L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre IX — Mort de Crassus. Rupture entre les deux régents.

 

 

Marcus Crassus, sans avoir de valeur personnelle, comptait depuis longtemps comme l’un des membres du Cerbère aux trois têtes[1]. Il servait de contrepoids aux deux souverains réels, à César et à Pompée, ou plutôt, il était dans la balance à côté du premier, en face du second. Rien de moins honorable assurément que ce rôle de collègue surnuméraire : mais Crassus ignorait le point d’honneur, et ne lui sacrifia jamais le profit matériel. Il était marchand avant tout, et se laissait marchander. Comme on ne lui offrit que peu de chose, il le prit, ne pouvant obtenir davantage. Rongé par l’ambition, mécontent de sa fortune, placé si près et tenu pourtant si loin de la puissance, il oubliait ses rancunes, en se plongeant dans les flots d’or amoncelés autour de lui. La conférence de Lucques ne laissa pas que de changer aussi sa position. Alors qu’il faisait à Pompée tant de concessions énormes, César ne négligea rien pour consolider aussi sa prépondérance personnelle ; et donnant à Crassus, dans la province de Syrie, l’occasion qu’il se réservait pour lui-même dans les Gaules, il le lança dans une guerre contre les Parthes. Ces perspectives nouvelles ne firent-elles que surexciter l’avarice, devenue seconde nature chez le Triumvir sexagénaire, et d’autant plus inassouvie qu’elle avait englouti les millions les uns après les autres ? Réveillèrent-elles au contraire dans ce cœur vieilli, le feu malsain de ses ambitions si longtemps, et à grande peine refoulées ? il serait difficile de le dire. Quoi qu’il en soit, dès le commencement de l’an 700 [54 av. J.-C.], Crassus débarqué en Syrie. Il n’avait pas attendu la fin de son consulat pour partir. Dans son impatience fiévreuse, il veut escompter les minutes et reprendre le temps perdu : aux trésors de l’Occident il veut joindre ceux de l’Orient : rapide comme César, infatigable comme Pompée, il ira conquérir la puissance et la gloire militaire ![2]

Déjà la guerre était ouverte contre les Parthes. Nous avons dit ailleurs la déloyale conduite de Pompée, qui violant la frontière de l’Euphrate et la lettre des traités, avait détaché du royaume parthique plusieurs districts qu’il avait donnés à l’Arménie, aujourd’hui cliente de Rome. Phraate s’était tu : mais un jour ses deux fils Mithridate et Orodès le tuèrent ; et bientôt (vers 698 [56 av. J.-C.]) le premier, devenu roi, dénonça la guerre au monarque d’Arménie, Artavasdès, fils de Tigrane, mort lui-même tout récemment[3]. C’était du même coup déclarer la guerre à la République : aussi, dès qu’il eut étouffé la révolte des Juifs, l’actif et brave proconsul de Syrie, Gabinius, s’empressa-t-il de passer l’Euphrate à la tête de ses légions. Mais voici qu’une révolution ayant éclaté en Parthie, les principaux du royaume que dirigeait le Grand-Vizir [ou Suréna], jeune et énergique génie, s’étaient débarrassés déjà de Mithridate, en mettant Orodès [Arsace XIV] à sa place : Mithridate alors, de faire cause commune avec les Romains, et de se rendre au camp de Gabinius. Tout promettait le succès à l’entreprise du proconsul, quand soudain l’ordre lui vint de s’en aller rétablir le roi d’Égypte, à main armée, sur son trône d’Alexandrie. Il lui fallut obéir, mais dans l’espoir d’un prompt retour, il invita le prince dépossédé, qui lui demandait assistance, à commencer seul les hostilités. Ainsi fit Mithridate : Babylone, Séleucie se déclarèrent pour lui. Le Vizir reprit cette dernière ville, montant à l’assaut de sa personne, et se faisant voir le premier sur le rempart. A Babylone, Mithridate affamé se rendit à merci, et mourut, supplicié par ordre de son frère. Sa chute était pour les Romains une perte sensible : toutefois l’agitation continuait en Parthie, et la guerre avec l’Arménie n’avait point cessé. Déjà, Gabinius ayant mené à bonne fin l’expédition d’Égypte s’apprêtait à ressaisir l’occasion favorable, et à recommencer :sur l’Euphrate ses opérations interrompues, quand Crassus arriva en Syrie. En même temps qu’il le remplaçait dans le commandement, il lui prit ses plans et voulut les exécuter. Dans ses ambitieuses visées, il ne tenait pas compte des difficultés de la marche, et moins encore de la force défensive de l’ennemi. Emporté par sa folle confiance, il ne parlait de rien moins que de soumettre le Parthe à ses armes : sa pensée déjà rêvait la enquête de la Bactriane et de l’Inde.

Le nouvel Alexandre, d’ailleurs, ne se hâtait point. Avant de se lancer dans cette grosse aventure, il donna son temps à d’autres affaires importantes de même et grandement profitables. Par son ordre, le temple de Dercèto à Hierapolis Bambycè[4], le temple de Jéhovah à Jérusalem et plusieurs riches sanctuaires syriens sont dépouillés de leurs trésors : tous les peuples sujets ont à fournir leurs contingents, ou plutôt des sommes d’or en échange. Dans la première campagne, on se borne à une grande reconnaissance du pays mésopotamien : l’Euphrate est franchi ; le satrape parthe est battu à Ichnae (près du Bélik, au nord de Rakkah) on occupe les places voisines, l’importante Nicéphorion entre autres [Nicephorium Callinicum, aujourd’hui Rakkah] : puis y laissant garnison suffisante, on rentre en Syrie., Crassus hésitait sur la route à suivre. Devait-on faire le tour par l’Arménie ? Valait-il mieux marcher sur la Parthie par la voie directe, au travers du désert de Mésopotamie ? Le circuit par l’Arménie était plus sûr : il conduisait par un pays de montagnes, au milieu de populations alliées de Rome, en apparence. Le roi Artavasde vint en personne au camp, et recommanda ce plan d’opérations. Mais après la reconnaissance faite durant la bonne saison on se décida pour la route de la Mésopotamie. Les nombreuses et florissantes gilles grecques ou à demi-grecques parsemées le long de l’Euphrate et du Tigre, Séleucie surtout, la grande capitale, avaient en haine la domination des Parthes ; et de même que les citoyens de Carrhes l’avaient fait en 689 [65 av. J.-C.], tous les Hellènes domiciliés dans les localités où se montraient les Romains étaient décidés à agir, n’ayant rien tant à cœur que de secouer le joug de l’étranger. Ils se disaient prêts à recevoir les Romains comme des libérateurs, presque comme des compatriotes ! De plus le cheik arabe Abgar[5], maître du désert d’Édesse et de Carrhes, et de la route ordinairement suivie de l’Euphrate au Tigre, était aussi venu au camp, assurant Crassus de son concours dévoué. Quant aux Parthes, ils n’avaient fait d’abord aucun préparatif. Les légions (701 [-53]) passèrent de nouveau l’Euphrate (non loin de Biradjik). Ici encore deux routes conduisaient vers le Tigre. Ou bien on pouvait descendre le long de l’Euphrate, jusqu’à la hauteur de Séleucie, là où les deux fleuves ne sont plus séparés que par une distance de quelques milles : ou bien on se jetait à travers le grand désert, et l’on marchait en ligne droite à la rencontre du Tigre. A suivre le premier parti, on arrivait directement à Ctésiphon, capitale des Parthes, située en regard de Séleucie, sur la rive gauche de ce fleuve. Des voix nombreuses et importantes opinèrent pour cette route dans les conseils de guerre de Crassus : le questeur Gaius Cassius[6], entre tous, insistait sur les difficultés d’une marche à tenter dans le désert : il citait les récits apportés des garnisons romaines de la rive gauche de l’Euphrate, récits tout pleins de détails sur les préparatifs que l’ennemi accumulait aujourd’hui. D’un autre côté, Abgar démentait toutes ces nouvelles : à l’entendre, le Parthe n’était occupé qu’à évacuer ses provinces occidentales. Déjà ses trésors étaient empaquetés : déjà il était en route pour se réfugier chez les Hyrcaniens et les Scythes : que si l’on ne forçait la marche, et par le plus court chemin, on ne pourrait plus l’atteindre. Dans cette direction, du moins, on rattraperait sans doute encore l’arrière-garde de la grande armée, sous les ordres de Syllacès et du vizir : on l’écraserait alors et l’on ferait un immense butin. Sur ces rapports des Bédouins amis on se décida : l’armée romaine, forte de sept légions, de 4.000 cavaliers et de 4.000 frondeurs et archers, quitta les bords de l’Euphrate, et s’enfonça dans les plaines inhospitalières de la Mésopotamie du Nord. Mais l’ennemi ne se montrait ni de près ni de loin : la faim et la soif seules dans le désert immense montaient la garde aux portes de l’Orient. Enfin après les longs jours d’une marche pénible, on vit les premiers cavaliers de l’ennemi, aux environs du Balissos (le Bélik), la première rivière que les Romains avaient à passer. Abgar avec ses Arabes partit en éclaireur : les escadrons parthes disparurent au-delà de l’eau et s’enfoncèrent au loin, poursuivis par l’Arabe et par les siens. On attendit impatiemment son retour, comptant sur des nouvelles. Le Triumvir croyait saisir enfin cet ennemi qui se refusait toujours : son fils Publius brûlait d’en venir aux mains. La vaillance et les actions d’éclat du jeune capitaine lui avaient fait un nom dans les Gaules, sous César ; et celui-ci l’avait envoyé avec un corps de cavalerie gauloise, pour prendre part à l’expédition de Parthie. Du côté de l’ennemi nul envoyé ne vint. A tout hasard, on se décide à aller de l’avant. Le signal de la marche est donné : le Balissos est franchi, et l’armée, après un court et insuffisant repos vers le milieu du jour se lance à toute vitesse, sans arrêt de séjour. Soudain retentissent autour des Romains les tymbales des Parthes : partout l’on voit flotter aux vents leurs étendards de soie brodée d’or : partout aux feux du soleil de midi reluisent leurs armes et leurs casques de fer : près du vizir se tient Abgar avec ses Bédouins.

On comprit, mais trop tard, dans quel piége on était tombé. Le vizir avait vu, d’un œil sûr, et le danger et les moyens d’y faire face : L’infanterie des Orientaux était impuissante contre l’infanterie de ligne des Romains : il s’en était débarrassé ; et remettant au roi Orodès en personne ces masses inutiles sur un vrai champ de bataille, il l’avait envoyé avec elles en Arménie, coupant ainsi la routé à 40.000 gros cavaliers auxiliaires promis par Artavasdès à Crassus. Leur absence était un malheur irréparable. De plus, ayant affaire à la tactique romaine, sans égale dans son genre, le vizir lui en opposa une absolument différente. Son armée était tout montée : pour front de ligne, il avait sa lourde cavalerie, portant la longue lance, l’homme et le cheval protégés par la cuirasse à écailles de fer, la gorgerette de cuir, et autres pareils abris. Les sagittaires à cheval formaient le gros de ses soldats. Chez les Romains, au contraire, ces armes spéciales faisaient presque complètement défaut. Inférieurs en troupes de ce genre, et par le nombre et par l’adresse à les manier, que pouvaient-ils faire avec leurs fantassins ? Si excellents que fussent les légionnaires dans le combat corps à corps, ou dans le combat à courte distance, ici, lançant le lourd pilum, là, jouant de l’épée dans la mêlée, comment sauraient-ils jamais forcer toute cette nuée de cavaliers à en venir aux mains ? Et même, l’ennemi se laissant joindre, ne se heurteraient-ils pas contre la muraille de fer de ses lanciers à cheval, aussi bons, meilleurs soldats qu’eux, cette fois ? En face du Parthe ainsi armé, tout le désavantage était pour les légions, et dans les moyens stratégiques, puisque sans cavalerie, elles ne demeuraient pas maîtresses de leurs communications, et dans les moyens de combat, puisque, là où l’on n’en vient point à la lutte d’homme à homme, l’arme à longue portée triomphe nécessairement de l’arme courte. L’ordre profond des Romains, base de leur système tactique, accroissait encore le danger. Plus leurs colonnes étaient épaisses, plus leur choc dût été irrésistible en temps ordinaire, plus aussi, quand le Parthe les venait assaillir, ses innombrables flèches tombaient à coup sûr dans les rangs. En temps ordinaire s’agissant d’une place à défendre, ou opérant sur un terrain difficile, les essaims de la cavalerie parthe se seraient heurtés impuissants contre les solides fantassins de Rome : mais au fond du désert de Mésopotamie, contre cette armée qui flottait ainsi qu’un vaisseau perdu en haute mer, au bout de longues et nombreuses marches, ne rencontrant ni un obstacle, ni une solide position, la tactique du Parthe était irrésistible à son tour. Cette tactique, par la faveur des circonstances, il la pouvait pratiquer dans la simplicité de sa conception première, et aussi dans toute sa puissance effective. Tout enfin concourait à assurer l’avantage au cavalier asiatique sur le légionnaire étranger. Quand la lourde infanterie romaine se traînait péniblement dans les sables et les steppes, souffrant de la faim et plus encore de la soif, sur une route non frayée, à peine jalonnée à de longues distances par des sources rares, et souvent introuvables, le cavalier parthe volait dans ces grands espaces, toujours en selle des l’enfance sur son rapide coursier ou sur son chameau[7], y passant sa vie, pour ainsi dire, familier avec le pays, avec ses difficultés, et sachant au besoin les vaincre. Pas une goutte de pluie qui vint atténuer la chaleur, ou détendre les cordes et les courroies des arcs et des frondes de l’ennemi : impossible souvent de travailler pour le campement dans les sables profonds et mobiles, de creuser les fosses, et d’élever l’agger. Je n’imagine pas de situation militaire plus tranchée, où l’on ait eu plus nettement, d’un côté, tous les avantages ; de l’autre toutes les infériorités[8] !

Que si l’on cherche d’où venait dette tactique nouvelle des Parthes, la première qui, s’employant sur son vrai terrain, ait vaincu les armes de Rome, on n’arrive guère qu’à de pures conjectures. De tout temps, l’Orient a eu ses cavaliers armés de lances ou d’arcs : ils ont formé le noyau dés armées de Cyrus et de Darius. Pourtant ils ne venaient qu’en sous-ordre, appelés principalement à couvrir cette inutile infanterie que nous savons. Chez les Parthes mêmes on n’avait point abandonné les vieilles méthodes, et je pourrais citer telle de leurs armées oit le fantassin comptait, encore pour les cinq sixièmes du tout. Dans la campagne contre Crassus, au contraire, la cavalerie, pour la première fois, se montre seule, et l’application toute nouvelle fait de l’arme la porte à une autre et plus grande valeur. L’expérience de l’irrésistible force de l’infanterie légionnaire semble avoir enseigné séparément aux adversaires de. Rome, à la même heure, et dans les régions les plus diverses, une innovation qui sera partout efficace : dorénavant, à ce fantassin préparé pour le combat corps à corps, on opposera la cavalerie, les armes à long jet. L’essai a complètement profité à Cassivellaun, en Bretagne : dans les Gaules, entre les mains de Vercingétorix, il a réussi en partie : déjà, Mithridate Eupator l’a voulu tenter : mais c’est le vizir d’Orodès qui achèvera le système sur une grande échelle, formant sa troupe de ligne avec sa grosse cavalerie, utilisant comme arme de jet sûre et effective l’arc, cette arme nationale de l’Orient, merveilleusement maniée, entre tous, par les contingents des pays persiques. Il trouve enfin dans les conditions du sol et dans son peuple, tout ce qu’il lui faut pour la réalisation pleine et entière d’une idée neuve et vraie. Là, pour la première fois, l’arme courte et l’ordre en masse des Romains seront vaincus par l’arme longue et le système déployé du Suréna : là, déjà se prépare la révolution militaire, qui s’achèvera bien plus tard par l’emploi de l’arme à feu[9].

Le choc eut lieu en plein désert, un peu au nord à six milles environ au sud de Carrhes (Harran), où stationnait une garnison romaine. Les archers de Crassus, lancés en avant, furent aussitôt ramenés par les innombrables archers Parthes, dont l’arme plus fortement tendue que la leur ; lançait la flèche infiniment plus loin. Quelques officiers intelligents avaient conseillé de marcher à l’ennemi en rangs déployés et clairs, autant que possible : au lieu de cela, massée en un carré épais de douze cohortes sur chaque front, l’armée se vit tout à coup débordée. Assaillis d’une grêle de traits, tombant à coup sûr, même lancés sans viser, les légionnaires mouraient sans pouvoir rien pour se défendre. On crut d’abord que les munitions de l’ennemi s’épuiseraient vite : vain espoir ! Derrière lui, venait une file sans fin de chameaux chargés. Cependant ses escadrons s’étendaient de plus en plus. Les légions bientôt allaient être enveloppées : c’est alors que Publius Crassus avec une troupe choisie de cavaliers, d’archers et d’infanterie, court sur les Parthes. Ceux-ci suspendent leur mouvement concentrique et reculent, vivement poursuivis par le bouillant capitaine. Soudain, lorsque le corps principal des Romains n’est plus en vue, la grosse cavalerie parthe fait face ; et de toutes parts les essaims des sagittaires reviennent sur Publius à bride abattue. Celui-ci voit tomber les siens les uns sur les autres, sans qu’ils puissent ni attaquer ni se défendre : désespéré, il prend son élan, et avec ses chevau-légers non cuirassés il va donner contre les lanciers montés et bardés de fer : en vain ses Gaulois font merveille : en vain méprisant la mort, ils saisissent et ploient les lances, ou se jetant à bas de cheval, ils tentent de frapper l’ennemi ; toute leur bravoure est peine perdue. Leurs débris, et parmi eux, le chef blessé au bras qui tient l’épée, s’entassent refoulés sur une mince hauteur : là encore ils servent de cibler aux terribles flèches. Les Grecs mésopotamiens, qui connaissaient le pays, supplièrent Publius Crassus de monter avec eux à cheval, et de tenter par un violent effort de se dégager. Mais il refusa de séparer sa fortune de celle de tant de braves que sa témérité avait menés à la mort : il ordonna à son écuyer de l’achever. Après lui, ses officiers, pour la plupart, se tuèrent. Des 6.000 hommes dont se composait le détachement, 500 à peine restèrent qui furent pris : nul n’échappa[10]. Cependant l’ennemi avait laissé quelque répit à l’armée principale ; et elle en profitait. Mais on était encore sans nouvelles du corps de Publius : le repos trompeur fit place à l’inquiétude. Voulant savoir à quoi s’en tenir, on se dirigea vers le champ de bataille. Mais voici que l’ennemi promène devant l’œil du père la tête de son fils plantée au haut d’une perche : le combat recommencé avec les légions,  pareil à la lutte récente, furieux et sanglant comme elle, et comme elle sans espoir. Impossible d’enfoncer la ligne des lanciers cataphractes, impossible d’arriver aux sagittaires : la nuit seule mit fin au massacre. Si les Parthes avaient bivouaqué sur le lieu, l’armée romaine eût péri jusqu’au dernier homme. Mais l’ennemi ne savait combattre qu’à cheval ; et de peur de surprise, il ne campait jamais à portée de son adversaire. Les Parthes, en se raillant, crièrent qu’ils donnaient à Crassus une nuit pour pleurer son fils ; puis ils disparurent, comptant revenir le lendemain, et achever la prise du gibier sanglant et gisant sûr le sol. Les Romains se gardèrent de les attendre. Crassus avait perdu la tête : ses lieutenants Cassius et Octavius, levèrent le camp en hâte et en silence, laissant sur le terrain tous les hommes blessés ou épars ; et avec ce qui leur reliait de soldats pouvant marcher encore, ils tirèrent sûr Carrhes, où ils comptaient s’abriter derrière les murs de la place. Les Parthes revenus le jour suivant, s’amusèrent à la poursuite des épaves dispersées, du combat de la veille, tuant et capturant tout. D’un autre côté la garnison et les habitants de Carrhes, avaient de bonne heure appris par les fuyards la nouvelle de la catastrophe : ils coururent au devant de Crassus. Sans ce secours et le temps perdu par les Parthes, c’en était fait des débris de l’armée, voués, ce semble, à une destruction immédiate. Les bandes parthiques ne pouvaient songer à donner l’assaut. Mais bientôt les Romains sortent de la ville, de leur plein mouvement, soit famine, soit lâché précipitation du Triumvir, que les soldats avaient voulu, mais en vain, écarter du commandement, élisant Cassius à sa place. On prit la route des montagnes d’Arménie : marchant la nuit ; le jour restant en place, Octavius avec 5.000 hommes finit par occuper la forte position de Sinnaca, port de salut pour l’armée, à un jour de marche des premières hauteurs. Là, au péril de sa vie, il dégagea son général égaré par ses guides et déjà presque aux mains de l’ennemi. Sur ces entrefaites le Vizir s’approcha du camp, offrant au nom de son roi paix et amitié, aux Romains, et proposant une entrevue avec Crassus. Démoralisée qu’elle était, l’armée conjura son chef, le contraignit même d’accepter l’offre du Suréna. Celui-ci reçut le consulaire et son état-major avec tous les honneurs d’usage, mettant de nouveau en avant la proposition d’un pacte d’alliance. Seulement, il rappela en termes amèrement justes la mauvaise fortune des traités conclus autrefois avec Lucullus et avec Pompée, au sujet de la frontière de l’Euphrate, et demanda un instrument écrit sur l’heure. Alors les Parthes déroulent une tente richement ornée : c’est un présent que leur roi fait au général de Rome, et les serviteurs du Vizir accourent en foule autour de Crassus, l’aidant à se mettre en selle. Les lieutenants virent clair dans le dessein du Suréna, qui voulait évidemment se rendre maître de sa personne. Octavius, désarmé qu’il était, arrache l’épée du fourreau à l’un des Parthes, et tue le valet. Là dessus, tumulte et échauffourée : tous les officiers Romains sont massacrés : le vieux Crassus à l’instar de l’un de ses aïeux[11] ne veut pas tomber vivant aux mains de l’ennemi et lui servir de trophée : il cherche la mort et la trouve. Quant aux légionnaires laissés dans le camp, ils sont pris ou dispersés. Ainsi ce qu’avait commencé la journée de Carrhes, la journée de Sinnaca l’achève le 9 juin 701 [53 av. J.-C.] : date désastreuse qui va de pair avec les combats de l’Allia, de Cannes et d’Arausio. L’armée de l’Euphrate n’était plus. Gaius Cassius séparé du gros de l’armée durant la retraite de Carrhes, put seul s’échapper. Quelques pelotons épars, quelques fuyards isolés, parvinrent aussi à se soustraire à la poursuite des Parthes et des Bédouins. Ils repassèrent en Syrie. Des 40.000 légionnaires et plus qui avaient franchi l’Euphrate, il n’en revint pas le quart : moitié avait péri. Dix mille captifs environ furent conduits par les vainqueurs aux extrémités de l’Orient, dans l’oasis de Merw [Margiane] : ils y vécurent, serfs de corps, astreints à servir dans l’armée, selon la loi parthe[12]. Pour la première fois, depuis que les légions suivaient les aigles, celles-ci, presque à la même heure, et dans la même année, tombaient aux mains de l’étranger vainqueur : en Occident, les Germains les avaient enlevées, et les Parthes, au fond de l’Orient. Quelle impression fit en Asie la défaite de Crassus, nul historien ne nous l’a dit : elle dut être profonde et durable. A cette époque, le roi Orodès célébrait les noces de son fils Pacoros avec la sœur du monarque arménien, son nouvel allié. Ce fut au milieu des fêtes qu’il reçut le messager de victoire envoyé par son Vizir et la tête coupée de Crassus, qu’on lui apportait selon la tradition orientale. On avait quitté les tables du festin : une de ces troupes de comédiens ambulants, comme il y en avait tant alors, qui s’en allaient colportant la poésie et la scénique grecques jusque dans les contrées reculées de l’Asie, cette troupe jouait les Bacchantes d’Euripide devant la cour assemblée. A l’endroit du drame où Agavé rentre en scène, et rapporte du Cythèron la tête de Penthée, son fils, qu’elle a mis en pièces dans son accès de fureur dionysiaque, l’acteur qui jouit le rôle, présenta aux assistants le chef sanglant du Triumvir ; et aux applaudissements sans fin de son public de barbares à moitié hellénisés[13], il récita la strophe fameuse du poète :

Nous rapportons de la montagne la branche frais coupée : la chasse a été bonne ! [Bacch., v. 1168] Pour la première fois, depuis l’ère des Achæménides, l’Occident était vaincu par l’Orient. Et quel sens profond dans ces fêtes où l’Asie emprunte au monde occidental l’une de ses plus splendides créations ; où la tragédie grecque se tourne en parodie grotesque et sanglante, par les mains de ses enfants dégénérés. Ici, la société romaine, et le génie de la Grèce vont de pair et se façonnent aux chaînes du régime des sultans[14] !

La ruine de Crassus, terrible en soi, sembla devoir enfanter des suites plus terribles encore. Les étais de la puissance romaine en Asie semblaient ébranlés. C’était peu que de voir les Parthes dominer désormais sur la rive gauche de l’Euphrate, et l’Arménie, déjà détachée de l’alliance de Rome avant la fin du Triumvir, affiliée pleinement à la clientèle du vainqueur ; que de voir les fidèles citoyens de Carrhes courbés par les Parthes sous le joug d’un maître nouveau (Andromachos, l’un de ces guides perfides qui la veille avaient égaré les Romains), et expiant, cruellement leurs tendances occidentales. Les Parthes, se préparèrent sans, délai à franchir la frontière du fleuve ; et s’unissant aux Arabes et aux Arméniens, ils ne prétendirent à rien moins que chasser Rome de la Syrie. Comme les Hellènes d’au-delà de l’Euphrate avaient attendu des Romains leur délivrance, de même les Juifs et plusieurs autres peuples orientaux attendaient les Parthes avec impatience. A Rome, la guerre civile était aux portes : à une telle heure et sur ce point de l’Asie, l’attaque qui menaçait était un grand danger. Heureusement pour la République, les généraux des deux côtés n’étaient plus les mêmes. Le sultan Orodès devait trop à l’héroïque vizir, qui lui avait mis la couronne sur la tête, et chassé l’étranger envahisseur : il le paya en lui dépêchant bien vite le bourreau. A sa place, il donna l’armée d’invasion de Syrie à son fils, Pacoros, tout jeune et inexpérimenté, qu’un autre chef, Osacès, assistait de ses conseils et de sa science militaire.

Chez les Romains, le questeur de Crassus, Gaius Cassius, homme brave et prudent tout ensemble, prit le commandement, intérimaire de la province. Les Parthes, comme avait fait Crassus, retardèrent leur attaque ; et durant les années 701 et 702 [53-52 av. J.-C.], n’envoyèrent au-delà de l’Euphrate que des corps de maraudeurs qu’on repoussa sans peine. Cassius profita de leurs lenteurs pour réorganiser tant bien que mal l’armée. Aidé par d’ami fidèle des Romains, Hérode Antipater, il ramena à l’obéissance les Juifs que le pillage de leur temple par Crassus avait d’abord fait courir aux armes. A Rome, on aurait eu bien assez de temps pour envoyer de nouvelles troupes à la défense de la frontière : mais on négligea d’y pour voir au milieu des convulsions de la Révolution commençante ; et quand, en 703 [-51], la grande armée parthique se montra sur l’Euphrate, Cassius n’avait toujours à lui opposer que les deux faibles légions formées des débris de l’armée de Crassus. Naturellement, il ne put ni empêcher le passage du fleuve, ni protéger la province. Les Parthes débordèrent sur toute la Syrie : l’Asie occidentale entière tremblait. Mais les Parthes n’entendaient rien au siège des places. Ils vinrent se heurter contre les murs d’Antioche où Cassius s’était jeté avec les siens, se retirèrent sans avoir rien fait, et dans leur retraite tombant dans une embuscade que leur tendait le Romain sur l’Oronte, ils en revinrent fort maltraités par l’infanterie romaine : le prince Osacès resta parmi les morts. Il était clair pour tous, amis et ennemis, que dans les circonstances ordinaires du terrain et du commandement, le soldat parthe ne valait pas mieux que les autres soldats orientaux. Cependant le Parthe n’abandonna pas l’offensive. Dans l’hiver de 703-704 [-51/-50], Pacore vint camper dans la Cyrrhestique[15], sur la rive gauche ; et le nouveau proconsul de Syrie, Marcus Bibulus, pauvre général autant qu’incapable homme d’État, ne sut rien faire de mieux que s’enfermer dans ses forteresses. Partout on s’attendait à voir s’ouvrir plus vivement que jamais la campagne de 704 [-50] : mais tout à coup, au lieu d’attaquer les Romains, Pacoros se tourne contre son père, et dans ce but, entre même en pourparlers avec les Romains. Certes, la tache n’en demeurait pas moins sur les armes de Rome ; et son autorité en Orient était loin de se relever : pourtant les invasions parthiques cessèrent, et la frontière euphratéenne se maintint.

Cependant le volcan révolutionnaire agitait dans Rome ses tourbillons et ses nuages de fumée. Déplorable signe des temps ! L’immense catastrophe de Carrhes et de Sinnaca donna bien moins à penser et à parler aux politiques du jour, que cette misérable échauffourée de la voie Appienne où, quelque deux mois après la mort de Crassus, avait péri Clodius, le chef de bandes. Je le comprends pourtant et l’excuse. Longtemps pressentie comme inévitable et souvent annoncée comme prochaine, la rupture entre les deux autres triumvirs se faisait imminente à toute heure. Comme le vaisseau de la légende grecque, le navire de la République se trouvait entre deux écueils alternativement à fleur d’eau on s’attendait à le voir s’y briser d’un moment à l’autre ; et quant à ceux qu’il portait, saisis d’une frayeur sans nom, parmi les flots montants et bouillonnants, ils avaient par milliers les yeux rivés sur le plus mince mouvement à leur côté, n’osant aventurer leurs regards au loin, ni à droite, ni à gauche.

On se souvient que dans les conférences tenues à Lucques, en avril 698 [56 av. J.-C.], César avait donné les mains à de grandes concessions envers Pompée, en vue d’établir entre eux une exacte balance. Les conditions extérieures de la durée ne faisaient point défaut à leur entente ; si tant est qu’on se puisse tenir à un partage du pouvoir monarchique, chose impartageable en soi. Pour le moment une autre question se posait. Les deux maîtres de Rome étaient-ils décidés, quant à présent tout au moins, à marcher d’accord, à se reconnaître mutuellement et sans réserve leurs droits de puissance égale ? En ce qui concerne César, nous l’avons démontré : mettant Pompée sur le même piédestal que lui-même, il achetait le temps nécessaire pour la conquête des Gaules. Mais pour Pompée, je doute que jamais il eût, même en passant, pris sérieusement son parti de ce collégat. Il était de ces hommes d’étoffe grossière et mince, vis-à-vis de qui c’est danger que se montrer généreux : en cherchant l’occasion de supplanter un rival accepté à contrecœur, sa mesquine ambition crut n’obéir qu’à la voix de la prudence : dans son âme commune il n’aspirait qu’à pouvoir rendre par représailles à César les humiliations dont l’avait couvert la condescendance même de son collègue. Pourtant, alors que gardant sans doute les instincts de sa lourde et paresseuse nature, il n’avait jamais su se faire à l’idée de César trônant à ses côtés, j’imagine qu’il n’arriva aussi qu’à la longue au clair et ferme dessein de rompre. Le public ne s’y trompa point. Habitué, à mieux lire que Pompée lui-même dans ses pensées et ses intentions, il fit remonter la cessation de l’alliance personnelle entre le beau-père et le gendre à la date même de la mort de cette belle Julia, enlevée à la fleur de l’âge, durant l’automne de 700 [-54], et suivie presque aussitôt dans le tombeau par son unique enfant[16]. En vain César voulut-il renouer l’affinité détruite par le sort, en vain il demanda la main de l’unique fille de Pompée[17], lui proposant à son tour pour femme sa plus proche parente Octavie, petite-fille de sa sœur[18] : mais Pompée laissa Pompeia à son époux actuel, Faustus Sylla, le fils du régent, et se maria lui-même avec la fille de Quintus Metellus Scipion[19]. C’était assez dire qu’il en voulait finir avec les relations de famille ; et c’était lui qui retirait sa main. Chacun s’attendait à la rupture politique immédiate : on se trompait pourtant. Au dehors et dans les choses publiques les triumvirs gardaient l’entente. Ils avaient pour cela leurs raisons. César ne voulait point d’éclat avant l’achèvement de la conquête des Gaules, et Pompée, qu’on allait investir de la dictature, voulait d’abord avoir dans sa main tous les pouvoirs et toute l’Italie. Ici (chose singulière et pourtant facile à comprendre), les deux triumvirs se prêtèrent encore un mutuel appui. Dans l’hiver de 700 [-54], après le désastre d’Aduatuca, Pompée prêta à César une de ses légions italiennes envoyées en congé, et César, à son tour, prêta son consentement et son appui moral à Pompée dans toutes les mesures répressives que celui-ci accumulait contre l’opposition républicaine récalcitrante. Au commencement de 702 [-52], Pompée, arrivé à ses fins, était consul unique. Son influence dans la ville effaçait l’influence du proconsul des Gaules toutes les milices italiennes avaient prêté serment dans ses mains et à son nom. Il crut le moment grenu de rompre sans délai, et sa pensée se déclara sans plus laisser prise au doute. A le voir frapper durement, sans miséricorde, les vieux adhérents du parti démocratique compromis dans l’échauffourée de la voie Appienne, on avait pu dire à la rigueur qu’il n’y avait là que grosse maladresse : quand la loi nouvelle contre la Brigue, rétroagissant jusqu’en 684 [-70] avait englobé dans ses prévisions jusqu’aux actes fâcheux jadis imputés à César, à l’occasion de sa candidature consulaire, bon nombre de Césariens y avaient reconnu déjà le signe d’une pensée hostile : peut-être qu’au fond il n’en était rien encore. Mais vint le jour où, loin de faire ce que commandait la situation,  ce que beaucoup réclamaient, Pompée ne voulut plus se donner pour collègue ce même César, naguère son beau-père, et aima mieux placer sur la chaise curule, à ses côtés, son beau-père nouveau, Scipion, un simple figurant se mouvant docile dans sa main. Alors, il eût fallu avoir les yeux fermés pour ne pas voir. Et puis, à l’heure même où il se faisait proroger pour cinq ans (jusqu’en 709 [-45]), dans son proconsulat des Espagnes, où par autorisation spéciale il puisait à pleines mains dans le trésor public, pour la solde de ses troupes, bien loin de procurer à César une prorogation pareille et de pareilles allocations financières, les lois qui réorganisaient à ce moment même l’investiture des grandes charges, ne tendaient à rien moins, sous forme de règle générale, qu’à rappeler celui-ci avant l’échéance précédemment convenue. Toutes mesures manifestement conçues en vue de miner la position de César, et de le renverser[20]. Jamais l’heure n’avait été plus propice. César à Lucques, en donnant à Pompée tant de puissance, s’était dit qu’advenant la rupture, il aurait à côté de lui, dans le même plateau de la balance, Crassus et l’armée de Syrie. Crassus, depuis les temps de Sylla, n’avait eu pour Pompée que les sentiments d’une profonde haine : presque à la même époque il s’était fait l’ami politique et personnel de César. Ne pouvant être le roi dans Rome, on savait assez qu’il s’y contenterait du rôle de banquier du roi nouveau. César avait donc pu compter sur lui : jamais il n’aurait passé dans le camp ennemi. La catastrophe du mois de juin 701 [-53], où s’engloutirent l’armée de Syrie et son chef, avait donc porté à César un coup des plus sensibles. Quelques mois plus tard, à l’heure même où elle semblait étouffée, l’insurrection nationale se rallumait plus forte dans toutes les Gaules, et le Triumvir, pour la première fois, rencontrait en face de lui un adversaire homme de génie comme lui, Vercingétorix, roi des Arvernes. La fortune avait de nouveau travaillé pour Pompée : Crassus mort, toute la Gaule soulevée, lui seul était debout, dictateur dans Rome, maître absolu du Sénat. Que serait-il arrivé, si au lieu de machiner de loin une ténébreuse intrigue, il avait nettement imposé le rappel de César au peuple ou au Sénat ? Jamais Pompée ne sut prendre l’occasion aux cheveux. La rupture, il la voulait, et le faisait voir : dès l’an 702 [-52], ses actes étaient décisifs : dès le printemps de 703 [-51], son langage était formel : pourtant il ne rompit pas, et laissa les mois s’écouler, sans les mettre à profit.

Mais il avait beau hésiter, la crise approchait, incessamment amenée par la pente des choses. La guerre qui menaçait n’était point le combat entre la République et la Monarchie, depuis nombre d’années déjà le sort en avait décidé : elle était le combat entre Pompée et César. Mais il ne convenait à. aucun des deux prétendants d’en dire le mot. C’eût été du même coup pousser dans les rangs ennemis toute cette portion nombreuse des citoyens qui souhaitait la continuation de la République et croyait à sa possibilité. Les vieux cris de bataille, des Gracchus, des Drusus, des Cinna et des Sylla, si usés et vides qu’ils fussent, demeuraient bons quand même pour les deux généraux qui allaient se disputer l’empire suprême. Que si, à l’heure présente, Pompée aussi bien que César se disait officiellement le champion du parti populaire, il n’en demeurait pas moins évident que César portait sur son drapeau la devise du peuple et du progrès démocratique, que celle de Pompée’ au contraire était : Aristocratie et Constitution légitime. César n’avait pas le choix ; foncièrement et traditionnellement démocrate, la monarchie, à ses yeux, ne différait guère que par les dehors, et non par l’essence des choses, du régime populaire imaginé par les Gracques. Trop profond politique, trop haut de sens pour cacher ses couleurs, à aucun prix il n’aurait voulu combattre sous un autre drapeau que le sien. Pour dire vrai, il n’avait ici que mince profit à user de son cri de guerre, seulement il y gagnait de n’avoir point à appeler la royauté par son nom, ce nom embarrassant. et maudit qui eût consterné la foule des tièdes et ses propres partisans. Après les excès ridicules et les hontes de la campagne de Clodius, l’étendard démocratique et l’idée gracchienne ne ralliaient plus de sérieuses forces : où trouver aujourd’hui en dehors des Transpadans un cercle, un noyau de quelque importance que l’ancien mot d’ordre eût entraîné dans la mêlée ?

Quant à Pompée, son ride dans la lutte ne pouvait être douteux, quand bien même tout ne l’eût pas signalé comme le général de la république légitime. Membre né de l’aristocratie si jamais il en fût, il avait fallu le hasard et les plus égoïstes motifs pour le faire sortir de son camp et passer dans celui des démocrates. Revenir aujourd’hui à la tradition syllanienne, ce n’était point seulement se montrer conséquent, c’était, à tous égards, obéir à son réel intérêt. Quand le cri de guerre des démocrates n’avait plus d’échos, celui des conservateurs n’en était que plus puissant, poussé par l’homme de la situation. La majorité des citoyens, à tout le moins leur meilleur noyau, appartenait sans doute au parti fidèle à la constitution. Ports par le nombre et l’autorité morale, qui sait ? peut-être seraient-ils appelés à intervenir puissamment, décisivement même, dans la lutte des prétendants. .Il ne leur manquait qu’un chef. Marcus Caton, leur meilleure tête, faisait son devoir de capitaine ainsi qu’il le comprenait, au péril de sa vie tous les jours, et probablement sans espoir de succès. Il faut estimer sa rigidité consciencieuse, mais à rester le dernier au poste sacrifié, on fait acte louable de soldat, non de général. Le parti du gouvernement détrôné disposait d’une puissante réserve, sortie pour ainsi dire du sol, à l’intérieur de l’Italie ; il ne sut ni l’organiser ni la mener sur le champ de bataille, et, quand. tout dépendait de la conduite des affaires militaires, il eut toujours .force bonnes raisons pour n’y pas .prétendre.. Qu’à la place de Caton, ni général ni chef de parti, un homme vint, considérable dans la politique et dans la guerre, comme était Pompée, que cet homme levât la bannière constitutionnelle, aussitôt et immanquablement on eût vu accourir les municipaux italiques levés en masse, qui, sans vouloir se battre pour là royauté de Pompée, l’eussent aidé à combattre la royauté césarienne. Soignez à cela une autre considération de non moindre poids. Même quand il avait pris sa résolution, Pompée ne savait où se porter pour l’exécuter : habile peut-être à mener la guerre, il vacillait au moment de la déclarer. Pour les Catoniens, au contraire, si incapables qu’ils fussent, militairement parlant, dès qu’il s’agissait de dire la sentence contre la monarchie en train de se faire, on les trouvait à la fois capables, et prêts quand même. Pompée aurait voulu rester de sa personne à l’écart et, fidèle à ses habitudes, il parlait tantôt de son prochain départ pour sa province d’Espagne, tantôt d’un voyage en Asie et d’une expédition sur l’Euphrate. Il aurait voulu que le, gouvernement légitime, à savoir le Sénat, dénonçât la brouille avec César, déclarât la guerre et le nommât, lui Pompée, son général. Cédant alors au désir de tous, il se mettrait en avant, défenseur légal de la constitution contre les entreprises révolutionnaires d’une démagogie monarchiste : il marcherait en honnête homme et en soldat de l’ordre contre les débauchés et les fauteurs de l’anarchie, en général institué par la curie contre l’Imperator des hommes de la rue : il sauverait une seconde fois la patrie. Par ce moyen, l’alliance avec les conservateurs apportait à ses adhérents personnels le secours d’une seconde armée, à lui-même les bénéfices d’un bon manifeste de guerre : avantages notables, sans doute, mais qu’il payait cher, allant s’unir à ses adversaires, réels après tout. Parmi les embarras innombrables qu’une telle coalition enfantait, il en était un, le plus sérieux de tous, qui surgissait dès le début : le consul se résignait à n’avoir plus le choix ni du temps ni du mode d’action, et voulant livrer bataille à César, il se mettait, à l’heure décisive, à la merci de tous les hasards, il s’asservissait aux caprices d’une corporation aristocratique.

Ainsi l’opposition républicaine remontait sur la scène politique : après n’avoir longtemps joué qu’un rôle de simple spectateur à peine assez hardi pour siffler parfois la pièce, la querelle imminente des Triumvirs le rappelait à l’action. Les premiers qui se montrèrent furent les hommes dont Caton était le centre, ces hommes qui partout et toujours aspiraient à combattre pour la république contre la monarchie, d’autant plus déterminés qu’ils s’aventuraient plus tôt. L’insuccès déplorable de la tentative de 698 [56 av. J.-C.] leur avait appris qu’à eux seuls ils ne pourraient ni susciter ni conduire la guerre. Chacun savait qu’au sein même du sénat, à peu d’exceptions près, la monarchie avait à lutter contre la réprobation commune, mais on savait aussi que la majorité n’entendait concourir à la restauration du régime oligarchique qu’autant qu’elle le pouvait faire sans danger, le temps d’ailleurs semblant aujourd’hui propice. En face des deux maîtres de Rome, d’un côté, et de cette majorité énervée, de l’autre, désireuse de paix avant tout et à tout prix, et qui répugnait à un coup de vigueur ou à rompre carrément en visière avec l’un des deux triumvirs, il n’était pour le parti catonien qu’un moyen d’arriver à la restauration de l’ancien régime ; ce moyen c’était la coalition avec le moins dangereux des deux. Que si Pompée se faisait le champion de la constitution oligarchique, et s’offrait à combattre contre César pour elle, l’opposition républicaine pouvait aussitôt, elle devait même, le reconnaître pour son général, et s’alliant avec lui, arracher la déclaration de guerre aux peureux de la majorité. Pompée était-il sincère dans sa foi constitutionnelle de nouvelle date ? Nul ne se faisait là-dessus d’illusion. Mais comme en tout il n’allait jamais qu’à mi-chemin, on se disait qu’il n’avait pas dû, comme César, mûrir un plan nettement et sûrement délibéré ; que, comme César, il n’aurait pas, pour premier soin, à l’avènement de la future royauté, d’en finir avec les vieux instruments oligarchiques et de les jeter dehors. Au pis aller, la guerre allait former une armée, des capitaines animés de la foi républicaine ; et César une fois vaincu, on aurait en main encore de quoi abattre, non pas seulement le second des deux triumvirs, mais la monarchie elle-même, prise en, flagrant délit. Ainsi, quelque désespérée que fût la cause des Oligarques, l’alliance offerte par Pompée était encore pour elle la meilleure des combinaisons.

Cette alliance se conclut très vite avec les Catoniens. Déjà pendant la dictature de Pompée il s’était fait des deux parts un rapprochement notable. L’attitude de Pompée dans l’affaire de Milon, son refus net et carré de la dictature déférée par le peuple alors qu’il déclarait ne la vouloir tenir que d’un vote du Sénat, son inexorable sévérité contre les perturbateurs de toute espèce, les prévenances singulières qu’il avait eues pour Caton et les adhérents de Caton,.toute sa conduite enfin semblait calculée en vue de se concilier les hommes d’ordre, en même temps qu’elle était offensante pour César. D’un autre coté Caton et ses amis, au lieu de se montrer rigoristes comme à l’ordinaire, et de combattre la motion de dictature, se l’étaient appropriée moyennant un changement insignifiant dans la formule, et c’était encore des mains de Caton et de Bibulus que le triumvir avait reçu son consulat sans collègue. Si dès le commencement de l’an 702 [52 av. J.-C.], le parti et Pompée s’entendaient ainsi à mi-mot, le pacte parut définitivement et formellement conclu, lorsqu’on vit, aux élections consulaires de 703 [-51], nommer non plus Caton lui-même, mais l’un des plus énergiques adhérents des Catoniens, Marcus Claudius Marcellus[21], et avec lui un autre membre insignifiant de la majorité sénatoriale. Marcellus n’était point un fougueux zélateur, encore moins un homme de génie : mais ferme et inflexible dans ses convictions aristocratiques, dès qu’il convenait de faire la guerre à César, il était assurément l’homme le mieux choisi pour la déclarer. Dans les conjonctures actuelles, une telle élection avait de quoi surprendre au lendemain de toutes les mesures répressives édictées contre l’opposition républicaine. Impossible de n’y pas saisir sur le fait la connivence, ou tout au moins la tolérance tacite du triumvir, alors maître de Rome. Pompée comme toujours marchait de son allure lente et embarrassée, mais il marchait droit et sûrement à la rupture.

Cependant il n’entrait point dans les desseins de César d’en venir à cette extrémité avec Pompée. Certes, il n’entendait ni dans le fond des choses ni pour longtemps partager le pouvoir avec personne, encore moins avec un collègue si inférieur à lui : à n’en pas douter, il avait toujours voulu, une fois la soumission des Gaules achevée, prendre pour lui seul la domination suprême, dût-il la conquérir les armes à la main. Seulement, l’homme d’État chez César dominait l’homme de guerre. Il savait trop qu’à vouloir réglementer le système politique à l’aide de la force armée, on risque d’y apporter des dérangements profonds, irrémédiables souvent dans leurs conséquences. Il aimait mieux, si faire se pouvait, sortir de toutes les complications par la voie amiable, ou du moins sans guerre civile ouverte. Que si l’on ne pouvait éviter la guerre civile, il voulait en tous cas n’être point contraint à tirer l’épée, à l’heure même où la révolte de Vercingétorix dans la Gaule remettait en question le gain de ses précédentes campagnes, et de l’hiver de 704-702 [53-52 av. J.-C.] à l’hiver de 703 [-51] le tenait constamment occupé ; à l’heure aussi où, en Italie, les constitutionnels, ses ennemis par principes, se ralliant à l’autre triumvir, celui-ci se gérait en maître. César tenta donc de se maintenir avec Pompée en bons rapports ; il tenta de garder la paix et de se pousser lui-même, sans choc ni rupture, au consulat pour l’an 706 [-48], ainsi qu’il avait été convenu à Lucques. Une fois débarrassé de l’affaire des Gaules, et mis légalement à la tête de l’État, se sentant d’ailleurs supérieur à Pompée dans les choses de la politique bien plus encore qu’il ne le dépassait comme général, il comptait l’évincer un jour, sans grande peine, et dans la Curie et sur le Forum. Peut-être alors se trouverait-il quelque position honorifique et sans influence où irait s’endormir et s’annuler son pesant, orgueilleux et indécis rival. De là probablement les tentatives répétées de César en vue de ces nouveaux mariages de famille ; on ne peut le nier, une solution était au bout, et les rejetons issus du sang des deux rivaux eussent peut-être achevé l’apaisement de leurs haines. Alors l’opposition républicaine restait sans chef : elle cessait de s’agiter selon toutes les vraisemblances, et la paix se continuait. Que si l’accommodement ne se faisait pas ; si, en dépit des efforts de César, les armes avaient à en décider en fin de compte, César, consul à Rome, disposant d’une majorité obéissante dans le Sénat, mettant par elle obstacle à la coalition des Pompéiens et des républicains, rendait celle-ci tout au moins illusoire, et la guerre éclatant, y trouvait A out autrement de ressources et d’avantages qu’au cas actuel, où, proconsul dans les Gaules, il lui fallait entrer en campagne à la fois contre le Sénat et contre son général. A la vérité, pour la réussite de ce plan, il fallait que Pompée se montrât débonnaire, et laissât César en 706 [-48], conformément au pacte de Lucques, s’asseoir sur la chaise curule. Mais dût-il échouer dans ses propositions, le triumvir avait profit à user jusqu’au bout de condescendance, et à la faire constater par des faits géminés. Il gagnait ainsi du temps pour mener à fin son expédition des Gaules : il mettait du côté de ses adversaires l’odieux et l’initiative de la rupture et de la guerre civile, chose au plus haut point importante au regard de la majorité sénatoriale, au regard du parti des intérêts matériels, au regard même de ses propres soldats. — Ce fut dans ce sens qu’il agit. Il arma néanmoins ; et les nouvelles levées de l’hiver de 702 à 703 [-52/-51] portèrent à onze le nombre de ses légions, y compris celles prêtées par Pompée. En même temps, il donnait son assentiment exprès et public aux mesures prises par le dictateur, et à l’ordre rétabli dans la capitale : il repoussait comme autant de calomnies les avis de ses amis plus ardents ; se félicitait du gain de toute journée qui retardait sa catastrophe, fermait les yeux sur ce qu’il pouvait ne pas voir, tolérait tout ce qui pouvait être toléré, s’en tenant obstinément à une seule et décisive exigence, celle-ci de tous points légale aux termes du droit public de Rome, pour l’époque où il sortirait de proconsulat à la fin de 705 [-49], réclamant en un mot son deuxième consulat (pour 706 [-48]), selon le pacte formel de 698 [-66].

Sur ce terrain s’engagea la guerre diplomatique. Que César déposât, contraint et forcé, l’Imperium proconsulaire avant le dernier jour de décembre 705 [49 av. J.-C.], ou vit reculer jusqu’au-delà du 1er janvier 706 [-48] l’investiture de son second consulat ; que redevenant simple particulier, il laissât un intervalle quelconque entre son ancien et son nouvel office, se découvrant à nu devant une accusation criminelle (on sait qu’aux termes du droit public de Rome, elle n’était recevable que contre le citoyen non magistrat), Caton l’attendait là, tout prêt à le traduire en justice ; et Pompée ne se montrant que le plus douteux des protecteurs, l’opinion publique prophétisait le sort de Milon au conquérant des Gaules[22]. Pour atteindre le but, ses adversaires usaient d’un expédient bien simple. Selon la loi électorale en vigueur, tout aspirant au consulat était tenu avant les comices, c’est-à-dire six mois avant l’entrée en charge, à se présenter en personne devant le magistrat directeur de l’élection, et à requérir l’inscription de son nom sur la liste officielle des candidatures[23]. Il se peut que dans les pourparlers de Lucques il eût été implicitement convenu que, pour César, il serait fait exception à une règle de pure forme, dont maintes fois, les candidats avaient été dispensés[24] : mais nul décret n’avait confirmé le sous-entendu, et aujourd’hui que Pompée disposait de la machine légiférante, César était à la merci de son rival. Or voici, chose incompréhensible, que Pompée renonce volontairement aux sûretés qui font sa force ; et lui consentant, au cours même de sa dictature (702 [-52]), une loi tribunicienne confère à César la dispense nécessaire, Puis, quand bientôt après, le nouveau règlement organique a été promulgué, cette fois encore, la comparution. personnelle et l’inscription des candidats redeviennent obligatoires, sans nulle exception, sans mention faite des citoyens exemptés par les plébiscites antérieurs. Si bien que le privilège voté en faveur de César se trouve ainsi, en toute forme du droit, abrogé par la loi générale plus récente. César se plaint : à sa demande on ajoute au texte une disposition spéciale qui répare l’omission : mais comme on ne la soumet pas à l’approbation du peuple, il est clair qu’elle restera une interpolation pure, introduite après coup. dans la loi promulguée ; et partant reprochable de nullité[25]. Ainsi, lorsque Pompée aurait dû tenir bon, il avait mieux aimé tout céder : mais il reprenait tout ensuite, en se couvrant du plus déloyal manteau.

Exiger l’assiduité de César, candidat, ce n’était encore que travailler indirectement à raccourcir son temps proconsulaire : les autres mesures légiférées à la même heure en matière d’offices tendaient directement, ouvertement au même but. Les dix années de charges assurées à César par la loi dont Pompée lui-même et Crassus s’étaient faits les promoteurs (en 699 [55 av. J.-C.])[26], couraient, selon le calcul jusqu’alors en usage, du 1er mars 695 [-59] au dernier jour de février 705 [-49]. Comme aussi, selon l’ancienne pratique, tout proconsul ou propréteur entrait de droit dans sa charge provinciale immédiatement après son année de charge consulaire ou prétorienne, il est clair que le successeur de César aurait dû être désigné par les magistrats de Rome de l’an 705 [-49], et non par ceux de l’an 704 [-50], et qu’enfin il ne pouvait inaugurer ses fonctions qu’à dater du 1er janvier 706 [-48]. Par suite, César était fondé à se continuer dans son commandement pendant les dix derniers mois de l’année 705 [-49], non sans doute en vertu de la loi Pompéia-Licinia, mais par l’effet de l’ancienne règle suivant laquelle, à l’échéance de son temps, le fonctionnaire se continuait dans l’imperium effectif jusqu’à l’arrivée de son successeur. Mais voici que le règlement nouveau de l’an 702 [-52] ne confère plus les provinces aux consuls et préteurs sortants : il n’appelle au contraire que les magistrats depuis cinq ans et plus hors de charge : il met un intervalle entre la magistrature civile et le commandement provincial, qui jadis se succédaient soudés pour ainsi dire bout à bout. Désormais, aussitôt l’échéance de la fonction expirée légalement, rien n’empêchera d’envoyer les nouveaux magistrats dans les provinces[27]. — En tout ceci l’on voit Pompée, obéissant à son malheureux génie, dissimuler, hésiter dans la ruse, et la mêler singulièrement aux artifices savants de la formalité constitutionnelle selon les Catoniens. Longtemps à l’avance, les adversaires de César avaient forgé pour eux les armes légales dont ils entendaient bien se servir : et ils mettaient dans le droit, public tout ce qu’il importait d’y trouver un jour, soit qu’en ‘envoyant un successeur immédiat à César, on voulût le contraindre à déposer l’Imperium, à l’échéance de la prorogation fixée par la loi que Pompée lui-même avait faite, à savoir le 1er mars 705 [-49] ; soit encore qu’on aimât mieux tenir pour nulles, purement et simplement, les tablettes de votes qui le désigneraient consul de l’année 706 [-48]. Contre un tel jeu, César ne pouvait rien actuellement : il se tut et laissa aller les choses[28].    

Les constitutionnels marchaient à pas de tortue : ils marchaient pourtant. Aux termes de la loi, le Sénat avait à régler les provinces pour l’an 705 [49 av. J.-C.], au commencement de 703 [-51] en ce qui touchait les proconsulats ; au commencement de 704 [-50] en ce qui touchait les proprétures. Or la délibération sur les provinces proconsulaires fournissait une première et commode occasion de porter à l’ordre du jour la nomination de deux commandants nouveaux à envoyer dans les Gaules ; et en même temps d’engager la lutte ouverte entre les constitutionnels que Pompée poussait, et les partisans et mandataires de César. Aussi vit-on bientôt le consul Marcus Marcellus émettre la motion formelle que les deux provinces, réunies alors dans la main de César, fussent, dès le 1er mars 703 [-51], indiquées aux deux consulaires à pourvoir pour 705 [-49]. C’était ouvrir l’écluse. Le flot des colères depuis longtemps contenues s’y précipite ; et les Catoniens, dans la discussion, démasquent toutes leurs batteries. Pour eux, il est clair que le privilège concédé à César de se porter, quoique absent, candidat consulaire, a été abrogé par les plébiscites postérieurs ; et d’ailleurs là, même, ajoutent-ils, si ce privilège est écrit dans la loi, il n’y a pas été valablement inséré. Dans leur opinion, le Sénat n’a qu’une chose à faire, c’est d’ordonner au Proconsul, puisque la conquête des Gaules est achevée, de licencier sans délai une armée actuellement émérite[29]. La collation des droits de cité, les fondations de colonies dans la Haute-Italie, tous ces actes de César sont illégaux, et nuls de plein droit. Et joignant les actes aux paroles, Marcellus s’attaque à un municipal notable, membre de la curie de la colonie césarienne de Côme (Novum Comum), lequel, admettant même que le droit de cité romaine n’appartint pas à sa ville, avait tout au moins la latinité (jus latinum), et partant pouvait prétendre au jus civitatis ; il le fait battre de verges, peine non permise contre les citoyens[30]. Les partisans de César, et parmi ceux-ci, le plus important, Gaius Vibius Pansa (quoique fils d’un citoyen proscrit par Sylla, il avait fait une fortune politique, avait servi comme officier dans l’armée de César, et était alors tribun du peuple) ; soutinrent à leur tour que la situation des Gaules, que la justice, commandaient de ne point rappeler le Proconsul avant son temps expiré ; qu’il convenait même de le laisser dans son commandement, tout en le nommant consul : ils citèrent, il n’en faut pas douter, l’exemple de Pompée qui, peu d’années avant, était à la fois consul en titre et proconsul des Espagnes ; qui, aujourd’hui encore, sans compter son important office de la surintendance des approvisionnements de Rome, cumulait le gouvernement de l’Espagne et celui de l’Italie ; qui, enfin, en Italie même, avait pris à serment tous les hommes bons pour les armes, et ne les avait pas jusqu’ici déliés de la foi jurée.

On le voit, les griefs commençaient à se dessiner, mais le procès n’en marcha pas plus vite. La majorité dans le Sénat ; voyant approcher la rupture, traîna des mois entiers de séance en séance, sans en venir au vote : les hésitations solennelles de Pompée firent perdre d’autres mois[31]. Enfin il rompit le silence ; et bien qu’usant comme toujours de réticences, et ne donnant pas de gages, il se rangea significativement du côté des constitutionnels, contre son ancien allié. Aux Césariens qui demandaient le cumul temporaire des charges pour le proconsul des Gaules, il opposa un refus net et bref : autant voir mon fils lever sur moi le bâton ![32] s’écria-t-il avec une grossière crudité de langage. Ainsi, il se montrait, en principe, favorable à la motion de Marcellus, en tant du moins qu’il ne voulait pas que César reçût l’investiture du consulat immédiatement à l’échéance de sa fonction proconsulaire. Mais en même temps il laissait entrevoir, sans d’ailleurs s’engager de sa parole, que peut-être on concéderait à César de se porter candidat aux élections pour 706 [-48], avec exemption de présence personnelle ; et qu’à la rigueur enfin, on le pourrait continuer dans son pouvoir provincial jusqu’au 13 novembre 705 [-47]. Et puis, bientôt, voici que l’incorrigible indécis consent à l’ajournement des nominations proconsulaires jusqu’au dernier jour de février 704[33] [-60], ajournement réclamé par les meneurs Césariens, sur le fondement, sans doute, d’une disposition de la loi Pompéia-Licinia, laquelle aurait prohibé la mise de la question à l’ordre du jour du Sénat, avant le commencement de la dernière année proconsulaire de César. — Il fut ainsi statué (29 septembre 703 [-61]). On renvoya au 1er mars 704 [-60] les nominations proconsulaires des Gaules ; mais, pour ce qui était de l’armée de César, on voulut de suite travailler à la dissoudre ; et, comme on avait fait jadis pour Lucullus par un plébiscite, on décida que les vétérans demanderaient leur congé au Sénat. Les agents de César, autant qu’ils le. purent par les moyens constitutionnels, annulèrent les sénatus-consultes au moyen de l’intercession tribunicienne : mais Pompée cette fois tint un langage plus net : les magistrats, selon lui, étaient astreints à obéir sans condition, sans que rien y dût mettre obstacle, ni intercession, ni formalité surannée quelconque ! Le parti oligarchique dont il se faisait désormais l’organe ne dissimulait plus ses desseins ; après la victoire il ne voulait rien moins que réviser la constitution dans le sens de son intérêt, et en exclure impitoyablement tout ce qui avait saveur de liberté populaire. Ainsi, dans la guerre dirigée contre César, on commençait par ne pas prendre le vote des comices. La coalition s’était faite et déclarée entre Pompée et les soi-disant constitutionnels ; la sentence était d’avance écrite contre César, seulement on reculait le jour du procès : dans ces conjonctures, les élections se firent tout à son désavantage[34].

Pendant toutes ces manœuvres et ces préparatifs de guerre, César avait enfin réussi à écraser les insurrections gauloises ; le calme régnait dans tout le pays conquis. Dès l’été de 703 [51 av. J.-C.] sous le prétexte spécieux de la défense des frontières, mais évidemment pour faire voir que ses légions ne lui étaient plus nécessaires au-delà des Alpes, il avait expédié l’une d’elles dans l’Italie du nord. Si lamais il avait pu se faire illusion, l’illusion tombait aujourd’hui. Il se voyait fatalement conduit à tirer l’épée contre ses concitoyens. Mais comme il était grandement désirable qu’il laissât pour quelque temps encore son armée dans la Gaule à peine calmée, il temporisa de son mieux, et connaissant quel amour immense de la paix animait la majorité du Sénat, il se rattachait à l’espoir de retenir celui-ci sur la pente des hostilités où Pompée le poussait malgré lui. Aucun sacrifice ne lui coûta pour n’en point venir à la rupture ouverte avec le gouvernement de Rome. Quand le Sénat (au printemps de 704 [-50]), et à l’instigation de Pompée, l’invita lui et son rival, à céder chacun une légion pour la continuation de la guerre contre les Parthes ; quand, en vertu de cette décision, Pompée à son tour lui réclama pour l’envoyer pareillement en Syrie, la légion qu’il lui avait prêtée plusieurs années avant, il déféra aussitôt à cette double demande. Impossible de contester l’opportunité du sénatus-consulte, ni le droit en vertu duquel agissait Pompée. D’ailleurs peu importait à César d’avoir quelques soldats de plus ou de moins. Il avait surtout à cœur de se tenir dans les limites de la légalité et dans la stricte forme du loyalisme républicain. Les deux légions partirent sans délai, et vinrent se mettre à la disposition du gouvernement qui cependant, au lieu de les expédier vers l’Euphrate, les tint à Capoue, sous les mains de Pompée, donnant cette ‘fois encore au public l’occasion de comparer avec les efforts manifestes de César pour empêcher la rupture, la perfidie de ses adversaires, et leurs préparatifs de plus en plus belliqueux.

Le proconsul tenait au surplus les yeux fixés sur ce qui se passait au Sénat. Il avait réussir à acheter, d’abord l’un des deux consuls de l’année, Lucius Æmilius Paullus[35], et surtout le tribun du peuple, Gaius Curion, l’un des nombreux et pervers génies de l’époque[36]. Nul ne surpassait celui-ci par l’élégance des manières, par le talent facile et entraînant de bien dire, par l’esprit d’habile intrigue, et par cette vigueur de l’action qui, chez les natures énergiques mais déréglées, éclate tout à coup en puissants accès, au bout des longues heures de l’oisiveté. Nul ne le surpassait non plus en prodigalité folle, en talent de faire des dettes (on ne les estimait pas à moins de 60.000.000 de sesterces [= 4 millions et demi de thaler = 16.875.000]), et pour tout dire, en corruption morale et politique. Déjà une fois, il s’était offert en vente, à César, qui avait refusé : mais l’habileté dont il fit preuve en l’attaquant, détermina celui-ci à revenir à lui, enchère en main ; la somme était grosse, mais point trop grosse pour la marchandise. Durant les premiers mois de son tribunat, Curion avait joué au républicain indépendant, tonnant à la fois contre César et contre Pompée. Il conquit ainsi une situation en apparence impartiale, dont il sut profiter avec une rare adresse. Quand, en mars 704 [50 av. J.-C.], la question des provinces des Gaules à pourvoir pour l’année suivante, revint à l’ordre du jour, il acquiesça complètement au sénatus-consulte en projet, mais demandant en même temps qu’il fût aussi déclaré applicable à Pompée et aux commandements extraordinaires de Pompée. L’avis qu’il développa tomba comme un trait de lumière sur le gros public et les demi sages de la politique. Il soutint qu’on ne pouvait rentrer dans la constitution qu’en abolissant tous les pouvoirs exceptionnels ; que, bien moins que César, Pompée, proconsul en vertu d’un simple sénatus-consulte, ne pouvait refuser obéissance au Sénat ; que rappeler l’un des deux généraux, laissant l’autre en charge, c’était aggraver le danger pour la République. Il ajouta, et sa parole trouva écho dans la Curie comme au dehors, qu’il arrêterait par son intercession constitutionnelle toute mesure qui n’atteindrait que César. César, de son côté, entra pleinement dans la proposition de Curion il se déclara prêt à toute heure, le Sénat le demandant, à déposer et l’Imperium et ses pouvoirs de gouverneur provincial, à la condition que Pompée en agirait de même. A cela faire, il ne risquait rien : Pompée n’était plus à craindre, dès qu’il cessait de commander en Italie et en Espagne. Par la même raison, Pompée ne pouvait qu’opposer un refus à la proposition : que César commence, disait-il, et je suivrai son exemple ! Cette réponse évasive fit des mécontents, d’autant qu’elle ne précisait pas l’époque pour la sortie de charge. On en resta là durant plusieurs mois. Pompée et les Catoniens voyaient la majorité hésitante et soupçonneuse ; ils n’osèrent pas faire voter sur la motion de Curion. Quant à César, il employa son été à consolider la paix dans les pays par lui conquis, et à passer une grande revue de ses troupes sur l’Escaut[37]. Il avait parcouru comme en triomphe toute la province nord-italienne qui lui était absolument dévouée[38] ; et l’automne venant, il s’établissait sur la frontière méridionale de cette même province, à Ravenne. Il n’était plus permis d’atermoyer avec la motion de Curion : le débat s’ouvrit et amena la défaite complète de la faction de Pompée et des Catoniens. A la majorité de 370 voix César et Pompée contre 22, le Sénat statue que les proconsuls des Gaules et d’Espagne seront sans délai invités à déposer leurs pouvoirs : là-dessus, grande jubilation chez les braves citadins de Rome, quand ils apprennent l’acte heureux et sauveur de Curion. Le sénatus-consulte s’exécute : il est enjoint à Pompée comme à César d’obéir : mais quand César se déclare prêt, Pompée refuse carrément. Le consul qui avait présidé le Sénat, Gaius Marcellus, parent de Marcus. Marcellus [le consul de 703 (-61)], et comme lui fauteur du parti catonien, avait tenu un langage amer aux serviles de la majorité[39]. De fait, il était dur d’être ainsi battu dans son propre camp, et battu par la phalange des peureux. Mais comment vaincre, avec un tel chef ? Au lieu de parler net et bref aux sénateurs, et de leur dicter ses ordres, Pompée, sur ses vieux jours, ne s’en allait-il pas pour la seconde fois à l’école chez un maître de rhétorique, s’évertuant à polir à neuf son éloquence, afin de lutter avec le jeune et brillant talent de Curion ?

Défaite en plein Sénat, la coalition se trouvait fort mal en point. En vain les Catoniens avaient entrepris de pousser à la rupture, et d’entraîner la Curie avec eux. Ils étaient allés s’échouer, eux et leur navire, sur les bas-fonds d’une majorité imbécile. Dans leurs conférences avec Pompée, celui-ci faisait pleuvoir les reproches les plus amers sûr leurs chefs de file ; il insistait avec force et à bon droit sur les dangers d’une paix fourrée. Mais s’agissait-il pour lui, à son tour, de trancher le nœuds d’un coup rapide, les Catoniens ne savaient que trop qu’ils n’avaient point à faire fond sur, un homme d’un tel caractère ; et qu’il leur laisserait sur les bras l’entreprise, sauf à eux à la mener à fin, selon d’ailleurs qu’ils l’avaient promis. Naguère, les champions de la constitution et du régime sénatorial n’avaient plus vu que formalité vaine dans les droits politiques des citoyens et des tribuns du peuple. Aujourd’hui les voilà dans la nécessité de ne, pas tenir compte davantage des sénatus-consultes légalement votés : iront-ils jusqu’à sauver le gouvernement légitime, malgré lui, ne le pouvant faire de son plein gré ?[40] La chose n’était ni une nouveauté, ni l’effet du hasard : déjà avant Caton et les siens, Sylla et Lucullus avaient fait ce que Marcellus allait faire, prenant toute décision énergique par dessus la tête du Gouvernement, et n’écoutant que ce qu’ils croyaient être son juste intérêt. La machine constitutionnelle était complètement usée, on le voit : de même que les comices, depuis des siècles, le Sénat, à l’heure actuelle, ne marchait plus que comme un rouage boiteux, sorti de sa place.

Le bruit courait (octobre 704 [50 av. J.-C.]) que César avait déjà rappelé quatre légions de la Gaule transalpine en deçà des Alpes, et qu’il les tenait campées à Placentia. Eût-il été vrai, ce mouvement de troupes n’avait rien que de légal. En vain, Curion démontre en plein Sénat la complète fausseté de la nouvelle : en vain, la majorité repousse la motion du consul Gaius Marcellus, lequel veut qu’il soit ordonné à Pompée de marcher. Marcellus, aussitôt va , trouver celui-ci, accompagné des deux consuls catoniens, élus pour 705[41] [-49], et tous trois de concert, s’arrogeant l’omnipotence, invitent le général à se mettre sans délai à la tête des deux légions de Capoue, ainsi qu’à appeler de lui-même aux armes toute la population italienne valide[42]. Se pouvait-il imaginer pleins pouvoirs de faire la guerre plus illégalement donnés en la forme ? Mais on n’était plus au temps où l’on y regarde de près ! Les préparatifs, les levées commencent, et pour les activer en personne, Pompée quitte Rome (en décembre 704 [-50]).

César avait complètement réussi à rejeter, sur ses adversaires l’initiative de la guerre civile. Se tenant ferme sur le terrain légal, il contraignait Pompée à dénoncer les hostilités, à les dénoncer non plus comme le mandataire du pouvoir légitime, mais bien comme le général d’une minorité sénatoriale nettement révolutionnaire, et s’imposant à la majorité par la terreur. Un tel résultat avait, sa gravité. Non que l’instinct des masses s’y trompât ou s’y pût un seul instant tromper. Dans la guerre prochaine l’enjeu était tout autre chose qu’une question de formalité légale. Mais, dès qu’on faisait appel aux armes, il importait à César d’en venir le plus tôt possible aux mains. Ses ennemis commençaient à peine leurs apprêts, et la capitale elle-même était dégarnie. En dix ou douze jours, on y pouvait, réunir une armée trois fois plus forte que les troupes césariennes de la Haute-Italie. D’un autre côté, il n’était point encore impossible de s’emparer de Rome par surprise, d’occuper même l’Italie propre en une marche rapide d’hiver ; de fermer enfin à l’ennemi ses ressources les meilleures, avant, qu’il eût pu les mettre à profit. Curion, toujours avisé et énergique, avait couru à Ravenne, auprès de César, aussitôt sa sortie du tribunat (10 décembre 704 [50 av. J.-C.]). Il lui avait rendu compte de sa situation. Il n’était d’ailleurs pas besoin de cela pour le convaincre que tarder davantage ne ferait que nuire. Mais, on s’en souvient, pour ne point laisser de prise aux accusations, il n’avait pas appelé de troupes à Ravenne. Aussi, tout ce qu’il put faire d’abord, fut de donner à son armée l’ordre de se porter à marches forcées sur la Transalpine ; puis il attendit dans Ravenne l’arrivée de la légion stationnée le moins loin de lui. Entre temps, il envoya son Ultimatum à Rome[43]. N’en tirât-il rien qui fût utile, encore compromettait-il davantage ses adversaires aux yeux de l’opinion en témoignant d’une condescendance poussée à l’extrême : peut-être même qu’à le voir ainsi hésitant, ils presseraient moins leurs armements. Dans ce document, César abandonnait toutes ses précédentes exigences au regard de Pompée : il offrait de quitter le commandement, des Gaules à l’époque que le Sénat fixerait : il offrait de licencier huit de ses dix légions, se déclarant satisfait pourvu qu’on lui laissât ou la province de la Cisalpine et de l’Illyrie avec une seule légion, ou celle de la Transalpine avec deux, non pas jusqu’à sa prise de possession du consulat, mais seulement jusqu’à la fin des élections pour 706 [-48]. Ainsi, par cet arrangement, il donnait les mains aux propositions que le parti sénatorial, que Pompée lui-même, avaient déclarées suffisantes au début des négociations enfin, il se disait prêt, son élection faite, à attendre dans la vie privée sa future entrée en charge. Était-il sérieux en faisant ces étonnantes concessions ? Rendant tant de points à Pompée, comptait-il encore sur son jeu meilleur ? N’avait-il point plutôt la confiance que les Pompéiens s’étaient trop avancés déjà pour ne pas voir dans ses offres nouvelles la preuve qu’il. tenait lui-même sa cause pour perdue ? On ne saurait ici rien affirmer sûrement. En toute vraisemblance, César commettait plutôt la faute d’un joueur téméraire, que la faute plus grave de promettre, ne voulant pas tenir. A mon sens, si par miracle, ses propositions avaient été agréées, il eût fait honneur à sa parole. Curion osa rentrer dans l’antre du lion, porteur des paroles de son chef. En trois jours, il franchissait la route de Ravenne, à Rome, et à l’heure où les nouveaux consuls Lucius Lentulus et Gaius Marcellus le Jeune[44] convoquaient le Sénat pour la première fois (4 janvier 705 [-49]), il se montrait dans l’assemblée porteur de la missive écrite par le proconsul des Gaules. La lecture immédiate en est demandée par les deux tribuns du peuple, Marcus Antonius, l’un des héros de la chronique scandaleuse de la ville, l’ami et le compagnon de folies de Curion, revenu d’ailleurs des armées d’Égypte et des Gaules avec la réputation d’un excellent officier de cavalerie[45], et Quintus Cassius, l’ancien questeur de Pompée[46]. Ceux-ci, durant l’absence de Curion, menaient dans Rome les affaires de César. Ils forcent la main aux consuls. Leur motion triomphe des résistances. Les claires et sévères paroles de César font une impression profonde. Armé de l’irrésistible force de la vérité, il fait voir la guerre civile imminente, le désir de la paix chez tous les citoyens, l’orgueil excessif de Pompée en face de sa propre condescendance, le compromis qu’il propose encore, modéré au point de surprendre ses partisans : pour la dernière fois, il le déclare sans ambages, il tend la main à ses adversaires ! En dépit des soldats de Pompée, qui déjà arrivent en foule, en dépit de la crainte qu’ils inspirent, l’intention de la majorité n’était pas douteuse. Niais on ne la laisse point parler. En vain César a demandé encore une fois que les deux proconsuls soient tenus de déposer leurs pouvoirs ensemble ; en vain, dans sa dépêche, il entre dans une nouvelle voie d’accommodement ; en vain, Marcus Cœlius Rufus et Marcus Calidius[47] estiment qu’il conviendrait de faire partir incontinent Pompée pour l’Espagne, les consuls qui président la séance se refusent, autant qu’il est en eux, à mettre quoique ce soit aux voix. L’un des plus énergiques du parti, moins aveugle que les autres, et peu confiant dans les moyens militaires dont on dispose, ouvre-t-il l’avis de. proroger le débat et d’attendre l’époque où toutes les milices italiennes, réunies et armées, pourront protéger le Sénat ; il ne peut non plus obtenir un vote[48] : Pompée fait déclarer par Quintus Scipion[49], son organe habituel, que le jour est venu pour lui ou jamais de prendre en main la cause du parti, et qu’il abandonnera tout, si l’on tarde encore. Le consul Lentulus à son tour s’écrie, sans plus rien déguiser, qu’il ne s’agit plus d’attendre la décision du Sénat ; que si le Sénat persiste dans la servilité, il est résolu lui à agir, et à pousser de l’avant en compagnie de ses puissants amis. Sous l’effet de la peur ; la majorité obéit enfin. il est statué que César, à jour fixe et prochain, remettra la Transalpine à Lucius Domitius Ahenobarbus, la Cisalpine à Marcus Servilius Nonianus[50], et qu’il congédiera son armée, sous peine de haute trahison. Les tribuns amis de César apposent leur intercession. Dans la Curie même, c’est là ce qu’ils racontent, ils se voient menacés par l’épée des soldats Pompéiens : pour sauver leur vie, ils fuient de Rome, déguisés sous des vêtements d’esclaves. Bien plus, le Sénat, désormais docile jusqu’à l’extrême, qualifie de tentative révolutionnaire leur opposition strictement constitutionnelle : il déclare que la patrie est en danger, et appelant tous les citoyens aux armes, selon les formes accoutumées, il met à leur tête les magistrats de la République demeurés fidèles à la cause[51].

La mesure était comble. Quand il apprit, de la bouche des tribuns, qui venaient dans son camp chercher un asile, l’accueil fait à Rome à ses propositions dernières, César n’hésita plus. Il réunit les soldats de la XIIIe légion, tout récemment arrivés à Ravenne de leur cantonnements de Tergeste (Trieste) ; et les mit au courant de ce qui se passait. A cette heure décisive et terrible de sa vie, de la vie du monde, on peut dire, ce n’est plus seulement le grand connaisseur du cœur humain qui se montre, ce n’est plus l’habile dominateur des âmes ou le haut génie dont l’éloquence éclate en traits de lumière et de flammes, ce n’est plus seulement le chef d’armée, libéral envers ses hommes, le capitaine victorieux, sachant parler leur langage aux soldats appelés par lui dans les camps et qui, poussés par l’enthousiasme accru à toute heure, ont suivi ses aigles depuis tantôt huit années : aujourd’hui, c’est l’homme d’État qui ouvre la bouche, énergique, conséquent avec lui-même : c’est le représentant des libertés populaires durant vingt-neuf années, dans la bonne et la mauvaise fortune. Pour sa cause, il a affronté et le poignard des assassins, et les bourreaux de l’aristocratie, et l’épée du Germain, et les flots de l’Océan, sans jamais reculer, sans hésiter jamais : c’est celui qui naguère a brisé l’institution Syllanienne, abattu le régime sénatorial, et qui prenant par la main la démocratie jusque-là sans défense et désarmée, lui a conquis et son bouclier et ses armes dans les combats au-delà des Alpes. Et ce public auquel il parle n’est plus le public de Clodius, étouffé depuis longtemps sous les cendres et les scories de ses anciennes ardeurs républicaines ! César avait affaire aux jeunes hommes des milices des villes et des bourgs de la Haute-Italie, éveillés d’hier et sans mélange à la puissante idée des franchises civiles, tout prêts à combattre et à mourir pour la foi nouvelle, redevables eux et leur patrie à César seul, et à la révolution qu’il a faite, de ce droit de cité, romaine tant de fois refusé par les gouvernants de la capitale, sachant tous enfin que César à terre, ils retomberaient eux-mêmes sous le régime des verges et de la hache ! Les faits sont là pour le dire. L’oligarchie, pour les Transpadans, a-t-elle autre chose que d’impitoyables cruautés ? A tels auditeurs, tel orateur ; César expose, les faits, il dit : quelle récompense en échange des Gaules conquises la noblesse prépare à l’armée conquérante et à son chef : les comices méprisés, le Sénat courbé sous la terreur, le devoir sacré qui s’impose à tous de défendre les armes à la main cette institution du tribunat, arrachée aux nobles, il y a plus de 500 ans, par les ancêtres armés du peuple d’aujourd’hui ; la fidélité due au serment prêté par ces mêmes ancêtres, pour eux, pour leurs petits-fils, de soutenir tous, jusqu’au dernier, jusqu’à la mort, la magistrature qu’ils se sont donnée ! Quant à lui, chef et général du parti populaire, s’il leur fait maintenant appel, c’est qu’il a épuisé toutes les voies amiables, c’est qu’il est allé jusqu’à l’extrême limite des concessions. Les soldats sortis du peuple le suivront dans le dernier combat, inévitable et décisif, contre cette noblesse haïe autant que méprisée, perfide autant qu’incapable, incorrigible autant que ridicule ![52] Nul officier, nul soldat qui ne se sentit entraîné. L’ordre de lever les aigles est donné, et César, à la tête de son avant-garde, passe le Rubicon[53], le mince ruisseau qui sépare sa province de l’Italie propre, celui que le proconsul de la Gaule ne peut franchir sans violer la loi. Après neuf ans d’absence, il met le pied sur le sol de la patrie : il est aussi sur la route des révolutions ! Les dés sont jetés ![54]

 

 

 



[1] [C’est le mot de Varron, au dire d’Appien, Bell. civ., 2, 9.]

[2] [Il quitta Rome vers la mi-novembre (ancien calendrier). Selon Plutarque (Crassus, 16), Dion Cassius (39, 39) et Florus (3, 11), le tribun Atéius, aux portes de la ville, un brasier et l’encens à la main, l’aurait voué aux dieux infernaux.]

[3] Tigrane vivait encore en février 698 [56 av. J.-C.] (Cicéron, pro Sest., 27, 59) : et Artavasdès régnait dès avant l’an 700 [-54] (Justin , 42 , 2, 4 - Plutarque, Crassus, 49).

[4] [Sur la route d’Antioche et Mésopotamie, Bambycen quœ alia nomine Hierapolis vocatur ; Syris vero Magog. Ibi prodigiosa Atargatis. Grœcis autem Derceto dicta, colitur (Pline, H. n., 5, 19).]

[5] [Άxβαρος, dit le Pseudo-Appien. — Son vrai nom serait-il Akhbar ?]

[6] [C’est ici la première fois que Gaius Cassius apparaît sur la scène. On ne sait pas exactement son origine : mais il était de la famille plébéienne assez illustre des Cassius Longinus. Si ses antécédents sont inconnus, à dater de ce jour, il fera figure dans l’histoire. — Revenu d’Asie, où Bibulus le remplacera en 703 [51 av. J.-C.], tribun en 705 [-49], il suivra Pompée en Macédoine, et commandera les flottes pompéiennes. — Après Pharsale, César lui pardonne, et l’emmène en Orient, dans son expédition contre Pharnace. En 709 [-45], on le trouve fixé à Brindes, d’où il échange avec Cicéron une correspondance assez active (ad fam., passim, - ad Att., 13. 22.) — Préteur des étrangers en 710 [-44], il est l’un des principaux meurtriers de César, .plus par ambition que par ardeur de liberté. Il devient alors, avec Brutus, le chef principal des constitutionnels, s’empare de la Syrie, prend et pille odieusement Rhodes, joint Brutus à Sardes, passe l’Hellespont et va périr dans les champs de Philippes (712 [-42]), luttant contre les nouveaux triumvirs. Homme énergique, prudent et habile, sobre d’ailleurs, et simple dans sa vie, Cassius était l’un des adeptes de l’épicuréisme. Il avait des goûts littéraires. L’ambition déçue, la jalousie le, jetèrent dans le parti anti-césarien, et lui mirent le poignard à la main (v. Drumann, Cassii, II, pp. 116-152).]

[7] [Equis omni tempore vectantur : illis Bella, illis convivia... obeunt. Justin. 41, 3.]

[8] [V. Lucain, 8, v. 381 et s. : Il y décrit d’une façon pittoresque le mode de combattre du Parthe : ......nulli superabilis hosti. Libertate fugœ...]

[9] [En attribuant à une idée de génie la tactique suivie par le Suréna, M. Mommsen n’exagère-t-il pas un peu ? Il est clair que ce mode de guerre était commandé par la nature du pays, par les circonstances, et par l’armement même usité chez les Parthes. Mais la révolution militaire indiquée n’en demeure pas moins un fait capital. — V. Hist. de César, II, p. 429. L’empereur Napoléon III fait une remarque pareille à celle que nous consignons ici.]

[10] [L’héroïque jeune homme avait inspiré à Cicéron un tendre attachement. P. Crassum ex omni nobilitate dilexi plurimum (ad fam., 13, 16). Hoc magis sum Publio deditus quod me maxime sicut alterum parentem servat et diligit (ad fam., 5, 8). Il le dépeint enfin (Brutus, 81) comme ayant une éducation parfaite et savante, une intelligence vive, une parole facile et élégante ; grave sans fierté, modeste sans timidité !]

[11] [Il était l’arrière-neveu de P. Licinius Crassus Dives Mucianus, qui, battu à Leucœ, se fit tuer par un Thrace, en le frappant à l’œil de son fouet (Florus, 2, 20 ; Valère Maxime, 3, 2, § 12). Il avait possédé cinq des meilleures choses ici bas, la richesse, la noblesse, l’éloquence, la science du droit, et le souverain pontificat, dit A. Gelle, d’après Sempronius Asellio et autres chroniqueurs (Gell., 1, 13).]

[12] [Horace y fait allusion (Carm., 3, 5, 5 et s.) :

Milesne Crassi conjuge barbara

Turpis maritus vimit, et hostium

(Proh caria, inversique mores !)

Consenuit socerorum in armis

Sub rege meda Marsus et Appulus.

V. aussi l’anecdote citée par Florus, 4, 10, et par Velleius, 2, 82.]

[13] [Plutarque (Crassus, 33) dit expressément qu’Orodés n’ignorait pas les lettres grecques, et que l’arménien Artavasdès écrivait même des tragédies, des harangues et des histoires, dont quelques unes restent encore.]

[14] [Les sources principales, sur l’épisode de la guerre parthique et sur la mort de Crassus, sont, avant tout, Plutarque (Crassus, 17-33), et Dion Cassius (40, 12-15 et 16-21). On trouve quelques faits mentionnés dans Justin (42, 4) et Velleius Paterculus (2, 46). M. Mommsen expliquera d’ailleurs fort bien, que Crassus ôté, il n’y avait de moins entre les deux rivaux, César et Pompée, ni un contrepoids ni un obstacle. Mais César y perdait un allié, dont les trésors et l’armée lui eussent été fort utiles. A cet égard, la comparaison de Lucain est plus poétique que vraie, quand il croit voir dans la catastrophe de Carrhes la destruction d’un promontoire utile entre les flots de deux mers.

... nam sola futuri

Crassus erat belli medius mura. Qualiter undas

Qui secat, et geminum gracilis mare separat isthmos,

Nec patitur conferre fretum : si terra recedat

Ionium. Ægœo frangat mare...

(1, 99).]

[15] [Entre le fleuve et la Commagène.]

[16] [Morte, dit-on, à la suite de ses couches. Pompée, à l’élection des édiles, s’étant trouvé engagé dans un tumulte de rue, sa toge fut rapportée tachée du sang d’un émeutier. A la vue de cette toge, Julie, saisie d’effroi, se sentit prise de douleurs précoces, et en septembre, elle accouchait d’une fille, qui ne lui survécut que quelques jours (Valère Maxime, 4, 6, § 4. — Plutarque, Pompée, 53).]

[17] [Pompeia, fille de Pompée, et de Mucia, sa troisième femme.]

[18] [Julia minor, la seconde sœur de César, avait épousé T. Atius Balbus, dont elle eut pour fille Atia, laquelle épousa C. Octavius. Celle-ci fut la mère de l’Octavie dont il est ici question, et d’Octave Auguste. — Octavie était alors la femme de Marcellus, le consul de 703 [51 av. J.-C.], et l’un des plus ardents ennemis de César.]

[19] [En cinquièmes noces. Cornélie était veuve de Publius Crassus. Plutarque la dit belle, jeune et instruite. Elle eût été mieux la bru que la femme de Pompée (Pompée, 45).]

[20] [Pompée, qui absent, dit Drumann (IV. p. 531), occupait la plus haute magistrature urbaine, fit reprendre la loi aux termes de laquelle nul absent ne pouvait se porter candidat, obligeant ainsi César à déposer l’imperium, s’il voulait être une seconde fois consul, et à se livrer sans défense aux accusations criminelles de ses ennemis. Comme on eût pu lui objecter qu’il devrait par la même raison, résigner son commanderaient en Espagne, Pompée avait eu soin de se faire proroger pour cinq ans, par sénatus-consulte spécial. Enfin, et pour le cas où, néanmoins, César aurait été nommé consul, le Sénat disposa de nouveau que le consul ne pouvait entrer dans son commandement provincial que cinq ans après sa sortie de charge. — Suétone, César, 26 ; 28. — Dion Cassius, 40, 56).]

[21] [M. Claudius Marcellus (v. Drumann, Claudii Marcelli, 12, II, pp. 393 et s.) avait été édile curule avec Clodius, en 698 [56 av. J.-C.]. Il défendit Milon, et contre Clodius lui-même qui l’accusait de vi, et plus tard, de concert avec Cicéron, après le meurtre de Clodius. Consul avec Servius Sulpicius Rufus (703 [-51]), il se montrera hostile à César. Il se modérera pourtant et ne voudra point précipiter la guerre sans que le parti ait d’abord armé. Il suivra cependant Pompée en Épire et ira, après Pharsale, vivre à Mytilène en oisif lettré. César lui pardonna à la demande de ses amis, et ce pardon nous vaut le discours Pro Marcello, que bon nombre de critiques soutiennent n’être qu’une déclamation de rhétorique, attribuée à tort au grand orateur. Marcellus ne revint pas à Rome : un de ses familiers, Magius Chilo, l’assassina comme il venait de débarquer au Pirée (707 [-47]). — Nous avons de lui la courte lettre qu’il répondit à Cicéron quand celui-ci le pressait de revenir à Rome. Elle est calme et digne (ad Famil., 4, 11 ). — Il avait une très haute réputation d’orateur (Brutus, 71).]

[22] [Suétone, César, 30. quumque vulgo fore predicarent, ut si privatus redisset Milonis exemplo circumpositis armatis causam apud judices diceret.]

[23] [Le candidat était tenu à l’assiduité (assiduitus).]

[24] [Pompée lui-même, nommé consul, quand il était proconsul des Espagnes.]

[25] [La loi Pompeia, de Jure magistratuum (Suétone, César, 28. — Dion Cassius, 40, 56. — Cicéron, ad Attic., 8, 8), ne faisait, comme on voit, que reprendre la loi ancienne. Quant à l’exemption réclamée par César, à la suite d’un oubli, probablement volontaire, elle avait été corrigée en sa faveur sur la table de bronze où la loi était gravée, et qui déjà avait été consignée à l’œrarium (Suétone, César, 28).]

[26] [Le plébiscite Trébonien, de provinciis consularibus.]

[27] [In se jura magistratuum commutari, dit César (bell. civ., 1, 85), ne ex prœtura et consulatu, ut semper, sed per paucos probati et electi in provincias mittantur. — On a changé contre moi la loi organique des magistratures afin d’envoyer dans les provinces, non plus les consuls et préteurs, comme toujours, mais les élus et amis d’un petit nombre. Et alors, il redeviendra simple particulier, livré sans défense aux coups de ses ennemis ?]

[28] [Hist. de César, II, pp. 471 et s. — Voyez surtout sur cette question tant de fois débattue, l’étude de M. Mommsen intitulée : die Rechtsfrage swischen Cœsar und dem Senat (la question de droit entre César et le Sénat). Mémoires de la Société historique et philologique de Breslau, I, 1857, et l’appendice D à la fin de notre volume.]

[29] [On voit d’ailleurs par Suétone que les adversaires de César reconnaissaient ouvertement que son rappel, en ce cas, aurait lieu avant le terme légal : ut ei ante tempus succederetur (Suétone, J. César, 28).]

[30] [Et il ajoute l’insulte : va montrer tes épaules à César, ainsi je traite les citoyens qu’il a faits ! (Appien, Bell. civ., 2, 26. — Hist. de César, II, p. 468).]

[31] [Il avait exprès quitté Rome, et Cicéron s’en allant en Cilicie comme proconsul, passa trois jours chez lui, à Tarente, aux calendes de juin 702 (52 av. J.-C.).]

[32] [A entendre les amis de Cicéron, le mot était doux : quam clementer ! s’exclame Cœlius (ad. Famill., 8. — Hist. de César, II, p. 480, où toute la scène est relatée.]

[33] [... plane perspecta Gn. Pompeii volumtate in eam partem ut eum decedere post Kalendas Martias placeret. — Cœlius ad Cicéron, ad div., 8. 8. Et plus loin : illa prœterea Pompeii sunt animadversa quœ maxime confidentiam attulerant hominibus, ut diceret, se ante Kalend. Martis non posse sine injuria de provinciis Cœsaris statuere, post Kal. Martis se non, dubitaturum. La volonté de Pompée n’est plus douteuse, dit Caelius, il est de ceux qui veulent que César sorte de charge après les Calendes de Mars. — D’ailleurs, on a remarqué le langage de Pompée, bien fait pour donner grande confiance aux gens. Il a dit qu’avant les Calendes de Mars, il ne pouvait rien décider touchant les provinces de César ; mais qu’après ces Calendes, il n’hésiterait pas.]

[34] [La lettre précitée de Cœlius à Cicéron (grâce au séjour de Cicéron en Cilicie), fournit, on l’a vu déjà, les plus précieux renseignements sur toutes ces transactions. On y trouve même le texte des sénatus-consultes dont M. Mommsen vient de résumer les dispositifs. — Le premier décide que les consuls en exercice aux Calendes de Mars, en référeront au Sénat sur la question des provinces consulaires : que ce sera leur première motion à dater des Calendes (neve quid prius) : qu’ils n’en feront point d’autre conjointement avec elle : qu’ils convoqueront le Sénat à cet effet, même aux jours comitiaux (per dies comitiales) (*) : et que l’on pourra y appeler même les Sénateurs portés sur l’album des 300 juges : .. .. que nul de ceux qui ont pouvoir d’intercession ou d’empêchement ne sera admis à retarder le rapport et le vote. Que si quelqu’un s’y oppose ou empêche, le Sénat estime qu’il aura fait tort à la République. Et en ce cas, aux termes du S. C., il en sera fait rapport au Sénat et au peuple. — Par le second S. C., il est dit qu’au regard des soldats de l’armée de César, qui ont achevé leur temps (stipendia emerita), ou qui auraient juste cause de congé, il sera fait rapport au Sénat, pour être statué après connaissance du cas. — Puis vient de nouveau la formule prohibitive de l’intercession : Si quis hoc S. C. intercesserit, Senatui placere auctoritatem prœscribi, et de ea re ad Senatum populumque referri.]

(*) Comitiales dies. Les jours de Comices étaient prœfesti ; et le Sénat ne pouvait régulièrement siéger (Cicéron, ad famil., 97 : per quos senatus haberi nos poterat.)

[35] [Homme insignifiant, dont le nom ne revient occasionnellement qu’à une ou deux reprises. Il n’appartenait point, cela est démontré aujourd’hui, à la branche des Paulli de la gens Æmilia, laquelle était éteinte : il était le fils de M. Æmilius Lepidus, de la branche des Lepidi, qui s’insurgea et mourut en 677 [77 av. J.-C.]. Il était par conséquent le frère du triumvir : et il porta le nom de Paullus, ad honorem, ainsi qu’il arrivait parfois. Il appartint de bonne heure au parti aristocratique ; accusa Catilina de vi en 691 [-63], peu de jours avant son départ de Rome. Questeur en Macédoine (695 [-59]), il fut accusé par Vettius, d’avoir comploté l’assassinat de Pompée. Édile en 699 [-55], il éleva ou répara à Rome des constructions fastueuses (les basiliques Émiliennes), ce qui l’endetta et permit à César de l’acheter. — Après la mort de César, il se tournera contre son frère, le triumvir, qui le proscrira. Il échappe, et va mourir obscur, à ce que l’on croit, à Milet.]

[36] Velleius Paterculus, 2, 48, dit de lui ce qui suit : C. Curio — vir nobilis, eloquens, audax, suce alienœque et fortunœ et pudieitiœ prodigus, homo ingeniosissime nequam, et facundus malo publico, cujus antmo neque opes ullœ neque cupiditates sufficere possent : noble, éloquent, plein d’audace, prodigué de son bien et de son honneur, et de ceux d’autrui, le plus spirituel des pervers ; et quand il parlait, fatal au bien publie : point de richesses ni de plaisirs qui pussent assouvir son âme. — Sur son éloquence, Cicéron, Brutus, 280. — Pline dit aussi de lui          qu’il ne lui restait plus rien, si ce n’est la guerre civile - nihil in sensu… prater discordium principum. Selon Appien, César l’aurait acheté plus de 4500 talents, B. civ., 2, 126 ; selon Velleius 100.000.000 de sesterces (HS centies). Suétone dit seulement ingenti mercede (César, 29). — Curion appartenait à la gens Seribonia, plébéienne, mais qui dans ses deux branches des Curio et des Libo, avait, depuis les guerres puniques, fourni plusieurs hommes utiles ou notables. Curion le père, pompéien, pontifex maximus en 697 [57 av. J.-C.], était l’ami de Cicéron, qui avait pour le fils une vive affection, et avait pris un soin tout particulier de son éducation. Aussi, son nom revient sans cesse dans la correspondance familière du consulaire, qui le croyait appelé à de hautes destinées, et lui écrivit souvent. Après avoir été questeur en Asie, il revint à Rome, et obtint le tribunat en 704 [-50]. – [Notre texte fera connaître la suite de sa vie ; et M. Mommsen, après avoir conté sa mort en Afrique (infra ch. X), achèvera à son tour le portrait.]

[37] [A Nemelocenna (Arras), Bell. Gall. 8, 52.]

[38] [B. G., 50 : durant tout l’hiver qui avait précédé.]

[39] [Vous l’emportez ; vous avez César pour maître (Appien, B. civ. 2, 30 — Βοών νιxάτε δεσπότην έχειν Καίσαρά). Ce Gaius Claudius Marcellus était le cousin du consul de l’année précédente (703 [51 av. J.-C.]). Ami de Cicéron et de Pompée, il se montra toujours hostile envers César, dont il était le neveu par alliance ayant épousé sa nièce Octavia. — On va le voir à l’œuvre. Il était de ceux qui voulaient que Pompée ne quittât à aucun prix l’Italie, quand éclata la guerre civile. Puis, mécontent, il se réconcilie avec le vainqueur, intercède pour son cousin, le consulaire. — Il mourut en 714 [-40] ; et sa veuve, comme on sait, épousa Antoine. Il fut le père du Marcellus, qu’Auguste adopta, qui épousa sa fille Julia, et mourut à 20 ans.

Heu ! ……… si qua fata aspera rumpas,

Tu Marcellus eris !

Virgile, Æneid., VI, 860 et s.]

[40] [Allusion aux paroles de G. Marcellus, rapportées par Appien, 2, 31. Si je ne puis pourvoir aux intérêts de l’État, par le vote commun, j’y pourvoirai seul, moi, consul !]

[41] [Lucius Claudius Marcellus (M. Mommsen le nomme Gaius Marcellus le Jeune), frère du consul de l’an 703 [51 av. J.-C.], et cousin du consul de 704 [-50]. On les confond souvent. Hostile à César, comme ses deux prédécesseurs, il appuya les paroles et les mesures violentes de Gaius Marcellus, et précipita la crise. — Plus tard, il fuit de Rome, commande une flotte pour Pompée, et disparaît de la scène. — Le second consul de 705 [-49], Gaius Cornelius Lentulus Crus, de la gens hautaine et patricienne des Cornelii (branche des Lentuli), avait été le principal accusateur de Clodius, dans le procès qui lui fut fait pour violation des mystères de la Bonne Déesse. César prétend qu’une fois consul, il poussa à la guerre pour refaire sa fortune (B. civ., I, 4) : Lentulus aeris alieni magnitudine et spe exercitus ac provinciarum ac regum appellandorum largitionibus movetur. César voulut plus d’une fois l’acheter, la guerre civile une fois déclarée. Mais il crut la cause de César en péril et suivit Pompée. Il leva pour lui deux légions en Asie. — Après Pharsale, il aborde en Égypte trois jours après la fin tragique de Pompée, y est arrêté, et est mis à mort à son tour. Il passait pour ambitieux, dépensier et cupide.]

[42] [Appien raconte d’une façon théâtrale leur entrevue avec Pompée, Gaius Marcellus présente une épée au général et lui dit : Je t’enjoins de marcher pour la patrie contre César. Pour cela nous te donnons une armée, celle de Capoue, et celle d’Italie, et toute autre qu’il te conviendra d’enrôler. (B. civ., 2, 31.) A quoi Pompée répond qu’il agira de l’ordre des consuls ajoutant aussitôt : à moins qu’il n’y ait mieux à faire !Toujours l’homme qui ruse et se réserve ! s’écrie Appien (ibid.).]

[43] [Les bases, dit-on, en étaient conformes aux conseils de Cicéron lui-même, qui cependant le trouva excessif de prétentions et d’impudence (ad Att., 1, 9. — Appien, B. civ., 2, 32).]

[44] [Il s’agit ici du Lucius Claudius Marcellus indiqué dans la note 41.]

[45] [M. Antonius, de la gens plébéienne des Antonii, petit-fils du grand orateur qui est l’un des principaux interlocuteurs du de Oratore (consul, 655 [99 av. J.-C.]), neveu de César par sa mère Julia, et le compagnon de débauche de Curion. — Déjà, nous l’avons rencontré en Égypte, à l’armée de Gabinius, et dans les Gaules, où il se distingue comme lieutenant de son oncle, et comme questeur (702-703 [-52/-51]). César l’a renvoyé à Rome pour y suivre ses intérêts. A dater de son tribunat, il est constamment en scène.]

[46] [Q. Cassius Longinus, cousin du lieutenant de Crassus et du futur meurtrier de César. Questeur de Pompée en Espagne (700 [54 av. J.-C.]), il y amasse des richesses considérables ; tribun du peuple avec Antoine en 705 [-49], il se donne tout à César, l’accompagne à Ilerda (infra ch. X), est nommé gouverneur de l’Espagne Ultérieure, y lutte avec des chances diverses contre les Pompéiens, et se perd en mer en 707 [-47], aux bouches de l’Èbre.]

[47] [M. Cœlius Rufus, le correspondant ordinaire de Cicéron pendant son proconsulat de Cilicie (702-703 [52-51 av. J.-C.]), et à qui, nous devons, bien plus qu’aux autres familiers de Cicéron, sans en excepter Atticus, les détails les plus précieux sur les événements de ces deux années — Né en mai 674 [-82], à Puteoli, d’une famille équestre, il vécut de bonne heure dans l’intimité de Cicéron. Il eut cependant aussi quelques relations avec Catilina. Orateur de talent, il accusa C. Antonius, l’ancien collègue de Cicéron (Quintil., 4, 2, 123) : puis, plus tard et à deux reprises, L. Sempronius Atratinus (de ambitu), que Cicéron défendit. — Il fut l’amant notoire de la sœur de Clodius, Clodia Quadranta, qui, délaissée par lui, le fit à son tour accuser par le même Atratinus, pour des faits relatifs à l’assassinat de l’envoyé Alexandrin Dion. Cicéron fut l’un de ses avocats, et nous avons encore le plaidoyer pro Cœlio. II fut acquitté, mais n’en garda pas moins sa réputation de prodigalité débauchée. Tribun du peuple en 702 [-52], il se fit l’un des soutiens de Milon, avant, pendant et après le procès. C’est alors que passant à César, il propose de concert avec ses neuf collègues une motion tendant à ce que le proconsul des Gaules soit autorisé à briguer le consulat quoique absent. — En 703 [-51], il est édile curule. Suivant sa promesse, il tient Cicéron (proconsul en Cilicie) au courant de toutes les nouvelles de la ville, et lui demande en échange de l’argent et des panthères qu’il ne paraît pas avoir reçus. — Depuis longtemps, il a la conviction de la faiblesse de Pompée et de la force de César ; et il n’hésite pas à suivre la fortune du second. — De là, sa motion dans le Sénat, dans les circonstances relatées au texte (B. civ., 1, 2). — Il fuit de Rome avec les Tribuns, reçoit une mission de César en Ligurie, et bientôt l’accompagne en Espagne. — Plus tard, il est préteur (706 [-48]). Ambitieux, jaloux, chargé de dettes, ayant compté, pour refaire sa fortune, sur les proscriptions que César a empêchées, il luttera contre Trebonius, son collègue, qui applique avec fermeté la loi nouvelle de Jules César sur le crédit (v. infra ch. XI). Il suscite une émeute, est déposé, et le consul Servilius Isauricus brise sa chaise curule prétorienne. — Furieux, il quitte Rome, va rejoindre Milon, occupé alors à susciter une insurrection pompéienne dans le sud de l’Italie, et se fait tuer devant Thurium, par une troupe de Gaulois qu’il veut séduire. — Homme dépravé, comme presque tous ceux de cette époque, Cœlius avait des goûts littéraires : et était orateur plein de fougue et d’emportement (orator iracundissimus). Senec., de ira, 3, 8. Catulle lui a dédié deux de ses pièces (Carm., 58 et 100). Cicéron, seul, de tous les contemporains, s’est montré indulgent envers lui.

Quant à M. Calidius, on sait qu’il avait eu pour maître d’éloquence Apollodore de Pergame, qui donna aussi des leçons au jeune Octave. Il fut de même un orateur illustre, qu’on mettait presque sur la même ligne que les plus grands, et Cicéron vante particulièrement son élégance et sa clarté (Brutus, 79, 80 ; Velleius, 2, 36). — Préteur en 697 [-57], il contribua au rappel de Cicéron, et parla pour lui faire rendre, avec : indemnité, l’emplacement de sa maison. Avec Cicéron il défendit Scaurus, accusé d’extorsion en 704 [-50] (Cicéron, pro Scauro). En 702 [-52], il vient en aide à Milon, après le meurtre de Clodius : mais nous le trouvons aujourd’hui rangé au parti de César (B. civ., 1, 2), qui le récompensera en lui donnant l’un des gouvernements des Gaules (Gallia Togata). Il reste quelques fragments de ses harangues publiés par Mayer (Orat. Roman. fragm.).]

[48] [Cet avis était ouvert (leniorem sententiam), par M. Marcellus, l’ancien consul de 703 [51 av. J.-C.] (César, Bell. civ., 1, 2)]

[49] [Q. Cœcilius Metellus Pius Scipion, son beau-père. — V. Bell. civ., I, 1, 2.]

[50] [Plus généralement connu sous le nom de M. Considius Nonianus, de la gens plébéienne des Considii, homme obscur d’ailleurs. il accompagnera Pompée à Capoue. — Par le même S. C., toutes, les provinces étaient distribuées : Caton a la Sicile ; A. Cotta la Sardaigne ; Ælius Tubéron, l’Afrique ; P Sextius, la Cilicie. Ils inaugurent leurs fonctions aussitôt, sans tirage au sort préalable, sans loi curiale, sans les vœux d’usage, sans la prise solennelle du paludamentum, avant de sortir de la ville.]

[51] [V. notamment dans César (B. civ., I, 1-7), le récit de toute la crise. Certains détails sont tirés aussi d’Appien (Bell. civ., 2, 30-33) et de Plutarque (Ant., 7). — V. aussi Hist. de C., II, pp. 304 et s.]

[52] [B. civ., I, 7. M. Mommsen ne fait que reconstituer le discours de César sur le thème par lui esquissé. — Hist. de C., II, p. 512.]

[53] [Le Fiumicino de Savignano, ou le Pisiatello, entre Ravenne et Rimini. Ce petit ruisseau descendu des contre-forts de l’Apennin voisins de la côte, tenait son nom de la couleur de ses eaux, rougies par les tourbes et les détritus des bruyères de la montagne.

Le Rubicon altéré, sorti d’une faible source, pousse ses minces eaux à la mer, et sépare, limite certaine, les champs gaulois des colons d’Ausonie.  (Lucain, I, 214 et s.)

— Nous avons vu en effet, qu’il formait la frontière entre l’Italie propre, annexée au Pomœrium, et administrée par les consuls, et la province de la Gaule Cisalpine. César ne le nomme même pas. Mais le passage du Rubicon n’en était pas moins le premier acte de la guerre et de la révolution. César, après son repas, se fit conduire en char au petit pont (ponticulum, Suétone, César, 31), que déjà quelques uns de ses soldats avaient franchi, et gagna Ariminum à la lueur des torches.

Il n’est pas besoin de dire tous les prodiges enfantés par la légende à l’occasion de ce passage fatidique. César, en songe, s’est vu violant sa mère ! Mais, comme tous les songes, celui-ci s’explique heureusement. César conquerra la terre, sa mère ! (Suétone, 7 ; Plutarque, César, 37). D’ailleurs, sur la rive une apparition se montre : un homme de haute stature sonne de la trompette, et invite les soldats à franchir le fleuve (Suétone, 32 — V. aussi Lucain, I, 183 et s. — Plutarque, César, 32. — Appien, Bell. civ., 2, 35. — V. Hist. de C. et les considérations finales. Liv. IV, ch. X. — II, pp. 512-513 et 516. — Conf. avec Montesquieu, Grand. et Décad. des Rom., ch. XI. Voici l’inscription de Rimini auquel celui-ci fait allusion :

Imperator. miles. tirove. armate. quisquis. es. hic. sistito. vexillum. sinito. arma. deponito. nec. titra. hune. amnem. Rubiconem. signa. arma. exercitumve traducite.]

[54] [Hic, ait, hic pacem, temerataque jura relinquo.

Te, Fortuna, sequor : procul hine fœdera sunto :

Credidimus fatis : utendum est judice bello !

Le mot relaté par Suétone est plus vrai, plus tragique que la déclamation de Lucain (I, 225.)]