Le maréchal Clausel
revient commander en Afrique. — Projets d'évacuation de Bougie. — Le choléra
en Afrique. — Un nouveau Bey nommé à Médéah. — Expéditions de Mascara et de
Tlemcen. — Le général Perregeaux parcourt la vallée du Bas-Chélif et la
soumet. — Le général - D'Arlanges à la Tafna. — Le général Bugeaud une
première fois en Afrique. — Bataille de la Sicka. — Le général l'Etang
commande à Oran et ravitaille le Méchouar. — Le maréchal Clausel de retour à
Alger. — Projets manqués sur Médéah et Miliana. — Le maréchal et le Cabinet.
— Première expédition sur Constantine. — Le maréchal Clausel remplacé.
Le
maréchal Clausel arrivé en Afrique pour venger l'échec de la Macla, fut reçu
avec des transports de joie par toute la colonie : il était la
personnification du nouveau système d'extension et de conquête dans lequel le
cabinet voulait entrer : cependant, une des premières pensées du nouveau
gouverneur fut un projet d'évacuation de Bougie : cette ville, seule au
milieu de ce groupe de montagnes que nous avons appelé la grande Kabylie,
formait toujours un point isolé, sans commerce et sans relations avec les
sauvages populations qui l'entouraient ; sa garnison se décimait par
l'inaction fct la nostalgie ; cependant une foule de combats avaient signalé
l'année 1835 ; mais ils étaient si insignifiants, si monotones, qu'ils
avaient finis par ne plus amener même une distraction : On savait que les
Kabyles ne pourraient jamais faire courir un péril sérieux même à un simple
blockhaus, et nous étions trop faibles pour avoir aucune action chez eux ;
l'occupation prématurée de ce point avait donc - été une faute, restait à
savoir si son évacuation n'en serait pas une seconde. Le maréchal le pensa et
il eut raison : rien n'est fâcheux en Afrique comme un pas rétrograde ;
seulement la garnison fut réduite au nombre le plus strictement nécessaire à
la conservation de la place. L'ambition de tous les commandants, qui
s'étaient succédés à ce poste, avait été de nouer un commerce avec les
indigènes ; M. Salomon de Mussis, en 1856, se crut un moment sur le point d’y
réussir ; un jeune Kabyle avait amené quelques bœufs chez les Français ; mais
sa famille devint si suspecte aux autres Musulmans, que pour regagner leur
confiance, son chef attira M. Salomon de Mussis, le 4 août, dans une
conférence, et le massacra de la manière la plus cruelle et la plus perfide ;
on doit ajouter à la louange des Kabyles qu'ils parurent épouvantés eux-mêmes
de cet horrible crime. Ils cessèrent quelques temps de venir tirailler autour
de Bougie ; mais comme le pays d'alentour était désert, les Français ne s'y
trouvèrent pas mieux et les hostilités finirent par recommencer de part et
d'autre. Le
choléra, que le maréchal Clausel semblait avoir apporté dans la capitale de
la Régence, vint mêler ses crêpes aux fêtes qui célébrèrent son arrivée ; le
fléau offrait tout-à-fait les mêmes caractères qu'en Europe ; il frappait
principalement sur les tempéraments affaiblis par la vieillesse, les excès,
la misère. Les indigènes, et parmi eux les Juifs, vivant dans des habitations
basses et mal aérées, se nourrissant de fruits ou de viande de mauvaise
qualité, offrirent proportionnellement le plus grand nombre de victimes.
L'autorité organisa trois espèces d'hôpitaux, pour les Européens, les Maures
et les Juifs ; puis, pour déblayer le foyer de mortalité qu'offrait la ville,
on décida que les Juifs iraient camper sur le sommet de Boujaréah, où un air
vif et pur modifia bientôt l'intensité de la maladie. Des citoyens généreux,
entr'autres M. de Viallard, se dévouèrent à la pénible tâche d'inspirer à
cette malheureuse population quelques idées de propreté et d'hygiène ; Alger
perdit alors un millier de ses habitons ; Blida, où la maladie n'avait pas
tardé à se montrer, fut proportionnellement plus maltraité, et dans les
populations environnantes, la mortalité fut encore plus grande. Dans
l'automne, la maladie disparut tout-à-fait des environs d'Alger. Le fléau,
qui décimait les Arabes, n'arrêta pas le cours de leurs querelles intestines,
résultat de l'anarchie dans laquelle ils étaient tombés. En vain le maréchal
Clausel essayait de les rallier à la cause de la France, en leur désignant
des Beys pour les gouverner ; comme on n'avait pas de troupes à leur donner,
la plupart de ces titulaires n'essayaient même pas de se mettre en possession
de leur gouvernement, et la France manquait de dignité en abandonnant ceux
qu'elle avait élevés sur le pavois. Une seule fois ces nominations parurent
avoir quelque résultat, et ce fut à Médéah. Depuis que Ben-Omar, le Bey
installé par le Maréchal Clausel lors de son premier gouvernement, était
revenu à Alger en 1851 avec le général Berthézène, cette malheureuse ville
était restée sans autorité et en quelque sorte au premier occupant. Sentant
bien le désavantage d'une pareille position, plusieurs fois les habitants
s'étaient adressés aux commandants successifs d'Alger, pour leur demander
gouvernement et protection, et surtout du secours contre les brigandages des
tribus environnantes ; enfin le 24 novembre 1854, M. Drouet-d'Erlon avait
reçu une mission ainsi conçue : « Louange
à Dieu ; la puissance est à Dieu seul ; les grands, les Scheicks, et tous les
habitants de la ville de Médéah. « A
M. le gouverneur général', salut à lui : « Votre puissance est établie
sur nous ; vous êtes un homme supérieur ; vous dirigez une grande
administration et vous avez beaucoup de guerriers. Quand vous prîtes Alger,
vous détruisîtes le gouvernement qui existait, et ensuite vous avez laissé
sans chef notre province et bien d'autres ; nous venons vous demander justice
; si vous nous la refusez, nous irons la demander au sultan de France ; il
jugera si nous, ainsi que d'autres, pouvons rester sans gouvernement. Dites
ce que nous devons faire et dirigez-nous ; si vous voulez nommer un Bey pour
la province, envoyez des soldats avec lui ; il nous gouvernera et nous serons
ses amis et vos alliés. Ce que vous ordonnerez, nous le ferons ; en nous
abandonnant à nous-mêmes, vous n'agissez pas comme il convient à des hommes
puissants comme vous. Autrefois quand les Turcs s'emparaient d'un pays, ils y
établissaient une autorité. Voyez donc ce que vous voulez faire pour nous ;
nous vous jugerons selon vos décisions bonnes ou mauvaises. » Cette
lettre que nous avons rapportée pour donner un échantillon des idées et du
style des indigènes, semble prouver qu'il n'eut pas été difficile de pacifier
ce pays dans le principe, avec un plan fixe et une force suffisante pour le
soutenir. C'est ce qui manqua constamment en Afrique ; notre indécision
encouragea nos ennemis, et fonda la puissance d'Abd-el-Kader, qu'il fallut
ensuite détruire avec une grande perte de sang et d'argent. Le premier soin
du maréchal Clausel, lors de son arrivée en Afrique, avait été d'essayer
d'utiliser la bonne volonté des gens de Médéah, en leur donnant un nommé
Mohammet-ben-Hussein pour les gouverner. C'était un vieux Turc qui, par sa
femme, avait des relations de parenté avec le Scheick d'une puissante tribu
des environs ; mais des populations ennemies interceptaient les
communications, et le maréchal n'avait pas seulement une escorte à donner à
son protégé ; heureusement que, dans les premiers jours d'octobre 1855, on
vit arriver à Alger 150 Scheicks ou notables de Médéah ou des environs qui
avaient entrepris un voyage très dangereux pour venir chercher leur nouveau
souverain. Ils furent reçus avec toutes les marques de considération que put
leur donner le gouverneur ; il s'empressa d'investir, en leur présence, le
Bey Mohammet de sa nouvelle dignité. La cérémonie eut lieu dans la cour du
palais du gouverneur. Dès le matin, les galeries qui l'entourent étaient
remplies de fonctionnaires civils et militaires. A midi, arrive le nouveau
dignitaire suivi d'une nombreuse escorte ; son lieutenant se place à sa
gauche, son chiaoux ou bourreau, personnage important et honorable chez les
Arabes, immédiatement derrière lui, le yatagan au côté et tenant à la main un
grand bâton blanc, signe de sa dignité. Les Scheicks les plus importants, au
nombre de seize, se rangent en croissant à droite et à gauche. Le maréchal
Clausel entre dans la cour entouré de son état-major, et accompagné du
colonel Marey, Aga des Arabes ; une compagnie de grenadiers, rangée au fond
de la cour, leur rend les honneurs militaires. Le maréchal s'adresse au
nouveau Bey et lui dit : « Au nom du Roi des Français, seul et »
véritable sultan de l'Algérie, je vous fais Bey de Tittery. » Après ces
paroles, le nouveau Bey reçoit un yatagan à fourreau d'or, son lieutenant un
yatagan à fourreau d'argent. On le revêt d'un caphtan, espèce de tunique en
soie brochée d'or. Les Scheicks, ses nouveaux sujets, reçoivent des burnous
rouges, et les chefs de tribu qui étaient venus assister à cette inauguration,
des burnous blancs. Les Arabes notables n'ont que des haïcks et des sandales.
Le maréchal Clausel se plaisait à ces vaines cérémonies qu'il pensait bien
gratuitement laisser une impression profonde sur l'esprit des Musulmans. Le
nouveau Bey, accompagné d'une force française, s'avança jusqu'à Bouffarick ;
on espérait que - son gouvernement le recevrait à bras ouverts ; il n'en fut rien
; Mohammet, qui semble n'avoir pas manqué de courage, passa la montagne dans
la nuit, accompagné seulement de son escorte musulmane ; après quelque temps
de séjour dans la tribu avec laquelle il avait des relations, il parvint même
à s'installer dans Médéah, sa capitale, au moment où le maréchal occupa une
seconde fois le Col de Mouzaïa, comme nous le dirons plus tard. Abd-el-Kader
remuait aussi tout le centre de la Régence pour se créer des partisans, et
détourner l'orage qui allait fondre sur sa capitale ; il s'attacha
définitivement notre ancien Aga de Coléah, Mahiddin-el-Seghir, de la famille
des Embarrecks, et le nomma Bey de Milianah. Celui-ci pénétra jusqu'aux
environs d'Alger avec toutes les tribus de l'ouest, et ne se proposait rien
moins, disait-il, que de nous chasser de la ville. Le 16 octobre, il vint
avec toutes ses troupes attaquer le camp de Bouffarick, qui n'eut pas de
peine à le repousser. Le lendemain, le maréchal alla chercher lui-même
l'ennemi, et le rencontra non loin du camp ; les Arabes occupaient un front
de bataille très étendu ; leur droite s'appuyait sur les hauteurs de Blida,
et leur gauche touchait presque aux - pentes du Sahel. Notre ligne de
tirailleurs engagea bientôt la fusillade avec l'ennemi qui se retirait peu à
peu vers la montagne. Dès qu'il se massait quelque part, un coup d'obusier
suffisait ordinairement pour le disperser ; il n'essaya de défendre qu'avec
mollesse, le passage de la Chiffa. Cette petite rivière traversée, l'armée
française trouva devant elle le Bouroumy, puis le Jer, autre ruisseau qui
descend de la montagne et aux sources duquel Hadji-el-Seghir avait établi
-son camp ; il fut abandonné dès que nous approchâmes. Les Arabes se
retirèrent sur les mamelons inférieurs du petit Atlas, où deux étendards
rouges annonçaient la présence du lieutenant d'Abd-el-Kader. Cependant, cette
position ne leur parut bientôt plus assez sûre, car on voyait leurs bagages
s'enfoncer dans l'intérieur de la montagne. L'infanterie se mit à escalader
les premières pentes, pendant que les chasseurs et la garde nationale à
cheval finissaient de nettoyer la plaine. Les Arabes se retiraient sur les crêtes
successivement supérieures, tout en continuant un feu de mousqueterie assez
peu meurtrier, Pendant que l'infanterie se battait sur les pentes, le général
Rapatel, avec une escorte de quarante chasseurs et une vingtaine d'officiers,
voulut remonter une gorge conduisant au centre de la montagne. Tout-à-coup il
se trouva en présence de trois cents cavaliers arabes qui s'y étaient
embusqués. Profitant de la disposition des lieux qui ne permettait pas à
l'ennemi de se développer, le général Rapatel fond sur lui, tue un chef de sa
propre main ; presque chaque officier en fait autant ; les Arabes se
débandent ; on les poursuit en leur tuant des hommes et des chevaux ; tous
les ennemis étaient disparus, quand l'armée revint camper pour la nuit
derrière l’Oued-Jer. Les jours suivants, on parcourut tout le pays des
Hadjoutes sans pouvoir les rencontrer ; on s'avança même jusqu'à Kobr-Roumia (Tombeau de la
Chrétienne), à
vingt lieues à l'ouest où nos armes n'avaient pas encore pénétré ; l'ennemi
ne se montra nulle part. Le 21, on revint sur Blida dont les habitants nous
fournirent des provisions ; le lendemain, les troupes revinrent coucher dans
leur camp, et les généraux Clausel et Rapatel rentrèrent dans Alger par la
plaine de l'est. Cette
petite expédition porta un coup sensible à l'influence du lieutenant
d'Abd-el-Kader dans les environs d'Alger ; il ne reparut plus que pour
essayer quelques brigandages qui, chaque fois, éprouvèrent un châtiment
sévère de la part du colonel Marey, commandant alors du camp de Bouffarick.
Ce dernier avait pris aux Arabes leur manière de faire la guerre, et les
désolait en leur enlevant leurs troupeaux. Une foule de petits combats
résultèrent de ces rapides expéditions qui toutes se ressemblent. Cependant
le gouvernement français prenait des mesures pour venger plus sérieusement
encore l'échec de la Macta. Une expédition sur Mascara était décidée, afin
d'installer Ibrahim dans la capitale de son ylick, où l'on espérait qu'il pourrait
se maintenir. Trois nouveaux régiments, désignés pour y prendre part, furent
débarqués à Oran dans le courant de l'automne 1855. Ils étaient accompagnés
d'un matériel considérable en artillerie et en provisions de guerre de toute
espèce. Ces nouvelles forces permirent d'étendre nos lignes autour de la
place, pour donner un peu plus de territoire aux troupeaux de nos alliés.
L'héritier présomptif de la couronne s'annonçait comme devant associer ses
efforts à ceux de l'armée ; nos soldats y puisaient un nouveau courage et les
colons un surcroît d'espoir. C'était la preuve la plus éclatante que pût
donner le gouvernement, de l'intérêt qu'il portait à notre conquête. La
visite du prince Royal avait du reste un autre but que la guerre et la
vengeance. Quoique sans mission officielle, il devait voir par ses yeux
l'état de la colonie et l'avenir qu'offrait ce pays, objet de tant de
controverses. Débarqué pour la première fois en Afrique le 10 novembre 1835,
il fit son entrée dans Alger, sur un magnifique cheval indigène, bridé et sellé
à la manière arabe, couvert d'une housse en soie, brochée d'or et d'argent,
semblable à celle qui couvrait habituellement le cheval du Dey, quand il se
promenait dans la ville. Il semble que le prince avait voulu devenir
tout-à-fait Africain, pour le peu de jours qu'il devait passer à Alger. Il
demanda l'hospitalité à Mustapha-Pacha, fils d'un des prédécesseurs
d'Hussein-Dey, et le plus riche Musulman de toute la Régence. Celui-ci parut
flatté de cette distinction, et soit dévouement, soit ostentation, fit tous
ses efforts pour la mériter. Sa demeure, dont l'extérieur était triste et
sombre, comme toutes celles d'Alger, renfermait dans l'intérieur toute la
pompe du luxe oriental auquel, depuis notre séjour en Afrique, s'était joint
quelque chose de l'aisance européenne. De gracieux jets d'eau, des corbeilles
de fleurs odorantes, des marbres éclatants, des tapis précieux, ornaient
partout les appartements destinés au prince ; tout le premier étage lui était
consacré ; Mustapha et ses femmes s'étaient retirés au rez-de-chaussée. Le
duc d'Orléans fut étonné de l'éclat presque royal dont il était entouré, et
en remercia son hôte avec cette grâce digne et simple qui lui était
naturelle, et qu'excitait encore le désir de créer à la France des partisans
sincères parmi les anciens notables de la ville. Le lendemain de son arrivée,
le prince visita les hôpitaux, la Casbah et le fort de l'Empereur. Les revues
et les plaisirs se partagèrent le reste du temps qu'il passa dans la ville.
La journée du 13 fut consacrée à une course aux avant-postes. Arrivé à
Bouffarick, une négresse esclave vint se jeter à ses pieds, en le suppliant
de la soustraire aux mauvais traitements de son maître ; il la racheta de ses
deniers, la dota et la maria avec un nègre, soldat aux gendarmes Maures qui
voulut bien s'en accommoder. Retenu plus longtemps qu'il ne le pensait par un
temps affreux, il ne s'embarqua définitivement pour Oran que le 19, sur le
Castor. Trois autres bateaux à vapeur marchaient de conserve avec lui,
portant le maréchal Clausel, Le colonel de l'Etang et le fameux Youssouf,
qui, sur l'invitation du prince, venait chercher à Oran un nouveau théâtre
pour sa bravoure. Le commandant Lamoricière et ses zouaves faisaient aussi
partie de l'expédition. A peine arrivé à Oran, le maréchal Clausel poussa
tous les préparatifs pour une prochaine entrée en campagne, avec cette
activité dont il était éminemment doué. L'Emir avait forcé toutes les tribus
établies entre Oran et Mascara, à se retirer derrière cette dernière ville,
de sorte que nous n'avions ni vivres frais, ni renseignements exacts sur les
forces que nous allions avoir à combattre. De vagues rumeurs donnaient à
l'Emir jusqu'à 25 ou 30.000 hommes, mais ce nombre était évidemment exagéré.
Le 19, un détachement de Garabas conduisit à Oran quelques troupeaux qu'on
s'empressa de leur acheter ; ils s'offraient même de marcher avec nous contre
Abd-el-Kader, mais ceux qui faisaient cette proposition avaient un air si
équivoque qu'on les prit pour des espions plutôt que pour des alliés ; ils
partirent et l'on n'en entendit plus parler. Ils durent rapporter dans leur
désert des nouvelles - effrayantes pour nos ennemis. La ville d'Oran, qui,
dans les temps ordinaires ne contenait que 7.000 âmes, perdues dans un espace
qui pouvait en renfermer 30.000, alors encombrée d'une foule de militaires de
tout grade, d'employés, de curieux, était devenue tout-à-coup aussi bruyante
que le quartier le plus populeux de Paris. La santé des troupes était très
bonne, le temps admirable. La revue qui devait précéder le départ définitif
eut lieu au Figuier, où la plus grande partie des troupes était réunie depuis
quelques jours. C'était un camp retranché établi dans une immense plaine,
semblable aux savanes de l'Amérique du Nord, et si entièrement dépouillée
d'arbres, qu'à dix lieues à la ronde il n'en existe que celui dont ce lieu a
pris le nom. Cependant ce paysage a une grandeur et un intérêt dont on a
peine à se rendre compte, mais qui n'en est pas moins très réel. La vue de la
mer est également l'aspect le plus monotone qui existe, et peut-être celui
dont on se lasse le moins. Le jour de la revue, la plaine du Figuier
présentait un contraste frappant entre cette armée si brillante et cet
immense désert où elle était tout-à-coup jetée ; l'or de nos uniformes
tranchait sur la verdure uniforme de la plaine. La belle musique de nos
régiments envoyait se perdre dans la solitude, les airs qui faisaient les
délices des dilettanti parisiens. Le Bey Ibrahim et ses Turcs avaient appelé
à leur secours tout le luxe oriental de leurs majestueux costumes pour
paraître avec honneur au milieu de leurs alliés. Toutes les troupes, quelles
que fussent leur race et leur religion, semblaient ne rivaliser que d'ardeur
contre l'ennemi çommun, Les Turcs avaient peut-être un degré d'animosité de
plus contre les Arabes ; c'était un reste de la rivalité des deux peuples que
nous avions été assez heureux pour réveiller. Le prince, après cette revue,
revint passer encore une nuit à Oran, et s'établit le jour suivant au camp du
Figuier, qu'il ne devait plus quitter que pour prendre à la tête de sa
brigade la route de Mascara. Déjà on avait aperçu dans la campagne les feux
des bivouacs d'Abd-el-Kader ; l'armée les salua de ses transports
d'allégresse, car tout ce qu'elle craignait c'était de ne pas rencontrer
l'ennemi. Le 27 à midi, l'avant-garde se mit en marche sous les ordres du
général Oudinot, qui brûlait de venger la mort de son frère. Il avait pour
officier d'ordonnance un Turc, naguère attaché à ce dernier, et qui avait au
péril de sa vie arraché son corps aux Arabes, en le rapportant devant lui sur
son cheval, depuis Muley-Ismaël jusqu'à Oran ; c'était un jeune homme d'une
force et d'une bravoure extraordinaires, et qui déjà avait, sur les champs de
bataille, donné la mort à 19 Arabes. La brigade avant-garde passa la nuit à
l'ancien camp du général Trézel, sur le Tlélat, dont les fortifications
furent trouvées intactes. Le lendemain, le maréchal Clausel s'y rendit
lui-même, avec le reste des troupes et le prince Royal. Déjà Ibrahim et les
Musulmans auxiliaires qui précédaient toutes les troupes françaises, avaient
poussé jusqu'à deux lieues en avant sans rencontrer d'ennemi. Bientôt toute
l'armée arriva au défilé de Muley-Ismaël dont la possession avait-coûté un
combat sanglant au général Trézel et la vie au colonel Oudinot. Averties par
un souvenir si récent, les quatre brigades de l'armée se serrèrent sur quatre
lignes parallèles, afin de masser le plus possible toute la colonne ; mais,
cette fois, cette précaution devint inutile ; l'ennemi ne défendit pas ce
passage qui fut franchi avec le plus grand ordre, et, à une heure après-midi,
les quatre brigades débouchèrent à la fois dans la belle plaine, arrosée par
le Sig, dont on apercevait, à deux lieues et demie, les rives revêtues de
hautes broussailles ; sur ce terrain, l'armée marchait comme dans un champ de
manœuvre, sous un soleil radieux qui faisait briller les étendards, et
étinceler les baïonnettes. A cinq heures du soir, Ibrahim était campé de
l'autre côté du Sig, et toutes les troupes arrivèrent bientôt après sur les
bords de la rivière, où elles établirent le bivouac de la nuit. Dans ces
haltes, les troupes formaient un grand carré dont chaque brigade occupait un
côté, et dont le centre renfermait les bagages. Le maréchal avait eu d'abord
l'intention d'y laisser un millier d'hommes pour occuper un camp retranché
qu'il avait construit sur le Sig ; mais ce projet fut abandonné et toute
l'armée le suivit à Mascara. Le 1er décembre, le gouverneur conduisit, en
personne, quelques troupes à l'attaque d'un fort parti d'Arabes qui avaient
établi leur camp à peu de distance du nôtre. Après une courte résistance,
l'ennemi s'enfuit dans la montagne, en abandonnant plusieurs tentes qui
tombèrent entre nos mains, puis revint selon son habitude tirailler contre
nos soldats dès que le mouvement de retraite vers le camp se fut prononcé. A
partir du point où les troupes étaient campées, la route directe d'Oran à
Mascara s'avance perpendiculairement au cours du Sig, jusqu'au pied d'une
chaîne de hauteurs, qui sépare son bassin de celui de l'Habra, situé six
lieues plus loin. Les deux rivières coulent au nord-est, d'abord parallèlement,
puis se rapprochent et forment, par leur réunion, la Macta de funeste
mémoire. Le maréchal Clausel redoutait avec raison l'espace compris entre les
deux vallées, parce que la route s'y engage au fond d'une gorge étroite,
boisée, et qui offrait à notre rusé rival une de ces positions dont il savait
si bien tirer parti. En effet, Abd-el-Kader s'y était caché avec la plus
grande partie de ses troupes, et le camp établi au débouché de la plaine
n'était probablement qu'une amorce pour attirer les Français dans le piège.
Les fuyards, que chassait le maréchal dans sa sortie du 1er décembre, se
retirèrent vers la gorge, d'où l'on voyait sortir de temps en temps quelques
cavaliers peu nombreux comme pour nous engager au combat ; mais le gouverneur
avait expressément défendu au général Oudinot, qui commandait la cavalerie
avant-garde, de s'engager dans la montagne ; ce dernier chassa donc l'ennemi
jusqu'au bout de la plaine, puis fit battre la retraite, et rentra à six
heures du soir au camp où toutes les troupes étaient rassemblées. Durant
le combat du 1er décembre, les Arabes se battirent avec courage et
résolution. Plusieurs fois, ils s'approchèrent d'assez près pour que
l'artillerie pût tirer à mitraille ; aussi leur perte dut-elle être assez
forte. Après le combat, ils continuèrent à se montrer en force dans la gorge,
paraissant disposés à en défendre vigoureusement le passage. Le général
français résolut de tourner cette position formidable. La journée du 2 fut
consacrée au repos. Le 5, l'armée s'ébranla tout entière, marchant droit aux
positions ennemies, comme si elle avait eu l'intention de les attaquer
directement. L'artillerie lança quelques boulets sur des groupes compacts
d'Arabes, qui avaient osé se montrer dans la plaine et les força de regagner
bien vite les flancs de la montagne, puis tournant brusquement à gauche, la
colonne dessina enfin sa marche et descendit la vallée du Sig, pour arriver
ensuite dans celle de l'Habra et prendre le chemin de Mostaganem à Mascara.
Cette manœuvre allongeait un peu la route mais évitait un terrain difficile
où de grands moyens de défense avaient été entassés par Abd-el-Kader. Dès que
ce dernier s'aperçut de notre nouveau projet, il quitta à la hâte sa forte
position pour se jeter sur le flanc droit de l'armée française sans oser
pourtant abandonner entièrement les pentes des hauteurs qui lui offraient un
asile. Les Français continuèrent à marcher en plaine, parallèlement au cours
du Sig pendant que les Arabes, s'appuyant des broussailles qui couvrent le
pied de la montagne, les poursuivaient d'un feu incessant de mousqueterie.
Pour s'en débarrasser, l'aile droite française fit un mouvement offensif sur
la droite qui, soutenue par le feu de huit pièces de canon arrivées au galop,
balaya la plaine pour quelque temps. L'angle,
formé par la jonction des deux rivières, est occupé par un bois appelé la
forêt de l'Habra, qui, remontant assez loin sur les bords du Sig, rétrécit la
plaine découverte et la change en un défilé étroit, compris entre le pied des
montagnes d'un côté et la lisière du terrain boisé de l'autre. La chaîne de
hauteurs qui sépare les eaux des deux vallées, s'abaissant lentement pour se
perdre dans l'espace angulaire, ne forme plus qu'un rideau peu élevé au point
traversé par la route. Les pentes orientales de ce rideau se précipitent
brusquement dans un ravin profond qui les sépare du cimetière de
Sydi-Embareck dernière difficulté que l'armée avait à surmonter pour gagner
la route de Mostaganem. Il était planté, comme tous les lieux de repos des
Musulmans ? d'une foule d'arbres, parsemé de tombeaux et s'appuyait d'un côté
sur la montagne, de l'autre sur le bois de l'Habra dans lequel même il
s'enfonce assez profondément. Il coupait donc entièrement l'espace découvert
par où devait déboucher la colonne française. L'ensemble de tous ces
obstacles composait une assez bonne ligne de défense que la prévoyance de
l'Emir avait encore fortifiée, pensant que nous pourrions bien prendre cette
route. Chassée de la vallée du Sig, son infanterie avait été s'embusquer sur
la lisière du bois, dans le cimetière, tandis que sa cavalerie s'était -
portée un peu en avant, derrière le rideau de hauteurs dont nous avons parlé,
qui la dérobait entièrement à la vue des Français ; enfin trois pièces de
canon, placées sur un mamelon qui s'avance en promontoire des dernières
pentes de la montagne, enfilait directement le ravin. Impatients
de franchir l'obstacle qui leur bornait la vue, le maréchal Clausel et le duc
d'Orléans, accompagnés d'un peloton de cinquante chasseurs d'Afrique,
marchaient en avant de l'armée, précédés de quelques pas par cinq ou six
tirailleurs qui éclairaient la marche. A peine sont-ils arrivés sur la crête,
qu'ils se trouvent tout-à-coup en face des cavaliers arabes. Les deux
généraux et l'escorte brillante qui les accompagnait, cédant à un mouvement
de bravoure peut-être irréfléchi, entraînèrent le peloton de chasseurs à
l'attaque de cette foule ennemie, qui recula d'abord, étonnée de tant
d'audace ; mais bientôt elle s'arrêta et s'apprêtait à faire repentir les
assaillants de leur témérité, lorsqu'une compagnie d'infanterie et deux
obusiers se montrèrent à leur secours. Le reste de l'armée fut bientôt en
vue, et la cavalerie ennemie se retira en désordre ; restait le ravin à
franchir, et le cimetière de Sidy-Embarrack à enlever ; l'artillerie
française commença par le labourer de ses projectiles. La brigade Oudinot,
appuyant son extrémité à la montagne formait l'aile droite, la brigade
Perregeaux, qui rasait le bois de l'Habra, l'aile gauche, les zouaves et les
voltigeurs le centre de la ligne d'attaque. Un feu extrêmement vif partait
des pentes de la montagne, de la lisière du bois et du cimetière en face. Les
trois brigades s'ébranlent en même temps ; les pièces d'artillerie d'Abd-el-Kader
commencent à tirer d'une manière lente quoique assez juste ; le général
Oudinot et le duc d'Orléans sont blessés chacun d'une balle dans la cuisse,
mais les troupes marchent en bon ordre ; le ravin est franchi ; l'ennemi fuit
de toutes parts laissant le champ de bataille jonché de cadavres. L'armée
traverse rapidement ce dangereux passage, et débouche enfin dans la vallée de
l'Habra, où elle pouvait repousser facilement toutes les forces de l'Afrique
; à sept heures du soir, elle campe sur les bords de la rivière. Le
lendemain 4 décembre, toute l'armée passa l'Habra sur un pont construit
pendant la nuit, et vint se former sur la rive droite sous le feu de quelques
cavaliers arabes disséminés dans la plaine ; les boulets de l'artillerie les
dispersait sitôt qu'ils paraissaient vouloir se réunir. Au lieu de remonter
la vallée pour se diriger du côté de Mascara, le maréchal Clausel marcha
quelque temps, au nord-est vers Mostaganem, laissant s'accréditer le bruit
qu'il voulait gagner cette ville pour s'y ravitailler ; son intention était,
sans doute, d'engager les Arabes à descendre en force dans la plaine pour
pouvoir les joindre et livrer un combat un peu sérieux. Cette manœuvre n'eut
qu'un demi-succès ; une partie des ennemis se mit en effet à notre poursuite
mais les autres continuaient à se montrer sur les pentes des hauteurs au sud,
et dans une gorge profonde que suit la route qui devait nous conduire à
Mascara. A une heure après-midi, le gouverneur fit volte-face, et marcha
rapidement vers l'ennemi pour ne pas lui laisser le temps de s'établir
fortement dans la position qu'il ne voulait pas abandonner. Bientôt les deux
pentes de la gorge furent fouillées par les boulets de l'artillerie
française, et le désordre commençait à se mettre parmi les Arabes, quand les
tirailleurs et les zouaves les assaillirent au pas de course, et, dans moins
d'une demi-heure, les chassèrent de tous les postes qu'ils occupaient. Les
ennemis découragés disparurent sur tous les points à la fois. L'armée et les
bagages franchirent librement la gorge et la crête qui la termine, et
descendirent dans une petite vallée, où sont situés les marabouts connus sous
le nom de Sidy-Ibrahim : le maréchal Clausel y plaça son quartier-général
pour la nuit. Restait
à franchir pour arriver à Mascara un pâté de montagnes dont les cimes
s'élèvent en étage les unes au-dessus des autres, mélange confus de crêtes
escarpées, de pentes raides et déchirées, de vallées étroites et profondes,
se croisant dans tous les sens, au fond desquelles se glisse une route
tortueuse et très dangereuse à parcourir. L'armée fut divisée en quatre
brigades disposées de manière à former les quatre angles d'un quadrilatère
irrégulier, se modifiant suivant les formes du terrain : le centre était
occupé par le convoi ; une diagonale se confondait avec la route. Les
brigades tête et queue de colonne suivaient ainsi le fond des vallées, et
celles de droite et de gauche se maintenaient à la hauteur du convoi,
cheminant sur les crêtes les plus élevées. Les compagnies du génie eurent
quelques travaux à faire pour rendre le chemin praticable aux voitures ; la
journée fut pénible pour les troupes qui parcouraient un pays affreux et ne
trouvaient à boire qu'une eau désagréable et malsaine ; cependant elles
franchirent heureusement tous les obstacles, dissipant quelques groupes
d'Arabes qui essayèrent encore de nous barrer le passage et arrivèrent vers
le soir aux bords d'une source abondante et salubre nommée Aïn-Kebyra (la Grande
Fontaine). Pendant
qu'elles s'y délassaient de leurs fatigues, le maréchal Clausel, avec une
petite avant-garde, poussa jusqu'à un village nommé El-Bordgi, situé sur la
dernière crête des montagnes, et là il apprit que des scènes de meurtre et de
pillage venaient d'ensanglanter Mascara. L'Émir, désespérant de défendre sa
capitale, n'avait pas voulu y rentrer et s'était retiré au sud chez les
Hachems, avec quelques cavaliers qui lui restaient fidèles. D'autres Arabes
avaient envahi la ville, et massacré une foule de Juifs, de femmes et
d'enfants ; la famille d'Abdel-Kader elle-même n'avait pas été épargnée. A
ces tristes nouvelles, le maréchal Clausel, quoique éloigné encore de cinq
lieues de la ville, résolut de s'y porter le soir même par une marche forcée.
Il laissa deux brigades à la garde du convoi qui marchait lentement dans les
chemins difficiles, prit les deux autres avec lui, puis les devançant avec
une faible escorte, il arriva en vue des portes de Mascara, dans la soirée du
5 décembre. Elles furent sur-le-champ occupées par le colonel de l'Estang,
qui avait à ses ordres un escadron de chasseurs et de Spahis, et depuis lors
l'ordre y fut maintenu. A cinq heures, le prince royal y fit son entrée avec
le maréchal. La ville, où il ne restait plus que sept à huit cents Juifs
consternés et tremblants, offrait un spectacle pitoyable ; des traces de
carnage souillaient partout les rues, et l'incendie dévorait une partie des
maisons ; l'armée française rassura les rares habitants perdus au milieu des
ruines, et s'empressa de les aider à sauver ce qui restait de leurs effets. Notre
Bey Ibrahim était entré dans la capitale du gouvernement que nous lui avions
concédé ; mais les tribus voisines ne donnaient aucun signe de soumission. Il
désespérait de pouvoir s'y maintenir avec le seul soutien de ses fidèles
Turcs. Nous n'avions malheureusement pas de forces permanentes à laisser dans
la ville, et nous venions d'éprouver combien les communications avec les
ports de mer étaient difficiles ; Mascara était à moitié détruit. Tout ce qui
restait de vivant dans ces ruines nous suppliait de ne pas l'y abandonner. La
ville de l'Emir fut condamnée, mais on dut regretter amèrement que quelques
bataillons de plus ne nous permissent pas d'occuper définitivement un point
si important ; peut-être un séjour un peu prolongé aurait-il eu quelque résultat
pour la soumission du pays. Les trois jours qu'y passa l'armée française
furent consacrés à l'œuvre de destruction ; des magasins de soufre et de
salpêtre, rassemblés par l'Émir pour fabriquer de la poudre, servirent à
rallumer l'incendie à peine éteint ; les pièces de canon qui armaient les
murs et les forts furent en clouées ; on retrouva un obusier que nous avions
perdu à l'affaire de la Macta. Enfin le 9 décembre, à la lueur des flammes
qui dévoraient cette malheureuse cité, l'armée reprit le chemin de
Mostaganem. Cependant la ville était si grande qu'on ne put tout détruire,
heureuse impossibilité dont nous eûmes à nous féliciter plus tard lorsque le
maréchal Bugeaud occupa définitivement Mascara. Nos soldats trainaient à leur
suite une mal• heureuse population composée de Juifs et d'Arabes appartenant
à des tribus amies. Ils devaient s'établir aux environs de Mostaganem, sous
le patronage d'Ibrahim et de ses Turcs. Les
Arabes ne nous inquiétèrent pas dans notre retraite, mais un temps
épouvantable nous avait assaillis le jour même de notre entrée à Mascara ;
les routes étaient inondées et presque impraticables ; la patience de nos
jeunes soldats égalait heureusement leur courage ; ils avaient un surcroît de
charge, par les cartouches qu'on avait été forcé de leur distribuer, pour
soulager les chameaux qui marchent mal par le mauvais temps. Souvent encore,
ils portaient secours aux malheureux fugitifs qui suivaient l'armée. Les zouaves,
qui formaient l'arrière-garde, chargeaient les enfants sur leur dos, tandis
que les cavaliers prenaient les mères en croupe derrière eux. Au milieu de
tant de fatigues, on marcha constamment en ordre, ne laissant en arrière que
quelques chameaux tombés dans les ravins. Le 11 décembre, le temps se remit
au beau ; le général Oudinot, remonté à cheval malgré sa blessure, avait
repris son commandement ; enfin l'on arriva le 12 à Mostaganem, où officiers
et soldats purent enfin goûter un repos bien nécessaire après tant de
fatigues et de combats. Ibrahim
revenu à son ancienne résidence de Mostaganem, y établit le centre du pouvoir
que nous voulions opposer à celui d'Abd-el-Kader. Tous les réfugiés formèrent
bientôt une petite colonie, à laquelle venaient chaque jour se rallier
quelques familles, que des liens de parenté rattachaient à nos alliés, ou qui
étaient fatiguées des sacrifices de tout genre, que l'Émir exigeait de ses partisans.
L'influence de notre Bey faisait ainsi quelques progrès. La conquête la plus
importante pour nous fut celle d'un chef nommé El-Mézari, neveu de notre
vieil allié Mustaphaben-Ismël, et chef d'une des fractions de Douairs qui
s'étaient rangés sous les étendards d'Abd-el-Kader et qui s'établirent alors
à Mazagran, à une lieue à l'ouest de Mostaganem. Ce dut être un jour heureux
pour Mustapha, que celui où il apprit que toute sa famille combattrait
désormais pour la même cause, et sous le même drapeau ; plus tard il put
présenter lui-même au maréchal Clausel un guerrier de son sang et de la
fidélité duquel il répondait. L'orgueil d'El-Mézari souffrit au contraire
profondément de se voir tout-à-coup allié de ces chrétiens qu'il avait passé
une partie de sa vie à détester. Il montra au maréchal Clausel la blessure
qu'il avait reçue le 5 décembre en combattant avec fureur contre nous. Il
n'était pas entré à Oran depuis que les Français en étaient les maîtres ;
mais plus il s'était montré ennemi acharné, plus il devint ami fidèle. On le
nomma califat d'Ibrahim et aga de la plaine. Cependant,
malgré la destruction de sa capitale et la perte de quelques-uns de ses
partisans, la puissance de l'Émir semblait peu ébranlée. Les combats, les
revers même d'Abd-el-Kader avaient fortement frappé l'imagination
impressionnable des Arabes ; ils le regardaient comme le champion de leur
religion et de leur nationalité. Ces deux mots vibrent dans tous les nobles
cœurs, et nous ne pouvions leur opposer les idées de civilisation et de
progrès, seul beau côté de notre cause, mais trop élevées pour être comprises
des indigènes ; nous étions ainsi réduits, pour agir sur eux, à nous appuyer
sur la crainte et l'intérêt. Ces deux sentiments ont ordinairement peu
d'empire sur les esprits enthousiastes qui, dans tous les temps, ont eu le
pouvoir de remuer les masses, surtout chez un peuple ignorant et primitif
comme les Arabes ; aussi toute la province se soulevait-elle en 1836, comme
un seul homme, pour repousser l'étranger. Le manque d'organisation et de
discipline de nos ennemis les rendaient incapables, il est vrai, d'arrêter
dans sa marche toute colonne française qui voudrait parcourir leur territoire
; l'expédition de Mascara venait de le prouver ; mais parcourir un pays n'est
point le soumettre. Il nous était facile d'incendier leurs villes, de brûler
leurs moissons, d'en enlever même quelques troupeaux ; mais leurs villes, les
Arabes y tenaient peu, leurs moissons étaient abondantes, leurs troupeaux
pouvaient s'enfuir avec leurs maîtres. Les difficultés de cette conquête
furent plus tard parfaitement comprises par le général Bugeaud, et expliquées
par lui à la tribune des députés. Il demandait cent mille hommes pour la
compléter. Ce discours et un autre du général Rogniat, à la chambre des
pairs, conçu dans un sens tout différent, sont tout ce que les discussions de
tribune ont enfanté de réellement raisonnable et de pratique sur la question
d'Afrique. A son
retour de Mascara, le maréchal Clausel n'avait fait que passer à Mostaganem
pour se rendre à Oran ; il y préparait une nouvelle expédition dirigée cette
fois-ci sur Tlemcen. Dès le 50 octobre, et par conséquent presqu'un mois
avant le départ pour Mascara, il avait fait occuper, par quelques troupes
sous les ordres du commandant Sol, un îlot nommé Harcghoun, situé à
l'embouchure de la Tafna, à 25 lieues sud-ouest d'Oran et à 10 lieues au nord
de Tlemcen. Ce point formé par un plateau escarpé, élevé de cent pieds au-dessus
du niveau des flots, où l'on ne débarque qu'avec peine, est d'une facile
défense- Il n'est, du reste, intéressant que comme position militaire, caria
végétation s'y borne a quelques buissons de lentisques, et il n'avait jamais
été habité avant le débarquement des Français. C'était annoncer d'avance nos
desseins sur Tlemcen dont l'embouchure de la Tafna forme comme le port. Pour
reconnaître la force et les intentions des tribus environnantes, le brick le
Loiret, qui occupait cette station, simula quelques jours après l'occupation
de Harcghoun, un débarquement sur le continent. Cette démonstration amena
sur-le-champ, le rassemblement d'une centaine d'Arabes auxquels l'artillerie
du navire envoya quelques boulets. Depuis lors les indigènes avaient établi
sur le rivage un camp d'observation ; dont on voyait briller les feux pendant
la nuit. Dans les premiers jours de décembre, la marine transporta a Harcghoun,
4 pièces de 24, et un approvisionnement complet de vivres et de munitions. Ce
n'était point de là, cependant, que le maréchal Clausel comptait partir pour
Tlemcen, mais bien d'Oran, où l'armée expéditionnaire se trouvait rassemblée.
Pendant les onze jours qu'il passa dans cette dernière place, les occupations
de la politique avaient succédé aux travaux de la guerre. Son
quartier-général ressemblait à la cour d'un petit souverain, par la multitude
d'intrigues dont il était le centre ; des courriers lui arrivaient de tous
les points de la Régence. C'était à lui que venaient aboutir toutes les
ambitions jalouses de se faire une influence flans-les changements qui
s'annonçaient dans la province. Abd-el-Kader lui-même fit quelques ouvertures
qui n'eurent pas de suite. L'esprit actif, délié et inquiet des Arabes se
plaisait au milieu de ces négociations, et plusieurs y développaient une
adresse, une politique qui aurait défié les diplomates les plus renommés de
l'Europe. C'était naturellement de Tlemcen que le gouverneur recevait le plus
de missives. Cette ville s'était soumise, comme nous l'avons dit, à
l'autorité de l'Emir peu de temps après son élévation, mais les Turcs et les
Coulouglis, qui composaient une partie de ses habitants, s'étaient
constamment maintenus dans la citadelle, où ils avaient recueilli Mustapha,
chef des Douairs, réfugié chez eux après sa défaite. L'Emir les y tenait
étroitement bloqués quand notre pointe sur Mascara le contraignit à
concentrer toutes ses troupes pour la défense de sa capitale. Les Turcs
profitèrent de leur liberté pour s'emparer de la ville, mais ils sentaient
bien qu'ils ne pourraient s'y soutenir sans la protection française. En
effet, leur infatigable ennemi, rentré en campagne avant le maréchal, avait,
dans l'espace de quinze jours, menacé les environs d'Oran, défait les
Angades, tribus belliqueuses du désert, hostiles à l’Émir, qui voulaient
secourir les défenseurs du Méchouar et refoulé ceux-ci derrière leurs
murailles d'où ils pressaient de toute leurs forces l'arrivée du maréchal ;
celui-ci était très jaloux de son côté de profiter des bonnes dispositions de
cette brave population. Il ne put cependant quitter Oran que le 9 janvier.
Dès la seconde marche, il reçut un courrier lui annonçant un nouveau
mouvement des Angades, sortant de leurs sables pour se joindre aux Français
contre l'ennemi commun. Ces bonnes nouvelles contribuèrent probablement au
succès pacifique de l'expédition qui accomplit sa marche sans avoir tiré un
coup de fusil. Abd-el-Kader était cependant rentré à Tlemcen depuis son
retour de Mascara, mais menacé par cette foule d'ennemis qui lui tombait sur
les bras de tous côtés, il n'avait pas tenté de défendre la ville ; il se
contenta d'en amener avec lui les principaux habitants en leur promettant que
les Français ne passeraient que trois jours chez eux ; il rôdait ainsi dans
les environs épiant nos- démarches. Débarrassés de sa présence, les
Coulouglis de la citadelle et les Scheicks de l'Angad se réunirent pour
marcher à la rencontre de la colonne française. La première entrevue eut lieu
sur les bords du Safsaf, petite rivière qui coule à une demi-lieue des
murailles. « C'est au milieu de tous ces braves gens mêlés à mon état-major,
dit le maréchal Clausel, que j'entrai, le 15 janvier, une heure après dans la
ville, dont la population turque et juive nous accueillit avec des cris de
joie. » On trouva dans les habitations abandonnées par leurs propriétaires et
dans deux jolis villages, situés dans un rayon d'une lieue, de grandes
provisions de blé et d'orge qui nourrirent les hommes et les chevaux pendant
les 25 jours - que l'armée passa à Tlemcen. Pour se débarrasser du dangereux
voisinage de l'Emir, alors campé à deux lieues à l'est, deux colonnes, sous
les ordres des généraux D'Arlanges et Perregeaux, ayant chacune à leur suite
une moitié des auxiliaires musulmans, partirent en même temps de la ville
dans deux directions différentes ; elles comptaient cerner l'ennemi par un
mouvement convergent ; mais Abd-el-Kader décampa dès qu'il eut vent de notre
approche. La colonne Perregeaux le poursuivit par des chemins affreux ; sa
cavalerie l'atteignit au bout d'un grand plateau, qui couronne une chaîne de
hauteurs. En vain l'infanterie ennemie essaya quelque résistance ; elle fut
culbutée et précipitée avec perte dans les rochers et les pentes escarpées
qui terminent le plateau. Abd-el-Kader lui-même poursuivi vivement par
Youssouf n'en fut souvent séparé que par une distance de quarante pas ;
l'Emir ne dut son salut qu'à la difficulté des chemins et à l'épuisement du
cheval de son terrible adversaire ; mais toutes ses troupes se débandèrent et
il ne parvint qu'avec la plus grande peine à se réfugier presque seul sur les
frontières des Beni-Amers, où il put enfin respirer ; ses tentes, ses
drapeaux, ses magasins étaient tombés en notre pouvoir. Après
la fuite de l'Emir, le général Perregeaux se mit à la recherche des Maures ou
Hadars qui avaient abandonné la "ville à notre arrivée, pour se réfugier
dans les montagnes du sud. La colonne française vint établir son bivouac dans
un village nommé Jebder, dont les habitants avaient accompagné les fugitifs
de Tlemcen dans leur retraite plus au sud. De là le général Perregeaux envoya
des émissaires vers ces malheureuses populations pour les engager à rentrer
chez elles. Quelques-unes obéirent, d'autres restaient dans une attitude
hostile ; Mustapha-ben-Ismaël et ses Coulouglis, Lamoricière avec ses Zouaves
marchèrent à eux par des chemins épouvantables. Après quelques coups de
fusil, ils firent leur soumission et rentrèrent à Tlemcen sous l'escorte du
général Perregeaux qui donna des ordres sévères pour que leurs biens et leurs
personnes fussent respectés. Ces musulmans ignorants et fanatiques se
battaient pour avoir la faculté de vivre hors de leurs demeures, comme
d'autres l'auraient fait pour y rester. Le général d'Arlanges était rentré à
Tlemcen sans rencontrer d'ennemi. On se
reposa dans la ville jusqu'au 25 janvier ; ce jour-là le maréchal partit
lui-même pour une reconnaissance au nord, sur la route qui conduit à
l'embouchure de la Tafna, à travers un pays âpre et difficile ; c'était le
lieu de retraite d'Abdel-Kader, accompagné d'un personnage important de
Tlemcen du nom de Ben-Nouna, son partisan dévoué. Les journées des 26, 27 et
28 furent marquées par des combats qui coûtèrent la vie à beaucoup d'ennemis
; parmi eux on reconnut un grand nombre de Marocains, que le fanatisme
appelait dans la Régence pour y faire la Djéah ou guerre sainte. Malgré leurs
secours plusieurs tribus furent forcées de faire acte de soumission ; le
maréchal les reçut sans trop croire à Leur sincérité ; mais il n'avait ni le
temps ni les forces nécessaires pour en obtenir de plus efficaces ; il ne put
même pénétrer jusqu'à la mer comme il en avait le projet. Rentré à Tlemcen,
il désigna pour gouverner la ville un chef musulman qu'il mit sous la
protection d'une petite garnison française de 500 hommes, établie dans le
Méchouar et commandée par le capitaine Cavaignac ; puis il donna des armes à
ceux des Coulouglis qui en manquaient, et repartit pour Oran le 7 février,
par la route dite du Milieu, située au sud de celle qu'il avait déjà
parcourue. Il traversa, en revenant, les sauvages montagnes des Beni-Amer, où
nos troupes eurent encore plusieurs combats à livrer pour s'ouvrir un passage
; elles le firent avec leur bravoure ordinaire et arrivèrent enfin le 12
février à Oran, après plus d'un mois de courses et de victoires, qui ne nous
avaient coûté que de très faibles pertes. Pendant son séjour à Tlemcen, le
maréchal Clausel, voulant faire payer les frais de la campagne à ceux qui en
avaient surtout profité, frappa les Turcs et les Coulouglis de la ville d'une
contribution de 150.000 fr. ; en vain lui députèrent-ils Mustapha pour lui
exposer leur impossibilité de la payer, leurs ressources ayant été épuisées
par la guerre qu'ils soutenaient depuis six ans ; le maréchal chargea
Youssouf et deux autres indigènes de faire rentrer la contribution ; ceux-ci
pour arracher de l'argent aux récalcitrants volontaires et forcés,
employèrent la bastonnade ; les bijoux des femmes, tous les objets de quelque
valeur, furent reçus à compte de la contribution ; mais ces moyens odieux et
impolitiques, à l'égard d'une population qui nous était dévouée, refroidirent
beaucoup son zèle pour nous ; l'opinion publique s'en émut en France ; les
inculpations les plus graves furent lancées contre le maréchal ; celui-ci,
averti trop tard, fit cesser toute nouvelle levée. Ce qui en était rentré fut
presque entièrement rendu à ceux qui l'avaient fourni, et il ne resta de
cette malheureuse affaire, qu'un vernis d'avidité et de tyrannie jeté sur
l'autorité française, et la confirmation d'une remarque souvent faite, qu'il
valait mieux être son ennemi que son allié. Les
deux expéditions de Mascara et de Tlemcen ne furent pas inutiles à la science
; M. Berbrugger, bibliothécaire d'Alger, avait voulu partager les fatigues et
les dangers de l'armée. Il rapporta de ces deux villes plusieurs manuscrits
arabes, dont malheureusement une partie fut perdue pendant le retour. Le
reste renfermait des documents très précieux et fut envoyé à la bibliothèque
d'Alger, et dès lors livré à la curiosité publique. Peu de
jours après son retour de Tlemcen, le maréchal s'embarqua pour Alger avec une
grande partie des troupes. Il laissa le commandement d'Oran au général
Perregaux, avec ordre de ne pas laisser à l'ennemi un moment de repos. Pour
remplir ses intentions, une colonne française se remit en marche, le 23
février, et se porta sur le Sig, chez les Garabas, dont elle enleva le
bétail, brûla les maisons et dévasta les récoltes. Ce n'était du reste qu'une
représaille, car ceux-ci pendant notre expédition sur Tlemcen, avaient pillé
les Arabes alliés de la France. Une seconde expédition porta le général
Perregaux jusqu'au confluent du Chélif et de la Mina, à trente lieues à l'est
d'Oran ; elle fut du petit nombre de celles qui ne furent signalées par
aucune hostilité. Les tribus dont nous traversions le territoire envoyaient
des députés pour faire leurs soumissions et ne s'enfuyaient point à notre
approche. Elles venaient même apporter des vivres aux soldats qui de leur
côté observaient la plus exacte discipline ; mais les résultats ainsi obtenus
ne durèrent guère plus que la course qui les avait amenés. L'expédition du
général Perregeaux ne fut point contrariée par l'Émir, dont il semble que les
traces se perdent pendant quelques jours. Les renseignements sur ses démarches
et ses intentions étaient très vagues. On le disait réfugié à Nédroma, petite
ville kabyle à l'extrémité ouest de la Régence ; on ajoutait qu'il avait
renoncé à la guerre, congédié ses troupes et qu'il se disposait à passer dans
le Maroc. Il paraît même qu'il fit réellement à cette époque un voyage dans
cet empire ; mais la suite prouva que c'était bien plus pour s'y procurer les
moyens de renouveler la guerre que pour y chercher un asile. A peine
le général Perregeaux était-il rentré de son expédition à l'est, que le
général D'Arlanges partit à son tour pour l'ouest, avec une colonne de 3.000
hommes. Il avait pour mission d'établir un camp à l'embouchure de la Tafna,
pour servir de port de Tlemcen, puis de ravitailler cette dernière ville, au
moyen d'un grand convoi, dont il était chargé. On eût dû pressentir par les
obstacles qu'avait rencontrés le gouverneur, combien étaient difficiles les
communications entre ces deux points, et terribles les tribus qui les
gardaient. En vain Mustapha qui connaissait le pays, fit-il tous es efforts
pour empêcher une entreprise qu'il regardait comme très hasardeuse ; le
général D'Arlanges, mu sans doute par des ordres supérieurs, passa outre et
rencontra, avant d'arriver à la Tafna, l'Émir lui-même de retour du Maroc,
avec des forces considérables ; néanmoins après un combat acharné, les
troupes françaises forcèrent le passage, et parvinrent à l'embouchure de la
Tafna, où elles se mirent sur le champ à l'ouvrage, pour élever les
retranchements qui devaient assurer cette position. Mais elles n'avaient
encore accompli que la partie la plus facile de leur tâche. Il fallait
pénétrer avec le convoi à Tlemcen, à travers les défilés des monts Talgoats,
encore vierges des armes françaises. Avant de s'y engager avec les faibles
forces dont il pouvait disposer, le général D'Arlanges résolut de pousser en
avant une forte reconnaissance de 1.500 hommes pour recueillir quelques
données sur la marche qu'il aurait à suivre. La suite fit voir combien ce
parti était prudent ; après avoir laissé quelques troupes pour garder le
camp, il sortit dans la nuit du 24 au 25 avril et se trouva au point du jour
en face des vedettes de l'ennemi. Bientôt on découvrit un petit noyau d'Arabes,
que quelques coups de canon suffirent à faire reculer. Le gros de l'ennemi
était caché derrière un rideau de terrain. Sans se douter des forces
considérables qu'ils allaient avoir sur les bras, nos alliés musulmans se
laissèrent entraîner à la poursuite des Kabyles fuyant dans la plaine ; cinq
grands quarts d'heure furent perdus à les attendre. -Dès qu'il les vit de
retour, le général français, qui commençait à soupçonner la gravité des
circonstances dans lesquelles il allait se trouver engagé, serra sa colonne
et ordonna la retraite. Il en était temps car plus de 10.000 Arabes, Kabyles
ou Marocains parurent tout-à-coup et se précipitèrent sur nos troupes. En
vain l'artillerie tirait à mitraille sur ces masses confuses et en faisait
une horrible boucherie, les ennemis semblaient se multiplier sous les coups
de nos soldats ; il en arrivait de tous côtés et ils s'approchaient de si
près que plusieurs fois il fallut croiser la baïonnette et combattre corps à
corps. Ils montraient un acharnement qui rappelait la journée de la Macta.
Les Français ne laissaient pas que de perdre du monde, perte sensible pour
leur petit nombre ; il fallut des efforts héroïques pour sauver l'artillerie
; le général D'Arlanges lui-même reçut une balle à travers le cou ; la douleur
en fut bientôt si vive qu'il en perdit plusieurs fois connaissance et qu'il
fut forcé de remettre le commandement au colonel Combe. La retraite se fit
néanmoins en très bon ordre jusqu'au camp, où nos soldats trouvèrent enfin un
abri ; mais le lendemain les rapports des chefs de corps accusaient une perte
de 23 hommes tués raides, et de 180 blessés, la plus part très grièvement. Si
la marche eut duré quelques heures de plus, il est probable que toute la,
colonne eut été exterminée. Il
devint dès lors évident que l'expédition ne devait plus songer à pénétrer
jusqu'à Tlemcen. Les troupes se mirent avec beaucoup d'ardeur à perfectionner
les retranchements qui devaient les défendre, et qui devinrent bientôt
inexpugnables pour l'ennemi. Le général D'Arlanges fut réduit à rester bloqué
dans son camp, en attendant les renforts qu'on lui préparait en France, les
autres points de la Régence n'ayant point de troupes disponibles à lui
fournir. Dès que ces nouvelles arrivèrent à Paris, le général Bugeaud,
désigné pour prendre le commandement des nouvelles forces qu'on allait
embarquer, en partit en poste le 24 mai, et descendit le 6 juin à
l'embouchure de la Tafna, où le lendemain toutes les troupes nouvellement
parties de Toulon et de Port-Vendres se trouvèrent réunies. La petite
garnison du camp dont le courage et la santé n'avaient jamais faibli, reçut,
avec des transports d'allégresse, ces nouveaux compagnons de gloire et de
dangers. Dès le 11 juin tout était prêt pour prendre l'offensive, mais avec
les forces imposantes dont il pouvait disposer, le général Bugeaud n'était
pas homme à borner sa mission au dégagement de la colonne D'Arlanges et au
ravitaillement de Tlemcen. Le nouveau succès des Arabes avait porté leur
enthousiasme jusqu'au délire ; tout le fruit des combats du maréchal Clausel,
du général Perregeaux était perdu ; une action d'éclat était nécessaire pour
redonner à nos armes cet ascendant qu'elles n'eussent jamais dû perdre ; mais
aussi une victoire devenait plus facile, parce que l'ennemi puisait dans ses
avantages une confiance qui devait le perdre ; le nouveau général sut
apprécier cette situation ; ayant appris que l'Émir avait paru aux environs
d'Oran, cherchant à brûler les récoltes de nos alliés, il se dirigea de ce
côté après avoir laissé 1,800 hommes au camp de la Tafna. Bientôt, en effet,
il rencontra l'ennemi, lui livra quelques petits combats qui n'eurent pas de
résultats, parce que l'ennemi évitait encore de s'engager à fond, et arriva
enfin le 15 juin jusqu'à Oran, où il accorda quelques jours de repos à ses
troupes. Il jugea très bien dans cette première marche que le point le plus
difficile pour lui n'était pas de vaincre l'Émir, mais bien de l'amener à
combattre sur un terrain où l'artillerie et la cavalerie françaises pussent
avoir une libre action, et il essaya d'y réussir en l'amorçant par l'espoir
de s'emparer du convoi qu'il devait conduire à Tlemcen. Mais pour cela il
fallait du temps et une connaissance au moins sommaire des lieux où il devait
agir ; il se décida donc à porter quelques secours provisoires à la garnison
de Méchouar, pour de là reconnaître la route qui menait à l'embouchure de la
Tafna, et par laquelle devait enfin cheminer le grand convoi. Il partit
d'Oran le 17 juin, marchant d'abord à petites journées pour ne pas trop
fatiguer les troupes, tua quelques hommes à l'ennemi qui continuait de nous
harceler pendant la route, et arriva le 24 à une lieue de Tlemcen, dans la
belle et vaste plaine qui s'étend au nord de la ville ; il y rencontra le
capitaine Cavaignac et ses braves soldats, qui depuis six mois étaient privés
de toute communication avec la côte. Ce fut un spectacle bien doux pour ces
derniers, que celui de cette armée française leur apportant des nouvelles de
la patrie. Cavaignac était accompagné des Turcs et des Coulouglis de Tlemcen,
avec lesquels il avait toujours vécu en parfaite intelligence ; mais
Musulmans et Français avaient été presque constamment bloqués dans
l'intérieur des murailles, par les forces que l'Émir maintenait autour de la
ville. La veille encore, il campait aux portes avec 6.000 hommes et 12.000
têtes de bétail, auxquelles il avait fait dévorer toutes les récoltes à six
lieues à la ronde. Le séjour du maréchal Bugeaud à Tlemcen ne fut pas long ;
il en repartit le lendemain et franchit sans obstacle l'Isser et les monts Talgoat,
où les Français pénétraient pour la première fois. Il étudiait avec soin ce
terrain difficile et accidenté, où il pensait qu'il pourrait enfin livrer
bataille à l'ennemi. il arriva le 29 au camp de la Tafna, y passa cinq jours
pour donner quelque repos à ses troupes et organiser le convoi. A
quatre ou cinq lieues de la mer et parallèlement à la côte, court de l'est à
l'ouest la chaine du Talgoat ; l'Isser arrivant du sud vient en laver les
bases méridionales, puis s'infléchit à l'ouest, jusqu'à ce que rencontrant à
angle droit la Tafna ; les deux rivières réunies percent enfin leur
formidable barrière, et courent droit au nord se précipiter dans la mer,
alors sous le canon du camp français. Tous les cours d'eau de ce pays coulent
au fond des gorges formées par des rochers presque partout inaccessibles. Si
jamais l'on établit une route de l'embouchure de la Tafna à Tlemcen, elle
suivra sans doute la vallée de la rivière qui coupe directement cette chaine,
dont l'ascension serait difficile ; mais en 1856 il n'existait d'autre
communication qu’un mauvais chemin qui s'écartait à l'est, pour gravir par
des pays affreux les monts Talgoats, et se diriger ensuite sur Tlemcen après
avoir franchi l'Isser. C'était sur les crêtes extrêmes qu'Abd-el-Kader
attendait l'armée française, comptant lui faire acheter chèrement son
passage. Le général Bugeaud, redoutant avec raison ces lieux qu'il commençait
à connaître passablement, parvint à dérober une marche à l'ennemi, et
traversa ces âpres montagnes encore plus à l'est, au-delà de l'Emir, dont il
menaçait ainsi les derrières ; il marcha vers Tlemcen, passa l'Isser, remonta
la Sicka, un des torrents qui viennent en grossir les eaux et dont la source
est tout près de la ville. Entre l'Isser au nord, la Sicka à l'est, la Tafna
à l'ouest, s'étend un plateau de trois ou quatre lieues de large et qui
s'allonge sans obstacles vers le midi, jusqu'au pied des murs de Tlemcen.
C'est sur ce terrain facile et découvert que devait se livrer la bataille de
la Sicka. Abd-el-Kader
apprenant que sa position au sommet du Talgoat était tournée, s'était mis sur
le champ à la poursuite des Français, et divisant son armée en deux corps, il
comptait les assaillir à droite et à gauche, pendant qu'ils remontaient la
gorge difficile de la Sicka. Le général Bugeaud, prévoyant les intentions de
l'ennemi, s'était hâté de sortir de cette position dangereuse, et l'armée
française se déployait déjà sur le plateau à droite, quand les Arabes se
présentèrent. Le convoi qui marchait en tête fila rapidement sur Tlemcen,
pour rendre toute la liberté de ses mouvements, à l'armée française qui se
retirait lentement devant l'ennemi. Trompé par cette apparence de crainte,
l'Émir aventura toutes ses troupes sur le plateau à la suite de la colonne
française, qu'il attaqua à la fois en tête et en queue. Dès que le général
Bugeaud jugea que l'ennemi était assez engagé pour que la retraite lui devînt
difficile, il s'arrêta et reprit vivement l'offensive. L'artillerie commença
par vomir des obus et de la mitraille au milieu de cette masse d'ennemis,
puis l'infanterie l'aborda avec franchise et résolution. Les Arabes
s'arrêtèrent, plièrent même, mais lentement et de manière à se retirer sans
grande perte. Ce n'était pas le compte du général Bugeaud. La cavalerie alors
reçoit l'ordre de charger à fond ; elle sabre un grand nombre d'ennemis, mais
à mesure qu'elle pénètre au milieu de cette multitude, les cavaliers français
se trouvent exposés de tous côtés à un feu extrêmement vif, qui les force de
rétrograder ; ils viennent se rallier derrière l'infanterie arrivant au pas
de course pour les soutenir. Devant elle les Arabes plient une seconde fois ;
la cavalerie réformée et soutenue par 400 Arabes auxiliaires, exécute une
seconde charge qui cette fois devient décisive ; les ennemis sont partout
rompus. Abd-el-Kader qui commençait à prendre quelques leçons de la guerre,
avait conservé en réserve autour de sa personne son infanterie régulière et
sa cavalerie. Il les lance rapidement contre les Français, mais ceux-ci, enhardis
par leurs premiers succès, culbutent ces nouveaux ennemis sans s'arrêter, et
les poussent au pas de charge vers un point où le plateau penchant d'abord
vers l’Isser, se termine brusquement par un rocher de plus de quarante pieds
de haut ; c'est là que le carnage devient horrible. Les Arabes, pour éviter
le sabre de nos chasseurs, se précipitent du haut des rochers et arrivent au
fond de la vallée, ou morts ou estropiés. Bientôt la cavalerie trouve un
passage qui la conduit au bas des rochers, et les Douairs achèvent tout ce
qui respire encore. Cependant les officiers français font tous leurs efforts
pour arrêter la fureur de nos alliés et sauvent 150 fantassins de
l'infanterie régulière de l'Émir. Ce furent les premiers prisonniers que l'on
fit dans cette guerre. La cavalerie arabe avait abandonné son infanterie
presque sans combattre ; elle se hâta de mettre la Tafna entre elle et les
vainqueurs. Ceux-ci ramassèrent sur le champ de bataille une multitude
d'armes de toute espèce, entr'autres plusieurs fusils de fabrique française,
remis à l'Émir avant la rupture. Le
général Bugeaud passa la nuit sur le champ de bataille ; le lendemain il
entra en vainqueur dans Tlemcen, ou le convoi fut enfin déposé. Il fit
ensuite une tournée au sud, dans les montagnes, pour atteindre une tribu
hostile, dont il moissonna les blés et vida les silos. De retour à Tlemcen,
il en repartit bientôt pour Oran, ou il arriva le 19 juillet après avoir
traversé le territoire de la puissante confédération des Beni-Amer, sans
tirer un coup de fusil. Sommés de se soumettre, leurs chefs nous firent une
réponse dont la naïveté eût du nous servir de leçon. Ils dirent qu'ils
resteraient soumis aux Français, tant que ceux-ci seraient les plus forts. Jamais,
depuis la conquête, les champs de l'Algérie n'avaient vu d'affaire aussi
importante que celle de la Sicka ; les Français y avaient engagé 6.000
combattants, et les Arabes environ de 10.000. Les premiers y perdirent une
centaine d'hommes et les vaincus à peu près 1.200 ; bien que ceux-ci en
parussent dans le moment très abattus, cette journée n'eu t point en
définitive les résultats qu'on s'en était promis. Le général Bugeaud quitta
la province d'Oran, et beaucoup de troupes partirent avec lui. L'Émir
découragé, privé de ressources, s'était d'abord retiré à Nédroma, son refuge
ordinaire ; il y devint le centre et le point de ralliement de tous les
fugitifs ; on ne les poursuivit pas. Les vides causés dans les rangs ennemis
par la perte de leurs plus braves guerriers, furent bientôt remplis. Peu à
peu ces peuples légers et changeants, oublièrent la rude leçon que nous leur
avions donnée, et qui aurait dû bien les convaincre de notre supériorité ;
peu de temps après, l'Émir reprit la campagne et nous livra de nouveaux
combats. Après
la retraite du général Bugeaud, le commandement de la province fut confié au
général de L'Estang qui sentait qu'il fallait montrer notre armée aux tribus
pour ne pas perdre tout le fruit de la victoire du 6 juillet. Il sortit
d'Oran le 16 août, se porta chez les Garrabas, de là chez les Beni-Amer. Il
paraît que ces derniers jugèrent que nous n'étions pas alors les plus forts,
puisqu'ils nous reçurent à coups de fusils ; on coupa quelques arbres, on
vida quelques silos. Abd-el-Kader de son côté détruisait tout aux environs de
Tlemcen. Les Français rentrèrent le 20 août dans leur camp, après des courses
dont ils n'avaient recueilli que des fatigues. Peu de
jours après, l'armée tout entière, Arabes et Français, fut passée en revue,
et le général de L'Estang lut devant le front des indigènes une ordonnance
royale qui accordait une pension aux Arabes blessés à notre service. Cette
mesure juste et politique les confirma dans la fidélité qu'ils nous avaient
jurée. Le 10 septembre le général L'Estang reprit la campagne et s'avança
cette fois droit au sud, dans un pays tout nouveau pour nous. Son but était
de choisir l'emplacement d'un grand camp, qu'on devait établir au centre du
triangle formé par les trois villes d'Oran, de Tlemcen et de Mascara. Un
point, à vingt lieues des bords de la mer, sur les rives du Sig, où l'eau et
le bois se trouvaient en abondance, parut 'le lieu le plus convenable pour ce
nouveau poste, qui bientôt ébauché, fut relié à Oran par quatre redoutes
également espacées. Enfin la colonne expéditionnaire rentra le 1.8 dans cette
dernière ville, conduisant avec elle de nombreux convois de blés récoltés
dans les silos des tribus hostiles, et qui furent en grande partie distribués
à nos alliés, dont la guerre avait détruit les récoltes. Mais à peine ces
nouveaux travaux étaient-ils commencés, qu'ils furent arrêtés par le général
Rapatel, arrivé d'Alger avec d'autres instructions de la part du gouverneur.
Ce dernier commençait à préparer l'expédition de Constantine, et l'est de la
Régence absorbait toute son attention. Les forces de la province d'Oran
furent réduites à 4.000 hommes de disponibles. Il eût peut-être mieux valu
cependant en finir avec un ancien ennemi avant que d'en attaquer un nouveau. En
effet, Abd-el-Kader à l'affût de nos moindres fautes profita du répit qu'on
lui laissait pour relever son influence ; toutes les tribus soumises par le
général Perregeaux rentrèrent sous ses drapeaux ; il empêchait toujours les
Arabes de nous apporter des vivres, et pour mieux nous affamer, il les
forçait à émigrer des environs d'Oran, dont il voulait faire un désert ; il
tâchait d'élever une barrière de fer entre les indigènes et les Chrétiens,
qu'il détestait et craignait également ; ce fut alors qu'il conçut le dessein
de fonder dans les montagnes une ville qu'il croyait hors de leurs atteintes,
et qui devait devenir le siège de sa domination. Tous ces changements
n'eurent pas lieu sans froisser les intérêts de quelques tribus, dont il
parvint cependant à vaincre la résistance par la force des armes. Ces
obstacles détruits étaient pour lui une source de puissance, par l'idée qui
s'enracinait chez les Arabes qu'il était inutile et par cela même impie de
lutter contre son pouvoir. Le
général L'Estang sortit de nouveau d'Oran le 4 octobre, et traversa
successivement et sans hostilité le Sig et l'Habra, et vint camper le 9 à
Mazera, petite ville a une journée de marche à l'est de Mostaganem. II eut
dans les environs quelques petits engagements avec les Medjéers, qui
n'avaient pas encore éprouvé la force de nos armes. Abd-el-Kader qui le
suivait avec 2.000 hommes et 5.000 chevaux, essaya de défendre ses partisans
; mais il fut battu à son tour et on le poursuivit jusques dans des montagnes
épouvantables où il «'était réfugié. Malgré ces succès et une proclamation
bienveillante que leur adressa le général L'Estang, les Arabes environnants
ne donnèrent aucune marque de soumission. On coupa leurs arbres, on combla
leurs puits. Ce général s'arrêta sur les bords de la Mina, et revint sur ses
pas sans événements importants. Cependant
notre garnison de Tlemcen n'avait pas reçu de vivres depuis le 9 juillet,
jour auquel le général Bugeaud en était définitivement parti. On savait
qu'elle avait été constamment bloquée depuis lors par les Arabes ; les
troupes d'Oran étaient alors très affaiblies par de nombreux contingents
fournis pour l'expédition de Constantine qui se préparait à Bone et cette
question du ravitaillement de Tlemcen reparaissait plus difficile que jamais.
Le général L'Estang essaya de donner le change aux Arabes ; il savait que
ceux-ci, qui n'ont ni provisions ni magasins, ne peuvent rester longtemps
sous les armes. Il publia longtemps d'avance un ordre du jour annonçant le
départ du convoi pour le 8 novembre. Les voitures furent chargées, le convoi
organisé et prêt à se mettre en route. Tous les contingents des tribus
ennemies se réunirent et Abd-el-Kader se mit en embuscade avec son monde ;
mais l'expédition française n'arrivant point, les Arabes se dispersèrent.
Lorsque le général français supposa qu'ils étaient rentrés chacun chez eux,
il se mit tout-à-coup en marche, le 25 novembre, et arriva sans coup férir au
but de son voyage. La brave garnison de Tlemcen nous attendait avec
impatience ; depuis plus de six semaines, elle était réduite à une
demi-ration de pain d'orge. Quelques courses heureuses, exécutées aux
alentours, avaient constamment fourni de la viande fraîche à tous les soldats
; mais la misère dans la ville était affreuse ; aussi pour les habitants,
l'arrivée des Français fut-elle une véritable fête. Le Bey Mustapha
Ben-Mékeleck et tous ses officiers vinrent complimenter le général-à. son
bivouac. Plusieurs Coulouglis, qui mouraient de faim sous le canon français,
demandèrent à ce qu'on voulût bien les amener à Oran, où ils comptaient
s'établir. Le 30, on se remit en route ; si la colonne craignait de
rencontrer l'ennemi lorsqu'elle avait un convoi sur les bras, il n'en était
pas de même lors du retour ; la fortune nous servit à souhait. Abd-el-Kader
était accouru avec sa cavalerie ; il voulut nous disputer le passage d'un
défilé étroit qu'il fallait franchir. L'armée française battit l'Émir et
força le passage. Le lendemain, il avait reçu son infanterie, mais il n'osa
pas recommencer la lutte. Cette expédition exécutée avec une faible colonne
de 4.000 hommes tout au plus, fit le plus grand honneur au général L'Estang.
Il était de retour à Oran le 5 décembre. Nous
avons abandonné les traces du maréchal -Clausel depuis son expédition de
Tlemcen, après laquelle il s'embarqua pour Alger. A son entrée il y fut salué
par des cris de triomphe ; la colonie s'empressa de fêter son défenseur
revenant dans ses murs, avec des espérances que la situation semblait
justifier. Les populations environnantes étaient assez tranquilles, à
l'exception des Hadjoutes qui, toujours châtiés, recommençaient toujours
leurs brigandages. A la fin de mars 1836, ils enlevèrent une femme et deux
hommes qui traversaient la Mitidja ; un de ces derniers avait été blessé en
se défendant ; prisonnier chez les Hadjoutes, il fit demander à Alger un
chirurgien et celui-ci put se rendre auprès du blessé, le panser et revenir
en sûreté au milieu des siens ; cet accident prouvait donc que les plus
féroces habitants de la pleine pourraient être amenés à respecter la vie de
leurs prisonniers et à garder la foi promise, et annonçait un adoucissement
dans leurs mœurs du plus heureux augure pour l'avenir. Après
quelques règlements sur l'administration intérieure de la colonie, le
maréchal Clausel reprit les armes le 30 mars 1836. Il s'agissait alors de porter
des munitions et des secours à Mohammet-Ben-Hussein, notre Bey de Tittery qui
avait trouvé un asile dans une tribu aux environs de Médéah ; mais qui
restait sans pouvoir au milieu de populations divisées, et que les intrigues
d'Abd-el-Kader agitaient encore. De là, l'expédition devait se rabattre sur
Milliana, pour en chasser Hadgi-el-Séghri, notre ancien aga de Coléah, qui,
depuis sa défection sous le duc de Rovigo, était devenu notre ennemi le plus
acharné, et maintenait l'autorité de l'Émir dans les environs de la ville où
il s'était établi. Ce corps d'armée fut assailli, dès les premiers pas, par
des nuées de Kabyles qui combattaient avec acharnement et qu'on repoussa, non
sans quelque perte. La ferme de l'aga devint encore le lieu de repos de la
première nuit de marche, et le lendemain on y laissa une grande partie des
bagages ; mais cette fois le maréchal voulait rendre praticable à
l'artillerie la route qui conduit au col et amenait avec lui plusieurs
compagnies du génie chargées de cette tâche ; elle fut facilement exécutée
malgré les attaques incessantes des montagnards. Près du sommet, un nouveau
tracé devenait nécessaire ; le colonel de génie Lemercier, dessina une rampe,
d'un développement total de 600 mètres, à laquelle les soldats se mirent à
travailler jour et nuit. Un détachement escalada le contrefort de gauche et
couronna toutes les crêtes en en chassant les Kabyles ; mais ceux-ci, écrasés
par la mitraille, précipités par les baïonnettes dans les précipices et le
long de Tochers à pic qu'ils rougissaient de leur sang, n'en revenaient pas
moins continuellement à la charge. Enfin la rampe fut entièrement terminée,
les canons roulèrent jusqu'aux sommets, et une salve de vingt-un coups
proclama la domination française. Durant ces travaux le général Desmichels,
avec un corps de troupes, s'était porté sur Médéah ; il se mit en communication
avec notre bey Mohammet, qui, enhardi par l'approche de la colonne française,
soutenu par les Turcs et les Coulouglis habitant le siège de son
gouvernement, était enfin parvenu à s'y installer. Il y reçut les armes et
les munitions qui lui étaient destinées. Il se servit aussi des troupes
françaises pour châtier quelques tribus hostiles ; aucune cependant ne fit sa
soumission. Au milieu de ces populations acharnées, la pointe sur Miliana
paraissant imprudente, un retour direct sur la plaine fut résolu. L'armée l'exécuta
sur deux colonnes, dont l'une, appuyant à droite par des crêtes escarpées et
un terrain affreux, reconnut un pays tout-à-fait nouveau ; le général Rapatel
qui la commandait fut forcé de marcher à pied comme le dernier des soldats.
Chemin faisant on livrait aux flammes les habitations des ennemis. Les deux
colonnes se retrouvèrent à la ferme de l'aga, et le lendemain tout le corps
expéditionnaire était de retour à Bouffarick en longeant la ville de Blida,
dont les habitants se mirent pour la première fois eu communication amicale
avec nous. Cette
expédition avortée, et qui ne laissa pas que d'être assez sanglante, n'eut
d'autres résultats que de prouver que l'esprit d'Abd-el-Kader commençait à
mouvoir les montagnards des environs d'Alger. Notre bey de Médéah qui semble
avoir été plus courageux que capable, profita mal des secours que nous lui
avions donnés. Entouré d'ennemis et d'intrigants, il y succomba, et fut livré
entre les mains de l'Émir. En vain, ses partisans essayèrent quelque temps de
prolonger la lutte ; ils disparurent de la scène et Médéah tomba tout-à-fait
sous l'influence d'Abd-el-Kader. Ce fut une véritable perte pour la cause
française et le contre-coup ne tarda pas à s'en faire ressentir dans la
plaine. Quelques jours après, Mohammet-Ben-Allah-Ould-Sidy-Embarrach qui
commençait à marquer parmi nos ennemis les plus acharnés, et dont l'Émir fit
plus tard son lieutenant le plus redoutable, vint attaquer le camp de Bouffarick
avec une réunion de plusieurs tribus. Il fut facilement repoussé ; mais une
pareille audace, prouvait combien notre influence pâlissait devant celle
d'Abd-el-Kader. En nous
voyant porter nos armes dans tant de lieux et n'établir notre domination
nulle part, on se demande quelle cause paralysait ainsi tous nos efforts ;
elle est facile à trouver : le maréchal Clausel se trompait en croyant, avec
une trentaine de mille hommes, pouvoir dominer un pays aussi vaste que la
Régence, quoique notre supériorité dans l'art de la guerre, ne permît à
aucune force indigène de tenir tête devant nous. Nos succès mêmes nous
devenaient funestes, en propageant et entretenant cette grande erreur. Dans
le nord où l'homme a besoin, pour soutenir sa vie, d'habitations bien closes
et d'une foule d'objets --préparés de longue main., un conquérant est
toujours sûr d'un pays lorsqu'il peut transporter une force prépondérante
successivement sur chaque point du territoire ; en détruisant les villes et
les villages, il forcerait bien vite une population rebelle à mourir de faim
et de froid ; il n'en est pas ainsi dans des climats plus doux ; le
méridional qui peut vivre à la rigueur sans autre abri que la voûte de son
ciel, et qui trouve facilement et sans travail, le peu de nourriture,
nécessaire à sa sobriété, s'enfuit devant une domination qui lui pèse ; cette
existence nomade n'est pas sans charmes pour lui ; la diversité des objets,
le spectacle de la nature et du désert conviennent à son imagination mobile
et enthousiaste. Les Arabes, dans leur patrie primitive, n'ont jamais formé
de corps de nation gouverné par une autorité régulière ; les Turcs, il est
vrai, avaient plié ceux de l'Algérie à quelque chose qui ressemblait à de la
soumission, mais cet exemple tant de fois cité ne prouve rien ; ils avaient
pour eux la force d'inertie d'un ordre de choses établi dans des
circonstances différentes, la similitude de religion, une férocité dans les
moyens de gouvernement que nous ne pouvions ni ne devions imiter. Le
gouverneur eut dû plutôt se rappeler les Espagnols qui, maîtres d’Oran
pendant de longues années, et poussant des expéditions jusqu'à trente lieues
dans l'intérieur, furent en définitive contraints d'abandonner tout ce qu'ils
possédaient dans la Régence. Les armes françaises traversaient le territoire
des tribus presque aussi facilement qu'un vaisseau la plaine des mers, mais
aussi sans laisser beaucoup plus de traces. Une évacuation immédiate eut été préférable
à la continuation d'un pareil système. Abd-el-Kader exploitait cette idée
avec son habilité ordinaire ; les tribus ennemies s'accoutumèrent à nos
expéditions, comme au passage d'une tempête, et, chose plus fâcheuse que
toutes nos pertes, les populations qui nous avaient témoigné de la sympathie,
tels que les habitants de Médéah, de Bone, de Tlemcen, en furent constamment
les victimes. Vainqueurs, nous pardonnions à nos ennemis ; en retraite après
la victoire, nous leur abandonnions nos alliés compromis pour notre cause. Si
dans le principe on eut débarqué en Algérie les quatre-vingts ou cent mille
hommes nécessaires pour la dominer, on eut épargné bien du sang et des
ravages ; mais le général Bugeaud, qui le premier proclama cette nécessité,
ne l'eut peut-être pas découverte les premiers jours de l'occupation. Le
cabinet français parait avoir entrevu la vérité sur l'Afrique dès 1855 ;
malheureusement il était gêné par les Chambres qui ne votaient que des
ressources insuffisantes pour une pareille entreprise ; les crédits, il est
vrai, furent constamment dépassés et les Chambres s'en plaignirent amèrement
dans la session de 1856. Le langage du cabinet, cette fois ferme et décidé,
obtint un bill d'indemnité pour le passé et le pouvoir d'agir pour l'avenir ;
mais le retentissement de toutes ces discussions n'en fut pas moins fâcheux
pour la colonie et les indigènes en étaient beaucoup mieux instruits qu'on ne
l'eut supposé. Que les députés adversaires de la conquête d'Alger aient eu
raison de soutenir que les sacrifices de la France seront toujours plus
grands que les avantages qu'elle doit en tirer : c'est une question que la
postérité seule pourra résoudre avec quelques degrés de certitude. Du reste,
les affaires d'une grande nation ne doivent pas se résoudre uniquement en des
comptes financiers, toujours très difficiles à établir, et ce qui ne tarda
pas à devenir évident pour tout le monde, c'est que l'opinion publique
voulant le maintien de notre domination en Afrique, il eut fallu, dès le
principe, faire les efforts proportionnés au but qu'elle se proposait. Peu de
jours après son retour d'Alger, le maréchal s'embarqua pour Paris, où il
soutint h la tribune les intérêts d'une colonie qu'il se-croyait appeler à
fonder ; malheureusement toujours mu par cette imagination qui le portait
sans cesse vers de nouveaux projets ; il s'occupait alors d'une expédition
sur Constantine, pour laquelle il demandait des renforts ; il s'entendit
assez bien avec M. Thiers, président du Conseil des Ministres, qui avait un
goût prononcé pour les partis décisifs et les guerres aventureuses ; aussi
quand le gouverneur revint à Alger dans le mois d'août 1836, il était plein
d'espoir pour l'avenir. Il commença par établir un nouveau camp sur la
Chiffa, sans que les Arabes fissent le moindre effort pour s'y opposer. Son
but était surtout de tenir en bride les Hadjoutes qui, forcés d'émigrer, se
retirèrent à l'ouest dans la forêt des Karezas. Nos troupes allèrent les y
attaquer sans pouvoir les détruire. Ils étaient soutenus dans cette opiniâtre
résistance par Sidy-Embarrach et son oncle Hadjy-el-Seghir, bey de Miliana.
L'ouest de la plaine fut mis alors sous le commandement du lieutenant-colonel
Lamoricière. Sous le nom de milice africaine, le maréchal organisa une garde
nationale s'étendant sur tout le territoire occupé par nos armes, et comprenant
tous les individus âgés de 18 à 60 ans de quelque race et de quelque nation
qu'ils fussent. Mais
pendant que le gouverneur préparait l'exécution de ses vastes projets, M.
Thiers sortit des affaires. Son successeur, qui ne partageait peut-être pas
toutes ses idées d'agrandissement du côté de Constantine, voulait se
renfermer davantage dans la limite des crédits votés par les Chambres. Il ne
fut pas d'accord avec le gouverneur sur le chiffre des troupes qui lui avait
été promis. A des menaces de retraite de la part de ce dernier, il fut
répondu par l'envoi en Afrique du général Damrémont, pour prendre le
commandement sitôt qu'il plairait au maréchal de la quitter. Dans
l'alternative, ou d'abandonner une entreprise annoncée d'avance, ou de
laisser à la fortune quelques chances de non-réussite, le maréchal se décida
pour ce dernier parti ; il fut puissamment confirmé dans sa résolution par
Youssouf, qui, en récompense des services rendus à la France, et d'après le
conseil du duc d'Orléans, venait de recevoir le titre de Bey de Constantine.
Cette nomination peut-être impolitique était une déclaration de guerre
implacable à Achmet-Bey, et donnait au fidèle Youssouf des espérances qui ne
devaient point se réaliser. A son retour de la province d'Oran, il avait fait
à Bone une entrée triomphante, et fut dès lors reconnu comme chef par toutes
les tribus soumises à la France. L'administration juste, douce et loyale du
général Monck d'Uzer, avait porté les fruits les plus heureux ; mais il
désapprouvait les manières d'agir du nouveau Bey, comme un peu trop
africaines. M. Monck d'Uzer fut sacrifié et emporta les regrets des Arabes
qu'il aimait et dont il était aimé ; il fut remplacé par des colonels ayant
ordre de laisser le champ libre à Youssouf, qui dès lors ne travailla plus
qu'à étendre son influence. La puissante confédération des Hannéchas, établie
à vingt lieues sud-est de Constantine, reconnut son autorité ; leur chef
Hasnaoui Tint même jusqu'à Bone-pour lui rendre hommage, et, dans son retour
chez lui, fut accompagné par un officier français, M. (le Saint-Alphonse, qui
reçut l'hospitalité la plus amicale des populations qu'il venait visiter. Youssouf
s'était ménagé des intelligences jusque dans Constantine, où Achmet
commençait à trembler. Ce dernier, dit-on, voulut se débarrasser de son rival
par le poison. Youssouf averti se tint sur ses gardes et, usant des droits de
souveraineté que nous lui avions donnés, fit couper la tête à l'émissaire d’Achmet. Mais si
le caractère actif et ambitieux d'Youssouf lui créait des influences au sein
de la province, les populations des environs de Bone goûtèrent beaucoup moins
l'autorité de leur coreligionnaire ; Achmet-Bey faisait tous ses efforts pour
les pousser à la révolte ; le général Trézel, dont, malgré son échec sur la
Macta, le ministère appréciait la bravoure chevaleresque, fut alors appelé à
commander à Bone, où il y débarqua le 1er octobre. Déjà l'influence française
était considérablement amoindrie. Le lendemain même de son arrivée, un corps
d'Arabes hostiles se présenta tout-à-coup aux avant-postes et donna une
alerte à la garnison. Ces tentatives, qui se renouvelèrent quelques jours
après, avaient pour but de troubler les préparatifs de la prochaine expédition
; ils n'en furent pas moins poussés avec vigueur. Un camp français fut établi
à Dréan, au milieu de la plaine de la Seybouse, à quatre lieues et demie de
la ville. Il devait servir de première étape, et Youssouf s'y établit avec
ses-spahis et un détachement d'infanterie française. Bientôt
arrivèrent à la fois à Bone, et le maréchal Clausel et le duc de Nemours. Ce
dernier devait assister à l'expédition sans y avoir de commandement positif.
Sa présence à l'armée semblait indiquer que si le nouveau cabinet, maîtrisé
par les Chambres, n'avait pas cru devoir accorder de nouveaux secours à l’Afrique,
du moins il ne désapprouvait pas les projets du maréchal Clausel. Malheureusement
la température qui devait avoir une si funeste influence, commençait à se
montrer peu favorable. Des temps orageux, des vents contraires signalèrent
les derniers jours d'octobre 1836, et retardèrent l'arrivée des troupes à
Bone. Débarquées à la suite d'une longue et pénible navigation, elles furent
accueillies à terre par une série de pluies qui augmentaient l'insalubrité
ordinaire des bords de la Seybouse. Bientôt les hôpitaux furent encombrés de
2.000 malades ; les terres détrempées n'offraient plus un chemin solide aux
lourdes voitures de l'administration de la guerre ; les moindres cours d'eau
changés en torrent interceptaient les communications. Sans se laisser
décourager par tant de traverses, comptant sur les intelligences qu'Youssouf
croyait s'être ménagées à Constantine, le maréchal pressa l'organisation de
ce qui lui restait de troupes disponibles ; elles furent divisées en quatre
brigades, et formaient un total de 7.000 hommes, y compris J'artillerie et le
génie. Enfin, tout étant prêt, et après une série de pluies, le temps s'étant
remis au beau le 12 novembre, le départ fut fixé au lendemain. Après
quelques alternatives de soleil et d'ondées, l'armée arriva le 15 sur les ruines d'une ancienne
ville romaine, baignées par la Seybouse, et connues sous le nom de
Guelma. L'enceinte d'une forteresse assez bien conservée permit d'y laisser 200
soldats, si fatigués par les premiers jours de marche, qu'on désespérait de les voir arriver jusqu'à Constantine ; on. y établit un poste pour les garder.
Le 19, on se trouvait sur les hauts plateaux occupés par les Zénati, tribu hostile, qui
cependant ne fit aucune démonstration menaçante. Les cieux nous préparaient
des difficultés bien plus redoutables que les armes des Musulmans. La nuit
suivante, le temps devint menaçant, les nuages se chargèrent, des torrents de
pluie mêlés de grêle et de neige inondèrent les bivouacs de nos malheureux
soldats, et tout Je pays n'offrait pas un seul morceau de bois qui put les
réchauffer. Les terres déjà pénétrées par les pluies précédentes, regorgeant
d'eau, ne présentaient plus un seul point où l'on put se reposer. Après la nuit
la plus cruelle, l'armée s'ébranla le 20 au matin, laissant en arrière les
bagages enfoncés jusqu'au moyen dans une merde boue, avec l'arrière-garde
pour les protéger. On arriva avec beaucoup de peine jusque sur les bords d'un
affluent du Rummel, qui se trouva tellement grossi par les pluies, qu'il fut
impossible de le franchir ; on s'établit là pour la nuit ; elle fut encore
plus pénible que la précédente ; le froid était devenu de plus en plus
rigoureux, et toujours même absence de bois pour l'adoucir. Ce retard eut du
moins un avantage en ce qu'il permit aux bagages, sur lesquels on doublait,
on triplait les attelages, de rejoindre le gros de l'armée. Le lendemain 21,
dans la matinée, on passa le torrent, les hommes ayant de l'eau jusqu'à la
ceinture ; plusieurs chevaux des équipages périrent dans cette traversée.
Mais enfin toute l'armée se trouva transportée sur l'autre bord, et quelques
heures après, elle prenait position sur le plateau de Mansourah, d'où elle
aperçut, s'étendant à ses pieds, les maisons et les remparts de Constantine. Constantine
est admirablement fortifiée par la nature. Le Rummel débouchant des montagnes
du sud forme à peu de distance de la ville de magnifiques cascades qui le
précipite au fond d'un ravin d'une largeur de soixante mètres et d'une
profondeur au moins double. Les bords, tout-à-fait à pic, sont revêtus de
murailles de rochers inattaquables à la mine et au boulet. Cet
infranchissable rempart entoure les habitations comme une ceinture et en fait
une véritable presqu'île, qui ne se relie au terrain environnant que par une
langue de terre de deux ou trois cents mètres de large. Cet isthme, qui
s'étend au sud-ouest, forme le plateau de Coudiat-Aty, seul côté par lequel
la ville soit accessible. Cependant, par une nouvelle bizarrerie d'une nature
qui en offre tant sur ce point, d'immenses ponts de rochers, jetés à
différentes hauteurs du fond du ravin, en réunissent les deux bords sans
pourtant être d'un accès praticable. Une seule de ces communications
naturelles a été perfectionnée par la main de l'homme qui, en l'exhaussant au
moyen de plusieurs arches, à permis à mie route tracée au fond d'une gorge,
qui s'enfonce dans le plateau de Mansourah, de pénétrer dans la ville par la
porte d'El-Cantara. A la
vue d'une position si formidable, le maréchal Clausel sentit une première
fois faiblir au fond de son cœur, l'espoir dont jusqu'alors il s'était si
fatalement bercé. Mais il était trop tard pour reculer et cette idée lui
rendit tout son courage. Il établit son quartier à Sidy-Mécid, vieille tour
ruinée située au bord du plateau de Mansourah, et séparée par le gouffre où
grondait le Rummel de cette ville, où ses regards plongeaient avec tant
d'activité. Il se flattait encore que les intelligences ménagées par Youssouf
pourraient amener la reddition de la place ; il fallait les encourager en
commençant les hostilités sans perdre un instant, Un seul coup d'œil
suffisait pour prouver que le plateau de Coudiat-Aty était le véritable point
d'attaque ; mais on désespéra d'y faire arriver les quelques canons de
campagne, seule artillerie que possédât l'expédition. Il aurait, pour cela,
fallut leur faire traverser le Rummel, grossi par les pluies, et gravir
ensuite les pentes inaccessibles qui l'encaissent. Cette faible ressource fut
donc réservée pour une attaque de vive force contre la porte El-Cantara. L'avant-garde
passa sous le Rummel pour diriger une autre attaque contre la porte de
Coudiat-Aty qu'on devait faire sauter avec un pétard. Pendant ces préparatifs
le maréchal attendait toujours quelque messager porteur d'offres d'accommodement.
Tout-à-coup, un drapeau rouge, symbole d'une guerre à outrance, se dresse sur
les remparts ; un nuage sanglant les enveloppe, et deux coups de canons
viennent jeter des boulets de 24 au milieu des positions françaises. A cet
insolent défi, le gouverneur entièrement détrompé ne pense plus qu'à pousser
l'attaque. Cependant Achmet-Bey avait quitté la ville, mais elle avait une
garnison de 2.000 Turcs ou Kabyles, tous gens de résolution et commandés par
le lieutenant du Bey, le fameux Ben-Aïssa, homme dont nous avons été à même
d'apprécier plus tard le caractère énergique. A la
pointe du jour du 22 novembre, l'artillerie était parvenue à établir, sous le
feu continuel de l'ennemi, ses pièces de campagne, à bonne portée et en face
de la porte El-Cantara. Toute la journée cette porte fut canonnée et
définitivement mise en pièces. Mais indépendamment de ce premier obstacle, se
trouvait une seconde porte, non située dans le prolongement de la première et
par suite inaccessible aux coups de l'artillerie. Le maréchal décida qu'une
attaque de vive force conduirait les troupes dans la nuit du 22 au 25
jusqu'au pied de cette dernière défense, que le génie la ferait sauter avec
un pétard, et que cinq compagnies d'élite, conduites par le capitaine de
Rance, aide-de-camp du maréchal, pénétreraient par-là dans l'intérieur de la
ville. Ordre fut donné aux troupes campées à Coudiat-Aty d'enfoncer cette
même nuit la porte qui leur ferait face. Mais les soldats du génie avaient
passé plusieurs nuits à rendre les routes praticables aux voitures ; leur
matériel cheminant avec une extrême lenteur n'arriva que le 22 à 8 heures du
soir ; officiers et soldats étaient exténués de fatigue. En vain leur colonel
Lemercier reçut-il ordre d'aller sur-le-champ reconnaître la porte encore
intacte ; cette reconnaissance ne put être faite que le matin peu avant
l'aube, et d'ailleurs il fallait toute une journée pour les préparatifs
nécessaires ; les deux attaques furent donc remises à la nuit suivante ; pendant
la journée du 25, l'artillerie continua à battre la ville, et les deux
divisions de l'armée repoussèrent sans peine les efforts de quelques Arabes
qui étaient venus les assaillir dans leurs positions. Dès que
la nuit fut venue le général Trézel plaça lui-même les compagnies d'élite qui
devaient emporter la place. Les sapeurs du génie chargés de frayer le passage
à l'infanterie, s'avancent les premiers, chargés du pétard qui doit détruire
la porte et d'échelles pour escalader les murailles. Le chef de bataillon
Morin et les capitaines Huy et Hackett marchent à leur tête. Un ciel
constamment couvert semble favoriser leur audace ; mais il était décidé que
tout tournerait contre nous dans ce malheureux assaut : tout-à-coup les
nuages se déchirent et un rayon de lune vient tomber en plein sur la colonne
en marche ; elle est assaillie par un feu de mousqueterie extrêmement
meurtrier. Elle s'avance néanmoins en semant la route de morts et de blessés,
quand un ordre donné mal à propos jette parmi ces braves soldats quelque
confusion et leur fait perdre un temps précieux ; chaque minute met plusieurs
hommes hors du combat ; le capitaine Huy a la jambe et le bras fracassé ; le
général Trézel qu'on vit toujours à l'endroit le plus périlleux, reçoit au
coup une grave blessure, le colonel Lemercier s'aperçoit alors qu'il n'a plus
autour de lui le nombre d'hommes matériellement et strictement nécessaires
pour .l'accomplissement de sa tâche, il déclare qu'insister davantage serait
sacrifier inutilement le sang du soldat ; le maréchal prévenu ordonne sur-le-champ
la retraite. On
comptait peu sur l'attaque de Coudiat-Aty, qui n'avait point de canon pour la
soutenir ; elle fut également infructueuse, quoique conduite avec un rare
courage. Le colonel Du vivier resta pendant plusieurs minutes au pied de la
porte de Coudiat-Aty, sous une grêle de balles, demandant à grands cris pour
la détruire des haches qui ne se trouvèrent pas. De braves officiers
trouvèrent la mort à ses côtés, entre autres le commandant de Richepance et
le capitaine du génie Émile Grand, jeune homme du caractère le plus aimable
et qui joignait aux charmes d'une imagination méridionale et poétique,
l'esprit d'ordre et de calcul qu'on puise dans les études qui avaient occupé
sa jeunesse. Il ne restait plus à la colonne française, après ce double
échec, qu'à reprendre la route de Bone. Le maréchal dépêcha sur-le-champ M.
de Rancé à l'avant-garde, pour qu'elle eût à se replier et à repasser le
Rummel avant le point du jour ; on profita du reste de la nuit pour
concentrer tout le corps d'armée sur le Mansourah. Ce mouvement rapidement et
heureusement exécuté, l'ordre de la retraite fut donné, l'ordre de marche
réglé, et toute l'armée s'ébranla dans la matinée du 24 novembre. Des
nuées d'Arabes, semblables à des essaims de guêpes, fondirent sur la colonne
au moment où elle commençait son mouvement ; ils se ruaient surtout avec
fureur sur l'arrière-garde, dans l'espoir d'enlever les bagages et les
blessés ; ils disparaissaient dès qu'un feu un peu nourri s'ouvrait sur eux.
Ce fut alors que le commandant Changarnier donna les premières preuves de ce
sang-froid, intrépide et intelligent, qui le rendit l'admiration de toute
l'armée, et commença cette carrière si brillamment parcourue depuis. Chargé,
avec un bataillon du 2e léger, de maintenir l’ennemi à l'extrême
arrière-garde, il fit former ses hommes en carré, et sans tirer un coup de
fusil, se laissa entourer par l'ennemi jusqu'à une distance de vingt pas : «
Allons mes amis, disait-il à ses hommes, vous voyez ces gens-là ; ils sont
six mille, vous n'êtes que trois cents, la partie est donc égale. » Tout-à-coup,
aux cris de vive le Roi, poussés par tous les soldats à la fois, le bataillon
ouvre un feu de deux rangs, avec une rapidité et une précision admirables ;
et dans quelques secondes l'ennemi a jonché de ses cadavres les trois faces
du carré. Cette rude leçon ne fut pas perdue pour les Arabes ; ils mirent dès
lors plus de circonspection dans leurs approches. Cette
première journée de retraite ramena l'armée à Somma où elle passa la nuit.
Pendant la seconde marche, elle eut encore à repousser les attaques
incessantes de 1 ennemi, plutôt il est vrai fatigantes que meurtrières.
Plusieurs soldats harassés de fatigue - restèrent en arrière ; ils se
couchaient, se voilaient la face et attendaient leur sort avec résignation.
Une dernière fois, au col de Rez-el-Akba, les Kabyles essayèrent de nous
fermer le passage ; quelques coups de fusil suffirent pour les disperser, et
la colonne arriva de bonne heure le 28 novembre à Guelma. La petite garnison
qu'elle y avait laissée, avait repoussé deux attaques d'une tribu kabyle ; le
maréchal décida que l'occupation de ce poste serait maintenue ; on y laissa
les malades et les blessés que l'armée traînait à sa suite. L'échec
de Constantine, important seulement par l'influence qu'il eut sur l'esprit
des Arabes, causa en France une consternation beaucoup plus grande qu'il ne
le méritait. Quelques journaux le comparèrent à la campagne de Russie. Comme
Napoléon, le maréchal Clausel se confia à son étoile, comme lui, il en fut
trahi ; ce fut là toute la ressemblance. La perte totale du corps
expéditionnaire ne fut que de trois cents hommes, et pas un canon, pas une
voiture ne furent abandonnés. Des soldats, qu'on croyait morts de froid et de
fatigue ou massacrés par les Arabes rejoignirent peu à peu l'armée, et
quelques jours suffirent pour les remettre. A peine arrivé à Bone, le
maréchal s'embarqua pour Alger, amenant avec lui le colonel Lemercier qui
mourut dans la traversée, épuisé par les guerres d'Afrique, auxquelles la
dernière campagne avait mis le comble. La Régence lui devait peut-être plus
qu'à tout autre officier français ; il l'avait dotée d'une foule de travaux,
dont l'utilité survivra au souvenir des combats que nous y avons livrés. Le cabinet Français, qui n'avait jamais été parfaitement disposé pour le maréchal Clausel le rappela dans les derniers jours de 1856. Il quitta Alger le 12 janvier suivant, en laissant le gouvernement provisoire de la colonie au général Rapatel. Ce dernier eut à repousser quelques tentatives des Hadjoutes et un rassemblement de tribus, soulevés par le contre-coup de Constantine. Sous l'administration de M. Rapatel, fut enfin terminée la partie ouest du retranchement continu. Il partait de Fouka, point situé au bord de la mer, à huit lieues ouest d'Alger, se dirigeait au sud, enveloppait Blida, puis traversant la Mitidja rejoignait la Chebeck et ensuite l'Aratch qu'il suivait jusqu'à son embouchure dans la mer ; il isolait ainsi le Sahel et une partie de la plaine du reste de la Régence, et les mettait complètement à couvert des incursions des Arabes. Une pareille défense eut pu être utile dans le commencement de l'occupation, mais avec l'extension que prit la domination française, elle fut bientôt laissée en arrière. |