L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre XI — La vieille République et la nouvelle Monarchie.

 

 

Le nouveau régent de Rome, le premier des souverains auxquels ait obéi le monde entier de la civilisation romaine et hellénique, Gaius Julius César, touchait à peine à sa cinquante-sixième année (né le 12 juillet 652 [102 av. J.-C.] ?), quand la victoire de Thapsus, suprême anneau d’une longue chaîne de grandes victoires, vint placer l’avenir du monde dans ses mains. Peu d’hommes ont vu leur énergie mise à une telle épreuve ! Mais César aussi n’était-il point l’unique génie créateur qu’ait produit Rome, le dernier de ceux qu’ait produit I’antiquité ? Jusqu’à la ruine finale, l’ancien monde devait se mouvoir dans la voie par lui tracée. Issu d’une des plus anciennes et des plus nobles familles du Latium, dont l’arbre généalogique plongeait par ses racines Jusque parmi les héros de l’Iliade et les rois romains, et touchait à la Vénus Aphrodite, la déesse commune aux deux nations[1], durant son enfance et son adolescence, il avait mené la vie de la jeunesse noble de son siècle. Il avait vidé et l’écume et la lie de la coupe de l’homme à la mode, récitant et déclamant lui aussi, littérateur et faiseur de vers sur son lit de repos[2], expert aux affaires d’amour dans tous les genres, initié à tous les mystères de la toilette élégante, coiffure, barbe et costume ; habile par dessus tout dans l’art plein d’arcanes d’emprunter tous les jours et de ne payer jamais. Mais sa nature de souple acier résista à toutes les dissipations, à toutes les folies : il garda intactes et l’alerte vigueur du corps et la chaleur expansive du cœur et de l’esprit. A l’escrime, sur son cheval, il n’avait point d’égal parmi ses soldats : devant Alexandrie, un jour, il sauva sa vie en nageant dans les flots. En expédition, il marchait de nuit le plus souvent, pour gagner du temps, et son incroyable rapidité fit honte à la lenteur solennelle de Pompée se mouvant d’un lieu à un autre, et stupéfia ses contemporains : elle ne fut pas la moindre cause de, ses succès. Comme était son corps, ainsi était son esprit. Sa puissance admirable de vue se reflétait dans ses ordres, toujours sûrs et clairs à l’exécution, même quand il ordonnait sans avoir les lieux sous les yeux [B. Afr., 31]. Sa mémoire était incomparable : il lui arrivait fréquemment de vaquer, sans broncher, à plusieurs affaires à la fois [Pline, 7, 25]. Homme du grand monde, homme de génie, régent d’empire, il sentait battre son cœur. Durant toute sa vie, il eut un culte pour sa digne mère, Aurelia[3] (il avait tout jeune perdu son père). A ses femmes, à sa fille Julia[4] surtout, il voua une condescendance vraie et qui ne fut pas sans réagir sur les choses de la politique. Avec les hommes les plus capables et les plus solides de son temps, qu’ils fussent de haute ou humble condition, il avait noué les meilleurs rapports d’une mutuelle confiance, avec. chacun selon son caractère. Jamais il ne laissa tomber ses partisans, se gardant en cela de l’indifférence pusillanime de Pompée. Et comme il avait soutenu ses amis dans la bonne ou la mauvaise fortune et sans calcul égoïste, bon nombre d’entre eux, Aulus Hirtius, Gaius Matius[5], même après sa mort, attestèrent noblement leur dévouement envers lui. Dans cette merveille d’organisation équilibrée, l’unique vive saillie prédominante et caractéristique, c’est l’éloignement pour tout ce qui est idéologie et fantaisie. César, il va de soi, était passionné : sans passion, point de génie, mais chez lui la passion ne fut jamais toute puissante. Il avait eu sa jeunesse : le chant, le vin, l’amour, avaient eu leurs jours de grande influence sur ses facultés ; il ne leur livra jamais les entrailles de son être. La littérature lui fut une occupation durable et sérieuse ; mais alors que l’Achille d’Homère avait empêché Alexandre de dormir, César, lui, avait consacré de longues veilles à l’étude des, flexions des substantifs et des verbes latins. Il écrivit des vers, comme tout le monde alors : ses vers étaient faibles. En revanche, il s’intéressa aux sciences astronomiques et naturelles[6]. Alexandre se mit à boire et but jusqu’au bout pour chasser les soucis aussitôt passées, les ardeurs de sa jeunesse, le sobre Romain laissa là la coupe[7]. Chez tous ceux que dans leur adolescence l’amour des femmes a couronnés d’une éclatante auréole, il en demeure comme un impérissable reflet : ainsi en fut-il pour César, les aventures et les succès galants le poursuivirent jusque dans l’âge mûr[8] : il en garda une certaine fatuité dans la démarche, ou mieux la conscience satisfaite des avantages extérieurs de sa beauté virile. Il couvrait avec soin de la couronne de laurier, sans laquelle il ne se montrait plus en public, son chef à son grand chagrin dénudé par la calvitie ; et, pour racheter les tresses flottantes de sa jeunesse, il eût volontiers donné quelqu’une de ses plus grandes victoires[9]. Mais, pour se complaire au commerce des femmes, même étant devenu le monarque de Rome, il ne les prenait que comme un jeu, sans leur laisser l’ombre de l’influence. On a beaucoup parlé de ses amours avec Cléopâtre : il ne s’y abandonna d’abord que pour masquer le point faible de la situation du moment. Homme positif et de haute raison, on sent dans ses conceptions et dans ses actes la forte et pénétrante influence d’une sobre pensée : ne se griser jamais est chez lui le trait essentiel[10]. De là, son énergie toute déployée à l’heure utile, sans s’égarer dans les souvenirs ou dans l’attente : de là, sa force d’action amassée et dépensée au moment du vrai besoin : de là, son génie entrant enjeu dans les moindres occasions, pour le plus fugitif des intérêts : de là, cette faculté multiple embrassant et dominant tout ce que conçoit l’intelligence et tout ce que la volonté commande, cette sûreté facile demain, égale dans l’arrangement des périodes ou d’un plan de bataille, cette sérénité merveilleuse qui ne l’abandonna jamais dans les bons ou les mauvais jours : de là, enfin, cette complète indépendance, qui ne se laissa entamer ni par un favori, ni par une maîtresse, ni même par un ami ! Mais cette même clairvoyance de l’esprit ne lui laissait pas d’illusions sur la force du destin ou le pouvoir de l’homme : devant lui s’était levé le voile bienfaisant qui nous cache l’insuffisance de notre effort, ici-bas. Si sages que fussent ses plans, alors qu’il avait prévu toutes les éventualités, il sentait au fond de lui qu’en toutes choses le bonheur, ou si l’on veut le hasard a sa part principale : aussi le vit-on souvent lui passer parole en quelque sorte et mettre sa propre personne en enjeu avec la plus téméraire indifférence. Il n’est que trop vrai : les hommes supérieurs par la raison se réfugient volontiers dans les chances d’un coup de dés : de même, par un point, le rationalisme chez César confinait à un certain mysticisme.

D’une semblable organisation il ne pouvait sortir qu’un homme d’État. César le fut dans le, sens le plus profond du mot, môme à dater de sa jeunesse. Son but fut le plus élevé qu’il soit donné de se poser à un homme : la résurrection dans l’ordre politique, militaire, intellectuel et moral de sa propre nation déchue et de la nation hellénique, cette sœur étroitement liée à sa patrie et tombée encore plus bas qu’elle. Après trente ans d’expériences et leur dure école, il modifia ses idées sur les voies et moyens, le but demeurant le même aux heures de l’abattement sans espoir et de la toute puissance absolue, aux heures où, démagogue et conspirateur, il se faufilait dans un sombre labyrinthe ; à celles où, maître à deux du pouvoir, où, devenu seul et unique souverain, il travaillait à son oeuvre à la pleine lumière du soleil, sous les yeux d’un monde ! Toutes les mesures durables par lui prises en des temps les plus divers s’ordonnent à leur place dans les vastes plans de son édifice. Il semble en vérité qu’on ne puisse rien citer de lui en fait d’actes isolés : il n’a rien créé isolément. A bon droit en lui on louera l’orateur à la virile parole, dédaigneux des artifices de l’avocat, illuminant, échauffant l’auditeur de sa vive et claire flamme[11] ! A bon droit en lui on admire l’écrivain, la simplicité inimitable de sa composition, la pureté unique et la beauté du langage. A bon droit, les maîtres de la guerre dans tous les siècles ont vanté César générai : nul mieux que-lui, laissant là les erreurs de la routine ou de la tradition, n’a su inventer la stratégie, qui, dans le cas donné, conduit à la victoire sur l’ennemi, à celle, dès lors, qui est la vraie victoire. Doué d’une sûreté quasi divinatoire du coup d’œil, n’a-t-il pas pour chaque but inventé le bon moyen ? Après une défaite, n’était-il pas debout, prêt encore à combattre, et, comme Guillaume d’Orange, achevant toujours la campagne par la défaite de l’adversaire ? Le secret principal de la science de la guerre, celui par où se distingue le génie du grand capitaine du talent vulgaire de l’officier, la vive impulsion communiquée aux masses, César l’a possédé jusqu’à la perfection : nul ne l’y a surpassé ; et il a su trouver le gage de la victoire, non dans l’immensité de ses forcés, mais dans la promptitude des mouvements, non dans les lents préparatifs, mais dans l’action rapide, téméraire même, vu souvent l’insuffisance de ses ressources.

Mais tout cela n’était que l’accessoire : grand orateur et écrivain, grand général d’armée, il est devenu tout cela parce qu’il était homme d’État accompli. Le soldat, chez lui, ne joue qu’un rôle secondaire ; et l’un des traits principaux par où il se sépare d’Alexandre, d’Annibal et de Napoléon, c’est qu’au début de sa carrière politique il est sorti de la démagogie, non de l’armée. Dans ses projets premiers, il avait espéré parvenir, comme Périclès, comme Gaius Gracchus, sans passer par la guerre : dix-huit ans durant, à la tête du parti populaire, il n’avait pas quitté, les sentiers tortueux des cabales politiques : à l’âge de quarante ans,, se convainquant, non sans peine, de la nécessité d’un point d’appui militaire, il prit enfin le commandement. d’une armée. Aussi bien, même après, demeura-t-il homme d’État, plus encore que général : ainsi Cromwell, simple chef d’opposition d’abord, se fit successivement capitaine et roi des démocrates, Cromwell, de tous les grands hommes d’État, le plus voisin de César et par le mouvement de sa carrière et par le but atteint, si tant est que la comparaison soit permise entre le rude héros puritain et le Romain fait d’un métal moins compact.

Jusque dans sa manière de conduire la guerre, on reconnaît en César le général improvisé. Quand Napoléon prépare ses descentes en Égypte et en Angleterre, il manifeste le grand capitaine façonné à l’école du lieutenant d’artillerie ; chez César, de même, perce le démagogue transformé en chef d’armée. Quel tacticien de profession, pour des raisons simplement politiques et non toujours absolument impérieuses, aurait pu jamais se résoudre à négliger, comme César l’a fait souvent, et surtout lors de son débarquement en Épire, les enseignements prudents de la science militaire ? A ce point de vue, il est plus d’une de ses opérations que l’on pourrait critiquer, mais ce que perd le chef d’armée, l’homme d’État aussitôt le regagne. La mission de celui-ci est universelle de sa nature, et tel était le génie de César : si multiples, si distantes l’une de l’autre que fussent ses entreprises, elles tendaient toutes vers un seul grand but, auquel il demeura inébranlablement fidèle, et qu’il poursuivit sans dévier dans l’immense mouvement d’une activité tournée vers toutes les directions, jamais il ne sacrifia un détail à un autre. Quoique passé maître dans la stratégie, il fit tout au monde, obéissant à des considérations purement politiques, pour détourner l’explosion de la guerre civile ; et quand il la fallut commencer, il fit tout aussi pour que ses lauriers ne fussent point ensanglantés. Quoique fondateur d’une monarchie militaire, il ne laissa s’élever, s’y appliquant avec une énergie sans exemple dans l’histoire, ni une hiérarchie de maréchaux, ni un régime de prétoriens. Enfin, dernier et principal service envers la société civile, il préféra toujours les sciences et les arts de la paix à la science militaire. Dans son rôle politique, le caractère qui domine, c’est une puissante et parfaite harmonie. L’harmonie, sans doute, est la plus difficile de toutes les manifestations humaines : en la personne de César, toutes les conditions se réunissaient pour la produire. Positif et ami du réel, il ne se laissa jamais prendre aux images du passé, à la superstition de la tradition : dans les choses de la politique, rien ne lui était que le présent vivant, que la loi motivée en raison : de même, dans ses études de grammairien, il repoussait bien loin l’érudition historique de l’antiquaire, et ne reconnaissait d’autre langue que la langue actuelle et usuelle, d’autre règle que l’uniformité. Il était né souverain, et commandait aux cœurs comme le vent commande aux nuages, gagnant à soi, bon gré mal gré, les plus dissemblables natures, le simple citoyen et le rude sous-officier, les nobles dames de Rome et les belles princesses de l’Égypte et de lai Mauritanie, le brillant chef de cavalerie et le banquier calculateur. Son talent d’organisateur était merveilleux. Jamais homme d’État pour l’arrangement de. ses alliances, jamais capitaine ; pour son armée, n’eut affaire à des éléments plus insociables et plus disparates : César les sut tous amalgamer quand il noua la coalition ou forma ses légions. Jamais souverain ne jugea ses instruments d’un coup d’œil plus pénétrant. Nul, mieux que lui, ne sut mettre chacun à sa place. Il était le vrai monarque : il n’a jamais joué au roi. Devenu le maître absolu dans Rome, il garde tous les dehors du chef de parti : parfaitement souple et facile, commode d’accès et affable, allant au-devant de tous, il sembla ne rien vouloir être que le premier entre ses égaux. Il évitait la faute où tombent si souvent ses pareils, quand ils apportent dans la politique le ton sec du commandement militaire ; et quelque motif ou provocation qui lui vint de la mauvaise humeur du sénat, il ne voulut point user de la force brutale, ou faire un dix-huit brumaire. Il était le vrai monarque, sans ressentir le vertige de la tyrannie. Parmi les puissants devant le Seigneur, il fut le seul, peut-être, qui n’agit jamais par inclination ou caprice, dans les grandes comme dans les petites choses obéissant toujours à son devoir de gouvernant. En se retournant vers le passé de sa vie, il y put regretter quelques faux calculs, il n’y trouva point d’erreurs où la passion l’aurait fait tomber, et dont il eût à se repentir. Rien dans sa carrière qui, même en petit, rappelle les excès de la passion sensuelle, le meurtre d’un Clitus, l’incendie de Persépolis et ces poétiques tragédies que l’histoire rattache au nom de son grand prédécesseur en Orient[12]. Enfin, parmi tous ceux qui ont eu la puissance, il est le seul peut-être qui, jusqu’à la fin de sa carrière, ait gardé le sens politique du possible ou de l’impossible, et ne soit pas venu échouer à cette dernière épreuve, la plus difficile de toutes pour les natures supérieures, la reconnaissance de la juste et naturelle limite, au point culminant du succès. Le possible, il l’a fait, sans jamais déserter le bien pour conquérir le mieux hors de sa portée : jamais non plus, le mal étant accompli et irréparable, il ne négligea le palliatif qui l’atténue. Mais le destin avait-il prononcé, toujours il obéissait à l’arrêt. Arrivé à l’Hypanis, Alexandre battit en retraite : autant en fit Napoléon à Moscou, tous deux contraints et se dépitant contre la fortune qui mettait une borne à l’ambition de ses favoris. César, sur le Rhin, sur la Tamise, recule de son plein gré ; et quand ses desseins le portent jusqu’au Danube ou l’Euphrate, il ne vise point à la conquête du monde, il ne veut qu'une frontière sûre et rationnelle pour l'empire.

Tel fut cet homme, qui paraît tout simple à peindre, et dont il est prodigieusement difficile de donner même une esquisse. Toute sa nature n'est que clarté et transparence; et la tradition nous a gardé de lui des souvenirs plus complets et plus vivaces que d'aucun de ses pairs des anciennes annales. Qu'on le juge à fond ou superficiellement le jugement ne peut varier : devant tout homme qui l'étudie, sa grande figure se montre avec ses traits essentiels et les mêmes; et pourtant nul encore n'a su la reproduire au vrai. Le secret ici gît dans la perfection du modèle. Humainement, historiquement parlant, César se pose au confluent où viennent se fondre tous les grands contraires. Immense puissance créatrice et intelligence infiniment pénétrante, il n'est plus jeune et il n'est point vieux : toute volonté et tout action, il est plein de l'idéal républicain, en même temps qu'il est né pour être roi. Romain jusqu'au fond des entrailles, et appelé en même temps à faire au dedans comme au dehors la conciliation des civilisations romaine et grecque, César est le grand homme, l'homme complet. Aussi, plus qu'à toute autre figure ayant rang dans l'histoire, il lui manque ces traits soi-disant caractéristiques, qui ne sont à vrai dire que les déviations du développement naturel de l'être humain. Tel détail en lui nous semble individuel, au premier coup d'œil, qui s'efface à voir de plus près et se perd dans le type plus vaste dei siècle et de la nation. Par ses aventures de jeunesse, il marque le pas avec tous ses contemporains ou ses égaux bien doués : son naturel réfractaire à la poésie, mais énergiquement logique, est et demeure le naturel du Romain. Homme, sa vraie manière d'être homme, c'est de savoir régler et mesurer admirablement ses actes selon le temps et selon le lieu. L'homme, en effet, n'est point chose absolue: il vit et se meut en conformité avec sa nation, avec la loi d'une civilisation donnée. Oui, César n’est complet que parce qu’il sut, mieux que tous, se placer en plein courant de son siècle : parce que, mieux que tous, il porta en lui l’activité réelle et pratique du citoyen romain, cette vertu solide qui fut le propre de Rome. L’hellénisme, chez lui, n’est autre que l’idée grecque, fondue et transformée à la longue au sein de la nationalité italique. Mais c’est là aussi que gît la difficulté ; je pourrais dire l’impossibilité du portrait.

L’artiste peut s’essayer à tout peindre, mais son effort s’arrête devant la beauté parfaite : de même pour l’historien, il est plus sage de se taire quand, une fois en mille ans, il se trouve en face d’un type achevé. La règle est chose qu’on peut exprimer, sans doute, mais elle ne nous donne jamais qu’une pure notion négative, celle de l’absence du défaut : nul ne sait rendre ce grand secret de la nature, l’alliance intime de la loi générale et de l’individualité dans ses créations les plus accomplies ! Heureux furent-ils ceux à qui il a été donné de voir la perfection face à face, et ceux qui l’ont reconnue sous le rayon éclatant, vêtement immortel des oeuvres des grands hommes ! Et pourtant, les signes du temps y ont aussi laissé leur empreinte ! Le Romain s’était porté au même échelon que son jeune et héroïque prédécesseur chez les Grecs : que dis-je, il le dépasse ! Mais le monde s’était fait vieux dans l’intervalle, et son ciel avait pâli. Les travaux de César ne sont plus, comme ceux d’Alexandre, une joyeuse conquête en avant dans un champ sans bornes : il lui faut bâtir sur les ruines et avec des ruines : si vaste que soit la carrière, encore est-elle limitée, et il lui faut l’accepter telle, s’y comportant et s’y assurant du mieux qu’il se peut. La muse populaire ne s’y est point trompée, et, délaissant le Romain trop positif, elle a orné le fils de Philippe de Macédoine de toutes les couleurs dorées de la poésie et de tout l’arc-en-ciel des légendes ! C’est à égal bon droit aussi que, depuis mille et mille ans, les nations dans leur vie politique se voient ramenées sans cesse à la ligne que la main de César a tracée ! Si les peuples à qui le monde appartient donnent son nom à leurs plus hauts monarques, ne faut-il pas voir là une profonde et aussi une humiliante leçon ?

À supposer que Rome pût être tirée de l’abîme de ses incurables misères et reprendre jamais quelque jeunesse, il importait avant toutes choses de rendre au pays le repos, et de nettoyer ces amas de décombres qui recouvraient le sol, au lendemain des dernières catastrophes. César se mit à l’œuvre sur la base de la réconciliation des vieux partis, ou plutôt (car comment parler de paix quand il y a antagonisme irréconciliable ?), faisant en sorte que chacun, et la noblesse et les populaires, vidassent le champ où jusque-là ils se livraient bataille, pour aller se réunir sur le terrain nouveau d’une constitution monarchique. Le premier besoin, c’était d’étouffer à toujours les vieilles discordes du passé républicain. Pendant qu’il ordonnait la réédification des statues de Sylla, que la populace de Rome avait renversées à la nouvelle de la bataille de Pharsale, et proclamait ainsi que l’Histoire seule aurait désormais à juger le grand homme[13], il abolissait au même moment les dernières conséquences, encore en vigueur, des lois d’exception syllaniennes : il rappelait de l’exil les derniers bannis des révolutions de Cinna et de Sertorius, et rendait aux enfants des proscrits de Sylla l’éligibilité qu’ils avaient perdue[14]. Il restituait pareillement. dans leur, siège au sénat ou dans leurs droits de cité tous les nombreux personnages qui, durant les temps avant-coureurs de la crise, avaient subi l’exclusion censorale ou succombé sous le coup des procès politiques, et surtout lés victimes des accusations issues en foule des lois d’exception de l’an 702 [52 av. J.-C.]. Quant à ceux qui s’étaient faits, à prix d’or, les meurtriers des proscrits, ils demeurèrent notés d’infamie, comme de juste, et Millon, le plus éhonté des condottiere du parti sénatorien, vit son nom repoussé de l’amnistie générale.

Le règlement de toutes ces questions se rattachait seulement au passé. Bien autrement difficile était le maniement des partis rangés encore en face les uns des autres : d’un côté César avait affaire aux démocrates, à sa suite, et de l’autre à l’aristocratie précipitée du pouvoir. Moins même que cette dernière, les démocrates, on le pressent, n’entendaient s’accommoder de l’attitude de César après sa victoire, et de l’ordre qu’il leur intimait d’avoir à quitter les positions prises. César, en somme, voulait ce qu’avait rêvé Gaius Gracchus : mais les visées des Césariens ne ressemblaient en quoi que ce soit aux visées des sectateurs des Gracques. Par une progression toujours croissante, les populaires étaient passés de la réforme à la révolution, de la révolution à l’anarchie, et de l’anarchie à la guerre contre la propriété : ils fêtaient entre eux les souvenirs du régime de la terreur, et, comme autrefois celui des Gracques, ils ornaient de fleurs et de couronnes, le tombeau de Catilina. En se rangeant sous le drapeau de César, ils avaient attendu de lui ce que Catilina n’avait pu leur donner. Mais il devint manifeste bientôt que César voulait être autre chose que l’exécuteur testamentaire du grand conspirateur, que tout au plus il procurerait aux endettés quelques facilités de payement ; quelques allégements de procédure : aussitôt les récriminations amères de se faire entendre : à quoi bon la victoire du parti populaire, si l’on n’a pas vaincu pour le peuple ? Puis cette tourbe, petits et grands, qui s’était promis des saturnales politiques et financières, se tourne dans sa déconvenue vers les Pompéiens et leur fait les doux yeux. Pendant les deux années que dure l’absence de César (janvier 706 - automne 707 [48-47 av. J.-C.]), ils s’agitent et fomentent en Italie la guerre civile dans la guerre civile. Un jour, le préteur Marcus Cœlius Rufus, noble d’extraction, mauvais payeur de ses dettes, homme de talent d’ailleurs et de culture variée, jusqu’ici l’un des plus zélés champions de César, ardent et disert dans le sénat et sur le Forum, avait osé, sans motion du chef, apporter au peuple une loi qui donnait aux débiteurs six ans de délai, sans intérêt ; et ; comme il lui était fait opposition, il avait proposé le rejet de toutes lés demandes en justice pour argent prêté et pour les loyers courants des maisons, sur quoi le sénat césarien l’avait destitué de son office. On était à l’heure de la bataille de Pharsale : il semblait que le destin fit pencher la balance du côté de Pompée. Rufus, alors, entre en alliance avec Milon, l’ancien sénatorien, l’ancien chef de bandes ; et, tous les deux, ils tentent la contre-révolution, écrivant sur leur bannière, tantôt le maintien de la constitution républicaine, tantôt l’abolition des créances et la liberté des esclaves. Milon avait quitté Massalie ; lieu désigné de son exil, et appelé aux armes dans la région de Thurium les Pompéiens et les esclaves-pasteurs. Pendant ce temps, Rufus, armant aussi des esclaves, se préparait à attaquer Capoue. Mais avant l’exécution son projet est éventé, et les Capouans le déjouent. Quintus Pedius marche avec une légion sur le territoire des Thuriens et y disperse les bandes qui le parcourent : bientôt la mort des deux chefs met fin au scandaleux tumulte (706 [-48])[15]. L’année d’après (707 [-47]), surgit un nouveau fou, Publius Dolabella, tribun du peuple, endetté jusqu’au cou, comme Rufus et Milon ; mais moins capable qu’eux. Il remet sur le tapis la loi sur les dettes et les loyers et recommence à son tour (ce fut la dernière fois) la guerre de la démagogie. Lucius Trebellius, son collègue[16], lui tint tête ; des deux parts les bandes armées se heurtent. et bataillent et font bruit dans la rue, à ce point que Marc-Antoine, le commandant en Italie, vient avec ses soldats mettre le holà ! Bientôt César, à son retour d’Orient, fera rentrer les écervelés, sous terre[17]. A cette sotte tentative d’une reprise du drame de Catilina, il attache d’ailleurs si peu d’importance qu’il tolère la présence en Italie de Dolabella, et qu’à peu de temps de, là il lui pardonne. Contre ces misérables, pour qui la question. politique n’est rien, pour qui la guerre à la propriété est tout, il suffit, comme contre les hordes de brigands, d’un gouvernement actif et fort : César est trop grand, trop sage, pour se préoccuper longtemps des communistes de Rome, effroi des trembleurs dans toute l’Italie : il dédaigne, à les combattre, l’appât d’une fausse popularité pour sa monarchie.

Mais s’il pouvait abandonner et s’il abandonnait sans crainte la démocratie défunte à sa décomposition finale et prochaine, il lui fallait s’attaquer encore à l’ancienne aristocratie, infiniment plus vivace. A réunir contre elle tous les moyens de combat et de coercition, on ne lui donnait pas pour cela le coup de mort, le temps seul pouvait le faire : du moins on préparait et on accélérait l’issue fatale. Mu d’ailleurs par un sentiment naturel des convenances, César évita les vaines jactances qui irritent les partis abattus ; il ne voulut pas le triomphe pour des victoires gagnées sur ses concitoyens[18] : parlant souvent de Pompée et toujours avec estime, et, quand il restaura le sénat, rétablissant sa statue renversée par le peuple à la place même qu’elle avait occupée[19], il restreignit le plus qu’il le put les mesures de rigueur politique[20]. Nulle enquête n’est. faite au sujet des intelligences multiples nouées naguère par les Constitutionnels avec les Césariens qui n’étaient Césariens que de nom. Il jette au feu, sans rien en lire, les amas de papiers trouvés au quartier général de l’ennemi à Pharsale et à Thapsus : il s’évite, et à lui et au pays, l’odieux spectacle des procès politiques dirigés contre les personnages suspects de trahison.

Enfin, il renvoya libres et impunis les simples soldats pompéiens qui n’avaient fait que suivre leurs officiers, romains ou provinciaux, dans la lutte. Il ne fit d’exception qu’à l’égard des citoyens coupables d’avoir pris du service dans l’armée du roi de Numidie. Leurs biens à ceux-ci sont confisqués : c’est la peine de la trahison contre Rome. Aux officiers mêmes il avait donné sans condition leur grâce, jusqu’à la fin de la campagne d’Espagne de 705 [49 av. J.-C.] : mais l’événement ayant prouvé qu’il était allé trop loin, il crut indispensable de frapper les chefs. A dater de ce jour, il décida que quiconque, après la capitulation, d’Ilerda, aurait servi à titre d’officier dans les rangs de l’ennemi, ou siégé dans l’anti-sénat, encourrait, s’il survivait à la guerre, la perte de sa fortune et de ses droits civiques, et, s’il était mort, la confiscation de ses biens au profit du trésor. Que si c’était un des graciés qui avait repris les armes, sa forfaiture emportait la peine capitale. Mais quand on vint à l’exécution, il se départit de ces lois sévères. Là mort ne frappa que quelques-uns des nombreux relaps. Et quant aux biens confisqués sur les Pompéiens morts, les dettes grevant les fortunes, les dots des veuves, furent payées comme de juste, et César fit même remettre aux enfants une part de l’héritage paternel. Puis parmi ceux que frappaient l’exil et la confiscation cumulés, bon nombre obtinrent leur grâce ; d’autres, les gros trafiquants d’Afrique, par exemple, qui avaient siégé, contraints et forcés, dans le sénat d’Utique, s’en tirèrent moyennant amende. A tout le reste, sans exception, on peut le dire, leur liberté, leurs biens étaient rendus, pour peu qu’ils prissent sur eux d’aborder César en solliciteurs ; et plus d’un, comme le consulaire Marcus Marcellus (consul en 703 [51 av. J.-C.]), eut l’octroi de son pardon sans l’avoir demandé. Pour conclure une amnistie générale, en 70 [-44], rouvrit les portes de Rome à tous les bannis.

Quoi qu’il en soit, l’opposition républicaine se laissa faire grâce : elle ne se réconcilia point. Partout le mécontentement contre le nouvel ordre de choses : partout la haine contre un maître auquel on ne s’habituait pas. De résistance à ciel ouvert, il n’en était plus d’occasion. C’était peu de chose, en effet, que cette démonstration de quelques tribuns. hostiles, aspirant à la couronne du martyre, et, dans l’affaire du titre offert au dictateur, sévissant contre ceux qui l’avaient appelé roi[21]. Mais le républicanisme vivait dans les esprits à l’état d’opposition décidée, avec ses menées et ses agitations secrètes. Nulle main ne remuait quand l’imperator se montrait en public. Il pleuvait des placards et des pasquinades remplis de mordantes et amères satires contre la nouvelle monarchie. Que si un comédien se permettait une allusion républicaine, les applaudissements le saluaient bruyamment[22]. L’éloge de Caton était le thème à la mode des faiseurs de brochures, et leurs écrits trouvaient  des lecteurs d’autant plus favorables que les lettres n’étaient plus libres. César, ici encore, combattit les républicains sur leur propre terrain : aux panégyriques du héros [par Cicéron et autres] il répondit, lui et ses meilleurs affidés, par des Anti-Catons : écrivains de l’opposition et Césariens, on les vit se battant sur le corps du citoyen mort à Utique, comme jadis Grecs et Troyens sur le cadavre de Patrocle. On le comprend d’ailleurs, dans ce combat, dont le public républicain était juge, la victoire n’échut pas à César. Que faire, si ce, n’est effrayer les hommes de lettres ?

Les plus connus ou les plus redoutables, Publius Nigidius Figulus[23], Aulus Cæcina, obtinrent moins aisément que les autres la faculté de revoir l’Italie, et quant à ceux qui y étaient tolérés, ils furent soumis à une véritable censure, censure d’autant plus cruelle, que la mesure de la peine était purement arbitraire[24]. Nous raconterons plus amplement ailleurs et en nous plaçant à un autre point de vue, le mouvement et les fureurs des vieux partis contre le gouvernement : qu’il nous suffise de dire ici que sur toute la surface de l’empire surgissaient à chaque heure les prétendants et les insurrections républicaines ; que les feux de la guerre civile, attisés tantôt parles Pompéiens et tantôt par les républicains, se rallumaient en maints lieux ; que, dans Rome, on conspirait en permanence contre la vie du dominateur. César, dédaignant les complots, ne voulut jamais s’entourer d’une garde attachée à sa personne ; il se contenta le plus souvent de les dénoncer par avis public, lorsqu’il les avait découverts. Mais, si téméraire ou indifférent qu’il se montrât dans les choses intéressant sa sûreté personnelle, il ne pouvait se dissimuler les dangers très grands que l’armée des mécontents faisait courir, non pas seulement à sa propre vie, mais aussi à son œuvre de reconstruction sociale. Que si, faisant la sourde oreille devant les avis et les incitations de ses amis, et n’ayant aucune illusion d’ailleurs sur la haine irréconciliable de ceux qu’il avait graciés, il persistait, avec l’énergie d’un étonnant sang-froid, à pardonner et pardonner toujours à des adversaires croissant en nombre, ce n’était chez lui ni chevaleresque magnanimité d’une, nature trop fière, ni débonnaireté d’une nature faible. Le politique avait sagement calculé que les partis vaincus s’absorbent plus vite dans l’État et à dommage moindre pour sa personne, que s’il eût tenté de les détruire par la proscription ou de les éloigner par l’exil. Pour son grand dessein, force était à César de recourir au parti constitutionnel, qui ne renfermait point seulement l’aristocratie, mais aussi tous les éléments libéraux et nationaux survivant chez les citoyens italiques. Voulant le rajeunissement d’un État tombé de vieillesse, il avait besoin de tous les talents, de tous les hommes importants parmi eux par leur éducation, leur crédit de famille ou leur considération acquise ; et c’est justement ainsi qu’il disait que pardonner à ses adversaires est le plus beau fleuron de la victoire. Donc, il se défit des chefs les plus en vue, en même temps qu’aux hommes du second et du troisième rang et qu’à toute la génération plus jeune il donnait la grâce entière. Mais il ne leur permit point les bouderies d’une opposition passive, et, bon gré mal gré, les amena en douceur à prendre part aux affaires du gouvernement nouveau, ne leur refusant ni les honneurs ni les magistratures.

Comme pour Henri IV et Guillaume d’Orange, les grandes difficultés pour lui étaient celles du lendemain. Telle est l’expérience qui s’impose à tout révolutionnaire victorieux : si, après son triomphe il ne veut pas, comme Cinna et Sylla, rester simple chef de faction ; si, comme César, Henri IV et Guillaume, il veut, abandonnant le programme nécessairement exclusif d’une opinion, fonder son édifice sur l’intérêt commun de la société, aussitôt tous les partis, le sien comme ceux qu’il a vaincus, se dressent unis contre ce régent qui s’impose : plus grand est son dessein, plus pures ses vues, plus leur haine s’acharne. Les constitutionnels et les Pompéiens prêtaient des lèvres hommage à César, et, frémissant au fond du cœur, ils maudissaient la monarchie ou tout au moins la dynastie nouvelle. Les démocrates, rabaissés, discrédités, depuis qu’ils comprenaient que le but de César n’était point le leur, se mettaient contre lui en révolte ouverte ; et ses partisans même murmuraient quand ils le voyaient bâtir, non plus un État d’officier de fortune, mais un gouvernement monarchique juste et semblable à tous les autres, et quand leur part de butin allait diminuant d’autant, par l’admission des vaincus. L’organisation césarienne déplaisait à tous, dès qu’elle était octroyée aux amis aussi bien qu’aux adversaires. Actuellement, César, de sa personne, était plus en danger qu’avant de vaincre. Mais ce qu’il perdait pour lui-même, il le regagnait pour l’État. Anéantissant les partis, épargnant leurs hommes, appelant à lui tous les personnages de talent ou seulement de bonne naissance, et leur conférant les emplois publics, sans se ressouvenir de leur passé politique, il utilisait toutes les forces vives de l’empire pour son grand édifice politique : contraints ou forcés, il amenait tous les citoyens, quelle que fût leur couleur, à lui prêter aide ; il conduisait enfin la nation, par une insensible pente, jusque sur le terrain préparé par ses mains. Que la fusion actuelle ne fût encore faite qu’à la surface ; que les anciens partis s’entendissent bien moins dans l’assentiment au nouvel ordre de choses que dans leur haine, c’est ce qu’il savait de reste : il savait en même temps qu’à s’unir, même superficiellement, les antagonismes s’émoussent, et qu’un grand politique, dans cette voie, ne fait qu’aller au-devant du temps. Le temps seul peut éteindre ces haines, à mesure que la génération se couche dans le tombeau. Jamais il ne songea à rechercher qui le haïssait ou méditait l’assassinat. Il était bien l’homme d’État qui sert le peuple sans chercher une récompensé, pas même la récompense de l’affection populaire ; il renonçait à la faveur du siècle en vue des bénédictions de l’avenir ; il ne voulait qu’une chose, être, le sauveur et le rajeunisseur de la nation romaine.

Essayons de rendre compte en détail de ce transport de l’ancienne société romaine dans une orbite nouvelle, et rappelons-nous d’abord que César est venu, non point pour commencer, mais pour achever la révolution. Conçu par Gaius Gracchus, le plan de la cité nouvelle avait passé aux mains de ses fauteurs et successeurs, lesquels, avec plus ou moins de talent ou de bonheur, l’avaient suivi, sans en dévier jamais.

Chef né des populaires, et leur chef aussi par droit d’héritier, César, depuis trente ans, avait tenu haut leur drapeau, sans changer, sans cacher jamais ses couleurs il reste démocrate, étant devenu monarque. Entré dans l’hérédité du parti, il l’accepte toute entière, sauf, bien entendu, les frénésies sauvages des Catilina et des Clodius : à la cause de l’aristocratie, à tous les aristocrates vrais, il a voué de sa personne la plus amère haine, il a conservé immuable la devise et la pensée de la démocratie romaine, adoucissement du sort des débiteurs, colonisation transmaritime, niveau insensiblement passé sur les inégalités des conditions juridiques des classes, au sein de l’État, pouvoir exécutif affranchi de la suprématie du sénat.

Sur ces bases, la monarchie césarienne, loin qu’elle soit contraire au principe démocratique, en est plutôt, je le répète, l’achèvement et la fin. Rien de commun entre elle et le despotisme oriental de par la grâce de Dieu : elle est la monarchie telle que Gaius Gracchus l’eût voulu fonder, telle que la fondèrent Périclès et Cromwell ; elle est, pour le dire, la nation représentée par son plus haut et son plus absolu mandataire. En cela, la pensée première de l’œuvre de César ne fut point une nouveauté ; mais ce qui est bien à lui, c’est la réalisation de cette même pensée, chose principale, en définitive ; c’est la grandeur de l’exécution, grandeur faite pour surprendre l’admirable ouvrier lui-même, s’il en avait été le témoin ; grandeur devant laquelle s’inclinent tous ceux qui l’ont contemplée dans son vivant éclat, ou dans le miroir des annales du monde, à quelque époque, à quelque école politique qu’ils appartiennent. Dans la mesure de leur intelligence des merveilles de l’humanité et de l’histoire, l’émotion les saisit tous, profonde et plus profonde chaque jour à la vue de ce grand spectacle ; tous ils se sentiront émus jusqu’à la consommation. des siècles.

Ici, l’heure est venue pour nous de revendiquer hautement le privilège que l’historien s’arroge tacitement ailleurs ; l’heure est venue de protester contre cette méthode, à l’usage commun de la naïveté et de la perfidie, qui se sert du blâme et de l’éloge comme d’une phrase de style banale et générale, et qui, au cas actuel, en dehors des situations données, s’en va rétorquant contre César la sentence portée contre ce qu’on appelle le césarisme. Assurément, l’histoire des siècles passés est la leçon des siècles présents. Mais qu’on se garde de la trop commune erreur ! Est-ce qu’à feuilleter les annales anciennes on y peut retrouver les événements du jour ? Est-ce que le médecin politique y peut faire recueil de symptômes et de spécifiques pour sa diagnose et sa thérapeutique dans le siècle présent ? Non, l’histoire n’est instructive qu’en un sens. Comme elle étudie les civilisations d’autrefois, elle met à nu les conditions organiques de la civilisation même, elle montre les forces fondamentales partout semblables et leur assemblage partout divers : loin qu’elle prône l’imitation vide de pensée, elle nous conduit et nous incite aux œuvres nouvelles et indépendantes. En ce sens l’histoire de César et du césarisme romain, par la hauteur non surpassée du maître-ouvrier, par la nécessité de l’œuvre, a tracé de l’aristocratie moderne une critique plus amère que ne saura jamais l’écrire la main de l’homme. En vertu de cette même loi de nature, qui fait que le plus mince organisme l’emporte incommensurablement sur la plus artistique machine, la constitution politique la moins complète, dès qu’elle laisse un peu de jeu à la libre décision de la majorité des citoyens, se montre infiniment supérieure au plus humain, au plus original des absolutisme. Elle est susceptible de progrès, et dès lors elle vit. L’absolutisme est ce qu’il est, partant, chose morte. C’est cette loi naturelle aussi qui s’est manifestée dans la monarchie absolue de Rome, d’autant que sous l’impulsion première du génie qui l’avait fondé et qu’en l’absence de tout contact étroit avec l’étranger, le régime nouveau s’y est maintenu, plus qu’en aucun autre État, dans sa pureté et son autonomie première. allais après César, comme on verra par les livres suivants[25], et comme Gibbon l’a depuis longtemps démontré, l’édifice de l’empire ne s’est tenu ensemble que par les dehors : il ne s’est agrandi que mécaniquement, si je puis dire, pendant qu’au dedans, César mort, tout se desséchait et mourait avec lui. Que si, au début du régime autocratique, que si dans la pensée du dictateur surtout, il y avait place encore pour le rêve et le vaste espoir de l’alliance du libre développement du peuple avec le pouvoir absolu, sous le gouvernement des meilleurs empereurs de la souche julienne eux-mêmes, on n’a pu que trop tôt et tristement vérifier si c’est chose possible, et jusqu’où c’est- chose possible, de verser dans le même vase l’eau et le feu.

L’œuvre de César était nécessaire et salutaire, non parce qu’elle apportait le bien-être national, mais parce qu’au sein du système antique, assis sur l’esclavage, totalement incompatible avec le principe d’une représentation constitutionnelle républicaine, au sein d’une cité ayant ses lois, murée avec elles durant 500 ans, et tombée dans l’ornière de l’absolutisme oligarchique, la monarchie militaire absolue était devenue la clef de voûte indispensable, logique, et qu’elle était enfin le moindre des maux. Vienne le jour où l’aristocratie à esclaves des Virginies et des Carolines se sera, dans cette voie, avancée aussi loin que la société-sœur de la Rome de Sylla, le césarisme y surgira, encore une fois légitimé par l’histoire[26].

A l’inaugurer ailleurs et dans de tout autres conditions sociales, il, n’y a que parodie et usurpation. L’histoire refusera-t-elle au vrai César l’honneur qui lui est dû, parce que sa sentence, en face des faux Césars, courrait risque d’erreur dans l’esprit des simples, et prêterait aux pervers une occasion de mensonge et de duperie ? L’histoire est comme la Bible, comme la Bible qui n’en peut mais au regard des fous, de leurs contresens et de leurs citations saugrenues ; elle sait d’ailleurs supporter les entorses qu’on lui donne et remettre le bon et le vrai à sa place !

Quoi qu’il en soit, la dignité du nouveau chef de l’État revêtait au dehors une forme étrange. César, à son retour d’Espagne en 705 [49 av. J.-C.], avait pris la dictature provisoire : après la bataille de Pharsale, et à dater de l’automne de 706 [-48], il l’avait reprise pour un temps indéterminé ; après la bataille de Thapsus, à titre de charge annuelle et pour dix ans, à dater du 1er janvier 709 [-45] ; enfin, en 710 [-44], il sera désigné dictateur à vie[27]. De plus, en 708 [-46], on le voit investi de la censure, pour trois ans, sous le nom nouveau de maître des mœurs (præfectus morum), puis plus tard (710 [-44]), l’office lui est pareillement conféré à vie. En 706 [-48], il a été fait consul avec les attributions ordinaires du consulat (sa candidature, on s’en souvient, fut la cause principale de l’explosion de la guerre civile) ; plus tard, il est consul pour cinq, puis pour dix ans ; une fois même il est consul sans collègue (709 [-45]). Pareillement, sans prendre nominalement le tribunat du peuple, il assumé sur lui en 706 [-48], et pour la vie, un pouvoir égal au pouvoir tribunicien. Bientôt il occupe la première place et il vote le premier dans le sénat[28], et enfin (708 [-46]), il est imperator perpétuel[29]. Pour ce qui est de la direction suprême du culte, il n’eut pas besoin qu’elle lui fut conférée, puisque déjà il était grand pontife : en revanche, il se fit nommer du second grand collège de prêtres, il fut augure.

A cet amas bizarre d’honneurs civils et sacerdotaux, une multitude de lois et de sénatus-consultes plus divers encore vint ajouter le droit de décider, la paix et la guerre sans rogation au sénat et au peuple, la libre disposition des armées et du trésor, la nomination des préteurs des provinces, la présentation avec effet obligatoire à une partie des magistratures urbaines, la conduite des élections dans les comices centuriates, les nominations au patriciat, enfin toute une sérié d’attributions extraordinaires de même nature, sans compter les honneurs plus vides, les décorations, le titre de Père de la Patrie, sans compter son nom même conféré au mois de sa naissance, au mois de Juillet (Julius), comme nous l’appelons encore, et tant d’autres manifestations du délire des cours se dégradant dès le début jusqu’à la déification ridicule[30]. Par un compromis visible entre les génuflexions de la courtisanerie et les répugnances des anciens républicains à accepter le vrai titre de la monarchie césarienne, on avait tenté une sorte de division nominale des pouvoirs illimités du monarque, division illogique autant que diffuse. Est-ce que de sa nature le pouvoir absolu ne se refuse pas à la spécification des attributions ? Croire que César a voulu cacher sa royauté de fait sous le badigeon de ses magistratures anciennes et nouvelles et de ses fonctions extraordinaires, c’est se laisser aller à une conjecture plus naïve qu’habile. Pour les clairvoyants il n’est pas besoin de preuves : ils savent de reste qu’en prenant la puissance suprême, non pour quelques années ou à titre de dignité personnelle temporaire ou à vie, comme Sylla avait fait la régence, César ne voulait rien moins qu’instituer dans l’État un organe permanent, une dignité héréditaire : ils savent aussi qu’à l’institution nouvelle, dans sa pensée, devait s’ajouter une appellation simple et correspondante, car s’il y a faute en politique à créer des noms vides, il y a faute égale, assurément, à détenir sans le nom ; la substance et la plénitude du pouvoir.

Mais enfin quelle formule, quel titre César avait-il donc choisi ? Chose difficile à dire, j’en conviens. Dans les temps de transition on ne peut encore distinguer les parties de l’édifice qui sont provisoires de celles qui sont à demeure ; et puis la dévotion des clients s’en va devançant le signe du maître, et l’accable, quoiqu’il en ait, sous le faix des votes de confiance et des lois honorifiques.

La puissance tribunicienne, moins qu’aucune autre, fournissait l’étiquette propre au nouveau régent : constitutionnellement parlant, le tribun du peuple n’avait jamais commandé, il n’avait fait qu’intervenir à l’encontre du magistrat en commandement.

Le vêtement du consulat n’allait pas mieux à la nouvelle monarchie : qu’était-ce que le consul sans son inséparable collègue ? César visait ouvertement à rabaisser à un titre nu la magistrature autrefois suprême : quand il la prit, il ne la garda point toute l’année, la plupart du temps, et bientôt la laissa retomber sur la tête de quelque subordonné. Pour ce qui est de la dictature, on ne peut nier que parmi ses nombreuses charges elle est celle qu’il a le plus souvent occupée : elle lui est d’un usage pratique et légal en la forme ; et cela se conçoit, il la prend pour ce qu’elle a été toujours, sous l’ancienne constitution, à savoir une magistrature suprême et extraordinaire en temps de crise extraordinaire. Mais elle se recommandait mal, elle aussi, à titre de dénominateur de la monarchie nouvelle : jadis exceptionnelle et partant impopulaire, elle était trop circonscrite pour servir d’expression au pouvoir actuel.

Selon toute apparence, et il n’en pouvait être autrement après le rôle qu’il avait joué au milieu des partis, ce n’était point assez pour César de la dictature anormale de Sylla, il lui fallait la dictature absolue de l’ancienne république, et cela, sans limite de temps. Au contraire, le titre d’Imperator, dans son acception récente, était à tous égards le mieux approprié à la monarchie nouvelle ; à cause de sa nouveauté d’abord, et aussi parce qu’à ce choix ; nulle autre cause appréciable ne se révèle. Les vieux vases ne valaient rien pour la liqueur nouvelle ; on accommodait le nom à la chose, et comme autrefois dans la loi Gabinia, mais avec moins de netteté, la démocratie avait esquissé la définition des pouvoirs remis à son chef, elle entendait formuler par une expression forte et complète la concentration actuelle du commandement magistral, de l’imperium, dans la main d’un régent populaire, désormais indépendant du sénat. C’est ainsi que dans les médailles césariennes, dans celles des derniers temps surtout, la dictature n’est mentionnée qu’accessoirement au titre impérial[31] : de même dans sa loi sur les délits politiques (Lex Julia majestatis), c’est encore l’imperator qui semble parler. Mais, et c’est là le fait décisif, le titre d’empereur n’a point été confié à César seul : il en est investi pour lui et pour ses descendants directs et adoptifs. La postérité l’a compris ainsi, sinon les contemporains immédiats, et au mot d’empire elle a attaché l’idée de monarchie.

Pour donner à sa nouvelle fonction le baptême démocratique et religieux, César voulut sans doute y réunir le tribunat du peuple et le pontificat suprême, tous les deux héréditaires désormais (quoique cette hérédité n’ait été proclamée que pour le pontificat). Dans le droit politique, l’empire se gérait comme le consulat ou le proconsulat au-delà de la banlieue de Rome : il ne disposait pas seulement du commandement militaire : pouvoir judiciaire, et par suite, pouvoir administratif, tout lui appartenait[32]. Vis-à-vis du consul, l’empereur se comportait en quelque sorte comme le consul ancien au regard du préteur. Quoiqu’ils eussent égale puissance en cas de concours, le préteur avait cédé au consul ; aujourd’hui le consul cédait à l’empereur, et pour que la distinction fût plus tranchée, le siège impérial dans le sénat, placé entre les chaises curules des consuls, les dominait d’une certaine hauteur.

Au fond, la puissance de l’empereur ne l’emportait sur la puissance consulaire et proconsulaire, qu’en ce qu’elle n’était limitée, ni dans le temps ni dans son ressort territorial, en ce que, conférée à vie et héréditairement transmissible, elle s’exerçait aussi dans les murs de Rome [Infra pomœrium]. Tandis que le consul s’arrêtait devant l’obstacle d’un collègue, son égal, l’empereur avait libre champ. Au cours des temps, la magistrature suprême primitive s’était vue ramenée à d’étroites limites : elle s’inclinait devant l’appel au peuple (provocatio), devant le vote et l’avis du sénat. Pour l’empereur toutes les barrières tombaient.

Disons-le d’un mot : l’empire nouveau, c’était la restauration de la royauté antique. En quoi, en effet, le consul différait-il du roi de Rome, si ce n’est dans le ressort délimité quant au temps et au lieu, dans le partage du pouvoir avec un collègue, et dans la coopération du conseil sénatorial ou du peuple exigée par la loi en certains cas ? Il n’est aucun des traits de la monarchie nouvelle qu’on ne retrouve dans l’ancienne : concentration dans la main du prince des pouvoirs suprêmes, militaire, judiciaire et administratif :’suprématie religieuse dans la cité : droit de décréter avec force de loi : le sénat abaissé au rang de simple conseil d’État, le patricial et la préfecture urbaine ressuscités ! Enfin, dans la constitution impériale de César, exactement comme dans celle de Cromwell et de Napoléon, la quasi-hérédité revêt une forme spéciale, et le monarque, par l’adoption, peut se nommer un successeur. Mais ce ne sent là que de simples analogies : entre la royauté de Servius Tullius et l’empire césarien, la similitude, pour qui va au fond des choses, est plus frappante encore. Les rois de home, si absolus qu’ils fussent, n’en étaient pas moins à la tête d’un peuple libre : ils étaient les protecteurs nés du simple plébéien contre la noblesse. De même, César ne venait point pour donner congé à la liberté, mais bien pour lui donner son complément ; et tout d’abord il brisait l’intolérable joug de l’aristocratie.

Pourtant qu’on ne s’étonne pas de le voir, comme un curieux d’antiquités politiques, allant chercher à 500 ans en arrière le modèle de son nouvel état. Puisque dans tous les temps la magistrature suprême à Rome était restée la royauté, limitée par une foule de lois spéciales, il faut bien reconnaître que la notion du pouvoir royal ne s’y était point non plus effacée. En des temps divers, à des points de vue aussi fort divers, on y était de fait plus ou moins revenu, par la dictature républicaine, par les décemvirs, par la régence de Sylla. Obéissant à une nécessité logique en quelque sorte, dès que s’était fait sentir le besoin d’un pouvoir d’exception ; toujours à côté de l’imperium limité et ordinaire, on avait institué l’imperium illimité ; or celui-ci n’était autre que le pouvoir royal. D’autres raisons encore recommandaient ce retour à l’ancienne forme. L’humanité a mille peines à créer le neuf, elle tient comme à un patrimoine sacré aux institutions d’autrefois. César faisait sagement se rattachant à Servius Tullius, comme plus tard Charlemagne s’est rattaché à lui, comme Napoléon l’a tenté au regard de Charlemagne. Il n’usa point de détours : il ne dissimula point. Comme ses successeurs, il agit au grand jour ; et, en cela faisant, il voulait que l’État nouveau eût sa formule claire, nationale, populaire. Depuis les temps anciens, on voyait au Capitole les statues des sept rois selon l’histoire conventionnelle de Rome. César ordonna de dresser à côté sa statue, à lui huitième. Il se montrait en public dans le costume des anciens rois d’Albe. Sa loi récente sur les délinquants politiques différait de la loi de Sylla en ce point principal que l’empereur, à côté des comices populaires et sur la même ligne qu’eux, s’y gérait comme l’expression vivante et la personnification du peuple. Dans la formule en usage pour le serment politique, le Génie (Genius) de l’empereur était invoqué avec Jupiter et les Dieux-Pénates du peuple romain. Chez tous les peuples de l’antiquité, le signe extérieur de la monarchie, c’est l’image du monarque inscrite sur les monnaies : à dater de l’an 710 [44 av. J.-C.], on voit la tête de César sur les monnaies romaines.

Certes, après tout cela, on eût été mal fondé à se plaindre que César laissât le public dans l’ignorance de son avènement : il se montre nettement et en toute forme le monarque, le Roi de Rome. Il est possible d’ailleurs, mais c’est là chose peu vraisemblable et de peu d’importance, qu’il ait eu d’abord la pensée de donner à sa dignité nouvelle, non pas le titre d’empire, mais celui de royauté[33].

De son vivant déjà, bon nombre de ses ennemis, et aussi de ses amis, crurent qu’il visait à se faire expressément nommer roi de Rome, et parmi ses partisans les plus ardents il s’en trouva qui de diverses manières et à des heures différentes lui mirent la couronne sous la main. Marc-Antoine entre tous, étant consul, lui offrit carrément le diadème devant le peuple assemblé (15 février 710, jour des Lupercales [44 av. J.-C.]).

Mais il refusa constamment ces avances. De ce qu’il sévit ensuite contre ceux qui s’emparaient, de la circonstance au profit de leur opposition républicaine, il n’en faut pas conclure que son refus n’ait point été sérieux. Il n’est pas prouvé davantage que ces tentatives aient eu lieu par son ordre et en vue de préparer la foule au spectacle inaccoutumé d’une tête portant le diadème. Ne suffisait-il point du zèle d’amis imprudents, se donnant sans mission carrière, pour provoquer de pareilles manifestations ? On peut croire aussi que la scène avec Antoine n’a été autorisée ou commandée que pour mettre fin à d’incommodes criailleries par un coup d’éclat, devant tout le peuple, par un refus solennel, inscrit, de l’ordre même de César, dans le calendrier officiel[34]. Selon toute vraisemblance, estimant à leur juste valeur les avantages d’une formule couramment admise, et tenant compte aussi des antipathies populaires contre le nom bien plus que contre la chose, il ne voulut pas. d’un titre auquel se rattachait une malédiction ancienne : il repoussa ce nom de roi, qui rappelait aux Romains de son temps les despotes de l’Orient plutôt que les Numa et les Servius Tullius, et, sous le titre d’empereur, il prit la royauté[35].

Quel que fût son titre, Rome, après tout, avait un maître, et vit aussitôt se former une cour avec ses pompes obligées, avec son étiquette de fades et vides magnificences. Au lieu de se montrer en public avec la toge consulaire à franges rouges (laticlave), on vit l’empereur, portant l’antique habit royal tout de pourpre, assister, sans se lever de dessus sa chaise d’or, au défilé solennel des sénateurs. Le calendrier énuméra les jours de sa nativité, de ses victoires, et les jours votifs à lui consacrés. Quand il rentrait dans Rome, les plus importants de ses serviteurs se portaient en bandes et au loin à sa rencontre. Ne faire que l’approcher est tenu à grand avantage, à ce point que les loyers des maisons enchérissent dans le quartier où il habite. La foule qui assiège ses audiences rend si difficile l’accès jusqu’à lui, que même avec ses intimes il lui faut souvent converser par écrit, et que les plus notables personnages font antichambre chez lui des heures durant. En toutes choses, on s’aperçoit, bien plus d’ailleurs qu’il ne le voudrait, qu’on n’a plus affaire à un simple concitoyen. Puis, voici venir une noblesse monarchique, ancien et nouvelle tout à la fois, et cela de singulière faon : la pensée première de son institution n’est autre que la substitution de la noblesse du roi à celle de l’oligarchie, le pur patriciat refoulant dans l’ombre le commun des nobles. Les patriciens, en effet, subsistaient encore sans droits, sans privilèges réels, mais formant toujours, la même caste exclusive. Comme ils n’avaient point ouvert leurs rangs à des familles nouvelles elles avaient été s’amoindrissant avec le cours des siècles : à l’heure où nous sommes, on ne comptait plus guère que 15 ou 16 gentes patriciennes. César, issu de l’une d’elles, fit conférer à l’empereur, par plébiscite, le droit d’en créer de nouvelles, fondant en regard de la noblesse républicaine sa noblesse patricienne à lui, celle-ci merveilleusement assortie de toutes les conditions qu’exige le régime monarchique, vernis des vieux noms, dépendance absolue envers le maître et totale insignifiance. Ainsi, et sous toutes ses faces, la domination césarienne se manifestait.

Sous un monarque à puissance en fait illimitée, il ne pouvait guère être question d’une constitution écrite, encore moins du maintien de l’ancienne institution républicaine, assise sur la coopération légiférante du peuple, du sénat et des divers magistrats. César en revint nettement à la tradition du temps des rois. Les comices demeurèrent, comme sous l’ancien roi de Rome et à côté de lui, la plus haute, la dernière expression de la volonté souveraine du peuple, tandis que le sénat, ramené à sa condition primitive, ne fut plus qu’un conseil consultatif pour le maître : celui-ci, enfin, concentrait à nouveau dans sa personne tous les pouvoirs de la magistrature, Si bien que, comme les rois de l’ancien temps, il n’avait plus aucun fonctionnaire indépendant à ses côtés.

Sur le terrain législatif, le monarque démocratique demeure fidèle au dogme primitif du droit publia de Rome. A l’assemblée du peuple seule, en commun avec le roi qui l’a convoquée, appartient le gouvernement organique de la chose publique, et le populiscite sanctionne régulièrement les constitutions émanées du chef de l’État. Sans doute, les comices actuels ne vivent plus de cette liberté forte d’autrefois : ils n’ont plus l’autorité morale et politique, s’abritant dans le oui et le non des anciens votes quiritaires : la part que les citoyens prennent à la législature, très limitée sous l’ancienne république, mais du moins efficace et vivante, cette part n’est plus qu’une ombre vaine dans la pratique des institutions nouvelles. Non qu’il ait fallu contre les comices user de mesures restrictives et spéciales : l’expérience des siècles attestait assez qu’à l’égard du souverain nominal ; tous les gouvernements, oligarchie ou monarchie, en avaient pris à leur aise. Mais, par cela même qu’ils sauvegardaient le principe de la souveraineté populaire, et qu’ils étaient une vivante protestation contre le sultanisme oriental, les comices césariens constituaient un élément sérieux dans le système ; et, pour indirecte qu’elle fût, leur importance était réelle.

D’une autre part, il ressort clairement des faits, comme il est vérifié par de nombreux témoignages, que César, tout le premier, et non pas seulement ses successeurs, avait remis en vigueur cette autre règle du droit public primitif, suivant laquelle toute ordonnance émanée du magistrat suprême, ou plutôt du magistrat unique, a force absolue, tant que dure sa magistrature ; et alors même que le pouvoir légiférant n’appartient qu’au roi et au peuple réunis, la constitution royale obtient vigueur à l’égal de, la loi, jusqu’à la fin des pouvoirs de son auteur[36].

Mais bien qu’il accordât aux comices une part au moins nominale dans la souveraineté, le roi démocrate n’était en aucune façon disposé à entrer en partage du pouvoir avec le précédent gouvernement, avec le collège sénatorial. Pour César, à l’inverse de ce qu’il fut plus tard sous Auguste, celui-ci ne devait rien être qu’un conseil suprême de l’empire, utile pour la préparation de ses lois, pour la promulgation des plus importantes ordonnances en matière d’administration, soit par voie de sénatus-consulte, soit du moins sous le nom du corps sénatorial. Il arriva, en effet, que tel sénatus-consulte fût rendu, dont aucun des sénateurs n’avait eu avis, hormis ceux appelés à la rédaction de son texte.

Du côté de la forme, nulle difficulté grande à ramener ainsi le sénat au rôle primitif de simple assemblée consultative, dont il était sorti jadis bien plus par le fait que par le droit : d’autre part, il était nécessaire de couper court à toute velléité de résistance. Comme l’aréopage d’Athènes avait été le foyer de l’opposition contre Périclès, le sénat romain l’était aussi contre César. Et ce fut pour ce motif, principalement, que les sénateurs, jusque-là au nombre normal de 600, au maximum, nombre d’ailleurs singulièrement réduit à la suite des récentes crises, se virent tout à coup complétés extraordinairement et portés à 900 : de plus, afin de les maintenir à ce même chiffre, tout au moins, les questeurs annuels, c’est-à-dire les membres nouveaux entrant chaque année dans le sénat, furent élevés de 20 à 40[37]. Pour les fournées extraordinaires, le monarque. se les réservait à lui seul. Et quant au recrutement ordinaire, il s’y était assuré une influence durable et décisive, en imposant par une loi aux collèges électoraux l’obligation de nommer questeurs les 20 premiers candidats munis de sa lettre de recommandation. Enfin, le chef de l’État était maître de conférer à tel individu non éligible les honneurs attachés à la questure ou à telle autre charge au-dessus de la questure, lui donnant ainsi du même coup, par une mesure exceptionnelle, un siège dans le sénat. Les choix complémentaires extraordinaires, naturellement, tombèrent sur des partisans du nouveau régime. Les portes de la corporation suprême s’ouvrirent non seulement à des notables de l’ordre équestre, mais aussi à de simples plébéiens, à maints individus de douteuse provenance, sénateurs jadis rayés de la liste par les censeurs ou condamnés en justice, étrangers arrivés des Espagnes ou des Gaules, qui apprenaient à parler latin en entrant dans la curie, anciens officiers subalternes, non pourvus même de l’anneau des chevaliers, fils d’affranchis ou de gens de métier réputé vil, et bien d’autres encore.

Dans les cercles exclusifs de la haute société, pour qui cette transformation du personnel sénatorial était un sujet d’amertume et de colère, on ne voulut voir dans l’œuvre de César que l’abaissement prémédité du sénat. Comme si César eût été l’homme de la politique qui se suicide elle-même ! Bien décidé à n’avoir point un conseil qui le menât, il tenait cependant l’institution pour nécessaire.

Jugeant mieux le régent de home, on aurait dû se dire qu’il voulait tout simplement dépouiller le sénat de son rôle de représentant absolu de la noblesse oligarchique, et le refaire ce qu’il avait été sous les rois, la grande consulte officielle représentant toutes les classes de l’État dans leurs plus intelligents éléments, et n’excluant nécessairement ni l’homme d’humble naissance ni l’étranger. Comme l’antique roi de Rome, César appelait dans son sénat des non-Italiens[38] !

La noblesse écartée du pouvoir et minée dans son existence, le sénat réduit à n’être plus qu’un instrument, le gouvernement et l’administration appartenaient désormais à l’autocratie pure et absolue : tout l’exécutif était dans la main du monarque. Et d’abord, en toute matière d’importance, l’empereur décidait en personne. César a su pratiquer le gouvernement personnel dans des proportions presque inconcevables pour nous, simples hommes d’aujourd’hui. Ce phénomène ne s’explique pas seulement par la rapidité, la sûreté de travail du grand homme, il a aussi sa raison dans une cause plus générale. Quand nous les voyons, tous ces grands politiques de Rome, les César, les Sylla, les Gaius Gracchus, déployer une activité qui dépasse notre notion de l’activité humaine, ce miracle, n’en cherchons point la cause dans un amoindrissement de notre nature depuis ces temps, mais bien dans la révolution qui s’est faite dans la vie domestique. La maison romaine était une machine savante, où tout s’agençait et accroissait pour le maître, tout, jusqu’aux forces intellectuelles de ses affranchis et de ses esclaves : à savoir les gouverner, le maître unissait à son travail celui de tous les esprits son service. C’était là vraiment l’idéal de la centralisation bureaucratique, idéal auquel tend de tout son zèle notre hiérarchie de comptoir, en restant bien loin derrière son modèle, de même que la puissance capitaliste demeure loin derrière le système de l’esclavage ancien ! César sut étonnamment tirer, parti de l’instrument qu’il avait conquis. S’agit-il d’un poste de confiance, nous voyons que systématiquement il le confie, à moins que d’autres considérations ne s’y opposent, à ses esclaves, à ses affranchis, à ses clients de basse extraction. Son œuvre montre en somme tout ce qu’un génie tel que le sien peut produire à l’aide de pareils serviteurs. Que si l’on se demande par le détail comment s’accomplirent toutes ces merveilles, on ne le tire point au clair. Toute bureaucratie à aussi cela de commun avec la fabrique : le produit qui en sort n’appartient point à tel ou tel ouvrier, il est le produit de l’usine dont il porte l’estampille. Seulement c’est chose certaine jusqu’à l’évidence que César n’a point voulu d’aides ayant une influence personnelle sur ses créations, ou même ayant le secret de son dessein : maître et maître unique, il travailla sans associés, et n’employa que des ouvriers.

Il va de soi d’ailleurs que, dans les choses de la politique, il évita, autant qu’il le put, d’agir par mandataire. Était-il obligé d’y recourir durant ses fréquentes absences de Rome, par exemple, lui fallait-il y instituer un représentant suprême ; il ne voulait point, chose à noter, de son représentant légal ordinaire, le préfet urbain ; il se choisissait son homme de confiance, sans compétence officielle reconnue. Le plus souvent il donna ses pouvoirs à son banquier, à un souple et habile négociant phénicien, à Lucius Cornelius Balbus, de Gadès[39]. En administration, il garda par devers lui, sur toutes choses, la clef du Trésor, dont le sénat s’était emparé à la chute des rois : s’assurant le pouvoir, il ne la confia plus qu’à des serviteurs à lui dévoués exclusivement et jusqu’à la mort.

Son domaine privé, naturellement, demeura séparé du domaine de l’État : mais il n’en garda pas moins la haute main sur tout le système financier et monétaire, et il géra la fortune publique comme lui-même et les grands de Rome avaient coutume de gouverner leur propre fortune. A l’avenir, la recette des tributs provinciaux, et l’administration monétaire en général seront attribuées à des esclaves et à des affranchis de l’empereur, à l’exclusion des personnes de rang sénatorial, mesure grave dans ses conséquences et d’où sortiront un jour la classe importante des procurateurs et la maison impériale.

Il en fut autrement des provinces. Placées pour les finances sous la main des nouveaux collecteurs impériaux, plus que jamais elles devenaient de purs commandements militaires, l’Égypte seule demeurant confiée aux agents directs du monarque. Isolés complètement sous le rapport géographique, en même temps que fortement, centralisés sous le rapport politique, les pays des bords du Nil, ainsi que le prouvent de reste les nombreuses tentatives des émigrés et chefs de faction italiens, durant les dernières crises, offraient un terrain commode à qui voulait s’y établir. Mieux que partout ailleurs un général habile pouvait s’y débarrasser à toujours du joug de la métropole. C’est pour cette raison, on doit le croire, que César, au lieu de déclarer l’Égypte, province romaine, aima mieux y tolérer les inoffensifs Lagides : pareillement, les légions en stationnement, loin d’être laissées à un sénatorien, à un homme de l’ancien gouvernement, furent remises à un domestique de l’empereur comme il avait été fait pour les places de collecteurs de l’impôt.

En même temps, il prit souci, toujours, de ne point donner le commandement des soldats romains à des valets, à l’instar, des rois de l’Orient. Il demeura de règle que les grandes provinces avaient pour gouverneurs des consulaires, et les moindres, d’anciens préteurs ; et, supprimant les cinq années d’indisponibilité, prescrites par la loi de 702 [52 av. J.-C.], il en revint à l’ancienne pratique : aussitôt la sortie de charge à Rome, le magistrat provincial entra dans son gouvernement. En revanche, le régent se réserva la répartition des provinces entre les candidats idoines, répartition qui jadis se faisait tantôt par plébiscite ou par sénatus-consulte ; tantôt de commun accord entre les titulaires, par la voie du sort[40]. D’ailleurs, en obligeant plus d’une fois les consuls en charge de se démettre, avant la fin de l’année, pour faire place à des suppléants (consules suffecti), en élevant de 8 à 16 le nombre des préteurs annuels, en conférant à l’empereur la nomination de moitié de ces préteurs, comme il avait celle de la moitié des questeurs, en se réservant aussi la faculté de nommer, sinon des consuls, du moins des préteurs à simple titre honoraire, comme il nommait déjà des questeurs surnuméraires, César s’assurait un personnel de créatures largement suffisant pour l’administration des provinces. De même que leur nomination, leur rappel ne dépendait que de lui : il s’établit en règle que le proconsulat ne devait pas durer plus de deux ans, le propréteur, ne restant, au contraire, qu’une année dans sa province.

En ce qui concerne la métropole et la résidence impériale, César voulut assurément la confier de même, et pour un certain temps, à des administrateurs nommés par lui. En conséquence, il, ressuscite l’ancienne organisation du temps des rois ; et, à diverses fois, pendant ses absences, il prépose aux affaires de la cité, soit un, soit plusieurs officiers ; ses représentants directs, sans rogation au peuple, et pour un délai indéterminé. Concentrant en eux toutes, les attributions administratives, ils ont même le droit de battre monnaie en leur nom, mais non, comme bien on pense, à leur effigie. Au cours de l’an 707 et des neuf premiers mois de l’an 709 [47-45 av. J.-C.], on ne voit dans Rome ni préteurs, ni édiles-curules, ni questeurs : en 707 [-47], encore, il n’y a de consuls nommés qu’à la fin de l’année, et en 709 [-45] César est consul unique.

Tout cela ne ressemble-t-il point a un essai de rétablissement de l’antique pouvoir royal ; jusque dans Rome elle-même, essai qui ne s’arrête qu’aux  limites commandées par le passé démocratique du nouveau monarque ? Ne laissant debout, en dehors du roi, d’autres magistrats que le préfet urbain, quand le roi n’est point dans la ville ; et les tribuns et édiles plébéiens, lesquels ont chargé de veiller aux franchises populaires, consulat, censure, préture, édilité curule et questure, César supprime tout le reste[41]. Un peu plus tard, il est vrai, il prendra une voie autre, ne s’arrogeant point le titre de roi, et se gardant de détruire ces vieux noms grandis, avec la glorieuse histoire de la république. Aux consuls, préteurs, édiles, tribuns et questeurs, il maintiendra leur compétence en la forme : mais leur situation ne laissera pas que d’être du tout au tout changée. L’empire ramené, à la métropole, c’était là, la pensée fondamentale sous la république ; et les magistrats municipaux de Rome étaient vraiment magistrats de l’empire. Dans la monarchie césarienne, il en advint autrement les magistrats de la capitale ne constituèrent plus que la première des municipalités ; le consulat ne fut plus qu’un titre nominal ; sans autre signification pratiqué que l’expectative y attachée d’un grand gouvernement provincial. Par la main de César, la ville romaine subit le sort qu’elle avait de coutume réservé aux cités sujettes et sa suzeraineté se transforma en une sorte de franchise communale au sein de l’État.      

Déjà nous avons dit que les préteurs et questeurs furent doublés : autant en advint des édiles plébéiens, auxquels s’adjoignirent deux édiles des céréales (œdiles ceriales), préposés à l’approvisionnement de la ville. Rome a toujours la nomination aux offices, nomination libre pour ce qui est du consulat, du tribunat et de l’édilité du peuple : nous avons indiqué plus haut que pour les préteurs, les édiles curules et questeurs à nommer annuellement, l’empereur s’est réservé le droit de proposition, et que ce droit lie les électeurs. Nulle atteinte directe aux antiques palladiums des libertés populaires : que si toutefois tel ou tel tribun se montre récalcitrant, on sait fort bien agir contre lui, le déposer même et le rayer de la liste des sénateurs. L’empereur est son propre ministre dans toutes les questions générales ou importantes : par ses serviteurs, il est maître des finances, par ses lieutenants, de l’armée : il a réduit les anciens magistrats de la république au rôle de simples officiers municipaux : à tous ses pouvoirs enfin il ajoute le droit de désignation de son successeur. L’autocratie est fondée.

Dans la hiérarchie religieuse, au contraire, bien qu’il ait promulgué une loi explicite sur cette partie du système politique, César n’innova en rien d’essentiel, sauf sur un point. Il rattacha le pontificat suprême et la dignité augurale à la personne du régent : de même, et comme conséquence, il créa un quatrième siège dans chacun des trois grands collèges, et trois nouveaux sièges dans le quatrième, celui des Epulons. La religion d’État avait servi d’étai puissant à l’oligarchie républicaine : rien n’empêche qu’elle ne rende pareil service à la monarchie. La politique religieuse conservatrice du sénat émigre chez les nouveaux rois de Rome. Varron, l’obstiné conservateur, publié-t-il en ces temps ses Antiquités des choses divines[42], ce code religieux de la théologie d’État de Rome, il le dédie tout naturellement à César, grand-pontife. L’auréole amoindrie qui brillait encore autour du Jupiter romain, rejaillit sur le trône fondé d’hier, et les vieilles croyances italiques, à leurs dernières lueurs, servent d’instrument passif à un Césaropapisme aussi vide, il est vrai, qu’impuissant.

L’antique juridiction royale est restaurée, dans les choses de la justice. De même que le roi était à l’origine le juge suprême des matières civiles et criminelles sans avoir, au criminel à s’arrêter devant lé recours en grâce de l’appel au peuple, ou à renvoyer aux jurés la décision sur le litige civil, de même César s’arroge le droit d’attirer à lui les causes capitales et privées : il les juge seul alors, et les termine par sentence, fût-il même absent de Rome. En cas d’absence, il les fait vider par le haut magistrat dans la ville. Et de fait, nous le voyons, à l’instar des rois de Rome, tantôt siégeant au Forum et jugeant, devant tous, les citoyens accusés de haute trahison ; et tantôt dans sa maison, disant la sentence au regard des princes clients traduits pour semblable crime[43]. Les citoyens romains semblent n’avoir plus sur les autres sujets qu’un seul privilège ; celui de la publicité du débat.

Mais, quelque impartialité, quelque soin qu’y pût apporter César, à ressusciter ainsi la fonction royale du souverain justicier il ne pouvait juger, la nature des choses le voulait, que les cas exceptionnels. Force lui fut dans les causes civiles et criminelles ordinaires, de laisser la justice aux mains des anciens magistrats républicains. Comme au temps jadis, les criminels sont traduits devant les commissions spéciales de jurés, assignées aux divers délits : au civil, on va comme avant devant le tribunal centumviral des successions, ou aussi devant le juge unique donnée pour le cas : la présidence et la conduite des procès demeurant, dans Rome, aux préteurs principalement, dans les provinces aux gouverneurs.

Pour ce qui est des crimes politiques, ils appartiennent de même, et sans innovation en ce point, à une commission de jurés ; mais César, dans une ordonnance expresse[44], a pris soin de spécifier et définir les actes légalement punissables ; et, excluant libéralement tous les procès d’opinion et de tendance, il a édicté comme peine, non la mort, mais l’exil. On se rappelle que les sénatoriaux n’avaient voulu de jurés que ceux tirés du sénat, que les purs sectaires des Gracques, au contraire, n’admettaient que les chevaliers. César, fidèle à son système de pacification des partis, s’en réfère simplement à la loi de transaction de Gaius Aurelius Cotta, sous la réserve sans doute des dispositions modificatives de la loi pompéienne de 699 [55 av. J.-C.], c’est-à-dire, en mettant de côté les tribuns du trésor (aerarii), sortis des dernières couches du peuple, en exigeant un cens judiciaire de 400.000 sesterces (30.000 thaler = 113.500 fr.) au minimum, et en admettant ensemble et sénateurs et chevaliers aux fonctions du jury, pomme de discorde si longtemps disputée.

Les justices royale et républicaine avaient d’ailleurs concurremment compétence, si bien que la cause pouvait être portée soit devant le tribunat du roi, soit devant le juge auquel elle ressortissait dans l’institution du temps de la république. Naturellement, en cas de conflit, la juridiction royale l’emportait : mais, une fois rendue devant un ou l’autre siège ; la sentence était définitive. En quelques circonstances pourtant, et par une voie détournée, le nouveau roi sut fort bien aussi se réserver une faculté de révision.

Les tribuns du peuple, en déclarant l’intercession, avaient pu jadis arrêter ou casser, comme tout autre acte de la fonction des magistrats, des verdicts mêmes, des jurés institués par eux, sauf pourtant au cas exceptionnel où la loi excluait cette intervention tribunicienne : il en était ainsi, par exemple, des tribunaux jurés des centumvirs établis par une législation récente ; et des diverses commissions criminelles spéciales. Partout, ailleurs, en vertu de ses fonctions de tribun du peuple, l’empereur avait donc pouvoir d’annuler tout verdict, toute décision rendue en justice jurée ; dans les matières civiles ordinaires et privées, puis d’évoquer par devant lui la cause, de par sa compétence souveraine.

Par ce moyen, en outre de sa juridiction royale en dernier ressort, laquelle concourait avec les juridictions ordinaires ; César ne créait rien moins qu’une sorte de tribunal d’appel, qu’une procédure à la fois de première et seconde instance, absolument inconnue des anciens, procédure qui grandit, en importance dans la suite des temps, et qu’on verra pratiquer jusque dans les temps modernes[45].

Toutes ces innovations, nous ne voulons pas dire ces améliorations, quand nous songeons à la plus considérable, à l’appel. ainsi réglé, ne remédièrent point, tant s’en faut, aux abus du système judiciaire. Dans un état à esclaves, le procès criminel est nécessairement vicié, puisqu’en fait, sinon en droit, il tombe dans la main des maîtres. Le Romain, on le comprend, ne punissait pas le délit de son esclave comme un délit en soi : il mesurait le châtiment aux services ou à l’agrément qu’il tirait du coupable : les esclaves criminels étaient mis à l’écart, à peu près comme les bœufs rétifs, et, comme on vendait ceux-ci pour l’abattoir, on vendait ceux-la pour l’école des gladiateurs[46] [ad ludum].

A l’encontre des hommes libres, le procès criminel, purement politique à l’origine, et demeuré tel en grande partie, avait perdu, dans les troubles des temps récents, son caractère exclusivement judiciaire : il s’était changé en une lutte de faction, où l’on combattait avec la faveur, l’or et la force. C’était, d’ailleurs, le tort de tous, magistrats, jurés, parties, public même : mais nul n’infligea au droit de plus mortelles blessures que les avocats et leurs pratiques. Sous l’efflorescence parasite du beau langage des diseurs de cause, les notions positives du droit avaient disparu étouffées ; et l’on ne retrouvait plus dans les usages de la jurisprudence la ligne de démarcation, souvent fugitives aux yeux du peuple, qui sépare la simple opinion de la preuve. Écoutez parler le causidicus le plus rompu aux affaires en ces temps ! Choisissez bien votre accusé ; s’écrie-t-il ; quel que soit le crime, et qu’il l’ait ou non commis ; vous pouvez le traduire : il sera sûrement condamné ! Il nous reste, de ce siècle, de nombreux plaidoyers en matière criminelle : à peine si l’on pourrait en citer un entre tous, où l’avocat ait pris soin de fixer et définir la prévention et de formuler nettement la preuve à charge et, à décharge[47].

Avons-nous besoin de le dire, la même contagion infectait la procédure civile elle subissait les influences des passions politiques, qui se mêlaient à toutes choses et, par exemple, dans la cause de Publius Quinctius (671-673 [83-81 av. J.-C.]),     on vit rendre tour à tour les décisions les plus contradictoires, selon que Cinna ou Sylla avait la haute main dans Rome[48]. Les porteurs de pouvoirs des parties, non juristes souvent, ne contribuaient, pas peu, de dessein préméditée ou non, à accroître la confusion. Cependant, par la nature même des choses, d’esprit de faction n’envahissait qu’exceptionnellement les prétoires civils, et la plaidoirie chicanière n’y pouvait point assaillir ni entamer aussi profondément les saines doctrines du droit. Les défenses qui nous restent, sans être de bons et vrais mémoires d’avocats, dans le sens strict du mot, tiennent bien moins du libelle que ne le font les harangues criminelles ; on y a davantage souci de la jurisprudence. Un jour, on se le rappelle, César laissa Pompée mettre un bâillon à la bouche des avocats, il renforça même les mesures prises. A cela il n’y avait pas grand mal. Il y aurait eu même tout bénéfice, avec une institution de magistrats et jurés mieux choisis, mieux surveillés, et si l’on avait mis fin à la corruption ou à la peur des juges. Il est difficile, sans doute, de détruire dans l’esprit de la foule le sentiment sacré et le respect du droit ; il est plus difficile encore de les faire renaître. A déraciner cent abus ; le législateur ne remédiait pas au vice fondamental : le temps lui-même, le grand guérisseur des maux guérissables, n’apportait qu’un remède douteux.

L’armée romaine, au temps de César, était, à peu de chose près dans la même condition que l’armée carthaginoise au temps d’Annibal. Les classes gouvernantes fournissaient encore seules l’état-major : le simple soldat se recrutait parmi les sujets, plébéiens et provinciaux. Le général, financièrement et militairement, s’était fait presque indépendant du pouvoir central ; dans la bonne et la mauvaise fortune, il n’avait guère à compter que sur lui-même et sur les ressources directes de sa province. La vertu civique, le sentiment national avaient déserté les aigles. L’esprit de corps restait l’unique et intime lien. L’armée n’était plus le bras de la république. En politique, nulle volonté qui lui soit propre ; elle se plie, docile, à la volonté du chef : dans la guerre, sous la main de ses tristes capitaines habituels, elle n’est plus qu’une tourbe flottante et sans force. Mais vienne un vrai général, aussitôt elle se relève, et elle atteint à une perfection que la milice citoyenne ne peut connaître.

Quant au personnel des officiers, la décadence est des plus profondes. Les hauts ordres, sénateurs et chevaliers, s’étaient de plus en plus, désaccoutumés du métier des armes. Jadis on se disputait les grades dans l’état-major : aujourd’hui, qu’un simple chevalier consente à servir, sa promotion au tribunat militaire est assurée ; déjà même, pour remplir les cadres, il faut descendre aux hommes de médiocre extraction. Un citoyen de bonne famille entre-t-il dans les légions, il s’arrange pour passer son temps en Sicile ou dans quelque autre province où jamais il n’ira à l’ennemi. On est un phénomène à se montrer d’une bravoure et d’une habileté même vulgaires ; et les contemporains de Pompée, notamment, en faisant de lui un dieu Mars, se jetèrent tête baissée dans une admiration dangereuse. Aux jours de désertion et d’émeute, l’état-major était le premier à donner le signal et, en dépit de la coupable mollesse des chefs, c’était un incident quotidien que leur renvoi demandé par les soldats. César a retracé de sa main, non sans pointe d’ironie, les scènes qui se passèrent dans son camp, à la veille de marcher contre Arioviste : tous le maudissent, tous pleurent, chacun de faire son testament ou de solliciter instamment son congé [B. g., 1, 39] !

Parmi les légionnaires, vous n’en trouvez plus un seul qui sorte des hautes classes sociales. Légalement, tout citoyen, comme par le passé, doit le service militaire ; mais la levée se fait sans règle, et d’une manière absolument inique : on passe à côté de nombreux assujettis, pendant qu’on retient trente ans et plus sous les aigles le milicien une fois enrégimenté.

Quant à la cavalerie civique, elle a encore apparence de vie : en réalité, elle n’est plus qu’une garde noble montée. Tous ces beaux cavaliers parfumés, tous ces précieux chevaux de luxe ne jouent plus de rôle que dans les fêtes de la capitale. La milice de pied légionnaire ne consiste plus qu’en un ramas de mercenaires pris dans les plus basses couches de la population romaine : aux sujets désormais, à fournir exclusivement la cavalerie et les troupes légères ; et tous les jours leur nombre s’accroît dans les rangs même de l’infanterie de ligne. Quant aux centurions, autrefois chefs énergiques et surs des cohortes, et qui partis des derniers rangs des pilani sous l’ancienne règle, conquéraient à la longue le cep de vigne, leur promotion aujourd’hui est due à la seule faveur, souvent même à une enchère en argent. Est-il besoin de le dire ? Le désordre étant au comble dans les finances de l’État, et la plupart des magistrats se laissant acheter et fraudant, la solde du légionnaire était irrégulièrement payée ou ne l’était qu’à moitié. De cet état de choses il sortait la conséquence forcée. Le plus souvent, les armées romaines pillaient les provinces ; tous les jours en révolte contre leurs chefs, devant l’ennemi elles se dispersaient : et l’on en vit une, considérable par le nombre, celle de Marcus Pison, en Macédoine (697 [57 av. J.-C.]), se fondre totalement, sans combat, sans défaite, par le seul effet de cette gangrène intérieure. Et pourtant, de ces mêmes éléments viciés, d’habiles capitaines, Gabinius, Pompée, César, surent tirer encore de bonnes et vaillantes armées, des armées modèles sous plus d’un rapport, mais appartenant à leur général bien plus qu’à l’État. Nous ne parlons pas de la marine, sa ruine était bien plus complète encore, par dessus toute chose antipathique aux Romains, le service naval ne s’était jamais nationalisé chez eux. Là encore, sous le régime oligarchique, tout ce qui pouvait périr avait péri, en fait de système et d’organisation.

César, pour remettre sur pied l’état militaire de Rome, se contenta de renouer et resserrer le lien de la discipline, que des chefs faibles et incapables avaient laissé tomber. Il ne pensa point que l’armée eût besoin d’une réforme radicale, ni qu’elle la pût supporter : il la prit telle quelle, comme Annibal avait pris la sienne. Quand nous le voyons statuer, dans sa loi municipale, que pour être apte avant l’âge de 30 ans à une magistrature locale, ou aux fonctions de duumvir ou de quatuorvir, il faut avoir servi trois ans comme cavalier, c’est-à-dire avec rang d’officier, ou six ans dans l’infanterie[49], nous constatons bien par là qu’il a tenté d’attirer dans l’armée les hommes de bonnes familles : mais il demeure évident aussi que l’esprit militaire s’effaçant de plus en plus au sein de la nation, le régent regardait comme impossible d’attacher absolument, comme autrefois, l’aptitude aux honneurs civiques à la condition du temps de service accompli dans son entier. Par le même motif, il ne tenta point de réorganiser l’ancienne cavalerie civique. Il améliore les recrutements ; il règle et accourcit les congés mais il s’en tient à l’infanterie de ligne levée dans les basses classes du peuple romain, à la cavalerie et à l’infanterie légères formées des contingents des sujets. Chose qui surprend, il ne fait rien pour réorganiser la flotte de guerre. Par une innovation des plus graves, et non sans danger pour son auteur même, contraint qu’il y est sans doute par l’insuffisance de ses cavaliers du contingent sujet, il met en oubli la vieille tradition militaire de Rome, qui prohibe les soldats mercenaires et introduit dans ses escadrons des étrangers à sa solde, des Germains surtout. Il innove encore en instituant des lieutenants de légion à pouvoir prétorien (legati legionis pro-prœtore). Auparavant, la légion marchait conduite par les tribuns militaires, à la nomination soit du peuple, soit du gouverneur de province : ces officiers, au nombre de six alternaient dans le commandement ; et ce n’était que par mesure transitoire, et dans les cas extraordinaires, que le général lui donnait un chef unique. Désormais les commandants de légion, ou lieutenants propréteurs formeront une institution permanente et régulière ; ils ne seront plus nommés par le préteur de la province auquel ils obéissent, mais par le régent suprême de Rome ; et la création nouvelle remonte, ce semble, aux arrangements pris par César, à l’occasion et en suite de la loi Gabinia. Pourquoi cette introduction d’un officier supérieur, inconnu jusque-là dans le cadre de la hiérarchie militaire ? Le besoin se faisait sentir, j’imagine, d’une centralisation plus forte dans le commandement : de plus, les officiers bons et capables devenaient rares. Enfin et surtout, il importait à l’empereur d’établir dans l’armée même, et dans la personne des lieutenants à sa nomination directe, un contrepoids sérieux à la puissance des gouverneurs de province.

Mais le changement le plus important dans l’organisation nouvelle, c’est, sans contredit, le poste réservé à l’empereur, chef permanent de l’armée. A la place de l’ancien collège de gouvernement, ignorant des choses de la guerre et de tous points inefficace, l’empereur en personne tiendra l’armée tout entière dans sa main. A une direction presque purement nominale, succède un commandement suprême, réel et énergique. Comment se gérait-il en face des chefs militaires spéciaux, tout puissants dans leur province ? Sur ce point, nous n’avons aucun document précis. On peut ici, par voie d’analogie, se remettre en mémoire les rapports établis entre les anciens préteurs et le consul, ou encore entre le consul et le dictateur. Le gouverneur, dans sa province, avait l’autorité militaire suprême ; mais, à tout instant, l’empereur était en droit de la lui reprendre, pour lui-même ou pour son délégué. En outre, tandis que l’imperium du gouverneur était limité à sa province, celui de l’empereur, pareil à l’autorité royale ou consulaire des plus anciens temps, ne reconnaissait d’autres limites que les frontières de l’empire. Je tiens pour hautement probable que, dès ce jour aussi, en même temps qu’il se réservait le choix direct des lieutenants légionnaires, César avait ramené à lui la collation des grades de tribun militaire et de centurion, de tous ceux, au moins, laissés jusque-là à la nomination du gouverneur de province[50]. De même, l’organisation du recrutement, des congés définitifs, et les cas criminels les plus graves ressortirent, j’imagine, de son pouvoir souverain. La compétence des préteurs et proconsuls ainsi réduite et définie, le contrôle impérial ainsi régularisé, on n’avait plus à craindre pour les armées ni leur dépérissement par le vice d’une négligence fatale, ni leur changement en une horde à la dévotion des généraux.

La situation tournait décidément à la monarchie militaire, quand César prit le commandement suprême. Toutefois il s’en fallait de beaucoup qu’il voulût faire de l’armée toute seule la base et l’instrument de sa puissance. L’armée permanente, il la tenait pour nécessaire dans l’État césarien ; mais cette nécessité ne s’imposait à lui que par la raison géographique : n’était-il pas besoin de rectifier les frontières immenses de l’Empire, et de les assurer par des garnisons à demeure ? Soit avant, soit pendant la dernière, guerre civile, César avait travaillé à la pacification de l’Espagne : en Afrique, sur les confins du grand désert, au nord-ouest, sur la ligne du Rhin, il avait établi des postes solides. Il s’occupa de garnir de même les territoires de l’Euphrate et du Danube. Il nourrissait avant tout un projet d’expédition contre les Parthes : il voulait venger la journée de Carrhes, et comptait employer trois ans à cette guerre. C’était prévoir juste que de régler une bonne fois les comptes de Rome avec un dangereux ennemi. Il préméditait aussi une attaque contre le Gète Boerebistas, l’infatigable batailleur, qui s’étendait en conquérant sur les deux rives du Danube[51]. Enfin il songeait à protéger l’Italie du côté du nord-est, par les mêmes moyens que ceux appliqués au nord des Gaules. Rien ne démontre d’ailleurs qu’à l’instar d’Alexandre, César ait jamais rêvé une carrière infinie de victoires et de conquêtes. Quelques-uns, il est vrai, racontent qu’après les Parthes, il devait marcher contre les peuples de la mer Caspienne ; de là, remonter vers la mer Noire ; puis, contournant son rivage septentrional, revenir vers le Danube, réduire sous sa loi tous les Scythes et les Germains, du Danube à l’Océan boréal, peu éloigné de la Méditerranée, selon les croyances géographiques de son temps ; et enfin rentrer en Italie par les Gaules [Plutarque, César, 58]. Mais, je le demande, sur quel fondement, sur quelle autorité s’appuient ces fantastiques desseins ? Étant donné l’empire romain de César, avec son agglomération déjà colossale d’éléments barbares, quasi indomptables, et dont l’assimilation à elle seule exigeait le travail de plusieurs siècles, de telles conquêtes, à les supposer militairement exécutables, eussent-elles été autre chose que la répétition plus éclatante et plus funeste de la faute du Macédonien, de l’expédition dans l’Inde ? Si l’on en juge par l’a conduite de César en Bretagne et en Germanie, et parles actes de ceux qui furent les héritiers de sa pensée politique, tout porte à croire au contraire que, fidèle à la doctrine de Scipion Émilien, au lieu de demander aux dieux l’extension. du territoire de, l’Empire, il n’eut souci que de le conserver intact. S’il voulut encore des conquêtes, il les voulut pour l’organisation meilleure des frontières, et cela, selon la mesure grandiose de son génie. Il voulut s’assurer la ligne de l’Euphrate ; au nord-est, occuper sur la ligne du Danube une limite jusque-là vacillante ; et au lieu d’une position absolument nulle, y construire une défense tout à fait sérieuse. Ne voyons donc point en César un conquérant universel, à l’instar d’un Alexandre ou d’un Napoléon ! Ce qui du moins ressort de toute certitude, c’est qu’il ne fit point de son armée l’étai premier et principal de la monarchie nouvelle, c’est qu’il n’éleva point le pouvoir militaire au-dessus du pouvoir civil. Loin de là, il mit le premier dans le second. Que dis-je, il le lui subordonna autant que faire se pouvait. Ces vieilles et fameuses légions des Gaules, inestimables appuis d’un État purement militaire, il s’attacha à les annuler sous un flot de faveurs honorifiques, sachant trop bien que leur esprit de corps ne s’accommodait point du régime des sociétés civiles ; et leurs noms glorieux, transportés avec elles, allèrent décorer les Municipes de fondation nouvelle. Les légionnaires congédiés et dotés d’assignations foncières, ne furent point, comme ceux de Sylla, établis côte à côte, et militairement organisés : on les vit, en Italie surtout, s’asseoir isolés sur leurs fonds de terre, et dispersés par toute la Péninsule.

Dans la seule Campanie, où certaines régions du pays restaient disponibles, les vieux Césariens se rencontraient inévitablement nombreux et groupés. Il fallait cependant à l’Empire une armée permanente, si difficile que fut son maintien au milieu, des institutions de la vie civile. César y pourvut, d’abord en n’innovant en rien à l’ancienne ordonnance, laquelle n’exigeait qu’un certain nombre d’années passées sous les aigles, mais non d’un service continu ou non interrompu par des licenciements partiels : il y pourvut encore, en abrégeant, comme nous l’avons dit, le temps même du service, d’où s’ensuivait un mouvement de mutations fréquentes dans le personnel des soldats. Régulièrement congédié à la fin de son temps, le vétéran se transformait en colon rural. Enfin, et surtout, l’armée était tenue à distance de l’Italie et des grandes localités, principal théâtre de la vie civile et politique : le soldat actif allait là où, dans la pensée du monarque, était sa vraie place, à la station des frontières, et faisant front à l’ennemi du dehors. Dans l’état purement militaire, vous trouvez toujours l’institution typé d’une garde, largement organisée et privilégiée : elle n’existe point dans l’État de Jules César. Non que j’ignore la formation d’une sorte de garde du corps du général en chef dans toute armée en campagne, mais, dans le système de César, la cohorte prétorienne demeure à l’arrière-plan : elle ne se compose guère que des officiers d’ordonnance, que des compagnons non militaires du chef. Rien là qui ressemble à une troupe spéciale d’élite, rien chez elle qui suscite la jalousie des soldats de la ligne. César, dans ses guerres, avait négligé l’usage d’une garde personnelle : monté sur le trône, il en voulut encore moins. Quoique entouré de meurtriers tous les jours, elle sachant, il refusa la motion du Sénat, qui lui offrait une garde noble. Dès que l’apaisement des choses le permit, il congédia l’escorte espagnole dont il s’était fait suivre d’abord dans la ville : il ne garda que ses seuls licteurs, cortège traditionnel du magistrat suprême romain[52]. Une fois aux prises avec la réalité, il lui fallut sans doute abandonner une bonne part du programme de son parti et de celui de sa propre jeunesse, à savoir, l’établissement dans Rome d’un régime à la Périclès, édifié non sur le pouvoir du sabre, mais sur la seule confiance du peuple ; il se montra du moins fidèle, et cela avec une énergie sans égale dans l’histoire, à la pensée fondamentale d’une monarchie non militaire. Je veux que ce fut là un idéal impossible, encore nourrissait-il cette illusion, la seule qu’il ait connue. Mais chez ce grand esprit, le désir impatient fut plus fort que la clairvoyance. Le système qu’il portait dans sa tête n’était pas seulement de sa nature, et nécessairement, le pouvoir personnel absolu : ce pouvoir n’était pas seulement condamné à mourir à la mort de son fondateur, comme les établissements pareils de Périclès et Cromwell. Comment croire qu’au sein de cette nation désorganisée, comment croire un seul instant que le huitième roi de Rome, à l’instar des sept anciens rois, réussirait durant tout le cours de sa vie à ne gouverner la cité qu’avec l’aide des lois et du droit ? Était-il un seul instant vraisemblable que cette armée permanente, ayant fait dans les dernières guerres civiles l’épreuve de sa force, et désappris la crainte et la discipline, s’accommoderait jamais du rôle de l’obéissance passive dans l’organisme d’une société civile ? Pour qui considère de sang-froid combien dans les plus hantés ou les plus basses classes le respect de la loi avait cessé d’être, avoir espéré le maintien d’un régime purement légal ne peut sembler que chimère. La réforme militaire de Marius ayant fait du soldat tout autre chose qu’un citoyen, là révolte des légions en Campanie et le champ de bataille de Thapsus montraient assez clairement comment l’armée obéissait désormais à la loi. Et le héros de la démocratie lui-même ne put qu’avec peine et qu’à demi refréner les forces qu’il avait déchaînées. A un signe de lui, mille épées s’élançaient encore du fourreau ; malgré son signal, déjà elles n’y rentraient plus. Les destins sont plus forts que le génie. César voulait être le restaurateur de la société civile : en dépit de lui-même, il ne fonda que la monarchie militaire abhorrée, il ne renversa l’État dans l’État des aristocrates et de la haute banque, que pour mettre à leur place l’État soldatesque dans l’État : avant comme après, la société subit la tyrannie : avant comme après, une minorité privilégiée l’exploita. Mais c’est aussi le secret des hautes natures que de créer jusqu’au milieu de leurs erreurs. Le grand homme échoue dans ses plus originales tentatives ; il n’arrive point à son idéal, qu’importe ? Ses tentatives demeurent la meilleure richesse de l’a nation. Par le fait de César, l’état militaire romain, après plusieurs siècles, se changea en un état politique : grâce à lui, si peu qu’ils ressemblassent à l’immortel fondateur, les empereurs romains se gardèrent de tourner d’ordinaire le soldai,. contre les citoyens, et le tinrent en face de l’ennemi du dehors : grâce à lui enfin, ils estimèrent trop haut et la nation et l’armée, pour faire de l’armée la garde de police de la nation.

Les finances romaines avaient leur solide assiette dans l’immensité même de l’Empire, et dans l’absence de tout système de crédit. Y rétablir l’ordre, était chose relativement peu difficile. Si jusqu’alors la République avait eu à lutter contre des embarras d’argent, le mal ne tenait en rien à l’insuffisance du revenu public : dans les dernières années, celui-ci s’était même prodigieusement accru. Aux recettes des anciens temps, estimées au total à 200 millions HS (15.000.000 thaler = 61.250.000 fr.), s’ajoutaient désormais 85.000.000 HS (6.500.000 thaler = 24.425.000 fr.), versement annuel des provinces de Bithynie et Pont, et de Syrie, d’institution récente ; et, jointe à d’autres sources de revenu, nouvelles ou plus productives, aux recettes constamment ascendantes des impôts sur le luxe, par exemple, cette plus-value compensait, et bien au-delà, la perte des fermages campaniens. Qu’on n’oublie pas non plus les versements extraordinaires et énormes effectués naguère dans les caisses du Trésor par Lucullus, Metellus, Pompée, Caton, et tant d’autres. Les embarras financiers avaient donc leur cause principale dans l’accroissement des dépenses ordinaires et extraordinaires, et aussi dans le désordre immense des affaires. Pour ne citer que l’annone distribuée à la, populace de Rome, les sommes englouties dépassaient toute mesure : dès 69 [63 av. J.-C.], par le fait de Caton qui l’avait augmentée, la dépense annuelle, de ce seul chef, s’élevait à 30.000.000 HS (2.300.000 thaler = 8.625.000 fr.) ; et depuis la suppression de la redevance payée jusqu’alors par les bénéficiaires (696 [-58]), elle n’absorbait pas moins que le cinquième du budget des recettes[53].

Le budget militaire, avait aussi grandi, depuis qu’il fallait pourvoir aux garnisons de Cilicie, de Syrie et des Gaules, en sus de celles de l’Espagne, de la Macédoine et des autres provinces. Au premier chapitre des dépenses extraordinaires, on voit figurer les grosses sommes consacrées à l’armement naval : par exemple, cinq ans à peine après les grandes razzias de 687 [-67], contre les pirates, la flotte avait absorbé 34.000.0.00 HS (2.600.000 thaler = 9.750.000 fr.). Viennent ensuite les sommes très considérables absorbées par les armements et les expéditions militaires : Pison, par exemple, pour la mise sur pied de l’armée de Macédoine (697 [-57]), avait coûté 18.000.000 HS (1.370.000 thaler = 5.137.500 fr.) en une seule fois. Pompée, pour l’entretien et la solde de l’armée d’Espagne, dépensa 24.000.000 HS par an (1.826.000 thaler = 6.767.500 fr.) ; et somme pareille fut versée à César pour les légions des Gaules. Mais, si considérables que fussent les allocations prélevées sur le Trésor, il est plus que probable qu’on y aurait pu suffire, si l’administration financière de Rome, jadis si parfaite, n’avait, elle aussi, reçu l’atteinte de la corruption des temps et de l’affaiblissement général. Souvent les paiements cessèrent dans les caisses publiques, uniquement par la négligence des agents à faire rentrer les échéances. Le Trésor avait pour préposés deux des questeurs, jeunes magistrats changeant tous les ans, et qui, à tout le moins, demeuraient passifs. Jadis, les bureaux et le personnel des comptables étaient tenus en juste et habite estime, à raison de leur honorabilité : aujourd’hui, les plus criants abus se commettaient tous les jours, parmi eux, depuis surtout que leurs charges étaient vénales.

Mais voici que, les fils du système financier de Rome ont cessé d’être dans la main du sénat, et que tous ils aboutissent au cabinet de César : aussitôt une vie nouvelle, une ordonnance plus sévère, un mouvement plus puissant se manifestent dans tous les organes et les rouages de la vaste, machine. Les deux institutions de Caïus Gracchus, les deux chancres rongeurs des finances romaines, le ferme de l’impôt direct et, l’annone sont supprimées ou se transforment. César ne veut point, à l’instar de son prédécesseur, tenir la noblesse en échec par une aristocratie banquière et par la populace de la grande ville ; il les écarte du pied et délivre l’État de tous les parasites de haut et de bas étage : ici, je le répète, loin d’imiter Gracchus, il marché de pair avec l’oligarque Sylla. En matière d’impôt indirect, il maintient, au contraire, les fermiers.

Ceux-ci avaient pour eux l’usage antique et primordial : on ne pouvait d’ailleurs s’en passer. Simplifier à tout prix la perception des taxes indirectes évaluées à forfait, telle avait été la maxime constante de l’administration des finances, maxime à laquelle César se montra, lui aussi, inviolablement fidèle. En ce qui touche l’impôt direct au contraire, tantôt, comme pour les redevances en huiles ou grains, de l’Afrique et de la Sardaigne, on n’y voulut plus voir en général que des prestations en nature directement versées à l’État, ou transformées en taxes fixes ; et quant à la perception des quotités à payer, elle demeura abandonnée aux circonscriptions imposables.

Les distributions de blé dans Rome passaient avant César pour un droit utile appartenant à la cité reine, et dont la prestation, puisqu’elle était reine, demeurait à la charge des sujets. César s’empressa d’abolir le principe mais il ne pouvait oublier que, sans l’annone, une foule de citoyens absolument misérables eussent été condamnés à mourir de faim. Il la maintint donc de fait. L’annone sempronienne, renouvelée par Caton, octroyait à tout citoyen le droit à son lot gratuit en céréales ; et, sous ce régime, la liste des bénéficiaires au dernier état n’allait pas à moins de 320.000 noms : César en fit rayer tous les individus aisés ou autrement pourvus : elle tomba aussitôt à 150.000, nombre maximum des parts fixé une fois pour toutes[54]. Il décida que tous les ans elle serait soumise à révision, et qu’il serait pourvu, par l’inscription des postulants les plus nécessiteux, aux vacances ouvertes par la mort ou la sortie des titulaires. Le privilège politique créé par les Gracques se changea en un secours au paupérisme.

Inauguré pour la première fois, un dogme important entrait en scène, et se faisait sa place dans l’ordre moral et dans l’histoire. Ce n’est que lentement et par degrés que la société civile s’avance vers la solidarité des intérêts : dans l’antiquité primitive, on voit bien l’État protéger les siens contre l’ennemi du dehors et contre le meurtrier ; mais il ne se croit pas tenu de fournir au citoyen, dans l’absolu dénuement, les moyens nécessaires à sa subsistance, et de le défendre contre l’ennemi le plus dur, contre la faim. La civilisation athénienne, d’abord dans les lois de Solon et des successeurs de Solon, avait émis cette maxime que la cité a le devoir de prendre soin de ses invalides, et généralement de ses pauvres, mais cette règle civique n’avait pas dépassé les étroites limites de la société athénienne : César en fait une institution organique. Avant lui, elle était pour l’État un fardeau et une honte : par lui, elle n’est plus qu’un de ces établissements de bienfaisance, comme il s’en voit tant de nos jours, où la charité infinie de l’homme lutte corps à corps avec les infinies misères de l’humanité[55].

Ce n’était point assez de ces réformes de principe. César se mit à l’œuvre de la refonte des budgets des recettes et des dépenses. A sa voix, les recettes ordinaires sont partout réglées et fixées. De nombreuses cités, des provinces entières, soit indirectement, à la faveur du droit de cité romaine ou latine, soit directement, en vertu de privilèges, jouissaient de l’immunité de l’impôt : citons pour exemples, au premier cas, toutes les villes de Sicile[56], au second, la ville d’Ilion [Pline, H. nat., 5, 33]. Ailleurs et plus souvent encore, la quotité de l’impôt des villes est abaissée : c’est ainsi qu’à toutes celles de l’Espagne ultérieure, et sur la motion de César, après sa préture, le sénat a accordé une réduction, et, qu’à l’heure actuelle, la plupart des cités de la province d’Asie, sur qui pesaient les taxes les plus écrasantes, obtiennent des facilités pour la perception de leur impôt direct ; que, de plus, il leur est fait remise du tiers. Quant aux taxes et revenus nouveaux, comme les tributs frappés sur les peuples assujettis d’Illyrie, et surtout sur les cités gauloises (ces derniers seuls rapportaient une somme totale de 40.000.000 HS, = 3.000.000 de thaler, = 11.250.000 fr. par an) ; il faut dire que leur taux était peu élevé. Pour quelques villes, cependant, la Petite Leptis, en Afrique, Sulci, en Sardaigne[57], et pour un bon nombre de localités espagnoles, il y eut aggravation, en punition de leur conduite durant les dernières guerres. Les douanes très productives des ports italiens avaient été supprimées[58] (694 [60 av. J.-C.]) durant la crise : César les rétablit, et à juste titre, leur principal produit portant star les marchandises de luxe venues d’Orient. Ajoutez à. ces sources ordinaires, nouvelles ou nouvellement rouvertes, les recettes extraordinaires, les sommes advenues au vainqueur après. la guerre civile, le butin amassé dans les Gaules, l’encaissé trouvée dans le Trésor à Rome, les trésors enlevés des temples de l’Italie et de l’Espagne, les contributions. extorquées, sous forme d’emprunt ou de don forcé et d’expropriation aux princes et cités sous la dépendance de la République, les amendes imposées pareillement, par sentence ou simplement sur ordre de payer, à plusieurs riches citoyens ; ajoutez-y surtout les confiscations réelles pratiquées sur les adversaires dé César après leur défaite : tout cela s’élevait à un chiffre, énorme. La seule amende frappée sur les grands marchands d’Afrique, qui avaient siégé dans l’anti-sénat, se monta à 100.000.000 HS (7.500.000 thaler = 28.025.000 fr.). Les acheteurs des biens de Pompée les payèrent 70.000.000 HS (5.300.000 thaler = 9.775.000 fr.). Rigueurs nécessaires ! La puissance des nobles vaincus se fondait surtout, sur leurs fortunes colossales : César ne la pouvait abattre qu’en mettant les frais de la guerre à leur charge. Il atténua d’ailleurs l’odieux de la mesure, en versant dans le trésor le produit tout entier des confiscations ; et, bien loin de fermer les yeux, comme Sylla, sur les fraudes de ses favoris, il fit sévèrement rentrer, les prix de ventes, fussent-ils dus par ses plus fidèles amis, Marc-Antoine ou autres[59].

La réduction considérable effectuée sur l’annone avait aussitôt amené une réduction proportionnelle dans le budget des dépenses. Les distributions maintenues en faveur des pauvres de la ville, et aussi les prestations en huile pour les thermes romains, nouvellement instituées par César, étaient assises désormais sur les redevances en nature de la Sardaigne, et principalement dé l’Afrique : par suite, le fisc y demeurait totalement ou presque en tout étranger. D’autre part, les dépenses ordinaires de l’état militaire s’étaient accrues, et par l’augmentation de l’armée permanente, et par l’élévation de la solde annuelle du légionnaire, portée de 480 HS (34 thaler = 126 fr.) à 900 (68 ½ thaler = 250 fr.). Mesures inévitables, en effet. Avant César, la frontière était sans défense, or, la défense nécessitait un accroissement considérable de l’armée. Quant au doublement de la solde, César entendait bien sans doute enchaîner ainsi le soldat : mais un autre motif en avait déterminé et fit durer l’innovation. La solde de 1 sesterce 1/3 par jour (2 silbergros, environ 0,20 cent.) remontait aux anciens temps, à l’époque où la monnaie avait une valeur supérieure ; on l’avait pu maintenir, tant que dans Rome la journée d’un simple manœuvre n’avait guère dépassé 3 HS (5 silberg. = 0,50 cent.) : alors, quand le milicien allait à l’armée, il avait bien moins souci de la solde que des gains accidentels et pour la plupart illicites du service militaire. Il est, au reste, difficile de se faire une idée du chiffre des dépenses extraordinaires auxquelles César eut à parer, bon gré malgré : les guerres par elles-mêmes engloutirent des sommes monstrueuses ; et peut-être les promesses et les assurances données au cours de la guerre civile exigèrent-elles pareil tribut. Quel funeste exemple, et il ne sera pas perdu pour l’avenir, que ce donativum de 20.000 HS (1.500 thaler = 3.645 fr.), alloué à chaque simple soldat, pour son concours armé : que ces 300 HS (22 thaler = 82 fr. 50 cent.), payés à tout citoyen de la plèbe romaine, en addition à l’annone, pour n’avoir pas pris les armes [Suétone, César, 38] ! A la vérité, dès qu’il avait, sous la pression des circonstances, engagé sa parole, César n’en rabattait rien et s’acquittait en roi. Mettant son point d’honneur à obéir à l’impulsion quotidienne de sa générosité, sa générosité lui coûtait gros. Durant les troublés récents, les travaux publics avaient été scandaleusement abandonnés, il y consacra d’énormes sommes. Tant au cours de la guerre des Gaules, qu’après cette- guerre finie, on calculait que les constructions édifiées dans Rome allaient à 160.000.000 HS (12.000.000 thaler = 45.000.000 fr.). Quoi qu’il en soit, et somme toute, l’administration financière de César eut cela de notable, que grâce à d’habiles et énergiques réformes, grâce à l’action unie et réglée de l’économie et de la libéralité, il sut richement et pleinement pourvoir à toutes les justes exigences de la situation. Dès le mois de mars 710 [44 av. J.-C.] il avait accumulé dans le trésor de l’État, 700.000.000 HS ; dans son trésor privé, 100.000.000 (en tout, 61.000.000 thaler = 229.000.000 fr.), c’est-à-dire plus de dix fois au-delà de l’encaisse ayant jamais existé à l’époque la plus florissante de la République.

Dissoudre les anciens partis, donner à la société romaine la constitution la mieux adaptée au moment, une armée de combat excellente et des finances bien ordonnées, certes, la tâche était difficile : elle n’était pas la plus difficile dans l’œuvre de César. Pour revivifier la nation italique, il fallait une réorganisation fondamentale, s’attaquant à toutes les parties du grand Empire, transformant et Rome et l’Italie et les provinces. Essayons ici d’esquisser le tableau de la situation de la veille, et d’une civilisation nouvelle et meilleure inaugurée par le dictateur.

La bonne et antique race latine avait disparu de Rome. Il est de l’essence des choses que dans toute capitale, l’empreinte nationale et municipale aille s’usant, et s’efface plus vite que dans les villes secondaires.

Les hautes classes s’y retirent bientôt de la vie de la cité ; elles n’y ont plus leur patrie, à vrai dire, et se rejettent dans le grand État. Bientôt aussi, et par un courant inévitable, une colonie étrangère y afflue ; les voyageurs d’affaires et les voyageurs de plaisir s’y concentrent, ainsi que toute la foule cosmopolite des oisifs, des hommes tarés ou criminels, ou de ceux qui ont fait banqueroute à la loi sociale et morale. Nulle part, autant qu’à Rome, ce phénomène remarquable ne s’est de tous points réalisé. Pour le riche romain, la maison de ville n’était plus qu’un pied-à-terre. Les magistrats municipaux de Rome s’étant transformés en fonctionnaires d’empire, la curie en une assemblée de citoyens d’un vaste état, on ne veut plus au sein de la capitale ni des petites associations de quartier, ni de toutes les autres corporations indépendantes : la vie communale cesse du coup. En même temps des parties les plus lointaines des immenses possessions romaines, on accourt dans la ville pour spéculer, pour mener la vie de débauche et d’intrigue ; pour se former à l’état de malfaiteur, ou pour s’y cacher de l’œil de la loi. Par cela seul que Rome était capitale, tous ces abus s’engendraient nécessairement, je le veux : il en surgit d’autres, nés souvent du hasard, et plus graves peut-être.

Jamais grande ville autant que Rome ne fut pauvre en moyens d’alimentation : les importations réelles, les métiers exercés par la domesticité esclave, y faisaient d’abord l’industrie libre impossible. L’esclavage, lèpre mortelle de la cité antique, entraîne partout de funestes suites : à Rome le mal dépassait tout ce qui s’était vu ailleurs. Nulle part, dans le monde, pareilles bandes d’esclaves, remplissant les palais de ville des grandes familles ou des opulents parvenus. Nulle part ailleurs, pareil assemblage de foules serviles, réceptacle des peuples des trois continents : Syriens, Phrygiens et autres semi Hellènes, se coudoyant avec les Libyens et les Maures, Gètes et Ibères, mélangés avec les Gaulois et les Germains, dont le flot allait, grossissant ! La démoralisation, compagne inséparable de l’esclavage, le contraste odieux de la loi positive et de la loi morale éclataient aux yeux. Passe encore pour le valet des champs, labourant enchaîné, comme le bœuf sous le joug : mais quoi de plus vil que l’esclave citadin à demi civilisé ou civilisé tout à fait, et se donnant de grands airs ! Et que dire de ces armées d’affranchis, libres de fait ou de droit, ignoble cohue de mendiants ou d’enrichis malaisés qui n’étaient plus serfs, et n’étaient point citoyens, enchaînés à leur patron par toutes les lois économiques et juridiques, et se targuant d’être hommes libres ? Les affranchis surtout pullulaient : ils venaient en ville ; y trouvant mille sortes d’emplois faciles : le petit commerce, les petits métiers étaient presque exclusivement dans leurs mains. Leur influence dans les élections est maintes fois attestée : toujours au premier rang, à l’émeute de la rue, c’est par eux d’ordinaire que le démagogue du jour donne le signal : à son mot d’ordre, leurs boutiques et leurs échoppes se ferment. Ce qui pis est, c’est que le gouvernement, loin de lutter contre la corruption du peuple dans Rome, y poussait de toutes ses forces dans l’intérêt de sa politique égoïste. Une loi prudente avait interdit le séjour de la ville à tout condamné pour crime capital : par un honteux oubli, elle ne s’exécutait plus. Il y allait de la sûreté commune à surveiller de près les associations et les clubs populaires : cette surveillance, elle avait été négligée d’abord, et, plus tard, on l’avait proclamée un crime de lèse liberté. Les fêtes publiques s’étaient accrues, au point que les sept fêtes ordinaires à elles seules, féries romaines, féries plébéiennes, celles de la Mère des dieux Idéenne, de Cérès, d’Apollon, de Flore et de la Victoire, duraient ensemble soixante-deux jours, sans compter les jeux de gladiateurs, et une foule d’autres jeux extraordinaires. A ce prolétariat, vivant au jour le jour, on devait à toute force les céréales à vil prix : mais à les lui assurer, les magistrats n’avaient mis ni sollicitude ni conscience ; les cours avaient passé par des fluctuations fabuleuses et d’incalculables écarts[60]. Enfin l’appât officiel de l’annone attirait dans la capitale toute la foule des prolétaires ayant titre de citoyens, et qui, étant sans ressources, avaient le travail en horreur.

A mauvaise semence, mauvaise récolte. Les clubs et les bandes, fléau de la politique, le culte d’Isis et les autres superstitions pieuses, fléaux de la religion, avaient désormais pris racine dans Rome. A toute heure la cherté des vivres, et souvent la famine absolue, la vie des passants en danger plus qu’en tout autre lieu[61] : le banditisme et l’assassinat étaient devenus métier régulier et métier unique. Attirer à la ville les gens du dehors, c’était déjà préparer le meurtre : cependant, nul n’aurait osé, sans escorte armée, parcourir la banlieue. La ville, par son aspect extérieur, était l’expression même du désordre social, et la vivante satire du système aristocratique. On n’avait rien fait pour régler le régime du Tibre : à peine si l’on avait reconstruit en pierre, et cela jusqu’à l’île seulement, l’unique pont alors existant. C’était peu de chose aussi que les travaux d’aplanissement essayés dans la cité aux sept collines : on laissait aux décombres le soin de niveler tant bien que mal. Les rues, étroites, à angles fréquents, montaient et descendaient les rampes : nul entretien : leurs trottoirs étaient petits, mal pavés. Les maisons du commun peuple étaient de brique, et hautes à donner le vertige. Des architectes spéculateurs les avaient bâties pour le compte des petits propriétaires, ceux-ci tombant bientôt dans la mendicité, quand ceux-là faisaient de colossales fortunes. Au milieu de cette mer de misérables bâtisses, surgissaient, pareilles à des îles, les palais fastueux des riches ; enlevant l’air et la place aux petits édifices, comme leurs habitants prenaient au petit citoyen sa place et son droit dans l’État. A côté de ces palais aux portiques de marbre et des statues grecques, les temples des dieux, croulant de vétusté, faisaient triste figure avec leurs images grossières, presque toutes encore taillées dans le bois. De police des rues, des quais, des constructions, des incendies, à peine si l’on eût pu trouver trace. Tous les ans faisaient rage les inondations, le feu, les éboulements : nul n’y prenait garde, si ce n’est peut-être quelque prêtre officiellement consulté sur le sens et la portée du signe ou du prodige. Représentez-vous Londres avec la population (naguère) esclave de la Nouvelle-Orléans, avec la police de Constantinople, avec l’immobilité industrielle de la Rome moderne, avec les agitations politiques du Paris de 1848, et vous aurez l’assez exact tableau de la magnifique cité républicaine, dont Cicéron et ses contemporains déplorent la ruine dans leurs boudeuses épîtres !

César, lui, ne gémit point, et cherche le remède par tout où le remède est possible. Rome restera, comme avant, la capitale du monde. Lui restituer son caractère primitif de ville italique eût été chose inexécutable, et d’ailleurs contraire au plan du régent. De même qu’Alexandre, pour son empire gréco-oriental, avait trouvé un heureux centre dans Alexandrie, la cité hellénique, juive, égyptienne, et par-dessus tout cosmopolite, de même aux yeux de César, la capitale du nouvel empire universel romano-hellénique, la ville de Rome, point central entre l’Orient et l’Occident, ne pouvait plus demeurer la simple ville péninsulaire : elle se dénationalisait, devenant la capitale de toutes les nations. Il toléra donc qu’à côté du Pater Jovis s’élevât le culte nouveau des divinités d’Égypte, et dans les murs de la cité reine, il laissa même aux Juifs la libre pratique de leurs rites exclusifs et étranges. Au mélange, souvent repoussant des foules parasites, Orientaux, Hellènes et autres,. affluant dans- Rome, il n’opposa aucune digue ; et, trait caractéristique, dans les jours de fêtes populaires, il laissa non seulement jouer des pièces latines ou grecques, mais le théâtre entendit parler toutes les langues, le phénicien, l’hébreu, le syrien et l’espagnol[62].

Mais tout en acceptant en pleine connaissance de cause les conditions actuelles de Rome capitale, César n’en travailla pas moins avec l’énergie que l’on sait à l’amélioration d’un état de choses déplorable et honteux. Malheureusement, ce sur quoi il pouvait le moins, c’était les hases vicieuses elles-mêmes. Il ne pouvait extirper l’esclavage avec toutes ses plaies, et l’on se demanderait. en vain, s’il aurait, avec le temps, essayé du moins de restreindre le chiffre de la population servile dans Rome, comme il le fit ailleurs. Il ne chercha point non plus à faire sortir de terre une industrie libre : pourtant ses immenses travaux de construction y vinrent en aide, dans une certaine mesure à la misère dû pauvre, et lui ouvrirent les moyens d’un salaire étroit, honorable du moins[63]. En revanche, il lutta de toutes ses forces contre l’extension du prolétariat libre, et voulut en réduire l’innombrable armée. L’annone attirait à Rome un courant continu : dès qu’elle s’est transformée en une taxe des pauvres, limitée à un nombre fixe de têtes, on voit l’immigration, tout en persévérant, singulièrement diminuer[64]. César attaqua d’ailleurs le prolétariat libre en sous-œuvre, et avec l’aide des tribunaux, dont les sentences commandées faisaient incessamment le vide dans ses rangs, et par une vaste colonisation transmaritime ; c’est ainsi que sur les 80.000 colons qu’il envoya hors d’Italie durant les quelques années de son règne, il en avait pris un très grand nombre dans les couches inférieures de la plèbe de Rome : la plupart des nouveaux habitants de Corinthe, par exemple, n’étaient autres que des affranchis. Et j’ajoute que ce ne fut point là une mesuré transitoire. César, convaincu, comme tout homme intelligent, que le seul vrai remède à la misère du prolétariat réside, dans un système bien ordonné de colonisation ; maître d’ailleurs, vu l’état de l’empire, de pratiquer ce système dans une mesure quasi infinie, César, dis-je, a certainement eu la pensée de parer au mal d’une façon durable, et d’ouvrir à toujours une issue au flot toujours renouvelé. Il prit ses mesures pour arrêter sur le marché de Rome ces fluctuations désolantes des prix des denrées alimentaires les plus importantes. Les finances publiques, à nouveau réglementées et libéralement administrées, lui fournirent d’amples moyens d’action : deux magistrats de création récente, les édiles des céréales, furent préposés tout spécialement à la surveillance du négoce importateur, et tinrent la main à la police du marché.

Bien mieux qu’on ne l’aurait pu faire par les lois prohibitives, il fut paré aux dangers des clubs par l’effet même de la constitution réformée. La république, les élections et les juridictions républicaines ayant pris fin, il était coupé court à la corruption, aux violences électorales ou devant les collèges des juges, aux saturnales politiques de la plèbe, surtout. Les affiliations ressuscitées naguère par la loi Clodia[65] furent dissoutes. les associations de tout genre subirent désormais la surveillance de l’autorité. A l’exception des corporations et sociétés des premiers temps de Rome, des assemblées religieuses des juifs[66], et d’autres collèges spécialement exceptés, pour lesquels il parait avoir suffi naguère d’une simple déclaration faite au sénat, désormais il faudra une concession sénatoriale en bonne forme, avec agrément préalable de l’empereur, pour l’établissement de toute corporation permanente, ayant ses réunions à jours fixes, et ses cotisations périodiques[67]. La justice criminelle, plus vigilante et sévère, la police, plus énergique, manifestaient les intentions du maître. Les lois, celle surtout contre la violence[68], s’armèrent de sanctions plus fortes, et abolirent cette imprudente transaction du droit républicain, aux termes de laquelle le criminel, convaincu du fait, était admis à se dérober à la peine plus grave encourue, en s’exilant de lui-même[69]. Les règlements, détaillés par le menu, qu’a promulgués César sur le fait de la police de la ville, nous ont été en grande partie conservés[70] : quiconque les voudra lire, y verra comment le grand empereur prend souci d’imposer aux possesseurs des maisons riveraines la charge du bon entretien des rues, du pavé des trottoirs, tout en pierres taillées sur la largeur de la voie : comment il s’occupe du passage et du port des litières, de la conduite des chars, qui, vu la nature des rues romaines, ne peuvent circuler que le matin et après la tombée de la nuit. La police locale demeure d’ailleurs, comme avant, principalement confiée aux quatre édiles : chacun d’eux, à dater de César, sinon même plus tôt, est préposé à une circonscription spéciale.

César, réunissait en lui, et l’amour de la bâtisse, propre à tout bon romain, et le talent de l’organisateur. Sous son règne, les constructions publiques dans la capitale et l’administration des établissements d’utilité commune prirent un essor soudain, faisant honte aux déplorables œuvres des derniers temps de l’anarchie, et dépassant d’aussi loin les travaux de l’aristocratie romaine, dans son meilleur siècle, que le génie du dictateur dépassait les efforts honnêtes des Marciens ou des Émiliens. Et ce ne fut pas seulement par la grandeur des édifices ou l’immensité des sommes dépensées qu’il rejeta ses prédécesseurs dans l’ombre. Ses monuments publics à Rome se distinguent entre tous par leur cachet extérieur de grand sens politique et d’utilité générale. Il ne bâtit point, comme ses successeurs, des temples et des édifices de pur luxe : il s’attaque au Forum, lieu de réunion des comices, siége des grands tribunaux, rendez-vous des hommes de bourse hommes d’affaires et des oisifs du jour : il le débarrasse et des comices et des prétoires de justice : aux premiers, il assigne les Saepta Julia [enclos Julien], sur le Champ de Mars ; il assigne aux autres, entre le Palatin et le Capitole, un emplacement nouveau, le Forum Julium[71]. Mû par la même pensée, il affecte aux Bains publics une prestation de 3.000.000 de livres d’huile, en-grande partie fournies par l’Afrique. Le baigneur, dorénavant, recevra gratis dans les Thermes, l’approvisionnement nécessaire pour les onctions et massages : on sait quelle était, dans la diététique des anciens, l’importance des bains et des soins analogues ; et la mesure prise par César répondait aux besoins de la propreté et de l’hygiène publique. Mais ce n’était là qu’un premier pas de fait dans la voie des transformations complètes qu’il avait conçues. Déjà se préparaient les plans d’une nouvelle Curie, d’un nouveau et splendide portique, d’un théâtre rivalisant, avec celui de Pompée, d’une bibliothèque publique grecque et latine, à l’instar de celle naguère détruite à Alexandrie, et la première de son genre à Rome[72] ; enfin d’un temple de Mars, qui, par sa richesse et sa magnificence, devait surpasser tous les temples d’autrefois. Conception plus originale encore, César voulut changer tout le cours inférieur du Tibre, à partir du Ponte Molle actuel[73]. Alors le fleuve ne fut plus descendu vers Ostie, en séparant le Champ Vatican du Champ de Mars : mais passant derrière le Champ de Mars et le Janicule, il aurait gagné par les marais Pontins le havre de Terracine. Ce dessein gigantesque eût d’un coup procuré à la ville, extrêmement resserrée de ce côté, la libre disposition de grands terrains à bâtir : César, en effet, rejetant le Vatican sur la rive gauche, y installait le Champ de Mars, et livrait l’emplacement actuel à la construction publique et privée : en même temps, il desséchait les marais Pontins, assainissait toute la côte latine, et donnait à Rome un bon port de mer qui lui avait toujours manqué. C’était s’en prendre aux vallées et aux montagnes ; le nouvel empereur ne reculait pas dans la lutte même avec la nature[74].

Néanmoins, si la capitale, à tous les arrangements nouveaux, gagnait en commodité et en beauté, elle y perdait pour toujours, nous l’avons dit, son ancienne suprématie politique. Avec le temps, la concentration de l’État romain dans Rome était devenue tous les jours chose plus funeste et contre nature : un dogme le voulait, dogme entièrement lié avec la république, et, qui ne pouvait périr qu’avec elle. Pour la première fois, il est totalement écarté, sauf toutefois dans quelques-unes de ses fonctions légales. Dorénavant, le régime politique de la capitale est placé sur la même ligne que celui des autres municipalités. Prouvons-le d’un mot. César, ici comme partout, en même temps qu’il ordonne et réglemente les choses, prend soin aussi de leur donner leur nom officiel : or, sa Loi municipale italique, à dessein assurément, dispose à la fois et pour Rome et pour les autres cités. On peut ajouter aussi que Rome, en tant que capitale, n’ayant plus la capacité de la vie communale, prendra place à l’avenir, sous ce rapport, derrière les autres municipalités l’empire. La Rome républicaine avait été un antre de brigands : elle fut aussi une cité. La Rome de la monarchie, tout en se parant des magnificences des trois continents, toute éclatante qu’elle est d’or et de marbre ; n’était déjà plus autre chose qu’une résidence royale avec son hôpital des pauvres, c’est à savoir un mal nécessaire dans l’État.

Tandis qu’au sein de la capitale impériale, l’œuvre administrative de César se bornait à la publication d’un simple code de police ; et à la suppression des plus palpables abus, il avait à remplir en Italie, mission bien autrement difficile, la restauration de l’ordre économique. Là, deux vices principaux appelaient son attention, deux vices d’où découlaient à l’infini les autres, la disparition de la classe agricole, l’accroissement contre nature de la population commerçante. L’état agronomique de l’Italie, le lecteur le connaît et ne l’a pu oublier. Quelques efforts qu’on eût fait pour parer à l’évanouissement de la petite propriété, il n’était presque plus un seul coin de l’Italie propre (j’en excepte toutefois les vallées de l’Apennin et des Abruzzes), où la culture des terres se fit encore par la main du libre paysan. En ce qui touche l’économie rurale, nous ne signalerons pas d’essentielle différence entre le régime du temps de Caton et celui que Varron nous fait connaître [De re rustica, libri III] ; si ce n’est qu’au temps de Varron, les habitudes de la vie campagnarde portent la trace envahissante, en bien comme en mal, des mœurs de le grande ville romaine. Jadis, dit Varron, la grange était plus grande que l’habitation du maître : aujourd’hui, c’est le contraire, le plus souvent. Dans les champs de Tusculum et de Tibur, sur les côtes de Terracine et de Baia, là où avaient semé et récolté les vieux paysans latins et italiques, s’élèvent brillantes et improductives les villas des grands de Rome. Il faut l’espace d’une ville entière pour beaucoup de ces villas, avec leurs dépendances et jardins, leurs aqueducs, leurs viviers d’eau douce et d’eau salée, où l’on élève et l’on apprivoise les poissons de la mer et des rivières, avec leurs escargotières [cochlearium] et parcs à loirs [glirarium], leurs garennes à lièvres et lapins, leurs réserves pour les cerfs, chevreuils et sangliers, et leurs volières [aviaria, ornithones], où l’on nourrit jusqu’à des paons et des grues. Encore le luxe des grandes villes enrichit-il de nombreux travailleurs : il nourrit plus de pauvres que ne le fait la charité, avec son tribut d’aumônes. Les volières et les piscines des riches étaient de fort coûteuses fantaisies. Au dehors comme au dedans, la villa avait pris des proportions telles, qu’on estimait tel colombier à 100.000 HS (7.600 thaler = 24.500 fr.) au moins ; que l’engraissement des animaux était passé à l’état de science ; que le fumier des volières entrait en compte dans les produits ruraux ; qu’un seul marchand d’oiseaux put un jour livrer à la fois 5.000 grives vivantes (on en pratiquait aussi l’élevage), à 3 deniers (21 silbergros, environ 2 fr. 20 c.) la pièce ; qu’un poissonnier put livrer jusqu’à 2.000 murènes en une fois ; et qu’enfin on tira 40.000 HS (3.050 thaler = 11.441 fr. 50. c.) de la vente du poisson des viviers de Lucius Lucullus, à la mort de celui-ci. Certes, en de telles occurrences, il était facile à l’homme d’affaires intelligent de réaliser de gros bénéfices sur une mise de fonds relativement mince. Aux environs de Faléries, on cite tel petit éleveur d’abeilles, propriétaire d’un jardinet et de plates-bandes de thym, de moins d’un arpent, qui se faisait un revenu annuel en miel d’au moins 10.000 HS (760 thaler = 2.860 fr.). C’était à qui aurait les plus beaux fruits : si bien que souvent dans les villas élégantes, le fructuarium, avec ses tablettes de marbre, servait de salle à manger : le maître y étala plus d’une fois, comme produits de son cru, des fruits achetés au dehors. A cette époque, on planta les cerisiers venus d’Asie-Mineure : les vergers d’Italie se parèrent de bon nombre d’autres arbres à fruits exotiques. Les potagers, les parterres de roses et de violettes du Latium et de la Campanie étaient d’un grand rapport ; et le marché friand (forum cupedinis [Varron, de ling., l. 5, 32, 41]), près de la voie sacrée, où se vendaient les fruits, le miel et les couronnes de fleurs, avait son importance dans la vie des citadins de Rome. En somme, et telle qu’elle se comportait, l’économie rurale, adonnée au régime planteur, avait atteint un degré de développement difficile à dépasser. Le val de Réaté, les alentours du lac Fucin, les régions du Liris et du Volturne, toute l’Italie moyenne enfin étalaient l’envi les plus florissantes cultures : d’intelligents propriétaires y pratiquaient même certaines industries compatibles avec le régime rural à bras d’esclaves : auberges, tissages, tuileries, s’élevaient non loin des villas, pour peu que le lieu fût propice. Les producteurs italiens, en vin et en huile plus particulièrement, non contents d’approvisionner les marchés de la Péninsule, se livraient en outre à un grand trafic d’exportation au-delà des murs sur ces deux articles. Dans un traité précis et spécial de l’agriculture du temps [Varron, de r. rust.], l’auteur compare l’Italie à un grand verger. Lisez chez, un poète contemporain [Catulle, passim.], la description complaisante des beautés de sa patrie : vous n’y voyez que prairies bien arrosées, champs de blé fertiles, et joyeux vignobles enveloppés des lignes sombres de l’olivier : là, sa villa, joyau de la contrée, souriante et gracieuse sous sa parure variée, s’entoure des plus délicieux jardins, et se cache derrière une ceinture d’arbres aux fruits nourrissants. Cette peinture, image fidèle de la nature que le poète avait sous les yeux, nous reporte en plein milieu des plus florissantes parties de la Toscane actuelle et de la Terre de labour. A vrai dire, le régime pastoral qui, par les causes précédemment déduites, gagnait chaque jour dans l’Italie du sud et du sud-est, ce régime, à tous égards, était un pas rétrograde ; il n’en participait pas moins au mouvement général de l’économie rurale. On poursuivait à grands frais l’amélioration des races : tel âne réservé à la reproduction se payait jusqu’à 60.000, 100.000 et 400.000 HS (1.600 thaler = 16.250 fr. ; 7.570 thaler = 28.487 fr. 50 c. ; 30.000 thaler = 112.500 fr.). En résumé, l’agriculture italique bien conduite, à une époque où tout lui profitait, progrès général intellectuel et ampleur des capitaux, arrivait à des résultats. bien autrement brillants qu’au temps de l’antique régime rural : elle débordait même au-delà des frontières de la Péninsule, l’agronome italien s’en allant jusque dans les provinces, exploiter de vastes parcours avec son bétail nomade, ou les mettre en champs de céréales.

Bâti sur les ruines de. la petite culture, le système grand-domanier avait démesurément, et contre toutes les saines lois, prospéré : par suite, à côté de lui, le régime de l’argent s’était développé d’une façon inouïe. Le trafiquant italien rivalisant d’efforts avec le juif, avait inondé les provinces et les États clients : puis, bientôt, tout le capital avait reflué. Après tout ce que nous venons de dire, un seul fait suffira pour caractériser la situation : sur le marché de Rome, le taux régulier de l’intérêt de l’argent était tombé à 6 pour % l’an, c’est-à-dire à la moitié du cours moyen dans toute l’antiquité.

Dès qu’ils avaient pour assiette unique le capital et la spéculation, l’agriculture et l’économie mercantile ne pouvaient qu’aboutir aux plus funestes inégalités dans la distribution des fortunes. Durant cette dernière époque de la République, Rome réalise l’image d’une société composée de millionnaires et de mendiants ; et jamais système peut-être ne mérita mieux l’accusation banale dont il a été fait abus tant de fois : jamais, ne, se vit mieux en relief ce caractère dominant de l’État à esclave, l’homme riche, qui vit de la sueur de ceux dont il est le maître, nécessairement et toujours personne respectable ; le pauvre, qui vit du travail de ses mains, nécessairement personne vile dans tous les rapports de la vie publique et privée. Il y a là comme une loi fondamentale qui s’affirme avec une impitoyable et incontestable sûreté[75]. De classe moyenne, dans le sens actuel du mot, Rome n’en a point c’est le cas ordinaire dans toute société qui se fonde et s’achève avec l’institution servile : l’ordre moyen, pour les Romains, et lion sans quelque apparence de vérité, ce sont les riches négociants, les riches propriétaires qui, soit manque de culture, soit culture suffisante, savent se renfermer dans leur sphère, et se tiennent éloignés des affaires publiques. Chez premiers, j’en conviens, bon nombre d’affranchis ou de parvenus s’abandonnaient au vertige et voulaient jouer à l’homme de bon ton : les sages et les modestes étaient rares. Citons néanmoins un type célèbre, dont le

nom revient dans tous les écrits du temps, Titus Pomponius Atticus. Enrichi par les immenses domaines qu’il faisait valoir en Italie et en Épire, par un négoce d’argent qui allait se ramifiant dans toute l’Italie et la Grèce, en Macédoine et jusqu’en Asie-Mineure, il accumula d’énormes biens, tout en restant spéculateur comme devant. Jamais il ne se laissa tenter par la vie publique : il ne fut ni fonctionnaire ni même banquier du fisc. Aussi loin des Harpagons avides que des luxueux et sensuels débauchés d’alors (il consacrait 100 sesterces (7 thaler ½ = 25 fr. 80 c.) par jour à la dépense de sa table), il se fit une existence facile et commode, goûtant tour à tour les plaisirs de la ville et de la campagne, en commerce de bel esprit avec le meilleur monde de Rome et de la Grèce, savourant toutes les joies de la littérature et de l’art[76]. Plus nombreux au contraire et plus solides étaient les propriétaires ruraux de la vieille roche. Les livres du temps nous ont gardé le portrait de Sextus Roscius, qui périt dans les proscriptions de l’an 673 [81 av. J. C.]. Il est bien, lui aussi, le type du campagnard, du pater familias rusticanus : sa fortune, prisée à 6.000.000 HS (457.000 thaler = 1.713.750 fr.), consiste presque tout entière dans ses treize domaines : il pratique lui-même, et passionnément, l’agriculture raisonnée : de voyages à Rome, il n’en fait point ou ne les fait que rarement, et quand il se montre dans la capitale, ses rudes façons contrastent avec l’élégance du sénateur, autant que son armée de grossiers valets de labour avec l’essaim des serviteurs citadins[77]. Ces braves campagnards, et les villes rustiques (municipia rusticana) formées par eux, surent garder bien mieux la discipline et les vieilles mœurs, la langue noble et pure des pères, que ne faisaient les cercles brillants et cosmopolites de la noblesse romaine, ou que la gent marchande, ayant partout domicile et n’étant domiciliée nulle part.

La classe des propriétaires fonciers forme bien le noyau de la nation : dès qu’il a fait sa fortune, le spéculateur se prend à vouloir compter parmi les notables du pays : il achète de la terre, et s’il ne peut devenir un squire romain, il en rêve le titre pour son fils. Cette classé rustique, elle se manifeste dans toute agitation politique où le peuple entre en jeu, dans tout mouvement intellectuel d’ou sort et verdit quelque bourgeon littéraire. C’est en elle que l’opposition contre la nouvelle monarchie puise ses forces les meilleures : c’est elle qui suscite Varron, Lucrèce, Catulle. Jamais peut-être ne retrouverons-nous d’image, plus vive et plus fraîche. de cette saine vie des champs, que dans l’aimable peinture d’Arpinum, en tête du IIe livre du Traité des lois de Cicéron (de Legib., 2, 1-3) paysage charmant, verte oasis perdue dans un terrible Sahara d’écrits volumineux et trop souvent vides.

Les pauvres. Cependant tous ces marchands à l’esprit cultivé, tous ces agriculteurs robustes disparaissent comme étouffés derrière les deux autres classes qui dominent dans Rome, la populace qui mendie, et la haute société proprement dite. Nulle donnée statistique qui nous fasse connaître les chiffres relatifs de la misère et de la richesse : qu’on se souvienne pourtant du témoignage d’un homme politique d’il y a cinquante ans. A l’entendre, dans la population de Rome, on n’eût pas pu compter 2.000 familles ayant une riche fortune bien assise. Depuis lors, cette même population a changé : mais faut-il croire que la disproportion entre les riches et les pauvres ne soit pas demeurée la même ? De sérieux indices conduisent, au contraire, à l’affirmer. L’appauvrissement croissant ne se manifeste que trop dans ces foules qui se ruent aux distributions de l’annone et vers l’échoppe des racoleurs ; et quant à l’augmentation correspondante de l’opulence des riches, un écrivain contemporain en témoigne expressément, lorsque parlant de l’époque de Marius, il déclare qu’alors, un avoir de 2.000.000 HS (452.000 thaler = 570.000 fr.), s’appelait une fortune ! Ce que nous savons de la richesse de quelques hommes nous fournit le même enseignement. Le grand propriétaire Lucius Domitius Ahenobarbus [consul 700 [54 av. J.-C.]] avait promis à 20.000 soldats, 4 jugères de terre par tête, pris sur ses domaines : la fortune de Pompée était évaluée à 70 millions HS (5.300.000 thaler = 19.875.000 fr.) : celle de l’acteur Ésope [V. infra ch. XII] à 20 millions (1.520.000 thaler = 5.690.000 fr.). Marcus Crassus, le riche des riches, débuta dans la carrière avec 7 millions HS (530.000 thaler = 1.987.500 fr.) : à sa mort, après avoir jeté au peuple des sommes fabuleuses, il lui restait encore 170 millions HS (13.000.000 Thaler = 18.750.000 fr.). Une telle richesse, à côté d’une telle pauvreté, engendrait des deux parts un mal économique et moral, tout différent en apparence, absolument identique en réalité. L’homme des basses classes ne pouvant échapper à la faim qu’en recevant son pain de l’État, la mendicité, effet et cause tour à tour de sa misère, le replongeait forcément dans la corruption et dans la paresse du prolétariat quémandeur. Au lieu d’aller au travail, le plébéien de Rome se faisait badaud de théâtre, et telle était l’affluence dans les tavernes et les lupanars, que les démagogues trouvaient tout avantage à mettre d’abord taverniers et souteneurs dans leurs intérêts : tel était le succès des combats de gladiateurs, symptôme et aliment de la démoralisation la plus effrénée qui eût existé jamais dans l’ancien monde, que l’on gagnait gros à en vendre les programmes. En ces temps aussi se place une innovation abominable. Ce n’est plus la loi du duel ou la libre volonté du vainqueur qui dispose de la vie ou de la mort du vaincu : désormais, le caprice des spectateurs en décide. Sur un signe, le vainqueur épargne ou tue le malheureux gisant à terre. Le métier de gladiateur est en hausse, quand la liberté est en baisse. Pendant que sur les champs de batailles, l’intrépidité, l’émulation font défaut, on les retrouve parmi les armées de l’arène, où la loi professionnelle commande au gladiateur de recevoir le coup mortel sans un cri, sans un tressaillement ; et l’on voit jusqu’à des hommes libres se vendre aux entrepreneurs comme esclaves de combat, moyennant solde et entretien[78]. Les plébéiens du Ve siècle, eux aussi avaient pâti et ressenti la faim : du moins ils n’avaient point fait de leur liberté métier et marchandise ; encore moins les juristes d’alors auraient-ils, à l’aide des faux-fuyants d’une honteuse pratique, déclaré licite et engendrant action en justice le contrat immoral et illégal par lequel le nouveau gladiateur s’engageait à se laisser enchaîner, fouetter, brûler ou tuer, si la règle le veut[79].

Dans la haute société, on n’assiste point à pareils scandales au fond, pour aller autrement, les choses n’en allaient pas mieux. L’aristocrate oisif y rivalisait avec sa fainéantise du prolétaire : l’un couchait sur le pavé : l’autre demeurait jusqu’au plein jour noyé dans l’édredon. La prodigalité régnait là, sans mesure et sans goût. Dans la politique, comme au théâtre, elle allait s’étalant, au grand préjudice, de tous deux. Le consulat s’achetait à des prix énormes : ainsi, dans l’été de 700 [54 av. J.-C.], on vit payer une première division seule des votes, 10.000.000 HS (760.000 thaler = 2.820.000 fr.). Ailleurs, le luxe fou des décorations de théâtre étouffait l’intérêt artistique de la scène. Les loyers dans Rome étaient en moyenne quatre fois plus chers que dans les autres villes : une maison s’y vendit un jour 15.000.000 HS (1.150.000 thaler = 4.312,500 fr.). La maison de Marcus [Emilius] Lepidus (consul en 676 [-78]), la plus belle de Rome au temps de la mort de Sylla, trente ans plus tard, n’aurait pas été mise au centième rang parmi les palais des riches[80]. Déjà nous avons dit les folies faites dans les maisons de campagne. Telle villa que je pourrais citer, à cause de son vivier magnifique, se vend 4.000.000 HS (300.000 thaler = 1.125.000 fr.). L’homme du bel air n’en saurait posséder moins de deux, l’une près de la capitale, dans la Sabine, ou sur le Mont-Albain, l’autre à portée des bains de Campanie : il veut avoir aussi son jardin devant les portes de Rome. Et ce n’est point assez des villas : les tombeaux, vrais palais aussi, dont quelques-uns sont restés debout, attestent quel énorme amas de pierre il fallait au riche Romain pour mourir en homme du bon ton. Il ne manquait ni d’amateurs de chiens ni d’amateurs de chevaux : un cheval de luxe se payait communément  24.000 HS (1.830 thaler = 6.862 fr. 50). On courait après les meubles en bois précieux. Je vois vendre 1.000.000 HS. (76.000 thaler = 255.000 fr.) une table de cyprès d’Afrique. On raffine sur les vêtements de pourpre ou de gaze translucide ou sur les plis de la toge doctement étudiés devant le miroir. Un jour, Hortensius l’orateur actionne son collègue pour fait d’injure, parce qu’il l’a froissé et a dérangé sa toge dans la presse. On raffine sur les joyaux et les perles, qui remplacent depuis peu les anciens bijoux en or infiniment plus beaux et d’un meilleur goût. N’était-ce point pure magnificence de barbare, que d’aller exposer, quand Pompée triompha sur Mithridate, le portrait tout en perles du triomphateur, que de garnir les salles à manger de sofas et d’étagères incrustés d’argent, et la cuisine elle-même d’ustensiles du même métal ? Aux collectionneurs du temps, il ne suffit plus d’avoir des gobelets d’argent avec médaillons artistiques enchâssés : on brise les gobelets pour attacher ceux-ci à des vases en or. Même luxe en cours de voyage. Quand le prêteur va en route, dit Cicéron, à propos d’un gouverneur de Sicile, ce qui naturellement n’a pas lieu l’hiver, mais bien au premier printemps, non au printemps du calendrier, mais bien à celui des premières roses, il fait avancer, à l’instar du roi de Bithynie, sa litière à huit porteurs : et là, assis sur de mols coussins, garnis de gaze de Malte et remplis de feuilles de roses, une couronne sur la tête, une couronne autour du cou, un fin sachet, aussi rempli de roses, sous le nez, il se fait, conduire jusqu’à sa couchée ![81]. Et tout ce luxe encore n’approche pas du luxe le plus effréné, le plus grossier de tous, celui de la table ! Dans les villas, tout l’agencement intérieur, toute la vie qu’on y mène, n’a qu’un objet, qu’un but, le dîner : on y a salle à manger d’été, salle à manger d’hiver ; et comme si ce n’était point assez, on mange dans la galerie de tableaux, dans le fruitier, dans la volière, ou encore sur une estrade élevée au milieu de la garenne : ailleurs, un Orphée de commande se montre en costume de théâtre, sonne sa fanfare, et les daims et les sangliers dressés d’accourir aussitôt[82]. Voilà pour l’ornement : le fond y répondait. Le cuisinier avait pris ses grades en gastronomie, et le maître du lieu était en état souvent d’en remontrer aux aides. Le rôti classique avait depuis longtemps cédé le pas aux poissons de mer et aux huîtres : mais aujourd’hui les poissons d’eau douce Italiens sont bannis des bonnes tables ; les mets fins et les vins de la péninsule sont tenus pour grossiers. Aux fêtes populaires, outre le Falerne, on distribue à la ronde le Sicile, le Lesbos, et le Chios ; tandis que quelque trente ans avant il avait suffi, pour les grands galas, de faire circuler une fois l’amphore de vin grec. Dans la cave d’Hortensius on comptait jusqu’à 10.000 amphores (de 33 quarts Berlinois[83]) de vin étranger. Aussi les viticulteurs d’Italie commençaient-ils à se plaindre fort de la concurrence des crus de l’archipel grec. Quel naturaliste en quête d’animaux et de végétaux nouveaux, a jamais parcouru les terres et les mers, avec un zèle pareil à celui des artistes gastronomes en quête de mets élégants ?[84] Et quand les convives s’étaient gorgés de tant de mets divers, il fallait bien, pour ne point avoir d’indigestion, avaler quelque vomitif, ce qui ne choquait personne[85]. Bref la débauche en tout genre était érigée en système, et largement menée : elle avait ses professeurs, enseignant à la jeunesse élégante la théorie et la pratique du vice. A quoi bon insister plus longtemps sur cette variété monotone dans l’ignoble ? Là pas plus qu’ailleurs, les Romains ne faisaient preuve d’originalité : ils se bornaient à copier monstrueusement ; grossièrement, le luxe de l’Orient hellénique. Aussi bien que Saturne, Plutus dévore ses enfants. La concurrence en demande de tous ces objets stériles destinés aux besoins des grands eut pour résultat l’exhaussement inouï des prix : bientôt furent englouties les fortunes colossales de tous ces prodigues emportés par le torrent ; et chez ceux-là mêmes qui ne faisaient que suivre par nécessité ou convenance, l’aisance fondée sur le plus solide patrimoine s’en alla à vau-l’eau. La candidature consulaire devint pour, les grandes maisons la route. ordinaire de la ruine : il en faut dire autant, des jeux, des folles constructions, des mitres coûteuses recettes de la vie de plaisir. Les richesses étaient princières, ‘mais voici que les dettes, dettes de princes aussi, les dépassent. César, tout actif déduit, était, en 692 [62 av. J.-C.], en face d’un passif de 25.000.000 HS (1.900.000 thaler = 7.125.000 fr.). Marc Antoine à 24 ans devait  6.000.000 HS (460.000 thaler = 1.725.000 fr.), et 14 ans après 40.000.000 HS (3.000.000 thaler = 11.250.000 fr.). Curion devait 60.000.000 HS (4.500.000 thaler = 16.375.000 fr.) ; et Milon 70.000.000 HS (5.500.000 thaler = 20.625.000 fr.). Cette vie dissipatrice au premier chef du monde élégant de Rome, reposait toute sur le crédit, et le fait est là qui atteste qu’un jour les candidats consulaires se firent en empruntant une telle concurrence que l’intérêt s’éleva d’un seul coup à Rome, de 4 à 8 %. Au lieu d’amener à son heure un règlement, une liquidation quelconque, ensuite de quoi sa situation demeurât clairement établie, l’insolvabilité du débiteur, était jusqu’au bout masquée et atermoyée : au lieu d’aliéner ses biens, et surtout ses biens-fonds, il continuait d’emprunter, de se donner des airs de richard, jusqu’au jour où la ruine éclatait bruyamment, où la déconfiture s’ouvrait scandaleuse ; comme pour Milon, dont les créanciers ne touchèrent qu’un peu plus de 4 % de leurs créances liquides. Perturbations rapides, courant d’un bond de la richesse à la banqueroute, esprit de vertige érigé en système, tout cela ne profitait qu’au banquier rusé et froid, qui sait donner et refuser à son heure l’ouverture de crédit. La détresse financière, arriva promptement au point où nous l’avons vu déjà, au plus périlleux moment de la crise sociale du Ve siècle ; les propriétaires fonciers obérés ne possédaient plus leurs terres qu’à titre précaire et nominal en face de leurs créanciers : les débiteurs ordinaires devenaient à proprement parler les esclaves des porteurs de titres, et de deux choses l’une, ou bien étant de médiocre condition, ils se montraient à leur suite dans la troupe des affranchis, quand ceux de noble naissance parlaient et votaient au Sénat sur un signe, ou bien ils conspiraient contre la propriété, épouvantant le créancier par d’horribles menaces, et demandant quittance aux complots et à la guerre civile. Ainsi s’explique la richesse et la puissance d’un Crassus : ainsi éclatent au mot d’ordre de la feuille blanchie des registres de créance [les Novæ Tabuæ], les tumultes dont les Cinna, les Catilina, les Cœlius et les Dolabella furent les héros : ainsi s’étaient livrés, un siècle avant, dans le monde Hellénique, la bataille en tous points semblable de ceux qui possédaient contre ceux qui ne possédaient pas. Le terrain économique miné à une telle profondeur, on comprend quels épouvantables ravages apportait le moindre orage politique ou financier : je n’ai pas à en énumérer les désastres périodiques, disparition du capital, avilissement soudain de la propriété foncière, banqueroutes sans nombre, cessation générale des paiements ! On les avait subis pendant la guerre sociale, et la lutte contre Mithridate, on les subit encore pendant la guerre civile.

Il va de soi que les bonnes mœurs, et la vie honnête de famille, à tous les degrés de l’échelle sociale, n’étaient plus que choses de rebut. La pauvreté ne devenait pas seulement le pire vice et la grande honte, on la proclamait aujourd’hui le vice unique : pour de l’argent l’homme politique vendait sa patrie, le citoyen sa liberté : pour de l’argent on avait des grades à l’armée, et les tablettes de vote des jurés : pour de l’argent, la noble dame s’abandonnait comme la prostituée des rues : les faux en écritures, les parjures pleuvaient, et un poète populaire appelle le serment en justice un emplâtre à mettre sur les dettes ! On ne savait plus le sens du mot honneur : à repousser la corruption offerte, on n’était point tenu pour un galant homme, mais pour un ennemi ! La statistique criminelle de tous les temps et de tous les pays ne fournira pas facilement, que je sache, un pendant au tableau des crimes géminés, odieux et contre nature, que déroule sous nos yeux le procès d’Aulus Cluentius, au sein même d’une des notables familles d’une petite ville agricole de l’Italie[86].

Cependant la fange avait beau s’accumuler plus épaisse et plus empoisonnée tous les jours dans les bas fonds de la société, ce n’était à la surface que vernis brillant et poli, que belles manières, qu’universels concerts d’amitiés. Ce n’était qu’allées et venues, que visites réciproques : si bien que dans les maisons des grands, il fallait tous les matins, au lever du maître, faire régler ou par le maître lui-même, ou par l’esclave de sa chambre, l’ordre et la marche des empressés. Souvent les hommes considérables obtenaient seuls audience particulière[87] ; quant aux autres, on les admettait par fournées, puis, pour en finir, le reste défilait en masse. Gaius Gracchus, le premier fondateur de la monarchie, comme on sait, avait introduit cet usage. En même temps que les visites de courtoisie, l’échange de lettres courtoises a pris grande faveur : entre gens qui n’ont ni relations personnelles ni relations d’affaires, il est de mode de faire courir par terre et par mer les missions amicales. Par contre, on n’écrit plus de dépêches sérieuses et réelles d’affaires, à moins pourtant que la lettre ne s’adresse à quelque corporation. Pareillement, les invitations à un repas, les étrennes usuelles du jour de l’an, les fêtes domestiques n’ont plus rien de leur caractère intime : tout est devenu solennité publique : la mort même ne délivre point de la foule innombrable des proches ; et s’il veut faire une belle fin, le riche Romain doit laisser à chacun d’eux un souvenir. Comme il arrive dans certaines régions de notre monde de la bourse, la vie domestique, averses usagés discrets, ses familiarités intimes et choisies, s’était totalement perdue dans la Rome d’alors : ce n’était plus qu’un tumulte de gens affairés, de simples connaissances, colportant force révérences, force paroles fleuries absolument vides, et à la place du génie vivant de l’Amitié se dressait son spectre, l’un des plus malfaisants, j’imagine, parmi tous les spectres d’enfer qu’avait évoqués le siècle des proscriptions et de la guerre civile.

L’émancipation des femmes offre un autre aspect caractéristique de cette décadence trop éclatante du temps. Depuis longues années déjà la femme avait conquis la franchise quant à ses biens : aujourd’hui nous rencontrons des procureurs spéciaux, mettant leur zèle au service des dames riches, qui vivent indépendantes ; ils gèrent leur fortune, suivent leurs procès, les dominent grâce à leur habitude des affaires et de la jurisprudence, et retirent de leurs peines maints pourboires, maints legs, qui les font plus riches que ne sont ailleurs les coulissiers de bourse[88]. Mais ce n’est point assez pour la femme, de s’être débarrassée de la tutelle économique du père ou du mari. Ses intrigues amour yeuses sont constamment en jeu. Les Mimes (Mimæ) et danseuses, avec leur industries de virtuoses ou multiples, se sont mises au niveau de ce que nous les verrons être dans les modernes capitales : les Prime donne, les Cytheris, et autres, quelque nom qu’elles portent, salissent à chaque page le livre de l’Histoire. A dire le vrai, les artistes libres parmi les femmes du monde aristocratique viennent faire concurrence et tort aux comédiennes jouant par licence. Dans les premières maisons de Rome, les liaisons irrégulières ne se comptent plus : il faut l’énormité de l’événement pour faire tapage, et à recourir à la justice ; on se rendrait presque ridicule. Un scandale sans pareil se commit un jour : Publius Claudius, en 693 [61 av. J.-C.], pénétra dans la maison du Grand-Pontife, où se célébrait la fête des matrones. Cinquante ans avant, à raison d’un crime mille fois moins odieux ; il y avait eu peine de mort pour de nombreux coupables. Cette fois on n’instruisit pas pour ainsi dire, et Clodius demeura impuni[89]. Venant le mois d’avril, alors que les affaires s’arrêtaient à Rome, et que tout le beau monde accourait à Baia et à Pouzzoles, la saison des bains s’ouvrait. Son principal attrait consistait dans la facilité dès relations permises et non permises, dans les promenades en gondoles ou sur la plage, avivées par la musique, le chant, et les élégants ambigus. Là, les femmes régnaient sans conteste[90]. Mais bientôt il ne leur suffit plus d’être souveraines dans leur empire elles se jetèrent dans la politique, se montrèrent dans les conciliabules des partis : par leur or et leurs intrigues elles influencèrent le mouvement des coteries. A voir ces femmes d’État se produire sur le théâtre des Scipions et des Catons, à voir ces jeunes beaux au menton rasé, à la voix flûtée, à la sautillante allure, la gare sur la tête et sur la poitrine, portant manchettes au poignet et sandales de femme aux pieds, copiant enfin la fille de joie, on se prenait à gémir sur ce monde renversé, où les deux sexes semblaient vouloir changer de rôle. Et voyez ce que l’on pense du mariage jusque dans les cerclés aristocratiques ! L’un des meilleurs et plus honnêtes hommes du temps, Marcus Caton, n’hésite point, sur la demande d’un ami qui veut sa femme, à divorcer d’avec elle ; puis cet ami vient-il à mourir, il la reprend et l’épouse une deuxième fois[91]. Le célibat, les unions stériles sont de plus en plus fréquents dans les hautes classes. Autrefois déjà ; le mariage était considéré comme une charge, qu’il fallait bien subir dans l’intérêt public : aujourd’hui Caton le jeune et tous ses disciples se rangent à la maxime, dont Polybe, il y a un siècle, a dit qu’elle a été l’un des dissolvants de la société grecque. Il est du devoir du citoyen de conserver les grandes fortunes, et pour cela de ne point avoir trop d’enfants. Qu’étaient-ils devenus les temps où s’appeler un prolétaire[92], constituait pour tout Romain un titre d’honneur ?

Un pareil état social avait eu pour conséquence l’effrayante diminution de la race latine : dans les splendides campagnes italiennes on ne rencontrait plus qu’immigrants parasités, ou qu’arides déserts. Une bonne partie de la population indigène se portait à l’étranger. Déjà, pour suffire au personnel des fonctionnaires, et aux garnisons Italiques dispersés tout autour de la Méditerranée, il avait fallu tirer de la péninsule une sommé de capacités et de bras qui, dépassait assurément ses forces, sans compter que tout ce monde envoyé à l’étranger était à jamais perdu pour le peuple Romain. A mesure que la République avait grandi et englobé les autres nations dans l’empire, la toute puissante aristocratie s’était déshabituée de plus en plus de voir dans l’Italie son unique patrie. Des hommes levés, ou racolés pour les armées, bon nombre avait disparu dans les guerres nombreuses du dehors, dans la guerre civile, sanglante s’il en fut : les autres retenus au service pendant de longues années ; souvent pendant toute la durée d’une génération, étaient devenus absolument étrangers à Rome. Comme la profession militaire, la spéculation mercantile occupait au dehors, leur vie durant, ou pendant bien des années aussi, et les propriétaires fonciers, et presque tous les commerçants : ces derniers surtout, dans le cours de leur carrière voyageuse, avaient perdu les traditions de la vie, de citadin de la ville mère, même de la vie de famille, pour eux devenue trop étroite. Pour les remplacer il ne restait à l’Italie que les esclaves, les affranchis prolétaires, les artisans et marchands, accourus en foule d’Asie-Mineure, de Syrie et d’Égypte, croissant et multipliant dans Rome, et plus encore dans les places maritimes d’Ostie, de Pouzzoles et de Brindes. Et même ce n’était point dans la plus grande et la plus importante région de la péninsule que s’opérait le remplacement des absents par un élément impur : partout ailleurs la population disparaissait à vue d’œil. Le mal était sans remède dans les contrées pastorales. L’Apulie, cette terre promise des troupeaux est signalée déjà par les contemporains comme le pays le plus vide d’hommes de toute l’Italie : la campagne de Rome se changeait de jour en jour en désert, sous l’influence et la réaction réciproque et constante du départ des paysans, et de l’empoisonnement progressif de l’atmosphère. Labici, Gabies, Bovilles, jadis aimables petites villes, étaient tellement déchues, qu’il devenait difficile d’y trouver les représentants nécessaires pour les cérémonies des fêtes latines. Tusculum, qui fut toujours l’un des plus charmants endroits du Latium, ne se composait plus que de quelques familles notables, établies dans Rome, mais gardant leur droit local de cité : elle comptait moins d’électeurs que nombre d’autres bourgs de l’intérieur. La population mâle en état de porter les armes, jadis colonne et sauvegarde de la vieille Rome, s’y était réduite à ce point, qu’en comparant les choses du passé à l’état présent, les récits de la chronique des guerres des Èques et des Volsques paraissaient autant de fables, et qu’on ne les lisait pas sans un étonnement mêlé d’effroi. Il n’en était point ainsi partout, je le répète, et notamment dans les autres parties de l’Italie du milieu et de la Campanie ; encore est-il vrai de dire avec Varron, que les villes d’Italie, jadis riches en hommes, étaient vides !

Quel tableau plus triste que celui de la péninsule sous le gouvernement de l’aristocratie ? Entre le monde des mendiants et le monde des riches, l’antagonisme est, comme avant, menaçant : il ne s’est produit ni conciliation ni apaisement. Des deux côtés les partis pris, les souffrances réciproques ont accru les haines. Plus les riches se sont monté à des hauteurs vertigineuses ; plus s’est creusé l’abîme de la misère, et plus souvent aussi dans ce tourbillon changeant de la spéculation et du jeu de hasard on a vu les individus tour à tour portés d’en bas au faîte de la roue de fortune, puis précipités du faite en bas. Plus le fossé est béant entre les deux sociétés, plus aussi elles se font concurrence dans un étal anéantissement des mœurs de la famille, germe et noyau de toute nationalité, dans une égale dépravation et une égale licence. Elles vont de pair enfin dans le desséchement économique, dans la servilité lâche, dans la vénalité, sauf les différences du tarif, dans la démoralisation criminelle, dans leurs appétits de guerre à la propriété. Alliées pour le mal, la richesse et la misère chassent les Italiens de l’Italie, et la remplissent ici d’une tourbe remuante d’esclaves, là d’un silence de mort. Tableau effrayant, je le répète, mais qui n’a rien d’exceptionnel : dans tout état à esclaves, aussitôt que s’établit et règne le capital, il ravage, comme chez les Romains, et détruit le monde sorti splendide de la main de Dieu. Pendant que l’ondé des fleuves s’irise de mille couleurs, le marais fangeux revêt une teinte uniforme : de même l’Italie de l’époque cicéronienne ressemble à la Hellade de Polybe, et bien plus encore, à la Carthage des temps d’Hannibal, où le capital régnant en maître absolu, a détruit les classes moyennes, fait monter à leur apogée le commerce et les plantations, et recouvert d’un vernis trompeur la cité gangrenée dans ses moeurs et dans ses institutions politiques. Quelques aient été les torts de lèse nation et de lèse civilisation que l’on a pu, de nos jours, jeter à la face du système capitaliste, ces torts ne sont rien, comparés aux crimes d’autrefois, de même que l’homme libre, si pauvre qu’il soit, reste toujours bien au-dessus de l’esclave. Vienne à maturité la semence de dragon jetée sur les terres de l’Amérique du Nord, et l’on reverra semblables récoltes !

Au fond, les blessures économiques par lesquelles périssait l’Italie n’étaient pas guérissables et là où le remède n’était qu’en partie possible, il devait venir et de l’effort du peuplé et du temps. Il n’est point donné au plus sage des gouvernements ni au plus habile médecin de ramener la sève première dans le système d’une circulation corrompue : quand le mal plonge jusque dans les racines, tout ce qu’on peut faire, est de détourner les accidents qui pourraient mettre obstacle à l’action bienfaisante de la nature. Ces moyens préservatifs, le nouveau gouvernement, dans l’intérêt de la paix, les appela à son aide et aussitôt tombèrent comme d’eux-mêmes quelques-uns des plus dangereux chancres entés sur le corps social, l’accroissement artificiel du prolétariat, l’impunité des criminels, la vénalité des charges et d’autres encore. On pouvait aussi mieux faire que de ne point faire le mal. César n’était pas de ces hommes par trop sages, qui n’opposent point de digues, à la mer, parce que nulle digue ne défie le flot d’équinoxe à la barre du fleuve. Assurément il vaudrait mieux pour un peuple, pour l’économie politique nationale, suivre de soi-même la voie tracée par la nature : mais à Rome, le peuple était hors de la voie, et force fut bien à César d’employer son immense énergie personnelle à le ramener de haut dans la tradition du patriotisme et de la famille, dût sa réforme économique s’imposer à coups de lois et de décrets.

Il fallait parer d’abord au mouvement qui emportait les Italiens hors de l’Italie, et à leur absence prolongée, obliger le monde élégant et le monde mercantile à ramener au plus tôt ses foyers sur le sol de la patrie. César abrège la durée du service militaire[93], il interdit à tous les citoyens de l’ordre sénatorial de séjourner hors de l’Italie si ce n’est pour raison d’intérêt public : quant aux autres Italiens en âge nubile (de 20 à 40 ans), il leur est interdit de résider plus de trois années consécutives à l’étranger [Suétone, César, 42]. Déjà au cours de son premier consulat, et mu par les mêmes motifs, César, quand il établissait une colonie à Capoue, avait pris en considération toute particulière les colons qui avaient plusieurs enfants. Devenu empereur, il donne des récompenses extraordinaires à ceux chargés d’une nombreuse progéniture[94] : en même temps, comme justicier suprême, il traite le divorce et l’adultère avec une rigueur qui déroute toutes les idées romaines.

Il descend même jusque dans les détails d’une loi somptuaire, s’attaquant notamment à la manie prodigue des bâtisses, dans ses excès les plus insensés, les constructions sépulcrales : il limite à certaines conditions de temps, d’âge et de rang l’usage des vêtements de pourpre, et des perles : il les défend aux hommes adultes : il établit enfin un maximum pour les dépenses de la table, et prohibe même certains mets luxueux. Toutes ordonnances qui n’étaient point neuves : ce qui était neuf en elles, c’est que le maître des mœurs y tenait la main, c’est qu’il avait ses agents payés qui surveillaient les marchés publics, c’est que ses appariteurs allaient chez les grands pour inspecter leur table, et confisquer, le cas échéant, les plats servis en contrebande[95]. A cet enseignement théorique et pratique de la tempérance imparti au beau monde par la police de la nouvelle monarchie, il n’y avait point certes de régénération à attendre : le luxe, seulement, allait se cacher, mais s’il est vrai de dire que l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu, encore convenait-il de ne pas dédaigner, en un tel moment, les semblants de décence officielle. Après tout c’était un pas de fait vers le mieux.

Plus sérieuses et plus fécondes en promesses de succès semblaient être les réformes tentées, à la même heure, dans les systèmes financier et agricole. Des mesures transitoires étaient commandées par la crise de l’argent et des dettes. Je ne parle que pour mémoire de la loi arrachée à César par un cri de haro ! contre les capitaux qui se cachaient : elle disposait que nul ne pourrait garder en caisse, or ou argent, plus de 60.000 HS (1.600 thaler = 17.250 fr.)[96], et apaisait ainsi les colères de l’aveugle public pressuré par l’usure : dans la formule de promulgation, il était bien dit sans doute qu’il ne s’agissait là que de la remise en vigueur d’une ancienne ordonnance tombée en oubli : mais rien n’était moins vrai, et la précaution prise atteste que César avait honte tout le premier de la mesure ; j’imagine qu’elle n’a pas reçu d’application. Une question bien autrement grave était celle des créances et des dettes : le parti, soi-disant Césarien demandait violemment l’abolition pure et simple. Nous avons vu plus haut comment César n’y donna pas les mains : il accorda toutefois aux débiteurs, et cela dès l’an 705 [49 av. J.-C.], deux adoucissements importants. Par une première loi, l’intérêt arriéré leur fut remis, l’intérêt payé fut précompté sur le capital[97]. Aux termes d’une seconde, le créancier frit tenu à recevoir en paiement tous les biens meubles et immeubles de l’obligé, et ce au taux de la valeur réelle avant la guerre civile ; et avant leur avilissement par l’effet de cette guerre[98]. Prescription non injuste en soi : du moment que le porteur de la créance était regardé comme le propriétaire des biens du débiteur, jusqu’à concurrence de la somme due, n’était-il point admissible qu’il dût supporter sa part de la perte réalisée sur le gage ? Quant à l’annulation du paiement des intérêts, soit payés, soit arriérés, la mesure revenait, en fait, à faire perdre au créancier 25 % environ sur le capital en demande au temps de la promulgation de la loi, intérêts non compris. Elle était une satisfaction donnée aux exigences bruyantes des démocrates, elle équivalait à l’abolition partielle de la créance du prêteur : quelque impitoyable qu’il se fût montré à se faire payer les usures, jamais sa rigueur n’aurait justifié l’anéantissement complet et rétroactif de son droit à l’intérêt stipulé. On ne peut s’expliquer une telle loi, qu’en se rendant un compte exact du point de vue du parti démocratique. A cet égard, la prohibition de l’intérêt, emportée d’assaut par les Plébéiens en 412 [-342], n’avait pas longtemps subsisté devant l’effort de la noblesse, demeurée par la préture maîtresse des juridictions civiles : mais en la forme de droit, elle était encore loi écrite, et les démocrates du VIIe siècle, qui se disaient les continuateurs de l’ancienne révolution sociale, avaient affirmé dans tous les temps qu’à servir l’intérêt il y avait paiement de l’indu ; et au milieu des troubles de l’ère de Marius, ils avaient même réussi à mettre un instant leur doctrine en pratique. On ne peut croire que César ait partagé ces idées grossières : lorsque dans ses commentaires, il touche à l’incident relatif à la liquidation des dettes, il ne mentionne que son ordonnance qui prescrit la remise au créancier des biens du débiteur, pour tenir lieu du paiement direct [B. civ., 3, 1] ; quant à l’abolition de l’intérêt arriéré, il se garde d’en parler, ce qui équivaut peut-être à se la reprocher tout bas. Mais chef de parti, il dépendait de son parti, et ne pouvait donner un démenti en face au dogme démocratique, à l’époque surtout où s’agitait cette question brûlante. Alors il se disposait à partir pour l’Épire, et n’était point encore le tout-puissant victorieux de Pharsale. Il laissa faire, ce semble, plutôt qu’il ne porta lui-même cette atteinte au droit, à la justice et à la propriété : il eut du moins le mérite d’atermoyer avec les passions monstrueuses qui voulaient la radiation de toutes les créances ; et il convient de lui tenir compte de ce fait après tout honorable, que les débiteurs estimèrent ses concessions absolument insuffisantes et s’en montrèrent bien plus irrités que les capitalistes maltraités par l’ordonnance. On les vit, ainsi que nous l’avons raconté plus haut, Cœlius et Dolabella à leur tête, recourir follement à des voies de fait aussitôt réprimées, et tenter d’arracher par l’émeute et la guerre civile la libération gratuite quel repoussait leur chef.

Mais ce n’était point assez du soulagement apporté aux besoins actuels, César voulut encore, en tant que législateur, élever un rempart durable contre la puissance abusive du capital. Tout d’abord, il proclama la règle sainte qui tient la liberté individuelle pour un bien non assimilable à la propriété, qui la proclame un droit inaliénable de l’homme, qui veut que l’État seul la puisse enlever à un coupable, jamais au simple débiteur. S’inspirant peut-être des lois plus humaines de l’Égypte et de la Grèce, et nommément des lois de Solon[99], César le premier, introduisit dans le droit commun ce grand principe en pleine et directe opposition avec l’ancienne règle de la banqueroute, et après César, nul ne l’a combattu. On se rappelle qu’aux termes de la loi civile, le débiteur insolvable était jadis adjugé au créancier. Plus tard, la loi Pœtelia, à la vérité, quand le premier n’était qu’embarrassé dans ses paiements sans se trouver sous le coup d’une insolvabilité absolue, lui avait ouvert, comme moyen de salut pour sa liberté personnelle, l’expédient de l’abandon d’actif, puis, le citoyen même en pleine déconfiture avait aussi obtenu certains tempéraments accessoires : mais quoi qu’on eût fait dans la pratique, la règle avait subsisté immuable pendant tantôt cinq cents ans, et la procédure ne s’ouvrait d’ordinaire contre les biens, qu’en cas de mort du débiteur, que s’il avait perdu son droit de cité, ou que s’il ne pouvait être trouvé. César, le premier, je le répète, accorda à l’insolvable la faculté qui sert encore aujourd’hui de base à toutes les liquidations de banqueroute : à l’avenir, que l’actif suffise ou non au paiement du passif, le débiteur par le délaissement de ses biens, et sauf amoindrissement de ses droits honorifiques ou politiques, aura du moins la liberté sauve : il pourra recommencer la vie des affaires ; il ne sera tenu de son passif antérieur et non couvert par la liquidation de sa déconfiture, qu’autant qu’il le pourra acquitter, sans se ruiner une seconde fois. A émanciper ainsi la liberté individuelle du servage du capital, le grand démocrate conquérait une impérissable gloire. Il alla plus loin, et il voulut encore à l’aide de ses lois usuraires refréner la puissance abusive de ce même capital, dans l’ordre politique. En quoi il demeurait fidèle aux antipathies de son parti contre les créances portant intérêt en matière de contrats pécuniaires. En Italie le prêt à intérêt au regard du capitaliste prêteur est limité à une somme maxima, calculée sur l’importance de ses immeubles italiens et ne dépassant pas ce semble la moitié de leur valeur. Toute infraction constitue un délit, lequel est poursuivi dans les formes prescrites par les lois républicaines sur l’usure, et par devant une commission de jury. A supposer la mise en pratique du système, il devait avoir pour effet d’obliger les hommes d’affaires à se faire sans retard propriétaires fonciers dans la péninsule : on allait voir s’évanouir l’armée des capitalistes qui ne vivent que de l’intérêt de leurs placements, et pendant que ceux-ci, pour pouvoir continuer leur trafic, achetaient bon gré, mal gré, des biens fonds en leur nom personnel, le nombre et la classe diminuaient aussi des emprunteurs obérés et des propriétaires nominaux, qui n’exploitaient plus les domaines que pour le compte de leurs créanciers. Il est manifeste d’ailleurs que César n’a jamais eu la pensée naïve de renouveler la prohibition de l’intérêt, au sens où l’entendait l’ancien parti populaire : il voulut en assurer la pratique, bien au contraire, mais la pratique dans certaines limites. S’est-il borné à ces mesures spéciales à l’Italie, à la loi du maximum appliqué au capital de prêt ? La chose me paraît invraisemblable, et j’estime que de même, et pour les provinces surtout, il a dû établir un taux maximum de l’intérêt. Déjà telles dispositions en cette matière, comme l’interdiction de l’intérêt supérieur à 1 % par mois, l’interdiction de l’anatocisme, ou de la demande en justice d’une somme d’intérêts arréragés dépassant le chiffre du capital primitif, toutes dispositions probablement empruntées aussi aux législations grecques et égyptiennes[100], étaient en vigueur dans l’empire, en Asie-Mineure, aux termes des ordonnances de Lucius Lucullus, d’abord, ou de ses successeurs, qui y avaient aussi tenu la main. Les préteurs les avaient bientôt importées dans plusieurs autres gouvernements, et enfin, un sénatus-consulte de 704 [50 av. J.-C.] leur avait pour partie conféré force de loi dans toutes les provinces. Peut-être convient-il de rapporter à César l’application complète de ces règlements de Lucullus : de fait, nous les rencontrons plus tard transformés en lois générales, et ils deviennent la base de toute la législation romaine, j’ajouterai presque, des législations modernes en cette manière.

Des mesures prises à l’encontre des abus du capital, à celles tendant à faire rentrer le système agricole dans la voie la plus profitable au bien de l’état, il n’y avait qu’un pas. Un premier et essentiel besoin se faisait sentir, celui de l’amélioration de la justice et de la police. A cette heure, nul n’avait en Italie de sécurité pour sa personne et pour ses biens, meubles ou immeubles. N’avait-on pas vu les chefs de bande à Rome, quand leurs hommes n’étaient point retenus dans les murs par les menées politiques, s’en aller faire métier de voleurs dans les forêts de l’Étrurie, ou conquérir en d’autres contrées des agrandissements de domaines au profit du patron qui les avait à sa solde ? César mit fin à ce règne de la force et de la violence ; et toutes les classes encore debout de la population rurale ressentirent immédiatement le bienfait. Les travaux publics entrepris par le nouveau monarque n’étaient point confinés dans Rome, il voulut qu’ils profitassent encore à l’Italie : il fit tracer une route commode, qui partant de Rome, et aboutissant à l’Adriatique par les cols de l’Apennin, devait faciliter le trafic intérieur : il prépara l’épuisement du lac Fucin, dans l’intérêt de l’agriculture du pays marse [Suétone, César, 44]. Ailleurs, il touche directement au système économique. Il oblige les éleveurs de bétail italique à avoir le tiers au moins des gardiens de leurs troupeaux en hommes nés libres et adultes, arrêtant du même coup le recrutement du banditisme, et rouvrant une carrière au prolétariat libre[101].

Venait la question agraire à laquelle déjà, au temps de son premier consulat, César avait dû toucher. Ici, plus prudent que Tiberius Gracchus, il se garda de tenter la restauration à tout prix de la classe agricole, même au prix d’une révolution contre la propriété se dissimulant sous des cautèles juridiques. Pour lui, comme pour tout autre politique sérieux, la première, la plus inviolable des maximes d’État réclamait avant tout la sécurité de la propriété ou de ce qui vaut comme tel dans l’opinion publique. Sur ce terrain nettement délimité, il s’efforça seulement de préparer l’essor des petits domaines italiques : la question vitale à ses yeux était là. Il se mit à l’œuvré activement. Les possessions privées, qu’elles fussent à titre de propriétaire, ou de censive héréditaire, qu’elles remontassent à Gaius Gracchus ou à Sylla, il les respecta toutes indistinctement. Il en agit autrement avec le domaine italien de la République, avec les nombreux immeubles, appartenant de droit à l’État, et demeurés aux mains des corporations sacrées : là il procède à sa manière, simple et sévère, et qui n’admet ni retard ni négligence même dans les plus petits détails. Il fait faire la révision générale de tous les titres des possesseurs par devant la commission des Vingt, exprès reconstituée ; puis, il ordonne les assignations parcellaires de terre, selon la méthode des Gracques, naturellement en tout ce qu’elle comporte d’applicable à l’agriculture. Pour ce qui est des pâturages d’été de l’Apulie, et des pâturages d’hiver du Samnium, appartenant à l’État, il les maintient dans le domaine public. Que si les terres mises en distribution ne suffisent pas, il a décidé qu’on achètera des propriétaires Italiens, aux frais du trésor, le complément foncier nécessaire. Il fallait choisir les nouveaux allotis. Comme on le pressent, César les prend parmi les soldats mis en réforme, remédiant ainsi, autant que faire se peut, aux charges de la conscription, changeant le mal en bien, et restituant à la patrie, sous forme de classe agricole, des prolétaires qu’il lui a enlevés sous forme de recrues. Notons en passant qu’il paraît avoir de préférence envoyé tout d’abord ses colons improvisés dans les cités latines dépeuplées, à Véies, à Capène[102]. Il dispose que les allotis ne pourront se défaire de leurs terres que vingt ans après leur installation, transaction heureuse entre la pleine liberté d’aliéner ; laquelle eût bien vite ramené les lots assignats fonciers aux mains des grands capitalistes, et les restrictions permanentes et vaines jadis imaginées par Tiberius Gracchus, et par Sylla, pour mettre ces terres hors du commerce.

La main de l’énergique Imperator de Rome s’est montrée secourable au peuple Italique : elle a remédié aux maladies de sa vie économique, elle a fortifié les éléments meilleurs qui subsistent. Les municipes demandent à leur tour une réorganisation. Issus des crises de la guerre sociale, partie intégrante et vaste du système économique et politique de l’Empire, ils communiqueront à la monarchie absolue les éléments de sa vie sociale. ils réveilleront et activeront la circulation, aujourd’hui suspendue, des plus nobles sucs de l’organisme public. Faisons ressortir ici les dispositions principales des deux lois municipales de César, l’une promulguée en 705 [49 av. J.-C.], pour la Gaule cisalpine, l’autre en 709 [-45], pour toute l’Italie[103], celle-ci demeurée à toujours le droit commun et fondamental. Épuration sévère des collèges locaux, débarrassés de tous leurs éléments morbides, sans trahir l’ombre d’une préoccupation de parti, restrictions apportées dans la limite du possible à l’excessive centralisation ; libre mouvement laissé à la commune, avec l’élection de ses magistrats, avec la juridiction civile et criminelle dans certaines limites : à côté de cela, quelques précautions d’intérêt public, les restrictions mises aux associations, par exemple, voilà ce qui signale ces lois à notre attention. César, en les rédigeant, ne visait à rien moins que la réforme sociale du peuple italique. La tâche de la critique est facile à qui voudra leur reprocher leur insuffisance, énumérer. les vices qu’elles laissaient se perpétuer, et faire voir aussi en combien de points elles étaient une gêne sensible à la liberté des transactions. Plus facile encore serait-il de dire combien le mal était absolument incurable. Et néanmoins, l’homme pratique admirera l’œuvre et l’ouvrier. Quand Sylla lui-même avait désespéré, et n’avait tenté qu’une réorganisation pour la forme, n’était-il pas méritoire à César d’attaquer l’hydre chez elle, et de lutter corps à corps ? Il a certes accompli tout ce qui était dans la mesure du possible à un homme d’État, à un Romain. Il n’espérait pas non plus, il ne pouvait espérer de ses réformes le rajeunissement de l’Italie. C’est ailleurs, et par une toute autre voie qu’il l’a entrepris : mais, avant de raconter sa tentative, il convient d’exposer ici le tableau des provinces, et la condition dans laquelle il les avait trouvées.

A l’avènement de César, il y avait dans l’Empire 14 provinces : sept en Europe, les deux Espagnes citérieure et ultérieure, la Gaule Transalpine, la Gaule Italienne avec l’Illyrique, la Macédoine avec la Grèce, la Sicile, la Sardaigne avec la Corse : cinq en Asie, l’Asie propre, la Bithynie et le Pont, la Cilicie avec Chypre, la Syrie, la Crète : deux en Afrique, Cyrène, et l’Afrique propre. Ajoutez-y les trois gouvernements de création nouvelle institués par César, les deux Gaules Lyonnaise et Belgique, et l’Illyrie, détachée de la Cisalpine en tout 17 provinces[104].

On peut l’affirmer, l’administration des quatorze provinces de la république, entre les mains de l’oligarchie, avait dépassé tout ce qui s’est vu jamais en abus, tout au moins dans l’occident, où pourtant se rencontrent nombreux les exemples à noter en ce genre. L’imagination ne saurait aller au delà en fait d’horrible et d’odieux. Disons de suite que les Romains seuls n’étaient point responsables. Avant eux, presque en tous pays, les régimes grecs, phéniciens ou asiatiques avaient chassé de l’âme des peuples tous les sentiments élevés, l’idée du droit, les souvenirs de la liberté des temps meilleurs. Tout provincial accusé était tenu, s’il en était requis, de se présenter en personne à Rome pour y répondre à l’accusation. Tout proconsul ou préteur s’immisçait de son plein arbitre dans la justice et dans l’administration des cités sujettes : il prononçait la peine capitale, il cassait les actes des conseils locaux : en temps de guerre, il disposait à son gré, et Dieu sait de quelle scandaleuse façon, des milices. Ainsi Cotta, au siège d’Héraclée Pontique, avait mis celles-ci aux postes dangereux, pour épargner ses Italiens, et les opérations n’ayant point marché à souhait, avait fait décapiter les ingénieurs. Ni la loi morale, ni la loi criminelle n’étaient faites pour le gouverneur romain et les gens de sa suite : voies de fait, profanation, meurtres avec ou sans forme de procès, tous les jours ils commettaient tous les crimes. Et pourtant, ce n’était point là un spectacle nouveau : quelle contrée n’était point habituée à un régime d’esclavage ? Gouverneur carthaginois, satrape syrien, ou proconsul venu de Rome, peu importait qui fut le tyran ? Les jouissances du bien-être matériel, les seules dont on eût encore le goût dans les provinces, auprès de ces nombreux et cruels maîtres, étaient souvent troublées par les événements : toutefois si nombreux que fussent les retours de fortuné, encore ne frappaient-ils que des individus isolés. Vais un joug affreux pesait également sur tous, le joug d’une exploitation financière systématique, implacable, sans pareille dans le passé. Ici les Romains continuaient à faire preuve, et d’une terrible façon, de leur génie d’hommes d’argent. Nous avons esquissé dans un autre volume le système de l’impôt provincial, ses conditions, d’abord modérées et intelligentes, puis l’accroissement de ses exigences, et ses effets destructeurs : il va de soi que ceux-ci seuls avaient progressé. Les taxes ordinaires causaient d’ailleurs plus de souffrances par l’inégalité de la répartition et les vices de la perception, que par l’élévation de leur taux. Les politiques romains confessaient tout les premiers que l’obligation du logement militaire équivalait pour, une cité à une prise d’assaut par l’ennemi, quand les légions, s’y cantonnaient en quartiers d’hiver. L’impôt, dans son principe, avait eu le caractère d’une compensation en échange du fardeau de la guerre accepté par la République ; la cité contribuable étant en droit, par conséquent, de réclamer l’immunité de service ordinaire de guerre. Mais voici qu’un jour, en Sardaigne, par exemple, Rome oblige des provinciaux à fournir presque toutes les garnisons des places ; puis bientôt, elle les condamne à un impôt plus onéreux, à la fourniture de toute la cavalerie des armées régulières. Quant aux prestations irrégulières, livraisons de blé, gratuites ou à peu de chose près, au profit exclusif du prolétariat de la capitale, armements quotidiens et toujours coûteux des flottes, défense des côtes contre les pirates, contributions énormes en travaux d’art, en bêtes fauves, avances de tout genre pour subvenir aux folies luxueuses du théâtre et des combats d’animaux, réquisitions militaires en cas de guerre, toutes ces, charges étaient souvent écrasantes autant. qu’incalculables. Un exemple nous en fera voir le résultat. Pendant les trois années que dura le gouvernement de Gaius Verrès en Sicile, le nombre des agriculteurs tomba de 84 à 32 à Leontini, de 187 à 86 à Motyka, à Herbita de 252 à 120, à Agyrion de 250 à 80, si bien que dans quatre des plus fertiles districts de l’île, il se trouva 59 propriétaires sur 400 aimant mieux laisser leurs terres en jachère que d’en continuer la culture sous un pareil régime. Et ces propriétaires encore n’étaient point de petits et pauvres paysans : leur nombre minime l’indique, et des documents précis l’attestent, ils appartenaient tous à la classe des gros planteurs presque tous, ils étaient citoyens romains[105] !

Dans les États clients, si les formes de l’impôt différaient, l’impôt pesait plus lourdement encore : à côté des Romains, le prince indigène pressurait les sujets. En Cappadoce, en Égypte, le paysan était ruiné aussi bien que le roi ; l’un ne pouvait payer le collecteur des taxes, l’autre ne pouvait payer son créancier. Ajoutez à cela les exactions du préteur, celles de ses amis, dont chacun se gérait comme ayant titre sur lui, et comme étant en droit, grâce à lui, de ne s’en retourner à Rome que la poche bien garnie. En vérité, l’oligarchie romaine, semblable à une grande troupe de voleurs, s’en allait, par vocation et par métier, au pillage des malheureuses provinces. A être le plus habile, on n’y mettait pas plus de ménagements. A quoi bon ? Ne faudrait-il pas un jour partager avec avocats et jurés ? On volait plus sûrement, en volant davantage. Et puis on se piquait d’honneur : le grand bandit n’avait que mépris pour le petit pillard, celui-ci que mépris pour le simple écornifleur : que si, par cas extraordinaire, l’un d’eux venait à être condamné, quelles n’étaient point ses vanteries sur le gros, chiffre des concussions dont il demeurait convaincu ? Ainsi se comportaient aujourd’hui dans les magistratures provinciales les descendants des grands hommes habitués jadis à ne revenir en Italie qu’avec la reconnaissance des sujets, et l’approbation de leurs concitoyens !

Ce n’était pas tout. Un autre fléau, plus redoutable s’il est possible, l’armée des trafiquants italiques, encore moins contrôlés que les gouverneurs, s’était abattu sur les provinces. Les plus grandes terres, tout le commerce, tout l’argent s’y concentraient dans leurs mains. Dans les territoires transmaritimes, tous les biens-fonds appartenant aux familles notables de l’Italie, abandonnés qu’ils étaient à la lèpre des régisseurs, étaient voués à la ruine, et ne recevaient jamais la visite du maître, si ce n’est pourtant ceux convertis en parcs de chasse, et qui, dès ces temps, dans la Gaule transalpine, s’étendaient chacun sur une superficie de près d’un mille carré d’Allemagne[106]. L’usure florissait comme par le passé. Les petits propriétaires ruraux de l’Illyrique, de l’Asie, de l’Égypte, à l’époque contemporaine de Varron, n’étaient déjà plus, d’ordinaire, que les esclaves pour dettes de leurs créanciers romains ou non romains, comme autrefois les nexi plébéiens au regard des prêteurs à intérêt. On. voyait jusqu’à des villes placer leurs capitaux à quatre du cent par mois. D’ordinaire, les trafiquants actifs et influents, en vue de faciliter leurs spéculations hors de Rome, se faisaient donner un titre de chargé d’affaire par le Sénat[107], un titre d’officier par le propréteur, avec bonne escorté, s’il était possible. Nous tenons le récit suivant de source très autorisée. Un de ces honnêtes et belliqueux banquiers avait un jour je ne sais quelle créance sur Salamine de Chypre. Il exigeait paiement, et bloqua tout le conseil de ville, tant et si bien que quatre des conseillers moururent affamés. Au supplice de cette double oppression, l’une et l’autre également intolérable, et dont les moyens combinés étaient devenus de règle usuelle, venaient s’ajouter les souffrances générales, imputables aussi à la République, indirectement à tout le moins. Les guerres nombreuses coûtaient aux provinces de gros capitaux, soit qu’ils fussent la proie des barbares et des armées romaines, soit. qu’ils fussent anéantis. De police, sur terre ou sur mer, il n’y en avait point : partout se montraient les brigands et les pirates. En Sardaigne, dans l’intérieur de l’Asie Mineure, le banditisme était endémique : en Afrique, en Espagne ultérieure, il avait fallu garnir de murs et de tours tous les édifices situés hors de l’enceinte fortifiée des villes. Dans un précédent chapitre, nous avons décrit les ravages effrayants des flibustiers. Avait-on, recours à la panacée du système prohibitif, à l’interdiction de la sortie de l’or ou des céréales, ressource. ordinaire des préteurs romains contre les retours infaillibles des crises d’argent et des famines, les choses n’en allaient pas mieux pour cela. Enfin, presque en tout pays, comme si ce n’était point assez de la détresse universelle, les cités tombaient en dissolution par l’effet des désordres locaux, et des concussions de leurs propres magistrats.

Quand les souffrances, loin d’être passagères, se perpétuent durant des siècles, faisant poser sur les communautés et sur les individus leur fardeau inévitable et qui va croissant d’années en années, l’administration publique ou privée, fut-elle admirablement organisée, ne peut que succomber à la tâche. Une indicible misère s’étendait du Tage à l’Euphrate sur toutes les nations. Toutes les cités ont péri, lit-on dans un écrit publié dès l’an 684 [70 av. J.-C.]. Nous en avons le témoignage exprès en ce qui concerne l’Espagne et la Gaule Narbonnaise, les deux provinces relativement les moins éprouvées. En Asie Mineure, des villes comme Samos et Halicarnasse étaient dépeuplées : en regard des cruautés infligées à la population libre, l’esclavage ordinaire semblait un port de salut. Même le patient asiatique, les hommes d’État romains nous le disent, se prenait du dégoût de la vie. Est-on curieux de mesurer les profondeurs où peut descendre l’homme dans la pratique du crime, ou dans sa résignation non moins coupable en face de l’iniquité sans bornes, qu’on jette les yeux sur les comptes-rendus des procès du temps, on y verra ce qu’ont été les grands de Rome, et ce que les Grecs, les Phéniciens et les Syriens ont pu supporter. Plus d’un magistrat romain avouait tout haut et sans détour, que le nom de Rome, dans toute l’Asie, dans toute la Grèce, était tenu en inexprimable haine : un jour les Héracléotes-Pontiques massacrèrent tous les collecteurs des douanes. Fait regrettable, dira-t-on ! La chose à regretter, c’est qu’il n’en arrivât pas plus souvent ainsi !

Les Optimates se moquèrent de leur nouveau maître, qui s’en allait, l’une après l’autre, visiter ses métairies ! En vérité, l’état des provinces sollicitait toute l’activité sérieuse et toute la sagesse d’un de ces hommes rares, à qui la royauté doit de ne pas être pour les peuples un exemple éclatant de l’insuffisance humaine. Les blessures faites, le temps seul pouvait les guérir. A César il appartenait de veiller à ce que le temps pût agir, à ce qu’il ne fût pas infligé de blessures nouvelles. Il changea l’administration de fond en comble. Les proconsuls et les propréteurs syllaniens avaient été chez eux de réels souverains, sans pouvoirs limités, sans contrôle : ceux de César ne furent plus que les serviteurs disciplinés d’un sévère maître ; et ce maître, par l’unité, par la durée de sa puissance à vie, était pour les sujets une garantie plus naturelle et meilleure que le caprice changeant de maint tyranneau annuel. Comme auparavant, les provinces furent réparties entre les deux consuls sortants et les seize préteurs : mais de ceux-ci l’Empereur en nommait huit directement, et en outre, la désignation de tous les gouvernements n’appartenait qu’à lui seul. Gouvernement et magistrats étaient donc dans sa dépendance. Il s’appliqua aussi à délimiter les pouvoirs de ces derniers. Leur laissant d’ailleurs l’administration de la justice, et le contrôle administratif des cités, il plaça au-dessus de leur Imperium le commandement suprême centralisé à Rome, et à côté d’eux les attributions des lieutenants ; il mit le levier effectif, selon toutes les vraisemblances, dans les mains d’agents impériaux, en telle sorte que le gouverneur de province se voyait désormais entouré, paralysé même au besoin par tout un personnel auxiliaire, relevant directement de l’Empereur, de par la loi de la hiérarchie militaire, ou de par celle plus sévère encore de la domesticité du palais. Naguère, quand se montrait le préteur ou le questeur, autant valait deux voleurs détachés de la bande, pour ramasser la contribution forcée. Les officiers de César étaient là, désormais, pour protéger le faible contre le fort : au contrôle nul et pire que nul des tribunaux de la chevalerie ou des sénatoriaux romains, avait succédé la responsabilité réelle du fonctionnaire ; par devant un juste et vigilant monarque. Au temps de son premier consulat, il avait remis en vigueur et accru les pénalités de la loi des concussions. Cette loi fut appliquée aux commandants des provinces avec- une rigueur inexorable, et qui parfois dépassait même les prévisions du texte. Les agents du fisc s’étaient-ils permis un acte inique, César les punissait comme le chef de maison punit ses valets et affranchis trouvés en faute.

Pour ce qui est des taxes publiques extraordinaires, elles redescendirent à leur juste mesure, au niveau des besoins réels : les taxes ordinaires reçurent aussi de notables adoucissements. Nous nous sommes étendus déjà sur le remaniement du système de l’impôt ; extension des cas d’immunité, abaissement sur une large échelle des contributions directes, restrictions au régime des dîmes en, Afrique et en Sardaigne, suppression complète des intermédiaires de la perception de l’impôt direct, n’était-ce point là autant de réformes, autant de bienfaits, salués par les provinciaux ? César, comme son grand précurseur démocratique Sertorius, a-t-il voulu débarrasser aussi les sujets de la charge du logement militaire ? A-t-il tenu la main à ce que ses troupes se construisissent à l’avenir des campements permanents, une sorte de ville militaire ? Nous n’en avons pas la preuve. Mais jamais, encore moins le jour où il échangea contre la royauté son rôle de prétendant, jamais il ne fut homme à abandonner l’habitant au soldat ; et bien certainement, les héritiers de sa politique n’ont fait qu’exécuter sa pensée, en édifiant de nombreux camps-stations [castra stativa], et transformant ces camps en cités véritables, en foyers de civilisation placés aux frontières des barbares.

Les vices administratifs corrigés, il restait à combattre, tâche autrement difficile, les capitalistes romains, et leur puissance écrasante. Pour briser celle-ci, il eût fallu l’emploi de remèdes plus dangereux que le mal. César, pour le moment, dut se contenter de la suppression de quelques abus, soit qu’il interdit les missions libres sénatoriales, véritables brevets donnés à la spéculation usuraire, soit qu’il réprimât énergiquement la violence publique et l’usure flagrante, tantôt avec l’aide de la loi pénale commune ; tantôt avec les lois spéciales applicables dans les provinces. La guérison totale, on ne la pouvait attendre que du bien-être ressuscité à la longue sous un régime meilleur. Dans les derniers temps, il avait été pris nombre de mesures transitoires, ayant pour but de venir au secours d’une situation obérée. En 694 [60 av. J.-C.] César, alors préteur en Espagne Ultérieure, avait assigné aux porteurs de créance, pour se faire payer sur ce gage, les deux tiers du revenu des débiteurs. De même, et auparavant, Lucius Lucullus, proconsul en Asie, avait déclaré nuls pour partie les arriérés d’intérêt grossis outre mesure, et pour la partie validée, assigné en paiement le quart du produit des terres appartenant aux obligés, ou une quotité équivalente sur le produit des maisons louées et du travail des esclaves. Les auteurs ne nous font point connaître si, après la guerre civile, César a réglé par des moyens analogues, la liquidation générale des dettes dans les provinces : mais par tout ce qui a été dit déjà, et par ce qui fut fait en Italie, nous ne pouvons guère douter qu’il n’ait aussi touché à la question, hors de l’Italie, ou qu’il n’ait eu l’intention d’y toucher.

Résumons-nous : César, dans la mesure des forces humaines, avait débarrassé les provinces de la tyrannie des fonctionnaires et des hommes d’argent : elles pouvaient espérer à coup sûr que le gouvernement, rajeuni et fortifié, allait devenir aussi la terreur des hordes sauvages voisines, et qu’il saurait disperser les pirates de terre et de mer, comme le soleil levant chasse les nuages. Les anciennes blessures saignaient encore, mais déjà les sujets de Rome entrevoyaient l’aurore d’une ère meilleure ; ils voyaient s’élever le premier gouvernement intelligent et humain qui leur eût été donné après des siècles de douleur, la première politique de paix, s’appuyant cette fois, non sur la lâcheté, mais sur la force. Ce ne sera que justice, si au jour de la mort du grand libérateur, on les voit avec les meilleurs parmi les Romains, pleurer sur son cadavre[108].

Cependant les réformes du système provincial n’avaient point eu la suppression des abus existants pour objet principal. Sous la République, pour les aristocrates aussi bien que pour les démocrates, les provinces n’avaient rien été que, ce qu’on les appelait souvent, les domaines du peuple romain [Alter populi Romani], et c’était comme telles qu’on en avait usé et abusé. Leur exploitation prenait fin aujourd’hui. Sans doute, elles allaient peu, à peu cesser d’être, en tant que provinces, mais la race italo-hellénique revivifiée s’y préparait une patrie neuve et plus vaste, où parmi cent peuples divers, il ne s’en trouverait plus, un seul qui dût se sacrifier pour les autres ; ou tous pour un, un pour tous, ils allaient se fondre désormais au sein d’une nationalité pleine de sève et de grandeur, appelée à guérir les maux et les plaies du passé, ce à quoi la vieille Italie était restée manifestement impuissante. L’émigration italienne avait, depuis bien des siècles, sans jamais s’arrêter, envahi tous ces pays du dehors, et, sans que les émigrants en eussent conscience, elle avait préparé l’agrandissement actuel. Au reste, Gaius Gracchus, le créateur de la monarchie démocratique, portait en lui déjà la pensée première de la grande fusion, quand il provoquait la conquête de la Transalpine et l’envoi des colonies romaines à Carthage et à Narbonne, quand enfin il poussait les Italiens hors de leur péninsule. Il en avait eu aussi la pensée, ce Quintus Sertorius, le second politique de génie sorti de la démocratie romaine ! N’avait-il pas appelé les barbares de l’Occident aux bienfaits de la civilisation latine, donnant le costume romain à la jeunesse noble de l’Espagne, l’obligeant à parler le latin, et à recevoir dans le séminaire d’Osca, les rudiments de l’instruction et de l’urbanité italiques ? A l’avènement de César, une population italienne considérable, à la vérité non fixée ni concentrée, était répandue déjà dans tous les territoires provinciaux et clients ; et sans parler ici des villes déjà fondées au-delà des Pyrénées et dans la Narbonnaise, sur le modèle des cités péninsulaires, il nous suffira, comme exemple, de faire mention des contingents nombreux de soldats citoyens, levés par Sertorius en Espagne, par César dans la Gaule, par Juba en Numidie, par les Constitutionnels en Afrique, en Macédoine, en Grèce, en Asie Mineure et en Crète. Inutile après cela de rappeler cette lyre latine, encore mal accordée, sur laquelle les poètes de Cordoue chantaient les guerres de Sertorius et la louange du héros romain, et ces traductions des poètes grecs, estimées pour l’élégance de la diction, publiées peu après la mort de César par le transalpin Publius Terentius Varron de l’Aude, le plus ancien versificateur latin, natif des pays extra-italiques, qui se soit fait un nom.

D’un autre côté, Rome et la Grèce, depuis que Rome était sortie de terre, pour ainsi dire, se pénétraient réciproquement. Mais si, en unifiant l’Italie, la latinité victorieuse s’était assimilée les peuples vaincus, elle n’avait fait que se souder la nationalité grecque, sans l’absorber, même dans ses côtés extérieurs. où qu’allât le légionnaire, il marchait suivi du maître d’école hellénique, conquérant, lui aussi, à sa manière. On le rencontre de bonne heure, ce maître, enseignant la langue des Grecs sur les bords du Guadalquivir : à Osca, les jeunes espagnols apprenaient le grec aussi bien que le latin. Les hautes études à Rome n’étaient point autre chose que la prédication, en langue italique, du grand Évangile de l’art et des mœurs des Hellènes, et les Hellènes auraient été mal venus à protester autrement que tout bas contre l’audace modeste des conquérants latins civilisateurs, transportant chez les barbares de l’Occident ce même Évangile affublé du costume de leur idiome romain. Depuis longtemps déjà, Rome, et Rome seule, était pour tous les Grecs l’épée et le bouclier de l’hellénisme : ils invoquaient Rome en tous pays, là même et là surtout où le sentiment national se maintenait plus pur et plus fort, sur les frontières barbares où la nationalité courait des dangers, à Massalie, sur les rives septentrionales de la mer Noire, sur l’Euphrate et le Tigre. Et Pompée lui-même, en bâtissant des villes au fond de l’Orient, n’avait-il pas repris l’œuvre d’Alexandre de Macédoine, interrompue durant de longs siècles ? La pensée d’un empire italo-grec, double par la langue, un par la nationalité, n’était point nouvelle, autrement elle eût été une faute ; mais de la pensée flottante encore, arriver à la nette conception ; mais réunir d’une main sûre tous les faibles essais dispersés, c’était là une oeuvre grandiose, et ce fut l’œuvre du troisième et du plus grand politique de la démocratie romaine.

Il y avait une condition première et essentielle au nivellement politique et national du monde. Cette condition n’était rien moins que le maintien et l’extension des deux peuples à qui appartenait en commun l’empire et par suite le refoulement aussi rapide que possible des races barbares, ou appelées barbares, placées à côté d’eux. Outre les Romains et les Grecs, peut-être convient-il de mentionner un troisième peuple, leur rival en ubiquité dans le monde d’alors, appelé d’ailleurs à jouer un rôle considérable dans le nouvel État créé par César. Je veux parler des Juifs. Race remarquable, flexible et opiniâtre à la fois, dans l’antiquité comme dans les temps modernes ; ils sont partout et ne sont chez eux nulle part : puissants partout, ils n’ont nulle part la puissance. Au temps de César, les successeurs de David et de Salomon n’étaient rien de plus que Jérusalem n’est pour eux de nos jours. Que s’ils se rattachaient au petit royaume Hiérosolomytain comme au centre visible de leur unité religieuse et intellectuelle, leur nationalité, loin de se circonscrire au peuple sujet des Hasmonéens, allait s’étendant au contraire sur toutes les communautés juives éparses dans les empires parthe et romain. Dans Alexandrie, et de même dans Cyrène, ils s’étaient fait au sein de la grande cité une cité plus petite, se gouvernant elle-même, séparée et délimitée, assez semblable au quartier juif de nos villes[109], plus libre toutefois et obéissant à un maître du peuple, à la fois juge sans appel et administrateur. A Rome, dès avant César, la population juive était nombreuse, et se tenant serrée autour de sa nationalité : j’en vois la preuve dans l’assertion d’un contemporain. A l’entendre, imprudent serait le préteur qui, dans sa province, ferait tort à un Juif. Il pourrait être sûr qu’à sa rentrée dans Rome, la populace le sifflerait. Déjà aussi, les Juifs faisaient du commerce leur occupation principale : le trafiquant juif s’en allait à la suite du marchand et du conquérant romain, comme il fera plus tard à la suite du Vénitien ou du Génois. A côté du capital de la gent mercantile romaine, les capitaux juifs affluaient en tous pays. Enfin, alors comme aujourd’hui, les occidentaux nourrissaient une  antipathie toute particulière contre cette race foncièrement orientale, contre ses opinions et ses moeurs insolites Quoiqu’il en soit, et si peu réjouissante figure que fit le judaïsme dans le triste tableau du siècle, il n’en constitue pas moins un élément historique considérable, trouvant la loi de son développement dans le cours naturel des choses, et que le vrai politique ne pouvait ni méconnaître ni combattre. César, à l’exemple d’Alexandre, son devancier, aima mieux, autant que faire se pouvait et en parfaite connaissance de cause, lui prêter aide et assistance. Par la fondation de la communauté juive d’Alexandrie, le Macédonien avait fait pour la nation presque autant que son roi David, en édifiant le Temple de Jérusalem : César, à son tour, appela les Juifs et à Alexandrie et à Rome par la concession d’avantages et de privilèges spéciaux ; il protégea notamment leur culte contre l’intolérance des prêtres locaux grecs et romains[110]. Non que ces deux grands hommes eussent jamais songé à traiter la nationalité judaïque comme l’égale des nationalités hellénique ou italo-hellénique. Mais le Juif n’est point un Occidental, il n’a point reçu le don de Pandore du génie politique. Indifférent à la forme de l’État, il abandonne aussi difficilement ce qui fait le fonds de son caractère national, qu’il accepte sans peine le costume d’une autre nationalité, et se soude jusqu’à un certain degré à tous les peuples étrangers. N’était-il point, si on le peut dire, créé exprès pour avoir sa place dans l’Empire, dans cet état bâti sur les ruines de cent états divers ayant eu leur vie propre, dans cette nationalité nouvelle en quelque sorte abstraite, aux angles à l’avance émoussés ? Le Judaïsme, dans l’ancien monde apportait ; lui aussi, un ferment actif de cosmopolitisme et de désagrégation des peuples. C’était donc toute justice qu’il entrât dans l’orbite de la cité césarienne, cité universelle par son principe politique, cité de l’humanité par son principe national[111].

Quoiqu’il en soit, la latinité et l’hellénisme n’en demeuraient pas moins les éléments exclusifs du système nouveau. En même temps que l’État italique pur, la république avait. pris fin, Que la noblesse romaine maudit César pour avoir de, propos délibéré détruit Rome et l’Italie, pour avoir rêvé de transporter dans l’Orient grec le centre de l’Empire, et sa capitale à Ilion ou Alexandrie[112], on peut s’expliquer le reproche, en le proclamant insensé. En réalité, la latinité conservera la prépondérance dans l’organisation césarienne : partout l’idiome latin est l’idiome officiel des décrets : que si seulement ils sont destinés aux pays de langue grecque, un texte grec y est accolé au texte latin[113]. D’ordinaire, les rapports des deux grands peuples sont réglés dans la monarchie nouvelle, comme ils l’avaient été sous la république dans l’Italie unie. Protection est donnée à la nationalité grecque, partout où elle se rencontre ; mais, dès qu’il est possible, il y a accroissement au profit de la nationalité italienne, héritière désignée des races en cours de dissolution. Ainsi le voulait la force des choses. Mettre sur le pied de l’égalité absolue la latinité et l’hellénisme, eût été préparer à bref délai, selon toute vraisemblance, la catastrophe qui s’accomplira dans les temps byzantins. La Grèce ne l’emportait pas seulement par l’autorité morale en tous genres sur le monde romain, elle l’emportait par l’étendue et le nombre : en Italie même, elle avait ses essaims innombrables d’Hellènes ou demi Hellènes, immigrants forcés ou volontaires, armée d’obscurs apôtres dont on ne saurait trop porter l’influence en ligne de compte. Pour ne relater ici que l’un des plus graves symptômes, n’est-il pas vrai que le régime des valets grecs, serviteurs, maîtres du monarque, a pris naissance en- même temps que la monarchie ? Le premier nom qui figure sur la liste longue et répugnante de ces individus, est celui de Théophane de Mytilène, le serviteur et l’affidé de Pompée[114] : telle fut sa puissance sur son faible maître, que plus que personne, peut-être, il a contribué à la rupture entre lui et César. A sa mort, ses compatriotes lui rendirent des honneurs divins, non sans cause. Il ouvrit l’ère des maires du palais de l’Empire. C’était encore, sous une étrange forme, la domination des Grecs sur les romains. Donc, aucun motif ne sollicitait le gouvernement impérial à provoquer d’en haut, en Occident tout au moins, l’expansion de l’hellénisme : il suffit, là où on le trouvait, de lui donner aide et protection. Et quand les orages politiques amenèrent César à renverser en Occident et en Égypte les deux colonnes de la Grécanité, Massalie et Alexandrie, il se garda de les détruire et dénationaliser à toujours. Quand il décharge la Sicile du fardeau de la dîme, quand il octroie le Droit latin aux cités Siciliotes, avec la perspective prochaine de la complète égalité civile, ce n’est pas qu’il veuille latiniser l’île, mais c’est que la nature l’ayant faite bien moins la voisine que la plus belle des régions de l’Italie, il importe qu’elle soit annexée au système italien, exactement comme Naples et Rhegium, sous la réserve de sa tradition grecque.

Cependant, les colonisations, les latinisations se poursuivaient au profit de l’élément romain sur tous les points de l’Empire. Toute terre non concédée par acte exprès à une cité, à un particulier, était tenue pour domaine de l’État, dans les provinces. L’occupant actuel n’en avait la possession héréditaire qu’à titre de tolérance et de précaire. Cette maxime, née de la combinaison fâcheuse du droit formel et du droit de la force brutale, avait néanmoins sa raison d’être nécessaire. Par elle, Rome avait sa libre main sur les peuples voués à l’anéantissement. César la maintint en vigueur, et par lui elle passa de la théorie démocratique, dans le catéchisme fondamental juridique de la nouvelle monarchie. En première ligne, dans cette question de l’extension de la nationalité romaine, se présentaient naturellement les Gaules. Dans la Cisalpine, où depuis longtemps la démocratie tenait la révolution pour accomplie, César n’eut qu’à parachever celle-ci et à la clore, en proclamant l’admission en bloc de toutes les cités transpadanes à la cité romaine pleine, et l’égalité politique absolue (705 [49 av. J.-C.]), concession faite. à bon nombre d’habitants déjà et depuis bon nombre d’années. De fait, jouissant depuis 40 ans du droit latin, la province s’était latinisée complètement. Certains exclusifs se moquèrent du Celto-Latin à l’accent rauque et guttural : il manquait ce je ne sais quel agrément du parler de Rome à tous les Insubres et Vénètes, à ces vieux légionnaires de César, qui s’étaient conquis à la pointe de l’épée leur place sur le Forum, et leur siège dans la Curie. Il n’en est pas moins vrai que dès avant César, la Cisalpine, avec sa population rurale et dense était devenue terre italienne, et que pendant des siècles elle resta l’asile des mœurs, et de la culture italiques. Nulle part, Rome exceptée, les professeurs de belles-lettres latines n’ont rencontré, autant qu’en cette province, accueil sympathique et encouragement.

Pendant que la Cisalpine devenait partie intégrante de l’Italie, l’ancienne Transalpine prenait sa place. Les conquêtes de César, d’une province frontière, en avaient fait une province intérieure : par sa proximité et son climat, elle semblait appelée plus qu’aucun autre territoire à devenir aussi avec le temps un pays italien. Conformément au vieux programme démocratique, en matière de colonisation transmaritime, le courant de l’émigration avait été principalement poussé de ce côté. Narbonne, déjà ancienne, avait reçu de nouveaux émigrants : à Bœterræ (Béziers), non loin de Narbonne, à Arelate (Arles), à Arausio (Orange), près du Rhône, et à Forum Julii (Fréjus), place maritime fondée d’hier, on avait envoyé quatre nouvelles colonies, dont les noms perpétuaient le souvenir des braves légions auxquelles Rome devait la conquête des Gaules[115]. Quant aux localités non pourvues de colons, il semble qu’elles aient été toutes, ou du moins fresque toutes, acheminées vers la Romanité par l’octroi de la cité latine, absolument comme on avait fait autrefois pour la Gaule cisalpine, Nemausus (Nîmes), par exemple, chef-lieu du district enlevé à Massalie, à la suite de son hostilité contre César, de ville massaliote qu’elle était, était devenue municipe du Droit latin, avait reçu un ample territoire, et même la faculté de battre monnaie[116]. Répétons-le, à l’heure même où la Cisalpine franchit l’échelon de l’égalité civile, la province Narbonnaise lui succède dans la condition du stage préparatoire, et comme dans la Cisalpine aussi, les plus considérables villes y recevant la cité pleine, les antres n’y ont que la latinité.

Dans les autres territoires de l’Empire, qui ne sont ni grecs ni latins, et qui sont moins. rapprochés de l’influence italienne et du mouvement d’assimilation parti de l’Italie, César se borne à créer quelques foyers civilisateurs, avait été Narbonne dans la Gaule, et cela en vue d’y préparer aussi l’égalité future. On rencontre de tels essais dans toutes les provinces, à l’exception de la plus petite et de la plus pauvre, la Sardaigne.

Nous avons décrit ailleurs l’organisation donnée par César à la Gaule du Nord. La langue latine s’y installe partout comme langue officielle, sinon dans toutes les relations de la vie commune : la ville la plus septentrionale de l’Empire, dotée du Droit latin, la colonie de Noviodunum (Nyon), est édifiée sur les bords du Léman.

L’Espagne était la province la plus peuplée. Les colons romains, autant que-nous sachions, n’y furent conduits que dans la seule localité maritime importante d’Empories, cité Helléno-Ibérique, où ils s’installèrent à côté de l’ancienne population. Par contre, Gadès, ville marchande antique et riche, dont César, au temps de sa préture, avait déjà remanié tout le système intérieur, reçoit de l’Empereur le plein droit du municipe italique (705 [49 av. J.-C.]) ; comme Tusculum jadis, en Italie, elle est la première hors de l’Italie, qui n’ayant pas dû sa fondation à Rome, soit admise dans l’association civique romaine. Quelque années plus tard (709 [-45]), la cité pleine est donnée à quelques villes espagnoles, et probablement aussi le Droit latin à un plus grand nombre d’autres.

En Afrique, l’œuvre que Gaius Gracchus n’avait pu mener à fin, s’accomplit : sur le lieu même où a fleuri la capitale de l’ennemi héréditaire de Rome, César fait conduire 3.000 colons italiens, et en outre de nombreux possesseurs à titre locatif ou précaire de terres situées dans le territoire carthaginois. Grâce à une situation incomparable, la nouvelle colonie de Vénus (tel est le nom de la Carthage romaine), grandit avec une rapidité surprenante[117]. Utique, jusqu’alors chef-lieu administratif et commercial de la province, avait été dotée d’abord, ce semble, du droit latin, juste compensation de la concurrence qu’allait lui créer la résurrection de sa trop puissante voisine. Dans le pays humide, récemment annexé à l’Empire, l’importante Cirta, et les autres villes attribuées au condottiere romain Publius Sittius, tant pour lui que pour les siens, sont rangées parmi les colonies militaires. Quant aux grandes villes provinciales, dont la rage insensée de Juba et des enfants perdus du parti constitutionnel avait, fait des monceaux de décombres et de cendres, elles se relevèrent moins vite qu’elles n’étaient tombées, et maintes ruines encore existantes y rappellent le souvenir d’un temps de désastres. Les deux cités Juliennes de Carthage et de Cirta furent et restèrent dorénavant les centres principaux de la colonisation romaine en Afrique.

Dans la région désolée de la Grèce proprement dite, en dehors d’autres entreprises accessoires, comme, par exemple, la plantation d’une colonie romaine à Buthrotum (Butrinto, en face de Corfou), César s’occupa tout particulièrement de la reconstruction de Corinthe : non seulement il y envoya des colons citoyens en nombre considérable, mais il conçut le plan d’un percement de l’Isthme, afin d’éviter à la navigation le circuit dangereux autour du Péloponnèse, et d’ouvrir au commerce italo-asiatique un passage direct par les golfes Corinthiaque et Saronique[118]. Enfin, dans, dés régions plus lointaines de l’Orient hellénique, le monarque romain appela à la vie civile diverses immigrations italiennes, à Sinope, à Héraclée, entre autres, où les nouveaux venus entrèrent en partage, comme à Empories ; avec les habitants, à Beryte (Beyrouth), havre important sur la côte de Syrie, lequel fut doté d’une constitution pareille à celle de Sinope. Il établit aussi une station dans l’île du Phare, qui commandait le port d’Alexandrie d’Égypte.

Ces mesures eurent pour résultat, la participation des provinces aux franchises municipales des villes italiennes. Toutes les cités du plein droit romain, c’est-à-dire toutes celles de la Cisalpine, tous les municipes et colonies de citoyens dispersés dans la Transalpine et ailleurs étant désormais sur le pied d’égalité avec les villes d’Italie, comme celles-ci s’administrèrent eux-mêmes, et eurent leur droit de juridiction, droit limité, il est vrai (les plus graves procès ressortissant du magistrat romain, c’est-à-dire, dans les cas ordinaires, du commandant de la province[119]). Quant aux cités latines autonomes en la forme, quant aux cités déclarées affranchies, c’est-à-dire aujourd’hui, toutes les villes de la Narbonnaise ou de la Sicile qui n’avaient point encore la cité romaine, et y compris aussi bon nombre de cités dans les autres provinces, elles possédaient non seulement leur administration en propre, mais même un droit illimité de juridiction ; et le propréteur ou proconsul n’intervenait jamais qu’en vertu de son pouvoir de contrôle, pouvoir à la vérité fort arbitraire. Bien avant César, sans doute, il se rencontrait dans certaines provinces des cités au droit plein, comme Aquilée, Ravenne, Narbonne. Ailleurs, telle province entière, comme la Cisalpine, n’avait renfermé que des villes dotées déjà de la constitution italique ; mais où se produisait l’innovation grande dans la politique, sinon tout à fait la nouveauté, dans le droit public, c’était dans le phénomène d’une province uniquement et entièrement peuplée de citoyens à l’égal de l’Italie[120], et dans le fait avéré que d’autres gouvernements se montraient envoie de se peupler de la même façon. D’un seul coup allait disparaître la première des deux grandes causes d’antagonisme entre l’Italie et les provinces ; et quand à la seconde, l’interdiction du stationnement régulier des armées ailleurs que dans les provinces, l’Italie demeurant terrain prohibé, elle tendait également à cesser. Dans l’état de choses actuel, les troupes se tiennent partout où il y a une frontière à défendre ; et pour ce qui est des gouverneurs dont la contrée n’est point frontière, ceux de Narbonne ou de Sicile, par exemple, ils n’ont plus rien de militaire que le nom. J’ajoute qu’une autre démarcation, de pure forme cette fois, avait en tous temps et sous d’autre rapports, existé entre l’Italie et les provinces : elle se continue aujourd’hui. L’Italie demeure dans le ressort de la justice civile administrée dans Rome par les préteurs-consuls : dans les provinces, la juridiction, gardant son caractère militaire, appartient aux proconsuls et aux propréteurs. Mais au fond, la procédure, qu’elle fût civile ici, et là militaire, n’offrait plus depuis longtemps de différence dans la pratique ; et peu importent désormais les titres des magistrats, alors qu’ils ont l’Empereur au-dessus d’eux.

Dans toutes ces fondations, dans toute cette organisation- municipale, dont la conception première, sinon l’exécution complète et jusque dans les détails, remonte à César, se révèle un système vaste et arrêté. L’Italie ne sera plus la reine des peuples vaincus : elle sera la métropole de la nation italo-hellénique revivifiée. La Cisalpine est admise à l’égalité civile absolue ; elle atteste et autorise l’espoir qu’un jour, dans la monarchie césarienne, comme aux siècles florissants de la jeune République, il sera donné à toute région latinisée d’aller se placer, égale en droits et en condition, à côté de la province sœur, son aînée, à côté de la ville métropolitaine elle-même. Déjà les pays voisins, la Sicile grecque et la Gaule méridionale, rapidement transformés, ont pris les devants, et, marchent à leur nivellement politique et national. Derrière elles, et loin derrière elles encore, se tiennent les autres provinces. Là, jouant le rôle de la colonie romaine de Narbonne dans la Gaule méridionale, on rencontre les grandes villes maritimes, Empories, Gadès, Carthage, Corinthe, Héraclée Pontique, Sinope, Béryte, Alexandrie, villes aujourd’hui italiques ou helléno-italiques, points d’appui de la civilisation italienne dans l’Orient : grec, ou colonnes déjà debout du futur, édifice politique et national de l’Empire uni. C’en est fait de la domination de la cité de Rome sur le littoral de la Méditerranée. A Rome a succédé le grand État Méditerranéen : son premier acte est la réparation des deux grands crimes de lèse civilisation commis par la Métropole. Les ruines de Carthage et de Corinthe, les deux plus vastes centres commerciaux du territoire de la République, avaient marqué la date critique du passage du protectorat romain à la tyrannie politique, à l’exploitation financière excessive des provinces sujettes. Le rétablissement immédiat, éclatant, de Carthage et de Corinthe marque l’ère de la fondation d’une nouvelle et grande société, embrassant dans la même loi d’égalité politique toutes les régions de la Méditerranée, et les appelant toutes au bienfait de l’unité nationale véritable. Au nom antique de la cité corinthienne, César ajoutait à bon droit le nom nouveau d’honneur des Jules[121].

Le nouvel empire ne comportait qu’une nationalité nécessairement destituée du caractère individuel de ses peuples : il était une œuvre constructive, sans vie propre, plutôt qu’un produit naturel spontané et vivace ; il avait besoin avant toutes choses de l’unification de ces institutions diverses au sein desquelles se meut la vie des peuples, constitution et administration, religion et justice, monnaie, poids et mesures, en laissant subsister, bien entendu, dans les divers pays, les différences et les particularités compatibles avec l’unité. Ici d’ailleurs, il ne peut être question que des commencements. L’achèvement de l’édifice monarchique appartenait à l’avenir. César a seulement posé les fondements pour le travail des siècles. Mais nous retrouvons sur le sol la plupart des lignes tracées par le grand homme : à les rechercher l’historien éprouve des jouissances plus amples qu’à parcourir le temple en ruine des nationalités.

En ce qui touche la constitution et l’administration de l’Empire, nous avons montré les plus importants facteurs de l’unification nouvelle, la souveraineté transportée du Sénat romain au monarque, roi du monde Méditerrané, ce même Sénat changé en un conseil suprême d’Empire représentant à la fois l’Italie et les provinces, et surtout le système civique de l’ancienne Rome et de l’Italie en voie de s’étendre à toutes les villes provinciales. Cette extension du droit de cité latin, puis romain, à toutes les localités devenues mûres pour leur entrée dans l’égalité politique, devait insensiblement conduire à une organisation communale homogène. Mais il était un besoin auquel il fallait donner immédiate satisfaction : une institution était à créer qui pût fournir au gouvernement central sa base administrative, et lui mettre sous les yeux le tableau exact de la population et des fortunes, dans chaque cité : je veux parler du cens, refondu, amélioré. César en entreprit d’abord la réforme en Italie. Avant lui, chose incroyable, le cens n’avait jamais été relevé que dans la capitale seule, au grand dommage des citoyens surchargés, et des affaires publiques. Aux termes d’une ordonnance de César[122], en même temps que le cens se faisait dans Rome, à l’avenir, il y devait être aussi procédé dans toutes les villes de l’Italie, sous la direction de l’autorité locale : les listes indiquant le nom de chaque citoyen, le nom de son père ou du patron affranchisseur, la tribu, l’âge et les biens, devaient être remises au fonctionnaire du Trésor romain en temps utile, et celui-ci, à son tour, avait mission de dresser, à époque fixe, l’état général des citoyens et des richesses. César songeait à ordonner pareille mesure dans toutes les provinces : ce qui le prouve, indépendamment du fait même de la réorganisation Censitaire italienne, c’est qu’il avait prescrit déjà le mesurage et le cadastre universels[123] (710 [44 av. J.-C.]). La formule était donnée, qui permettait d’opérer dans les villes extra-italiques aussi bien que dans celles d’Italie, tous les relevés nécessaires au bon fonctionnement de l’administration centrale. On constate facilement aussi que César voulait remonter à la tradition des temps républicains, et calquer ses listes de cens sur celles de la vieille Rome. Il faut se souvenir, en effet, que la République, comme César aujourd’hui le faisait pour l’Italie en bloc, avait appliqué l’institution propre à la ville romaine, son délai quinquennal et toutes ses autres règles fondamentales, aux nombreuses cités sujettes de la Péninsule et de la Sicile. Le cens avait été l’une des premières colonnes de l’édifice ancien qu’avait laissé tomber une aristocratie immobile et glacée : sans lui, plus rien qui permit à l’autorité suprême de se rendre compte et des contingents civiques disponibles et des forces de la matière imposable, et d’exercer enfin un efficace contrôle administratif. Les vestiges sont là, et l’ensemble des faits le démontre jusqu’à l’évidence, César préparait le renouvellement dans tout l’Empire de l’institution tombée en désuétude depuis plusieurs siècles.

La religion et la justice ne comportaient pas un nivellement profond, nous n’avons pas besoin de le dire, et pourtant, quelle que fût d’ailleurs la tolérance du nouvel État pour les croyances locales et les statuts locaux, la nécessité se faisait sentir et d’un culte commun, qui répondit à la nationalité italo-hellénique, et d’une législation générale planant au-dessus des diverses lois municipales. Il les fallait avoir l’un et l’autre, et de fait l’Empire les avait déjà. — Dans le domaine religieux, depuis des siècles s’était produit un travail actif d’assimilation des cultes italiens et grecs, tantôt dans la forme extérieure par la réception, tantôt dans le fond par la fusion, des notions divines ayant cours. Les dieux amorphes de l’Italie s’y prêtant, comme l’on sait, il n’avait jamais été difficile d’associer Jupiter à Zeus, Vénus à Aphrodite, de marier enfin chacune des idées et des croyances latines à son antitype chez les Grecs. Déjà, du moins, dans ses assises principales, la religion italo-hellénique était fondée : le monde latin avait conscience qu’après avoir passé par la nationalité romaine pure, il entrait dans la quasi nationalité complexe des deux peuples fusionnés ; et Varron, par exemple (la preuve en est fournie par lui), dans son traité théologique plus haut mentionné, distingue les dieux communs, c’est-à-dire, ceux vénérés à la fois par les Grecs et les Romains, des dieux propres à la cité de Rome.

Venons à la législation. Ici, l’action de l’État s’exerce plus immédiate dans les matières du droit criminel et de police ; il suffit d’ailleurs d’une loi intelligente pour donner satisfaction aux besoins juridiques. Dans ce qui était de la mission du législateur, nulle difficulté sérieuse n’empêchait d’atteindre au degré d’uniformité matérielle réclamé par l’unité de l’Empire. En matière civile, au contraire, là où l’initiative se dégage du commerce réciproque, où la législation n’a plus qu’à donner la formule, le droit commun, que le législateur seul eût été impuissant à créer, s’était, en effet et depuis longtemps, sous l’influence qui vient d’être signalée, développé tout naturellement dans le sens même de l’uniformité désirable. Le droit civil de Rome reposait encore sur les règles empruntées au vieux droit latin, telles que la loi des XII Tables les avait reproduites. Les lois postérieures y avaient successivement introduit un certain nombre d’amendements sollicités par l’expérience des temps : l’un d’eux, le plus important à coup sûr, avait consisté à supprimer l’antique et incongrue ouverture du procès par l’échange des phrases sacramentel les imposées aux parties, y substituant l’Instruction rédigée par écrit, que le magistrat directeur faisait tenir au juge juré unique (la formule proprement dite). Mais, après tout, la législation populaire n’avait fait qu’entasser sur ce fond tombant de vétusté un chaos inextricable de lois spéciales, surannées, oubliées presque toutes et comparables à l’arsenal incommode des statuts de l’Angleterre. Plusieurs tentatives heureuses de rédaction scientifique et systématique avaient ouvert quelques voies plus faciles et éclairé l’antique labyrinthe. Mais il n’était donné à aucun juriste romain, fût-il un Blackstone, de combler les lacunes trop énormes, trop capitales. De cette coutume civile, écrite pour une ville il y avait plus de 400 ans, avec toutes ses annexes diffuses et confuses, comment songer à faire la législation d’un grand État ? Le mouvement social se chargea de la besogne. Depuis de longs siècles déjà, des relations quotidiennes entre Romains et non Romains était sorti un Droit international privé [Jus Gentium], c’est-à-dire, tout un ensemble de règles s’imposant d’elles-mêmes aux rapports mutuels, et suivant lesquelles le juge prononçait à Rome dans toutes les causes où il ne être décidé ni d’après la loi civile, ni d’après la loi étrangère ; où sans avoir à viser tel ou tel droit particulier, romain, hellénique, phénicien ou autre, on s’en référait aux notions générales à l’usage du commerce humain quelqu’il soit. La jurisprudence nouvelle avait trouvé son point d’appui. D’abord arbitre des rapports juridiques entre Romains, elle mit à la place de l’ancienne loi usée et pratiquement inapplicable, un droit civil de fait et nouveau, véritable compromis entre la loi nationale des XII Tables, et le droit international ou, comme on l’appelait, le droit des gens[124]. Dans son application, le juge tenait la main d’ailleurs, sauf les modifications amenées par, le temps, aux dispositions de la loi civile dans les matières du mariage, de la famille et des successions. Mais dans toutes les causes relatives aux choses placées dans le commerce, dans toutes les questions de propriété ou d’obligations nées des contrats, il décidait conformément au droit des gens. On le vit même recourir souvent à tel ou tel statut important du droit local provincial, en matière d’usure, par exemple, ou de gage hypothécaire. La révolution était grande. Se fit-elle d’un coup ou par essais successifs ? Par qui, en quel temps ? Eût-elle un seul ou plusieurs auteurs ? Jusqu’où pénétra-t-elle dans les relations de la vie civile ? Toutes questions auxquelles il est impossible de répondre. Ce que nous savons seulement, c’est que la réforme, comme c’est naturel de le penser, est sortie des prétoires de Rome, qu’elle a été tout d’abord écrite dans l’Instruction que le préteur annuel publiait à son entrée en charge, pour servir de règle aux parties, et dans laquelle il consignait à l’avance les principales maximes juridiques qu’il entendait appliquer au cours de son année judiciaire (edictum annuum ou perpetuum prœtoris urban). Nous savons aussi que cette même réforme, préparée de longue main par les édits des temps antérieurs avait sûrement atteint son complément dans l’époque actuelle. Théoriquement parlant, la jurisprudence nouvelle était encore abstraite si l’on peut dire, la pensée juridique romaine s’y étant dépouillée de son caractère exclusif et national, autant du moins qu’elle en avait eu conscience. Mais cette jurisprudence était en même temps pratique et positive, en ce sens qu’elle n’allait point se perdre dans le crépuscule nébuleux de l’équité générale, ou dans le pur néant d’un prétendu droit naturel. Placée dans la main d’un magistrat constitué, ayant ses règles préfixes pour l’application concrète à des cas délimités, elle n’était point seulement susceptible de recevoir une formule légale, elle l’avait en partie reçue déjà dans l’Édit annuel publié pour la ville. Elle répondait réellement aux besoins du moment, alors qu’elle offrait à la procédure, aux acquisitions de la propriété, aux contrats, un cadre agrandi et plus commode, tel que l’exigeaient lés progrès de la vie civile. Elle était enfin devenue, dans toute l’étendue des territoires romains, le droit commun essentiellement subsidiaire. Car, tandis que les innombrables statuts locaux demeuraient la règle de tous les rapports juridiques en dehors du commerce général, ou des litiges se rattachant aux usages de la vie civile locale entre habitants du même ressort de justice, la juridiction officieuse, en Italie et dans les provinces, se modelant sur l’édit de la ville, non applicable évidemment par lui-même, vidait les instances pécuniaires ou réelles entre justiciables appartenant à des ressorts différents. L’édit prétorien avait alors la place et l’importance que le Droit romain à conquises dans nos institutions allemandes. Chez nous, en effet, le Droit romain est à la fois abstrait et positif, autant du moins que les contraires se concilient ; chez nous aussi, comparé à notre vieille jurisprudence, il s’imposa de bonne heure par ses textes d’une adaptation commode à toutes les formes de, la vie Juridique, et il devint le droit commun auxiliaire des lois civiles locales[125]. Seulement la jurisprudence romaine a sur la nôtre un avantage essentiel : tandis que chez nous le Droit subsidiaire est préconçu et artificiellement construit, à Rome le mouvement dénationalisateur dans la jurisprudence, apporte sa formule tout naturellement et à l’heure opportune.

César trouva les choses en cette situation. Il aurait conçu le projet d’un code nouveau[126]. Si le fait est vrai, je tiens pour facile de dire ce qu’il entendait par là. Son code devait uniquement comprendre le droit des civils ou des citoyens romains, et n’eût pu être un code général qu’en un seul sens, c’est à savoir que, renfermant le corps des lois de la nation dominante, lois conformes au temps, il devait s’imposer de lui-même dans tout l’Empire à titre de Droit subsidiaire commun. — Pour les matières criminelles, s’il est vrai que le projet s’étendit à elles, il suffisait d’une révision et d’un remaniement des ordonnances de Sylla. — En matière civile, alors qu’il s’agissait d’un État ; dont la nationalité s’appelait l’humanité, la formule nécessaire, la seule admissible, se trouvait écrite dans cet édit du préteur urbain, librement sorti du mouvement juridique des rapports sociaux : il n’était besoin que de lui donner la garantie et la précision légales. La loi Cornelia, de l’an 687 [67 av. J.-C.], avait fait le premier pas dans cette voie, en prescrivant au préteur de s’en tenir fidèlement aux maximes proclamées par lui à son entrée en charge, et en lui faisant défense d’appliquer une autre règle, prescription sage qu’il faut mettre à côté de la loi des XII Tables, et qui, pour la fixation du Droit civil nouveau, avait toute l’importance de celle-ci pour la fixation du Droit ancien. Mais s’il est vrai que depuis le plébiscite Cornélien, l’édit n’était plus subordonné au juge ; si le juge, au contraire, était légalement au-dessous de l’édit ; et si dans la pratique, et dans l’enseignement de la jurisprudence, le code du préteur avait refoulé le vieux droit civil, chaque préteur, à son entrée en judicature, n’en demeurait pas moins le maître de changer du tout au tout et arbitrairement l’édit de son prédécesseur : par suite, la loi des XII Tables, avec ses annexes, avait encore, en la forme, la prédominance sur le Droit prétorien ; si bien qu’en cas d’antinomie, la disposition ancienne du Droit civil étant écartée par l’intervention arbitraire du magistrat, il en résultait, à prendre les choses au pied de la lettre, une violation du Droit écrit. Quant à l’application subsidiaire de l’édit dans le prétoire des étrangers à Rome et dans les divers tribunaux des provinces, elle dépendait absolument du bon plaisir du magistrat suprême. De là, pour César la nécessité de décréter l’abrogation définitive de la vieille loi civile, dans toutes celles de ses dispositions qui n’avaient point passé dans la loi nouvelle ; de là la nécessité d’une juste limite à poser à l’abus des modifications arbitraires du fait du magistrat annuel, enfin d’une règle à poser aussi pour l’application subsidiaire du code césarien à côté des statuts locaux. J’ajoute que, comme il n’en pouvait être autrement, tel a été assurément le plan de César. Ce plan, le temps manqua pour sa mise à exécution ; et l’on vit pendant six siècles encore se perpétuer dans la jurisprudence un état transitoire fâcheux, jusqu’au jour où l’indispensable réforme, incomplète, il est vrai, sortit des mains de l’un des successeurs de César, l’empereur Justinien[127].

La péréquation du système des monnaies et des poids et mesures, chez les Latins et les Grecs, était aussi depuis longtemps en progrès. En ce qui touche les poids, les mesures des solides et des superficies, les déterminations dont le trafic commercial ne pouvait se passer étaient presque aussi vieilles que lui : mais, quant à la monnaie, elles ne remontaient guère qu’au lendemain de la fabrication des pièces d’argent. Cependant les péréquations autrefois établies ne suffisaient plus : les systèmes métriques et monétaires les plus variés s’étaient établis dans le monde grec. Là encore la nécessité commandait, et César, à n’en point douter, méditait pour le nouvel empire uni, une réforme non essayée avant lui sur une aussi grande échelle. Il voulait que la monnaie, les mesures et les poids romains eussent cours légal en tous pays ; qu’ils fussent dans toutes les relations d’affaires l’unique base officielle de compte : il entendait restreindre à l’usage local tout ce qui ne rentrait pas dans le système romain, ou établir par rapport à ce système une échelle comparée, mais invariable. Toutefois on ne constate son intervention effective qu’en ce qui touche la monnaie d’or, et le calendrier.

Le système monétaire de Rome reconnaissait les deux étalons des deux métaux nobles, admis dans la circulation générale selon un rapport déterminé, l’or évalué et reçu au poids[128], l’argent tarifé selon son empreinte. En réalité, depuis l’extension du commerce transmaritime, l’or, comme agent monétaire, avait de beaucoup dépassé l’argent. L’argent romain avait-il déjà cours forcé dans l’empire, même avant cette époque ? C’est ce qui demeure incertain : en tous cas, sur tout le territoire, l’or non monnayé tenait principalement lieu de monnaie générale officielle ; et cela, d’autant que les Romains en avaient prohibé la frappe dans toutes les provinces et dans tous les États clients. Le denier s’était légalement et de fait répandu, sans compter l’Italie propre, bien entendu, dans la Cisalpine, en Sicile, en Espagne, et en bien d’autres pays occidentaux principalement. Avec César, commence la monnaie d’empire. Comme Alexandre, il estimait que la fondation de la monarchie nouvelle, embrassant le monde civilisé, comportait aussi, à titre distinctif et en premier ordre monétaire, l’usage du métal devenu l’agent universel du commerce. Il fit donc frapper une pièce d’or nouvelle aussi (valant 7 thaler 158 silbergros (28 fr. 05 c.) au taux moderne) : il la répandit en telles quantités, qu’un jour, on en a pu trouver, dans un trésor enfoui quelque sept ans après sa mort, un énorme dépôt d’environ 80.000. Je l’admets, du reste, la spéculation financière a pu et dû s’en mêler[129]. Pour ce qui est de la monnaie d’argent, dans tout l’Occident, où déjà le denier était généralement reçu, César en établit définitivement le cours légal et prédominant : en même temps, il fermait l’atelier de Massalie, le seul qui dans ces régions, frappât encore en concurrence avec l’atelier de Rome. Les monnaies de billon, argent ou airain, demeurent. tolérées dans une multitude de localités occidentales : ainsi l’on rencontre des trois-quarts de deniers dans certaines cités latines du sud des Gaules, des demi-deniers dans certains cantons celtes du Nord, et après César, une multitude de petites pièces de bronze circule encore dans nombre de localités de l’Ouest. Mais, qu’on le remarque, toute cette monnaie d’appoint est frappée au pied romain, et il est à croire qu’elle n’est point obligatoire ailleurs que dans les transactions locales. Quant à régler et unifier le système monétaire en Orient, César ne semble pas y avoir plus songé que le précédent gouvernement. Et pourtant, en Orient, circulait par grandes masses une monnaie d’argent grossière, la plupart du temps peu résistante à l’usure du relief et au frai. Quelquefois, comme en Égypte, on rencontrait une monnaie de bronze analogue dans l’usage à notre argent de papier : ailleurs, dans les places de commerce syriennes, on souffrait beaucoup de la rareté de l’ancienne monnaie du pays, calculée sur le pied Mésopotamien. Quoiqu’il en soit, nous trouverons plus tard, dans toutes ces contrées, le denier circulant au taux légal : c’est en deniers que se régleront officiellement les comptes[130], les monnaies locales n’en continuant pas moins à circuler aussi dans leur rayon restreint : elles auront pareillement cours légal, mais en perdant sur le denier[131]. Tous usages qui ne s’établiront point en un seul jour, et qui, en partie, remontent peut-être avant César. En tous cas, ils complètent l’organisation monétaire de l’empire Césarien : la nouvelle pièce d’or avait eu son type dans la pièce de poids quasi égal d’Alexandre, et elle s’adaptait tout particulièrement à la circulation dans l’Orient.

La réforme du calendrier se rattache à un même ordre d’idées. Le calendrier républicain, chose incroyable, en était encore au travail ancien des Décemvirs, remaniement maladroit de l’Octaéterie d’avant Méton[132]. Par l’effet combiné de calculs mathématiques détestables et d’une plus détestable administration, les fastes devançaient le temps vrai de 67 jours pleins : par exemple la fête de Flore (les Floralia), qui tombe au 28 avril, était inscrite au 11 juillet. César voulut redresser ces erreurs énormes, il appela à son aide le mathématicien grec Sosigènes[133], et adopta pour l’usage religieux et officiel le comput de l’année agricole italique ordonné selon le calendrier égyptien d’Eudoxe[134], en y ajoutant d’intelligentes intercalations[135]. En même temps il abolit le nouvel an du 1er mars du calendrier ancien, y substitua, comme étant aussi la date du commencement de l’année, celle, du 1er janvier, échéance déjà fixée pour les mutations des grandes magistratures, et depuis lors acceptée aussi dans la vie civile. Ces deux arrangements eurent pour point de départ le 1er janvier 709 [45 av. J.-C.] : avec eux entra en vigueur le Calendrier Julien, du nom de son auteur. Il eut cette fortune qu’après la chute de la monarchie césarienne, il demeura usuel dans le monde civilisé, et qu’il survit encore dans ses éléments principaux. Un édit fort détaillé y fut ajouté à titre d’éclaircissements, édit renfermant un calendrier stellaire emprunté à l’astronomie égyptienne, accommodé, assez maladroitement d’ailleurs, à l’Italie, et donnant jour par jour le lever et le coucher des plus importantes constellations[136]. Sur ce terrain aussi, l’égalité désormais est faite dans les mondes romain et grec.

Telles furent les bases posées par César à sa monarchie méditerranéenne. Une seconde fois dans Rome, la question sociale avait abouti à une crise où, la situation étant donnée, les antagonismes semblaient et étaient en effet irréductibles ; où, jusque dans leur expression et leur langage, toute conciliation était et semblait impossible. Au temps jadis, la République avait du son salut à l’absorption de l’Italie dans Rome, et de Rome dans l’Italie. Dans la nouvelle patrie, agrandie, transformée, si les éléments hostiles survivaient encore, du moins avaient-ils été refoulés. Aujourd’hui, de même, Rome sera sauvée par l’absorption consommée ou préparée des provinces méditerranéennes : la guerre des pauvres et des riches qui, dans la péninsule italique, ne pouvait finir qu’avec l’anéantissement de la nation, cette guerre n’a plus de sens, plus de champ de bataille dans l’Italie nouvelle, étendue sur un triple continent. Des colonies latines avaient fermé l’abîme menaçant d’engloutir la société romaine au Ve siècle : les colonies transalpines et transmaritimes gracchiennes au VIIe, comblent le gouffre plus profondément entr’ouvert. Pour la seule Rome, l’histoire a fait un miracle, que dis je, son miracle, elle l’a répété, et deux fois rajeunissant l’État, deux fois elle l’a tiré d’une crise intérieure, alors même qu’il demeurait incurable. Sans doute, il y à de la corruption, et beaucoup, dans ce rajeunissement : comme l’unité de l’Italie s’est faite sur les ruines des nationalités étrusques et samnites, la monarchie méditerranéenne s’édifie à son tour sur les ruines de races et d’États innombrables jadis vivants. et forts. N’est-ce point de la corruption aussi que sortent des États jeunes de sève, aujourd’hui en voie de floraison ? Les peuples qui tombèrent, et sur qui s’assît le nouvel édifice, n’étaient que d’un rang secondaire ; ils étaient prédestinés à la ruine et au nivellement civilisateurs. Quand César a détruit, il a exécuté la sentence de l’histoire qui décrète le progrès : partout où il les a trouvés, il a donné protection aux germes de l’avenir, dans son propre pays et dans le pays frère des Hellènes. Il a préservé et renouvelé la société romaine ; et non seulement il a épargné la société grecque, mais il s’est appliqué à régénérer les Hellènes, y apportant les mêmes vues, la même sûreté de génie qu’à la reconstruction de Rome, il a repris enfin la grande oeuvre interrompue d’Alexandre de qui, tout porte à le croire, il avait sans cesse l’image devant les -yeux de l’esprit. Il n’a pas seulement accompli ses deux tâches l’une à côté de l’autre, mais l’une par l’autre. Les deux facteurs. essentiels de l’humanité, progrès général et progrès individuel, État et civilisation, unis en germe chez les Gréco-Italiens primitifs, ce peuple pasteur, qui vécut d’abord loin des côtes et des îles méditerranées, ces grands facteurs, dis-je, s’étaient séparés un jour, quand la souche mère se divisa en Italiques et en Hellènes ; et depuis bien des siècles, la séparation s’était continuée. Mais voici venir le petit-fils du prince troyen, et de la fille du roi latin : d’un État sans culture propre, et d’une civilisation toute cosmopolite, il saura faire sortir un ensemble nouveau, où état et culture se retrouveront et s’uniront encore sur les sommets de la vie humaine, dans la maturité féconde d’un heureux âge, et rempliront dignement l’immense cadre mesuré à un tel épanouissement.

Les lignes sont là, devant nos yeux, telles que César les a tracées pour son édifice, sur lesquelles il a lui-même bâti, sur lesquelles, suivant attentivement et pendant des siècles les jalons plantés par le grand homme, la postérité s’essaiera à bâtir à son tour, sinon avec le même génie et la même énergie, du moins avec l’aveu et les intentions du maître. Bien peu est achevé : beaucoup est préparé. Le plan était-il complet ? Pour en décider, il faudrait l’audace d’une pensée rivale : dans ce qui est là devant nous, où trouver une lacune de quelque importance ? Chaque pierre posée en dit assez pour immortaliser l’ouvrier : les fondations accusent un ensemble plein d’harmonie. César n’a régné que cinq ans et demi, moitié moins de temps que le grand Alexandre : il n’a pu séjourner que 45 mois en tout dans la capitale, durant les intervalles de ses sept grandes campagnes[137] ; et pendant ce court délai, il a su organiser les destins, présents et à venir du monde, posant ici les frontières entre la civilisation et la barbarie, là ordonnant la suppression des gouttières donnant sur les rues de la capitale, trouvant assez de loisir et de liberté d’esprit pour suivre les concours poétiques du théâtre, et pour remettre en personne la couronne au vainqueur, avec son compliment improvisé en vers[138]. La rapidité, la sûreté de l’exécution, témoignent d’un plan longuement médité, complet et ordonné dans tous ses détails, et même ainsi, l’exécution ne nous étonne pas moins que le plan. Les fondements en place, le nouvel état appelait l’avenir : l’avenir seul, et sans limites, le pouvait achever. En ce sens, César était fondé à se dire qu’il avait atteint son but ; et peut-être était-ce là sa pensée, quand parfois on entendit ces mots tomber de sa bouche : J’ai assez vécu ! [Suétone, César, 86] Mais comme l’édifice était sans fin, le maître, tant qu’il eut vie, ne cessa d’y apporter pierre sur pierre, toujours égal dans la souplesse et dans l’effort, ne précipitant rien, mais ne remettant rien, comme si pour lui l’aujourd’hui n’avait pas de lendemain. Il a travaillé, il a bâti plus qu’aucun mortel avant et après lui : homme d’action et créateur, après tantôt deux mille ans, il vit dans la mémoire des peuples, il est, le premier, l’unique César Imperator !

 

 

 



[1] [Tout démocrate qu’il était, il ne manqua point de s’en faire gloire : témoin la laudatio qu’il prononça au Forum, aux funérailles de sa tante Julie : Alaternum genus ab regibus ortum, paternum cum Diis immortalibus conjunctum est ; nam ab Anco Marcio sunt Marcii reges, quo nomine fuit mater ; a Venere Julii, cujus gentis familia est nostra (Suétone, César, 6).]

[2] [Il avait laissé un poème de voyage, Iler, qu’il termina en revenant de la seconde guerre d’Espagne : jeune homme, il avait produit un Éloge d’Hercule, une tragédie d’Œdipe, dont Auguste ne permit pas la publication (Suétone, César, 5, 7)].

[3] Aurelia, de la famille des A. Colta, sœur ou proche parente des trois Cotta, contemporains de César, était une femme distinguée. Elle avait dirigé avec le plus grand soin l’éducation de son fils (Tacite, de Orat., 28). Elle vivait encore au temps de la guerre des Gaules.

[4] Julie, la femme de Pompée, morte en 671 [43 av. J.-C.].

[5] [Gaius-Matius Calvena (vers 670-730 [84-24 av. J.-C.]), l’un des plus intimes amis de César, l’un de ses nécessaires (necessarius, Cicéron, ad fam., 11, 27), et sans contredit le plus désintéressé. Se tenant en dehors de la politique, il n’eut qu’un but, la pacification, la réconciliation et le pardon. Il fut le bon génie et le Mécène du premier des Césars. Les contemporains lui rendent à cet égard un éclatant et honorable témoignage : te et non suscipiendi belli civilis gravissimum auctorem fuisse et moderandæ victoriæ, in hoc qui mihi non assentiretur, inveni neminem (Cicéron, ad fam., 11, 27. – cf. 11, 28). D’ailleurs, homme instruit autant qu’aimable de caractère (suavissimus doctissimusque homo (Ad fam., 17, 15. - cf. Gelle, 6, 6 ; 15, 25. Macrobe, 1, 4). — A la mort de César, qu’il pleure sincèrement, il regarde que c’en est fait de Rome et de la paix, et défend la mémoire de celui qu’il y a danger de défendre. Il me rappelle les Politiques de l’école de notre chancelier L’Hôpital. — Plus tard il meurt, ami d’Auguste (divi Augusti amicus).

Il avait écrit, dit-on, des mimes iambiques (Mimiambi) ; une traduction de l’Iliade, et même (mais l’identité de l’auteur est contestée) trois livres sur la cuisine et la confiserie (Columelle, 12, 4, 21 et 44. - V. infra, ch. 12). — Matius appartenait certainement à l’épicuréisme : dès lors quoi d’étonnant à ce qu’à ses heures il ait voulu être aussi un Brillat-Savarin ?]

[6] [Il publia des études astronomiques (Astronomica).]

[7] [Magno illi Alexandro sed sobrio simillimus, dit Velleius (2, 41) : quoiqu’on le voie dînant chez Cicéron lors de la visite qu’il lui fit, à la villa de l’orateur à Pouzzoles, au printemps de 710 [48 av. J.-C.], dînant, et buvant copieusement, après s’être dûment préparé à l’aide d’un vomitif (ad Att., 13, 52). — Mais il ne faisait en cela que suivre un usage gastronomique du beau monde d’alors.]

[8] [Parlerons-nous de Servilia, sa première maîtresse et la mère de Brutus, de Postumia, de Lollia, Tertulla et Mucia, les femmes de Gabinius, Crassus et Pompée ? Eunoé, la femme de Bogud, fut l’objet d’un caprice : mais, avec Cléopâtre, la liaison fut plus sérieuse et durable. Cléopâtre le suivit d’Égypte à Rome, où elle résida jusqu’après le meurtre des ides de mars, dans la villa de César, au Transtévère elle en eut un fils, nommé Césarion, qu’Octave fit tuer (Dion, 43, 27. – Cicéron, ad Att., 15, 15. – Suétone, César, 52). Rappelons le mot bien connu sur César : Omnium mulierum virum, et omnium virorum mulierem (Suétone, 52).]

[9] [Suétone, César, 76. - Dion, 44, 43. — Cf. Pline, H. nat., 11, 47.]

[10] [Caton disait que César seul avait marché, sans être ivre, au renversement de la république (Suétone, César, 53).]

[11] [Tous les témoignages littéraires, en effet, louent en lui l’ardeur et la force (vis), en même temps que l’élégante pureté (Cicéron, dans Suétone, César, 52). — Tanta in eo vis est, id acunem, ea concilatio (Quintilien, 10, 1 ; 114, 10, 2, 25 ; 12, 10, 11).]

[12] On cite d’ordinaire comme un exemple de tyrannie à la charge de César, sa querelle avec Labérius et le fameux Prologue où celui-ci la raconte (infra, ch. XII, le Mime) : mais c’est, là tout à fait, méconnaître et l’ironie de la situation et l’ironie du poète : sans compter qu’il y a naïveté peut-être à faire un martyr du faiseur de vers, apportant volontairement, après tout, son tribut d’hommages.

[13] [Dion, 43, 49. – Suétone, César, 75. – Plutarque, César, 57.]

[14] [Plutarque, César, 37. - Suétone, 41.]

[15] [César, B. civ., 3, 1, 20-21. — Q. Pedius, neveu de César par Julia, sa sœur : a suivi son oncle dans les Gaules : préteur en 706 [48 av. J.-C.]. Il rendra encore d’éminents services à la cause impériale dans la campagne de Munda, et sera l’un des héritiers testamentaires de César : puis, plus tard, partisan d’Octave et consul avec lui, il aidera dans Rome à préparer le succès du triumvirat conclu par Octave, Antoine et Lépide dans le nord de l’Italie. Il meurt à ce moment même.]

[16] [L. Trebellius Fidus, tribun du peuple en 707 [47 av. J.-C.], après avoir combattu, comme on le voit, Dolabella et sa motion de novis tabulis, se fit plus tard, étant endetté lui-même, le fauteur des endettés. — On le retrouve, en 711 [-43], maître de la cavalerie de M. Antoine devant Modène.]

[17] [Dion, 43, 32. – Cicéron, ad. Att., 11, 12. – Tite-Live, Épitomé 113. — L’émeute coûta la vie à 800 personnes. - Cf. Dion, 43, 17-23, Plutarque, César, 51 et Antoine, 9.]

[18] Même après la victoire de Munda, dont le récit viendra plus tard, il ne triomphera que sur les Lusitaniens, rangés en foule dans l’armée de ses ennemis.

[19] [Nunquam nisi honorificentissime Pompeium appellat. Cicéron, ad fam., 6, 6. — V. aussi Suétone, César ; Plutarque, Cicéron, 40. Il rétablit de même celle de Sylla.]

[20] [Il n’avait pas voulu d’abord laisser rentrer en Italie, encore moins à Rome, les principaux pompéiens. Antoine, dit Cicéron (ad Att., 11, 7), m’a envoyé copie d’une lettre de César où il mande qu’on lui apprend que Caton et L. Metellus sont venus en Italie, pour se faire voir à Rome. Cela ne lui plait pas ; il craint quelque mouvement, et il interdit l’Italie à tous ceux sur qui il n’a pas prononcé. — Et Cicéron reste à Brindes, par ordre.]

[21] [Drumann, t. IV, p. 688. - Les tribuns Marcellus et Cæsetius (d’ailleurs sans notoriété) arrachèrent un jour le diadème posé sur la tête de la statue du dictateur, devant les rostres. Et le peuple de les saluer du nom de nouveaux Brutus ! — Brutus, en effet, reprit César, jouant sur le mot (Brutus, on le sait, veut dire fou). Helvius Cinna, leur collègue, voulait les faire massacrer. César se contenta de les déposer (Dion, 44, 9 ; Appien, b. c., 2, 108. - Cf. Suétone, César, 79 ; Plutarque, César, 61 et Antoine, 12). — Cet Helvius Cinna, que Plutarque appelle ποιητιxός άνηρ (Brutus, 20), est-il le même que le poète, ami de Catulle (Cat., 94) et de Virgile, auteur de la Smyrna ou Myrrha, dont il sera parlé au ch. XII ? On le conteste. — En tout cas, le tribun a été assassiné, aux funérailles de César, par le peuple furieux, qui le prit pour Corn. Cinna, l’un des meurtriers des ides de mars.]

[22] [Allusion à la tirade de Labérius. V. supra, et infra, ch. XII, le Mime.]

[23] [Sur Nigidius Figulus, qui joua un rôle politique et littéraire d’une certaine importance, v. ch. XII, infra.]

[24] Lisez la lettre à Cœcina (ad fam., 6, 7) ; et vous pourrez, si vous y avez curiosité, établir la comparaison entre les lisières mises à l’écrivain, dans l’antiquité, et celles subies par les hommes de lettres modernes. [Aulus Cœcina, dont il est ici question, l’un des familiers de Cicéron, qui avait plaidé pour son père, avait suivi le parti de Pompée, et publia un factum contre César (Suétone,75). Il en fut puni par l’exil (ad fam., 6, 7). — Plus tard il adressa au vainqueur un Liber querelarum (ad fam., 6, 6) et fut gracié (707 [47 av. J.-C.]). - Sénèque (qu. nat., 2, 39) cite de lui un traité : De Etrusc. disciplina.]

[25] [Ces livres, nous les attendons curieusement.]

[26] Ceci a été écrit en 1857. Alors bn ne pouvait savoir que de prochains et immenses combats et que la plus magnifique victoire qu’il ait été donné à l’histoire des hommes d’enregistrer, épargnerait bientôt cette nouvelle épreuve aux États-Unis, en assurant à leur avenir les joies de la liberté entière, abritée à toujours contre un césarisme local, et ne se connaissant d’autre maître qu’elle-même !

[27] Ainsi, quand il meurt (710 [44 av. J.-C.]), il est dictateur pour la quatrième fois, et dictateur désigné à vie ; c’est le titre que lui donne Josèphe (Antiq. Jud., 14, 10, 7).

[28] [Il a son siège entre les deux consuls, quand il n’est pas consul lui-même. — Il donne le signal aux jeux. – Dion, 43, 14.]

[29] [Le titre d’Imperator, sous la république, était décerné au général victorieux, et prenait fin, dès lors, en même temps que le commandement (imperium). César, durant son proconsulat, des Gaules, l’avait donc porté en la manière accoutumée : mais c’était chose nouvelle que de le conserver après ses campagnes militaires, après la célébration de son triomphe. Ici se trouve en germe la distinction future d’un double titre d’Imperator, l’un permanent, qui précédera plus tard le nom du titulaire, et l’autre à temps, susceptible de collation itérative, et qui se place après le nom. Aussi nous voyons que César, déjà imperator perpétuel, n’en était pas moins acclamé imperator sur le champ de bataille, au jour de ses victoires : toutefois il n’a jamais porté ce titre en préfixe lui-même : il s’appelait et se faisait appeler : Cœsar imperator, sans mettre à la suite le chiffre dénominateur des collations successives. Suétone, César, 76 ; Dion, 43, 44.]

[30] [Sa figure en ivoire était portée processionnellement au milieu des images des dieux, dans les fêtes ; elle avait sa place au Capitole en face de celle de Jupiter. — Enfin, toujours par décret du sénat, il devait lui être élevé une statue de bronze, le représentant debout sur le globe du monde et portant celte inscription : à César, demi-dieu ! — Dion, 43, 14.]

[31] [Mais l’empreinte porte pour la première fois l’effigie du magistrat souverain.]

[32] Rien de plus erroné que l’opinion, très répandue pourtant, suivant laquelle l’empire serait de son essence le pouvoir militaire ou le généralat suprême à vie : tel n’est point le sens du mot, et nos auteurs anciens ne l’entendent point ainsi. L’imperium, c’est le commandement : l’imperator est l’homme investi du commandement, et dans ces deux expressions, comme dans les deux mots grecs correspondants, xράνος, αύτοxράτωρ, on ne saurait trouver l’acception spéciale et unique du généralat, d’autant qu’il nome la magistrature, dans sa notion pure et complète, embrassait le droit de la guerre et le droit de justice, le pouvoir militaire et le pouvoir civil dans sa compétence indivisible. C’est donc à bon escient que Dion déclare (55, 17 : cf. 43, [44. 52, 41]) qu’en prenant le titre d’empereur, les Césars ont entendu affirmer leur toute-puissance d’autocrates à l’encontre des anciennes dénominations de roi, de dictateur : — les anciens titres ont nominalement disparu, ajoute-t-il, mais la chose et l’effet restent clans le titre nouveau d’imperator : l’empereur a le droit, par exemple, de lever des soldats, de frapper l’impôt, de déclarer la guerre et conclure la paix ; il a la puissance suprême, dans la ville et hors de la ville, sur tous, citoyens ou non citoyens : il exerce en tous lieux sa haute justice, édictant la peine capitale ou toute autre peine : il s’arroge enfin toutes les attributions qui, dans les temps anciens de Rome, appartenaient au pouvoir suprême. Est-il possible de dire plus nettement que le mot imperator est synonyme du mot rex, de même qu’imperare est synonyme de regere ? — Mais alors n’y a-t-il point contradiction à entendre Tibère s’appeler plus tard le maître de ses esclaves, l’imperator de ses soldats, le prince (πρόxρετος, princeps) de ses concitoyens (Dion, 57, 8) ? Ne ressort-il pas de là, ce semble, une assimilation de la fonction impériale avec la fonction purement militaire ? En aucune façon, l’exception ici vient confirmer la règle. On sait que Tibère affectait de ne point vouloir de l’empire nouveau à la façon de César (Suétone, Tibère, 26 ; Dion, 57, 2 ; Eckhel, 6, 200) : il n’était, à l’entendre, que l’imperator spécial, l’imperator purement militaire, ou porteur d’un titre nu.

[33] [Sur ce point, on peut débattre, mais ce qu’on ne saurait admettre, c’est qu’il ait jamais songé à trôner dans Rome à titre d’imperator, ne prenant qu’au dehors le titre de roi des non Romains. Cette opinion s’appuie sur un unique récit. Dans la séance du sénat où il fut assassiné, un prêtre d’oracle, Lucius Cotta, aurait rapporté une prophétie sibylline, aux termes de laquelle les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi. Ensuite de quoi on aurait dû mettre aux voix la collation du titre royal à César, dans les provinces romaines. Ce récit, à la vérité, circula dans Rome, immédiatement après sa mort. Mais disons bien vite qu’il ne trouve nulle part sa confirmation, même de seconde main ; que, de plus, il est expressément tenu pour faux par un contemporain, Cicéron (de divin., 2, 54) ; que les historiens postérieurs, Suétone notamment (César, 79) et Dion (44, 15), ne le mentionnent que comme un bruit dont ils sont loin de se porter garants ; et qu’enfin il ne gagne point en authenticité à se trouver relaté par Plutarque (César, 60, 64. – Brutus, 10) et par Appien (B. civ., 2, 110) : l’un, selon sa coutume, le donnant à titre d’anecdote, et, l’autre l’arrangeant en fait à sensation sans plus de preuve. Outre que rien ne l’atteste, ce détail est au fond impossible. Oublions, si l’on veut, qu’avec son génie et son tact politiques, César n’était point homme à jouer le jeu des petits oligarques, à trancher les grandes questions à l’aide de la machine à oracles, encore est-il inadmissible qu’il ait, pu songer à diviser, dans la forme et dans le droit, ce vaste État sur lequel il passait le niveau.

Lucius Aurelius Cotta ou Gaius Aur. Cotta, le quindécemvir, qui serait venu prêter à César l’appui d’une prétendue prédiction sibylline, était probablement l’un des frères d’Aurélia, et par conséquent l’oncle maternel du dictateur (Suétone, César, 70 ; Cicéron, de divin., 54, 100). Il avait été l’auteur de la Loi des Juridictions, de 684 [70 av. J.-C.].]

[34] [Cicéron, Philippiques, 2, 87. Cœsari, dictatori perpetuo, M. Antonium consulem populi jussu, regnum detulisse, Cœsarem uti notuisse.]

[35] [V. sur les faits auxquels se réfère M. Mommsen, Dion, 44, 9, 10, Appien, Bell, civ., 2, 108, 109. – Suétone, César, 79. – Plutarque, César, 61 ; Antoine, 72. – Hor., 3, 16, 4, 2. – Velleius, 2, 56, et autres. Le récit détaillé appartient à la suite de cette histoire, si M. Mommsen l’entreprend jamais.]

[36] [Quod principi placuit legis habet vigorem, dira plus tard Justinien, Instit., 1, 3, 6.]

[37] A notre compte approximatif (loc. cit.), on arrivera ainsi au chiffre moyen de 1000 à 1200 sénateurs.

[38] [On sait toutes les colères excitées par les fournées de Gaulois, ou d’officiers vétérans, appelés à la curie. — On s’en vengeait par des pamphlets, des placards et des bons mots :

Gallos César in triumphum ducit, idem in curiam.

Galli braccas deposuerunt, latum clavum sumpserunt.

Et ailleurs : Bonum factum, ne quis senatori novo curiam monstret (Avis : m’indiquez pas la curie au nouveau sénateur) ! Suétone, César, 80.]

[39] [Il usa au même titre des services d’Oppius et d’Aulus Hirtius, son ancien lieutenant et le rédacteur du dernier livre des Commentaires sur la guerre des Gaules ; de M. Æmilius Lepidus, son préfet dans Rome pendant la campagne d’Ilerda, le futur collègue d’Octave et de M. Antoine dans le triumvirat de 711 [43 av. J.-C.], de M. Antoine, lui-même, son maître de la cavalerie en Italie, pendant la campagne d’Orient, et d’autres encore.]

[40] [C’est ainsi qu’au commencement de 710 [44 av. J.-C.], dans la prévision de son prochain départ pour l’Asie, il nomme ou fait nommer les seize préteurs, parmi eux C. Cassius, M. Brutus, Lepidus, qui aura la Narbonnaise, et qui cède la maîtrise de la cavalerie à Domitius Calvinus. Asinius Pollio a l’Espagne ultérieure. Decimus Brutus et Trebonius furent aussi sur la liste pour cette année et l’année suivante. (Suétone, César, 41 ; Drumann, 3, 681).]

[41] Aussi voyez les prudentes formules employées par les lois de César, au sujet des grandes magistratures : Cum censor aliusve quis magistratus Romæ populi censura aget (lex Jul. municip., l. 141) — Prætor iste quei Romæ jure deicundo praerit (l. Rubr. passim) — Quæstor urbanus queive aerario praerit (l. Jul. munic., l. 37 et passim). [V. les textes et commentaires de ces lois au Corp. lat. inscrip., pp. 115 et s.]

[42] [Antiquitates rerum divinarum ; seconde partie, divisée en XVI livres, de son grand traité des Antiquités, et dont le plan a été imité par St Augustin dans sa Cité de Dieu. Il y rendait compte de la mythologie et des rites italiens, depuis les plus anciens temps. Prêtres, temples, sacrifices et victimes, fêtes et cérémonies, tout ce qui faisait la nature du culte y était savamment exposé. — V. sur Varron, polygraphe, infra, ch. XII ; et L. H. Krahner, Comentatio de M. T. Varr. antiquitatum ...... libris, Hal. Sax. 1834 : — Francken, Dissertatio exhibens fragmenta T. Varr. quae inventuntur in libris. S. Augustin, de Civit. Dei. Lugd. Batav. 1836.]

[43] [Ainsi ce fut dans la maison de César, que se plaida (novembre 709 [45 av. J.-C.]) le procès du roi Dejotarus, accusé par son petit-fils, Castor, d’avoir conspiré contre la vie du dictateur lorsque, revenant du Pont, après avoir vaincu Pharnace à Ziéla, il avait accepté l’hospitalité du roi Galate. Cicéron défendit celui-ci et nous avons son plaidoyer (Pro rege Dejot.) : César s’était adjoint comme conseils quelques amis, et notamment le jurisconsulte Serv. Sulpicius Rufus. — Il ne rendit pas de suite son jugement : et ce fut le poignard de Brutus, dit Drumann (6, p. 305), qui rendit la sentence d’acquittement. Il est vrai qu’après la mort du dictateur les amis du roi intéressèrent Fulvie, la femme de M. Antoine, à sa cause, moyennant un billet de 100.000.000 HS. Sur quoi Antoine fit afficher au Forum que César, par ses dernières volontés, restituait Dejotarus dans toutes ses possessions, et Cicéron de dire : Hæc vivus eripuit, reddit mortuus (Philipp., 2, 37, 94, cf. 95).]

[44] [La loi Judiciaria, de César, de l’an 705 [49 av. J.-C.], avait réglé les juridictions, conformément aux indications fournies par le texte, et en reprenant en sous-œuvre les lois Aurelia (du préteur (684 [-70]) Gaius (ou Lucius, suivant M. Mommsen) Aurellus Cotta, l’oncle maternel du dictateur), et Pompeia (lex Pompeia judiciaria).

Quant aux lois Juliennes pénales proprement dites : citons la loi des concussions (repetundarum) de l’an 704 [-50] probablement, puis celles de l’an 705 [-49] : L. de majestate, L. de vi (v. à l’appendice la liste des diverses lois juliennes).]

[45] Ce n’est, à vrai dire, que sous le règne d’Auguste que ces principes nouveaux fonctionnent et se manifestent au complet : mais comme ces remarquables réformes judiciaires se trouvent contenues, pour ainsi dire, dans l’institution impériale telle que César l’a ordonnée, il nous semble à propos de les faire aussi remonter jusqu’à lui.

[46] [Gaius, 1, 13. — Paull. Sentent. 5, 17, 1, et Ulpien, cité par le compilateur de la Mosaic. et roman. legum collatio, 11, 7, 4.]

[47] Cicéron, dans son Traité de l’Orateur (de Orat., 11, 42), fait allusion surtout aux procès criminels quand il met cette remarque dans la bouche d’Antonius, le grand avocat : Les hommes jugent, le plus souvent selon leurs haines ; leur affection, leurs désirs, leur colère ou leur douleur : joie, espérance, crainte, ou erreur, ils obéissent aux émotions de leur âme, plutôt qu’à la vérité ou qu’au prescrit du texte, ou aux règles de droit plutôt qu’à la formule du procès ou qu’à la loi. Et, se fondant là-dessus, il déduit et complète en ce sens son enseignement pour les avocats, ses auditeurs.

[48] [Le plaidoyer pour Quinctius, dans l’opinion des principaux critiques, est le premier en date de tous ceux de Cicéron. Il fut, en tous cas, son premier plaidoyer in causa privata, et nous a été en entier conservé. Cicéron avait alors 26 ans, et revenait d’Athènes : il eut le grand Hortensius pour avocat. adverse. — Quiconque s’est assis sur le banc des écoles, connaît ce curieux procès fait à Quinctius. Au fond, il ne s’agit que d’un débat terre à terre entre un oncle et son neveu (Nævius), au sujet d’un compte de gestion d’un domaine exploité en société dans la Narbonnaise. — Répétitions réciproques, lenteurs préméditées, chicanés, le procès porte jusqu’à Rome ; assignations en comparution devant le préteur : envoi en possession de Nævius, parce que Quinctius n’a pas comparu ou n’a pu comparaître dans le délai utile, caution (judicatum solvi) demandée et débat sur cette caution, etc., etc. ; toute cette procédure hérissée d’incidents est exposée par Cicéron, qui à plusieurs reprises atteste la protection donnée à Nævius par le préteur Syllanien. On suppose que Quinctius gagna son procès, en fin de compte. — V. Drumann, 3, p.,82-84. — Th. Mommsen, Zeitschrift für Alterl. Wissensch (Journal de la science de l’antiquité), 1845, pp.1086-1099. — Real encycl. Pauly, V. Nævius.]

[49] [Lex Jul. municip. — Corp. Inscript. latin., p. 121, l. 89. — Egger, Latin. serm. vetustioris reliquiæ, L, § VI, p. 304. — Sur cette loi, déjà plusieurs fois citée, et sur laquelle nous aurons à revenir souvent, v. appendice : lois principales de César.]

[50] On sait qu’une partie des tribuns militaires était jadis élue par le peuple : César, ici encore démocrate exact, n’innova point à la règle.

[51] [Suétone, César, 44. — V. aussi Strabon.]

[52] [Suétone, César, 84, 86 ; Appien, B. civ., 2, 109. — Plutarque, César, 57.]

[53] [On a vu que l’annone, supprimée par Sylla, avait été rétablie en partie dès 681 [73 av. J.-C.], et, en totalité, par Caton, en 691 [-63]. César, au cours de son consulat (695 [-59]),            avait menacé de la faire gratuite, et l’année d’après la loi Clodia, du tribun Clodius, avait réalisé la menace (Cicéron, ad Att., 2, 19 ; pro domo, 10 ; pro Sextio, 25 ; Dion Cassius, 38, 13).]

[54] [Suétone, César, 41. — Dion, 44, 21. — Tite-Live, Épitomé 115.]

[55] [Au jugement des meilleurs critiques, M. Mommsen, dans son livre sur les Tribus romaines (Attona, 1844) a dit le dernier mot sur l’annone et son histoire avant et après J. César.]

[56] C’était la conséquence de la latinité octroyée  la Sicile : d’ailleurs Varron, dans un livre (de re rust., 2, pro fat.) publié après la mort de Cicéron, atteste clairement l’abolition des dîmes siciliennes, et, parlant des provinces à blé d’où Rome tire sa subsistance, il ne nomme plus que l’Afrique et la Sardaigne. De la Sicile, pas un mot.

[57] [Sulci, sur l’Isola di S. Antioco, près du golfe de Palmas. Les Sulcitains avaient donné asile à Nasidius, l’un des amiraux Pompéiens, et César, revenant d’Afrique, leur imposa 10.000.000 HS de contribution extraordinaire, sans compter la taxe annuelle aggravée (Hirtius, Bell. Afric., 98).]

[58] [Par une loi rendue à l’instigation de Pompée, sur motion du préteur Metellus.]

[59] [Antoine avait enchéri sur tous les amateurs à la vente des biens de Pompée : il dut payer, à son grand étonnement (Dion, 45, 9. — Cicéron, Philippiques, 2, 25.]

[60] Dans l’espace d’un petit nombre d’années, en Sicile même, dans le pays de la production, le modius (environ 8 lit. 63) romain s’était vendu 2 HS, puis 20 : qu’on se fasse, par cet exemple, une idée du mouvement des prix à Rome, où l’on ne pouvait vivre que du blé d’outre-mer, à Rome, l’antre des spéculateurs.

[61] [V. comme exemple, la fin du 1er livre du de re rust. de Varron : un meurtre y interrompt le dialogue et les interlocuteurs se séparent, sans autrement se mettre en émoi d’un événement si ordinaire.]

[62] [Au retour de Munda, il y eut des jeux d’histrions de toutes langues (per omnium linguarum histriones. Suétone, César, 34).]

[63] [Salluste, Epist. ad Cœsar, 2, 7.]

[64] Il n’est point sans intérêt de voir un sage écrivain postérieur à César, l’auteur des deux Lettres politiques faussement attribuées à Salluste [ad Cæs. dux epist, de Republica ordinanda], lui donner le conseil de rejeter l’annone de Rome sur tous les autres municipes. Le critique voyait juste, et la même pensée inspirera un jour à Trajan sa grande organisation municipale des secours aux orphelins (Epist. 2, 8. Et frumentum id quod antea premium ignaviæ fuit, per municipia et colonias, illis dare conveniet, etc.).

[65] [Lex Clodia, de sodalitatibus et collegiis.]

[66] [Josèphe, Antiq., 14, 10, 8.]

[67] [Cette réforme est ordonnée par la loi Julia, de collegiis (705 [49 av. J.-C.]).]

[68] [Lex Julia, de Vi (705 [49 av. J.-C.]).]

[69] [Il évitait par là, soit avant, soit après la sentence, les effets de la peine capitale, ceux de l’aquæ et ignis interdictio : l’exil, dit Cicéron, n’est plus la peine, il est un port de refuge contre la peine (exsilium enim non supplicium est, sed perfugium portusque supplicii : nam qui volant pœnam aliquam subterfugere...... eo solum vertunt, hoc est, sedem ac locum mutant. — Pro Cœcin., 34).]

[70] [Lex Julia municipalis, déjà plusieurs fois citée. — V. à l’appendice.]

[71] [Avec le temple de la Vénus Genetrix, au centre. Celui-ci fut inauguré le dernier jour du quadruple triomphe, en septembre 708 [46 av. J.-C.]. (Dion, 43, 24, - VI. kalend. oct. Veneri Genetrici in foro Cæsar. V. kalend. Pincian. Orelli Inscr., 2, 399).]

[72] [Rassemblée par les soins d’Asinius Pollio (Suétone, César, 44. – Pline, H. nat., 7, 31).]

[73] [Mais, par occasion, voici ce que Capiton raconte des agrandissements de la ville. On veut amener le Tibre du pont Milvius à la colline Vaticane, puis faire de tout ce terrain un champ de Mars. Cicéron, ad Att., 13, 33.]

[74] [Suétone, César, 44. — Plutarque, César, 58. — Dion, 44, 5.]

[75] Quoi de plus frappant que les distinctions posées par Cicéron lui-même, en son traité du Devoir (de offic., 1, 42) : Parmi les professions et les manières de faire fortune, voici celles qui généralement soin tenues pour libérales, et celles qui sont viles. Et d’abord on méprise tous les gains encourant la haine des tiers, les gains des receveurs de péage, ou des préteurs à usure. Illibéraux et vils sont les gains des mercenaires, et de quiconque on achète le bras et non l’art : le salaire ici n’est que la rétribution de la servitude. Il faut tenir pour vils ceux qui ne trafiquent avec les marchands que pour aussitôt revendre : ils ne peuvent faire de profits qu’à force de mentir : or, quoi de plus honteux que l’imposture ? Tout artisan fait œuvre vile : quoi de commun entre l’atelier et l’homme bien né ? Encore moins faut-il prêter estime à ces métiers qui pourvoient à nos besoins matériels : pêcheurs, poissonniers, bouchers, oiseleurs, charcutiers, cuisiniers ! (Celarii, lanii, coqui, fartores, piscatores, aucupes), comme dit Térence [Eun., 2, 3, 257.]. Ajoutez-y les parfumeurs, les baladins, et tous les teneurs de maisons de jeu. Quant à ces arts qui supposent plus de savoir, ou dont l’utilité n’est point à dédaigner, la médecine, l’architecture, sciences qui touchent aux choses honnêtes, ils siéent aux hommes dont la condition ne jure point avec eux. Tout petit commerce est chose de bas étage : si le trafic est grand et copieux, s’il importe de tous pays, s’il écoule les denrées par masses et loyalement, il convient de n’en plus trop faire fi. Que si même le marchand rassasié de gains, ou plutôt simplement satisfait, de même que souvent de la pleine mer il a mis le cap sur le port, quitte cette fois le port et se retire dans ses champs et ses domaines, il a certes droit à tous nos éloges. Mais de tous les moyens d’acquérir, l’agriculture à mon sens est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne de l’homme libre !... Ainsi l’honnête homme, à tout prendre, c’est le propriétaire foncier : le commerce n’est toléré que comme moyen d’arriver au but final, la science n’est qu’un métier à laisser aux Grecs, ou aux Romains de condition médiocre : ceux-ci par elle achètent jusqu’à un certain point leur admission dans les cercles de la haute société. Ne trouve-t-on pas là tout entière l’aristocratie du colon planteur, avec une teinte marquée d’esprit mercantile, sous le vernis léger d’une culture générale ?

[76] [Nous n’ajouterons rien à ce portrait d’Atticus, l’ami de Cicéron, déjà maintes fois mentionné au cours de cette histoire, et dont le nom reviendra bien souvent encore. Nous renvoyons à la Correspondance Cicéronienne, et à l’élégante biographie de Cornelius Nepos, ceux qui seraient curieux de plus de détails. — On lira aussi avec intérêt l’étude de M. Boissier sur Cicéron et ses amis. — V. aussi Dictionnaire de Smith, v° Atticus. — R. Encyclop., de Pauly, ibid.]

[77] [V. sur S. Roscius d’Amérie, Cicéron, pro Sext. Roscio Amer., dont Cicéron défendit le fils, accusé de parricide, et dont les biens confisqués, en sa qualité d’ami syllanien, avaient été adjugés à son accusateur Chrysogonus. C’est dans sa plaidoirie même que l’orateur romain nous fournit les détails auxquels M. Mommsen fait allusion.]

[78] [Dion, 113, 24. — V. aussi Dict. de Smith, R. antiquities, v° Gladiatores, — et Real Encycloped. de Pauly, eod. v°. Au temps de César, des chevaliers, et jusqu’à un fils de préteur, descendirent dans l’arène. — Un sénateur, Fulvius Selinus, osa même un jour demander à se donner en spectacle, César refusa.]

[79] [Les hommes libres qui s’engageaient comme gladiateurs étaient désignés sous le nom d’auctorati (Horace, Sat. 2, 7, 58), et, leur engagement s’appelait l’auctoramentum. C’est Pétrone (Satiricon, 117) qui nous a conservé la formule de leur serment : In verba Eumolpi juravimus, uri, vinciri, verberari ferroque necari et quidquid aliud Eumolpus jussisset, tanquam legitimi gladiatores domino corpora animosque religiosissime addicimus.]

[80] [Pline, H. nat., 36, 2, 8, 211. — Il s’agit ici du Lepidus, père du triumvir, qui s’insurgea contre le sénat en 677 [77 av. J.-C.], et mourut à Cosa, après avoir fui d’Italie.]

[81] [V. le passage si connu de l’acte 2, in Verrem., liv. 5, 27 : cum autem ver esse cœperat, cujus initium iste non a Favonio.... notabat, sed cum rosam viderat, etc.]

[82] [Varron, De re rust., 3, 13. — V. infra, ch. XII.]

[83] [M. Mommsen évalue l’amphore à 33 quarts prussiens. Il diffère en cela de Hultsch (Metrologie, Berlin, 1862), qui l’estime à environ 23 quarts, ou lit. 26,263 (l. c. p. 99, et 306 ; tableau XI.). Pline le Naturaliste, qui cite le fait relatif à Hortensius, s’exprime ainsi : super millia cadum heredi reliquit. Or le cadus (du grec xάδος, vaisseau à liquides), n’était point une mesure fixe, non plus que l’amphore : il faut croire d’ailleurs que comme il s’agit de vin grec, le cadus ou l’amphore équivalait ici au quadrantal (ou amphore quadrantale), égale au pied cubique (quadrantal vocabant antiqui quam ex græco amphoram dicunt. Festus, h. verbo). Mais l’amphore grecque ou attique, l’άμφορεύς ou μετρητής, contenait 3 urnæ, ou une urna de plus que l’amphore latine (1 ½ amphora). A ce compte nous retrouvons l’évaluation approximative de M. Mommsen (34,41 quarts prussiens, ou lit. 39,39) ; et les 1.000 cadi d’Hortensius auraient donné 3939 hectol.]

[84] Macrobe (Saturn., 2, 9) nous a conservé le menu du festin donné par Mucius Lentulus Niger (avant 691 [63 av. J.-C.]), à son avènement au pontificat, festin auquel assistèrent les autres pontifes, et parmi eux, César [alors rex sacrorum], les Vierges vestales, plusieurs autres prêtres, et quelques dames proches parentes. Entrées les hérissons de mer : les huîtres fraîches, à volonté : les palourdes et spondyles : les grives aux asperges, les poulardes grasses sur les pâtés d’huîtres et de coquillages : les glands de mer noirs et blancs ; puis encore les spondyles, les glycomarides, les oursins : les becs-figues ; les filets de chevreuil ; la côte de porc ; les volailles grasses saupoudrées de farine : les becs-figues ; les murex et les pourpres. Service principal : les tétines de truie : la hure de porc : les pâtés de poisson, les pâtés de tétine de truie : les canards : les sarcelles à l’étuvée, les lièvres ; les rôtis d’oiseaux : les petits fours au gruau : les petits fours du Picenum. — Tels sont les festins des collèges sacrés dont Varron dit qu’ils font brûler l’enchère des prix de toutes les délicatesses de la cuisine. - De re rust. 3, 2.1. Ailleurs, dans une satire, il énumère, comme il suit, les mets fins exotiques les plus recherchés : Paons de Samos : poules de Phrygie : grues de Mélos : chevreaux d’Ambracie : thons de Chalcédoine : murènes du détroit de Gadès : poissons-ânes (?) de Pessinunte : huîtres et moules de Tarente : esturgeons (?) de Rhodes : scares (?) de Cilicie : noix de Thasos : dattes d’Égypte : glands d’Espagne.

[85] [César, dînant, chez Cicéron, boit et mange bien, et prend de l’émétique (ad Att., 13, 52).]

[86] [Aulus Cluentius Habitus, chevalier romain du municipe de Larinum, en Apulie, fut accusé du crime d’empoisonnement commis sur son beau-père, Statius Albius Oppianicus. Son accusateur était son beau-frère, instrument des haines de Cluentia, sa propre mère. — Cicéron le défendit, et le fit acquitter (688 [52 av. J.-C.]). La corruption paraît avoir agi sur les juges au moins autant que l’éloquence du grand avocat, qui pourtant se vanta d’avoir jeté de la poudre aux yeux de ses juges (Quintil., 2, 17). — De fait, on rencontre toute une collection d’ignobles crimes au sein de cette famille d’Atrides bourgeois : incestes, poison, corruption, haines de marâtre, de gendres et de beaux-fils, tout y est.]

[87] [V. Cicéron, ad. famil., 6, 13-14 ; 4, 57. - ad Att., 14, 4.]

[88] [Le mariage par coemption, permettant, le rachat ou l’émancipation de la femme, et le divorce, bien plus aisément que l’ancien mariage religieux par la confarréation, ce dernier tombait en désuétude. — La femme émancipée ne se remariait pas ; ou mariée, elle était laissée souvent à la tête de ses affaires d’argent : de là, cette apostrophe de Cicéron : Mulieres omnes propter infirmitatem consilii majores in tutorum potestate esse voluerunt : hi (les jurisconsultes nouveaux) invenerunt genera tutorum quæ mulierum potestate continerentur. Pro Muræn., 2. - Gaius, Instit., 2, 118.]

[89] [Nous avons mentionné ce grand scandale, mais nous y revenons, pour donner quelques détails sur la procédure à laquelle M. Mommsen fait allusion. A la fête nocturne de la Bonne Déesse (bona Dea) qui se célébrait cette année (692 [62 av. J.-C.]) chez J. César, alors préteur, Clodius, déguisé en femme, s’introduisit au milieu des matrones et des vestales. Il était l’amant avéré de Pompeia, l’épouse du futur dictateur, répudiée plus tard à cette occasion. Il fut reconnu par une esclave : il y avait inceste, et la fête, souillée, fut renvoyée à un autre jour. César ne porta pas plainte, mais le Sénat, saisi par G. Cornificius, vota l’institution d’une commission extraordinaire (quæstio de pollutis sacris). La rogation portée devant le peuple, ne put passer d’abord : les bandes de Clodius s’agitaient, l’un des consuls favorisait le coupable. Enfin une loi fut rendue, après longs débats, qui disait que les juges de la cause seraient tirés au sort dans les trois ordres. Alors, L. Cornelius Lentulus Crus accusa Clodius : mais celui-ci fit marcher la corruption, et finalement se vit acquitté par 31 voix contre 25. Au débat, Cicéron avait comparu comme témoin, et son témoignage détruisait un alibi provoqué par Clodius : de là la haine implacable de celui-ci contre l’orateur (Schol. Bobb. in orat. in Clod. et Curion. — Asconius, in orat. pro. Mil.)]

[90] [Cicéron, pro Rabir., 10. Ne voyons-nous pas souvent, en quête de voluptés et de molles jouissances, des citoyens romains, des jeunes gens de la noblesse, et jusqu’à des sénateurs de haute naissance, loin de leurs jardins et de leurs villas suburbaines, se montrant dans Naples, dans cette ville si populeuse, un turban de soie (mitella) sur la tête ? — Et Sénèque (Epist. 51) ajoute au tableau. Il appelle Baia le rendez-vous des vices (diversorium vitorium). — Quelle nécessité d’y aller voir les gens ivres, flânant sur le rivage, les festins sur l’eau, et les lacs qui retentissent du bruit des symphonies, et tant d’autres excès qu’une luxure sans frein ni loi se permet, que dis-je, qu’elle affiche ? — Cf. Tibull., 3. 5. – Ovide, De art. amandi, 1, 255.]      

[91] [V. ch. XII, la note sur Hortensius, à qui Caton laissé épouser sa femme, qu’il reprendra plus tard ; avec une fortune accrue par ce second mariage.]

[92] [Proletarius, qui fait souche d’enfants.]

[93] [Conformément à l’un des conseils, dans les Orationes ad Cæsarem, attribuées à tort à Salluste.]

[94] [Suétone, César, 43 : — Gell., 3, 15. C’est le renouvellement du Jus trium liberorum.]

[95] [Suétone, César, 43 : cf. Cicéron, ad famil., 7, 26 ; 9, 15. - ad Att., 13, 7. César ne pouvait guère se faire illusion sur l’insuccès forcé de son remède : peut-être, comme on l’a remarqué, ne fit-il, en y recourant, qu’obéir en apparence aux exigences jalouses de la démocratie.]

[96] [Cette loi remonte à la première dictature (705 [49 av. J.-C.]), au retour de la première campagne d’Espagne. Dion, 41, 38.]

[97] [Nous n’en trouvons pas la mention expresse : mais la mesure ressort nécessairement de l’autorisation donnée au débiteur de déduire du capital, à titre de paiement effectué contrairement à la loi, les intérêts payés, soit comptant, soit sur billet (Suétone, César, 42). — Cf. Plutarque, César, 37 ; Appien, b. civ., 2, 48 ; Dion, 41, 37-38.]

[98] [César, b. civ., 3, 3. — Ce fut à la suite de ces règlements que Cœlius et Milon se révoltèrent ; César, b. civ., 3, 20-21.]

[99] [Les lois royales de l’Égypte (Diodore, 1, 79) et les lois de Solon (Plutarque, Solon, 13, 15) proscrivaient toute reconnaissance de dette, par laquelle en cas de non paiement, le débiteur aurait engagé sa liberté personnelle : ces dernières tout du moins, lorsqu’il y avait déconfiture, n’autorisaient aucune rigueur allant au-delà de l’abandon complet de l’actif.]

[100] La dernière au moins se retrouve dans les lois royales égyptiennes (Diodore, 1, 79). La législation de Solon, au contraire, ne pose aucune restriction au taux de l’intérêt, et autorise même expressément son élévation arbitraire.

[101] [Suétone, César, 42 ; Appien, b. c., 1, 8.]

[102] [On cite aussi Boviainum, Aufidena, Casilinum, Calatia, Lanuvium.]

[103] [Nous avons dit déjà qu’il nous reste de ces lois de très considérables fragments. V. à l’Appendice les Leges Juliæ.]

[104] A voir César instituer seize propréteurs annuels et deux proconsulats dans les provinces, les deux proconsuls demeurant deux ans en charge, on pourrait induire de là qu’il entrait dans ses projets de porter les provinces à vingt. Mais rien ne serait moins certain qu’une telle conclusion, d’autant qu’il entrait dans ses vues qu’il y eût moins d’offices et plus de candidatures.

[105] [Cicéron, in Verrem., 2 act. 3, 120.]

[106] [Environ deux lieues carrées de France.]

[107] [Il s’agit ici de la soi-disant mission libre (legatio libera) ou mission sans affaire d’État à traiter.]

[108] [Suétone, César, 69. — Florus, 42, 92. — Sénèque, Qu. nat., 5, 18.]

[109] [En France, il n’existe plus de Ghettos ou quartiers juifs : il en reste trace à Metz, à Strasbourg ; et l’on connaît le quartier juif de Francfort : mais on le rencontre surtout dans les villes de l’Allemagne orientale et de l’ancienne Pologne.]

[110] [Josèphe, Antiq., 14, 8-10. Ils avaient rendu des services à César, durant la campagne d’Égypte. César les avait vengés de Pompée, le destructeur de leur temple. Parmi les privilèges dont ils jouirent, du fait de César, Josèphe mentionne la remise du tribut de la 7e année ou année sabbatique, dans laquelle ils ne semaient ni ne recueillaient. — Enfin il leur avait laissé bâtir une synagogue sur le Tibre (Josèphe, Antiq., 14, 3-5, et Philon, leg ad Gai., 2.]

[111] [V. sur le Judaïsme au temps de César, un excellent résumé, de M. Merivale, Hist. of the Rom. under the Empire, t. III, ch. XXIX.]

[112] [Suétone, César, 79. Cf. Lucain. 9, 998 – et Horat. Od., 3,-3.]

[113] [Voulons que ce décret soit publié en grec et en latin sur une table de bronze... afin due tous en puissent prendre connaissance ! (Formule donnée par Josèphe, Antiq., XII, 12, 5 ; XIV, 10, 2.) — De même, plus tard, le Testament d’Auguste, connu sous le nom de Monument d’Ancyre, sera grave en latin et en grec sur des tables de bronze, et placé dans les temples des villes impériales. V. l’édition critique donnée par M. Mommsen : Res gestæ divi Augusti ex Monum. Ancyr. et Apollon. Berlin, 1865.]

[114] [Pompée le fit citoyen romain (César, Bell. civ., 3, S. — Plutarque, Pompée, 49, 76). Il obtint la liberté pour sa ville natale qui lui décerna les honneurs divins. Il laissa des Mémoires sur les hauts faits de son maître, dont Plutarque d’ailleurs signale la partialité (Pompée, 37). — V. Mém. de l’Acad. des Inscript., t. XIV, p. 143 : Recherches sur la vie et les ouvrages de Théoph. de Mytil., par Sevin.]

[115] Narbonne était la colonie de la Dixième (decumani) : Bæterræ, celle de la Septième (septimani) ; Forum Julii, de la huitième (octavani) : Arles, et avec Arles la colonie latine de Ruscino (la Tour de Roussillon ?), de la Sixième (sextani) : Arausio de la Seconde (secundani). La Neuvième légion manque ; son numéro avait été déshonoré par la révolte de Plaisance. Que les colons de ces diverses cités eussent été exclusivement tirés des légions éponymes, on ne le dit point, et il n’y a point lieu de le croire, les vétérans ayant été pour la plupart établis en Italie. Quand Cicéron se plaint de ce que César aurait confisqué en bloc des provinces et des contrées entières (de offic., 2, 7 : cf. Philipp., 13, 15, 31, 32), il va de soi que ses plaintes (comme il est prouvé déjà par leur étroite liaison avec pareil reproche relatif au triomphe sur les Massaliotes), se réfèrent aux incorporations de territoire dans la Narbonnaise, et surtout aux confiscations territoriales imposées à Massalie, en vue même des colonies ici mentionnées.

[116] La tradition ne fait point expressément connaître de qui les cités de la Narbonnaise non colonisées, et Nemausus entre autres, tenaient leur droit latin. Mais César (b. civ., 1, 35), fait entendre nettement que Nemausus, jusqu’en 705 [49 av. J.-C.], était bourg massaliote ; et au rapport de Tite-Live (Diodore, 41, 25 : Florus, 2, 13 : Orose, 6, 15), c’est bien là la contrée, sur laquelle portèrent les confiscations ordonnées par César. D’un autre côté, des monnaies antérieures à Auguste, et de l’affirmation de Strabon, il ressort que Nemausus était cité du Droit latin. Il s’ensuit que c’est César qui a concédé ce droit. Et quant à Ruscino (Roussillon, près de Perpignan), et aux autres cités latines de la Gaule narbonnaise, on peut conjecturer qu’elles l’ont aussi reçu en même temps que Nemausus.

[117] [Suétone, César, 42. — Plutarque, César, 57. — Strabon, 17, 3.]

[118] [Suétone, César, 42, 44. — Plutarque, César, 57, 58. — V. aussi Dion, 43. 50. – Strabon, 17, 3, 15. – Pausanias, 2, 1-2.]

[119] Il est certain que les cités du Droit plein romain n’avaient qu’une juridiction limitée. Mais chose qui étonne d’abord, et qui pourtant ressort indubitablement du texte même de la loi municipale pour la Cisalpine, les procès dépassant la compétence locale, dans cette province, étaient portés, non devant le gouverneur provincial, mis devant le préteur de Rome. Et pourtant, le gouverneur, dans sa province, tient de droit la place et du préteur qui prononce, à Rome, entre les citoyens de Rome, et de l’autre préteur qui juge entre citoyens et étrangers. Dans la règle, il aurait donc dû connaître des causes ressortissant au magistrat supérieur. Mais cette anomalie s’explique peut-être comme un reste de l’organisation antérieure à Sylla. On se souvient qu’alors les deux magistrats de Rome (le préteur urbain et le préteur perégrin), avaient juridiction sur tout le territoire continental jusqu’aux Alpes ; et que par suite, dès que le procès dépassait les limites de la compétence municipale, ils étaient dévolus aux préteurs. Au contraire, à Narbonne, Gadès, Carthage et Corinthe, la connaissance de ces mêmes causes appartenait au commandant provincial : il y aurait eu d’ailleurs des difficultés pratiques à ce que le procès allât s’instruire et se vider à Rome.

[120] Je ne comprends pas pourquoi l’on a voulu voir une antinomie inconciliable dans le fait du droit de cité romaine concédé à toute une contrée, et le maintien dans cette même contrée du régime provincial. N’est-il pas notoire que la Cisalpine a reçu la cité en bloc, en 705 [49 av. J.-C.] au plus tard, qu’elle est restée néanmoins province romaine tant que César a vécu, qu’elle n’a été réunie à l’Italie qu’après sa mort (Dion, 48, 12), qu’enfin, jusqu’en 711 [-43], il est fait mention des magistrats qui l’administrent ? L’erreur était-elle possible en présence de la loi municipale de César, où ne se rencontre jamais le mot d’Italie, et qui désigne toujours la Gaule Cisalpine ?

[121] [Laus Julia, sur les médailles. Eckel, 2, 238.]

[122] Comment a-t-on pu douter que l’innovation date de César, et qu’elle ne remonte pas à une époque quelconque postérieure à la guerre sociale ? Cicéron le constate (in Verr., Act. 1, 18, 54, etc.). — [Quant au règlement relatif au cens, v. la L. Julia municip. à l’appendice.]

[123] [Le fait, est mentionné par Æthicus, dans sa Cosmographie (IVe siècle). V. Dureau de la Malle, Économie polit. des Romains, 1, 166 et s. — Les mensurations faites par l’ordre de César, ont dû, selon M. Merivale, faciliter la construction de la carte du monde d’Agrippa, mentionnée par Pline, h. nat., 52, 3. — V. Hist. of the Romans under the Empire, 2, 422.]

[124] [Ou mieux : le Droit des peuples. Les mots Jus gentium ne signifient pas autre chose.]

[125] [En Allemagne le Droit romain est droit écrit et a force de loi auxiliaire commune, là où le Droit civil local (Landrecht) est muet. Il est plus que la raison écrite subsidiaire ; il est enfin ce qu’il était dans nos provinces françaises de Droit écrit. A ce compte il est l’objet d’une étude pratique et vivante autrement approfondie qu’en France. — V. Savigny, Traité de Droit romain. — Windscheid, Lehrbuch des Pandektenrechts (Traité du Dr. des Pandectes), 3 v, Dusseldorff, 1867. — Ihering, Geist des r. Rechts (Esprit du Dr. r.), 3 vol. Leipzig, 1866, etc.]

[126] [Suétone, César, 44. Déjà Cicéron avait fait, pour son propre usage, un résumé méthodique des lois. Gell, 1, 22.]

[127] [Avant Justinien, quelques tentatives de codification eurent lieu ; et le code de Théodose lui avait frayé la voie.]

[128] Les pièces d’or, que Sylla, et que Pompée, à la même époque, avaient fait frapper, en petit nombre d’ailleurs, ne contredisent point cette opinion : très vraisemblablement elles n’étaient reçues qu’au poids, tout comme les Philippes d’or (*), qu’on rencontre encore dans la circulation au temps de César. Elles ont cela de remarquable, qu’elles devancent la monnaie d’or césarienne, de même que la Régence de Sylla devance la nouvelle monarchie.

(*) [Le statère de Philippe II, de Macédoine, pesait grammes 8,6 environ, et valait de 5 à 6 thaler = 18 fr. 75 c. à 22 fr. 60 c. (valeur actuelle, 30 fr. 30 c. environ.]

[129] Il semble constant qu’autrefois les sommes dues en monnaie d’argent aux créanciers de l’État, ne pouvaient leur être remboursées, malgré eux, en or et au taux du rapport légal entre l’or et l’argent. A dater de César, au contraire, la pièce d’or a cours partout sur le pied de 100 HS d’argent. Et le fait a d’autant plus d’importance, qu’il la suite des immenses quantités d’or versées dans la circulation par César, ce métal, durant quelques années, était en baisse de 25 %, relativement au cours légal.

[130] On ne rencontre pas d’inscription, sous l’ère impériale, où les valeurs soient portées autrement qu’en monnaie romaine.

[131] Ainsi la Drachme attique, bien que sensiblement plus lourde que le denier, n’est reçue qu’à égale valeur : la Tétradrachme d’Antioche, plus lourde de 15 grammes en moyenne, ne vaut que 3 deniers romains, lesquels ne pèsent que 12 grammes. Ainsi le Cistophore d’Asie Mineure, qui, valeur argent, dépasse 3 deniers, n’est reçu au tarif légal que pour 2 deniers et demi : la demi-drachme rhodienne, valant 3/4 de denier en argent, n’est aussi reçue que pour 5/8, et ainsi de suite.

[132] [Avant Méton, pour mettre d’accord les années solaire et lunaire en usage, on recourait à une période intercalaire, dite Octaéterie, de 8 années solaires ou de 99 mois lunaires. Méton, fils de Pausanias, et natif d’Athènes, inventa, avec Euclémon, un cycle de 19 ans, également intercalaire, et répondant à la 4e année de la 860 olympiade ou à l’an 432 avant J.-C. (Diodore Sic., 12, 36). — Sur les intercalations compliquées du calendrier anté-césarien, v. Macrobe, Sat. 1, 13, 14 : Censorin, de Die natal., 20. — Les Pontifes, d’ailleurs, dans un but politique, ou en vue d’être utiles à quelque ami, ne se gênaient pas pour omettre ou ajouter un intercalaire dans leurs Fastes. Cicéron, une fois le leur demanda comme chose toute naturelle, afin de raccourcir son séjour en Cilicie, qui lui pesait (ad Att., 5, 9. ; ad div., 7, 2, 8, 6). — A dater de l’an 702 [52 av. J. C.], l’année n’avait été que de 355 jours, sans intercalation, et les consuls de l’an 708 [-46], qui devaient entrer le 1er janvier en charge, avaient réellement commencé leurs fonctions le 13 octobre 707 [-47], 18 jours après l’équinoxe.]

[133] [Sosigènes, Égyptien, commentateur de l’écrit aristotélique sur le ciel, et d’un Traité περί όψεως, n’est guère connu d’ailleurs que par sa collaboration au calendrier Julien.]

[134] [Eudoxe (Eudoxos) de Rhodes, vécut vers 366 [388 av. J.-C.], astronome, géomètre et médecin, il introduisit la Sphère en Grèce, et rectifia l’année selon les calculs égyptiens (Octaétérie), qu’il avait étudiés sur place. Araius a traduit ses Phénomènes.]

[135] L’année 708, appelée l’année de confusion (Macrobe, 1, 16), fut allongée de façon à réparer les erreurs préexistantes, et à faire partir du 1er janvier 709 [45 av. J.-C.] ; la première année de l’ère Julienne. César avait ajouté 90 jours à cette année 708 [-46] de l’ancien calendrier, ces 90 jours se décomposant ainsi : 1° un mois intercalaire de 23 jours, entre le 23 et le 24 février, et 2° deux mois intercalaires à la fin de novembre, l’un de 29, l’autre de 31 jours, plus 7 jours complémentaires comptés en dehors, en tout, 67 jours. — A dater de l’an 709 [-45], il est ajouté tous les 4 ans un jour intercalaire, entre le 23 et le 24 février.

[136] L’identité de cet édit, rédigé, peut-être, par Marcus Flavius (Macrobe, Saturn., 1, 14-16) et de l’écrit sur les Constellalions, attribué à César, me semble prouvé par le sarcasme de Cicéron (Plutarque, César, 59) : Aujourd’hui la Lyre se lève par ordre ! Du reste, on savait avant César que l’année héliaque de 365 jours 6 heures, admise par le calendrier égyptien, dépassait quelque peu la longueur de l’année vraie. Selon le calcul le plus exact de l’année tropique qu’ait connu l’antiquité, celui d’Hipparque [astronome grec florissant vers 594], l’année vraie durait 365 jours 5 heures 52’ 12" : selon le compte exact, aujourd’hui, sa durée réelle est de 365 jours, 5 heures 48’ 48". [Tellement qu’aujourd’hui, il y aurait dans le calendrier Julien une erreur moyenne de 1 jour par 130 ans. — Au temps de Grégoire XIII (1582), il avançait de 13 jours. Grégoire, rectifiant le calcul de la durée des jours, retrancha 10 de ces 13 jours : son calendrier est celui en vigueur actuellement, avec 3 jours d’erreur, par conséquent, entre l’époque de l’équinoxe civil, et celle de l’équinoxe astronomique vrai. (v. Ideler, Handb. der mathem. und techn. Chronologie (Manuel de chronol. mathématique et technique), t. II.]

[137] César vint à Rome en avril et décembre 705 [49 av. J.-C.], n’y restant chaque fois que peu de jours : il y séjourna de septembre à décembre 707 [-47] : il y resta quelque chose comme quatre mois pendant l’automne de l’année 708 [-46] (année de 15 mois) : enfin, il y demeura jusqu’à sa mort, d’octobre 709 à mars 710 [-45/-44].

[138] [Un historien moderne, M. Merivale (history of the Romains under the Empire, London, 1850, t. II, p. 403), fait la même remarque et regrette de ne pouvoir suivre la chronologie des plans et des créations politiques de César cette étude serait, ajoute-t-il, profondément intéressante : on aimerait à voir l’idée première germer dans de multiples directions, et les diverses mesures, imparfaites d’abord, arriver ensuite à un résultat harmonieux.]