Le général Damrémont
remplace le maréchal Clausel. — Le général Bugeaud une seconde fois en
Afrique. — Traité de la Tafna, son appréciation. — Préparatifs de la seconde
expédition de Constantine. — Mort du gouverneur et prise de la ville. — Le
maréchal Valée à Alger. — Ses rapports avec Abd-el-Kader. — Il occupe Blida
et Coléah. — L'Émir devant Aïn-Madhi. — Le gouverneur se rend à Constantine
avec le duc d'Orléans pour franchir les Portes-de-fer. — Événements dont la
province de Constantine avait été le théâtre depuis la prise de la capitale.
— Administration du général Négrier. — Il étend l'influence française. — Il
est remplacé par le général Galbois. — Le gouverneur général organise la
province. — Occupation de Rusicada, aujourd'hui Philippeville. — Tentative
avortée sur Sétif. — Prise de Gigelly. — Le duc d'Orléans et le gouverneur à
Constantine. — Passage des Bibans.
Le
général de Damrémont avait déjà été désigné par le ministère, pour remplacer
le maréchal Clausel, dans le cas où celui-ci aurait quitté le commandement
avant l'expédition de Constantine. Il fut donc naturellement chargé de
soutenir l'honneur de nos armes, dans les circonstances critiques où elles se
trouvaient engagées ; une partie de la chambre des députés reprochait
violemment au cabinet français, les sacrifices incessants qu'il consacrait à
une entreprise, qui jusqu'alors avait eu de si faibles résultats. Il avait
cependant obtenu, dans la session de 1856, une sorte de plein pouvoir, dont
il se servit pour accorder au nouveau gouverneur des forces considérables,
qui débarquèrent en Afrique presque en même temps que lui. Peu de jours
après, au commencement d'avril 1857, le général Damrémont put donc passer
dans la plaine de Mustapha, aux portes d'Alger, une revue qui réunit le plus
grand nombre de troupes qui eussent paru en Algérie depuis la conquête ; on y
vit défiler un bataillon de la nouvelle légion étrangère, presque aussi fort
à lui seul que tout un régiment. La lutte était alors sérieusement engagée
contre les deux puissances qui se partageaient presque toute la Régence ;
malgré notre échec à Constantine et notre victoire de la Sicka, celle d'Abd-el-Kader
était évidemment la plus redoutable ; nous avons raconté comment elle avait
envahi la province d'Alger. L'Émir lui-même était venu asseoir son autorité à
Médéah ; en quittant cette ville il y établit son propre frère avec une
garnison de 500 réguliers ; Cherchell le reconnut pour maître, et lui paya
tribut ; les Kabyles du Dara lui offrirent leur amitié, et complétèrent ainsi
l'investissement de la Mitidja du côté de l'ouest. Un camp de 6.000 Français
fixé à Bouffarick, parut à peine suffisant pour contenir le torrent prêt à
déborder sur le massif d'Alger ; Abd-el-Kader, pour se créer une influence à
l'est de la ville, parvint aussi à s'entendre avec le marabout Sidy Saady,
que nous avons vu figurer dans un mouvement sous le duc de Rovigo. Ces deux ennemis
acharnés, réunirent toutes les populations du Sébaou dans une même ligue, où
entrèrent les habitants de Delly, petit port de mer situé à vingt-trois
lieues d'Alger, qui jusqu'alors avaient fait avec la capitale un commerce
également avantageux pour les deux parties. Dans le courant d'avril 1837,
cette masse d'ennemis inonda l'est de la plaine, en ruina les habitations et
menaçait de s'avancer jusqu'au-delà de l'Aratch ; le colonel Schawembourg
marcha contre les Arabes, les repoussa, envahit à son tour leur pays, sans
obtenir une seule soumission. Rappelé par le manque de vivres, il laissa un
détachement de 1.000 hommes à l'extrémité de la Mitidja, dans un lieu du nom
de Boudouaou ; cette petite troupe, sous les ordres du commandant de la
Torre, eut l'occasion de livrer un des plus glorieux combats qui aient
illustré nos guerres d'Afrique. Les soldats étaient occupés aux travaux d'une
redoute, quand ils furent tout-à-coup assaillis par 5 ou 6.000 ennemis. Une
fausse manœuvre mit un moment les Français dans le plus grand danger ; les
officiers se jetèrent en avant ; le cri à la baïonnette retentit sur
toute la ligne. Les Arabes enfoncés se sauvèrent en désordre, chargés de
blessés et de morts ; une centaine restèrent sur le champ de bataille.
Le lendemain, le colonel Schawembourg, ravitaillé, reprit l'offensive,
pénétra de nouveau sur le territoire ennemi qu'il ravagea ; en même temps
deux navires de guerre se portaient devant Delly, prêts à en canonner les
murailles. Les habitants effrayés demandèrent grâce, et envoyèrent des
députés au gouverneur, pour lui offrir de payer les dommages éprouvés par les
possesseurs des habitations ruinées dans la plaine. Les tribus de leur côté
firent quelques démonstrations de soumission et l'orage finit par disparaître
entièrement. Il y eut encore cependant quelques mouvements de ce côté dans le
mois de juin suivant ; le colonel Schawembourg les apaisa, en occupant
Boudouaou d'une manière permanente. La
tranquillité était rétablie aux environs d'Alger ; Abd-el-Kader y renfermait
alors ses forces dans une inaction calculée, qui aboutit au traité de la
Tafna ; le gouverneur profita de ce temps de repos pour se rendre dans la
province de Bone, où se préparaient les événements les plus dignes de fixer
son attention ; avant de le suivre sur ce théâtre, revenons à Oran, où la
situation de nos affaires était également assez triste au commencement de
1837 ; excepté nos fidèles alliés, les Douairs et les Zmélas, étroitement
campés sous le canon français, aucune tribu de cette province ne s'était
réellement dévouée à notre cause. Les soldats y étaient fatigués et mal
nourris, les chevaux ruinés et la plupart hors de service ; les environs des
villes occupées par nos troupes se transformaient en de véritables déserts,
où erraient des groupes de cavaliers ennemis, guettant l'occasion de quelque
coup de main, et disparaissant dès qu'une force un peu imposante paraissait
pour les attaquer. Les garnisons de Tlemcen et de la Tafna étaient encore
plus étroitement bloquées s'il est possible ; la première n'avait pas la mer
pour lui fournir des vivres, et ses magasins ne contenaient des
approvisionnements que pour deux mois. De son côté, Abd-el-Kader avait
éprouvé des pertes énormes, sa capitale était réduite en cendres. Éminemment
doué de l'esprit d'ordre et de centralisation, il ne savait plus où établir
le siège de son pouvoir pour le mettre à l'abri de nos coups ; il s'était
plaint plusieurs fois à nos prisonniers du général Trézel, qui, disait-il,
l'avait forcé de reprendre les armes, et il manifestait depuis quelque temps
des intentions plus pacifiques. Dans
ces circonstances, un juif, négociant à Alger, nommé Ben-Durand, homme d'un
esprit fin et délié, conçut l'espoir de faire ses affaires en servant
d'intermédiaire à deux pouvoirs qui, semblaient avoir une égale envie de
faire la paix ; il s'offrit d'abord aux Français, pour approvisionner les
garnisons d'Oran et de Tlemcen avec des vivres achetés chez Abd-el-Kader
lui-même, et conclut dans ce but un marché, dont il remplit exactement les
conditions. Le 14 janvier 1837, le général de L'Étang avait été remplacé dans
son commandement par le général de Brossard, qui suivait une marche moins
belliqueuse que son prédécesseur. Des cavaliers Garabas, munis de sauf
conduits, vinrent à Oran recevoir l'argent et les marchandises que leur
livrait Ben-Durand en échange des troupeaux qu'il leur avait achetés. Ils
donnèrent de bonnes nouvelles de quelques militaires à la solde de France,
enlevés naguère par les Arabes et qu'on désespérait de revoir jamais. Ces
prisonniers furent ramenés à Alger et échangés contre des partisans de l'Émir
tombés entre nos mains, sur la proposition positive de ce dernier. Cet
adoucissement dans les mœurs des indigènes permettait d'espérer une solution
pacifique dans la question de l'Algérie. Peu de jours après Ben Durand se mit
à la tête d'un convoi organisé par Abd-el-Kader et le conduisit au commandant
Cavaignac, à Tlemcen. Confiants
dans cette espèce de trêve, nos alliés arabes se remirent à ensemencer leurs
terres, et bien qu'ils eussent à essuyer de temps en temps quelques
tentatives sur leurs troupeaux, elles semblaient plutôt l'effet d'actes
isolés de brigandage, que d'un système général d'hostilité ; cependant pour y
mettre un terme, le général Brossard fit occuper par une force permanente le
poste avancé de Miserghin, sans que personne n'y mit obstacle. Voulant
profiter de cette nouvelle tournure des choses, le cabinet français envoya à
Oran le lieutenant-général Bugeaud, comme commandant général de la force
armée de la province, et muni de pouvoirs très étendus, indépendants du
gouverneur général, pour faire la guerre ou la paix comme il le jugerait
convenable. Ce nouveau chef plaisait aux soldats par les soins qu'il prenait
de leur bien-être, ses idées pratiques, sa parole brusque et originale.
Débarqué à Oran le 16 avril 1837, quelques jours après l'arrivée de M. de
Damrémont à Alger, il reprit les ouvertures déjà entamées avec l'Émir, et
pour les appuyer par une démonstration imposante, il se porta vers l'ouest le
14 mai, à la tête d'une armée de 8 ou 9.000 hommes, prêt à combattre ou à
conclure la paix suivant la marche des négociations. Il commença par
ravitailler Tlemcen, où il arriva le 20 mai ; de là il se rabattit sur la
Tafna à la suite de l'Émir. Celui-ci
redoutant une épée dont il avait déjà éprouvé le poids, mit un terme aux
tergiversations qui jusqu'alors avaient signalé sa manière de négocier ; le
général, de son côté, fit quelques concessions nouvelles et la paix fut
conclue à peu près sur les bases établies dans les correspondances
précédentes. Les deux camps étaient établis sur les bords de la Tafna, à dix
lieues l'un de l'autre. Après bien des allées et des venues entre les deux
points, l'original du traité fut remis entre les mains du général Bugeaud,
revêtu du cachet de l'Émir, parce que les Arabes n'ont pas l'habitude de
signer leurs conventions. Le
général français fit alors proposer, pour le lendemain, une entrevue à
l'Émir, dans un lieu désigné entre les deux camps. L'offre fut acceptée sans
hésitation, et le jour suivant, à neuf heures du matin, le général français
était rendu sur le terrain avec six bataillons, sa cavalerie et son
artillerie. Abd-el-Kader ne s'y trouva pas. Comme il avait une plus grande
distance à parcourir que le général Bugeaud, ce dernier l'attendit
tranquillement et sans inquiétude jusqu'à deux heures du soir. Il commençait
à trouver ce retard extraordinaire, lorsque plusieurs émissaires vinrent
successivement de la part de l'Émir, lui dire que leur maître avait été
malade, qu'il était tout près, et qu'il priait le général français de vouloir
bien faire encore quelques pas. Celui-ci voyant que le jour baissait et ne
voulant pas perdre l'occasion d'une entrevue qu'il avait demandée lui-même,
se porta en avant suivi seulement de son état-major. Le chemin raboteux
suivait une gorge étroite et tortueuse. La vue constamment bornée à une
distance de quelques pas, ne se reposait que sur des pentes rudes et
déchirées, jamais lieu ne sembla plus propre à une embuscade. La petite
troupe française marcha pendant une heure sans rencontrer âme qui vive.
Enfin, au détour d'un coude de la route, on aperçut tout-à-coup le corps
d'armée arabe rangée au fond de la gorge et sur les mamelons environnants, de
manière à présenter un front imposant et pittoresque ; le général se trouvait
au milieu des avant-postes de l'Émir. A l'instant, le chef de la tribu des
Oulassas s'en détacha, et vint aborder le général français ; quelques
officiers de son escorte ne purent retenir un léger signe d'hésitation : cc
N'aie pas peur, dit le chef arabe, l'Émir est là, sur le mamelon, qui
t'attend. — Je n'ai peur de rien, dit le général Bugeaud, mais je trouve
indécent de la part de ton chef de me faire venir de si loin et attendre si
longtemps. » Le spectacle faisait naître ces sortes d’impressions qui se
gravent profondément dans la mémoire. Un âpre soleil éclairait ces lieux
sauvages ; on distinguait d'abord 150 ou 200 chefs de tribus, la plupart de
haute taille, d'une physionomie ardente et énergique, revêtus de leurs
draperies majestueuses et montés sur des chevaux superbes qu'ils prenaient
plaisir à faire piaffer ; ils servaient d'escorte au prince arabe, qui ne se
distinguait de ses sujets que par la simplicité, peut-être un peu affectée,
de son costume. Il montait lui-même un très beau cheval noir, et des Arabes
tenaient ses étriers et les pans de son burnous. Les quelques Français qui
s'avançaient vers lui faisaient une assez triste figure devant la pompe
orientale de l'Émir. Mais la mâle et forte simplicité de l'Europe reprit bien
vite l'avantage dans la conversation qui s'ensuivit ; le général Bugeaud,
représentant une civilisation vigoureuse, envahissante, peu soucieuse des
formes parce qu'elle sent qu'elle a la réalité et l'avenir pour elle,
s'avança par un temps de galop auprès de l'Émir, et après lui avoir demandé
s'il était Abd-el-Kader, lui saisit la main qu'il serra deux fois en signé
d'amitié et de confiance ; il l'engagea ensuite à - mettre pied à terre pour
que l'entretien en fut plus facile. L'Arabe saute de son cheval et s'assied
sur l'herbe, le Français en fait autant ; la musique des indigènes pousse des
sons âpres et discordants. Le général français la fait taire d'un geste de la
main, et pour couper court à des préliminaires toujours fort longs chez les
Arabes, il attaque brusquement la conversation. « Sais-tu, lui dit-il,
que peu de généraux français eussent osé traiter avec toi et agrandir ta
puissance et ton territoire comme je l'ai fait ? Mais j'espère que tu n'en
feras usage que pour le bonheur de la nation Arabe, en la maintenant en paix
avec la France. — Je te sais gré de tes bons procédés pour moi ; si Dieu le
veut, je ferai le bonheur des Arabes, et si la paix est jamais rompue, ce ne
sera pas de ma faute ; Allah défend de manquer à sa promesse, je ne l'ai
jamais fait. — A ce titre, je te demande ton amitié particulière et t'offre
la mienne. — Je l'accepte avec reconnaissance, mais que les Français se
gardent de prêter l'oreille aux intrigants. - Les Français ne prennent
conseil que d'eux-mêmes, pour ce qu'ils ont à faire en Afrique, et si
quelques brouillons cherchaient à semer le trouble et le désordre, nous nous
en préviendrions mutuellement afin de les punir. — C'est bien, tu n'as qu'à
me dénoncer ceux qui violeront le traité, je les punirai. — Je te recommande
les Coulouglis qui restent à Tlemcen. — Tu peux être tranquille, ils seront traités
comme les Hadars. Mais tu m'as promis de cantonner les Douairs et les Zmélas
entre le lac Sebka et la mer. — Je ne sais si ce pays pourra leur suffire ;
dans tous les cas ils seront placés de manière à ne pas troubler la paix. » Il se
fit un moment de silence. « As-tu ordonné, reprit le général français,
le rétablissement des relations commerciales de l'intérieur avec Alger et les
autres villes que nous occupons. — Non, je le ferai quand tu m'auras rendu
Tlemcen. — Tu peux être sûr que je te le rendrai, dès que le traité aura été
approuvé par le Roi. — Tu n'as donc pas le pouvoir de traiter ? — Je puis traiter,
mais le Roi doit ratifier ce dont nous sommes convenus ; sans cela un autre
général pourrait défaire ce que j'ai fait. — Si tu ne me rends pas Tlemcen
comme tu me l'as promis dans le traité, au lieu de la paix, nous n'aurons
fait qu'une trêve. — En effet, si le Roi ne ratifie pas le traité, il ne sera
qu'une trêve ; mais tu n'as qu'à gagner à cet intervalle, puisqu'en tout le
temps qu'elle durera, je ne détruirai pas les moissons des Arabes. — Tu peux
les détruire si tu veux : une fois la paix faite ; je t'en donnerai
l'autorisation par écrit, si cela te fait plaisir ; il nous en restera
toujours plus qu'il ne nous en faut. — Tous les Arabes ne pensent pas comme
toi, ce me semble, car plusieurs m'ont fait remercier devoir ménageé leurs
récoltes. » Abdel-Kader, sentant alors qu'il s'était trop avancé, sourit d'un
air dédaigneux. « Combien de temps, reprit-il, faut-il, attendre la
ratification du Roi des Français ? — Trois semaines, environ. — C'est bien
long. » Ici Ben-Arach, confident de l'Émir, se rapprocha du général ; « c'est
trop long que trois semaines, dit-il, nous ne pourrons attendre cette
ratification que dix ou douze jours. — Peux-tu commander à la mer, répondit
le général français ? — Eh bien ! dans ce cas nous ne rétablirons les
relations commerciales que lorsque la ratification du traité sera arrivée. —
Comme il te plaira, dit le général français, c'est aux Musulmans que tu fais
le plus de tort, puisque tu les prives d'un commerce avantageux, tandis qu'à
nous la mer fournit tout ce dont nous avons besoin, Le détachement que nous
avons laissé à Tlemcen peut-il, avec tous ses bagages, nous rejoindre à Oran
? — Il le peut. » La conversation, rendue plus grave et plus lente par la
nécessité du truchement, en resta là. Le général Bugeaud se leva, mais l'Émir
restait assis, affectant peut-être de vouloir faire tenir le Français debout
devant lui, C'était un acteur qui cherchait à jouer son rôle de son mieux
devant la galerie qui l'entourait. Le général Bugeaud s'en aperçut, et lui
dit brusquement que quand lui, représentant de la France, se tenait debout,
le chef des Arabes pouvait bien en faire autant, et sans attendre la réponse,
il saisit d'un poignet robuste les mains frêles et délicates de l'Émir, et
l'enleva de terre en souriant. Les Arabes, grands observateurs des formes
parurent très étonnés du procédé un peu, leste du général français, mais la
bonne intelligence n'en fut pas troublée. Il
était tard ; les deux chefs se quittèrent pour ne plus se revoir que sur les
champs de bataille. La nombreuse escorte de l'Émir le salua de longs cria qui
retentirent le long des montagnes. Au même instant un grand coup de tonnerre
éclata dans le ciel et vint ajouter encore à tout ce que cette scène avait
d'imposant. Le cortège du général français, vivement impressionné, reprit
lentement le chemin du camp, en s'entretenant du commandant des Arabes, de sa
cour, du beau spectacle auquel on venait d'assister et que pas un de ceux qui
en ont été témoins n'oubliera de sa vie. Le
général Bugeaud retrouva le détachement qu'il avait laissé en arrière un peu
inquiet de son absence, et commençant à penser s'il ne devait pas se porter
en avant pour avoir des nouvelles de son général. « Malgré les 10.000 hommes
qui entouraient l'Émir, dit le général Bugeaud, je pensais qu'une fois à la
tête de ma petite troupe j'aurais pu, s'il eut été nécessaire, tenter les
chances d'un combat sans trop de témérité : le nombre sans la puissance de
l'ordre et de l'organisation n'est rien dans les combats ; nous aurions eu
raison de cette multitude avec nos six bataillons d'infanterie et notre
artillerie. » Peut-être
ne sera-t-on pas fâché de trouver ici le portrait de l'homme qui jouait alors
un rôle si important. Abd-el-Kader est assez petit, et peu fortement
constitué ; sa figure est pâle, mais belle, calme et expressive : un air un
peu mélancolique lui donne, dit-on, quelque ressemblance avec le portrait
traditionnel de Jésus-Christ ; son front est vaste et bien développé, son
regard beau, et un léger tatouage entre les deux sourcils caractérise son
origine purement arabe ; sa bouche est grande et assez mal meublée ; il a la
barbe et les cheveux châtains foncés ; il roule constamment entre les mains
les gros grains d'un chapelet musulman et une expression d'austérité et de
dévotion réside continuellement sur sa physionomie. Je ne
sais si le patriotisme m'aveugle, mais il me semble que la France conserva
dans cette entrevue, l'ascendant qu'elle avait acquis sur les champs de
bataille ; ce général français qui va presque seul, sans hésitation et sans
crainte, aborder son rival au milieu de ses farouches compagnons, cette
conversation vive où il interpelle constamment son interlocuteur qui veut
inutilement déguiser la faiblesse de sa cause sous une vaine réserve et sous
une forfanterie plus vaine encore, tout, jusqu'à la taille robuste, les
mouvements brusques et francs du Français, comparés à la complexion délicate,
à la physionomie affectée, à la pose un peu théâtrale de l'Arabe, annoncent
l'ascendant que les peuples européens doivent désormais exercer sur les races
orientales et le besoin qu'elles éprouvent d'aide et de secours pour arriver
à de plus hautes destinées. Que l'Émir eût voulu comprendre que la
nationalité française était assez belle et assez forte pour que les Arabes
n'eussent rien à perdre en s'y associant, et dès ce jour de nouvelles destinées
se levaient pour la Régence[1]. L'armée
française rentra dans Oran le 8 juin, après avoir remis le camp de la Tafna
au chef des Oulassas, qui en prit possession au nom de l’Émir ; on conserva
sur l'îlot d'Harshgoun une garnison de 150 hommes. Peu de jours après, le
général Bugeaud rentra en France, et la plus grande partie des troupes qu'il
commandait allèrent chercher de nouveaux dangers sous les murs de
Constantine. L'opinion
publique s'émut en France de ce traité, et la rupture qui le suivit deux ans
et demi après sembla la justifier. Cependant, il ne cédait à l'Émir que ce
qui nous eût coûté beaucoup d'hommes et d'argent à conquérir immédiatement,
pour n'en retirer que de très-faibles avantages. Il réservait à notre
administration directe un territoire assez étendu pour n'être entièrement ni
habité ni cultivé dans cinquante ans, en supposant les chances de
colonisation les plus favorables ; il ouvrait les portes de l'intérieur de
l'Afrique au commerce et à l'industrie française ; enfin, l'Émir ne faisait
qu'administrer Je pays qu'on lui confiait sans garantie d'avenir pour lui ou
sa race. La chose réellement à blâmer n'était pas le traité lui-même, mais le
peu de clarté des expressions qui le composaient. C'était moins un traité
actuel, que les premières bases pour un traité à venir. Beaucoup de points
restaient dans le vague. Les limites des possessions respectives étaient mal
définies, et coupaient en deux le territoire de plusieurs tribus qui forment
chacune une unité qu'on ne peut pas fractionner. Il est, du reste, très
difficile de traiter avec les Arabes ; leur esprit vif et subtil plutôt que
calme et raisonné, le peu d'habitude qu'ils ont de la logique et des
relations ordinaires aux nations civilisées, la défiance naturelle chez eux
dans leurs rapports avec les chrétiens, mille préjugés de nationalité et de
religion qu'on heurte sans le vouloir et même sans s'en douter, enfin la
nécessité de se servir de truchements souvent peu éclairés, et qui rendent
rarement la pensée telle qu'on la leur transmet, composent une multitude
d'obstacles qu'il faut avoir éprouvés pour bien s'en rendre compte. Mais
enfin la France, se constituant souveraine de toute la Régence, était seule
arbitre des difficultés qui pouvaient subvenir, et elle avait la puissance
nécessaire pour donner force à ses jugements. La clause la plus à regretter
était celle qui livrait à l'Émir la ville de Tlemcen dont les Koulouglis
s'étaient dévoués pour nous, et le général Bugeaud, en les recommandant à la
bienveillance d'Abd-el-Kader, prouvait par là qu'il sentait lui-même qu'il y
avait quelque chose de plus à faire pour eux ; ce n'est pas à un ennemi qu'il
faut confier le soin de protéger ses alliés. Il était à craindre aussi qu'à
travers la rédaction obscure du traité, obscurité que la traduction arabe ne
pouvait qu'augmenter, l'Émir ne se rendît pas bien compte des obligations qu'il
contractait, ou que les comprenant bien lui-même, il ne les expliquât
uniquement à son avantage à ses coreligionnaires, et par-là ne relevât
beaucoup son pouvoir et son influence parmi eux. Qu'était-ce, d'ailleurs, aux
yeux des Arabes, qu'une souveraineté qui ne se manifestait par aucun acte
sensible ? Le tribut que payait l'Émir n'était que passager, et ne
caractérisait pas à leurs yeux l'état d'infériorité d'un feudataire fi
l'égard de son souverain. En dernière analyse, les résultats bons ou mauvais
du traité allaient dépendre de l'esprit dans lesquels il serait exécuté par
l'Émir ; mais on pouvait raisonnablement espérer que satisfait de la position
brillante que nous lui avions concédée, ayant éprouvé deux fois les armes de la
France, il fonderait désormais ses projets d'organisation et d'avenir sur une
étroite alliance avec elle ; malheureusement l'inquiétude de son esprit en
décida autrement. Les
changements immédiatement amenés par Je traité, furent très avantageux ; la
pacification rétablie comme par enchantement, aux environs d'Oran, permit de
retirer de la province la plus grande partie des troupes qui l'occupaient
pour les employer à l'expédition de Constantine. Des relations commerciales
s'y renouèrent rapidement entre les européens et les indigènes ; nos marchés
furent approvisionnés de toutes les denrées que produit le pays, en abondance
et à bas prix. Dans la province d'Alger, où l'autorité d'Abd-el-Kader était
moins bien reconnue, de pareils résultats se firent attendre davantage. La
mort du scheick de Miliana laissait cette ville sans autorité, et le frère de
l'Émir établi à Médéah était peu digne de servir ses projets par sa capacité
et son caractère. Les tribus dont le territoire entourait la Mitidja
continuaient à se livrer à quelques actes de brigandage ; l'Émir, peu de
temps après le traité, se rendit à Miliana dont il confia le gouvernement au
neveu du dernier Bey, le jeune Mohammet-Ben-Allah-Ould-Sidy-Embareckarack,
devenu depuis si célèbre ; l'influence des deux chefs musulmans eut bientôt
pacifié cette ville et toute la partie de la province d'Alger que nous leur
avions cédée. Partout ils firent reconnaître leur autorité et respecter notre
territoire. Abd-el-Kader accompagné de M. de Menonville, officier français
accrédité auprès de lui, fit ensuite plusieurs excursions dans le midi de la
province et jusque dans le désert, qu'il assujettit à son pouvoir, et dont il
tira de nombreux tributs. Chargé d'argent et de butin, sûr de n'avoir plus
dans la Régence de puissance musulmane en état de lutter avec la sienne, il
rentra enfin triomphant à Mascara. Il y trouva M. de Maussion, qui venait
remplacer M. de Menonville comme chargé d'affaires et M. Eynard, aide-de-camp
du général Bugeaud, qui lui apportait un présent de la part du Roi des
Français. Il était composé de très belles armes à feu, d'un sabre magnifique
et de tasses en porcelaine de Sèvres pour prendre le café, façonnées à la manière
musulmane. L'Émir, ne voulant pas se laisser vaincre en courtoisie, envoya à Louis-Philippe
vingt-trois superbes chevaux et des tapis magnifiques. En
conséquence du traité, Tlemcen fut évacué par les Français ; cinquante
familles de Coulouglis, se fiant peu aux promesses du nouveau maître de leur
ville, l'abandonnèrent pour s'établir à Oran sous la protection des lois
Françaises. Elles emportèrent avec elles d'assez fortes sommes que l'Émir,
s'il l'eût su, n'eut peut-être pas laissé sortir si facilement de son
territoire. La plupart des Juifs suivirent cet exemple et vinrent encombrer
Oran d'une population misérable ; Rostchild, leur coreligionnaire, envoya une
somme de 10.000 francs pour être distribuée aux plus malheureux ; la suite
prouva, du reste, que tous ces exilés avaient bien jugé à qui ils avaient à
faire. Les Coulouglis restés à Tlemcen en butte à l'antipathie des Arabes et
à la jalousie de L'Émir essuyèrent une foule de persécutions. On leur
enlevait leurs enfants dès qu'ils approchaient de l'âge de Maison pour les
transporter à Mascara, afin de leur faire perdre le souvenir de leur origine
et les plier plus facilement aux volontés de l'Émir. Après
le malheureux résultat de la première expédition de Constantine, nous avons
laissé les Français en possession de Guelma où ils n'avaient trouvé que des
ruines ; le génie militaire en sut tirer bon parti pour loger les troupes et
les magasins de toute espèce qui leur sont nécessaires ; 1.500 hommes y
passèrent l'hiver, vivant en paix avec les tribus voisines et n'ayant à
supporter que leg intempéries des saisons ; tous les jours il leur arrivait
des soldats, qui, engourdis par le froid ou accablés de fatigue pendant cette
funeste retraite, avaient été accueillis par les Arabes et généralement
traités avec beaucoup d'humanité. Les uns avaient été relâchés
volontairement, d'autres s'étaient échappés des mains des Indigènes.
Plusieurs restaient encore prisonniers, retenus soit par des tribus qui
voulaient s'en faire une espèce de sauvegarde dans le cas d'une nouvelle
invasion, soit par Achmet-Bey, à Constantine, où ils travaillaient à
fortifier la ville, et à d'autres industries ayant trait à la guerre, Comme
les marins renfermés au bagne d'Alger lors de la conquête, ils attendaient
patiemment leur délivrance de la valeur de leurs camarades. Tout se préparait
en effet pour une nouvelle et prochaine expédition ; Guelma s'encombrait de
matériel de guerre et d'approvisionnements de bouche ; dans le mois de
janvier 1857, le colonel Foy, aide-de-camp du ministre de la guerre, vint visiter
le nouveau camp, dont il trouva les travaux étonnamment avancés. Il poussa
une reconnaissance au-delà de Medjez-Amar, jusqu'à douze lieues de
Constantine sans rencontrer d'ennemis. L'administration de la guerre avait
commandé pour Guelma, à un entrepreneur de Toulon, 22 barraques en planches
pouvant contenir chacune 20 à 25 malades, 10 hangars pour magasins de vivres,
deux ponts de chevalets pour traverser la Seybouse, et enfin 10 blockhaus qui
devaient être placés entre Bone et Guelma et occupés chacun par une compagnie
d'infanterie et quelques artilleurs pour maintenir la liberté des
communications. Bientôt toutes ces constructions mobiles arrivèrent-à leur
destination et suppléèrent à l'insuffisance des bâtiments en pierre qu'on
élevait néanmoins le plus rapidement possible. L'intention du nouveau
gouverneur était de marcher sur Constantine dès le mois d'avril ou de mai
1837 ; mais l'expédition fut différée à cause de la peste qui se déclara à
Tripoli et d'un affreux accident arrivé à Bone. Le magasin à poudre de la
Casbah sauta le 30 janvier à sept heures un quart du matin ; les logements du
fort furent totalement détruits avec tous les approvisionnements et
équipements qu'ils contenaient ; 108 militaires de tous grades restèrent sur
le coup, et 192 furent blessés, beaucoup très grièvement. C'était un
spectacle horrible que cette masse de décombres mêlés d'hommes morts ou
expirants, qu'on en retirait tout sanglants et poussant des gémissements
affreux. La perte matérielle fut évaluée à un million. Le
colonel Duvivier, déjà connu avantageusement par l'administration de Bougie,
commandait à Guelma et surpassa encore dans ce dernier poste l'idée qu'on
s'était formée de ses talents ; l'exacte discipline qu'il maintenait parmi
les troupes, sa justice à l'égard des Arabes, la protection qu'il leur
promettait et qu'il était toujours prêt à leur accorder le firent bientôt
chérir de toutes les populations environnantes et le rendirent l'arbitre de
leurs différends. Guelma présentait dès le milieu de l'été 1837 l'aspect d'un
établissement très important, auquel venait aboutir un grand mouvement
commercial ; les Arabes y apportaient des vivres en abondance. Un bataillon
de tirailleurs d'Afrique arrivé dans le mois de juillet fut envoyé camper à
trois lieues en avant pour construire la route qui devait nous conduire à
Constantine ; Achmet, cependant, eut pu encore conjurer l'orage prêt à fondre
sur lui, en acceptant la paix sur des bases qui eussent lavé l'affront de
l'échec précédent. On ne pensait plus à Youssouf pour en faire un bey de
Constantine et le commandement des spahis indigènes avait été donné à un
officier français ; mais aveuglé par son succès éphémère, le maître de
Constantine voulait tenter encore une fois le sort des armes ; il réunissait
tous les moyens de défense, travaillant avec ardeur à compléter les
fortifications de sa ville et intriguait auprès de la Porte Ottomane pour en
obtenir des secours. Enfin il vint se présenter devant Guelma avec une force
de 4 à 5.000 hommes. Le colonel Duvivier marcha droit à lui avec 700
baïonnettes et le rencontra à deux lieues du camp. La petite troupe française
entourée par la multitude ennemie fit face de partout et donna le temps aux
Arabes alliés de se réfugier avec leurs troupeaux dans l'intérieur du camp ;
Achmet-Bey éprouva des pertes qui le dégoûtèrent de s'attaquer désormais aux
Français ; il se rabattit sur les Arabes alliés avec lesquels il eut
plusieurs engagements ; il alla ensuite rôder dans les environs de Bone, mais
sans rien entreprendre d'important. Le
gouverneur général était débarqué dans cette ville le 5 août. Il fut de là,
visiter le poste de la Calle, chef-lieu des anciens comptoirs français dans
la Régence, où M. de Berthier, jeté au milieu des Arabes, avec 40 Européens
seulement, et sans force armée pour les protéger, avait fondé un
établissement dont la prospérité était surprenante. Le gouverneur lui donna
un officier du génie et quelques hommes pour réparer le mur d'enceinte, bâtir
des demeures commodes, et mettre ce point en état de résister à un premier
effort des indigènes, si, plus tard, il leur prenait envie de l'attaquer.
Pour le moment, ces travaux n'attirèrent aucune attention de leur part. Le
gouverneur admira la beauté et la richesse du pays et fit faire des
recherches parmi de superbes forêts qui couvraient les montagnes des
environs. Elles étaient formées d'ormes, de chênes lièges, de chênes verts
dont plusieurs avaient jusqu'à six pieds de circonférence sur une hauteur de vingt-cinq
à trente. De retour à Bone, le général Damrémont se rendit sans perdre de
temps à Guelma, où il ne fit que passer ; le 7 août il était établi avec des
troupes à Medjez-Amar, à deux lieues en avant, où il voulait former un dépôt
d'approvisionnements et de matériel de guerre encore plus rapproché de
Constantine ; ce fut là qu'il établit son quartier général. Medjez-Amar
est un plateau occupant une presqu'île formée par le confluent du Cherf et du
Mridi, qui, réunis, s'appellent la Seybouse ; l'espace ainsi entouré était
d'une défense facile, et assez vaste pour contenir toutes les troupes
destinées à l'expédition et le matériel qui leur était nécessaire. De là, le
regard embrasse tout le haut bassin de la Seybouse, dessiné par une enceinte
de montagnes couvertes d'une sombre verdure ; les lentisques, les caroubiers,
les oliviers y étalent tout le luxe d'une végétation vigoureuse. Le général
gouverneur reçut à Medjez-Amar des propositions d'accommodement d'Achmet-Bey,
qui comprenait enfin le danger de sa position ; le Musulman acceptait la paix
sur les bases qu'on lui avait fixées ; il conservait son pouvoir, en ne
l'exerçant que sous la suzeraineté de la France ; mais à peine ses députés
avaient-ils perdu de vue les murs de Constantine, que leur maître apprit
qu'une flotte turque venait de quitter les eaux de Constantinople,
l'espérance du secours qu'il en attendait le porta à ne donner aucune suite à
ses aventures pacifiques ; cependant Achmet-Bey se trompait ; la flotte turque
devait seulement croiser sur les côtes de Tripoli et de Tunis. Le Bey de
cette dernière ville, ancien feudataire de la Porte, aspirait alors à
l'indépendance ; allié de la France il comptait sur elle pour arriver à son
but ; il était contrarié dans ses propres états par un parti de Musulmans
fanatiques, qui ourdirent un complot dans lequel entrèrent les principaux
fonctionnaires du Beylick. Les conjurés s'étaient unis étroitement au maître
de Constantine qu'ils devaient secourir, si une fois ils parvenaient à
s'emparer du pouvoir à Tunis ; ils nouèrent des relations avec la cour de
Constantinople, qui arma une escadre pour les soutenir ; le Bey de Tunis se
trouvait dans le plus grand danger ; il connaissait les traîtres qui
l'entouraient et n'osait les punir ; heureusement pour lui qu'à la première
nouvelle des projets des Turcs, une flotte française partit de Toulon pour
soutenir notre allié et repousser les vaisseaux ottomans, s'ils tentaient de
pénétrer dans le port de Tunis. Mais les Turcs qui se souvenaient de Navarin
n'eurent garde d'engager une lutte qui eut pu leur coûter cher ; ils
retournèrent à Constantinople sans rien essayer. Le Bey de Tunis rassuré par
la présence des Français fit saisir et étrangler les conspirateurs et Achmet-Bey
n'eut plus rien à espérer de ce côté. La
rupture définitive des négociations ayant convaincu le général Damrémont que
la question ne devait être décidée que par les armes, il mit, s'il était
possible, un nouveau degré d'activité dans les préparatifs d'une prochaine
entrée en campagne ; Constantine l'occupait tout entier ; soins d'hygiène
pour le soldat, revue exacte et continuelle du matériel, renseignements les
plus minutieux sur le pays qu'on avait à parcourir, aucun détail ne semblait
trop minime pour lui ; le ministère, du reste, lui avait prodigué toutes les
ressources qui pouvaient assurer le succès de l'expédition ; tous les jours
de nouvelles troupes débarquaient à Bone ; quelques mois de séjour avaient
transformé les ruines de Guelma en une véritable place de guerre, imprenable
pour des Arabes, et capable de loger 8 à 10.000 hommes. Achmet-Bey, de son
côté, recevait des renforts de l'intérieur du pays ; les Kabyles des environs
de Bougie étaient descendus en foule de leurs montagnes pour venir se ranger
sous ses drapeaux ; toutes ses forces montaient à 12 ou 15.000 hommes,
divisées en deux camps, l'un établi à quelques lieues en face de nos troupes
et l'autre formant une sorte de réserve était situé à six lieues de
Constantine. Les
travaux de Medjez-Amar furent bientôt presque aussi avancés que ceux de
Guelma ; l'artillerie jeta un pont de chevalets sur l'Oued-Zénati ou le
Mridi, pour le passage des plus lourdes voitures, et une passerelle pour
l'infanterie. Les fortifications qui assuraient les deux têtes de ces
communications furent complétées et abritaient derrière leurs lignes des
fours en tôle pour le pain, des magasins, des hôpitaux. Le gouverneur y fut
rejoint le premier jour de septembre par le colonel Duvivier, arrivant de
Guelma avec 22 Scheicks arabes, qu'il présenta à M. de Damrémont ; leur
entrée au camp se fit avec une grande pompe ; ils s'offraient, comme
représentants de leurs concitoyens, à marcher sous les étendards de la
France, contre Achmet-Bey, qui les avait accablés d'exactions et d'avanies.
On ne profita pas de leur bonne volonté, mais du moins leurs tribus ne
commirent aucun acte de brigandage et apportèrent au camp plus de vivres que
l'armée n'en pouvait consommer. Quelques jours après, le gouverneur ayant reçu
des renforts, voulut faire un pas en avant et chasser l'ennemi dont les
coureurs infestaient les environs. Il se mit en marche pour Raz-cl-Akba (tête
de la montagne), point culminant des hauteurs qui enceignent le bassin de la
Seybouse, en repoussa les Musulmans après un combat peu important, et revint
à Bone recevoir le duc de Nemours, qui, témoin des désastres de la première
expédition, avait voulu prendre part à la vengeance promise par la seconde.
Le prince, accompagné des généraux Valée et Fleury, qui devaient commander, l'un
l'artillerie, l'autre le génie, s'était hâté de passer la mer et d'arriver
aux avant-postes français, où il reçut le commandement d'une brigade. De
retour à Medjez-Amar, le gouverneur trouva les hostilités complétement
engagées. Pendant son absence l'ennemi avait attaqué le-camp avec une vigueur
dans laquelle on avait cru reconnaître le commandement de Ben-Aïssa, le
fameux lieutenant d’Achmet-Bey. Repoussé avec perte, il avait continué de
rôder dans les environs ; le 22 septembre, de fortes masses ennemies se
présentèrent devant le plateau, défendu par la tête du pont au confluent des
deux rivières. Le colonel Lamoricière qui y commandait marcha vivement à
l'ennemi ; un orage épouvantable qui vint à éclater au plus fort du combat
sépara les deux armées ; mais à peine était-il calmé que les Musulmans,
commandés par Achmet-Bey en personne, vinrent occuper un mamelon à peu de
distance du camp. Il était évident qu'une affaire importante se préparait
pour le lendemain. Le poste command é par M. de Lamoricière fut renforcé ;
cette précaution ne lui fut pas inutile. Dès la matinée du 25, les
Constantinois, maîtres d'une position qui dominait les Français, dirigèrent
contre eux une fusillade très meurtrière. Heureusement qu'elle ne dura pas
longtemps ; le colonel, à la tête de ses Zouaves, reprit à son tour
l'offensive, escalada les pentes occupées par les Musulmans, qui, chassés
avec peine, s'éloignèrent encore une fois du camp. L'audace
qu'avait montrée l'ennemi, les forces qu'il avait déployées dans les combats
précédents, la nouvelle qui s'était faussement répandue qu'il venait de
recevoir un secours de 5.000 Turcs, engagèrent le lieutenant général à
convoquer un conseil de guerre. Il y fut décidé qu'on attendrait de nouveaux
renforts avant de se porter en avant. Quelques cas de choléra s'étaient aussi
manifestés dans un régiment, et l'on craignait de donner un nouvel aliment à
la maladie par les fatigues inséparables d'une campagne. On était dans cette
attente quand l'ennemi, qui dominait l'armée française du haut des collines
dont il était encore maître, leva tout à coup ses tentes et disparut ;
différents bruits circulèrent sur les causes de cette retraite. On disait
surtout que le fameux Ben-Ferrat, chef du désert, avait fait une irruption au
sud de Constantine et forcé le Bey à marcher au secours de sa capitale. On
résolut de profiter de ce nouvel incident, et le départ général de l'armée
fut fixé au 1er octobre 1857. Mais pour compléter le nombre de troupes jugées
strictement nécessaire au succès de l'expédition, et remplacer le 12e de ligne
retenu en très grande partie à Bone par le choléra, et un bataillon du 26e
encore en mer, on dégarnit les postes intermédiaires entre Bone et
Medjez-Amar, ne conservant en arrière de ce dernier poste, base nécessaire
d'opération, que les camps de Guelma et de Dréan ; encore la garde nationale
de Bone était-elle seul e chargée du service de la place. Le jour
désigné, de très bonne heure, une force mobile de 13.000 hommes d'excellentes
troupes, formant deux divisions et quatre brigades, se mit en marche par un
soleil magnifique ; deux brigades arrivèrent à Raz-el-Akba vers les dix
heures du matin ; à peine avaient-elles commencé les apprêts de la nuit, que
le temps s'assombrit tout-à-coup ; de larges gouttes annoncèrent le
commencement d'une pluie africaine, et dans quelques heures le camp fut
complétement inondé. Les voitures et les bagages, restés en arrière,
cheminaient péniblement sur un terrain détrempé et argileux, et n'arrivèrent
à ce premier bivouac que fort avant dans la soirée. Malgré ce début fâcheux,
le mouvement continua le lendemain, et après une marche lente et prudente, sur
ces plateaux accidentés où les soldats de l'expédition de 1836 reconnurent
les lieux où ils avaient éprouvés tant de souffrances, le 6 octobre, de très
bonne heure, la première division couronna le plateau de Mansourah, et la
seconde, sous le feu des canons de la place, passa le Rummel et vint
s'établir à Coudiat-Aty. Les forces extérieures de l'ennemi n'avaient
contrarié que très faiblement tous ces mouvements. Cependant, comme l'année
précédente, Constantine se présentait sous une apparence tout-à-fait hostile.
D'immenses pavillons rouges ombrageaient les murailles ; les femmes groupées
sur les toits des maisons poussaient des cris aigus de défi et de menace, les
tons plus graves des hommes leur répondaient du haut des remparts et le son
majestueux du canon, répété parles échos, couvrait par intervalles ces
milliers de voix humaines. Sans s'arrêter à cet imposant spectacle, le
général en chef prit avec lui les commandants du génie et de l'artillerie et
reconnut sur-le-champ l'emplacement des batteries à construire. Trois furent
d'abord fixées à l'extrémité du plateau de Mansourah, pour prendre à revers
et à bonne portée le front d'attaque de Coudiat-Aty, en ruiner les défenses,
canonner en même temps la ville et l'engager peut-être à se rendre. L'armée
se mit à l'ouvrage avec son ardeur ordinaire, mais le premier jour de
travail, un temps affreux dans lequel des pluies diluviennes et de fortes rafales
de vent se succédaient sans un instant de calme, vint changer les bivouacs et
les communications en autant de mares boueuses où les chevaux s'enfonçaient
jusqu'au ventre ; un moment ont pu craindre de voir se renouveler les
désastres de l'année précédente. En dépit de tous les obstacles l'artillerie
était parvenue à armer complètement, dans la journée du 9, les trois
batteries de Mansourah. Le feu commença ce même jour, et le lendemain, il
avait déjà éteint en très grande partie celui du front de Coudiat-Aty. Les
habitants néanmoins ne firent aucune démonstration d'accommodement. « Les
Arabes, dit M. de la Tour-du-Pin, qui nous a laissé un récit animé de la
prise de Constantine, sont capables, non de tout faire, mais de tout
souffrir. » Sans consommer d'avantage ses munitions par une canonnade qui
n'avait aucun résultat positif, l'artillerie entreprit en face du point
d'attaque une batterie de brèche éloignée de 400 mètres des murs à battre et
qui fut terminée le 11 ; le terrain était si mauvais et si détrempé, qu'on ne
put y amener les pièces qu'en attelant quarante chevaux à chacune. Avant de
commencer l'œuvre de destruction, le général en chef envoya aux habitants de
Constantine un parlementaire pour les engager à éviter à leur ville les
horreurs d'une prise d'assaut ; comme la réponse se faisait attendre, les
pièces de siège de la batterie ouvrirent leur feu. Le parlementaire ne revint
que le 12, sans avoir essuyé de mauvais traitement, mais annonçant
l'intention de la place de se défendre à toute extrémité. Cependant,
la brèche commencé le 11, était bien avancée dans la soirée du même jour sans
être tout-à-fait praticable ; on avait déjà tracé une nouvelle batterie, à
150 mètres seulement de la place, qui devait compléter l'ouvrage de la
première. Terminée dans la nuit du 11 au 12, elle fut armée immédiatement
parles pièces de la batterie en arrière, qui devenait inutile. A huit heures
et demie du matin, le gouverneur, accompagné du duc de Nemours et du général
Perrégaux, se rendait au dépôt de tranchée pour y examiner les travaux de la
nuit, quand, arrivé à un point d'où l'on découvrait parfaitement la place, il
s'arrêta ; on lui fit observer combien cet endroit était dangereux. « C'est
égal, répondit-il, » et au même moment, il fut atteint d'un boulet dans le
flanc gauche, et tomba mort sans ajouter une seule parole ; le général
Perrégaux se penchait sur le corps inanimé de celui qui était son chef et son
ami, quand il reçut une balle dans la tête dont il mourut quelques jours
après. Ces grandes machines vivantes, qu'on appelle des armées, sont chez les
Européens si admirablement organisées, que le jeu régulier de celle de
Constantine ne reçut pas le choc le plus léger, de la destruction instantanée
de ces deux principaux rouages ; le général Perrégaux en était le chef
d'état-major. Le général Valée se trouvait le lieutenant général le plus
ancien de son grade, et immédiatement après lui, venait le général Trézel ;
quelques officiers pensaient qu'à ce dernier revenait le commandement
général, M. Valée appartenant à l'artillerie ; opinion peu raisonnable, et
que celui qu'elle favorisait fut le premier à désavouer avec loyauté et sans
réticence ; M. Vallée prit donc sur-le-champ le commandement, et la batterie,
continua à charger et à compléter la brèche pendant toute la journée du 12 ;
le soir, elle parut assez accessible pour que l'assaut put être fixé au lendemain
matin. Le
nouveau général en chef reçut alors des envoyés d'Achmet-Bey, demandant la
cessation des hostilités, parlant de paix, mais sans vouloir proposer rien de
positif. Ces démarches ne semblaient faites que dans l'intention de gagner du
temps, et le général Valée, après avoir répondu que la remise de la place
était le préliminaire obligé de toute négociation, continua les préparatifs
de l'assaut. Pendant la nuit, les batteries reçurent l'ordre de tirer de
temps en temps sur la brèche, pour empêcher l'ennemi de la réparer ou de
construire derrière un retranchement intérieur. Le 15, à trois heures et
demie du matin, la brèche fut déclarée praticable par les capitaines Boutaut
et Garderens envoyés pour la reconnaître, et une demi-heure après, le
gouverneur se rendit dans la batterie avec le duc de Nemours qui, nommé
commandant du siège, devait former et diriger les colonnes chargées de monter
à l'assaut. Elles étaient au nombre de trois sous les ordres des colonels
Lamoricière, Combes et Corbineau. C'est toujours un moment solennel que celui
qui précède un assaut ; l'armée dans un muet recueillement, avait les yeux
fixés sur cette brèche que tant de sang allait bientôt inonder ; les soldats
chargés de l'honorable et périlleuse mission de l'enlever, collés contre l'épaulement
qui les abritaient des feux de la place, frémissaient du retard imposé à leur
ardeur ; M. de Lamoricière causait en riant avec ses officiers et semblait
croire qu'il était à l'épreuve des balles. Enfin, à sept heures du matin, le
général Valée juge que le moment est venu ; il en prévient le duc de Nemours,
le prince donne le signal ; le chef de bataillon Vieux, commandant le génie,
et M. de Lamoricière, s'élancent à la tête de leurs troupes, au pas de
course, et avec cette vivacité que l'ordre dirige toujours. En un moment ils
sont sur le sommet de la brèche, et s'en rendent maîtres sans difficulté et
sans grande perte ; mais une fois qu'ils l'on dépassée, la colonne se trouve
engagée dans un labyrinthe de passages, de murs à moitié détruits, de maisons
crénelées d'où pleut un feu terrible. Un pan de mur est renversé sur les
assaillants et en écrase un grand nombre ; le commandant de Serrigny, le
corps aux trois quarts engagé sous les décombres, sent ses os se briser à
chaque effort qu'il fait pour se débarrasser, et expire après quelques
minutes d'une horrible agonie ; on se bat dans les rues, on se bat sur les
toits. Des canonniers turcs, renfermés dans une casemate, se font tous tuer
jusqu'au dernier plutôt que de se rendre ; à mesure que la première colonne pénètre
dans la ville, elle est soutenue par la deuxième et la troisième, qui
assurent ses derrières et se lancent dans les rues transversales. A droite de
la brèche se trouvait une espèce de cour intérieure que les Musulmans
défendaient avec un acharnement extraordinaire ; à peine nos troupes y ont-elles
pénétré, qu'une explosion épouvantable provenant d'une mine fortement
chargée, tue le commandant Vieux, blesse à mort le capitaine Leblanc, et au
milieu d'un nuage de fumée enterre sous un tas de débris le colonel Lamoricière
qu'on en retire avec peine et blessé, la figure brûlée et le corps tout
couvert de contusions ; d'abord on craignit pour sa vie, puis pour sa vue,
qu'il ne recouvra qu'au bout de plusieurs jours. Le colonel Combes le
remplaça dans la conduite des opérations ; enfin les sapeurs du génie communiquant
d'une maison à une autre au moyen de percées pratiquées dans les murs
mitoyens, parviennent à tourner les défenseurs et à les forcer à la retraite.
Cette manœuvre détermina la reddition de la place. L'officier auquel Achmet
en avait confié le commandement voyant que toute résistance était inutile, se
brûla la cervelle. On se battit cependant encore durant une heure sur
quelques points de la ville. Les ennemis se concentraient à la Casbah ; le
général Rulhières y arrivant en même temps qu'eux leur fit mettre bas les
armes ; l'épouvante régnait dans la ville ; des milliers - d'habitants
essayent de se sauver par d'étroits sentiers qui serpentent le long de
l'enceinte de rochers entourant la place ; les premiers sont poussés par ceux
qui les suivent : ce courant d'êtres humains, égarés par la frayeur, se
termine par une horrible cascade que de nouveaux flots viennent constamment
alimenter, et bientôt un amoncellement de burnous et de turbans parmi
lesquels on voyait s'agiter des bras et des corps se débattant dans les
convulsions de la mort, encombre le pied des rochers. Au-delà, sur la colline
opposée, on voyait se prolonger la fuite de ceux qui avaient échappé à la
catastrophe et que les boulets français atteignaient par-dessus la ville. Dès
qu'elle se fut rendue, on dédaigna de les écraser davantage. Les généraux
donnèrent les ordres les plus sévères pour empêcher le pillage et faire
respecter les mœurs et la religion des vaincus. Peu à peu, ceux des habitants
qui n'avaient pu ou n'avaient pas voulu fuir, reprirent courage en voyant
l'ordre admirable qui régnait dans leur cité. Le drapeau tricolore fut arboré
sur les principaux édifices, et le duc de Nemours vint s'installer dans le
palais du Bey, heureux de la prise d'une ville qui inaugurait une nouvelle période
dans nos conquêtes africaines. Mais la victoire avait été sanglante, le génie
surtout avait perdu presque tous ses officiers ; le colonel Combes, blessé
deux fois assez légèrement, n'avait pas voulu quitter le théâtre du carnage ;
il reçut un troisième coup qui, cette fois, devait être mortel ; on ne put
cependant l'amener à l'ambulance que lorsque L'affaire eut été tout-à-fait
décidée ; il rencontra alors le duc de Nemours auquel, avec une fermeté qui
défiait la souffrance, il rendit compte de sa mission : « Ceux qui vivront,
ajoute-t-il, jouiront de la victoire ; pour moi, je vais mourir à quelques
pas d'ici ; je vous recommande les officiers de mon régiment. » Le héros ne
disait que trop vrai : quelques heures après, il n'existait plus. Le
premier soin du général Valée, dès qu'il se vit maitre paisible de la ville,
fut d'en désarmer les habitants et de faire disparaître les traces sanglantes
de l'assaut qu'elle venait d'essuyer. Le général Rulhières fut nommé
gouverneur de la place ; sa fermeté maintint une exacte discipline parmi les
soldats ; l'entrée des mosquées et des maisons leur fut interdite. Les ordres
du général furent exécutés sans difficulté, et l'artillerie s'occupa de
recueillir toutes les armes et munitions de, guerre qu'elle put y trouver,
L'intendance, aidée des autorités locales que le général avait maintenues, se
mit à la recherche de tous les magasins de vivres, tant publics que
particuliers, et parvint à ramasser une grande quantité d'orge et de blé. Un
marché fut ouvert à la porte, de Bab-el-Oued, les Arabes y affluèrent et
l'armée fut bientôt dans l'abondance. On cherchait à recueillir quelques
renseignements sur le sort d'Achmet-Bey ; on sut que du haut d'une montagne
il avait vu tomber les murs de Constantine ; que comme Boabdil, il avait
pleuré sur le sort de sa capitale ; qu'enfin, le désespoir dans le cœur, à la
tête des rares partisans de sa fortune déchue, il s'était retiré à plusieurs
journées de marche dans l'intérieur ; l'insulte de ses anciens sujets ne manqua
pas à son infortune, il fut attaqué dans sa retraite par des tribus qu'il
avait opprimées durant son pouvoir ; il ne lui resta plus, de toutes ses
forces, qu'un millier de cavaliers avec lesquels il voulut vainement continuer
de tenir la campagne ; de plus en plus l'isolement se fit autour de sa personne
; il disparut pour quelque temps de la scène, et nous ne le verrons y
reparaître que beaucoup plus tard, lorsque de nouveaux incidents lui
rendirent l'espoir de susciter des obstacles à la domination française. Elle
avait fait de grands progrès à la suite du brillant fait d'armes de
Constantine. Pour compléter par la justice et la douceur l'ouvrage de la
force, le général Valée donna pour chef temporel, ou caïd., à la ville qu'il
avait conquise, un habitant renommé par sa probité et son attachement à la
foi musulmane ; c'était un jeune homme du nom de Seïd-Mohammed, fils du fameux
El-Beled, chef spirituel de Constantine, et appartenait à une famille
puissante, et qu'Achmet-Bey lui-même avait toujours ménagée, quoiqu'il ne
l'aima pas ; il devait administrer et percevoir les impôts sous la
surveillance et pour le compte de l'autorité française. Il se dévoua
complètement à notre cause. Le grand chef du désert, Ben-Ferrat, éternel
ennemi de l'ancien Bey, vint peu de jours après à Constantine, où
parfaitement reçu par le général en chef, il s'entendit avec lui pour porter
les derniers coups à l'ennemi commun. La plupart des Musulmans ne tardèrent
pas à suivre J'exemple des deux personnages qui exerçaient le plus
d'influence dans le pays ; trente-et-une tribus firent immédiatement leur
soumission et nouèrent avec nous des relations de commerce. Une garnison de 3.000
hommes environ devait occuper la ville sous le commandement provisoire d'un
colonel ; elle avait des approvisionnements en céréales, assurés pour six
mois. Les environs lui fournissaient en abondance des vivres frais. Après ces
premières mesures, le général Valée, qui ne regardait sa mission comme
terminée que lorsqu'il aurait ramené sous les murs de Bone, l'armée et le
précieux matériel d'artillerie qui lui avait été confiés, et qui redoutait
avec raison que les pluies de l'automne ne rendissent les routes
impraticables, reprit le chemin des bords de la mer une dizaine de jours
après son entrée à Constantine. L'armée, quoique contrariée les deux
premières marches par le mauvais temps, ne laissa en arrière ni malades, ni
blessés, ni voitures d'aucune espèce. Les lieux que nous avions trouvés
déserts en marchant sur Constantine, étaient alors couverts de nombreuses et riches
tribus qui dressaient leurs tentes et faisaient paître leurs troupeaux en
toute sécurité, Pas un coup de fusil ne fut tiré pendant ce retour ; partout
les Arabes apportaient des provisions aux Français, et la puissante tribu des
Zénati, qui s'était fait remarquer depuis notre séjour à Bone par son
hostilité incessante, reçut avec reconnaissance de la main du général
français, le scheick qui devait la gouverner. Pour prouver à ces populations
que c'était bien sérieusement que la France voulait s'établir dans le pays,
et pour maintenir la sûreté des communications sur cette route maintenant
d'un accès facile, grâce aux travaux de l'armée, on laissa des corps o
occupation dans les camps de Medjez-Amar, de Guelma, de Neckmeya et de Dréan.
Enfin, à peine de retour à Bone, le 5 novembre, le maréchal Valée, auquel une
ordonnance royale venait de conférer le plus haut grade militaire, désigna un
détachement pour escorter un convoi de munitions de guerre et
d'approvisionnements d'hôpitaux destinés à la garnison de Constantine qu'on
portait à 4.500 hommes. Le général Négrier, qui avait rempli à Alger les
fonctions de gouverneur pendant que M. de Damrémont marchait a la tête de
l'expédition, fut désigné pour commander toute la province dont nous venions
de conquérir la capitale, et en attendant qu'il fût arrivé à son poste, le
colonel Bernelle, gouverneur provisoire, occupa les troupes à divers travaux
ayant pour but la sûreté et l'embellissement de la ville. Dès le principe, le
pays parut excessivement sain ; le choléra, dont l'influence s'était
prolongée longtemps dans cette partie de la régence, touchait à son terme. Achmet-Bey,
dont on ignorait au juste la position, essaya quelques tardives ouvertures
auprès du général pour ressaisir son pouvoir ; elles furent repoussées.
Malheureusement nos expéditions passagères avaient imprimé dans l'esprit des
Arabes l'idée que nous finirions par évacuer toutes nos possessions
africaines. Des notables de Constantine profitèrent de cette croyance
généralement répandue pour former quelques intrigues et nouer des relations
avec l'ancien maître du pays ; l'autorité française fit saisir et évacuer sur
Bone et Alger ceux qui s'étaient le plus compromis. La masse de la
population, très nombreuse, car la ville s'était promptement repeuplée, resta
tranquille et paraissait satisfaite de la paix dont elle jouissait, et
lorsque le général Négrier vint prendre possession de son gouvernement au
commencement de décembre 1857, la situation était des plus favorables. La
garnison avait été successivement porté à 5.000 hommes. Les courriers qui se
croisaient constamment sur la route de Bone, voyageaient à peu près en sûreté
; les Arabes ensemençaient leurs terres et tenaient leurs foires ou marchés
comme avant la conquête, et la majeure partie de la province pouvait passer
pour pacifiée. Le
général Valée, nommé maréchal de France et gouverneur général des possessions
françaises dans l'ancienne régence, était peu de jours après la prise de
Constantine de retour à Alger, où l'appelaient une multitude d'affaires. La
plus importante sans doute, était le règlement définitif, avec Abd-el-Kader,
de plusieurs points que le traité de la Tafna n'avait fait qu'indiquer.
L'Émir avait annoncé qu'il viendrait en conférer avec les autorités
françaises sur les bords de la Chiffa, dans le courant d'octobre 1857 ; puis,
occupé par une foule de projets, par une expédition au sud de Tittery et dans
le Sahara, d'où il ramena beaucoup de bétail et de butin, il avait renvoyé à
plus tard cette entrevue, qui finit par ne pas avoir lieu. Quoique ses
rapports avec les Chrétiens conservassent un vieux levain de rivalité et de
défiance, il exécutait passablement tous les articles du traité, et ses
relations avec les généraux d'Alger et d'Oran étaient fréquentes et
indiquaient le désir de la continuation de la paix. II vint passer une partie
de l'hiver dans la province d'Alger qu'il parcourut dans tous les sens, afin
que les tribus ne fussent pas tentées d'oublier qu'elles avaient un maître.
Quelques intrigants, qu'il avait parmi ses conseillers, voulurent mettre à
profit son ignorance des localités pour l'entraîner au-delà des limites qui
lui avaient été imposées ; des explications eurent lieu, et pour le moment
tous les nuages se dissipèrent. Les Hadjoutes, rentrés sous la domination de
l'Émir, mais dont la paix n'avait pu changer tout-à-coup les anciennes
habitudes, avaient récemment volé quelques troupeaux de bœufs ; ils furent
forcés de les restituer et les coupables reçurent chacun 500 coups de bâton.
Ordre sévère fut donné à leur caïd d'empêcher à l'avenir toute espèce de
brigandage. Une maison à Mascara, venait d'être affectée au logement de
l'officier chargé d'y représenter la France ; il fut constamment traité avec
les plus grands égards par les autorités arabes de la ville. De son côté, le
chargé d'affaire musulman, était entré en fonctions à Oran. Une grande partie
du tribut promis par l'Émir y était déjà arrivée. Quelques inquiétudes
néanmoins ne tardèrent pas à surgir ; Abd-el-Kader, en poursuivant dans la
province d'Alger les populations qui ne voulaient pas lui obéir, s'était
approché de très près de nos colons de l'est de la plaine ; ceux-ci furent
effrayés, peut-être à tort, d'un pareil voisinage ; le gouverneur envoya un
corps de troupes pour les protéger à tout événement ; plusieurs tribus
brisèrent alors tout-à-fait avec l'Émir et vinrent se réfugier sur notre
territoire ; l'autorité française, tout en leur promettant et en leur donnant
sûreté complète dans l'intérieur de nos limites, borna là son action et
refusa constamment de s'immiscer dans les différends entre Abd-el-Kader et
ses sujets. Parmi les Musulmans préférant la domination française à celle de
leur coreligionnaire, on remarqua surtout les Ouled-Zeitoun,
presqu'entièrement composés de Coulouglis, et par cela même hostiles aux
Arabes. Ils entrèrent à la solde de la France, firent la guerre avec succès à
des Arabes compris dans nos limites qui ne voulaient pas se soumettre, et
finirent par se fixer à l'est de la plaine, où ils formèrent un poste avancé
très utile aux colons établis plus en arrière. La paix
avait donné quelque essor au commerce de la Régence, et des objets nouveaux,
tels que des plumes d'autruche, des laines parurent pour la première fois sur
le marché d'Oran ; cependant les exportations étaient toujours très faibles,
soit que les indigènes produisissent très peu au-delà de leurs premiers
besoins, soit que la guerre eût fait refluer les envois du côté de Tunis et
de Maroc, d'où ils ne pouvaient reprendre tout-à-coup la route de nos ports
de mer. Une marche ascendante bien plus sensible se faisait remarquer dans
les importations ; une partie de cette amélioration était due sans doute à
l'augmentation de l'armée, mais comme elle se faisait aussi remarquer sur des
objets tels que les tissus et les cotonnades à l'usage exclusif des
indigènes, il en résultait que la consommation en avait réellement augmenté
parmi eux, et cette marche ascendante eût sans doute continué, si la paix eut
duré quelques années de plus. La prospérité d'Alger s'accroissait chaque
jour, mais chaque jour aussi la concurrence des Européens en -chassait
davantage les Maures, incapables de lutter contre eux, avec leur routine,
leur paresse et leurs faibles capitaux. Beaucoup de ces Musulmans se
réfugièrent à Médéah et à Miliana, où l'Émir mettait à leur disposition des maisons
abandonnées et où ils trouvaient des vivres à très bas prix ; de part et
d'autre les affaires prenaient un air de calme et de stabilité ; les
populations, quelque fussent leur religion et leur race, s'établissaient là
où elles espéraient le plus de bien-être, et de sympathie pour leurs
habitudes. Tout ce qui tenait aux Turcs ou à leurs descendants, se rallia
franchement à notre cause et devint pour nous des auxiliaires aussi utiles
que dévoués. Ce n'était pas la première fois qu'on s'était pris à regretter
ceux que nous avions expulsés de la Régence dans les premiers jours de la
conquête ; rapprochés de nous par une civilisation plus analogue, par une
origine différente de celle des Arabes, en contact avec ces derniers par la
religion, ils semblaient devoir former le lien le plus naturel entre les
nouveaux conquérants et les anciens indigènes. Abd-el-Kader,
allié ou vassal des Français, voulut trancher du prince indépendant, en
envoyant un ambassadeur jusqu'à Paris ; il devait offrir des présents au roi,
et rapporter quelques impressions de ce pays qui se révélait au sien d'une
manière si puissante. Il choisit pour cette mission, Miloud-Ben-Arach, son
confident intime, qui passait pour le plus habile diplomate des Arabes.
C'était un homme d'une physionomie fine et spirituelle, d'une intelligence
prompte et facile, plus administrateur que guerrier. Il s'adjoignit pour
interprètes Bouderbah, maure d'Alger, intrigant et hostile à la France, et
Ben-Durand, personnage ambigu et mal défini, qui semblait avoir la confiance
des deux partis, probablement parce qu'il ne tenait réellement à aucun.
L'ambassadeur d'Abd-el-Kader, représentant de la puissance musulmane dans la
Régence, fut reçu avec des transports de joie par ses coreligionnaires
d'Alger. Pendant le séjour qu'il y fit avant de s'embarquer, il ne perdit pas
une occasion pour les exciter à quitter bien vite une ville souillée de la
présence des infidèles et à venir grossir le nombre des sujets de son maître.
L'autorité française le laissa faire, persuadée que la meilleure réponse à
ses prédications était la justice de notre gouvernement et la protection
qu'il accordait à tous les cultes. Le 3 mars, Ben-Arach s'embarqua sur un
bateau à vapeur, qu'il remplit d'une cargaison de burnous, de tapis, de peaux
de tigres et de lions, de gazelles et d'autruches vivantes, productions de
l'industrie et du sol africain qui composaient le présent de l'Émir au roi
des Français. Il arriva heureusement à Paris, fut reçu aux Tuileries par
Louis-Philippe et sa famille, et le public parisien s'amusa un instant de son
haïch blanc, de sa corde de poil de chameau, de son beau yatagan à poignée et
à fourreau d'or. Il revint en Afrique plein pour la France d'une admiration
que son orgueil arabe voulait en vain dissimuler, et chargé d'échantillons de
la plupart des produits de nos manufactures. Par la promesse d'un fort
salaire, il engagea plusieurs ouvriers à le suivre en Afrique, où ils
devaient travailler aux diverses constructions projetées par l'Émir. C'était
déjà beaucoup que d'avoir amené les deux peuples à se voir autre part que sur
les champs de bataille ; Miloud-Ben-Arach conçut dans son voyage une telle
idée des forces de la France, qu'il ne cessa depuis de recommander la paix à
son maître ; celui-ci faillit même lui retirer toute sa faveur à cause de
l'opposition qu'il rencontrait chez lui aux projets que nourrissait son
ambition. Le
maréchal Valée accepta définitivement alors le titre de gouverneur général,
qu'on craignait qu'une santé affaiblie par l'âge et les fatigues ne lui fit
refuser ; homme de travail et de réflexion, doué de l'esprit d'ordre et
d'organisation, il étudia consciencieusement le pays que la paix donnait à la
France pour lui assurer les lois et les règlements les plus convenables. La
tâche n'était pas facile ; notre territoire était occupé par des populations
différentes de race, de mœurs et de religion ; il était presque impossible de
les soumettre toutes à un même code, dangereux et compliqué de donner à
chacune une législation particulière. Parmi les indigènes, les Douairs et les
Zmélas, sous leur vénérable chef Mustapha, avaient combattu dans nos rangs
avec courage et dévouement ; mais Mustapha regardait sa tribu comme sa
propriété et sa tribu ne voulait recevoir d'ordres que de Mustapha. On laissa
aux Douairs leur vieux scheick, leur cadi, leur muphti ; on les établit aux
environs d'Oran, ou, quittant le mousquet pour reprendre la charrue, ils se
montrèrent aussi durs au travail qu'ils avaient été braves sur le champ de
bataille. Mustapha profita des loisirs que la paix lui avait faits, pour
rendre, lui aussi, une visite à la France. Revêtu du grade de maréchal-de-camp,
gratifié d'un traitement annuel de 12.000 fr., avec le droit de porter sur sa
veste musulmane cette croix d'honneur que tant de Français désirent sans
l'obtenir, il dut s'apercevoir que si la France était généreuse pour ses
ennemis, elle ne manquait pas de reconnaissance envers ses alliés. Dans
toutes les villes françaises qu'il traversait, il passait les troupes en
revue et recevait la visite des autorités civiles et militaires, qui se
chargeaient ensuite de lui faire les honneurs de leur résidence ; mais
l'image des combats où il avait passé sa vie le poursuivait au milieu de
toutes les recherches de notre civilisation. A Périgueux, ayant entendu les
cris d'une meute, et ayant appris qu'elle servait à chasser le lièvre et le
renard : « ce doit être bien ennuyeux, dit-il, puisqu'il n'y a pas de danger »
; puis il faisait le récit de ses chasses au lion, et donnait sur le
caractère et les habitudes de ce terrible animal, des détails qui semblaient
appartenir aux contes des mille et une nuits. Sa figure, ordinairement calme
et stoïque, s'animait à ces souvenirs ; on voyait sortir des étincelles de
cet œil dont 70 ans n'avaient pu amortir l'éclat. De Périgueux il alla à
Excideuil causer avec le général Bugeaud de la bataille de la Sicka, où il
avait reçu une blessure qui lui avait estropié la main droite pour le reste
de sa vie ; singulière destinée qui rassemblait sous un même toit, dans un
coin de la France, deux hommes nés dans des positions si différentes, et qui,
à la première vue, s'étaient aimés et estimés parce qu'ils étaient nés tous
les deux pour le même objet, la guerre ; mais l'Arabe semblait la faire par
passion, par instinct, pour elle-même, tandis que le Français n'y voyait
qu'un moyen d'arriver à quelque chose de plus positif, de plus utile. Ce qui
frappait le plus Mustapha en France, c'était de voir presque toute la
population courbée sous un travail quotidien, et de pouvoir voyager jour et
nuit et partout, sans armes et sans nécessité de s'en servir. Je ne sais, si
dans son esprit, les avantages d'un pareil état pouvaient en compenser les
inconvénients. Mustapha avait avec lui un officier arabe qui lui servait
d'aide-de-camp, un secrétaire, un interprète et enfin un jeune fils âgé de 9
ans, nommé Mohammet, qui seul avait le privilège de faire éprouver au vieux
scheick quelque chose qui ressemblât à de la tendresse. Toute cette suite
plus jeune semblait aussi plus capable d'apprécier toutes les merveilles qui
passaient sous leurs yeux et moins désireuse de revoir le plus tôt possible
les toits de roseaux de ses adouars ; le jeune Mohammet surtout exprimait son
admiration d'une manière vive et naïve, à laquelle les grâces de son âge
prêtaient un nouveau charme ; dans quelques jours il avait appris la langue
française et se liait très facilement d'amitié avec les jeunes enfants de son
âge ; mais déj on pouvait remarquer que les idées de sa race s'étaient
profondément imprimées dans son cœur ; son œil étincelait de haine au seul
nom d' Abd-el-Kader, l'ennemi héréditaire de sa tribu, et un jour qu'on lui
demandait quel présent lui ferait le plus de plaisir, il n'hésita pas à
répondre : « un sabre ». Avoir l'amour des tribus arabes pour la
guerre, leur dévouement pour un chef qui semble le père commun de toute une
grande famille, les haines séculaires qui les divisent et qui se résolvent en
pillage à main armée, qui chez elles n'ont rien de déshonorant, on croit lire
l'histoire de ces clans écossais immortalisés par la plume de Walter-Scott ;
leur nom même qui commence presque toujours par Beni ou Ouled, qui signifie
fils ou enfant, représente très bien le Mac des montagnards de
l'Ecosse ; tant il est vrai qu'il est une période par laquelle tous les
hommes doivent passer avant d'arriver à un état plus avancé ; tout au plus
ces époques de transition peuvent-elles être plus ou moins longues suivant
une foule de circonstances dépendantes de la législation, du climat et de la
religion. Le vieux Mustapha rentra en Afrique à la fin de 1858, heureux de
l'hospitalité de la France et de la grandeur de la nation à laquelle il avait
dévoué son bras, mais plus heureux peut-être encore d'être rendu à ses
farouches compagnons, qui de leur côté accueillirent le retour de leur chef
avec des transports d'allégresse. On
avait beaucoup blâmé et avec raison, les promenades aventureuses de plusieurs
généraux, dont les seuls résultats étaient l'incendie de quelques huttes
arabes, et.la ruine des chevaux de notre cavalerie. Le maréchal Valée,
adoptant un système tout-à-fait opposé, mit peut-être un peu trop de prudence
et de lenteur dans l'occupation des points que nous réservait le traité de la
Tafna ; son but était de ne pas effaroucher les habitants de Blida et de
Coléah, de les accoutumer peu à peu à notre domination, et enfin d'entrer
dans leurs villes sans coup-férir ; ses plans, dès longtemps préparés,
réussirent du reste assez bien quant à ce dernier objet, mais le temps ne
doit pas non plus être perdu sans de puissants motifs. Le 26 mars le
gouverneur partit d'Alger à 5 heures du matin, prit en route quatre
bataillons, quatre pièces de campagne et cinquante chevaux chargés de former
un camp à l'ouest de Coléah et s'achemina vers cette ville dont les habitants
vinrent à sa rencontre, manifestant une joie ou feinte ou réelle. Défense fut
faite aux troupes françaises de pénétrer dans l'intérieur de la ville. Le
commandant Cavaignac, qui déjà comme capitaine avait attiré l'attention par
son séjour à Tlemcen, fut chargé du commandement du camp de Coléah. Un pont
fut établi sur le Massafran, pour le maintenir en communications toujours
faciles avec Alger. Le lendemain trois autres bataillons vinrent couronner
les hauteurs de Cara-Mustapha, à l'extrémité est de la Métidja, et dominer le
défilé qui lui donne entrée de ce côté. Cette force surveillait également le
marché qui se tient tous les jeudis sur les bords de l'Hamise. Nos fidèles
alliés, les Ouled-Zeitoun, occupaient un poste encore plus avancé à l'est, et
soutenus de quelques soldats français, éclairaient toute la vallée de
l'Oued-Kaddara. Les deux extrémités de la Mitidja ainsi assurées, trente-six
jours plus tard, deux nouveaux camps furent établis entre les deux premiers,
à la hauteur à peu près de Blida ; restait encore à occuper les environs de
cette ville, où le maréchal alla faire une promenade militaire pour se
montrer aux indigènes et fixer définitivement l'emploi des postes qui
devaient la dominer. Il choisit deux petites hauteurs à droite et à gauche
des habitations et un peu en arrière ; de ces points la vue embrassait
l'enceinte de Blida, ses jardins d'orangers, presque toute la plaine, et
enfin dans l'enfoncement le pays des Hadjoutes, retraite ordinaire de tous
les vagabonds de la province. Le colonel Duvivier fut investi du commandement
de ce point central, le plus important de tous ; en même temps tous les
avant-postes français firent un mouvement pour venir se placer sur la ligne
jalonnée par les grands camps retranchés. Bien convaincus de notre résolution
de rester dans le pays, satisfaits de la sécurité qu'ils trouvaient derrière
nos ligne, beaucoup d'Arabes, anciens habitants de la plaine, revinrent s'y
fixer, et approvisionnèrent les marchés qui se tenaient dans chaque camp ;
mais toujours constant dans Son système de ménagement pour les indigènes, le
maréchal défendit l'entrée de Blida, non-seulement aux militaires, mais
encore aux Européens quels qu'ils fussent, bien que la plupart des maisons de
la ville leur appartinssent déjà. L'armée avait peu de sympathie pour les
acquisitions faites par la population civile qu'elle flétrissait du nom de
spéculation d'agiotage ; cependant quand on s'établit dans un nouveau pays,
il faut ou s'en emparer de vive force ou l'acheter, et l'un vaut beaucoup
moins que l'autre. La défense aux Européens de pénétrer dans les villes
situées dans notre territoire, comme moyen transitoire, était soutenable et
produisit souvent de bons effets ; comme loi définitive elle serait absurde ;
vouloir séparer les vainqueurs et les vaincus en deux classes distinctes,
dont l'une serait chargée du gouvernement, l'autre de l'agriculture et du
commerce, préparerait des catastrophes pour l'avenir ; l'exemple des Turcs et
des Grecs est là pour le prouver. Autant l'assimilation de deux peuples est
utile, autant la domination et l'exploitation de l'un par l'autre est funeste.
Il y a des vices et des maux attachés au pouvoir tout aussi bien qu'à l'état
de sujétion. Toutes les nations à constitution vigoureuse, sont fondées sur
l'homogénéité de la population ; cette condition de vigueur, si elle n'existe
pas dans le principe, s'obtient de deux manières : par la fusion de plusieurs
races en une, lorsqu'il n'y a pas antipathie trop forte d'origine, comme
lorsque les Bretons, les Saxons, les Normands ont formé les Anglais, ou par
la disparition des races les plus faibles, lorsque les répulsions mutuelles
sont invincibles. Les Européens et les Peaux-Rouges de l'Amérique du nord en
offrent le plus frappant exemple : l'Afrique ne sera donc réellement et
complètement française que lorsqu'un peuple ayant nos goûts, nos mœurs, notre
langue y dominera par le nombre, et pour cela il faut y jeter la plus grande
masse possible de population européenne qui trouvera à y vivre avec aisance
et prospérité. Entre
les anciens et les nouveaux habitants y aura-t-il fusion ou répulsion ? Crest
ce que l'avenir seul peut nous apprendre. Il y a différence de religion et de
langue, analogie de couleur et des traits du visage ; mais c'est à l'un ou à
l'autre de ces résultats définitifs qu'il faut atteindre. Multiplions le plus
possible le contact en Afrique entre les Français et les indigènes, que
soumis aux mêmes lois ils jouissent des mêmes droits ; comme sans nul doute
notre nationalité est la plus forte des deux, an bout de quelque temps, d'une
manière ou d'une autre, nous n'aurons plus que des Français ; et dussent les
indigènes disparaître peu a peu, comme tant de peuples qui n'ont point eu de
postérité, l'humanité n'y perdra rien, puisqu'ils seront immédiatement
remplacés par une rare plus avancée. C'est ce que sentait bien l'Émir, qui
voulait établir pour barrière un désert entre sa nation et la nôtre. La paix
commençait à lui peser, et nul doute que s'il eut suivi les conseils de sa
haine il n'eut commencé immédiatement la guerre. Les chefs de tribus dont
l'influence s'étendait pendant les hostilités, que leur fortune mettait à
même de moins souffrir des dévastations des campagnes, qui trouvaient dans
leurs expéditions aventureuses un aliment à leur activité, appelaient de tous
leurs vœux une rupture ; mais l'Émir, qui ne se sentait pas encore assez fort
pour tenter la chance des combats, avait dit : « Malheur au musulman qui
tuera un chrétien tant que je serai en paix avec eux » ; et ces
mots étaient pour ces derniers une véritable sauvegarde. Avec un Arabe au
service d'Abd-el-Kader, un Européen pouvait parcourir sans danger toute la
province d'Oran. Plusieurs négociants profitèrent de cette sécurité pour
visiter Mascara, qu'ils trouvèrent sortant de ses ruines, assez bien peuplée,
et avec une police passablement faite pour une ville musulmane. Trois fois
par semaine il s'y tenait un grand marché, et le bâton du chiaoux — tour-à-tour
bourreau ou sergent de ville — suffisait pour maintenir l'ordre parmi les 5
ou 4.000 Bédouins qui remplissaient alors les rues. Mais le commerce
extérieur qui en résultait était assez faible ; tout se bornait à un échange
entre les productions de la campagne et les objets fabriqués par les
citadins. Le pays des environs était très beau et très fertile ; au sud, la
plaine d'Égris fournissait du blé en abondance ; elle était habitée par la
tribu des Hachems, d'où était sorti Abd-el-Kader, et à laquelle il devait une
grande partie de son influence. Le
maréchal profita des loisirs de la paix pour régler différentes questions qui
surgissaient à chaque instant dans un état de choses où tout était à créer.
Son attention fut surtout attirée par des réunions d'indigènes habitant
Alger, soumis à une loi commune, analogues aux corporations d'ouvriers du
moyen-âge. Ces hommes de races différentes venaient dans la capitale de la
régence pour y exercer plusieurs professions, et continuaient à s'y classer
suivant les différentes tribus auxquelles ils appartenaient dans le désert.
Chacune avait sa profession spéciale à laquelle elle se livrait presque
exclusivement ; ainsi les ramoneurs, à Paris, sont tous des Savoyards, et les
forts de la halle des Auvergnats. Ces sociétés, organisées à Alger avant la
conquête, se maintinrent sous notre domination, et le maréchal leur donna des
chefs nommés Aminés, les soumit à une police qui pouvait les rendre utiles
dans les accidents de force majeure, auxquels les grandes villes ne sont que
trop sujettes. Ils se divisaient en sept classes différentes, dont les
principales étaient : les Kabyles, les Mozabites, les Biskris, les Nègres,
les Lagrouats et les Mzytas, comprenant en tout 3.822 âmes au mois de juillet
1838. Journellement plusieurs membres de ces réunions retournaient dans leur
patrie, et leur place était bientôt prise par des individus de même origine
et susceptibles des, mêmes industries, et l'équilibre se maintenait ainsi de
manière à satisfaire aux besoins des habitants d'Alger ; ils étaient
baigneurs, bouchers, commerçants, hommes de peine, maçons, faisant tout un
peu moins bien et un peu moins vite que les ouvriers d'Europe, mais aussi se
contentant d'un salaire beaucoup moindre. Ils entretenaient une circulation
annuelle de plus de 6.000 individus, qui retournaient chez eux après avoir
vécu quelque temps au milieu de nos mœurs, et rapportaient à leurs
concitoyens quelques idées nouvelles, quelques sentiments moins hostiles
recueillis pendant leur séjour parmi nous. Ainsi se formaient peu à peu les
liens qui doivent un jour réunir les populations française et indigène ;
c'était un gage de paix, Un des moyens les plus actifs de civilisation ; à ce
titré 9 les corporations arabes méritaient tout l'intérêt que leur témoigna
le gouverneur. Pendant
que la domination française s'affermissait par la sagesse et la modération
dans les limites qu'elle s'était imposées, Abd-el-Kader, toujours inquiet et
ambitieux, avait envoyé El-Barkani, son lieutenant, à l'est de Médéah, pour
lui soumettre les tribus qui campent de ce côté, et étendre sa domination
dans le désert de la province de Constantine, et qui en dépend ordinairement.
C'était donc une violation du traité de la Tafna. El-Barkani éprouva d'abord
un échec, puis il fut rejoint par Ben-Ferrat, qui, d'abord notre allié contre
Achmet-Bey et nommé par nous kalifat du désert, finit par se ranger
tout-à-fait sous les drapeaux de l'Émir. El-Barkani avec ce secours prit sa
revanche, soumit Biscara et le pays environnant nommé le Zyban, et se
préparait à des succès plus importants, lorsque les représentations du
gouverneur forcèrent son maître à le rappeler, Il revint avec des troupes
chargées de butin, et dont le courage était accru par l'essai qu'elles
avaient fait de leur force. Leur chef trouva l'Émir mécontent des bornes que
le gouverneur imposait à sa puissance, et se confirmant de plus en plus dans
ses projets d'éloignement pour les Français : il ne pensait plus à faire sa
capitale de Mascara, que l'expérience lui avait appris être trop rapproché de
notre dangereux voisinage ; il fortifiait et embellissait Tegdempt, ville
située non loin du dessert, dans les montagnes, à plus de 50 lieues au
sud-est d'Oran, Enfin, toujours poussé par l'idée de s'éloigner de plus en
plus de cette force qu'il sentait peser sur lui, il conçut le projet de se
faire une place d'armes au milieu du désert lui-même, qu'il supposait inabordable
pour les Européens, et ce désir lui fit entreprendre une guerre aventureuse
et injuste, où il éprouva des pertes considérables en hommes et en argent. Au
milieu des déserts du Sahara, à peu près sous le méridien de Cherchel, et à
plus de 100 lieues des bords de la mer, se trouve jetée une oasis très
fertile, vivifiée par une ville munie de bons remparts, que les tribus
errantes des environs reconnaissent comme leur suzeraine : elle se nomme
Aïn-Madhi ; elle est possédée de temps immémorial par les Tedjini, famille de
marabouts très vénérée dans le pays et bien supérieure en illustration à
celle d'Abd-el-Kader lui-même. Il semble qu'ils exerçaient dans les environs
une sorte de souveraineté religieuse, soutenue au besoin par les armes, car
chez les musulmans, comme chez tous les orientaux, les fonctions de prêtre et
de guerrier sont souvent réunies dans la même personne. En 1825, le chef de
ces Tedjini avait essayé de s'affranchir de la domination des Turcs, et
traînant à sa suite une nuée de populations fanatiques, il s'avança jusqu'à
Mascara, dont il réussit même à s'emparer ; ensuite, surpris et fait
prisonnier par Hussein-Bey, qui commandait à Oran au nom du Dey d'Alger, il
fut écorché vif et sa peau fut envoyée dans la capitale de la régence, où
elle resta deux ans suspendue au-dessus de la Porte-Neuve. Le frère cadet de
la victime, nommé Sidy-Mohammet-Tedjini, resté à Ain-Madhi, fit sa soumission
aux vainqueurs et parvint à se maintenir dans sa principauté jusqu'en 1858,
qu'Abd-el-Kader se prit à penser que nulle position ne lui convenait mieux
qu'Aïn-Madhi pour l'exécution de ses projets. Tedjini voulait bien le
reconnaître comme son suzerain ; il lui envoya même des présents en signe de
soumission, mais il refusa constamment de le recevoir dans ses murailles ou
d'aller le trouver à Tegdempt, comme plusieurs fois il en avait été invité ; il
connaissait trop la politique arabe pour se confier à un rival qui pouvait
avoir intérêt à sa perte ; il était soutenu dans ses projets de résistance
par l'Empereur de Maroc, avec lequel il entretenait une étroite alliance.
Déjà dans le courant de juin 1858 l'Émir avait essayé une excursion dans le
désert. A son retour, résolu d'en finir de gré ou de force avec Tedjini, il
organisa une grande expédition se composant de 2.000 fantassins, 1.500
chevaux, 4 pièces de canon de campagne, et enfin de 1.500 chameaux pour
porter de l'eau au travers du désert, où l'on ne rencontre pas une seule
source dans une longueur de route de plus de 50 lieues. Tedjini, de son côté,
averti de l'orage qui se préparait à fondre sur lui, fit avec sang-froid et
habileté tous ses préparatifs de défense ; il arma tous les habitants d'Aïn-Madhi
sur lesquels il pouvait compter, et appela les tribus du désert à la défense
de leur capitale. L'armée de l'Émir arriva harassée devant ses formidables
murailles : elles étaient, dit-on, si épaisses, que trois cavaliers pouvaient
aisément galoper de front sur leur terre-plein, et si dures, que les petits
canons d'Abd-el-Kader usèrent vainement leur poudre et leurs boulets à
vouloir les entamer. Son camp était constamment harcelé par les cavaliers du
désert ; plusieurs arrivaient comme la foudre, montés deux à deux sur une
espèce de chameau nommé Méhari en arabe, d'une vitesse prodigieuse ; ils
tuaient du monde à l’Émir et disparaissaient avant qu'on eût songé à les
repousser. Abd-el-Kader éprouvait les désastres de cette guerre
d'escarmouches qu'il avait si souvent employée avec succès contre nous. Une
fois, Tedjini profitant d'un moment favorable fit une sortie, tomba sur le
camp arabe, et y massacra 5 ou 600 hommes avant de rentrer dans ses murs. L'Émir
fut enfin forcé de quitter le siège d'Aïn-Madhi et de se retirer à quelque
distance pour soigner une blessure qu'il avait, disait-on, reçue à la cuisse
; cette inaction répandit même le bruit de sa mort dans le désert. Il reparut
cependant bientôt après avec de nouvelles forces, et essaya cette fois le
sape et la mine pour renverser les mu railles d'Aïn-Madhi : il échoua de
nouveau, et fut réduit à ne plus compter que sur la famine pour s'en rendre
maure. Tedjini, à bout de vivres et de munitions, amusa l'Émir par des
promesses de soumissions, lui envoya même son fils comme gage de ses
intentions pacifiques, et le décida enfin à s'éloigner pour quelques jours.
Tedjini profita de ce répit pour renforcer la garnison, ravitailler la place
; et quand le frère de l'Émir se présenta, comme c'était convenu, pour
l'occuper, il le fit prisonnier et le garda comme otage de la sûreté de son
fils. Abd-el-Kader, exaspéré, fit tomber son ressentiment sur des villes
moins fortes ou moins bien défendues qu'il ruina de fond en comble. Il rentra
à Mascara chargé de butin, mais avec le regret d'avoir échoué dans sa
principale entreprise. Une autre version-disait, que la guerre avait fini par
un traité qui laissait Tedjini maître d'Am-Madhi. Quel que fut l'issue des
expéditions d'Abd-el-Kader dans le désert, elles étaient une garantie de paix
pour le reste de la régence ; la sécurité avait d'abord été complète dans
l'ouest, où les limites fixées par le traité de la Tafna étaient bien connues
de ceux qui l'avait signé ; aussi les commissaires nommés de part et d'autre
pour les rapporter sur le terrain n'avaient-ils trouvé aucune difficulté à
remplir leur tâche. Le général Rapatel, qui commandait à Oran depuis le
commencement de 1858, profita du loisir des troupes pour pousser rapidement tous
les établissements qui devaient faire de la capitale de la province une ville
tout-à-fait européenne. Les Douairs et les Zmélas contenus dans nos limites,
et d'ailleurs fatigués de la guerre, continuaient paisiblement leurs travaux
agricoles. Le camp formé à Miserghin fut occupé par les spahis, auxquels on
concéda les terres fertiles qui l'entourent ; ils étaient commandés par
Youssouf, qui avait vu le beylick de Constantine lui échapper une première
fois par nos revers, une seconde fois par nos succès. On commençait à mieux
apprécier les services que nous pouvions attendre des indigènes, que notre
désintéressement français avait peut-être trop exaltés dans le principe ;
leur bravoure brillante et indisciplinée, leur fougue sauvage, leurs qualités
originales, tout en attachant à leurs personnes un intérêt romanesque,
n'étaient de mise que sur le champ de bataille et les laissaient bien loin,
pour l'administration et le gouvernement, de l'officier français, auquel une
éducation complète avait appris l'art de modérer ses premiers mouvements, de
généraliser ses idées, de les appliquer avec ordre, méthode et persévérance.
Nos alliés arabes sont d'excellents instruments de guerre, mais qui devront
être maniés par une main française, jusqu'à ce que l'instruction qu'on puise
dans une société avancée ait développé les talents naturels qu'on reconnaît
facilement chez eux. La
question des limites était plus difficile à décider aux environs d'Alger,
surtout du côté de l'est, où le traité de la Tafna ne fournissait aucune
donnée positive. Assoupie pendant que l'Émir faisait la guerre dans le
désert, à son retour elle se réveilla plus palpitante que jamais ; il s'en
suivit une correspondance entre le chef arabe et le gouverneur, dans laquelle
ce dernier proposa une adjonction au traité qui réglait définitivement tous
les points en litige ; Abd-el-Kader ne se pressa point d'y accéder ; mais
comme la paix existait de fait, l'été de 1838 fut une époque de prospérité et
d'accroissement remarquables pour l'agriculture et les établissements de
toute espèce que notre seule présence avait fait naître en Afrique. Dans un
rayon de douze lieues, les environs d'Alger offraient un mouvement et une
circulation qu'on n'aurait pu trouver dans les provinces les plus
florissantes de la France ; sur des routes à peine tracées, au travers des
broussailles de lentisques et de jujubiers, on était à chaque pas heurté par
des voitures chargées de matériaux pour bâtir des maisons, de bois pour les
couvrir, de meubles pour les rendre habitables. Un recensement, exécuté au 31
décembre 1838, donna une population de plus de 20.000 Européens pour les cinq
ports de mer d'Alger, d'Oran, de Bone, de Bougie et de Mostaganem. En vain le
maréchal Valée avait interdit rentrée de Blida aux Européens ; on ne pouvait
retenir une population désireuse de visiter les sites gracieux dont le nom
avait retenti tant de fois à ses oreilles où elle avait acquis des
habitations et des fermes, et qui, cependant, lui étaient presque aussi
inconnus que les déserts de Sahara. Une seule alerte vint donner un moment
d'inquiétude : le bruit se répandit tout-à-coup que Mohammet-ben-Allah,
califat de l'Émir à Miliana, venait de faire une irruption sur notre
territoire, à l'ouest de la plaine. Le général Guingret qui commandait alors
les camps de Coléah et de Blida partit avec un corps de troupes capable de
repousser les Arabes en cas de besoin ; mais ceux-ci s'étaient arrêtés devant
nos limites et la colonne française respecta les leurs. Cette excursion
servit du moins à faire connaître un pays riche, bien cultivé, peuplé de
gibier, et jusqu'alors tout-à-fait inconnu, quoique appartenant à la
domination française ; malheureusement il était sujet aux brigandages des
Hadjoutes, et un pareil voisinage était bien fait pour empêcher les colons de
s'y établir. Quelquefois même ces intrépides voleurs s'aventuraient plus près
de nos camps et un troupeau de 100 bœufs fut enlevé à un colon, non loin de
Bouffarick, par des Arabes armés jusqu'aux dents ; cette fois on se plaignit
au Bey de Milianah, qui fit restituer le troupeau volé ; mais des
propriétaires vivant sous la domination de la France ne pouvaient pas voir
leurs intérêts constamment soumis à la justice précaire d'un chef arabe. Parmi
les diverses créations que vit naître en Afrique l'année 1858, une des plus
intéressantes sans doute fut l'érection d'un siège épiscopal dans la patrie
de saint Augustin. Deux ordonnances du 25 août et du 13 octobre, approuvées
par le Pape, avaient établi à Alger le siège du nouvel évêché, et appelé à le
remplir, M. Dupuch, grand-vicaire de Bordeaux, bien digne par ses vertus
d'une pareille mission, Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier suivant
qu'il prit terre en Afrique ; son arrivée fut saluée par les transports de
joie des Musulmans non moins que des Chrétiens, et la mosquée que nous avions
consacrée au culte catholique, agrandie et restaurée, devint digne de
recevoir le nouveau siège épiscopal. L'évêque d'Alger commença son apostolat
par une visite de tous les cantons de son vaste diocèse, où la guerre avait
laissé bien des ravages et causé bien des Infortunes ; le prélat fit tous ses
efforts pour les soulager, sans distinction de race ni de religion, et l'on
put dire de lui, que jaloux d'imiter celui dont il prêchait la doctrine, il
traversait le pays en faisant le bien. Le
maréchal Valée avait employé tous les ménagements possibles pour accoutumer
les habitants des villes musulmanes à voir sans crainte au milieu d'eux les
troupes et les populations européennes ; des soldats français étaient restés,
pendant un an, campés aux portes de Blida, sans avoir la permission de les
franchir ; ce but cependant ne fut qu'en partie rempli, car quand on voulut
enfin occuper la ville elle-même, il fallut user d'adresse pour en retenir
les habitants. Le 5 février, des soldats s'emparèrent tout-à-coup des portes,
et ordre fut donné de ne laisser sortir aucune femme pendant que le reste des
troupes envahissait les rues ; on arrêta ainsi la population qui déjà se
préparait à fuir ; elle s'accoutuma peu à peu à notre présence. Cependant
plusieurs familles s'échappèrent et se réfugièrent sur le territoire de
l'Émir. Bientôt il fallut lever une prohibition qui ne pouvait se maintenir
plus longtemps, et ce fut l'occasion d'une nouvelle émigration. Maître de la
ville, le génie militaire se mit sur-le-champ à construire une citadelle et
des casernes dont le projet-était arrêté d'avance ; on choisit pour cet objet
un assez vaste emplacement, dans la partie nord de la ville, où se trouvaient
quelques vieilles maisons que les soldats firent disparaître comme par
enchantement. Enfin, le colonel Duvivier qui commandait le camp de l'ouest
vint s'établir à Blida, avec l'état-major sous ses ordres ; mais la
circulation dans les rues resta longtemps encore interdite aux Européens,
n'appartenant pas à l'armée. Abd-el-Kader,
de retour d'Aïn-Madhi, s'était fixé pour quelque temps à Miliana qu'il misait
réparer et embellir ; il y établissait des forges, mues par un courant d'eau
; il songeait même, disait-on, à y organiser une fonderie de canons ; il
avait déjà réussi passablement à Tlemcen, en y consacrant, il est vrai, des
sommes énormes. Le maréchal voulut profiter de ce voisinage, pour terminer
quelque chose relativement aux limites à l'est d'Alger ; son projet de
règlement avait déjà été accepté le 5 juillet 1858, par Milou-ben-Arach ;
mais il fallait la ratification d'Abd-el-Kader, et ce dernier ne voulait pas
la donner. M. de
Salles, gendre du maréchal et officier supérieur d'état-major, vint trouver
l'Émir à Miliana, pour essayer si une intervention personnelle aurait plus de
succès qu'une correspondance ; il en fut parfaitement reçu, mais ne put rien
obtenir. Le but de l'insistance du maréchal était moins une extension de
territoire, que la possibilité d'établir une communication par terre entre la
province d'Alger et celle de Constantine par le fameux passage des Bibans ou
des Portes-de-Fer, qu'il voulait reconnaître sans plus tarder. Abd-el-Kader
prétendait qu'on ne pouvait le faire sans violer le territoire qu'on lui
avait concédé, et s'y refusait obstinément. Irrité de l'opiniâtreté de
l'Arabe, le gouverneur fit saisir, dans le mois d'avril 1859, les munitions
de guerre en dépôt à Alger, que nous devions vendre à l'Émir d'après le
traité de la Tafna. Ce dernier, à cette nouvelle, ordonna à ceux de ses
sujets qui se trouvaient momentanément sur nos possessions, de régler leurs
affaires dans une quinzaine et de rentrer dans ses limites avec tous leurs
effets, menaçant de la peine de mort quiconque, passé ce terme, aurait les
moindres relations avec les Chrétiens ; quelques mouvements se manifestèrent
même parmi les tribus soumises à l'Émir les plus rapprochées de la frontière
française, comme si les hostilités allaient recommencer. De son côté, le
gouverneur fit renforcer le camp de Bouffarick nu centre de la ligne de
défense, mais ces démonstrations n'eurent pour le moment aucune suite ;
l'Émir parut se radoucir. En attendant une rupture ouverte, la guerre de
plume recommença. Ben-Durand, un des premiers auteurs du traité de la Tafna,
en était le principal intermédiaire ; il passait sa vie sur la route d'Alger.
Miliana, porteur de lettres, de promesses, de menaces alternatives ; quelques
brigandages continuaient à désoler la plaine, mais il était probable que l’Émir
n'aurait pu les empêcher entièrement quand bien même il l'aurait voulu, et
l'on n'y faisait pas grande attention. Dans le mois de juillet 1839, il vint
établir son camp chez les Issers, au centre du territoire contesté, il se
rapprocha même encore des postes français, manifestant toujours des
intentions pacifiques ; le bruit courut qu'il avait pris son parti de
l'expédition des Bibans, qu'il devait même fournir des vivres aux troupes
qui, parties d'Alger, franchiraient le fameux défilé. Le gouverneur pressait
tous les préparatifs de l'expédition, la plus longue et la plus importante de
celles qui avaient jusqu'alors signalé la présence des armes françaises en
Afrique ; le prince Royal devait en faire partie ; le maréchal croyait-il à
la réalité des intentions pacifiques de l’Émir, ou voulait-il trancher la
question par le fait, supposant qu'une fois accompli, l'Arabe en prendrait
son parti ? Il est probable que sa résolution était le résultat du mélange de
ces deux idées. Le duc
d'Orléans s'embarquant à Port-Vendres devait être le 19 septembre 1839, à Oran,
où le gouverneur comptait aller le rejoindre ; mais la mer et le mauvais
temps empêchèrent ce dernier de quitter Alger, et prolongèrent jusqu'au 24
l'arrivée du duc d'Orléans à Oran. Il ne fit dans cette ville qu'un très
court séjour dont il profita pour visiter l'établissement naissant de
Miserghin. Pendant ce temps, Ben-Durand, qui semblait le lien entre les
Arabes et les Français, mourut après trois ou quatre jours de maladie à
Miliana : les uns disent d'une fièvre pernicieuse, qui désolait cette ville,
les autres d'un poison donné par les chefs arabes qui voulaient recommencer
la guerre ; son domestique qui connaissait tous ses regrets, ne lui survécut
que de quelques heures. On ignore jusqu'à quel point cette mort influa sur
les affaires de la régence ; ce qui est certain, c'est que le duc d'Orléans
arrivant à Alger le 27 septembre, trouva les projets du gouverneur
entièrement modifiés ; il ne s'agissait plus de conduire Je prince
directement d'Alger à Constantine par terre, mais bien de continuer son
voyage comme il l'avait commencé, par la voie de la mer. Après les visites
obligées aux avant-postes, dans lesquels il fut accompagné par le gouverneur
et par M. Blanqui, professeur d'économie politique qui venait étudier
l'Afrique, ils s'embarquèrent tous ensemble le 4 octobre 1839, et quelques
jours après, ils prenaient terre à Stora. Près de
deux ans féconds en grands résultats s'étaient alors écoulés depuis le jour
où le drapeau tricolore avait été planté sur les murs de cette ville, que le
duc d'Orléans allait visiter pour la première fois. Le colonel Bernelle, son
premier gouverneur français, en était parti le 28 décembre 1837, laissant le
commandement au général Négrier. Celui-ci avait trouvé notre nouvelle
conquête dans Un état de prospérité qui suivit depuis une marche constamment
ascendante. Les 5.000 hommes de toutes armes qu'offrait le corps d'occupation
étaient commodément établis dans les casernes que renfermait la place ; leur
état sanitaire était si bon qu'elles ne comptaient que 60 ou 80 malades,
proportion inférieure à ce qu'offraient la plupart des garnisons de France. Les
tribus environnantes avaient fait leur soumission et presque tous les anciens
habitants de Constantine y étaient rentrés. Des marchands essayèrent même de
se rendre de cette dernière ville à Medjez-Amar, sans escorte, témérité que
l'événement justifia. Le maréchal Valée en partant avait interdit l'entrée de
la ville à la population civile Européenne. Cette mesure qui, du reste, ne
pouvaient être que provisoire, avait eu pour résultat de conserver à
Constantine ses habitants indigènes, mais en la privant de l'élément de
prospérité bien plus actif qu'elle aurait trouvé dans l'industrie française.
Cette population musulmane à laquelle on montrait tant d'égards, n'en fut pas
longtemps satisfaite ; elle fit entendre quelques plaintes qui pénétrèrent
jusqu'aux oreilles du lieutenant général de Castellane, en résidence à Bone,
et qui commandait toute la province. Il vint à Constantine le 20 janvier
1838, pour faire lui-même une information sur les lieux ; son esprit
conciliateur parvint à tout apaiser ; il repartit pour Bone, laissant à
Constantine la domination française aimée et respectée. Il avait emmené avec
lui un grand convoi composé de plus de 4.000 mulets arabes qui portaient
leurs charges jusqu'à Medjez-Amar, d'où elles étaient transportées à leur
destination par les voitures du train des équipages stationnés à Constantine,
tous Ces mouvements avaient eu lieu Sans apparence d'hostilités. Les
premiers jours du commandement du général Négrier furent employés à châtier
quelques tribus qui avalent refusé de se soumettre ; la Confiance dans les
dispositions des Arabes avait amené des imprudences de la part des Français,
les imprudences des assassinats. La punition des coupables fut réservée à une
tribu alliée, qui se mit en campagne sous les ordres de son caïd. Elle revint
bientôt à Constantine, escortant de nombreux troupeaux enlevés aux ennemis ;
un tiers lui fut laissé à titre de récompense, un autre tiers fut donné au
chef qui l'avait dirigée dans son expédition, et enfin le reste fut livré à
l'administration des vivres pour servir à la nourriture des troupes. Le 10
février 1858, le général partit lui-même à la tête d'un corps de troupes
françaises pour visiter Milah, petite ville située au nord-ouest de
Constantine, à une journée de marche. Le caïd et les habitants reçurent très
bien les Français et leur apportèrent en abondance les vivres que fournit le
pays ; on trouva que Milah était située dans une jolie position, peuplée de
2.000 habitants, avec des murs d'enceinte passablement bons, et une mosquée
assez élégante ; le territoire environnant était fertile et bien cultivé,
quoique le manque d'arbres lui donnât cet aspect triste et désert qu'on
remarquait aux environs de Constantine ; quelques rares orangers ou oliviers
ombrageaient les jardins qui entourent la ville. Le général Négrier reçut à
Milah la soumission d'un des principaux officiers d'Achmet-Bey nommé
Ben-Amelaoui. C'était un homme d'une intelligence et d'une fermeté d'esprit
remarquable, et qui sembla depuis lors se dévouer entièrement aux intérêts de
la France, mais la suite fit voir qu'il ne fallait pas se fier entièrement
aux promesses des indigènes ; les Turcs, au contraire, nous furent toujours
et constamment dévoués. Des restes de cette nation trouvés à Constantine, on
avait formé un bataillon de 500 hommes qui entrèrent avec plaisir au service
de la France ; ils devaient nous servir d'avant-garde dans toutes nos
expéditions. Peu de jours après leur formation, le général Négrier se mit à
leur tête et, soutenu par 2.000 cavaliers des tribus alliées, sans troupes
françaises pour l'accompagner, il parcourut toute la province et reçut une
foule de soumissions. Ben - Aïssa, le fameux lieutenant d'Achmet-Bey, qui
avait si vaillamment défendu sa capitale lors de la première expédition
française, fit ses offres de service au général ; son exemple entraîna
plusieurs tribus kabyles dont il était l'idole ; il demanda à être envoyé à
Alger où il voulait traiter, disait-il, pour son ancien maître avec le
gouverneur ; mais après plusieurs conférence avec ce dernier, il parait qu'il
ne fut pas aussi heureux pour les autres qu'il l'avait été pour lui-même ;
Achmet resta dans une position hostile, et son ancien favori eut part bientôt
à toutes les faveurs de la France. Malgré l'heureux usage que venait de faire
le général Négrier des seules forces musulmanes, pour leur donner plus de
fermeté, il leur joignit 600 fantassins et 100 cavaliers français, et en
forma ainsi une colonne mobile chargée de maintenir l'ordre dans les environs
de la capitale ; elle eut bientôt occasion d'entrer en campagne. Au sud-ouest
de Constantine s'étendent de grandes et riches plaines habitées par la
puissante tribu des Abd-el-Nours, qui peuvent, dit-on, mettre sur pied 7 ou
800 cavaliers ; elle avait profité de sa force pour piller les Ouled-Salem,
et malgré les menaces du général, elle avait constamment refusé de leur
rendre le fruit de ses brigandages. Un exemple était nécessaire ; la colonne
mobile envahit le pays des ravisseurs, les Abd-el-Nours osèrent soutenir un
combat qui nous coûta quelques hommes, mais qui finit par leur entière
défaite ; après avoir payé leur révolte du ravage de leur territoire, les
Abd-el-Nours effrayés demandèrent la paix ; leurs chefs se rendirent à
Constantine et rentrèrent en grâce, à condition qu'ils dédommageraient les
Ouled-Salem des pertes qu'ils avaient éprouvées. Pendant
ces excursions qui établissaient peu à peu la domination française dans la
province, le gros de la garnison, cantonné dans les murs de Constantine, s'y
livrait à différents travaux. Le génie avait commencé par étudier la ville,
qu'on avait trouvé assez bien bâtie, avec des maisons en briques, très
hautes, couvertes en tuiles, formant presque toutes un saillant en pointe sur
les rues, afin que les femmes pussent jouir du spectacle qu'elles offrent
sans mettre la tête à la fenêtre. Cette construction appartient à plusieurs
villes musulmanes, entre autres à Constantinople. Les rues de Constantine
étaient beaucoup plus larges que celles d'Alger, assez bien pavées, mais
remplies d'immondices et de décombres ; les mains françaises eurent bientôt
porté partout l'ordre et la propreté. On répara ensuite la brèche par
laquelle on avait pénétré dans la ville, on y ajouta de nouvelles
fortifications, qui seraient de reste si nous ne devions jamais avoir affaire
qu'à des Arabes. Les habitants, témoins impassibles de ces changements,
n'éprouvaient pas tous néanmoins les mêmes sentiments à notre égard ; ils se
divisaient en trois classes, les Turcs ou leurs descendants, les Maures et
les Juifs ; les premiers nous aimaient et nous estimaient, nos armes avaient
trouvé chez eux d'utiles auxiliaires, et nul doute que dans la cas très peu
probable d'une révolte, leur influence et leurs bras ne nous fussent été
complètement dévoués ; les Maures nous évitaient sans vouloir paraître nous
craindre ou nous détester ; enfin les Juifs, méprisés comme partout, étaient
toujours prêts à flatter le vainqueur quel qu'il fût. Toute cette population
montant à 25 ou 30.000 âmes était de mœurs douces et paisibles, de traits nobles
et réguliers ; les enfants surtout étaient charmants, très gais, très vifs,
très confiants, se plaisant à jouer avec les soldats français dont le
caractère facile leur plaisait davantage que les mœurs un peu retirées de
leurs parents. C'est surtout sur la jeunesse que nous devons fonder l'espoir
de notre domination en Afrique ; elle y montre généralement une vivacité, une
intelligence que dans les pays chauds les mœurs ou le poids de l'âge
étouffent plus vite que partout ailleurs. Cependant plusieurs des principaux
chefs que nos généraux français trouvèrent à Constantine, les étonnèrent par
la finesse de leur esprit, la facilité de leur conception et l'énergie de
leurs caractères ; l'éducation et les idées positives manquaient seules à
leurs talents naturels. La
ville elle-même, bâtie sur un terrain inégal, élevée de 656 mètres au-dessus
du niveau de la mer, balayée par tous les vents, entourée par des cimes plus
élevées encore, est d'une température plus froide que la latitude ne
semblerait le promettre. IL y tombe quelquefois jusqu'à trois pieds de neige,
mais la force du soleil et la longueur des jours même -au cœur de l'hiver lui
permettent rarement de séjourner plusieurs jours sur la terre ; comme
partout, les équinoxes y sont accompagnés d'orages et de grandes pluies ; les
terrains des environs, quoique montagneux, produisent en abondance tout ce
qui est nécessaire à la vie. Le bois seul y manque ; à peine une lisière
d'arbres et de broussailles marque-telle les divers cours d'eau qui
l'arrosent. Le principal en est le Rummel, qui semble prendre à tâche
d'épuiser, sous les murs de Constantine, tous les jeux capricieux de la
nature, dont un seul suffit quelquefois pour faire la célébrité d'une autre
rivière. On l'y voit tour à tour et à plusieurs reprises se précipiter en
cascades majestueuses, s'enfoncer dans des cavernes de rochers, reparaître un
instant après, s'étendre en nappes d'eau pareilles à des lacs, puis il se
décide enfin à suivre une marche tranquille et régulière pour arroser une
plaine fertile située au nord-ouest de la ville, et où les habitants ont
leurs jardins et leurs maisons de campagne ; il va se jeter dans la mer entre
Gigely et Stora. L'influence
française avait fait plus de progrès aux environs de Constantine au bout de
quelques mois d'occupation que dans des années entières sur d'autres points
de la Régence ; la longueur seule et la difficulté des communications avec le
port de Bone rendaient un état si prospère onéreux à la France et pénible
pour l'armée. Tontes les fois que les troupes faisaient le trajet de
Medjez-Amar à Constantine, elles étaient forcées d'ajouter au poids ordinaire
de leurs armes et de Leurs sacs une charge de bois pour cuire leurs aliments
le long de la route. On pensa bientôt à remédier à ces difficultés en
établissant une communication entre Constantine et la mer au moyen de la
vallée du Safsaf, petite rivière qui tombe dans la Méditerranée, près des
ruines d'une ancienne ville romaine nommée jadis Rusicada, à une lieue de
Stora, sous le méridien même de Constantine ; on pouvait réduire ainsi à
trois jours de marche, les six ou sept nécessaires au parcours de la route
passant par Guelma ; restait à reconnaître les difficultés que les hommes ou
les choses pourraient apporter à ce projet. Déjà les troupes avaient
travaillé à un chemin dirigé de ce côté, quand le 7 avril, une colonne
comprenant 1.600 hommes, sous les ordres du général, partit de Constantine
dans l’intention de pousser jusqu'au port de Stora ; dès la matinée du second
jour on franchit le col qui sépare les eaux de Rummel de celles du Safsaf ;
alors les arbres reparurent, la campagne parut riante et bien peuplée, les
habitants pacifiques. Les troupeaux paissaient paisiblement le long de la
colonne, et leurs maîtres apportaient des fruits et des provisions y mais
bientôt l'on entra chez les Kabyles, très jaloux de leur indépendance et qui
n'avaient pas vu de force armée profaner leur territoire depuis plus de
quarante ans. Ils accompagnèrent les Français à coups de fusil jusqu'aux
bords de la mer. Ces hostilités n'empêchèrent pas cependant la reconnaissance
géographique du pays et le but principal de l'expédition fut rempli. A son
retour, la colonne fut attaquée plus vigoureusement encore ; la cavalerie
exécuta plusieurs charges et sabra bon nombre de Kabyles. Ces petits combats
nous coûtèrent trois hommes tués et dix-sept blessés ; on rentra dans les
murs de Constantine après une absence de six jours. Satisfait du résultat de
son voyage, le général Négrier en rendit compte au gouverneur en lui
démontrant les avantages qu'offrait l'occupation définitive de Stora ; en
attendant, deux bataillons d'infanterie, campés à 4 lieues de Constantine,
travaillaient sans relâche à la route qui devait nous y conduire. A peine
rentré dans les murs de la ville, le général reprit la campagne le 27 avril,
et la tint presque constamment jusqu'au 31 mai. Dans ces nouvelles
excursions, il parcourut toute la partie sud de la province, faisant
reconnaître l'autorité de la France, déjouant les intrigues d'Achmet-Bey,
réglant les différends entre les tribus ; pas un coup de fusil ne fut tiré,
pas un homme ne périt dans cette expédition toute pacifique ; la colonne ne
ramena même qu'un assez petit nombre de malades, eu égard aux fatigues
continuelles et à la chaleur excessive qu'elle avait eue à supporter ; elle
avait reçu presque constamment des vivres que les indigènes lui fournissaient
en abondance ; on approchait des moissons, époque pendant laquelle on est
toujours sur de la tranquillité des Arabes, mais jamais du temps des Turcs,
la sécurité n'avait été aussi grande ; le commerce avait repris son cours, et
toutes les productions du désert affluaient à Constantine ; des constructions
nouvelles s'élevaient rapidement. Les bois de charpente arrivaient de Bone et
divers indices faisaient espérer que même pour cet objet, l'Afrique pourrait
bientôt se suffire elle-même. Au milieu du cette prospérité, le général
Négrier quitta un commandement dans lequel il avait amené et surtout préparé
d'heureux résultats ; appelé à un autre poste dans la province d'Alger, il
fut remplacé par le général Galbois, au commencement de juillet. Peu de jours
après, le maréchal Valée annonça que l'occupation de Stora était
définitivement résolue pour l'automne prochain et qu'il viendrait lui-même y
présider ; il devait dans le même voyage régler le gouvernement du pays qui
reconnaissait les lois de la France. Débarqué à Bone dans le courant de
septembre 1858, il s'achemina bientôt pour Constantine, rencontra en route le
commandant de la province qui la parcourait avec un corps de troupes ; les
deux généraux entrèrent ensemble dans la ville le 23, à 3 heures du soir, au
bruit du canon et des fanfares militaires. Bientôt le gouverneur passa la
revue de toutes les troupes sur le plateau de Sidy-Mabrouk, où il reçut les
félicitations des autorités indigènes, des muphtis et des principaux
habitants de la ville. Ces derniers parurent déconcertés en voyant à ses
côtés Ben-Aïssa, l'ancien lieutenant d'Achmet-Bey, revenu d'Alger avec lui,
qu'ils étaient accoutumés à ne regarder qu'en tremblant ; le maréchal
s'aperçut bien vite du mauvais effet que produisait sa présence : « je vous
présente Ben-Aïssa, leur dit-il, il vient vivre avec vous en simple
particulier ; vous devez oublier tous les torts qu'il a eus à votre égard et
les attribuer à Achmet-Bey, dont il exécutait les ordres ; j'entends et au
besoin j'ordonne que vous viviez avec lui en bonne intelligence ; je vous le
répète, il ne sera parmi vous qu'un simple particulier ; quant à Achmet, je
vous jure, au nom du Roi des Français, que jamais il ne rentrera dans
Constantine. » Le maréchal faisait allusion par-là, à quelques bruits qui
s'étaient répandus que la France traitait avec Achmet-Bey et allait le
remettre en possession de son ancien gouvernement, bruits qui avaient répandu
la crainte et la méfiance parmi les indigènes qui s'étaient déclarés
partisans du nouveau pouvoir. Peu de
jours après parurent les ordonnances réglant le gouvernement de tout le
territoire français ; il était divisé en cercles ou arrondissements, dont le
nombre devait s'augmenter à mesure que notre domination ferait de nouveaux
progrès. Chaque cercle était gouverné par un caïd ou kalifat indigène, titre
qui représentait la plus grande autorité de la province, après celle du
général gouverneur. Tous les kalifats étaient égaux en droits et
correspondaient directement avec le gouverneur résidant à Constantine ; ce
dernier avait le commandement de toute la force armée de la province, et les
kalifats ne recevaient d'ordres que de lui. Il était aussi seul chargé de
toutes les affaires extérieures ; mais dans ce qui concernait l'intérieur, on
lui avait donné un conseil d'administration dont il avait la présidence, et
qui était composé en Outre de l'intendant militaire chargé de tous les
services administratifs de l'armée, vice-président, du payeur général des
troupes, secrétaire, enfin de tous les kalifats ou des fonctionnaires
indigènes qui en avaient - le rang. Le hakem de la ville de Constantine,
titre qui représente à la fois celui de maire et de préfet en France ; le
scheick-el-arab, c'est-à-dire le chef du désert dépendant de la province ;
les caïds, ou chefs des Hannechas, des Haractas, des Amers-Cheraguas, avaient
le rang et les insignes de kalifats, et comme tels devaient être membres du
conseil d'administration. Les fonctions de ce conseil consistaient
principalement dans la levée des impôts : il dressait procès-verbal de toutes
les sommes versées à ce titre par les kalifats ou leurs représentants ; il
administrait les propriétés du Beylick, les louait aux enchères et en versait
le produit au trésor ; il pouvait, sous l'autorisation du général-gouverneur
président, pourvoir, sur les sommes qu'il recevait, aux dépenses d'utilité
publique dont il reconnaissait l'urgence, et pour lesquelles des fonds
n'avaient pas encore été alloués par l'autorité extérieure à la province. Enfin,
tous les procès-verbaux des séances du conseil d'administration devaient être
signés par les membres présents, et adressés par le gouverneur de Constantine
au gouverneur général de toutes les possessions françaises en Afrique. Indépendamment
de ce conseil général d'administration, dont l'autorité s'étendait ou devait
s'étendre plus tard Sur toute la province, Constantine avait un conseil
municipal pareil à celui d'une ville française, et dont la composition et les
attributions ne subirent aucune modification. Les environs de Bone furent
également divisés en quatre cercles gouvernés par des kalifats ; mais ceux-ci
devaient avoir chacun auprès d'eux un officier français pour les guider, et
sans l'autorisation duquel ils ne pouvaient rien faire. Dans ces quatre
cercles, l'autorité française était reconnue et appréciée depuis plus
longtemps, et cette mesure, qui tendait à la consolider encore, pouvait être
admise. On avait ainsi deux systèmes qui allaient fonctionner séparément, et
l'on jugerait lequel des deux mériterait la préférence. Le 4
octobre, les kalifats et les caïds nommés par le gouverneur furent
définitivement investis de leurs fonctions et de leurs gouvernements
respectifs dans le palais du gouvernement, et en présence des notables de
Constantine. Chacun d'eux avant de revêtir la gandoura, espèce de veste,
marque de la dignité, jura sur le Coran fidélité au Roi des Français et
obéissance au commandant supérieur de la province. Pendant
que le maréchal s'occupait des soins du gouvernement, le général Galbois
était parti de Constantine, le 29 septembre 1838, pour établir les deux camps
qui devaient servir d'étapes entre cette dernière ville et la mer. Il n'éprouva
aucun obstacle de la part des Arabes, qui commençaient à comprendre que nous
voulions nous établir définitivement chez eux. Le camp de l'Arrouch, dont il
jeta les premiers fondements, n'est qu'à sept lieues de Stora ; c'est le
point où une route de Bone à Constantine, longeant le grand lac Fetzara, et
tout-à-fait différente de la ligne que nos troupes avaient suivie dans leurs
expéditions précédentes, rencontre celle de Stora à Constantine, que nous
voulions rendre praticable à nos voitures. Par ce motif, ce camp, centre
commun des communications des trois villes de Bone, de Constantine et de
Stora, acquerrait une importance majeure ; il était du reste dans une
position très avantageuse, non loin du Safsaf, entouré de terres fertiles,
avec de l'eau et du bois en abondance. Ainsi, de toute manière la route de
Bone à Constantine par Medjez-Amar devait être abandonnée, le camp de ce nom
évacué, et tout son matériel transporté à l'Arrouch et à Guelma, qu'on se
proposait de conserver encore de ce côté pour avoir une action sur les
populations voisines. De
retour à Constantine, M. de Galbois rendit compte de sa mission au maréchal,
qui venait d'installer le gouvernement de la province ; celui-ci résolut
alors de se transporter lui-même jusqu'à la mer, pour y choisir le point de
débarquement à occuper. Déjà la route était terminée jusqu'au camp de
Smendou, première étape en quittant Constantine ; le reste était bien avancé
et n'offrait aucune difficulté comme on s'en était assuré dans l'expédition
du mois d'avril dernier. Le gouverneur partit de Constantine le 6 octobre,
emmenant avec lui les troupes qui devaient passer l'hiver sur les bords de la
mer, et qui se composaient de quatre bataillons d'infanterie et de deux
escadrons de cavalerie. Les Kabyles des environs, depuis longtemps prévenus
de nos projets, ne leur opposèrent aucune résistance ; la colonne parvint
sans brûler une amorce jusqu'aux bords de la mer ; seulement, dans le bivouac
de la nuit qui suivit, quelques centaines de fanatiques, voulant faire acte
de dévouement à la cause du Prophète, vinrent dans les ténèbres, tirer des
coups de fusils qui ne blessèrent personne ; la masse de la population du
pays resta calme. L'armée s'établit à une lieue sud-est de Stora, sur les
ruines de Rusicada qui, situées sur un mamelon, offraient encore quelques
moyens de défense, et des matériaux superbes et abondants pour construire
tous les établissements nécessaires. Le quartier-général fut fixé dans
l'enceinte de l'ancienne forteresse romaine, occupant le point culminant et
qui, réparée et agrandie, reçut le nom de fort de France ; à droite et à
gauche de la hauteur qu'il domine, et seulement séparées par deux petits
vallons, s'étendent deux crêtes assez élevées, qui se rapprochent ensuite à
mesure qu'elles s'avancent dans le sud, de manière à former une gorge
étroite, et en ceignent un espace nivelé assez étendu pour recevoir une jolie
ville. Les deux extrémités, nord et sud de ces crêtes, furent occupées par
des forts reliés entre eux par des retranchements pour lesquels on n'eut qu'à
suivre le tracé des Romains, très apparent encore sur le sol. L'ensemble de
ces fortifications abritait complètement l'espace intérieur où devaient se
développer les constructions futures ; l'hôpital militaire, les fours de la
manutention furent renfermés dans le fort de France et construits avec des
briques romaines que les soldats n'avaient que la peine de ramasser ; bientôt
on découvrit d'anciennes voûtes très bien conservées et qui, une fois
déblayées des décombres qui les obstruaient, formèrent de beaux magasins où
les vivres et les munitions étaient parfaitement à l'abri. Sous un rideau
d'arbustes et de broussailles, on trouva une immense citerne, remplie d'une
eau excellente ; nos prédécesseurs avaient travaillé à rendre notre tâche
plus facile, et l'armée se trouva tout-à-coup beaucoup mieux qu'on n'eût osé
l'espérer. Le Sphinx, arrivé de Bone avec des blockhaus et des bois, avait
jeté l'ancre à deux encablures du quai Romain, et maintenait une
communication par mer entre le corps français et les autres points de la
Régence ; malheureusement, dès que le temps devenait un peu mauvais, le
mouillage était intenable et les bâtiments devaient aller chercher un refuge
à Stora, où la rade était assez sûre ; c'était le seul inconvénient d'une
position aussi heureuse. Pour y remédier autant que possible, on travaillait
sans relâche à la route d'une lieue de longueur qui devait relier ces deux
points ; les blockhaus débarqués par le Sphinx servaient de points d'appui et
de défense aux travailleurs ; la route de Rusicada au camp de l'Arrouch était
également poussée avec activité ; enfin la vieille cité romaine sortant de
ses ruines, reçut le nom français de Philippeville. Quelques
tribus des environs avaient fait leur soumission au maréchal Valée, le jour
même de son arrivée sur les bords de la mer ; elles offrirent même des otages
pour sûreté de leurs promesses ; mais derrière elles, existaient d'autres
populations qui, plus éloignées de nos postes, redoutaient moins le poids de
nos armes. Parmi elles, les Ouled-Lakal, qui occupent les monts Zerdeza, à la
première nouvelle de l'arrivée des Français, parcoururent tout le pays
prêchant la guerre sainte ; trouvant peu d'échos à leurs prédications, ils
commencèrent eux-mêmes les hostilités en attaquant un convoi de mulets qui
retournait de Philippeville au camp de l'Arrouch, sous l'escorte de quelques
Turcs ; ceux-ci se défendirent vaillamment, mais accablés par le nombre, ils
perdirent une douzaine d'hommes et le convoi fut enlevé. Ces
mêmes ennemis croyaient avoir bon marché du camp de l'Arrouch, qui, dégarni
par l'occupation de Philippeville, n'était gardé que par le bataillon turc et
quarante chasseurs. Les travaux de fortification à peine ébauchés, n'étaient
d'aucune défense, même contre la cavalerie, et l'intérieur était encombré de
500 mulets, dont les conducteurs, presque tous Kabyles des environs,
pouvaient bien être tentés de se joindre aux agresseurs ; enfin les munitions
manquaient, et les deux compagnies de Turcs qui avaient accompagné la veille
le convoi, n'avaient plus une seule cartouche. Heureusement, dès le 8
octobre, le capitaine Molière, qui commandait le camp, fut prévenu par un
scheick allié, qu'il serait attaqué dans la journée du lendemain par 4.000
fantassins et 500 cavaliers. Il se disposa dès-lors à les bien recevoir, fit
presser les travaux commencés, encouragea ses hommes et surtout les engagea à
bien ménager la poudre qui leur restait. Le lendemain, dans la matinée,
toutes les hauteurs de l'est et du sud se couvrirent de fantassins Kabyles
mêlés de quelques cavaliers. Ces derniers restaient en vedette sur les
hauteurs pour prévenir les combattants du secours qui pouvait arriver au
camp. Les fantassins s'embusquèrent dans la vallée profonde et boisée du Basa,
à 500 mètres du camp ; vers les 9 heures du matin, ils commencèrent à sortir
les uns après les autres de leurs broussailles, pour venir faire le coup de
fusil, puis ils y rentraient alternativement pour se mettre à l'abri. Une
pareille attaque n'était guère dangereuse ; aussi les Turcs dédaignèrent-ils
d'y répondre, ils n'avaient que quatre cartouches par homme ; mais quand
l'ennemi, enhardi par leur inaction, osa s'approcher davantage, les chasseurs
fondirent tout-à-coup sur lui, le culbutèrent et le jetèrent dans les
broussailles, où les Turcs allèrent le chercher et d'où ils le chassèrent
avec une rare intrépidité ; il était alors 5 heures de l'après-midi. Toutes
les troupes rentrèrent dans le camp, et les Kabyles ne se montrèrent plus que
pour enlever leurs morts, qui se montaient à une trentaine. Les
pertes que les Kabyles avaient essuyées dans la journée du 9 octobre, les
dégoûtèrent de nouvelles attaques. La sécurité était si grande peu de jours
après, que le gouverneur, repartant pour Constantine, après avoir laissé tous
les travaux de Philippeville en activité, ne prit qu'une escorte de 30
chasseurs. Il arriva sans encombre le 19 octobre dans la capitale de la
province où il séjourna encore 8 jours consacrés à quelques soins de
gouvernement et à mettre en jeu l'administration qu'il avait établie avant
son départ. Une autre route à ouvrir et bien plus importante que celle de
Stora, l'occupait déjà ; c'était celle qui devait relier par terre les deux
villes d'Alger et de Constantine. La première étape, à partir de ce dernier
point, était la ville de Milah, déjà visitée dans le mois d'avril dernier. Le
général Galbois l'occupa le 22 octobre avec un détachement de 1.200 hommes. Protégée
par les armes françaises, cette petite ville devint le chef-lieu du cercle de
la Ferzonia, dont le kalifat était ce même Ben-Amélaoui, que le général
Négrier y avait recueilli au mois d'avril dernier. Le kalifat put dès-lors
résider dans, son gouvernement, qui, tout entier, reconnut son autorité ; par
là nous prenions à revers le territoire si hostile de Bougie, où notre
influence avait fait si peu de progrès et celui de Gigelly que nous devions envahir
bientôt ; satisfait de l'état dans lequel il laissait le pays qu'il avait
conquis à la France, le maréchal revint par mer à Alger, méditant avant l'hiver
son retour ii Constantine, par le défilé des Bibans ou des Portes de Fer. La
portion ouest de la province de Constantine, appelée la Medjana, contient une
ville assez importante du nom de Sétif ; le maréchal voulut d'abord la faire
occuper, afin qu'une force française put donner la main au corps qui, partant
d'Alger déboucherait des Portes de Fer ; il fit part de ses projets au
général Galbois, qui alors parcourait le pays des Haractas, grande tribu au
sud de Constantine qu'on voulait forcer à payer l'impôt, et à reconnaître le
chef que nous lui avions donné ; le général remit à une autre fois l'entière
soumission des Haractas, et rentra au siège de son gouvernement pour
organiser le corps d'armée qui devait remplir les ordres du maréchal. Outre
la reconnaissance de la route jusqu'aux Bibans, et sa jonction avec le corps
partant d'Alger, les instructions du général Galbois consistaient à montrer
le drapeau tricolore aux populations de la Medjana, et à installer parmi
elles une autorité soumise à la France ; à peine si une partie de ce plan
put-il alors être remplie. Le
général Gallois partit de Constantine dans les premiers jours de décembre
1838, et arriva par une seule marche à Milah, où la colonne devait compléter
son organisation et son convoi ; des pluies continuelles l'y retinrent
plusieurs jours ; mais bravant tous les obstacles pour ne pas manquer au
rendez-vous donné par le maréchal dans la Medjana, il se remit en marche le
10 décembre. Il n'éprouva aucun obstacle de la part des populations indigènes
; il en reçut même presque constamment des vivres ; mais les chemins étaient
détestables, à cause des pluies antérieures, et l'on ne pouvait faire que
quatre ou cinq lieues par jour. Il n'arriva que le quinze à Sétif, avec des
troupes excessivement fatiguées et une centaine de malades ; le Hakem de la
ville était sorti à sa rencontre pour faire sa soumission. Les habitants
furent d'abord un peu effarouchés, en apercevant pour la première fois les
troupes françaises ; l'exacte discipline qu'elles observèrent les rassura
bientôt et la meilleure intelligence ne cessa de régner de part et d'autre
pendant tout le temps que la colonne séjourna à Sétif. Le
lendemain de son arrivée dans cette ville, le général Galbois reçut, par un
courrier arabe, des dépêches du maréchal, annonçant qu'il avait ajourné sa
marche vers les Portes de Fer. Le premier objet de l'expédition se trouvant
alors manqué, le commandant français ne s'occupa plus pendant les deux jours
de repos qu'il passa encore à Sétif, qu'à convoquer tous les chefs des
environs, à faire prêter à ceux qui voulurent bien se rendre à son appel,
serment de fidélité à la France et enfin à leur présenter Sidy-Achmet-Ben-Mohamet-el-Mokrany,
qui devait les gouverner comme leur Kalifat. Tous le reconnurent en cette
qualité et promirent tout ce qu'on voulut ; mais Mokrany ne se sentait assez
fort pour saisir les rênes de son gouvernement et résider à Sétif qui devait
en former la capitale, qu'autant qu'on lui donnerait un corps de 1.000
français pour le soutenir. Les pouvoirs du général n'allaient pas jusque-là ;
il ramena donc notre Kalifat avec lui dans la retraite qu'il effectua sur
Djimmilah, huit lieues en arrière de Sétif, sur les ruines de l'ancienne
ville romaine de Gemella, où il établit un camp retranché ; la garnison
devait travailler à une route dans la double direction de Sétif et de Milah,
dont ce dernier poste était éloigné d'une quinzaine de lieues. Les avantages
de cette nouvelle position étaient reconnus depuis longtemps ; elle dominait
une grande vallée arrosée par un affluent du Rummel, et prenait à revers les
montagnes des bords de la mer, peuplées de Kabyles constamment hostiles ;
enfin elle formait la troisième ou quatrième étape de la route de Constantine
aux Portes de Fer. Les tribus des environs entretinrent des relations
constamment amicales avec nous durant tout le cours de cette expédition ; des
courriers arabes expédiés par le général Galbois arrivaient sans obstacles à
Alger et à Constantine et lui apportaient même des munitions de cette
dernière ville ; l'autorité de la France quoique bien nouvelle dans ces
contrées y semblait déjà sans rivale ; mais nous avions des ennemis acharnés
dans la puissante tribu de Mouzaïa[2], établie aux environs de
Bougie. A la nouvelle de l'apparition des Français dans son voisinage, elle
s'ébranla et vint attaquer le général Galbois dans sa retraite, entre
Djimmilah et Milah ; il s'en suivit un combat où nous perdîmes deux ou trois
hommes. Quelques jours après, cette même tribu vint fondre tout entière sur
le camp de Djimmilah, occupé par le 5ebataillon de tirailleurs d'Afrique ;
cette petite garnison se couvrit de gloire en repoussant avec perte un ennemi
cinq ou six fois supérieur en nombre. Au premier bruit de l'attaque des
Mauzaïas, le Scheick du canton de Djimmilah vint s'établir dans le camp
français et combattit vigoureusement avec nos soldats, pour leur prouver
qu'il ne prenait aucune part aux hostilités des Kabyles étrangers au pays. Mais
les obstacles qui surgissaient de ces nouveaux ennemis, ceux qui naissaient
de la difficulté des routes défoncées pendant l'hiver, et presque
impraticables aux convois qui devaient fournir les travailleurs de vivres et
de matériaux, difficultés que le général Galbois avait encore mieux reconnues
durant sa retraite, le décidèrent à faire évacuer le poste de Djimmilah après
douze jours d'occupation. Le 5e bataillon d'Afrique exécuta, sans être
inquiété, sa retraite sur Milah et s'établit quelques lieues en avant de
cette dernière ville ; ce fut là qu'il passa l'hiver à travailler sur la
route. Cette
expédition avortée eut du moins l'avantage de fournir quelques données sur
des contrées et des villes où nos troupes n'avaient jamais paru. Sétif, point
extrême de la route du général Galbois, est bâtie sur les bords d'un immense
plateau qui sous des noms différents traverse presque toute la régence ; la
plaine environnante est la Medjana. Elle est fertile et bien cultivée,
quoique située sous un climat très froid à cause de son élévation de 1.110
mètres au-dessus du niveau de la mer ; la ville est deux fois plus grande que
Milah et pouvait contenir 5 à 6.000 habitants ; les rues et les maisons en
ressemblaient beaucoup à celles de Constantine ; elle est entourée d'un mur
d'enceinte en assez mauvais état, et possédait une Casbah pouvant contenir de
5 à 600 hommes ; tout dans ce pays a gardé les traces de la domination romaine
; les murs de la ville, même ceux des maisons particulières sont construites
avec des pierres chargées d'inscriptions latines. Le premier objet qui frappa
les yeux de l'armée en arrivant, fut une citadelle en ruines ayant la forme
d'un carré long, dont le grand côté avait une longueur de 200 mètres et le
petit de 150. Des tours en saillie disposées d'espace en espace se
flanquaient réciproquement ; en examinant les pierres qui entraient dans le
monument, on s'apercevait que, comme celles des murs de la ville, elles
avaient dû servir antérieurement à des constructions romaines ; il fallait
donc l'attribuer à une époque postérieure à celle de la première conquête. Peut-être
était-il le résultat de l'invasion de Bélisaire ; au milieu de cette enceinte
en ruines les Beys avaient bâti une écurie pour leur cavalerie, également en
ruines ; ainsi trois générations de ruines se pressaient sur ce coin de terre
ignoré ; fasse le ciel qu'une quatrième ne ressorte pas bientôt de ces
monuments, dont nous couvrons cette vieille terre d'Afrique, où tout jusqu'à
présent parle de la faiblesse de l'homme et presque rien de sa puissance ! Des
débris de constructions romaines jalonnent continuellement la route de Sétif
à Djimmilah ; mais c'est peut-être dans ce dernier lieu qu'elles sont les
plus considérables et les mieux conservées. Les principales sont un
magnifique arc de triomphe, dédié jadis, d'après son inscription encore
intacte, à Caracalla et à sa mère Julia Domna, ensuite les ruines d'un temple
avec quatre piédestaux et leurs statues encore debout, et un peu plus loin un
cirque assez entier pour qu'on en reconnaisse facilement la façade et la
distribution intérieure. Les pierres tumulaires abondent à Djimmilah comme
partout où l'on voit apparaître quelques débris ; il est remarquable que
les-tombeaux disparaissent presque toujours les derniers dans les grands
naufrages des villes, et que de ce qu'il y a de plus vivant dans les ouvrages
des hommes soit précisément ce qui est chargé de perpétuer le souvenir de la
mort. Le
commencement de l'année 1839 fut signalé à Constantine par un fait bien
remarquable et qui prouve combien notre influence avait déjà jeté de
profondes racines dans la province. Quelques Kabyles avaient assassiné des
soldats isolés sur la route de Philippeville, entre les camps de Smendou et
de l'Arrouch ; Ben-Aissa nommé par le maréchal Kalifat du Sahel[3] fit arrêter les coupables, les
remit à l'autorité française au camp de l'Arrouch, d'où ils furent conduits à
Constantine. Le général Galbois convoqua un conseil de guerre indigène, sous
la présidence du Kalifat du Sahel ; il se réunit au palais du Gouvernement,
et les accusés traduits à sa barre furent interrogés publiquement par le
président et purent faire valoir leurs moyens de défense. Sept des accusés
furent reconnus coupables et condamnés à mort et le huitième acquitté ; alors
les portes de la salle, fermées pendant la délibération, furent de nouveau
ouvertes au public et le Kalifat du Sahel prononça la sentence avec calme et
dignité. La séance levée, le gouverneur fut prévenu du jugement ;
sur-le-champ le crieur public l'annonça par toute la ville, et le lendemain
sur la place du marché, au milieu d'une foule immense, eut lieu l'exécution
des coupables, par les mains du chiaoux ou exécuteur des hautes œuvres de la
ville de Constantine. C'était peut-être la première fois que des musulmans
étaient punis de mort par leurs coreligionnaires pour avoir tué des
chrétiens. Bien
que la province offrit les apparences les plus tranquilles, cependant
plusieurs tribus, sans se livrer à aucun acte d'hostilité, n'avaient pas
voulu recevoir les chefs que nous leur avions donnés. De ce nombre était la
grande confédération des Hannechas, à l'est de Constantine, qui pourtant
avait été une des premières à faire alliance avec nous lorsque nous étions
encore en guerre avec Achmet-Bey. Une expédition fut organisée à Guelma pour
les soumettre à l'obéissance de leur Caïd. La colonne composée de 700 hommes
rencontra un pays affreux, défendu par des forces tellement supérieures,
qu'après quelques combats soutenus avec valeur et succès, elle fut cependant
forcée de revenir sur ses pas sans avoir rempli l'objet de sa mission ; il ne
paraît pas, du reste, que ce non succès ait eu d'autres suites. La
ville de Bone, privée de l'importance que lui donnait le transit de
Constantine, ne devait plus compter sur que l'industrie de ses habitants et
la richesse de son sol pour s'avancer dans les voies de la prospérité. Elle
était, il est vrai, richement dotée de la nature sous ce dernier aspect,
aussi jouissait-elle sous les Deys d'une grande prospérité. Centre des
pêcheries de corail et des opérations commerciales des européens, elle était
alors la résidence d'un consul français, qui delà surveillait tous les
établissements de la compagnie d'Afrique. Malheureusement ce point de la côte
manquait du premier de tous les avantages, la salubrité ; cependant on
pouvait se convaincre que les causes d'infection étaient purement locales, en
examinant l'état sanitaire des garnisons de Philippeville et de Stora. Elles
avaient eu il est vrai bien assez de malades durant les pluies glaciales de
l'hiver, qui assaillaient des hommes presque sans abri ; mais à mesure que le
beau temps était revenu et que les demeures des troupes s'amélioraient, les
fièvres avaient disparu, et ces nouveaux établissements n'offraient dans le
milieu du printemps de l'année 1859, qu'une quantité de malades très
ordinaire. Espérant procurer à Bone un semblable avantage, le général Guingret
qui y commandait faisait pousser activement les travaux d'assainissement déjà
entrepris autour de la ville, qu'aucun bruit de guerre ne venait les
troubler. Son administration aussi juste qu'intelligente maintenait partout
l'ordre et la paix ; le commerce avait pris quelque activité par suite de
rétablissement d'un marché aux grains où plusieurs tribus de l'intérieur
venaient s'approvisionner, la guerre de l'année précédente les ayant empêchés
d'ensemencer leurs terres, Constantine elle-même et les environs avaient
éprouvé une espèce de famine, et malgré les nombreux convois expédiés de
Stora, Boue leur fournissait encore une grande partie de leurs subsistances ;
indépendamment des blés récoltés sur son territoire, Bone en recevait par la
voie de mer, ce qui lui permettait de soutenir pour le moment la nouvelle et
redoutable rivalité de Philippeville dont la prospérité faisait de rapides
progrès. C'était sans contredit le point de la Régence qui offrait alors le
plus de mouvement et d'activité. Comme tout y était à créer, 4e nouvelles
constructions s'y élevaient avec une rapidité sans égale. Les Kabyles des
environs étaient assez tranquilles, quoique la perception des impôts fût loin
d'être facile ; les Kalifats avaient nommé des chefs inférieurs chargés d'en
opérer la levée. Un d'eux nommé Bourouby, dans une de ses tournées, tomba
dans une embuscade qui faillit lui coûter la vie ; son serviteur fut tué et
tout ce qu'il avait avec lui fut pillé. Sous peine de voir toute notre
autorité détruite, il ne fallait pas laisser longtemps impuni un si perfide guet-apens.
Profitant d'un changement de résidence d'un bataillon d'infanterie, le
général Galbois le détourna de sa route et le fit partir de manière à se trouver
au point du jour au milieu des coupables. Ils n'opposèrent aucune résistance
; on s'empara de 1.500 têtes de bétail qui dédommagèrent Bourouby de ses
pertes, et le reste servit à nourrir les troupes. Le lieutenant-colonel de
Bourgon châtia encore avec habileté et bonheur une fraction des Haractas,
dont quelques membres avaient assassiné un chef qui voulait rétablir l'ordre
momentanément troublé parmi eux. On s'étonne de voir des populations entières
payer pour des crimes particuliers, mais il faut bien entendre que les mots,
ordre et paix, n'ont pas en Afrique la même signification qu'en Europe. En
Algérie, l'unité n'est point l'individu, mais la tribu. Tous les
Gouvernements qui s'y sont succédé ont respecté cette organisation
intérieure. Il en est résulté que la tribu est restée solidaire de la
conduite de ses membres ; ainsi ces châtiments collectifs pour la faute d'un
seul, qui nous semblent injustes, sont pourtant au fond très logiques et très
nécessaires ; une tribu est coupable du moment qu'elle n'a pas puni un crime
commis dans son sein. C'est un fonctionnaire qui n'a pas rempli sa tâche. Un
pareil ordre de choses est loin de valoir l'organisation européenne, mais il
est beaucoup moins compliqué et par cela même moins dispendieux, et peut-être
le seul que comporte l'état de civilisation des Indigènes. Longtemps en
Europe l'unité a été non pas l'individu, mais le seigneur, qui lui aussi
exerçait le droit de justice. Les petites expéditions à main armée seront
encore longtemps les moyens ordinaires de justice dans l'Algérie. Les tribus
arabes résistent, il est vrai, quelquefois au châtiment. On doit aussi se
souvenir que la punition des seigneurs du moyen-âge n'était pas non plus
toujours facile. Jamais du temps des Turcs la province de Constantine n'avait
été plus paisible qu'elle ne l'était sous la domination française en 1859. La
ville seule fut agitée de quelques bruits de conspirations en faveur de
l'ancien Bey, conspirations plus apparentes que réelles, car quand on en vint
au fond des choses, on trouva que tout se bornait à une correspondance de
quelques habitants avec Achmet, correspondance criminelle sans doute, mais
dont les auteurs n'avaient ni la prétention, ni peut-être même le désir de
rétablir le Gouvernement déchu. Les coupables jugés et condamnés par un
conseil de guerre, furent plus tard graciés à l'occasion de l'arrivée du duc
d'Orléans à Constantine. Le beau
temps qui reparut les premiers jours d'avril 1859 permit aux troupes de
reprendre la campagne. Les premières sorties eurent pour but de reconnaître
la route de Bone au camp de l'Arrouch. Les deux généraux Guingret et Galbois,
partant chacun d'un de ces points extrêmes, marchèrent à la rencontre l'un de
l'autre, pour se réunir sur la Rajetta, petite rivière qui marquait le milieu
de l'espace à parcourir. Malheureusement ce cours d'eau, ordinairement sans
importance, était alors tellement grossi par les pluies de l'hiver, que les
deux corps d'armée, ne pouvant le traverser, furent réduits à s'arrêter
chacun sur une rive ; mais la reconnaissance de la route n'en fut pas
moins complète, et l'on trouva qu'elle serait praticable aux voitures, dès
que les grandes eaux seraient écoulées. Ces deux courses, sur une ligne
tout-à-fait nouvelle, nous firent connaître un pays d'une richesse et d'une
fertilité étonnantes. C'était une contrée pittoresque, accidentée, coupée de
petits vallons d'une fraîcheur et d'une verdure admirables, arrosés pas de
jolis ruisseaux qu'ombrageaient des arbres séculaires. Les prairies émaillées
de fleurs étalaient tout le luxe d'un printemps d'Afrique ; l'armée en revint
enthousiasmée, et conçut une nouvelle ardeur, s'il était possible, pour
l'exécution d'une tâche si digne de ses efforts. Tout le territoire était
habité par les Kabyles, race active et guerrière, qui ne pouvaient voir
qu'avec peine les Français fouler un sol vierge depuis si longtemps de tout
contact étranger ; cependant pas un coup de fusil ne fut tiré sur nos troupes
; ce résultat, presque inespéré, était dû en grande partie à l'influence de
Ben-Aïssa, kalifat du Sahel, qui semblait se dévouer aux intérêts de la
France, avec toute l'énergie d'une nature puissante et sauvage. L'expérience
de l'année dernière avait prouvé au maréchal Valée que la ligne de
Constantine à Sétif, jetée seule à travers la province, sur une longueur de
plus de trente lieues, avait besoin d'être soutenue, surtout du côté de ces
terribles Kabyles, habitant les bords de la mer. Il résolut donc d'occuper
Gigelly, l'ancienne Ygelgilis, petit port, à douze lieues est de Bougie, et à
vingt-cinq lieues ouest de Stora. Les garnisons de ces deux dernières villes
reçurent l'ordre de pousser une pointe sur la place dont on voulait
s'emparer. Le général Galbois devait aussi l'envahir de Milah, à travers un
pays presque inconnu, et envoyer en même temps une colonne reprendre
possession de Djimmilah, abandonné l'hiver dernier ; enfin une expédition
maritime, portant le corps futur d'occupation, forte de 500 hommes, fut
organisée à Stora, sous les ordres de M. de Salles. Après un voyage à Constantine,
pour se concerter avec le général Galbois, M. de Salles revint à Stora, où
tout fut prêt pour le 12 mai. On prit le large le jour même, et le 15, à sept
heures du matin, on mouilla devant Gigelly ; le débarquement s'opéra,
sur-le-champ, avec beaucoup d'ordre. Les expéditions par terre, ou ne
devaient pas arriver jusques là, ou trouvèrent en route des difficultés
telles qu'elles furent forcées de rebrousser chemin, de sorte que toute la
gloire et tout le danger de ce beau fait d'armes échurent aux troupes de
débarquement. Les bateaux à vapeur fournirent chacun une compagnie de marins
pour soutenir les soldats de terre. Les habitants avaient abandonné la ville,
et elle fut occupée sans résistance. Un maître du Cerbère arbora le premier
le drapeau tricolore sur la grande mosquée ; le reste de la journée ne fut
marqué que par quelques coups de fusil tirés des broussailles environnantes.
Mais le lendemain tous les Kabyles du voisinage ayant eu le temps de se
réunir, vinrent assaillir les troupes dans leurs nouvelles positions. Les
marins combattirent constamment au premier rang, et contribuèrent puissamment
à repousser l'ennemi ; l'artillerie des bateaux à vapeur le prenait a revers
et l'écrasait de ses feux. Les jours suivants furent plus tranquilles ; M. de
Salles en profita pour donner plus de forces à sa position, perfectionner et
armer les ouvrages commencés et mettre la Casbah en état complet de défense. Ces
précautions ne furent pas longtemps inutiles ; le 17, vers les dix heures du
matin, une masse considérable d'ennemis parut devant nos postes, qu'ils
attaquèrent avec audace et vigueur. M. de Salles les laissa avancer jusqu'à
vingt pas, puis l'artillerie ouvrit un feu de mitraille, et 200 grenadiers
s'élancèrent sur les lignes des ennemis, le chargèrent à la baïonnette, le
précipitèrent le long des pentes qu'il venait de gravir, et dans ce moment,
l'artillerie tirait par-dessus leurs têtes sur des masses de Kabyles qui
fuyaient sur le revers opposé du vallon ; ils revinrent pourtant à la charge,
pour essayer d'enlever le corps d'un scheick et de ses fils tués par la
mitraille, mais ils furent enfin forcés de les abandonner, et le terrain
resta jonché de cadavres. Une attaque qui avait eu lieu d'un autre côté fut
de même repoussée par le capitaine de Saint-Arnaud, dont les troupes
chargèrent aussi à la baïonnette, occasion rare dans les guerres d'Afrique.
Notre perte en hommes fut peu nombreuse, mais au nombre des morts fut le
comte Thadée Horain, noble polonais qui, après avoir bravement combattu pour
l'indépendance de sa patrie, avait servi la France avec un égal dévouement. Blessé
d'un coup de feu à travers la poitrine, reçu presque à bout portant, on le
transporta à Bougie, où il expira huit jours après ; son corps fut rapporté à
Gigelly et son tombeau élevé dans cette place que sa valeur avait donnée à la
France. Etrange destinée de ce guerrier du nord, qui, après la vie la plus
aventureuse, vient expirer sur une côte que le sort avait placée si loin de
son berceau. Les
expéditions par terre de Bougie et de Stora, sans parvenir jusqu'à Gigelly,
avaient néanmoins contribué à la prise de la place, en attirant l'attention
des peuplades kabyles des environs. Elles soutinrent aussi quelques petits
combats, où périrent 5 ou 6 hommes, de sorte qu'en définitive la possession
de ce nouveau poste nous coûta une douzaine d'hommes de tués et une
soixantaine de blessés. Le
général Galbois n'avait eu à lutter que contre le mauvais temps dans sa
pointe sur Djimmilah ; la route était déjà connue, et les populations alliées
de la France. La colonne arriva le 19 mai au but de sa marche et se mit sur-le-champ
à travailler à un camp retranché, qui fut établi à quelque distance de la
position qu'avait occupée le 3e bataillon de tirailleurs sur laquelle on
éleva une colonne pour perpétuer le souvenir du beau fait d'armes dont elle
avait été le théâtre. Huit jours après, le général passa une revue générale,
à laquelle se joignirent 2 ou 500 cavaliers des tribus soumises, qui
voulurent défiler avec nos troupes. Bientôt, à la porte du camp, s'établit un
marché bien pourvu de toutes les productions du pays ; quelques Kabyles, race
essentiellement industrieuse et économe, se chargèrent même, moyennant un
médiocre salaire, de transporter des vivres depuis Milah jusqu'au nouveau
camp ; ils l'approvisionnèrent en même temps de bois de chauffage, dont le
pays était entièrement dépourvu ; le service du nouveau poste se trouva ainsi
parfaitement organisé. De Djimmilah le général Galbois se porta sur Sétif, où
il établit notre kalifat, qui, cette fois, soutenu du corps français établi à
huit lieues, et du bataillon turc qu'on lui donna pour servir immédiatement
sous ses ordres, osa prendre enfin les rênes de son gouvernement ; il avait
pour compétiteur Ben-Salem, kalifat d'Abd-el-Kader, dans le Sébaou ; mais
toute l'influence de l'Émir ne put empêcher que Ben-Salem, poursuivi
jusqu'au-delà de Zamourah, par la petite colonne française que le général
Galbois avait lancée à sa poursuite, ne fut forcé d'abandonner tout-à-fait la
partie. Ainsi se préparait peu à peu l'exécution du projet favori du maréchal
; l'inauguration de la communication d'Alger à Constantine était réservée au
duc d'Orléans. Ce dernier, après avoir visité les postes de Bougie et de
Gigelly, débarqua le 8 septembre 1839 à Philippeville, où les autorités
françaises et indigènes de la province étaient venues le recevoir. Entouré de
cette escorte brillante et pittoresque, le prince inspecta les établissements
français des bords de la mer et ceux jalonnant la route de Stora à
Constantine, et fit son entrée solennelle dans cette capitale, le 12, à 11
heures du matin. La
population indigène était sortie, pour lui, de son calme et de son
indifférence habituelle ; plus de 10.000 personnes de tout âge et de tout
sexe se portèrent à sa rencontre sur l'esplanade de Coudiat-Aty ; des
acclamations bruyantes, des cris, de triomphe partaient de cette foule serrée
autour du prince et de son état-major. Le silence se rétablit tout-à-coup,
lorsqu'à peu de distance de l'Arc-de-Triomphe élevé sur l'esplanade, le
scheick vénéré El-Beled, vieillard de 90 ans, et qui depuis cinquante ans
n'avait pas franchi les portes de Constantine, vint, porté par ses fils,
offrir au prince des actions de grâce pour les bienfaits que le gouvernement
français répandait sur cette population dont il était le pasteur spirituel. De
ses propres mains, le prince lui remit la croix d'honneur, et la même
distinction fut accordée à plusieurs de nos kalifats. Après quelques paroles
prononcées en souvenir des braves morts devant la ville en 1836 et 1837, et
une marque d'attention accordée au monument élevé en leur mémoire, le prince
entra dans la ville, dont les rues étaient pavoisées de riches tapis ; son
séjour n'y fut qu'une suite de fêtes. La sécurité était si grande alors dans
la province, qu'un officier de chasseurs, M. Peragallo, accompagné d'un seul
Français et de sept ou huit indigènes, parcourut tout le pays dans un rayon
de 40 lieues, et acheta sans obstacles des chevaux pour son régiment. Ce fut
sous ces heureux auspices que le corps expéditionnaire partit de Constantine,
le 16 octobre, par un temps magnifique. Après avoir traversé Milah et
Djimmilah, dont le duc d'Orléans admira le bel Arc-de-Triomphe, qu'il proposa
de transporter en France, pierre par pierre, on arriva à Sétif. Le kalifat de
la Medjana avec les Turcs réunis aux notables de la ville vinrent à la
rencontre de la colonne ; plusieurs scheiks des environs de Bougie, qui
jusqu'alors s'étaient tenus à l'écart, accoururent pour voir le prince et
faire leur soumission entre ses mains. L'occupation définitive de Sétif par
un corps permanent français fut dès lors résolue, et l'on travailla de suite
à réparer la vieille citadelle romaine, dont les épaisses murailles avaient
cédé sur quelques points à l'action du temps. Bientôt elle devint une
excellente place d'armes et reçut le nom de fort d'Orléans. Satisfait de tout
ce qui l'entourait, voyant que le temps s'annonçait au beau fixe, le maréchal
se décida enfin à pénétrer cette fois dans la vallée de l'Isser, et de là au
sahel d'Alger. Ce projet n'avait été jusqu'alors qu'une éventualité, et même
le secret en fut conservé jusqu'au moment où l'on s'engagea dans les Portes-de-Fer
; pour ne pas laisser la Medjana dégarnie de troupes, le maréchal appela de
Constantine le général Galbois, qui avec un renfort rejoignit Sétif à marches
forcées. A son arrivée toutes les troupes furent partagées en deux divisions,
la première, sous les ordres du duc d'Orléans, devait franchir le fameux
défilé ; et la deuxième, commandée par M. de Galbois, accompagner la première
jusqu'à l'entrée des montagnes, puis revenir compléter l'établissement de
Sétif et l'organisation de la Medjana. Ordre fut immédiatement expédié au
général Rulhières, qui commandait la division d'Alger, de se porter sans
retard au camp du Fondouck, sur l’Oued-Kaddara, de manière à donner la main
en cas de besoin au corps expéditionnaire, lorsqu'il déboucherait dans la
vallée de l'Isser. L'armée
ainsi organisée séjourna encore à Sétif pour laisser passer quelques jours de
pluie. Le 25 octobre les deux divisions partirent ensemble, se dirigeant sur
Zamourah, petite ville au nord-ouest qui jusqu'alors ne s'était pas encore
soumise, et bivouaquèrent à Aïn-Turco, sur les bords du Bousselam. Dans la
nuit le kalifat de la Medjana, El-Mokrani, vint au camp annoncer que Zamourah
avait reconnu son autorité, et que les Turcs de cette ville et des environs
demandaient à entrer à la solde de la France. Le maréchal Valée confia alors
au général Galbois le soin de compléter toute cette affaire à son retour, et
se dirigea au sud-ouest vers une citadelle appelée le fort Medjana et bâtie à
la source d'un cours d'eau qui se jette dans l'Adjédid. C'était la première
fois que les Français foulaient le bassin de cette grande rivière ; le
maréchal visita le fort, et le général Galbois reçut l'ordre de le réparer à
son retour et d'y installer une garnison de cinquante Turcs pour servir de poste
avancée à la position de Sétif. Dans les marches suivantes, l'armé passa eu
vue des petites villes arabes de Callaa et de Slissa dont elle aperçut les
minarets ; les habitants avaient fait acte de soumission ; enfin, la 28
octobre eut lieu la séparation des deux divisions ; la deuxième, avec le
général Galbois, rebroussa chemin ; et la première, conduite par des chefs
arabes connus sous le nom de scheicks des Portes-de-Fer, marcha droit vers le
passage qu'elle atteignit vers midi. « La chaîne à travers laquelle il
est pratiqué est formée, dit le maréchal Valée, par un immense soulèvement
qui a relevé verticalement les couches de roches, horizontales lors de leur
formation. L'action des siècles a successivement corrodé les parties de
terrain autrefois interposées entre les bancs de rochers, de telle sorte que
ces derniers présentent aujourd'hui une suite de murailles verticales
impossibles à franchir. Un seul passage a été ouvert par l'Oued-Biban ou
l'Oued-Bouketon, ruisseau salé, à travers les énormes remparts formés d'un
calcaire noir ; leurs faces verticales s'élèvent à plus de cent pieds de
haut, et se réunissent par des déchirements inaccessibles à des murailles
analogues qui couronnent le sommet de la chaîne. Le passage, dans trois
endroits, n'a que quatre pieds de large ; il suit constamment le lit du
torrent qui l'a formé ; le sol en est composé de masses de cailloux roulés
lors des grandes crues, et qui rendent très pénible la marche des hommes et
des chevaux. Le passage devient tout-à-fait impraticable pendant les grandes
pluies. Alors, le courant arrêté par le rétrécissement auquel on a donné le
nom de portes élève quelquefois son niveau jusqu'à 50 pieds au-dessus du sol,
et les eaux, s'échappant ensuite avec violence, inondent entièrement
l'étroite vallée qui les reçoit en aval. » Ordinairement l'imagination
peint les objets beaucoup plus terribles qu'ils ne le sont, mais ceux qui
voient ce passage pour la première fois s'étonnent de le trouver encore plus
difficile qu'ils ne l'avaient supposé. Les Romains, dont on retrouve presque
partout la trace dans la Régence, - ne paraissent pas avoir jamais suivi
cette route ; peut-être de leur temps était-elle tout-à-fait impraticable ;
les travaux qu'on a faits depuis pour l'élargir ne remontent pas au-delà de
deux ou trois siècles, comme le prouvent les traces de mine qu'on y aperçoit
encore. A peine
l'armée avait-elle franchi les Bibans qu'elle fut assaillie par un violent
orage, qui retarda sa marche ; le 29 octobre elle traversa, en observant la
plus exacte discipline, un grand bourg nommé Beni-Mansour, appartenant à une
tribu puissante dont les chefs reconnaissaient l'autorité de notre kalifat
El-Mokrany ; aussi les Arabes parurent-ils nous voir sans répugnance, et
plusieurs même vinrent apporter des provisions aux soldats. On marchait
rapidement parce qu'on avait hâte d'arriver à l'Oued-Sidy-Mansour, la seule
rivière d'eau douce qu'on trouve dans ces montagnes ; depuis cinquante heures
les chevaux n'avaient pas bu, et ils étaient exténués. Les Arabes appellent ce
passage le chemin de la soif, et jamais nom ne fut mieux donné. Après un
repos de deux heures auprès des eaux bienfaisantes du Sidy-Mansour, l'armée
remonta les bords de cette rivière, qui change plusieurs fois de nom, comme
la plupart de celles de la Régence, ce qui introduit un peu de confusion dans
le récit. A six heures du soir le bivouac fut établi sur la rive droite, sur
l'extrême limite de la province de Constantine. Le
lendemain on pénétrait sur le territoire où dominait Ben-Salem, kalifat de
l'Emir, qui s'annonçait avec des intentions hostiles. L'armée française
foulait précisément la contrée pour la possession de laquelle on avait tant
négocié, depuis le traité de la Tafna, sans pouvoir s'entendre ; au 30
octobre, Ben-Salem veillait en armes sur cette frontière qu'il regardait
comme la sienne. Afin de déjouer ses projets, le maréchal Valée fit partir le
duc d'Orléans du bivouac une heure avant le jour, pour occuper avec un corps
de troupes une position avantageuse dont on craignait que l'ennemi ne
s'emparât ; ce mouvement fut exécuté sans obstacles. Dans la matinée, l'armée
cheminait sur une rangée de collines quand on aperçut Ben-Salem couronner
avec ses troupes les crêtes opposées ; puis sur un mouvement offensif,
exécuté par la colonne française, il se retira sans tirer un coup de fusil,
comme s'il n'avait voulu que constater la violation de son territoire.
L'armée française arriva vers le milieu du jour à Hamza, vieille forteresse
construite jadis pour barrer la route, mais alors complètement abandonnée,
n'ayant que des revêtements tombant en ruines, et quelques mauvaises pièces
de canon en partie enclouées et incapables de tout service. On se reposa deux
heures sous ses murailles, puis la colonne traversa un pays coupé et
difficile, mais où l'on ne trouva point d'ennemis. Le lendemain on entra dans
le territoire des Beni-Djaad, grande tribu entièrement hostile ; le maréchal
redoubla de précautions ; il fit marcher les troupes en colonnes serrées pour
offrir moins de prise à l'ennemi. On descendait alors la rive droite de la
difficile vallée de lasser ; vers les 10 heures quelques coups de fusil
furent tirés sur l'arrière-garde, qui ne s'en inquiéta guère. Pendant la
grande halte les coureurs ennemis devinrent plus nombreux ; ils finirent par
s'établir en face sur un mamelon dominant la route que l'on devait suivre. Le
duc d'Orléans les fit attaquer par un petit détachement de cavalerie et
d'infanterie ; les Arabes disparurent et se bornèrent dès lors à tirailler
avec l'arrière-garde, jusqu'au moment où deux obus lancés sur un groupe les
arrêtèrent tout-à-fait. La colonne, quelques heures après, passa l'Isser sur
le pont Benhini et vint établir son bivouac sur la rive gauche, au confluent
du Zeytoun ; restait encore à gravir les limites occidentales de la vallée
formées par le massif des Monts-Ammours, dernier obstacle à vaincre pour
arriver aux bords du Kaddara, où la division Rulhières attendait le maréchal.
L'arrière-garde formée du 17e léger, commandé par le colonel Corbin, continua
d'occuper les bords de l'Isser, pendant que le convoi gravissait péniblement
la route incommode, tracée par les Turcs sur les flancs déchirés de la
montagne. Attaquée plusieurs fois par les Arabes, elle les maintint à
distance, et ne se retira que lorsqu'un plus long retard eut été tout-a-fait
inutile ; l'ennemi continua à tirailler, mais assez faiblement, jusqu'à la
hauteur d'Aïn-Sultan, où les coups de fusil cessèrent entièrement. A quatre
heures la colonne passait le Kaddara, et mise en communication avec le corps
du général Dampierre, elle s'établissait sous le canon du camp de Fondouck FIN DU PREMIER VOLUME
|
[1]
Texte même du traité de Tafna :
Entre le lieutenant-général Bugeaud, commandant les
troupes françaises dans la province d'Oran
Et l'Émir Abd-el-Kader.
A été convenu le traité suivant :
Art. 1er. L'Émir Abd-el-Kader reconnaît la souveraineté
de la France en Afrique.
Art. 2. La France se réserve dans la province d'Oran,
Mostaganem, Mazagran et leurs territoires : Oran, Arzew, plus un territoire
ainsi délimité : à l'est, par la rivière de la Macta et le marais d'où elle
sort ; au sud, par une ligne partant du marais ci-dessus mentionné, passant par
le bord sud du lao Sebka et se prolongeant jusqu'à l'Oued-Malah (Rio-Salado)
dans la direction de Sidi-Saïd, et de cette rivière jusqu'à la mer, de manière
à ce que tout le territoire compris dans le périmètre soit territoire français.
Dans la province d'Alger : Alger, le Sahel, la plaine
de la Mitidja, bornée à l'est jusqu'à l'Oued-Khadara et au-delà ; au sud, par
la première crète de la première chaîne du Petit Atlas jusqu'à la Chiffa, en y
comprenant Blidah et son territoire, de manière à ce que tout le territoire
compris dans le périmètre soit territoire français.
Art. 3. L'Émir administrera la province d'Oran, celle
de Tittery, et la partie de celle d'Alger qui n'est pas comprise, à l'ouest,
dans les limites indiquées dans l'art. 2.
Il ne pourra pénétrer dans aucune autre partie de la
régence.
Art. 4. L'Émir n'aura aucune autorité sur les musulmans
qui voudront habiter sur le territoire réservé à la France, mais ceux-ci
resteront libres d'aller vivre sur le territoire dont l'Émir a
l'administration, comme les habitants du territoire de l'Émir pourront venir
s'établir sur le territoire français.
Art. 5. Les Arabes vivant sur le territoire français
exerceront librement leur religion.
Ils pourront y bâtir des mosquées, et suivre en tout
point leur discipline religieuse sous l'autorité de leurs chefs spirituels.
Art. 6. L'Émir donnera à l'armée française :
30.000 fanègues (d'Orient) de froment et 30.000 d'orge
; 5.000 bœufs.
La livraison de ces denrées se fera à Oran par tiers ;
la première livraison aura lieu du 1er au 15 septembre 1837, et les deux autres
de deux mois en deux mois.
Art. 7. L'Émir achètera en France la poudre, le soufre
et les armes dont il aura besoin.
Art. 8. Les Coulouglis qui voudront rester à Tlemcen ou
ailleurs y posséderont librement leurs propriétés et y seront traités comme les
Hadars ; ceux qui voudront se retirer sur le territoire français pourront
vendre ou affermer librement leurs propriétés.
Art. 9. La France cède à l'Émir Harshgoun (la côte et
non l'île), Tlemcen, le Méchouar, et les canons qui étaient anciennement dans
cette dernière citadelle. L'Émir s'oblige à faire transporter à bras tous les
effets, ainsi que les munitions de guerre et de bouche de la garnison de
Tlemcen.
Art. 10. Le commerce sera libre entre les Arabes et les
Français qui pourront s'établir réciproquement sur l'un ou l'autre territoire.
Art. 11. Les Français seront respectés chez les Arabes,
comme les Arabes chez les Français.
Les fermes et les propriétés que les sujets Français
auront acquises ou acquerront sur le territoire arabe leur seront garanties ;
ils en jouiront librement, et l'Émir s'oblige à leur rembourser les dommages
que les Arabes leur feraient éprouver.
Art. 12. Les criminels des deux territoires seront
réciproquement rendus.
Art. 13. L'Émir s'engage à ne concéder aucun point du
littoral à une puissance quelconque, sans l'autorisation de la France.
Art. 14. Le commerce de la régence ne pourra se faire
que dans les ports occupés par la France.
Art. 15. La France pourra entretenir des agents auprès
de l'Émir et dans les villes soumises à son administration, pour servir
d'intermédiaires près de lui aux sujets Français, pour les contestations
commerciales et autres qu'ils pourraient avoir avec les Arabes.
L'Émir jouira de la même faculté dans les villes et
ports français.
Tafna, 30 mai, 1837
Le lieutenant-général commandant la province d'Oran,
BUGEAUD.
Cachet du
général Bugeaud. — Cachet d'Abd-el-Kader.
[2]
Entièrement différente de celle qui occupe les montagnes entre Blida et Médéah.
[3]
On appelle généralement Sahel, dans la Régence, un terrain montagneux et boisé
situé sur les bords de la mer.