernier plutôt que de se rendre ; à mesure que la première colonne pénètre dans la ville, elle est soutenue par la deuxième et la troisième, qui assurent ses derrières et se lancent dans les rues transversales. A droite de la brèche se trouvait une espèce de cour intérieure que les Musulmans défendaient avec un acharnement extraordinaire ; à peine nos troupes y ont-elles pénétré, qu'une explosion épouvantable provenant d'une mine fortement chargée, tue le commandant Vieux, blesse à mort le capitaine Leblanc, et au milieu d'un nuage de fumée enterre sous un tas de débris le colonel Lamoricière qu'on en retire avec peine et blessé, la figure brûlée et le corps tout couvert de contusions ; d'abord on craignit pour sa vie, puis pour sa vue, qu'il ne recouvra qu'au bout de plusieurs jours. Le colonel Combes le remplaça dans la conduite des opérations ; enfin les sapeurs du génie communiquant d'une maison à une autre au moyen de percées pratiquées dans les murs mitoyens, parviennent à tourner les défenseurs et à les forcer à la retraite. Cette manœuvre détermina la reddition de la place. L'officier auquel Achmet en avait confié le commandement voyant que toute résistance était inutile, se brûla la cervelle. On se battit cependant encore durant une heure sur quelques points de la ville. Les ennemis se concentraient à la Casbah ; le général Rulhières y arrivant en même temps qu'eux leur fit mettre bas les armes ; l'épouvante régnait dans la ville ; des milliers - d'habitants essayent de se sauver par d'étroits sentiers qui serpentent le long de l'enceinte de rochers entourant la place ; les premiers sont poussés par ceux qui les suivent : ce courant d'êtres humains, égarés par la frayeur, se termine par une horrible cascade que de nouveaux flots viennent constamment alimenter, et bientôt un amoncellement de burnous et de turbans parmi lesquels on voyait s'agiter des bras et des corps se débattant dans les convulsions de la mort, encombre le pied des rochers. Au-delà, sur la colline opposée, on voyait se prolonger la fuite de ceux qui avaient échappé à la catastrophe et que les boulets français atteignaient par-dessus la ville. Dès qu'elle se fut rendue, on dédaigna de les écraser davantage. Les généraux donnèrent les ordres les plus sévères pour empêcher le pillage et faire respecter les mœurs et la religion des vaincus. Peu à peu, ceux des habitants qui n'avaient pu ou n'avaient pas voulu fuir, reprirent courage en voyant l'ordre admirable qui régnait dans leur cité. Le drapeau tricolore fut arboré sur les principaux édifices, et le duc de Nemours vint s'installer dans le palais du Bey, heureux de la prise d'une ville qui inaugurait une nouvelle période dans nos conquêtes africaines. Mais la victoire avait été sanglante, le génie surtout avait perdu presque tous ses officiers ; le colonel Combes, blessé deux fois assez légèrement, n'avait pas voulu quitter le théâtre du carnage ; il reçut un troisième coup qui, cette fois, devait être mortel ; on ne put cependant l'amener à l'ambulance que lorsque L'affaire eut été tout-à-fait décidée ; il rencontra alors le duc de Nemours auquel, avec une fermeté qui défiait la souffrance, il rendit compte de sa mission : « Ceux qui vivront, ajoute-t-il, jouiront de la victoire ; pour moi, je vais mourir à quelques pas d'ici ; je vous recommande les officiers de mon régiment. » Le héros ne disait que trop vrai : quelques heures après, il n'existait plus.

Le premier soin du général Valée, dès qu'il se vit maitre paisible de la ville, fut d'en désarmer les habitants et de faire disparaître les traces sanglantes de l'assaut qu'elle venait d'essuyer. Le général Rulhières fut nommé gouverneur de la place ; sa fermeté maintint une exacte discipline parmi les soldats ; l'entrée des mosquées et des maisons leur fut interdite. Les ordres du général furent exécutés sans difficulté, et l'artillerie s'occupa de recueillir toutes les armes et munitions de, guerre qu'elle put y trouver, L'intendance, aidée des autorités locales que le général avait maintenues, se mit à la recherche de tous les magasins de vivres, tant publics que particuliers, et parvint à ramasser une grande quantité d'orge et de blé. Un marché fut ouvert à la porte, de Bab-el-Oued, les Arabes y affluèrent et l'armée fut bientôt dans l'abondance. On cherchait à recueillir quelques renseignements sur le sort d'Achmet-Bey ; on sut que du haut d'une montagne il avait vu tomber les murs de Constantine ; que comme Boabdil, il avait pleuré sur le sort de sa capitale ; qu'enfin, le désespoir dans le cœur, à la tête des rares partisans de sa fortune déchue, il s'était retiré à plusieurs journées de marche dans l'intérieur ; l'insulte de ses anciens sujets ne manqua pas à son infortune, il fut attaqué dans sa retraite par des tribus qu'il avait opprimées durant son pouvoir ; il ne lui resta plus, de toutes ses forces, qu'un millier de cavaliers avec lesquels il voulut vainement continuer de tenir la campagne ; de plus en plus l'isolement se fit autour de sa personne ; il disparut pour quelque temps de la scène, et nous ne le verrons y reparaître que beaucoup plus tard, lorsque de nouveaux incidents lui rendirent l'espoir de susciter des obstacles à la domination française. Elle avait fait de grands progrès à la suite du brillant fait d'armes de Constantine. Pour compléter par la justice et la douceur l'ouvrage de la force, le général Valée donna pour chef temporel, ou caïd., à la ville qu'il avait conquise, un habitant renommé par sa probité et son attachement à la foi musulmane ; c'était un jeune homme du nom de Seïd-Mohammed, fils du fameux El-Beled, chef spirituel de Constantine, et appartenait à une famille puissante, et qu'Achmet-Bey lui-même avait toujours ménagée, quoiqu'il ne l'aima pas ; il devait administrer et percevoir les impôts sous la surveillance et pour le compte de l'autorité française. Il se dévoua complètement à notre cause. Le grand chef du désert, Ben-Ferrat, éternel ennemi de l'ancien Bey, vint peu de jours après à Constantine, où parfaitement reçu par le général en chef, il s'entendit avec lui pour porter les derniers coups à l'ennemi commun. La plupart des Musulmans ne tardèrent pas à suivre J'exemple des deux personnages qui exerçaient le plus d'influence dans le pays ; trente-et-une tribus firent immédiatement leur soumission et nouèrent avec nous des relations de commerce. Une garnison de 3.000 hommes environ devait occuper la ville sous le commandement provisoire d'un colonel ; elle avait des approvisionnements en céréales, assurés pour six mois. Les environs lui fournissaient en abondance des vivres frais. Après ces premières mesures, le général Valée, qui ne regardait sa mission comme terminée que lorsqu'il aurait ramené sous les murs de Bone, l'armée et le précieux matériel d'artillerie qui lui avait été confiés, et qui redoutait avec raison que les pluies de l'automne ne rendissent les routes impraticables, reprit le chemin des bords de la mer une dizaine de jours après son entrée à Constantine. L'armée, quoique contrariée les deux premières marches par le mauvais temps, ne laissa en arrière ni malades, ni blessés, ni voitures d'aucune espèce. Les lieux que nous avions trouvés déserts en marchant sur Constantine, étaient alors couverts de nombreuses et riches tribus qui dressaient leurs tentes et faisaient paître leurs troupeaux en toute sécurité, Pas un coup de fusil ne fut tiré pendant ce retour ; partout les Arabes apportaient des provisions aux Français, et la puissante tribu des Zénati, qui s'était fait remarquer depuis notre séjour à Bone par son hostilité incessante, reçut avec reconnaissance de la main du général français, le scheick qui devait la gouverner. Pour prouver à ces populations que c'était bien sérieusement que la France voulait s'établir dans le pays, et pour maintenir la sûreté des communications sur cette route maintenant d'un accès facile, grâce aux travaux de l'armée, on laissa des corps o occupation dans les camps de Medjez-Amar, de Guelma, de Neckmeya et de Dréan. Enfin, à peine de retour à Bone, le 5 novembre, le maréchal Valée, auquel une ordonnance royale venait de conférer le plus haut grade militaire, désigna un détachement pour escorter un convoi de munitions de guerre et d'approvisionnements d'hôpitaux destinés à la garnison de Constantine qu'on portait à 4.500 hommes. Le général Négrier, qui avait rempli à Alger les fonctions de gouverneur pendant que M. de Damrémont marchait a la tête de l'expédition, fut désigné pour commander toute la province dont nous venions de conquérir la capitale, et en attendant qu'il fût arrivé à son poste, le colonel Bernelle, gouverneur provisoire, occupa les troupes à divers travaux ayant pour but la sûreté et l'embellissement de la ville. Dès le principe, le pays parut excessivement sain ; le choléra, dont l'influence s'était prolongée longtemps dans cette partie de la régence, touchait à son terme. Achmet-Bey, dont on ignorait au juste la position, essaya quelques tardives ouvertures auprès du général pour ressaisir son pouvoir ; elles furent repoussées. Malheureusement nos expéditions passagères avaient imprimé dans l'esprit des Arabes l'idée que nous finirions par évacuer toutes nos possessions africaines. Des notables de Constantine profitèrent de cette croyance généralement répandue pour former quelques intrigues et nouer des relations avec l'ancien maître du pays ; l'autorité française fit saisir et évacuer sur Bone et Alger ceux qui s'étaient le plus compromis. La masse de la population, très nombreuse, car la ville s'était promptement repeuplée, resta tranquille et paraissait satisfaite de la paix dont elle jouissait, et lorsque le général Négrier vint prendre possession de son gouvernement au commencement de décembre 1857, la situation était des plus favorables. La garnison avait été successivement porté à 5.000 hommes. Les courriers qui se croisaient constamment sur la route de Bone, voyageaient à peu près en sûreté ; les Arabes ensemençaient leurs terres et tenaient leurs foires ou marchés comme avant la conquête, et la majeure partie de la province pouvait passer pour pacifiée.

Le général Valée, nommé maréchal de France et gouverneur général des possessions françaises dans l'ancienne régence, était peu de jours après la prise de Constantine de retour à Alger, où l'appelaient une multitude d'affaires. La plus importante sans doute, était le règlement définitif, avec Abd-el-Kader, de plusieurs points que le traité de la Tafna n'avait fait qu'indiquer. L'Émir avait annoncé qu'il viendrait en conférer avec les autorités françaises sur les bords de la Chiffa, dans le courant d'octobre 1857 ; puis, occupé par une foule de projets, par une expédition au sud de Tittery et dans le Sahara, d'où il ramena beaucoup de bétail et de butin, il avait renvoyé à plus tard cette entrevue, qui finit par ne pas avoir lieu. Quoique ses rapports avec les Chrétiens conservassent un vieux levain de rivalité et de défiance, il exécutait passablement tous les articles du traité, et ses relations avec les généraux d'Alger et d'Oran étaient fréquentes et indiquaient le désir de la continuation de la paix. II vint passer une partie de l'hiver dans la province d'Alger qu'il parcourut dans tous les sens, afin que les tribus ne fussent pas tentées d'oublier qu'elles avaient un maître. Quelques intrigants, qu'il avait parmi ses conseillers, voulurent mettre à profit son ignorance des localités pour l'entraîner au-delà des limites qui lui avaient été imposées ; des explications eurent lieu, et pour le moment tous les nuages se dissipèrent. Les Hadjoutes, rentrés sous la domination de l'Émir, mais dont la paix n'avait pu changer tout-à-coup les anciennes habitudes, avaient récemment volé quelques troupeaux de bœufs ; ils furent forcés de les restituer et les coupables reçurent chacun 500 coups de bâton. Ordre sévère fut donné à leur caïd d'empêcher à l'avenir toute espèce de brigandage. Une maison à Mascara, venait d'être affectée au logement de l'officier chargé d'y représenter la France ; il fut constamment traité avec les plus grands égards par les autorités arabes de la ville. De son côté, le chargé d'affaire musulman, était entré en fonctions à Oran. Une grande partie du tribut promis par l'Émir y était déjà arrivée. Quelques inquiétudes néanmoins ne tardèrent pas à surgir ; Abd-el-Kader, en poursuivant dans la province d'Alger les populations qui ne voulaient pas lui obéir, s'était approché de très près de nos colons de l'est de la plaine ; ceux-ci furent effrayés, peut-être à tort, d'un pareil voisinage ; le gouverneur envoya un corps de troupes pour les protéger à tout événement ; plusieurs tribus brisèrent alors tout-à-fait avec l'Émir et vinrent se réfugier sur notre territoire ; l'autorité française, tout en leur promettant et en leur donnant sûreté complète dans l'intérieur de nos limites, borna là son action et refusa constamment de s'immiscer dans les différends entre Abd-el-Kader et ses sujets. Parmi les Musulmans préférant la domination française à celle de leur coreligionnaire, on remarqua surtout les Ouled-Zeitoun, presqu'entièrement composés de Coulouglis, et par cela même hostiles aux Arabes. Ils entrèrent à la solde de la France, firent la guerre avec succès à des Arabes compris dans nos limites qui ne voulaient pas se soumettre, et finirent par se fixer à l'est de la plaine, où ils formèrent un poste avancé très utile aux colons établis plus en arrière.

La paix avait donné quelque essor au commerce de la Régence, et des objets nouveaux, tels que des plumes d'autruche, des laines parurent pour la première fois sur le marché d'Oran ; cependant les exportations étaient toujours très faibles, soit que les indigènes produisissent très peu au-delà de leurs premiers besoins, soit que la guerre eût fait refluer les envois du côté de Tunis et de Maroc, d'où ils ne pouvaient reprendre tout-à-coup la route de nos ports de mer. Une marche ascendante bien plus sensible se faisait remarquer dans les importations ; une partie de cette amélioration était due sans doute à l'augmentation de l'armée, mais comme elle se faisait aussi remarquer sur des objets tels que les tissus et les cotonnades à l'usage exclusif des indigènes, il en résultait que la consommation en avait réellement augmenté parmi eux, et cette marche ascendante eût sans doute continué, si la paix eut duré quelques années de plus. La prospérité d'Alger s'accroissait chaque jour, mais chaque jour aussi la concurrence des Européens en -chassait davantage les Maures, incapables de lutter contre eux, avec leur routine, leur paresse et leurs faibles capitaux. Beaucoup de ces Musulmans se réfugièrent à Médéah et à Miliana, où l'Émir mettait à leur disposition des maisons abandonnées et où ils trouvaient des vivres à très bas prix ; de part et d'autre les affaires prenaient un air de calme et de stabilité ; les populations, quelque fussent leur religion et leur race, s'établissaient là où elles espéraient le plus de bien-être, et de sympathie pour leurs habitudes. Tout ce qui tenait aux Turcs ou à leurs descendants, se rallia franchement à notre cause et devint pour nous des auxiliaires aussi utiles que dévoués. Ce n'était pas la première fois qu'on s'était pris à regretter ceux que nous avions expulsés de la Régence dans les premiers jours de la conquête ; rapprochés de nous par une civilisation plus analogue, par une origine différente de celle des Arabes, en contact avec ces derniers par la religion, ils semblaient devoir former le lien le plus naturel entre les nouveaux conquérants et les anciens indigènes.

Abd-el-Kader, allié ou vassal des Français, voulut trancher du prince indépendant, en envoyant un ambassadeur jusqu'à Paris ; il devait offrir des présents au roi, et rapporter quelques impressions de ce pays qui se révélait au sien d'une manière si puissante. Il choisit pour cette mission, Miloud-Ben-Arach, son confident intime, qui passait pour le plus habile diplomate des Arabes. C'était un homme d'une physionomie fine et spirituelle, d'une intelligence prompte et facile, plus administrateur que guerrier. Il s'adjoignit pour interprètes Bouderbah, maure d'Alger, intrigant et hostile à la France, et Ben-Durand, personnage ambigu et mal défini, qui semblait avoir la confiance des deux partis, probablement parce qu'il ne tenait réellement à aucun. L'ambassadeur d'Abd-el-Kader, représentant de la puissance musulmane dans la Régence, fut reçu avec des transports de joie par ses coreligionnaires d'Alger. Pendant le séjour qu'il y fit avant de s'embarquer, il ne perdit pas une occasion pour les exciter à quitter bien vite une ville souillée de la présence des infidèles et à venir grossir le nombre des sujets de son maître. L'autorité française le laissa faire, persuadée que la meilleure réponse à ses prédications était la justice de notre gouvernement et la protection qu'il accordait à tous les cultes. Le 3 mars, Ben-Arach s'embarqua sur un bateau à vapeur, qu'il remplit d'une cargaison de burnous, de tapis, de peaux de tigres et de lions, de gazelles et d'autruches vivantes, productions de l'industrie et du sol africain qui composaient le présent de l'Émir au roi des Français. Il arriva heureusement à Paris, fut reçu aux Tuileries par Louis-Philippe et sa famille, et le public parisien s'amusa un instant de son haïch blanc, de sa corde de poil de chameau, de son beau yatagan à poignée et à fourreau d'or. Il revint en Afrique plein pour la France d'une admiration que son orgueil arabe voulait en vain dissimuler, et chargé d'échantillons de la plupart des produits de nos manufactures. Par la promesse d'un fort salaire, il engagea plusieurs ouvriers à le suivre en Afrique, où ils devaient travailler aux diverses constructions projetées par l'Émir. C'était déjà beaucoup que d'avoir amené les deux peuples à se voir autre part que sur les champs de bataille ; Miloud-Ben-Arach conçut dans son voyage une telle idée des forces de la France, qu'il ne cessa depuis de recommander la paix à son maître ; celui-ci faillit même lui retirer toute sa faveur à cause de l'opposition qu'il rencontrait chez lui aux projets que nourrissait son ambition.

Le maréchal Valée accepta définitivement alors le titre de gouverneur général, qu'on craignait qu'une santé affaiblie par l'âge et les fatigues ne lui fit refuser ; homme de travail et de réflexion, doué de l'esprit d'ordre et d'organisation, il étudia consciencieusement le pays que la paix donnait à la France pour lui assurer les lois et les règlements les plus convenables. La tâche n'était pas facile ; notre territoire était occupé par des populations différentes de race, de mœurs et de religion ; il était presque impossible de les soumettre toutes à un même code, dangereux et compliqué de donner à chacune une législation particulière. Parmi les indigènes, les Douairs et les Zmélas, sous leur vénérable chef Mustapha, avaient combattu dans nos rangs avec courage et dévouement ; mais Mustapha regardait sa tribu comme sa propriété et sa tribu ne voulait recevoir d'ordres que de Mustapha. On laissa aux Douairs leur vieux scheick, leur cadi, leur muphti ; on les établit aux environs d'Oran, ou, quittant le mousquet pour reprendre la charrue, ils se montrèrent aussi durs au travail qu'ils avaient été braves sur le champ de bataille. Mustapha profita des loisirs que la paix lui avait faits, pour rendre, lui aussi, une visite à la France. Revêtu du grade de maréchal-de-camp, gratifié d'un traitement annuel de 12.000 fr., avec le droit de porter sur sa veste musulmane cette croix d'honneur que tant de Français désirent sans l'obtenir, il dut s'apercevoir que si la France était généreuse pour ses ennemis, elle ne manquait pas de reconnaissance envers ses alliés. Dans toutes les villes françaises qu'il traversait, il passait les troupes en revue et recevait la visite des autorités civiles et militaires, qui se chargeaient ensuite de lui faire les honneurs de leur résidence ; mais l'image des combats où il avait passé sa vie le poursuivait au milieu de toutes les recherches de notre civilisation. A Périgueux, ayant entendu les cris d'une meute, et ayant appris qu'elle servait à chasser le lièvre et le renard : « ce doit être bien ennuyeux, dit-il, puisqu'il n'y a pas de danger » ; puis il faisait le récit de ses chasses au lion, et donnait sur le caractère et les habitudes de ce terrible animal, des détails qui semblaient appartenir aux contes des mille et une nuits. Sa figure, ordinairement calme et stoïque, s'animait à ces souvenirs ; on voyait sortir des étincelles de cet œil dont 70 ans n'avaient pu amortir l'éclat. De Périgueux il alla à Excideuil causer avec le général Bugeaud de la bataille de la Sicka, où il avait reçu une blessure qui lui avait estropié la main droite pour le reste de sa vie ; singulière destinée qui rassemblait sous un même toit, dans un coin de la France, deux hommes nés dans des positions si différentes, et qui, à la première vue, s'étaient aimés et estimés parce qu'ils étaient nés tous les deux pour le même objet, la guerre ; mais l'Arabe semblait la faire par passion, par instinct, pour elle-même, tandis que le Français n'y voyait qu'un moyen d'arriver à quelque chose de plus positif, de plus utile. Ce qui frappait le plus Mustapha en France, c'était de voir presque toute la population courbée sous un travail quotidien, et de pouvoir voyager jour et nuit et partout, sans armes et sans nécessité de s'en servir. Je ne sais, si dans son esprit, les avantages d'un pareil état pouvaient en compenser les inconvénients. Mustapha avait avec lui un officier arabe qui lui servait d'aide-de-camp, un secrétaire, un interprète et enfin un jeune fils âgé de 9 ans, nommé Mohammet, qui seul avait le privilège de faire éprouver au vieux scheick quelque chose qui ressemblât à de la tendresse. Toute cette suite plus jeune semblait aussi plus capable d'apprécier toutes les merveilles qui passaient sous leurs yeux et moins désireuse de revoir le plus tôt possible les toits de roseaux de ses adouars ; le jeune Mohammet surtout exprimait son admiration d'une manière vive et naïve, à laquelle les grâces de son âge prêtaient un nouveau charme ; dans quelques jours il avait appris la langue française et se liait très facilement d'amitié avec les jeunes enfants de son âge ; mais déj on pouvait remarquer que les idées de sa race s'étaient profondément imprimées dans son cœur ; son œil étincelait de haine au seul nom d' Abd-el-Kader, l'ennemi héréditaire de sa tribu, et un jour qu'on lui demandait quel présent lui ferait le plus de plaisir, il n'hésita pas à répondre : « un sabre ». Avoir l'amour des tribus arabes pour la guerre, leur dévouement pour un chef qui semble le père commun de toute une grande famille, les haines séculaires qui les divisent et qui se résolvent en pillage à main armée, qui chez elles n'ont rien de déshonorant, on croit lire l'histoire de ces clans écossais immortalisés par la plume de Walter-Scott ; leur nom même qui commence presque toujours par Beni ou Ouled, qui signifie fils ou enfant, représente très bien le Mac des montagnards de l'Ecosse ; tant il est vrai qu'il est une période par laquelle tous les hommes doivent passer avant d'arriver à un état plus avancé ; tout au plus ces époques de transition peuvent-elles être plus ou moins longues suivant une foule de circonstances dépendantes de la législation, du climat et de la religion. Le vieux Mustapha rentra en Afrique à la fin de 1858, heureux de l'hospitalité de la France et de la grandeur de la nation à laquelle il avait dévoué son bras, mais plus heureux peut-être encore d'être rendu à ses farouches compagnons, qui de leur côté accueillirent le retour de leur chef avec des transports d'allégresse.

On avait beaucoup blâmé et avec raison, les promenades aventureuses de plusieurs généraux, dont les seuls résultats étaient l'incendie de quelques huttes arabes, et.la ruine des chevaux de notre cavalerie. Le maréchal Valée, adoptant un système tout-à-fait opposé, mit peut-être un peu trop de prudence et de lenteur dans l'occupation des points que nous réservait le traité de la Tafna ; son but était de ne pas effaroucher les habitants de Blida et de Coléah, de les accoutumer peu à peu à notre domination, et enfin d'entrer dans leurs villes sans coup-férir ; ses plans, dès longtemps préparés, réussirent du reste assez bien quant à ce dernier objet, mais le temps ne doit pas non plus être perdu sans de puissants motifs. Le 26 mars le gouverneur partit d'Alger à 5 heures du matin, prit en route quatre bataillons, quatre pièces de campagne et cinquante chevaux chargés de former un camp à l'ouest de Coléah et s'achemina vers cette ville dont les habitants vinrent à sa rencontre, manifestant une joie ou feinte ou réelle. Défense fut faite aux troupes françaises de pénétrer dans l'intérieur de la ville. Le commandant Cavaignac, qui déjà comme capitaine avait attiré l'attention par son séjour à Tlemcen, fut chargé du commandement du camp de Coléah. Un pont fut établi sur le Massafran, pour le maintenir en communications toujours faciles avec Alger. Le lendemain trois autres bataillons vinrent couronner les hauteurs de Cara-Mustapha, à l'extrémité est de la Métidja, et dominer le défilé qui lui donne entrée de ce côté. Cette force surveillait également le marché qui se tient tous les jeudis sur les bords de l'Hamise. Nos fidèles alliés, les Ouled-Zeitoun, occupaient un poste encore plus avancé à l'est, et soutenus de quelques soldats français, éclairaient toute la vallée de l'Oued-Kaddara. Les deux extrémités de la Mitidja ainsi assurées, trente-six jours plus tard, deux nouveaux camps furent établis entre les deux premiers, à la hauteur à peu près de Blida ; restait encore à occuper les environs de cette ville, où le maréchal alla faire une promenade militaire pour se montrer aux indigènes et fixer définitivement l'emploi des postes qui devaient la dominer. Il choisit deux petites hauteurs à droite et à gauche des habitations et un peu en arrière ; de ces points la vue embrassait l'enceinte de Blida, ses jardins d'orangers, presque toute la plaine, et enfin dans l'enfoncement le pays des Hadjoutes, retraite ordinaire de tous les vagabonds de la province. Le colonel Duvivier fut investi du commandement de ce point central, le plus important de tous ; en même temps tous les avant-postes français firent un mouvement pour venir se placer sur la ligne jalonnée par les grands camps retranchés. Bien convaincus de notre résolution de rester dans le pays, satisfaits de la sécurité qu'ils trouvaient derrière nos ligne, beaucoup d'Arabes, anciens habitants de la plaine, revinrent s'y fixer, et approvisionnèrent les marchés qui se tenaient dans chaque camp ; mais toujours constant dans Son système de ménagement pour les indigènes, le maréchal défendit l'entrée de Blida, non-seulement aux militaires, mais encore aux Européens quels qu'ils fussent, bien que la plupart des maisons de la ville leur appartinssent déjà. L'armée avait peu de sympathie pour les acquisitions faites par la population civile qu'elle flétrissait du nom de spéculation d'agiotage ; cependant quand on s'établit dans un nouveau pays, il faut ou s'en emparer de vive force ou l'acheter, et l'un vaut beaucoup moins que l'autre. La défense aux Européens de pénétrer dans les villes situées dans notre territoire, comme moyen transitoire, était soutenable et produisit souvent de bons effets ; comme loi définitive elle serait absurde ; vouloir séparer les vainqueurs et les vaincus en deux classes distinctes, dont l'une serait chargée du gouvernement, l'autre de l'agriculture et du commerce, préparerait des catastrophes pour l'avenir ; l'exemple des Turcs et des Grecs est là pour le prouver. Autant l'assimilation de deux peuples est utile, autant la domination et l'exploitation de l'un par l'autre est funeste. Il y a des vices et des maux attachés au pouvoir tout aussi bien qu'à l'état de sujétion. Toutes les nations à constitution vigoureuse, sont fondées sur l'homogénéité de la population ; cette condition de vigueur, si elle n'existe pas dans le principe, s'obtient de deux manières : par la fusion de plusieurs races en une, lorsqu'il n'y a pas antipathie trop forte d'origine, comme lorsque les Bretons, les Saxons, les Normands ont formé les Anglais, ou par la disparition des races les plus faibles, lorsque les répulsions mutuelles sont invincibles. Les Européens et les Peaux-Rouges de l'Amérique du nord en offrent le plus frappant exemple : l'Afrique ne sera donc réellement et complètement française que lorsqu'un peuple ayant nos goûts, nos mœurs, notre langue y dominera par le nombre, et pour cela il faut y jeter la plus grande masse possible de population européenne qui trouvera à y vivre avec aisance et prospérité.

Entre les anciens et les nouveaux habitants y aura-t-il fusion ou répulsion ? Crest ce que l'avenir seul peut nous apprendre. Il y a différence de religion et de langue, analogie de couleur et des traits du visage ; mais c'est à l'un ou à l'autre de ces résultats définitifs qu'il faut atteindre. Multiplions le plus possible le contact en Afrique entre les Français et les indigènes, que soumis aux mêmes lois ils jouissent des mêmes droits ; comme sans nul doute notre nationalité est la plus forte des deux, an bout de quelque temps, d'une manière ou d'une autre, nous n'aurons plus que des Français ; et dussent les indigènes disparaître peu a peu, comme tant de peuples qui n'ont point eu de postérité, l'humanité n'y perdra rien, puisqu'ils seront immédiatement remplacés par une rare plus avancée. C'est ce que sentait bien l'Émir, qui voulait établir pour barrière un désert entre sa nation et la nôtre. La paix commençait à lui peser, et nul doute que s'il eut suivi les conseils de sa haine il n'eut commencé immédiatement la guerre. Les chefs de tribus dont l'influence s'étendait pendant les hostilités, que leur fortune mettait à même de moins souffrir des dévastations des campagnes, qui trouvaient dans leurs expéditions aventureuses un aliment à leur activité, appelaient de tous leurs vœux une rupture ; mais l'Émir, qui ne se sentait pas encore assez fort pour tenter la chance des combats, avait dit : « Malheur au musulman qui tuera un chrétien tant que je serai en paix avec eux » ; et ces mots étaient pour ces derniers une véritable sauvegarde. Avec un Arabe au service d'Abd-el-Kader, un Européen pouvait parcourir sans danger toute la province d'Oran. Plusieurs négociants profitèrent de cette sécurité pour visiter Mascara, qu'ils trouvèrent sortant de ses ruines, assez bien peuplée, et avec une police passablement faite pour une ville musulmane. Trois fois par semaine il s'y tenait un grand marché, et le bâton du chiaoux — tour-à-tour bourreau ou sergent de ville — suffisait pour maintenir l'ordre parmi les 5 ou 4.000 Bédouins qui remplissaient alors les rues. Mais le commerce extérieur qui en résultait était assez faible ; tout se bornait à un échange entre les productions de la campagne et les objets fabriqués par les citadins. Le pays des environs était très beau et très fertile ; au sud, la plaine d'Égris fournissait du blé en abondance ; elle était habitée par la tribu des Hachems, d'où était sorti Abd-el-Kader, et à laquelle il devait une grande partie de son influence.

Le maréchal profita des loisirs de la paix pour régler différentes questions qui surgissaient à chaque instant dans un état de choses où tout était à créer. Son attention fut surtout attirée par des réunions d'indigènes habitant Alger, soumis à une loi commune, analogues aux corporations d'ouvriers du moyen-âge. Ces hommes de races différentes venaient dans la capitale de la régence pour y exercer plusieurs professions, et continuaient à s'y classer suivant les différentes tribus auxquelles ils appartenaient dans le désert. Chacune avait sa profession spéciale à laquelle elle se livrait presque exclusivement ; ainsi les ramoneurs, à Paris, sont tous des Savoyards, et les forts de la halle des Auvergnats. Ces sociétés, organisées à Alger avant la conquête, se maintinrent sous notre domination, et le maréchal leur donna des chefs nommés Aminés, les soumit à une police qui pouvait les rendre utiles dans les accidents de force majeure, auxquels les grandes villes ne sont que trop sujettes. Ils se divisaient en sept classes différentes, dont les principales étaient : les Kabyles, les Mozabites, les Biskris, les Nègres, les Lagrouats et les Mzytas, comprenant en tout 3.822 âmes au mois de juillet 1838. Journellement plusieurs membres de ces réunions retournaient dans leur patrie, et leur place était bientôt prise par des individus de même origine et susceptibles des, mêmes industries, et l'équilibre se maintenait ainsi de manière à satisfaire aux besoins des habitants d'Alger ; ils étaient baigneurs, bouchers, commerçants, hommes de peine, maçons, faisant tout un peu moins bien et un peu moins vite que les ouvriers d'Europe, mais aussi se contentant d'un salaire beaucoup moindre. Ils entretenaient une circulation annuelle de plus de 6.000 individus, qui retournaient chez eux après avoir vécu quelque temps au milieu de nos mœurs, et rapportaient à leurs concitoyens quelques idées nouvelles, quelques sentiments moins hostiles recueillis pendant leur séjour parmi nous. Ainsi se formaient peu à peu les liens qui doivent un jour réunir les populations française et indigène ; c'était un gage de paix, Un des moyens les plus actifs de civilisation ; à ce titré 9 les corporations arabes méritaient tout l'intérêt que leur témoigna le gouverneur.

Pendant que la domination française s'affermissait par la sagesse et la modération dans les limites qu'elle s'était imposées, Abd-el-Kader, toujours inquiet et ambitieux, avait envoyé El-Barkani, son lieutenant, à l'est de Médéah, pour lui soumettre les tribus qui campent de ce côté, et étendre sa domination dans le désert de la province de Constantine, et qui en dépend ordinairement. C'était donc une violation du traité de la Tafna. El-Barkani éprouva d'abord un échec, puis il fut rejoint par Ben-Ferrat, qui, d'abord notre allié contre Achmet-Bey et nommé par nous kalifat du désert, finit par se ranger tout-à-fait sous les drapeaux de l'Émir. El-Barkani avec ce secours prit sa revanche, soumit Biscara et le pays environnant nommé le Zyban, et se préparait à des succès plus importants, lorsque les représentations du gouverneur forcèrent son maître à le rappeler, Il revint avec des troupes chargées de butin, et dont le courage était accru par l'essai qu'elles avaient fait de leur force. Leur chef trouva l'Émir mécontent des bornes que le gouverneur imposait à sa puissance, et se confirmant de plus en plus dans ses projets d'éloignement pour les Français : il ne pensait plus à faire sa capitale de Mascara, que l'expérience lui avait appris être trop rapproché de notre dangereux voisinage ; il fortifiait et embellissait Tegdempt, ville située non loin du dessert, dans les montagnes, à plus de 50 lieues au sud-est d'Oran, Enfin, toujours poussé par l'idée de s'éloigner de plus en plus de cette force qu'il sentait peser sur lui, il conçut le projet de se faire une place d'armes au milieu du désert lui-même, qu'il supposait inabordable pour les Européens, et ce désir lui fit entreprendre une guerre aventureuse et injuste, où il éprouva des pertes considérables en hommes et en argent.

Au milieu des déserts du Sahara, à peu près sous le méridien de Cherchel, et à plus de 100 lieues des bords de la mer, se trouve jetée une oasis très fertile, vivifiée par une ville munie de bons remparts, que les tribus errantes des environs reconnaissent comme leur suzeraine : elle se nomme Aïn-Madhi ; elle est possédée de temps immémorial par les Tedjini, famille de marabouts très vénérée dans le pays et bien supérieure en illustration à celle d'Abd-el-Kader lui-même. Il semble qu'ils exerçaient dans les environs une sorte de souveraineté religieuse, soutenue au besoin par les armes, car chez les musulmans, comme chez tous les orientaux, les fonctions de prêtre et de guerrier sont souvent réunies dans la même personne. En 1825, le chef de ces Tedjini avait essayé de s'affranchir de la domination des Turcs, et traînant à sa suite une nuée de populations fanatiques, il s'avança jusqu'à Mascara, dont il réussit même à s'emparer ; ensuite, surpris et fait prisonnier par Hussein-Bey, qui commandait à Oran au nom du Dey d'Alger, il fut écorché vif et sa peau fut envoyée dans la capitale de la régence, où elle resta deux ans suspendue au-dessus de la Porte-Neuve. Le frère cadet de la victime, nommé Sidy-Mohammet-Tedjini, resté à Ain-Madhi, fit sa soumission aux vainqueurs et parvint à se maintenir dans sa principauté jusqu'en 1858, qu'Abd-el-Kader se prit à penser que nulle position ne lui convenait mieux qu'Aïn-Madhi pour l'exécution de ses projets. Tedjini voulait bien le reconnaître comme son suzerain ; il lui envoya même des présents en signe de soumission, mais il refusa constamment de le recevoir dans ses murailles ou d'aller le trouver à Tegdempt, comme plusieurs fois il en avait été invité ; il connaissait trop la politique arabe pour se confier à un rival qui pouvait avoir intérêt à sa perte ; il était soutenu dans ses projets de résistance par l'Empereur de Maroc, avec lequel il entretenait une étroite alliance. Déjà dans le courant de juin 1858 l'Émir avait essayé une excursion dans le désert. A son retour, résolu d'en finir de gré ou de force avec Tedjini, il organisa une grande expédition se composant de 2.000 fantassins, 1.500 chevaux, 4 pièces de canon de campagne, et enfin de 1.500 chameaux pour porter de l'eau au travers du désert, où l'on ne rencontre pas une seule source dans une longueur de route de plus de 50 lieues. Tedjini, de son côté, averti de l'orage qui se préparait à fondre sur lui, fit avec sang-froid et habileté tous ses préparatifs de défense ; il arma tous les habitants d'Aïn-Madhi sur lesquels il pouvait compter, et appela les tribus du désert à la défense de leur capitale. L'armée de l'Émir arriva harassée devant ses formidables murailles : elles étaient, dit-on, si épaisses, que trois cavaliers pouvaient aisément galoper de front sur leur terre-plein, et si dures, que les petits canons d'Abd-el-Kader usèrent vainement leur poudre et leurs boulets à vouloir les entamer. Son camp était constamment harcelé par les cavaliers du désert ; plusieurs arrivaient comme la foudre, montés deux à deux sur une espèce de chameau nommé Méhari en arabe, d'une vitesse prodigieuse ; ils tuaient du monde à l’Émir et disparaissaient avant qu'on eût songé à les repousser. Abd-el-Kader éprouvait les désastres de cette guerre d'escarmouches qu'il avait si souvent employée avec succès contre nous. Une fois, Tedjini profitant d'un moment favorable fit une sortie, tomba sur le camp arabe, et y massacra 5 ou 600 hommes avant de rentrer dans ses murs. L'Émir fut enfin forcé de quitter le siège d'Aïn-Madhi et de se retirer à quelque distance pour soigner une blessure qu'il avait, disait-on, reçue à la cuisse ; cette inaction répandit même le bruit de sa mort dans le désert. Il reparut cependant bientôt après avec de nouvelles forces, et essaya cette fois le sape et la mine pour renverser les mu railles d'Aïn-Madhi : il échoua de nouveau, et fut réduit à ne plus compter que sur la famine pour s'en rendre maure. Tedjini, à bout de vivres et de munitions, amusa l'Émir par des promesses de soumissions, lui envoya même son fils comme gage de ses intentions pacifiques, et le décida enfin à s'éloigner pour quelques jours. Tedjini profita de ce répit pour renforcer la garnison, ravitailler la place ; et quand le frère de l'Émir se présenta, comme c'était convenu, pour l'occuper, il le fit prisonnier et le garda comme otage de la sûreté de son fils. Abd-el-Kader, exaspéré, fit tomber son ressentiment sur des villes moins fortes ou moins bien défendues qu'il ruina de fond en comble. Il rentra à Mascara chargé de butin, mais avec le regret d'avoir échoué dans sa principale entreprise. Une autre version-disait, que la guerre avait fini par un traité qui laissait Tedjini maître d'Am-Madhi. Quel que fut l'issue des expéditions d'Abd-el-Kader dans le désert, elles étaient une garantie de paix pour le reste de la régence ; la sécurité avait d'abord été complète dans l'ouest, où les limites fixées par le traité de la Tafna étaient bien connues de ceux qui l'avait signé ; aussi les commissaires nommés de part et d'autre pour les rapporter sur le terrain n'avaient-ils trouvé aucune difficulté à remplir leur tâche. Le général Rapatel, qui commandait à Oran depuis le commencement de 1858, profita du loisir des troupes pour pousser rapidement tous les établissements qui devaient faire de la capitale de la province une ville tout-à-fait européenne. Les Douairs et les Zmélas contenus dans nos limites, et d'ailleurs fatigués de la guerre, continuaient paisiblement leurs travaux agricoles. Le camp formé à Miserghin fut occupé par les spahis, auxquels on concéda les terres fertiles qui l'entourent ; ils étaient commandés par Youssouf, qui avait vu le beylick de Constantine lui échapper une première fois par nos revers, une seconde fois par nos succès. On commençait à mieux apprécier les services que nous pouvions attendre des indigènes, que notre désintéressement français avait peut-être trop exaltés dans le principe ; leur bravoure brillante et indisciplinée, leur fougue sauvage, leurs qualités originales, tout en attachant à leurs personnes un intérêt romanesque, n'étaient de mise que sur le champ de bataille et les laissaient bien loin, pour l'administration et le gouvernement, de l'officier français, auquel une éducation complète avait appris l'art de modérer ses premiers mouvements, de généraliser ses idées, de les appliquer avec ordre, méthode et persévérance. Nos alliés arabes sont d'excellents instruments de guerre, mais qui devront être maniés par une main française, jusqu'à ce que l'instruction qu'on puise dans une société avancée ait développé les talents naturels qu'on reconnaît facilement chez eux.

La question des limites était plus difficile à décider aux environs d'Alger, surtout du côté de l'est, où le traité de la Tafna ne fournissait aucune donnée positive. Assoupie pendant que l'Émir faisait la guerre dans le désert, à son retour elle se réveilla plus palpitante que jamais ; il s'en suivit une correspondance entre le chef arabe et le gouverneur, dans laquelle ce dernier proposa une adjonction au traité qui réglait définitivement tous les points en litige ; Abd-el-Kader ne se pressa point d'y accéder ; mais comme la paix existait de fait, l'été de 1838 fut une époque de prospérité et d'accroissement remarquables pour l'agriculture et les établissements de toute espèce que notre seule présence avait fait naître en Afrique. Dans un rayon de douze lieues, les environs d'Alger offraient un mouvement et une circulation qu'on n'aurait pu trouver dans les provinces les plus florissantes de la France ; sur des routes à peine tracées, au travers des broussailles de lentisques et de jujubiers, on était à chaque pas heurté par des voitures chargées de matériaux pour bâtir des maisons, de bois pour les couvrir, de meubles pour les rendre habitables. Un recensement, exécuté au 31 décembre 1838, donna une population de plus de 20.000 Européens pour les cinq ports de mer d'Alger, d'Oran, de Bone, de Bougie et de Mostaganem. En vain le maréchal Valée avait interdit rentrée de Blida aux Européens ; on ne pouvait retenir une population désireuse de visiter les sites gracieux dont le nom avait retenti tant de fois à ses oreilles où elle avait acquis des habitations et des fermes, et qui, cependant, lui étaient presque aussi inconnus que les déserts de Sahara. Une seule alerte vint donner un moment d'inquiétude : le bruit se répandit tout-à-coup que Mohammet-ben-Allah, califat de l'Émir à Miliana, venait de faire une irruption sur notre territoire, à l'ouest de la plaine. Le général Guingret qui commandait alors les camps de Coléah et de Blida partit avec un corps de troupes capable de repousser les Arabes en cas de besoin ; mais ceux-ci s'étaient arrêtés devant nos limites et la colonne française respecta les leurs. Cette excursion servit du moins à faire connaître un pays riche, bien cultivé, peuplé de gibier, et jusqu'alors tout-à-fait inconnu, quoique appartenant à la domination française ; malheureusement il était sujet aux brigandages des Hadjoutes, et un pareil voisinage était bien fait pour empêcher les colons de s'y établir. Quelquefois même ces intrépides voleurs s'aventuraient plus près de nos camps et un troupeau de 100 bœufs fut enlevé à un colon, non loin de Bouffarick, par des Arabes armés jusqu'aux dents ; cette fois on se plaignit au Bey de Milianah, qui fit restituer le troupeau volé ; mais des propriétaires vivant sous la domination de la France ne pouvaient pas voir leurs intérêts constamment soumis à la justice précaire d'un chef arabe.

Parmi les diverses créations que vit naître en Afrique l'année 1858, une des plus intéressantes sans doute fut l'érection d'un siège épiscopal dans la patrie de saint Augustin. Deux ordonnances du 25 août et du 13 octobre, approuvées par le Pape, avaient établi à Alger le siège du nouvel évêché, et appelé à le remplir, M. Dupuch, grand-vicaire de Bordeaux, bien digne par ses vertus d'une pareille mission, Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier suivant qu'il prit terre en Afrique ; son arrivée fut saluée par les transports de joie des Musulmans non moins que des Chrétiens, et la mosquée que nous avions consacrée au culte catholique, agrandie et restaurée, devint digne de recevoir le nouveau siège épiscopal. L'évêque d'Alger commença son apostolat par une visite de tous les cantons de son vaste diocèse, où la guerre avait laissé bien des ravages et causé bien des Infortunes ; le prélat fit tous ses efforts pour les soulager, sans distinction de race ni de religion, et l'on put dire de lui, que jaloux d'imiter celui dont il prêchait la doctrine, il traversait le pays en faisant le bien.

Le maréchal Valée avait employé tous les ménagements possibles pour accoutumer les habitants des villes musulmanes à voir sans crainte au milieu d'eux les troupes et les populations européennes ; des soldats français étaient restés, pendant un an, campés aux portes de Blida, sans avoir la permission de les franchir ; ce but cependant ne fut qu'en partie rempli, car quand on voulut enfin occuper la ville elle-même, il fallut user d'adresse pour en retenir les habitants. Le 5 février, des soldats s'emparèrent tout-à-coup des portes, et ordre fut donné de ne laisser sortir aucune femme pendant que le reste des troupes envahissait les rues ; on arrêta ainsi la population qui déjà se préparait à fuir ; elle s'accoutuma peu à peu à notre présence. Cependant plusieurs familles s'échappèrent et se réfugièrent sur le territoire de l'Émir. Bientôt il fallut lever une prohibition qui ne pouvait se maintenir plus longtemps, et ce fut l'occasion d'une nouvelle émigration. Maître de la ville, le génie militaire se mit sur-le-champ à construire une citadelle et des casernes dont le projet-était arrêté d'avance ; on choisit pour cet objet un assez vaste emplacement, dans la partie nord de la ville, où se trouvaient quelques vieilles maisons que les soldats firent disparaître comme par enchantement. Enfin, le colonel Duvivier qui commandait le camp de l'ouest vint s'établir à Blida, avec l'état-major sous ses ordres ; mais la circulation dans les rues resta longtemps encore interdite aux Européens, n'appartenant pas à l'armée.

Abd-el-Kader, de retour d'Aïn-Madhi, s'était fixé pour quelque temps à Miliana qu'il misait réparer et embellir ; il y établissait des forges, mues par un courant d'eau ; il songeait même, disait-on, à y organiser une fonderie de canons ; il avait déjà réussi passablement à Tlemcen, en y consacrant, il est vrai, des sommes énormes. Le maréchal voulut profiter de ce voisinage, pour terminer quelque chose relativement aux limites à l'est d'Alger ; son projet de règlement avait déjà été accepté le 5 juillet 1858, par Milou-ben-Arach ; mais il fallait la ratification d'Abd-el-Kader, et ce dernier ne voulait pas la donner.

M. de Salles, gendre du maréchal et officier supérieur d'état-major, vint trouver l'Émir à Miliana, pour essayer si une intervention personnelle aurait plus de succès qu'une correspondance ; il en fut parfaitement reçu, mais ne put rien obtenir. Le but de l'insistance du maréchal était moins une extension de territoire, que la possibilité d'établir une communication par terre entre la province d'Alger et celle de Constantine par le fameux passage des Bibans ou des Portes-de-Fer, qu'il voulait reconnaître sans plus tarder. Abd-el-Kader prétendait qu'on ne pouvait le faire sans violer le territoire qu'on lui avait concédé, et s'y refusait obstinément. Irrité de l'opiniâtreté de l'Arabe, le gouverneur fit saisir, dans le mois d'avril 1859, les munitions de guerre en dépôt à Alger, que nous devions vendre à l'Émir d'après le traité de la Tafna. Ce dernier, à cette nouvelle, ordonna à ceux de ses sujets qui se trouvaient momentanément sur nos possessions, de régler leurs affaires dans une quinzaine et de rentrer dans ses limites avec tous leurs effets, menaçant de la peine de mort quiconque, passé ce terme, aurait les moindres relations avec les Chrétiens ; quelques mouvements se manifestèrent même parmi les tribus soumises à l'Émir les plus rapprochées de la frontière française, comme si les hostilités allaient recommencer. De son côté, le gouverneur fit renforcer le camp de Bouffarick nu centre de la ligne de défense, mais ces démonstrations n'eurent pour le moment aucune suite ; l'Émir parut se radoucir. En attendant une rupture ouverte, la guerre de plume recommença. Ben-Durand, un des premiers auteurs du traité de la Tafna, en était le principal intermédiaire ; il passait sa vie sur la route d'Alger. Miliana, porteur de lettres, de promesses, de menaces alternatives ; quelques brigandages continuaient à désoler la plaine, mais il était probable que l’Émir n'aurait pu les empêcher entièrement quand bien même il l'aurait voulu, et l'on n'y faisait pas grande attention. Dans le mois de juillet 1839, il vint établir son camp chez les Issers, au centre du territoire contesté, il se rapprocha même encore des postes français, manifestant toujours des intentions pacifiques ; le bruit courut qu'il avait pris son parti de l'expédition des Bibans, qu'il devait même fournir des vivres aux troupes qui, parties d'Alger, franchiraient le fameux défilé. Le gouverneur pressait tous les préparatifs de l'expédition, la plus longue et la plus importante de celles qui avaient jusqu'alors signalé la présence des armes françaises en Afrique ; le prince Royal devait en faire partie ; le maréchal croyait-il à la réalité des intentions pacifiques de l’Émir, ou voulait-il trancher la question par le fait, supposant qu'une fois accompli, l'Arabe en prendrait son parti ? Il est probable que sa résolution était le résultat du mélange de ces deux idées.

Le duc d'Orléans s'embarquant à Port-Vendres devait être le 19 septembre 1839, à Oran, où le gouverneur comptait aller le rejoindre ; mais la mer et le mauvais temps empêchèrent ce dernier de quitter Alger, et prolongèrent jusqu'au 24 l'arrivée du duc d'Orléans à Oran. Il ne fit dans cette ville qu'un très court séjour dont il profita pour visiter l'établissement naissant de Miserghin. Pendant ce temps, Ben-Durand, qui semblait le lien entre les Arabes et les Français, mourut après trois ou quatre jours de maladie à Miliana : les uns disent d'une fièvre pernicieuse, qui désolait cette ville, les autres d'un poison donné par les chefs arabes qui voulaient recommencer la guerre ; son domestique qui connaissait tous ses regrets, ne lui survécut que de quelques heures. On ignore jusqu'à quel point cette mort influa sur les affaires de la régence ; ce qui est certain, c'est que le duc d'Orléans arrivant à Alger le 27 septembre, trouva les projets du gouverneur entièrement modifiés ; il ne s'agissait plus de conduire Je prince directement d'Alger à Constantine par terre, mais bien de continuer son voyage comme il l'avait commencé, par la voie de la mer. Après les visites obligées aux avant-postes, dans lesquels il fut accompagné par le gouverneur et par M. Blanqui, professeur d'économie politique qui venait étudier l'Afrique, ils s'embarquèrent tous ensemble le 4 octobre 1839, et quelques jours après, ils prenaient terre à Stora.

Près de deux ans féconds en grands résultats s'étaient alors écoulés depuis le jour où le drapeau tricolore avait été planté sur les murs de cette ville, que le duc d'Orléans allait visiter pour la première fois. Le colonel Bernelle, son premier gouverneur français, en était parti le 28 décembre 1837, laissant le commandement au général Négrier. Celui-ci avait trouvé notre nouvelle conquête dans Un état de prospérité qui suivit depuis une marche constamment ascendante. Les 5.000 hommes de toutes armes qu'offrait le corps d'occupation étaient commodément établis dans les casernes que renfermait la place ; leur état sanitaire était si bon qu'elles ne comptaient que 60 ou 80 malades, proportion inférieure à ce qu'offraient la plupart des garnisons de France. Les tribus environnantes avaient fait leur soumission et presque tous les anciens habitants de Constantine y étaient rentrés. Des marchands essayèrent même de se rendre de cette dernière ville à Medjez-Amar, sans escorte, témérité que l'événement justifia. Le maréchal Valée en partant avait interdit l'entrée de la ville à la population civile Européenne. Cette mesure qui, du reste, ne pouvaient être que provisoire, avait eu pour résultat de conserver à Constantine ses habitants indigènes, mais en la privant de l'élément de prospérité bien plus actif qu'elle aurait trouvé dans l'industrie française. Cette population musulmane à laquelle on montrait tant d'égards, n'en fut pas longtemps satisfaite ; elle fit entendre quelques plaintes qui pénétrèrent jusqu'aux oreilles du lieutenant général de Castellane, en résidence à Bone, et qui commandait toute la province. Il vint à Constantine le 20 janvier 1838, pour faire lui-même une information sur les lieux ; son esprit conciliateur parvint à tout apaiser ; il repartit pour Bone, laissant à Constantine la domination française aimée et respectée. Il avait emmené avec lui un grand convoi composé de plus de 4.000 mulets arabes qui portaient leurs charges jusqu'à Medjez-Amar, d'où elles étaient transportées à leur destination par les voitures du train des équipages stationnés à Constantine, tous Ces mouvements avaient eu lieu Sans apparence d'hostilités.

Les premiers jours du commandement du général Négrier furent employés à châtier quelques tribus qui avalent refusé de se soumettre ; la Confiance dans les dispositions des Arabes avait amené des imprudences de la part des Français, les imprudences des assassinats. La punition des coupables fut réservée à une tribu alliée, qui se mit en campagne sous les ordres de son caïd. Elle revint bientôt à Constantine, escortant de nombreux troupeaux enlevés aux ennemis ; un tiers lui fut laissé à titre de récompense, un autre tiers fut donné au chef qui l'avait dirigée dans son expédition, et enfin le reste fut livré à l'administration des vivres pour servir à la nourriture des troupes. Le 10 février 1858, le général partit lui-même à la tête d'un corps de troupes françaises pour visiter Milah, petite ville située au nord-ouest de Constantine, à une journée de marche. Le caïd et les habitants reçurent très bien les Français et leur apportèrent en abondance les vivres que fournit le pays ; on trouva que Milah était située dans une jolie position, peuplée de 2.000 habitants, avec des murs d'enceinte passablement bons, et une mosquée assez élégante ; le territoire environnant était fertile et bien cultivé, quoique le manque d'arbres lui donnât cet aspect triste et désert qu'on remarquait aux environs de Constantine ; quelques rares orangers ou oliviers ombrageaient les jardins qui entourent la ville. Le général Négrier reçut à Milah la soumission d'un des principaux officiers d'Achmet-Bey nommé Ben-Amelaoui. C'était un homme d'une intelligence et d'une fermeté d'esprit remarquable, et qui sembla depuis lors se dévouer entièrement aux intérêts de la France, mais la suite fit voir qu'il ne fallait pas se fier entièrement aux promesses des indigènes ; les Turcs, au contraire, nous furent toujours et constamment dévoués. Des restes de cette nation trouvés à Constantine, on avait formé un bataillon de 500 hommes qui entrèrent avec plaisir au service de la France ; ils devaient nous servir d'avant-garde dans toutes nos expéditions. Peu de jours après leur formation, le général Négrier se mit à leur tête et, soutenu par 2.000 cavaliers des tribus alliées, sans troupes françaises pour l'accompagner, il parcourut toute la province et reçut une foule de soumissions. Ben - Aïssa, le fameux lieutenant d'Achmet-Bey, qui avait si vaillamment défendu sa capitale lors de la première expédition française, fit ses offres de service au général ; son exemple entraîna plusieurs tribus kabyles dont il était l'idole ; il demanda à être envoyé à Alger où il voulait traiter, disait-il, pour son ancien maître avec le gouverneur ; mais après plusieurs conférence avec ce dernier, il parait qu'il ne fut pas aussi heureux pour les autres qu'il l'avait été pour lui-même ; Achmet resta dans une position hostile, et son ancien favori eut part bientôt à toutes les faveurs de la France. Malgré l'heureux usage que venait de faire le général Négrier des seules forces musulmanes, pour leur donner plus de fermeté, il leur joignit 600 fantassins et 100 cavaliers français, et en forma ainsi une colonne mobile chargée de maintenir l'ordre dans les environs de la capitale ; elle eut bientôt occasion d'entrer en campagne. Au sud-ouest de Constantine s'étendent de grandes et riches plaines habitées par la puissante tribu des Abd-el-Nours, qui peuvent, dit-on, mettre sur pied 7 ou 800 cavaliers ; elle avait profité de sa force pour piller les Ouled-Salem, et malgré les menaces du général, elle avait constamment refusé de leur rendre le fruit de ses brigandages. Un exemple était nécessaire ; la colonne mobile envahit le pays des ravisseurs, les Abd-el-Nours osèrent soutenir un combat qui nous coûta quelques hommes, mais qui finit par leur entière défaite ; après avoir payé leur révolte du ravage de leur territoire, les Abd-el-Nours effrayés demandèrent la paix ; leurs chefs se rendirent à Constantine et rentrèrent en grâce, à condition qu'ils dédommageraient les Ouled-Salem des pertes qu'ils avaient éprouvées.

Pendant ces excursions qui établissaient peu à peu la domination française dans la province, le gros de la garnison, cantonné dans les murs de Constantine, s'y livrait à différents travaux. Le génie avait commencé par étudier la ville, qu'on avait trouvé assez bien bâtie, avec des maisons en briques, très hautes, couvertes en tuiles, formant presque toutes un saillant en pointe sur les rues, afin que les femmes pussent jouir du spectacle qu'elles offrent sans mettre la tête à la fenêtre. Cette construction appartient à plusieurs villes musulmanes, entre autres à Constantinople. Les rues de Constantine étaient beaucoup plus larges que celles d'Alger, assez bien pavées, mais remplies d'immondices et de décombres ; les mains françaises eurent bientôt porté partout l'ordre et la propreté. On répara ensuite la brèche par laquelle on avait pénétré dans la ville, on y ajouta de nouvelles fortifications, qui seraient de reste si nous ne devions jamais avoir affaire qu'à des Arabes. Les habitants, témoins impassibles de ces changements, n'éprouvaient pas tous néanmoins les mêmes sentiments à notre égard ; ils se divisaient en trois classes, les Turcs ou leurs descendants, les Maures et les Juifs ; les premiers nous aimaient et nous estimaient, nos armes avaient trouvé chez eux d'utiles auxiliaires, et nul doute que dans la cas très peu probable d'une révolte, leur influence et leurs bras ne nous fussent été complètement dévoués ; les Maures nous évitaient sans vouloir paraître nous craindre ou nous détester ; enfin les Juifs, méprisés comme partout, étaient toujours prêts à flatter le vainqueur quel qu'il fût. Toute cette population montant à 25 ou 30.000 âmes était de mœurs douces et paisibles, de traits nobles et réguliers ; les enfants surtout étaient charmants, très gais, très vifs, très confiants, se plaisant à jouer avec les soldats français dont le caractère facile leur plaisait davantage que les mœurs un peu retirées de leurs parents. C'est surtout sur la jeunesse que nous devons fonder l'espoir de notre domination en Afrique ; elle y montre généralement une vivacité, une intelligence que dans les pays chauds les mœurs ou le poids de l'âge étouffent plus vite que partout ailleurs. Cependant plusieurs des principaux chefs que nos généraux français trouvèrent à Constantine, les étonnèrent par la finesse de leur esprit, la facilité de leur conception et l'énergie de leurs caractères ; l'éducation et les idées positives manquaient seules à leurs talents naturels.

La ville elle-même, bâtie sur un terrain inégal, élevée de 656 mètres au-dessus du niveau de la mer, balayée par tous les vents, entourée par des cimes plus élevées encore, est d'une température plus froide que la latitude ne semblerait le promettre. IL y tombe quelquefois jusqu'à trois pieds de neige, mais la force du soleil et la longueur des jours même -au cœur de l'hiver lui permettent rarement de séjourner plusieurs jours sur la terre ; comme partout, les équinoxes y sont accompagnés d'orages et de grandes pluies ; les terrains des environs, quoique montagneux, produisent en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Le bois seul y manque ; à peine une lisière d'arbres et de broussailles marque-telle les divers cours d'eau qui l'arrosent. Le principal en est le Rummel, qui semble prendre à tâche d'épuiser, sous les murs de Constantine, tous les jeux capricieux de la nature, dont un seul suffit quelquefois pour faire la célébrité d'une autre rivière. On l'y voit tour à tour et à plusieurs reprises se précipiter en cascades majestueuses, s'enfoncer dans des cavernes de rochers, reparaître un instant après, s'étendre en nappes d'eau pareilles à des lacs, puis il se décide enfin à suivre une marche tranquille et régulière pour arroser une plaine fertile située au nord-ouest de la ville, et où les habitants ont leurs jardins et leurs maisons de campagne ; il va se jeter dans la mer entre Gigely et Stora.

L'influence française avait fait plus de progrès aux environs de Constantine au bout de quelques mois d'occupation que dans des années entières sur d'autres points de la Régence ; la longueur seule et la difficulté des communications avec le port de Bone rendaient un état si prospère onéreux à la France et pénible pour l'armée. Tontes les fois que les troupes faisaient le trajet de Medjez-Amar à Constantine, elles étaient forcées d'ajouter au poids ordinaire de leurs armes et de Leurs sacs une charge de bois pour cuire leurs aliments le long de la route. On pensa bientôt à remédier à ces difficultés en établissant une communication entre Constantine et la mer au moyen de la vallée du Safsaf, petite rivière qui tombe dans la Méditerranée, près des ruines d'une ancienne ville romaine nommée jadis Rusicada, à une lieue de Stora, sous le méridien même de Constantine ; on pouvait réduire ainsi à trois jours de marche, les six ou sept nécessaires au parcours de la route passant par Guelma ; restait à reconnaître les difficultés que les hommes ou les choses pourraient apporter à ce projet. Déjà les troupes avaient travaillé à un chemin dirigé de ce côté, quand le 7 avril, une colonne comprenant 1.600 hommes, sous les ordres du général, partit de Constantine dans l’intention de pousser jusqu'au port de Stora ; dès la matinée du second jour on franchit le col qui sépare les eaux de Rummel de celles du Safsaf ; alors les arbres reparurent, la campagne parut riante et bien peuplée, les habitants pacifiques. Les troupeaux paissaient paisiblement le long de la colonne, et leurs maîtres apportaient des fruits et des provisions y mais bientôt l'on entra chez les Kabyles, très jaloux de leur indépendance et qui n'avaient pas vu de force armée profaner leur territoire depuis plus de quarante ans. Ils accompagnèrent les Français à coups de fusil jusqu'aux bords de la mer. Ces hostilités n'empêchèrent pas cependant la reconnaissance géographique du pays et le but principal de l'expédition fut rempli. A son retour, la colonne fut attaquée plus vigoureusement encore ; la cavalerie exécuta plusieurs charges et sabra bon nombre de Kabyles. Ces petits combats nous coûtèrent trois hommes tués et dix-sept blessés ; on rentra dans les murs de Constantine après une absence de six jours. Satisfait du résultat de son voyage, le général Négrier en rendit compte au gouverneur en lui démontrant les avantages qu'offrait l'occupation définitive de Stora ; en attendant, deux bataillons d'infanterie, campés à 4 lieues de Constantine, travaillaient sans relâche à la route qui devait nous y conduire.

A peine rentré dans les murs de la ville, le général reprit la campagne le 27 avril, et la tint presque constamment jusqu'au 31 mai. Dans ces nouvelles excursions, il parcourut toute la partie sud de la province, faisant reconnaître l'autorité de la France, déjouant les intrigues d'Achmet-Bey, réglant les différends entre les tribus ; pas un coup de fusil ne fut tiré, pas un homme ne périt dans cette expédition toute pacifique ; la colonne ne ramena même qu'un assez petit nombre de malades, eu égard aux fatigues continuelles et à la chaleur excessive qu'elle avait eue à supporter ; elle avait reçu presque constamment des vivres que les indigènes lui fournissaient en abondance ; on approchait des moissons, époque pendant laquelle on est toujours sur de la tranquillité des Arabes, mais jamais du temps des Turcs, la sécurité n'avait été aussi grande ; le commerce avait repris son cours, et toutes les productions du désert affluaient à Constantine ; des constructions nouvelles s'élevaient rapidement. Les bois de charpente arrivaient de Bone et divers indices faisaient espérer que même pour cet objet, l'Afrique pourrait bientôt se suffire elle-même. Au milieu du cette prospérité, le général Négrier quitta un commandement dans lequel il avait amené et surtout préparé d'heureux résultats ; appelé à un autre poste dans la province d'Alger, il fut remplacé par le général Galbois, au commencement de juillet. Peu de jours après, le maréchal Valée annonça que l'occupation de Stora était définitivement résolue pour l'automne prochain et qu'il viendrait lui-même y présider ; il devait dans le même voyage régler le gouvernement du pays qui reconnaissait les lois de la France. Débarqué à Bone dans le courant de septembre 1858, il s'achemina bientôt pour Constantine, rencontra en route le commandant de la province qui la parcourait avec un corps de troupes ; les deux généraux entrèrent ensemble dans la ville le 23, à 3 heures du soir, au bruit du canon et des fanfares militaires. Bientôt le gouverneur passa la revue de toutes les troupes sur le plateau de Sidy-Mabrouk, où il reçut les félicitations des autorités indigènes, des muphtis et des principaux habitants de la ville. Ces derniers parurent déconcertés en voyant à ses côtés Ben-Aïssa, l'ancien lieutenant d'Achmet-Bey, revenu d'Alger avec lui, qu'ils étaient accoutumés à ne regarder qu'en tremblant ; le maréchal s'aperçut bien vite du mauvais effet que produisait sa présence : « je vous présente Ben-Aïssa, leur dit-il, il vient vivre avec vous en simple particulier ; vous devez oublier tous les torts qu'il a eus à votre égard et les attribuer à Achmet-Bey, dont il exécutait les ordres ; j'entends et au besoin j'ordonne que vous viviez avec lui en bonne intelligence ; je vous le répète, il ne sera parmi vous qu'un simple particulier ; quant à Achmet, je vous jure, au nom du Roi des Français, que jamais il ne rentrera dans Constantine. » Le maréchal faisait allusion par-là, à quelques bruits qui s'étaient répandus que la France traitait avec Achmet-Bey et allait le remettre en possession de son ancien gouvernement, bruits qui avaient répandu la crainte et la méfiance parmi les indigènes qui s'étaient déclarés partisans du nouveau pouvoir.

Peu de jours après parurent les ordonnances réglant le gouvernement de tout le territoire français ; il était divisé en cercles ou arrondissements, dont le nombre devait s'augmenter à mesure que notre domination ferait de nouveaux progrès. Chaque cercle était gouverné par un caïd ou kalifat indigène, titre qui représentait la plus grande autorité de la province, après celle du général gouverneur. Tous les kalifats étaient égaux en droits et correspondaient directement avec le gouverneur résidant à Constantine ; ce dernier avait le commandement de toute la force armée de la province, et les kalifats ne recevaient d'ordres que de lui. Il était aussi seul chargé de toutes les affaires extérieures ; mais dans ce qui concernait l'intérieur, on lui avait donné un conseil d'administration dont il avait la présidence, et qui était composé en Outre de l'intendant militaire chargé de tous les services administratifs de l'armée, vice-président, du payeur général des troupes, secrétaire, enfin de tous les kalifats ou des fonctionnaires indigènes qui en avaient - le rang. Le hakem de la ville de Constantine, titre qui représente à la fois celui de maire et de préfet en France ; le scheick-el-arab, c'est-à-dire le chef du désert dépendant de la province ; les caïds, ou chefs des Hannechas, des Haractas, des Amers-Cheraguas, avaient le rang et les insignes de kalifats, et comme tels devaient être membres du conseil d'administration. Les fonctions de ce conseil consistaient principalement dans la levée des impôts : il dressait procès-verbal de toutes les sommes versées à ce titre par les kalifats ou leurs représentants ; il administrait les propriétés du Beylick, les louait aux enchères et en versait le produit au trésor ; il pouvait, sous l'autorisation du général-gouverneur président, pourvoir, sur les sommes qu'il recevait, aux dépenses d'utilité publique dont il reconnaissait l'urgence, et pour lesquelles des fonds n'avaient pas encore été alloués par l'autorité extérieure à la province. Enfin, tous les procès-verbaux des séances du conseil d'administration devaient être signés par les membres présents, et adressés par le gouverneur de Constantine au gouverneur général de toutes les possessions françaises en Afrique.

Indépendamment de ce conseil général d'administration, dont l'autorité s'étendait ou devait s'étendre plus tard Sur toute la province, Constantine avait un conseil municipal pareil à celui d'une ville française, et dont la composition et les attributions ne subirent aucune modification. Les environs de Bone furent également divisés en quatre cercles gouvernés par des kalifats ; mais ceux-ci devaient avoir chacun auprès d'eux un officier français pour les guider, et sans l'autorisation duquel ils ne pouvaient rien faire. Dans ces quatre cercles, l'autorité française était reconnue et appréciée depuis plus longtemps, et cette mesure, qui tendait à la consolider encore, pouvait être admise. On avait ainsi deux systèmes qui allaient fonctionner séparément, et l'on jugerait lequel des deux mériterait la préférence.

Le 4 octobre, les kalifats et les caïds nommés par le gouverneur furent définitivement investis de leurs fonctions et de leurs gouvernements respectifs dans le palais du gouvernement, et en présence des notables de Constantine. Chacun d'eux avant de revêtir la gandoura, espèce de veste, marque de la dignité, jura sur le Coran fidélité au Roi des Français et obéissance au commandant supérieur de la province.

Pendant que le maréchal s'occupait des soins du gouvernement, le général Galbois était parti de Constantine, le 29 septembre 1838, pour établir les deux camps qui devaient servir d'étapes entre cette dernière ville et la mer. Il n'éprouva aucun obstacle de la part des Arabes, qui commençaient à comprendre que nous voulions nous établir définitivement chez eux. Le camp de l'Arrouch, dont il jeta les premiers fondements, n'est qu'à sept lieues de Stora ; c'est le point où une route de Bone à Constantine, longeant le grand lac Fetzara, et tout-à-fait différente de la ligne que nos troupes avaient suivie dans leurs expéditions précédentes, rencontre celle de Stora à Constantine, que nous voulions rendre praticable à nos voitures. Par ce motif, ce camp, centre commun des communications des trois villes de Bone, de Constantine et de Stora, acquerrait une importance majeure ; il était du reste dans une position très avantageuse, non loin du Safsaf, entouré de terres fertiles, avec de l'eau et du bois en abondance. Ainsi, de toute manière la route de Bone à Constantine par Medjez-Amar devait être abandonnée, le camp de ce nom évacué, et tout son matériel transporté à l'Arrouch et à Guelma, qu'on se proposait de conserver encore de ce côté pour avoir une action sur les populations voisines.

De retour à Constantine, M. de Galbois rendit compte de sa mission au maréchal, qui venait d'installer le gouvernement de la province ; celui-ci résolut alors de se transporter lui-même jusqu'à la mer, pour y choisir le point de débarquement à occuper. Déjà la route était terminée jusqu'au camp de Smendou, première étape en quittant Constantine ; le reste était bien avancé et n'offrait aucune difficulté comme on s'en était assuré dans l'expédition du mois d'avril dernier. Le gouverneur partit de Constantine le 6 octobre, emmenant avec lui les troupes qui devaient passer l'hiver sur les bords de la mer, et qui se composaient de quatre bataillons d'infanterie et de deux escadrons de cavalerie. Les Kabyles des environs, depuis longtemps prévenus de nos projets, ne leur opposèrent aucune résistance ; la colonne parvint sans brûler une amorce jusqu'aux bords de la mer ; seulement, dans le bivouac de la nuit qui suivit, quelques centaines de fanatiques, voulant faire acte de dévouement à la cause du Prophète, vinrent dans les ténèbres, tirer des coups de fusils qui ne blessèrent personne ; la masse de la population du pays resta calme. L'armée s'établit à une lieue sud-est de Stora, sur les ruines de Rusicada qui, situées sur un mamelon, offraient encore quelques moyens de défense, et des matériaux superbes et abondants pour construire tous les établissements nécessaires. Le quartier-général fut fixé dans l'enceinte de l'ancienne forteresse romaine, occupant le point culminant et qui, réparée et agrandie, reçut le nom de fort de France ; à droite et à gauche de la hauteur qu'il domine, et seulement séparées par deux petits vallons, s'étendent deux crêtes assez élevées, qui se rapprochent ensuite à mesure qu'elles s'avancent dans le sud, de manière à former une gorge étroite, et en ceignent un espace nivelé assez étendu pour recevoir une jolie ville. Les deux extrémités, nord et sud de ces crêtes, furent occupées par des forts reliés entre eux par des retranchements pour lesquels on n'eut qu'à suivre le tracé des Romains, très apparent encore sur le sol. L'ensemble de ces fortifications abritait complètement l'espace intérieur où devaient se développer les constructions futures ; l'hôpital militaire, les fours de la manutention furent renfermés dans le fort de France et construits avec des briques romaines que les soldats n'avaient que la peine de ramasser ; bientôt on découvrit d'anciennes voûtes très bien conservées et qui, une fois déblayées des décombres qui les obstruaient, formèrent de beaux magasins où les vivres et les munitions étaient parfaitement à l'abri. Sous un rideau d'arbustes et de broussailles, on trouva une immense citerne, remplie d'une eau excellente ; nos prédécesseurs avaient travaillé à rendre notre tâche plus facile, et l'armée se trouva tout-à-coup beaucoup mieux qu'on n'eût osé l'espérer. Le Sphinx, arrivé de Bone avec des blockhaus et des bois, avait jeté l'ancre à deux encablures du quai Romain, et maintenait une communication par mer entre le corps français et les autres points de la Régence ; malheureusement, dès que le temps devenait un peu mauvais, le mouillage était intenable et les bâtiments devaient aller chercher un refuge à Stora, où la rade était assez sûre ; c'était le seul inconvénient d'une position aussi heureuse. Pour y remédier autant que possible, on travaillait sans relâche à la route d'une lieue de longueur qui devait relier ces deux points ; les blockhaus débarqués par le Sphinx servaient de points d'appui et de défense aux travailleurs ; la route de Rusicada au camp de l'Arrouch était également poussée avec activité ; enfin la vieille cité romaine sortant de ses ruines, reçut le nom français de Philippeville.

Quelques tribus des environs avaient fait leur soumission au maréchal Valée, le jour même de son arrivée sur les bords de la mer ; elles offrirent même des otages pour sûreté de leurs promesses ; mais derrière elles, existaient d'autres populations qui, plus éloignées de nos postes, redoutaient moins le poids de nos armes. Parmi elles, les Ouled-Lakal, qui occupent les monts Zerdeza, à la première nouvelle de l'arrivée des Français, parcoururent tout le pays prêchant la guerre sainte ; trouvant peu d'échos à leurs prédications, ils commencèrent eux-mêmes les hostilités en attaquant un convoi de mulets qui retournait de Philippeville au camp de l'Arrouch, sous l'escorte de quelques Turcs ; ceux-ci se défendirent vaillamment, mais accablés par le nombre, ils perdirent une douzaine d'hommes et le convoi fut enlevé.

Ces mêmes ennemis croyaient avoir bon marché du camp de l'Arrouch, qui, dégarni par l'occupation de Philippeville, n'était gardé que par le bataillon turc et quarante chasseurs. Les travaux de fortification à peine ébauchés, n'étaient d'aucune défense, même contre la cavalerie, et l'intérieur était encombré de 500 mulets, dont les conducteurs, presque tous Kabyles des environs, pouvaient bien être tentés de se joindre aux agresseurs ; enfin les munitions manquaient, et les deux compagnies de Turcs qui avaient accompagné la veille le convoi, n'avaient plus une seule cartouche. Heureusement, dès le 8 octobre, le capitaine Molière, qui commandait le camp, fut prévenu par un scheick allié, qu'il serait attaqué dans la journée du lendemain par 4.000 fantassins et 500 cavaliers. Il se disposa dès-lors à les bien recevoir, fit presser les travaux commencés, encouragea ses hommes et surtout les engagea à bien ménager la poudre qui leur restait. Le lendemain, dans la matinée, toutes les hauteurs de l'est et du sud se couvrirent de fantassins Kabyles mêlés de quelques cavaliers. Ces derniers restaient en vedette sur les hauteurs pour prévenir les combattants du secours qui pouvait arriver au camp. Les fantassins s'embusquèrent dans la vallée profonde et boisée du Basa, à 500 mètres du camp ; vers les 9 heures du matin, ils commencèrent à sortir les uns après les autres de leurs broussailles, pour venir faire le coup de fusil, puis ils y rentraient alternativement pour se mettre à l'abri. Une pareille attaque n'était guère dangereuse ; aussi les Turcs dédaignèrent-ils d'y répondre, ils n'avaient que quatre cartouches par homme ; mais quand l'ennemi, enhardi par leur inaction, osa s'approcher davantage, les chasseurs fondirent tout-à-coup sur lui, le culbutèrent et le jetèrent dans les broussailles, où les Turcs allèrent le chercher et d'où ils le chassèrent avec une rare intrépidité ; il était alors 5 heures de l'après-midi. Toutes les troupes rentrèrent dans le camp, et les Kabyles ne se montrèrent plus que pour enlever leurs morts, qui se montaient à une trentaine.

Les pertes que les Kabyles avaient essuyées dans la journée du 9 octobre, les dégoûtèrent de nouvelles attaques. La sécurité était si grande peu de jours après, que le gouverneur, repartant pour Constantine, après avoir laissé tous les travaux de Philippeville en activité, ne prit qu'une escorte de 30 chasseurs. Il arriva sans encombre le 19 octobre dans la capitale de la province où il séjourna encore 8 jours consacrés à quelques soins de gouvernement et à mettre en jeu l'administration qu'il avait établie avant son départ. Une autre route à ouvrir et bien plus importante que celle de Stora, l'occupait déjà ; c'était celle qui devait relier par terre les deux villes d'Alger et de Constantine. La première étape, à partir de ce dernier point, était la ville de Milah, déjà visitée dans le mois d'avril dernier. Le général Galbois l'occupa le 22 octobre avec un détachement de 1.200 hommes. Protégée par les armes françaises, cette petite ville devint le chef-lieu du cercle de la Ferzonia, dont le kalifat était ce même Ben-Amélaoui, que le général Négrier y avait recueilli au mois d'avril dernier. Le kalifat put dès-lors résider dans, son gouvernement, qui, tout entier, reconnut son autorité ; par là nous prenions à revers le territoire si hostile de Bougie, où notre influence avait fait si peu de progrès et celui de Gigelly que nous devions envahir bientôt ; satisfait de l'état dans lequel il laissait le pays qu'il avait conquis à la France, le maréchal revint par mer à Alger, méditant avant l'hiver son retour ii Constantine, par le défilé des Bibans ou des Portes de Fer.

La portion ouest de la province de Constantine, appelée la Medjana, contient une ville assez importante du nom de Sétif ; le maréchal voulut d'abord la faire occuper, afin qu'une force française put donner la main au corps qui, partant d'Alger déboucherait des Portes de Fer ; il fit part de ses projets au général Galbois, qui alors parcourait le pays des Haractas, grande tribu au sud de Constantine qu'on voulait forcer à payer l'impôt, et à reconnaître le chef que nous lui avions donné ; le général remit à une autre fois l'entière soumission des Haractas, et rentra au siège de son gouvernement pour organiser le corps d'armée qui devait remplir les ordres du maréchal. Outre la reconnaissance de la route jusqu'aux Bibans, et sa jonction avec le corps partant d'Alger, les instructions du général Galbois consistaient à montrer le drapeau tricolore aux populations de la Medjana, et à installer parmi elles une autorité soumise à la France ; à peine si une partie de ce plan put-il alors être remplie.

Le général Gallois partit de Constantine dans les premiers jours de décembre 1838, et arriva par une seule marche à Milah, où la colonne devait compléter son organisation et son convoi ; des pluies continuelles l'y retinrent plusieurs jours ; mais bravant tous les obstacles pour ne pas manquer au rendez-vous donné par le maréchal dans la Medjana, il se remit en marche le 10 décembre. Il n'éprouva aucun obstacle de la part des populations indigènes ; il en reçut même presque constamment des vivres ; mais les chemins étaient détestables, à cause des pluies antérieures, et l'on ne pouvait faire que quatre ou cinq lieues par jour. Il n'arriva que le quinze à Sétif, avec des troupes excessivement fatiguées et une centaine de malades ; le Hakem de la ville était sorti à sa rencontre pour faire sa soumission. Les habitants furent d'abord un peu effarouchés, en apercevant pour la première fois les troupes françaises ; l'exacte discipline qu'elles observèrent les rassura bientôt et la meilleure intelligence ne cessa de régner de part et d'autre pendant tout le temps que la colonne séjourna à Sétif.

Le lendemain de son arrivée dans cette ville, le général Galbois reçut, par un courrier arabe, des dépêches du maréchal, annonçant qu'il avait ajourné sa marche vers les Portes de Fer. Le premier objet de l'expédition se trouvant alors manqué, le commandant français ne s'occupa plus pendant les deux jours de repos qu'il passa encore à Sétif, qu'à convoquer tous les chefs des environs, à faire prêter à ceux qui voulurent bien se rendre à son appel, serment de fidélité à la France et enfin à leur présenter Sidy-Achmet-Ben-Mohamet-el-Mokrany, qui devait les gouverner comme leur Kalifat. Tous le reconnurent en cette qualité et promirent tout ce qu'on voulut ; mais Mokrany ne se sentait assez fort pour saisir les rênes de son gouvernement et résider à Sétif qui devait en former la capitale, qu'autant qu'on lui donnerait un corps de 1.000 français pour le soutenir. Les pouvoirs du général n'allaient pas jusque-là ; il ramena donc notre Kalifat avec lui dans la retraite qu'il effectua sur Djimmilah, huit lieues en arrière de Sétif, sur les ruines de l'ancienne ville romaine de Gemella, où il établit un camp retranché ; la garnison devait travailler à une route dans la double direction de Sétif et de Milah, dont ce dernier poste était éloigné d'une quinzaine de lieues. Les avantages de cette nouvelle position étaient reconnus depuis longtemps ; elle dominait une grande vallée arrosée par un affluent du Rummel, et prenait à revers les montagnes des bords de la mer, peuplées de Kabyles constamment hostiles ; enfin elle formait la troisième ou quatrième étape de la route de Constantine aux Portes de Fer. Les tribus des environs entretinrent des relations constamment amicales avec nous durant tout le cours de cette expédition ; des courriers arabes expédiés par le général Galbois arrivaient sans obstacles à Alger et à Constantine et lui apportaient même des munitions de cette dernière ville ; l'autorité de la France quoique bien nouvelle dans ces contrées y semblait déjà sans rivale ; mais nous avions des ennemis acharnés dans la puissante tribu de Mouzaïa[2], établie aux environs de Bougie. A la nouvelle de l'apparition des Français dans son voisinage, elle s'ébranla et vint attaquer le général Galbois dans sa retraite, entre Djimmilah et Milah ; il s'en suivit un combat où nous perdîmes deux ou trois hommes. Quelques jours après, cette même tribu vint fondre tout entière sur le camp de Djimmilah, occupé par le 5ebataillon de tirailleurs d'Afrique ; cette petite garnison se couvrit de gloire en repoussant avec perte un ennemi cinq ou six fois supérieur en nombre. Au premier bruit de l'attaque des Mauzaïas, le Scheick du canton de Djimmilah vint s'établir dans le camp français et combattit vigoureusement avec nos soldats, pour leur prouver qu'il ne prenait aucune part aux hostilités des Kabyles étrangers au pays. Mais les obstacles qui surgissaient de ces nouveaux ennemis, ceux qui naissaient de la difficulté des routes défoncées pendant l'hiver, et presque impraticables aux convois qui devaient fournir les travailleurs de vivres et de matériaux, difficultés que le général Galbois avait encore mieux reconnues durant sa retraite, le décidèrent à faire évacuer le poste de Djimmilah après douze jours d'occupation. Le 5e bataillon d'Afrique exécuta, sans être inquiété, sa retraite sur Milah et s'établit quelques lieues en avant de cette dernière ville ; ce fut là qu'il passa l'hiver à travailler sur la route.

Cette expédition avortée eut du moins l'avantage de fournir quelques données sur des contrées et des villes où nos troupes n'avaient jamais paru. Sétif, point extrême de la route du général Galbois, est bâtie sur les bords d'un immense plateau qui sous des noms différents traverse presque toute la régence ; la plaine environnante est la Medjana. Elle est fertile et bien cultivée, quoique située sous un climat très froid à cause de son élévation de 1.110 mètres au-dessus du niveau de la mer ; la ville est deux fois plus grande que Milah et pouvait contenir 5 à 6.000 habitants ; les rues et les maisons en ressemblaient beaucoup à celles de Constantine ; elle est entourée d'un mur d'enceinte en assez mauvais état, et possédait une Casbah pouvant contenir de 5 à 600 hommes ; tout dans ce pays a gardé les traces de la domination romaine ; les murs de la ville, même ceux des maisons particulières sont construites avec des pierres chargées d'inscriptions latines. Le premier objet qui frappa les yeux de l'armée en arrivant, fut une citadelle en ruines ayant la forme d'un carré long, dont le grand côté avait une longueur de 200 mètres et le petit de 150. Des tours en saillie disposées d'espace en espace se flanquaient réciproquement ; en examinant les pierres qui entraient dans le monument, on s'apercevait que, comme celles des murs de la ville, elles avaient dû servir antérieurement à des constructions romaines ; il fallait donc l'attribuer à une époque postérieure à celle de la première conquête. Peut-être était-il le résultat de l'invasion de Bélisaire ; au milieu de cette enceinte en ruines les Beys avaient bâti une écurie pour leur cavalerie, également en ruines ; ainsi trois générations de ruines se pressaient sur ce coin de terre ignoré ; fasse le ciel qu'une quatrième ne ressorte pas bientôt de ces monuments, dont nous couvrons cette vieille terre d'Afrique, où tout jusqu'à présent parle de la faiblesse de l'homme et presque rien de sa puissance !

Des débris de constructions romaines jalonnent continuellement la route de Sétif à Djimmilah ; mais c'est peut-être dans ce dernier lieu qu'elles sont les plus considérables et les mieux conservées. Les principales sont un magnifique arc de triomphe, dédié jadis, d'après son inscription encore intacte, à Caracalla et à sa mère Julia Domna, ensuite les ruines d'un temple avec quatre piédestaux et leurs statues encore debout, et un peu plus loin un cirque assez entier pour qu'on en reconnaisse facilement la façade et la distribution intérieure. Les pierres tumulaires abondent à Djimmilah comme partout où l'on voit apparaître quelques débris ; il est remarquable que les-tombeaux disparaissent presque toujours les derniers dans les grands naufrages des villes, et que de ce qu'il y a de plus vivant dans les ouvrages des hommes soit précisément ce qui est chargé de perpétuer le souvenir de la mort.

Le commencement de l'année 1839 fut signalé à Constantine par un fait bien remarquable et qui prouve combien notre influence avait déjà jeté de profondes racines dans la province. Quelques Kabyles avaient assassiné des soldats isolés sur la route de Philippeville, entre les camps de Smendou et de l'Arrouch ; Ben-Aissa nommé par le maréchal Kalifat du Sahel[3] fit arrêter les coupables, les remit à l'autorité française au camp de l'Arrouch, d'où ils furent conduits à Constantine. Le général Galbois convoqua un conseil de guerre indigène, sous la présidence du Kalifat du Sahel ; il se réunit au palais du Gouvernement, et les accusés traduits à sa barre furent interrogés publiquement par le président et purent faire valoir leurs moyens de défense. Sept des accusés furent reconnus coupables et condamnés à mort et le huitième acquitté ; alors les portes de la salle, fermées pendant la délibération, furent de nouveau ouvertes au public et le Kalifat du Sahel prononça la sentence avec calme et dignité. La séance levée, le gouverneur fut prévenu du jugement ; sur-le-champ le crieur public l'annonça par toute la ville, et le lendemain sur la place du marché, au milieu d'une foule immense, eut lieu l'exécution des coupables, par les mains du chiaoux ou exécuteur des hautes œuvres de la ville de Constantine. C'était peut-être la première fois que des musulmans étaient punis de mort par leurs coreligionnaires pour avoir tué des chrétiens.

Bien que la province offrit les apparences les plus tranquilles, cependant plusieurs tribus, sans se livrer à aucun acte d'hostilité, n'avaient pas voulu recevoir les chefs que nous leur avions donnés. De ce nombre était la grande confédération des Hannechas, à l'est de Constantine, qui pourtant avait été une des premières à faire alliance avec nous lorsque nous étions encore en guerre avec Achmet-Bey. Une expédition fut organisée à Guelma pour les soumettre à l'obéissance de leur Caïd. La colonne composée de 700 hommes rencontra un pays affreux, défendu par des forces tellement supérieures, qu'après quelques combats soutenus avec valeur et succès, elle fut cependant forcée de revenir sur ses pas sans avoir rempli l'objet de sa mission ; il ne paraît pas, du reste, que ce non succès ait eu d'autres suites.

La ville de Bone, privée de l'importance que lui donnait le transit de Constantine, ne devait plus compter sur que l'industrie de ses habitants et la richesse de son sol pour s'avancer dans les voies de la prospérité. Elle était, il est vrai, richement dotée de la nature sous ce dernier aspect, aussi jouissait-elle sous les Deys d'une grande prospérité. Centre des pêcheries de corail et des opérations commerciales des européens, elle était alors la résidence d'un consul français, qui delà surveillait tous les établissements de la compagnie d'Afrique. Malheureusement ce point de la côte manquait du premier de tous les avantages, la salubrité ; cependant on pouvait se convaincre que les causes d'infection étaient purement locales, en examinant l'état sanitaire des garnisons de Philippeville et de Stora. Elles avaient eu il est vrai bien assez de malades durant les pluies glaciales de l'hiver, qui assaillaient des hommes presque sans abri ; mais à mesure que le beau temps était revenu et que les demeures des troupes s'amélioraient, les fièvres avaient disparu, et ces nouveaux établissements n'offraient dans le milieu du printemps de l'année 1859, qu'une quantité de malades très ordinaire. Espérant procurer à Bone un semblable avantage, le général Guingret qui y commandait faisait pousser activement les travaux d'assainissement déjà entrepris autour de la ville, qu'aucun bruit de guerre ne venait les troubler. Son administration aussi juste qu'intelligente maintenait partout l'ordre et la paix ; le commerce avait pris quelque activité par suite de rétablissement d'un marché aux grains où plusieurs tribus de l'intérieur venaient s'approvisionner, la guerre de l'année précédente les ayant empêchés d'ensemencer leurs terres, Constantine elle-même et les environs avaient éprouvé une espèce de famine, et malgré les nombreux convois expédiés de Stora, Boue leur fournissait encore une grande partie de leurs subsistances ; indépendamment des blés récoltés sur son territoire, Bone en recevait par la voie de mer, ce qui lui permettait de soutenir pour le moment la nouvelle et redoutable rivalité de Philippeville dont la prospérité faisait de rapides progrès. C'était sans contredit le point de la Régence qui offrait alors le plus de mouvement et d'activité. Comme tout y était à créer, 4e nouvelles constructions s'y élevaient avec une rapidité sans égale. Les Kabyles des environs étaient assez tranquilles, quoique la perception des impôts fût loin d'être facile ; les Kalifats avaient nommé des chefs inférieurs chargés d'en opérer la levée. Un d'eux nommé Bourouby, dans une de ses tournées, tomba dans une embuscade qui faillit lui coûter la vie ; son serviteur fut tué et tout ce qu'il avait avec lui fut pillé. Sous peine de voir toute notre autorité détruite, il ne fallait pas laisser longtemps impuni un si perfide guet-apens. Profitant d'un changement de résidence d'un bataillon d'infanterie, le général Galbois le détourna de sa route et le fit partir de manière à se trouver au point du jour au milieu des coupables. Ils n'opposèrent aucune résistance ; on s'empara de 1.500 têtes de bétail qui dédommagèrent Bourouby de ses pertes, et le reste servit à nourrir les troupes. Le lieutenant-colonel de Bourgon châtia encore avec habileté et bonheur une fraction des Haractas, dont quelques membres avaient assassiné un chef qui voulait rétablir l'ordre momentanément troublé parmi eux. On s'étonne de voir des populations entières payer pour des crimes particuliers, mais il faut bien entendre que les mots, ordre et paix, n'ont pas en Afrique la même signification qu'en Europe. En Algérie, l'unité n'est point l'individu, mais la tribu. Tous les Gouvernements qui s'y sont succédé ont respecté cette organisation intérieure. Il en est résulté que la tribu est restée solidaire de la conduite de ses membres ; ainsi ces châtiments collectifs pour la faute d'un seul, qui nous semblent injustes, sont pourtant au fond très logiques et très nécessaires ; une tribu est coupable du moment qu'elle n'a pas puni un crime commis dans son sein. C'est un fonctionnaire qui n'a pas rempli sa tâche. Un pareil ordre de choses est loin de valoir l'organisation européenne, mais il est beaucoup moins compliqué et par cela même moins dispendieux, et peut-être le seul que comporte l'état de civilisation des Indigènes. Longtemps en Europe l'unité a été non pas l'individu, mais le seigneur, qui lui aussi exerçait le droit de justice. Les petites expéditions à main armée seront encore longtemps les moyens ordinaires de justice dans l'Algérie. Les tribus arabes résistent, il est vrai, quelquefois au châtiment. On doit aussi se souvenir que la punition des seigneurs du moyen-âge n'était pas non plus toujours facile. Jamais du temps des Turcs la province de Constantine n'avait été plus paisible qu'elle ne l'était sous la domination française en 1859. La ville seule fut agitée de quelques bruits de conspirations en faveur de l'ancien Bey, conspirations plus apparentes que réelles, car quand on en vint au fond des choses, on trouva que tout se bornait à une correspondance de quelques habitants avec Achmet, correspondance criminelle sans doute, mais dont les auteurs n'avaient ni la prétention, ni peut-être même le désir de rétablir le Gouvernement déchu. Les coupables jugés et condamnés par un conseil de guerre, furent plus tard graciés à l'occasion de l'arrivée du duc d'Orléans à Constantine.

Le beau temps qui reparut les premiers jours d'avril 1859 permit aux troupes de reprendre la campagne. Les premières sorties eurent pour but de reconnaître la route de Bone au camp de l'Arrouch. Les deux généraux Guingret et Galbois, partant chacun d'un de ces points extrêmes, marchèrent à la rencontre l'un de l'autre, pour se réunir sur la Rajetta, petite rivière qui marquait le milieu de l'espace à parcourir. Malheureusement ce cours d'eau, ordinairement sans importance, était alors tellement grossi par les pluies de l'hiver, que les deux corps d'armée, ne pouvant le traverser, furent réduits à s'arrêter chacun sur une rive ; mais la reconnaissance de la route n'en fut pas moins complète, et l'on trouva qu'elle serait praticable aux voitures, dès que les grandes eaux seraient écoulées. Ces deux courses, sur une ligne tout-à-fait nouvelle, nous firent connaître un pays d'une richesse et d'une fertilité étonnantes. C'était une contrée pittoresque, accidentée, coupée de petits vallons d'une fraîcheur et d'une verdure admirables, arrosés pas de jolis ruisseaux qu'ombrageaient des arbres séculaires. Les prairies émaillées de fleurs étalaient tout le luxe d'un printemps d'Afrique ; l'armée en revint enthousiasmée, et conçut une nouvelle ardeur, s'il était possible, pour l'exécution d'une tâche si digne de ses efforts. Tout le territoire était habité par les Kabyles, race active et guerrière, qui ne pouvaient voir qu'avec peine les Français fouler un sol vierge depuis si longtemps de tout contact étranger ; cependant pas un coup de fusil ne fut tiré sur nos troupes ; ce résultat, presque inespéré, était dû en grande partie à l'influence de Ben-Aïssa, kalifat du Sahel, qui semblait se dévouer aux intérêts de la France, avec toute l'énergie d'une nature puissante et sauvage.

L'expérience de l'année dernière avait prouvé au maréchal Valée que la ligne de Constantine à Sétif, jetée seule à travers la province, sur une longueur de plus de trente lieues, avait besoin d'être soutenue, surtout du côté de ces terribles Kabyles, habitant les bords de la mer. Il résolut donc d'occuper Gigelly, l'ancienne Ygelgilis, petit port, à douze lieues est de Bougie, et à vingt-cinq lieues ouest de Stora. Les garnisons de ces deux dernières villes reçurent l'ordre de pousser une pointe sur la place dont on voulait s'emparer. Le général Galbois devait aussi l'envahir de Milah, à travers un pays presque inconnu, et envoyer en même temps une colonne reprendre possession de Djimmilah, abandonné l'hiver dernier ; enfin une expédition maritime, portant le corps futur d'occupation, forte de 500 hommes, fut organisée à Stora, sous les ordres de M. de Salles. Après un voyage à Constantine, pour se concerter avec le général Galbois, M. de Salles revint à Stora, où tout fut prêt pour le 12 mai. On prit le large le jour même, et le 15, à sept heures du matin, on mouilla devant Gigelly ; le débarquement s'opéra, sur-le-champ, avec beaucoup d'ordre. Les expéditions par terre, ou ne devaient pas arriver jusques là, ou trouvèrent en route des difficultés telles qu'elles furent forcées de rebrousser chemin, de sorte que toute la gloire et tout le danger de ce beau fait d'armes échurent aux troupes de débarquement. Les bateaux à vapeur fournirent chacun une compagnie de marins pour soutenir les soldats de terre. Les habitants avaient abandonné la ville, et elle fut occupée sans résistance. Un maître du Cerbère arbora le premier le drapeau tricolore sur la grande mosquée ; le reste de la journée ne fut marqué que par quelques coups de fusil tirés des broussailles environnantes. Mais le lendemain tous les Kabyles du voisinage ayant eu le temps de se réunir, vinrent assaillir les troupes dans leurs nouvelles positions. Les marins combattirent constamment au premier rang, et contribuèrent puissamment à repousser l'ennemi ; l'artillerie des bateaux à vapeur le prenait a revers et l'écrasait de ses feux. Les jours suivants furent plus tranquilles ; M. de Salles en profita pour donner plus de forces à sa position, perfectionner et armer les ouvrages commencés et mettre la Casbah en état complet de défense. Ces précautions ne furent pas longtemps inutiles ; le 17, vers les dix heures du matin, une masse considérable d'ennemis parut devant nos postes, qu'ils attaquèrent avec audace et vigueur. M. de Salles les laissa avancer jusqu'à vingt pas, puis l'artillerie ouvrit un feu de mitraille, et 200 grenadiers s'élancèrent sur les lignes des ennemis, le chargèrent à la baïonnette, le précipitèrent le long des pentes qu'il venait de gravir, et dans ce moment, l'artillerie tirait par-dessus leurs têtes sur des masses de Kabyles qui fuyaient sur le revers opposé du vallon ; ils revinrent pourtant à la charge, pour essayer d'enlever le corps d'un scheick et de ses fils tués par la mitraille, mais ils furent enfin forcés de les abandonner, et le terrain resta jonché de cadavres. Une attaque qui avait eu lieu d'un autre côté fut de même repoussée par le capitaine de Saint-Arnaud, dont les troupes chargèrent aussi à la baïonnette, occasion rare dans les guerres d'Afrique. Notre perte en hommes fut peu nombreuse, mais au nombre des morts fut le comte Thadée Horain, noble polonais qui, après avoir bravement combattu pour l'indépendance de sa patrie, avait servi la France avec un égal dévouement. Blessé d'un coup de feu à travers la poitrine, reçu presque à bout portant, on le transporta à Bougie, où il expira huit jours après ; son corps fut rapporté à Gigelly et son tombeau élevé dans cette place que sa valeur avait donnée à la France. Etrange destinée de ce guerrier du nord, qui, après la vie la plus aventureuse, vient expirer sur une côte que le sort avait placée si loin de son berceau.

Les expéditions par terre de Bougie et de Stora, sans parvenir jusqu'à Gigelly, avaient néanmoins contribué à la prise de la place, en attirant l'attention des peuplades kabyles des environs. Elles soutinrent aussi quelques petits combats, où périrent 5 ou 6 hommes, de sorte qu'en définitive la possession de ce nouveau poste nous coûta une douzaine d'hommes de tués et une soixantaine de blessés.

Le général Galbois n'avait eu à lutter que contre le mauvais temps dans sa pointe sur Djimmilah ; la route était déjà connue, et les populations alliées de la France. La colonne arriva le 19 mai au but de sa marche et se mit sur-le-champ à travailler à un camp retranché, qui fut établi à quelque distance de la position qu'avait occupée le 3e bataillon de tirailleurs sur laquelle on éleva une colonne pour perpétuer le souvenir du beau fait d'armes dont elle avait été le théâtre. Huit jours après, le général passa une revue générale, à laquelle se joignirent 2 ou 500 cavaliers des tribus soumises, qui voulurent défiler avec nos troupes. Bientôt, à la porte du camp, s'établit un marché bien pourvu de toutes les productions du pays ; quelques Kabyles, race essentiellement industrieuse et économe, se chargèrent même, moyennant un médiocre salaire, de transporter des vivres depuis Milah jusqu'au nouveau camp ; ils l'approvisionnèrent en même temps de bois de chauffage, dont le pays était entièrement dépourvu ; le service du nouveau poste se trouva ainsi parfaitement organisé. De Djimmilah le général Galbois se porta sur Sétif, où il établit notre kalifat, qui, cette fois, soutenu du corps français établi à huit lieues, et du bataillon turc qu'on lui donna pour servir immédiatement sous ses ordres, osa prendre enfin les rênes de son gouvernement ; il avait pour compétiteur Ben-Salem, kalifat d'Abd-el-Kader, dans le Sébaou ; mais toute l'influence de l'Émir ne put empêcher que Ben-Salem, poursuivi jusqu'au-delà de Zamourah, par la petite colonne française que le général Galbois avait lancée à sa poursuite, ne fut forcé d'abandonner tout-à-fait la partie. Ainsi se préparait peu à peu l'exécution du projet favori du maréchal ; l'inauguration de la communication d'Alger à Constantine était réservée au duc d'Orléans. Ce dernier, après avoir visité les postes de Bougie et de Gigelly, débarqua le 8 septembre 1839 à Philippeville, où les autorités françaises et indigènes de la province étaient venues le recevoir. Entouré de cette escorte brillante et pittoresque, le prince inspecta les établissements français des bords de la mer et ceux jalonnant la route de Stora à Constantine, et fit son entrée solennelle dans cette capitale, le 12, à 11 heures du matin.

La population indigène était sortie, pour lui, de son calme et de son indifférence habituelle ; plus de 10.000 personnes de tout âge et de tout sexe se portèrent à sa rencontre sur l'esplanade de Coudiat-Aty ; des acclamations bruyantes, des cris, de triomphe partaient de cette foule serrée autour du prince et de son état-major. Le silence se rétablit tout-à-coup, lorsqu'à peu de distance de l'Arc-de-Triomphe élevé sur l'esplanade, le scheick vénéré El-Beled, vieillard de 90 ans, et qui depuis cinquante ans n'avait pas franchi les portes de Constantine, vint, porté par ses fils, offrir au prince des actions de grâce pour les bienfaits que le gouvernement français répandait sur cette population dont il était le pasteur spirituel. De ses propres mains, le prince lui remit la croix d'honneur, et la même distinction fut accordée à plusieurs de nos kalifats. Après quelques paroles prononcées en souvenir des braves morts devant la ville en 1836 et 1837, et une marque d'attention accordée au monument élevé en leur mémoire, le prince entra dans la ville, dont les rues étaient pavoisées de riches tapis ; son séjour n'y fut qu'une suite de fêtes. La sécurité était si grande alors dans la province, qu'un officier de chasseurs, M. Peragallo, accompagné d'un seul Français et de sept ou huit indigènes, parcourut tout le pays dans un rayon de 40 lieues, et acheta sans obstacles des chevaux pour son régiment.

Ce fut sous ces heureux auspices que le corps expéditionnaire partit de Constantine, le 16 octobre, par un temps magnifique. Après avoir traversé Milah et Djimmilah, dont le duc d'Orléans admira le bel Arc-de-Triomphe, qu'il proposa de transporter en France, pierre par pierre, on arriva à Sétif. Le kalifat de la Medjana avec les Turcs réunis aux notables de la ville vinrent à la rencontre de la colonne ; plusieurs scheiks des environs de Bougie, qui jusqu'alors s'étaient tenus à l'écart, accoururent pour voir le prince et faire leur soumission entre ses mains. L'occupation définitive de Sétif par un corps permanent français fut dès lors résolue, et l'on travailla de suite à réparer la vieille citadelle romaine, dont les épaisses murailles avaient cédé sur quelques points à l'action du temps. Bientôt elle devint une excellente place d'armes et reçut le nom de fort d'Orléans. Satisfait de tout ce qui l'entourait, voyant que le temps s'annonçait au beau fixe, le maréchal se décida enfin à pénétrer cette fois dans la vallée de l'Isser, et de là au sahel d'Alger. Ce projet n'avait été jusqu'alors qu'une éventualité, et même le secret en fut conservé jusqu'au moment où l'on s'engagea dans les Portes-de-Fer ; pour ne pas laisser la Medjana dégarnie de troupes, le maréchal appela de Constantine le général Galbois, qui avec un renfort rejoignit Sétif à marches forcées. A son arrivée toutes les troupes furent partagées en deux divisions, la première, sous les ordres du duc d'Orléans, devait franchir le fameux défilé ; et la deuxième, commandée par M. de Galbois, accompagner la première jusqu'à l'entrée des montagnes, puis revenir compléter l'établissement de Sétif et l'organisation de la Medjana. Ordre fut immédiatement expédié au général Rulhières, qui commandait la division d'Alger, de se porter sans retard au camp du Fondouck, sur l’Oued-Kaddara, de manière à donner la main en cas de besoin au corps expéditionnaire, lorsqu'il déboucherait dans la vallée de l'Isser.

L'armée ainsi organisée séjourna encore à Sétif pour laisser passer quelques jours de pluie. Le 25 octobre les deux divisions partirent ensemble, se dirigeant sur Zamourah, petite ville au nord-ouest qui jusqu'alors ne s'était pas encore soumise, et bivouaquèrent à Aïn-Turco, sur les bords du Bousselam. Dans la nuit le kalifat de la Medjana, El-Mokrani, vint au camp annoncer que Zamourah avait reconnu son autorité, et que les Turcs de cette ville et des environs demandaient à entrer à la solde de la France. Le maréchal Valée confia alors au général Galbois le soin de compléter toute cette affaire à son retour, et se dirigea au sud-ouest vers une citadelle appelée le fort Medjana et bâtie à la source d'un cours d'eau qui se jette dans l'Adjédid. C'était la première fois que les Français foulaient le bassin de cette grande rivière ; le maréchal visita le fort, et le général Galbois reçut l'ordre de le réparer à son retour et d'y installer une garnison de cinquante Turcs pour servir de poste avancée à la position de Sétif. Dans les marches suivantes, l'armé passa eu vue des petites villes arabes de Callaa et de Slissa dont elle aperçut les minarets ; les habitants avaient fait acte de soumission ; enfin, la 28 octobre eut lieu la séparation des deux divisions ; la deuxième, avec le général Galbois, rebroussa chemin ; et la première, conduite par des chefs arabes connus sous le nom de scheicks des Portes-de-Fer, marcha droit vers le passage qu'elle atteignit vers midi. « La chaîne à travers laquelle il est pratiqué est formée, dit le maréchal Valée, par un immense soulèvement qui a relevé verticalement les couches de roches, horizontales lors de leur formation. L'action des siècles a successivement corrodé les parties de terrain autrefois interposées entre les bancs de rochers, de telle sorte que ces derniers présentent aujourd'hui une suite de murailles verticales impossibles à franchir. Un seul passage a été ouvert par l'Oued-Biban ou l'Oued-Bouketon, ruisseau salé, à travers les énormes remparts formés d'un calcaire noir ; leurs faces verticales s'élèvent à plus de cent pieds de haut, et se réunissent par des déchirements inaccessibles à des murailles analogues qui couronnent le sommet de la chaîne. Le passage, dans trois endroits, n'a que quatre pieds de large ; il suit constamment le lit du torrent qui l'a formé ; le sol en est composé de masses de cailloux roulés lors des grandes crues, et qui rendent très pénible la marche des hommes et des chevaux. Le passage devient tout-à-fait impraticable pendant les grandes pluies. Alors, le courant arrêté par le rétrécissement auquel on a donné le nom de portes élève quelquefois son niveau jusqu'à 50 pieds au-dessus du sol, et les eaux, s'échappant ensuite avec violence, inondent entièrement l'étroite vallée qui les reçoit en aval. » Ordinairement l'imagination peint les objets beaucoup plus terribles qu'ils ne le sont, mais ceux qui voient ce passage pour la première fois s'étonnent de le trouver encore plus difficile qu'ils ne l'avaient supposé. Les Romains, dont on retrouve presque partout la trace dans la Régence, - ne paraissent pas avoir jamais suivi cette route ; peut-être de leur temps était-elle tout-à-fait impraticable ; les travaux qu'on a faits depuis pour l'élargir ne remontent pas au-delà de deux ou trois siècles, comme le prouvent les traces de mine qu'on y aperçoit encore.

A peine l'armée avait-elle franchi les Bibans qu'elle fut assaillie par un violent orage, qui retarda sa marche ; le 29 octobre elle traversa, en observant la plus exacte discipline, un grand bourg nommé Beni-Mansour, appartenant à une tribu puissante dont les chefs reconnaissaient l'autorité de notre kalifat El-Mokrany ; aussi les Arabes parurent-ils nous voir sans répugnance, et plusieurs même vinrent apporter des provisions aux soldats. On marchait rapidement parce qu'on avait hâte d'arriver à l'Oued-Sidy-Mansour, la seule rivière d'eau douce qu'on trouve dans ces montagnes ; depuis cinquante heures les chevaux n'avaient pas bu, et ils étaient exténués. Les Arabes appellent ce passage le chemin de la soif, et jamais nom ne fut mieux donné. Après un repos de deux heures auprès des eaux bienfaisantes du Sidy-Mansour, l'armée remonta les bords de cette rivière, qui change plusieurs fois de nom, comme la plupart de celles de la Régence, ce qui introduit un peu de confusion dans le récit. A six heures du soir le bivouac fut établi sur la rive droite, sur l'extrême limite de la province de Constantine.

Le lendemain on pénétrait sur le territoire où dominait Ben-Salem, kalifat de l'Emir, qui s'annonçait avec des intentions hostiles. L'armée française foulait précisément la contrée pour la possession de laquelle on avait tant négocié, depuis le traité de la Tafna, sans pouvoir s'entendre ; au 30 octobre, Ben-Salem veillait en armes sur cette frontière qu'il regardait comme la sienne. Afin de déjouer ses projets, le maréchal Valée fit partir le duc d'Orléans du bivouac une heure avant le jour, pour occuper avec un corps de troupes une position avantageuse dont on craignait que l'ennemi ne s'emparât ; ce mouvement fut exécuté sans obstacles. Dans la matinée, l'armée cheminait sur une rangée de collines quand on aperçut Ben-Salem couronner avec ses troupes les crêtes opposées ; puis sur un mouvement offensif, exécuté par la colonne française, il se retira sans tirer un coup de fusil, comme s'il n'avait voulu que constater la violation de son territoire. L'armée française arriva vers le milieu du jour à Hamza, vieille forteresse construite jadis pour barrer la route, mais alors complètement abandonnée, n'ayant que des revêtements tombant en ruines, et quelques mauvaises pièces de canon en partie enclouées et incapables de tout service. On se reposa deux heures sous ses murailles, puis la colonne traversa un pays coupé et difficile, mais où l'on ne trouva point d'ennemis. Le lendemain on entra dans le territoire des Beni-Djaad, grande tribu entièrement hostile ; le maréchal redoubla de précautions ; il fit marcher les troupes en colonnes serrées pour offrir moins de prise à l'ennemi. On descendait alors la rive droite de la difficile vallée de lasser ; vers les 10 heures quelques coups de fusil furent tirés sur l'arrière-garde, qui ne s'en inquiéta guère. Pendant la grande halte les coureurs ennemis devinrent plus nombreux ; ils finirent par s'établir en face sur un mamelon dominant la route que l'on devait suivre. Le duc d'Orléans les fit attaquer par un petit détachement de cavalerie et d'infanterie ; les Arabes disparurent et se bornèrent dès lors à tirailler avec l'arrière-garde, jusqu'au moment où deux obus lancés sur un groupe les arrêtèrent tout-à-fait. La colonne, quelques heures après, passa l'Isser sur le pont Benhini et vint établir son bivouac sur la rive gauche, au confluent du Zeytoun ; restait encore à gravir les limites occidentales de la vallée formées par le massif des Monts-Ammours, dernier obstacle à vaincre pour arriver aux bords du Kaddara, où la division Rulhières attendait le maréchal. L'arrière-garde formée du 17e léger, commandé par le colonel Corbin, continua d'occuper les bords de l'Isser, pendant que le convoi gravissait péniblement la route incommode, tracée par les Turcs sur les flancs déchirés de la montagne. Attaquée plusieurs fois par les Arabes, elle les maintint à distance, et ne se retira que lorsqu'un plus long retard eut été tout-a-fait inutile ; l'ennemi continua à tirailler, mais assez faiblement, jusqu'à la hauteur d'Aïn-Sultan, où les coups de fusil cessèrent entièrement. A quatre heures la colonne passait le Kaddara, et mise en communication avec le corps du général Dampierre, elle s'établissait sous le canon du camp de Fondouck

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Texte même du traité de Tafna :

Entre le lieutenant-général Bugeaud, commandant les troupes françaises dans la province d'Oran

Et l'Émir Abd-el-Kader.

A été convenu le traité suivant :

Art. 1er. L'Émir Abd-el-Kader reconnaît la souveraineté de la France en Afrique.

Art. 2. La France se réserve dans la province d'Oran, Mostaganem, Mazagran et leurs territoires : Oran, Arzew, plus un territoire ainsi délimité : à l'est, par la rivière de la Macta et le marais d'où elle sort ; au sud, par une ligne partant du marais ci-dessus mentionné, passant par le bord sud du lao Sebka et se prolongeant jusqu'à l'Oued-Malah (Rio-Salado) dans la direction de Sidi-Saïd, et de cette rivière jusqu'à la mer, de manière à ce que tout le territoire compris dans le périmètre soit territoire français.

Dans la province d'Alger : Alger, le Sahel, la plaine de la Mitidja, bornée à l'est jusqu'à l'Oued-Khadara et au-delà ; au sud, par la première crète de la première chaîne du Petit Atlas jusqu'à la Chiffa, en y comprenant Blidah et son territoire, de manière à ce que tout le territoire compris dans le périmètre soit territoire français.

Art. 3. L'Émir administrera la province d'Oran, celle de Tittery, et la partie de celle d'Alger qui n'est pas comprise, à l'ouest, dans les limites indiquées dans l'art. 2.

Il ne pourra pénétrer dans aucune autre partie de la régence.

Art. 4. L'Émir n'aura aucune autorité sur les musulmans qui voudront habiter sur le territoire réservé à la France, mais ceux-ci resteront libres d'aller vivre sur le territoire dont l'Émir a l'administration, comme les habitants du territoire de l'Émir pourront venir s'établir sur le territoire français.

Art. 5. Les Arabes vivant sur le territoire français exerceront librement leur religion.

Ils pourront y bâtir des mosquées, et suivre en tout point leur discipline religieuse sous l'autorité de leurs chefs spirituels.

Art. 6. L'Émir donnera à l'armée française :

30.000 fanègues (d'Orient) de froment et 30.000 d'orge ; 5.000 bœufs.

La livraison de ces denrées se fera à Oran par tiers ; la première livraison aura lieu du 1er au 15 septembre 1837, et les deux autres de deux mois en deux mois.

Art. 7. L'Émir achètera en France la poudre, le soufre et les armes dont il aura besoin.

Art. 8. Les Coulouglis qui voudront rester à Tlemcen ou ailleurs y posséderont librement leurs propriétés et y seront traités comme les Hadars ; ceux qui voudront se retirer sur le territoire français pourront vendre ou affermer librement leurs propriétés.

Art. 9. La France cède à l'Émir Harshgoun (la côte et non l'île), Tlemcen, le Méchouar, et les canons qui étaient anciennement dans cette dernière citadelle. L'Émir s'oblige à faire transporter à bras tous les effets, ainsi que les munitions de guerre et de bouche de la garnison de Tlemcen.

Art. 10. Le commerce sera libre entre les Arabes et les Français qui pourront s'établir réciproquement sur l'un ou l'autre territoire.

Art. 11. Les Français seront respectés chez les Arabes, comme les Arabes chez les Français.

Les fermes et les propriétés que les sujets Français auront acquises ou acquerront sur le territoire arabe leur seront garanties ; ils en jouiront librement, et l'Émir s'oblige à leur rembourser les dommages que les Arabes leur feraient éprouver.

Art. 12. Les criminels des deux territoires seront réciproquement rendus.

Art. 13. L'Émir s'engage à ne concéder aucun point du littoral à une puissance quelconque, sans l'autorisation de la France.

Art. 14. Le commerce de la régence ne pourra se faire que dans les ports occupés par la France.

Art. 15. La France pourra entretenir des agents auprès de l'Émir et dans les villes soumises à son administration, pour servir d'intermédiaires près de lui aux sujets Français, pour les contestations commerciales et autres qu'ils pourraient avoir avec les Arabes.

L'Émir jouira de la même faculté dans les villes et ports français.

Tafna, 30 mai, 1837

Le lieutenant-général commandant la province d'Oran,

BUGEAUD.

Cachet du général Bugeaud. — Cachet d'Abd-el-Kader.

[2] Entièrement différente de celle qui occupe les montagnes entre Blida et Médéah.

[3] On appelle généralement Sahel, dans la Régence, un terrain montagneux et boisé situé sur les bords de la mer.