Sortons enfin des sphères étroites et monotones de
l’égoïsme politique, qui n’a mené ses combats que dans la Curie ou dans les rues de
la capitale. L’histoire, dans sa marche, nous conduit vers un monde où
s’agitent d’autres et plus importantes questions que celle de savoir si le
premier monarque de Rome s’appellera Gnæus, Gaius ou Marcus. Il nous sera
permis sans doute, au seuil d’événements. dont les conséquences pèsent encore
sur les destinées du monde, de jeter autour de nous les -yeux, et de
retracer, comme en un tableau d’ensemble, les éléments et les rapports au
milieu desquels se placent la conquête par les Romains du territoire de la France actuelle, et leurs
premiers contacts avec les habitants de, l’Allemagne et de la Grande-Bretagne.
En vertu de la loi qui veut que tout peuple constitué
politiquement absorbe un jour les peuples voisins restés à l’état de minorité
sociale, et que toute nation civilisée s’assimile celles intellectuellement
placées au-dessous d’elle, en vertu d’une loi universelle, et je dirai
presque, physique, comme est celle de la gravité, les Italiens, le seul des
peuples de l’antiquité qui ait su allier le progrès politique et la
civilisation morale, cette dernière encore, à l’extérieur, dans une mesure
tout imparfaite, les Italiens étaient appelés à s’assujettir tous les États
grecs orientaux, devenus mûrs pour la ruine, et à refouler par leurs colons
et émigrants toutes les tribus incultes de l’ouest, Libyens, Ibères, Celtes
et Germains. De même et à pareil droit, l’Angleterre s’est asservie en Asie
une civilisation sœur, politiquement impuissante : de même en Amérique, en
Australie, elle a marqué, anobli d’immenses contrées à l’empreinte de sa
nationalité : de même elle les marque et anoblit tous les jours. L’unité
italienne, condition préalable de la grande mission de Rome, avait été
l’œuvre de son aristocratie : mais l’aristocratie s’était arrêtée en deçà de
la ligne, ne voyant dans les conquêtes extra italiques ou qu’un mal
nécessaire, ou que des possessions payant rente à l’État, placées d’ailleurs
hors de lui. Ce sera l’impérissable gloire de la démocratie, où, si l’on aime
mieux, de la monarchie romaine (toutes deux se confondent en une seule) d’avoir vu clairement
les destinées plus hautes de Rome, et de les avoir puissamment accomplies. Ce
qu’avait préparé l’irrésistible puissance des choses, quand malgré lui-même
le Sénat posait les bases de l’empire futur de la République et dans
l’est et dans l’ouest, ce qu’avait compris d’instinct l’émigration romaine
dans les provinces, vraie plaie d’Égypte là où elle s’imposait, mais en
Occident l’utile pionnier d’une culture meilleure, Gaius Gracchus, père de la
démocratie, l’avait d’abord reconnu et tenté en homme d’État aux vues nettes
et sûres. Il y eut deux grandes pensées dans la politique nouvelle : réunir,
dans l’empire Romain, tout ce qui était hellénique, coloniser tout ce qui ne
l’était pas. Ces deux pensées, dès les temps des Gracques, elles entrèrent
dans la pratique par l’incorporation du royaume d’Attale, et par les
conquêtes de Flaccus au-delà des Alpes : mais bientôt la réaction victorieuse
les délaissa. L’État romain demeura une masse confuse de territoires, sans
occupation intense, sans limites appropriées : l’Espagne, les provinces
gréco-asiatiques étaient séparées de la métropole par de vastes pays à peine
assujettis sur l’étroite bordure dès côtes : sur la rive septentrionale d’Afrique,
Carthage et Cyrène formaient comme des îlots : en Espagne de vastes contrées,
soi-disant soumises, n’étaient sujettes que de nom. Cependant rien ne se fit
du chef de la République
en vue de s’arrondir et de se concentrer : puis enfin, la décadence du système
naval laissa se briser le dernier lien entre des établissements
respectivement éloignés. Dès qu’elle put relever la tête, la démocratie
voulut reprendre aussi les idées de Gracchus et sa politique extérieure:.
Marius s’en fit ouvertement l’adepte : mais lé gouvernail ne demeura pas
longtemps dans les mains du parti, et tout s’arrêta à de simples projets. Ce
n’est qu’après la chute des institutions de Sylla, en 684 [70 a. J.-C.],
qu’on voit les démocrates décidément maîtres du pouvoir. Aussitôt il se fait
un grand revirement dans la politique. La domination de Rome sur la Méditerranée est
rétablie, question de vie ou de mort pour un état tel que l’État romain. A
l’est, l’annexion des territoires pontiques et syriens\ assure la frontière
de l’Euphrate. A l’ouest et au nord, par delà des Alpes, il restait encore à
achever l’empire et son territoire : il y avait là, des contrées nouvelles et
vierges à gagner à la civilisation hellénique, à l’influence encore vivace de
la race italienne. On commettrait plus qu’une erreur, on serait coupable
d’attentat contre l’esprit saint et puissant de l’histoire, si l’on ne
voulait voir dans les Gaules qu’un terrain de manœuvre où César aurait exercé
ses légions, en vue de la prochaine guerre civile. En soumettant l’Occident,
César, je ne le nie pas, conquérait les moyens pour son but final ; et
ses guerres transalpines ont été le fondement de sa puissance ultérieure :
encore est-ce le privilège des grands génies de la politique, que chez eux
les moyens soient aussi le but. Pour faire vaincre son parti il fallait à
César le pouvoir militaire, mais, il n’a point conquis la Gaule en homme de parti.
C’était pour Rome, une nécessité politique que de marcher sans délai au-delà
des Alpes, que de prendre les devants sur l’invasion à toute heure menaçante
des Germains, et planter là la digue qui assurerait la paix du monde. Grand
et glorieux motif d’action, certes ! Et pourtant ce motif ne fut ni le plus
grand ni le plus décisif parmi ceux qui conduisaient César dans les Gaules. Jadis
quand la vieille patrie, devenue trop étroite pour le peuple, avait couru
risque de dépérissement, le Sénat, embrassant l’Italie. dans sa politique de
conquêtes, avait sauvé la République. Aujourd’hui, la’ patrie italienne
était trop étroite à son tour ; et l’État souffrait du même malaise
social, malaise cent fois plus grand, eu égard à la grandeur de l’empire. Ce
fut une pensée de génie, un grandiose espoir, qui firent passer les Alpes à
César, la pensée et la confiance qu’il y gagnerait pour ses concitoyens une
nouvelle patrie, cette fois sans limites, et qu’il régénérerait aussi l’État,
en lui donnant une plus vaste base.
Déjà, pour être juste, il faut ranger parmi les
entreprises tendant à la soumission de l’Occident, la campagne de César dans
l’Espagne ultérieure, en l’an 693 [61 av. J.-C.]. Depuis bien longtemps la péninsule
espagnole. obéissait à Rome : néanmoins, même après l’expédition de Decimus
Brutus contre les Galléciens, la côte occidentale était restée, à vrai dire,
indépendante : les Romains n’avaient pas non plus mis le pied sur la côte du
Nord : enfin les pays soumis étaient exposés tous les jours à des incursions
parties de ces régions, et qui tenaient comme en échec la civilisation
romaine. L’expédition de César vers les côtes de l’Ouest eut pour objet de
mettre fin à cette situation. Franchissant la chaîne des monts Herminiens
qui délimite le Tage au Nord (Sierra de Estrella), il avait battu les indigènes, les
avait établis dans la plaine, et dompté le pays sur les deux rives du Douro :
puis arrivé à la pointe nord occidentale de la péninsule, et s’aidant de la
flotte appelée de Gadès, il avait pris la ville de Brigantium (la Corogne).
Les riverains de l’océan Atlantique, Lusitaniens et Galléciens, avaient dû
reconnaître la suprématie de Rome : pendant ce temps le vainqueur prenait
soin de réduire le tribut à payer à la République ; et en organisant les communes
pour le mieux de leurs intérêts économiques, il faisait meilleure aussi la
condition des sujets. Dès son début dans la carrière administrative et
militaire, le grand général et le grand homme d’État déploie les talents,
éclatants et les vastes desseins par lesquels il se signalera plus tard sur
un plus grand théâtre. Pourtant son influence sur les destinées de l’Espagne
ne fut que d’un jour. Il ne fit que passer pour marquer la contrée d’une plus
durable empreinte, il eût fallu, sur ces peuples ayant leur nationalité et
leur nature propres, l’action longue, persistante et forte d’un grand homme[1].
Un rôle plus important dans le mouvement de la
civilisation romaine occidentale était réservé au pays qu’enferment les
Pyrénées et le Rhin, la
Méditerranée et l’océan Atlantique, et qui depuis l’ère
d’Auguste a gardé le nom de Terre des Celtes, ou plutôt de Région
des Gaules : quoique parlant à la rigueur, la Celtique tantôt soit
plus étroite, et tantôt s’étende beaucoup au-delà de ces limites ; et
quoique jamais il ne s’y soit constitué d’unité nationale ou même d’unité
politique, avant Auguste. Aussi n’est-ce point chose aisée que d’en esquisser
clairement le tableau, tant elle offrait d’éléments hétérogènes, quand César,
en 696 [58 av.
J.-C.], y mit le pied.
Dans la partie voisine de la Méditerranée, qui
comprenait à peu près tout le Languedoc actuel, à l’ouest du Rhône, et à
l’est, le Dauphiné et la
Provence, partie devenue province romaine depuis soixante
ans, les armes de la
République ne s’étaient guère reposées depuis l’ouragan de
la guerre cimbrique. En 664 [90 av. J.-C.], Gaius Cælius avait bataillé
autour d’Aquæ Sextiæ avec les Salyes : en 674 [-80], Gaius
Flaccus, en marche pour l’Espagne, avait eu maille à partir avec d’autres
tribus. Au temps des guerres de Sertorius, le proconsul Lucius Manlius,
ayant couru au secours de ses collègues au-delà des Pyrénées, s’en revint
après sa défaite d’Ilerda (Lérida), et sur sa route (vers 676 [-78]), essuya un nouvel
échec de la part des Aquitains, peuple limitrophe de la province, à l’ouest.
Ce désastre amena, paraît-il, une révolte générale’ dans la province
elle-même, des Pyrénées au Rhône, peut-être aussi du Rhône aux Alpes. Pompée
eut à son tour à se frayer son passage l’épée à la main, au milieu. de la Gaule en armes. En
punition de leur révolte il donna les Marches des Volces-Arécomiques
et des Helviens (départements
du Gard et de l’Ardèche) aux fidèles Massaliotes : le
prétorien Manius Fonteius eut à pourvoir à l’exécution de la sentence (678-680 [-76/-74]).
Il ramena le calme dans le pays, en domptant les Voconces (département de la Drôme), en
défendant Massalie contre les insurgés qui l’assaillaient, et en dégageant
Narbonne, la capitale romaine, pareillement investie. Cependant la paix ne
pouvait longtemps durer. Ces peuples étaient à bout : ils avaient part aux
misères de la guerre d’Espagne : ils subissaient mille exactions officielles
ou non officielles du fait des Romains : aussi la province Gauloise
était-elle profondément troublée. Le canton des Allobroges, le pays le plus
éloigné de Narbonne fermentait et s’agitait : témoin, la paix qu’y rétablit Gaius Pison en 688 [-66],
témoins, les envoyés Allobroges et leur attitude, à Rome, dans l’affaire du
complot des anarchistes[2] (691 [-63]).
Les choses en vinrent bientôt à l’insurrection générale. Catugnat,
chef des Allobroges durant cette guerre de désespoir, combattit non sans
succès : mais, un jour, près de Solonium[3] il fut écrasé,
luttant glorieusement, par le propréteur Gaius Pomptinus.
Après tant de combats, les. frontières de la province
n’avaient point été beaucoup reculées[4] : Lugdunum
des Convènes (L. Convenarum) où Pompée avait établi
les débris de l’armée de Sertorius, Toulouse, Vienne et Genève restaient,
comme avant, ries points extrêmes des possessions romaines à l’ouest et au
nord. Quoi qu’il en soit, chaque jour l’importance de la province des Gaules
allait grandissant pour Rome. Un magnifique climat, analogue à celui des pays
cisalpins : une terre féconde, en arrière un grand et riche territoire
favorable au commerce, et lui ouvrant de sûres. routes jusque dans, l’île de
Bretagne, enfin des communications commodes par terre et par mer avec la
métropole, tout donnait à la
Gaule méridionale une valeur économique immense par rapport
à l’Italie, une valeur que tant d’autres établissements, fondés depuis des
siècles, ceux d’Espagne, par exemple, n’avaient jamais su atteindre ; et
de même que les naufragés politiques de ces temps allaient de préférence
chercher asile à Massalie, où ils retrouvaient la culture et le luxe
italiens, de même les émigrants volontaires allaient chaque jour en nombre
plus grand s’établir sur les bords du Rhône et de la Garonne. La province de Gaule, ainsi s’exprime un auteur qui
la décrit, dix ans avant l’arrivée de César, regorge
de négociants : les citoyens romains y sont en foule. Point de Gaulois, qui
fasse d’affaires autrement que par l’intermédiaire d’un Romain ; et
l’obole qui passe d’une, main dans l’autre a d’abord figuré sur les registres
du marchand de Rome ! Ailleurs le même écrivain ajoute qu’en sus des
colons de Narbonne, on rencontrait en foule dans la Gaule des cultivateurs et
des éleveurs italiens : mais, il ne faut point l’oublier, la majeure partie
des terres possédées, par les Romains dans la province, comme naguère la
plupart des domaines anglais dans l’Amérique du Nord, appartenaient à des
nobles vivant, dans la mère patrie : ces laboureurs et ces éleveurs n’étaient
d’ordinaire que des régisseurs, des esclaves ou des affranchis. Quoi qu’il en
soit, à de tels contacts la civilisation et les mœurs romaines gagnaient
rapidement sur les indigènes. Pour les Gaulois l’agriculture avait peu
d’attrait : leurs nouveaux maîtres les forcèrent de changer l’épée contre la
charrue ; et très vraisemblablement la résistance exaspérée des
Allobroges eut en partie pour cause les règlements nouveaux qui leur étaient
imposés. Déjà, dans les temps plus anciens, l’Hellénisme avait pénétré dans la Gaule : des éléments
moraux meilleurs, l’impulsion donnée à la culture de la vigne et de
l’olivier, la pratique de l’écriture[5], et la
fabrication des monnaies provenaient de Massalie. Les Romains d’ailleurs
n’étouffèrent pas ces germes venus de la Grèce. Par eux,
Massalie grandit en influence, loin d’y perdre : et plus tard, sous la
domination de Rome, on voyait dans les cantons gaulois des médecins, et des
rhéteurs grecs défrayés des deniers publics. D’une autre part, l’hellénisme,
dans la Gaule
méridionale, reçut des Romains, cela va de soi, le même caractère qu’en
Italie : la civilisation grecque pure céda le pas à la culture mélangée
Gréco-latine, qui bientôt y compta par milliers ses disciples. Si les Gaulois
à braies [G. braccata] — ainsi l’on appelait les
peuplades Transalpines du sud, par opposition aux Gaulois à toge [G. togata] de l’Italie du Nord —, n’étaient point
encore entièrement façonnés à la
Romaine ; ils se distinguaient néanmoins beaucoup des Gaulois
chevelus [G. comata] et restés libres des régions
septentrionales de la terre des Celtes. Leur rudesse, à demi dégrossie, leur
latin barbare, prêtait sans doute à la moquerie ; et quiconque était
suspect de sang mêlé gaulois, s’entendait reprocher souvent ses parents portant braies. Il n’en est pas
moins vrai qu’à l’aide de leur mauvais latin les Allobroges, venus du fond de
la province Romaine, savaient entrer en affaires avec les magistrats envoyés.
d’Italie, et déposer comme témoins, sans trucheman, devant les tribunaux de
Rome. En résumé, tandis que la population celtique et ligure de ces contrées
était en voie de se dénationaliser ; tandis qu’elle s’affaissait et se
flétrissait sous une oppression politique et économique, intolérable et dont
témoignent ses révoltes désespérées, parallèlement à l’effacement des
indigènes s’avançait la civilisation haute et féconde de l’Italie
contemporaine. Aquæ Sextiæ, et Narbonne plus encore, étaient des
villes, importantes qu’on pouvait nommer à côté de Bénévent et de
Capoue ; et Massalie, la cité bien ordonnée, libre, guerrière et
puissante entre toutes les cités grecques dans la dépendance de Rome,
florissait sous sa constitution strictement aristocratique, modèle souvent
vanté dans Rome même par les conservateurs. En possession d’un vaste
territoire plusieurs fois agrandi par les Romains, et d’un commerce étendu,
elle tenait auprès des villes latines de la Transalpine le rang
que Rhegium et Naples occupaient, elles aussi, auprès des cités de Capoue et
de Bénévent.
Tout autre était le tableau, dès que l’on avait franchi la
frontière romaine. Là, au nord des Cévennes, la grande nation celtique, à
demi étouffée dans le sud sous l’immigration italienne, se mouvait inviolée
dans sa liberté. Nous ne la rencontrons pas pour la première fois : déjà sur
le Tibre, sur le Pô, dans les montagnes de Castille et de Carinthie, et même
jusqu’au fond de l’Asie-Mineure, les Italiens s’étaient heurtés aux rejetons
et aux avant-gardes de l’immense peuple : ce fut au nord des Cévennes que les
Romains s’attaquèrent enfin au massif et au tronc principal. Lors de leur
établissement dans l’Europe centrale, les Celtes s’étaient répandus dans les
riches vallées et sur les joyeuses collines de la France actuelle, les
régions occidentales de l’Allemagne et de la Suisse y comprises. De là
ils avaient occupé toute la partie sud de l’Angleterre, peut-être même toute la Grande-Bretagne
et l’Irlande[6].
C’est dans ces régions, continentales et insulaires qu’ils avaient, plus que
partout ailleurs, étendu le réseau vaste et serré de leurs cent peuples. En
dépit des diversités du langage et des mœurs, qui sur un aussi grand
territoire ne pouvaient pas ne pas exister, les relations mutuelles, le
sentiment inné de la communauté nationale reliait entre elles toutes les
tribus, depuis le Rhône et la
Garonne jusqu’au Rhin et à la Tamise. Les Celtes
d’Espagne, ceux de l’Autriche actuelle, se rattachaient aussi, çà et là, à la
mère patrie ; mais les puissantes arêtes des Pyrénées et des Alpes, mais
les attaques répétées également, sur ces points, des Romains et des Germains,
y interrompaient le commerce et les souvenirs d’affinité de races, bien plus
que l’étroit bras de mer du nord-ouest ne séparait les Gaulois de terre ferme
d’avec ceux de l’île de Bretagne. Il ne nous est pas donné, malheureusement,
de voir ce remarquable peuple parcourir sur le terrain de son établissement
principal, les échelons divers du progrès historique : contentons-nous, il le
faut bien, d’une simple esquisse de son état politique et de sa civilisation,
tels qu’au temps de César, ils se révèlent à nous dans un certain ensemble.
Au dire des anciens, la Gaule avait une population relativement dense.
Quelques indications éparses nous donnent à conclure que, dans les districts
Belges, on pouvait compter environ 900 têtes par mille (allemand) carré [environ 8 kilom. carrés]
: c’est le rapport existant de nos jours dans la Livonie et le Valais :
dans les cantons helvétiques le chiffre s’élevait à 1.100 têtes[7]. Probablement il
allait plus haut encore dans d’autres régions mieux cultivées que la Gaule Belge, où
moins montagneuses que l’Helvétie, chez les Bituriges, les Arvernes
ou les Éduens, par exemple.
L’agriculture avait fait quelques progrès chez les Gaulois
: les contemporains de César s’étonnaient en voyant marner les terres dans la
région voisine du Rhin[8] ; et la
fabrication de la bière d’orge (cervesia), usitée chez
les Celtes de temps immémorial, témoigne que de bonne heure ils ont pratiqué
en grand la culture des céréales : toutefois ils n’avaient pas le
laboureur en haute estime même dans le sud, plus civilisé, le libre Gaulois
aurait cru déroger, mettant la main à la charrue. L’élève des animaux
domestiques était chez lui en plus grand honneur ; et les grands agriculteurs
romains de cette époque réservaient leurs préférences pour les races de
bestiaux gaulois, et pour les esclaves celtes, à la fois braves, bons
cavaliers, et bons hommes d’écurie ou d’étable[9] : c’était surtout
dans les régions du nord que prédominait l’élève du bétail. Vers ces mêmes
temps, la Bretagne
(armoricaine)
était pauvre en céréales. Vers le nord-est, d’épaisses forêts, se rattachant
au massif de l’Ardenne, couraient presque sans interruption de la mer du Nord
au Rhin ; et le berger ménapien ou trévire menait à la pâture,
ses porcs à demi sauvages dans les chênaies impénétrables, qui depuis ont
fait place aux guérets fertiles et bénis des Flandres et de la Lorraine. De même
que sur les rives du Pô, les Romains avaient substitué à la paisson et
à la glandée la production de la laine et des céréales, de même ils
ont, dans les plaines de l’Escaut et de la Meuse, introduit les moutons et la culture des
champs. En Bretagne, on ne savait point encore battre le blé : plus au nord,
dans l’île, cessaient tous labours, et l’on n’utilisait la terre que par le
bétail. Au-delà des Cévennes on ne cultivait ni l’olivier ni la vigne, cette
source, inépuisable de richesse chez les Massaliotes.
Les Gaulois ont toujours aimé la vie agglomérée : aussi,
partout chez eux on rencontrait des bourgs ouverts : le seul canton
helvétique en comptait 400 en 696 [58 av. J.-C.], outre une multitude de métairies
isolées. Les villes fermées ne manquaient pas non plus : les murailles
construites en charpente étonnaient les Romains par leur excellence et
l’habile agencement de leur appareil de poutres et de pierres entremêlées :
mais dans les villes des Allobroges, les bâtiments n’étaient faits que de
bois. Les Helvétiens comptaient douze villes : autant en avaient les Suessions
: au contraire dans les districts du nord, chez les Nerviens par
exemple, si l’on en rencontrait quelques-unes, il faut dire qu’en cas de
guerre les habitants se retranchaient dans les marais et les bois plutôt que
derrière des murs au-delà de la
Tamise, les taillis des forêts servaient à la défensive
plus que les villes : hommes et troupeaux cherchaient leur unique asile.
En même temps que la vie citadine faisait des progrès
relativement considérables, le commerce allait croissant, par eau et par
terre. Partout on trouvait des routes et des ponts. La navigation fluviale,
commode pour tous sur le Rhône, la
Garonne, la
Loire et la
Seine, était importante et fructueuse. Le mouvement
maritime florissait, et doit être, encore plus remarqué : selon toute
apparence, les Gaulois ont, les premiers, régulièrement navigué sur l’océan
Atlantique : de plus, nous les voyons également industrieux dans l’art de la
construction des vaisseaux, et dans celui du pilote. Sur la Méditerranée, les
peuples qui en pratiquaient les eaux en étaient longtemps restés à l’usage de
l’aviron, comme de tels parages le comportaient : les flottes de guerre des
Phéniciens, des Grecs et des Romains, se composaient toujours de galères à
rames où la voile ne jouait que par occasion un rôle tout accessoire : seuls,
aux époques progressives de la civilisation antique, les navires de commerce
marchaient à la voile[10]. Au contraire,
tandis que les Gaulois du canal, au temps de César et longtemps encore après,
montaient une sorte d’embarcation portative faite de cuir, qui semble n’avoir
été qu’un frêle canot à rames, les Santons, les Pictons et
surtout les Venètes de la côte occidentale avaient de gros navires,
lourds et ventrus, sans avirons, munis de voiles de cuir, ayant leurs chaînes
d’ancre en fer, et dont ils usaient tantôt pour leur commerce avec l’île de
Bretagne et tantôt pour le combat. Ici pour la première fois, nous
rencontrons la navigation portée en plein océan, et l’aviron a complètement
disparu devant l’appareil voilier. Chose étrange, le monde antique au’ déclin
de son activité n’a pas su utiliser un tel perfectionnement : il n’a été
donné qu’à l’ère plus récente de la civilisation universelle d’en faire peu à
peu sortir d’incommensurables résultats.
Les relations régulièrement établies entre les eûtes
Commerce. gauloise et- bretonne nous expliquent aussi les liens politiques
étroits qui unissaient les habitants des deux rives du canal ; là
florissaient aussi le commerce maritime et la pêche. Les Celtes de la Bretagne armoricaine
allaient chercher dans l’île l’étain tiré des mines du Cornouailles, et le
transportaient par voie de terre ou fluviale à Narbonne et à Massalie. On
rapporte qu’au temps de César, quelques tribus voisines des bouches du Rhin
vivaient. aussi de poissons et d’œufs d’oiseaux ; c’est assez dire que
dans ces régions la pêche et la chasse aux œufs se faisaient sur une grande
échelle[11].
Envisageant dans leur ensemble les indications trop isolées et trop rares qui
nous sont parvenues sur le commerce des Gaules, nous constatons que les revenus
des douanes des havres fluviaux et maritimes jouaient un rôle considérable au
budget des divers cantons, chez les Éduens et les Vénètes, nommément ;
et que la principale divinité nationale étain le dieu protecteur des routes
et du commerce, qu’enfin il était aussi l’inventeur des métiers. L’industrie,
en effet, avait pris dans la
Gaule une certaine extension. César loue chez les Gaulois
leur habileté de main peu commune, le talent d’imiter les modèles, et de
travailler sur les indications qui leur étaient fournies. Néanmoins, dans la
-plupart des branches industrielles, ils n’avaient guère dépassé les
pratiques usuelles : ce sont les Romains qui vivifièrent la fabrication des
étoffes de lin et des lainages, si florissante depuis dans la Gaule moyenne et du nord.
Seule, autant que nous en savons, la préparation des métaux fait exception.
Les ustensiles d’airain qu’on trouve dans les tumuli,
remarquables souvent par le travail technique, et la flexibilité aujourd’hui
encore persistante de leurs organes ; les monnaies d’or arvernes, d’une
singulière justesse, viennent de nos jours attester le savoir-faire des
ouvriers en cuivre et en or, et l’on en peut croire les anciens quand ils
nous disent que les Bituriges ont enseigné aux Romains le secret de l’étamage,
et les gens d’Alise celui de l’argenture. Ces deux procédés furent inventés
sans doute au temps de l’indépendance gauloise ; et quant au premier, il
se liait naturellement au commerce de l’étain, par nous déjà mentionné. A
l’industrie qui opère sur les métaux se liait l’art de les extraire. Les
fosses des mines du bassin de la
Loire étaient savamment conduites, et les mineurs jouaient
un rôle jusque dans les sièges. Chez les Romains de ce temps, c’était une
opinion revue que la Gaule
comptait parmi les contrées les plus aurifères du monde, opinion exagérée
sans doute, et contredite à la fois par la connaissance exacte du sol, et par
les trouvailles faites dans les tombeaux celtiques ; l’or y est rare,
bien plus rare que dans les tumuli ouverts ailleurs dans les vraies
régions du précieux métal. Il ne faut voir dans ce renom fait à la Gaule que la conséquence
des récits, exagérés sans nul doute, des voyageurs grecs et des soldats
romains vantant à leurs compatriotes et les magnificences des rois arvernes,
et les trésors du temple de Toulouse. Pourtant leurs paroles n’étaient point
contes en l’air. Il est à croire qu’en des temps plus grossiers, et sous le
régime de l’esclavage, les lits et les rives des torrents descendus des
Pyrénées, ou des Alpes, offraient aux laveurs et orpailleurs, alors nombreux,
un terrain meilleur et plus productif qu’à l’heure actuelle, où là recherche
de l’or ne rémunère plus le travail qui a conquis sa valeur propre[12] ; d’un
autre côté, il se peut que les relations commerciales de la Gaule, ainsi qu’il arrivé
chez les peuples à demi civilisés, aient favorisé l’accumulation d’un capital
mort ou des métaux précieux.
Les arts, plastiques en étaient aux premiers rudiments,
chose qui étonne à côté de l’habileté singulière des Gaulois dans le
traitement des métaux. Ils aimaient à la passion les ornements bigarrés, aux
brillantes couleurs, et manquaient, ce semble, du juste sentiment de la
beauté : on en a la preuve plus frappante encore dans leurs monnaies,
aux figures tantôt plus que naïves, tantôt bizarres, aux lignes toujours
enfantines et la plupart du temps grossières au-delà de toute comparaison. Il
est sans exemple, peut-être, de voir durant tout un siècle le monnayage d’un
pays, conduit d’ailleurs avec une certaine adresse technique, ne faire que
reproduire sans fin et en les défigurant chaque fois davantage, deux ou trois
types empruntés aux Grecs. En revanche, la poésie, tenue en haute estime chez
les Gaulois, se rattachait par d’étroits liens aux institutions nationales,
religieuses et politiques : poètes pieux, poètes de cour, poètes
mendiants, florissaient à qui mieux mieux. Les sciences naturelles, la
philosophie, d’ailleurs enveloppées dans les langes et les formes de la
théologie locale, n’étaient point délaissées ; et les systèmes humanitaires
de l’hellénisme trouvaient bon accueil, partout où ils se produisaient.
L’écriture, chez les prêtres tout au moins, était généralement répandue. A
l’époque de César et dans la
Gaule indépendante, on pratiquait, chez les Helvétiens,
notamment, l’alphabet grec : mais dans les pays avoisinant le sud, les
relations quotidiennement suivies avec les Gaulois déjà romanisés
avaient conquis à l’alphabet latin la prédominance : nous trouvons les
caractères latins sur les médailles arverniques contemporaines.
Sous le rapport politique, la civilisation des Gaulois
offre à nos yeux de non moins remarquables phénomènes. La constitution
politique, chez eux comme ailleurs, a sa base dans le clan, avec son
chef ou prince, avec son conseil des anciens, et son assemblée des hommes
libres et portant les armes : mais, chose à noter, jamais la Gaule ne s’est élevée
au-dessus de cette forme primitive. Chez les Grecs, chez les Romains, à la
place du clan s’est constituée promptement l’unité politique de l’enceinte murée
de la cité : deux agrégations de familles se rencontraient-elles enfermées
dans les mêmes murailles, aussitôt là fusion s’opérait : le peuple
assignait-il à une partie des citoyens une enceinte nouvelle, aussitôt une
cité nouvelle se fondait, sans attaches dû côté de la métropole, si ce n’est
par la piété, ou tout au plus par la clientèle. Chez les Celtes, le peuple, en tous temps, c’est le clan : prince
et conseil régissent le clan, jamais telle ou telle cité ; et
l’assemblée générale du canton décide en dernier ressort. La ville, comme en Orient, n’a qu’une importance
mercantile ou stratégique, politiquement nulle : aussi les villes
gauloises, même celles murées ou considérables, comme Genève, Vienne, ne
sont-elles que des bourgs aux yeux des Grecs ou des Romains. Au temps
de César, la constitution primitive s’est maintenue à peu près sans
changements chez les Celtes insulaires, et dans les cantons septentrionaux de
terre ferme : l’assemblée générale est l’autorité suprême : dans toutes les
graves questions elle décide et oblige le prince : quant à l’assemblée
du clan, elle est nombreuse (on y comptait jusqu’à six cents membres, dans certains clans),
mais elle semble n’avoir jamais joué que le rôle effacé du Sénat sous les
rois de Rome. Dans les cantons plus remuants du sud, en revanche, un ou deux
âges d’hommes avant César (il y vit encore vivants les fils des derniers rois) une
grande révolution s’était. faite: là, les grands clans, tout au moins les
Arvernes, les Éduens, les Séquaniens, les Helvétiens, avaient supprimé la
royauté, et la puissance avait passé dans les mains de la noblesse. Le régime
des cités et des associations urbaines faisant défaut, nous venons de le
dire, il s’en suivait, comme revers de la médaille, que la chevalerie, au
pôle opposé du progrès politique, dominait absolument dans les clans celtes.
Cette aristocratie des Gaules se composait, selon les apparences, d’une haute
noblesse, composée elle-même peut-être et en grande partie des membres des
familles royales ou jadis royales : nous constatons néanmoins que dans
certains clans les chefs des factions hostiles entre elles appartiennent à la
même race. Ces grandes familles concentraient dans leurs mains la
prépondérance économique, militaire et politique. Elles monopolisaient les fermes
des régales de l’État. Elles contraignaient à l’emprunt les simples hommes
libres, écrasés par l’impôt. Débiteurs de fait, dépendants de droit, c’en
était fini bientôt de leur liberté. Les nobles s’étaient conquis une
clientèle à la suite, ou mieux, le privilège de s’adjoindre un certain nombre
d’écuyers montés et salariés — on les
nommait Ambactes[13] —. Avec leur
petite armée, ils formaient un état dans l’État ; ils défiaient
l’autorité légitime, se tenaient en dehors du contingent local, et ébranlaient
la constitution. Lorsque dans tel clan comptant quelque 80.000 hommes habiles
aux armes, on voyait venir à l’assemblée tel noble suivi de ses 10.000
valets, sans compter ses clients et ses débiteurs, assurément on pouvait voir
en lui un dynaste indépendant bien plus qu’un simple membre de la communauté.
Ajoutons qu’à l’intérieur du clan les principales familles se tenaient entre
elles étroitement unies par les mariages, par les pactes réciproques ;
et qu’en face d’elles nul pouvoir ne restait debout. Aussi, plus d’autorité
centrale qui maintint la paix publique : partout régnait le droit de la
force. Le client ne demandait aide qu’au maître ; et celui-ci par devoir
ou intérêt vengeait nécessairement l’injure faite aux siens. L’État ne
sachant plus protéger les hommes libres, les hommes libres allaient en foule
se mettre derrière le fort. L’assemblée du peuple avait perdu toute valeur
politique ; et le prince, à qui incombait la répression des excès de la
noblesse, tombait, vaincu par elle, chez les Gaulois, comme autrefois chez
les Latins. A la place du roi avait surgi le justicier
(ou Vergobret)[14], nommé pour un
an, comme le consul de Rome. Là où l’ancien clan subsistait encore dans ses
éléments principaux, le conseil du canton dirigeait les affaires ; mais
naturellement l’aristocratie attirait à elle le gouvernement. Dans cette
situation les clans étaient en fermentation permanente, comme le Latium
pendant les siècles qui suivirent l’expulsion des rois : d’un côté la
chevalerie s’unissait en une ligue séparée, hostile au pouvoir central du
clan : de l’autre, le peuple ne cessait de réclamer une restauration
royale ; et souvent on vit tel noble proéminent dans sa caste tenter
l’entreprise jadis essayée à Rome par Spurius Cassius, s’appuyer sur l’armée
de ses clients, et cherchant à briser la puissance de ses égaux, vouloir
reconquérir à son profit la couronne et les droits de la royauté.
Là était le mal incurable dont souffraient les clans. Et
cependant le sentiment de l’unité se manifestait fortement au sein du
peuple ; et tendait de mille manières à prendre corps. Au moment même où
la coalition des nobles Gaulois contre les associations de clans préparait la
ruine de l’ancien ordre de choses, elle éveillait et alimentait l’idée de
cohésion nationale. Les attaques venues du dehors, l’amoindrissement
successif du territoire commun par les guerres avec, les peuples voisins,
contribuaient aussi à ce résultat. De même que les Hellènes luttant avec les
Perses, que les Italiques luttant avec les Celtes, de même les Gaulois
transalpins combattant contre Rome avaient, pour la première fois, conscience
de la puissance et de l’énergie défensives de l’unité nationale. Au milieu
des rivalités de clans et du tumulte des querelles féodales, se faisaient
entendre d’autres voix qui réclamaient l’indépendance de la nation, fût-ce
même au prix de l’indépendance individuelle des cantons divers de la Gaule, ou de l’isolement
superbe de la chevalerie. Les guerres de César attestent combien était
populaire la résistance contre l’étranger. Contre César, le parti des
patriotes se tint debout comme les patriotes allemands contre Napoléon :
entre autres preuves de sa force, de son étendue et de son organisation,
citons la télégraphie ingénieuse dont il faisait usage pour la transmission rapide
des nouvelles.
Mais l’idée nationale gauloise, générale et puissante
comme elle était, ne saurait se comprendre, au sein d’une division politique
excessive, si en même temps les Celtes, depuis bien des années, n’avaient pas
obéi à la centralisation religieuse et théologique. Les prêtres gaulois, ou
pour parler avec la langue locale, la Confrérie des Druides, embrassait
assurément dans son lien religieux et national les îles britanniques et la Gaule tout entière,
peut-être aussi les autres pays celtiques. Elle avait son chef à elle, élu
par les prêtres : elle avait ses écoles, où se perpétuait une tradition très
étendue : elle avait ses privilèges, l’immunité, de l’impôt et du service,
militaire, observée dans chaque clan, ses conciles annuels, s’assemblant non
loin de Chartres [chez
les Carnutes], au centre de la
terre celtique ; elle avait enfin son église de croyants, chez
qui la piété superstitieuse et l’aveugle obéissance envers le sacerdoce ne
l’auraient cédé en rien aux Irlandais actuels. On le comprend, il était dans
la nature de la corporation des Druides, de tenter la mainmise sur le
gouvernement temporel ; elle y réussit en partie. Là où s’était établie la
royauté annuelle du Vergobret, elle dirigeait les votes au cas
d’interrègne : elle affecta le droit, et non sans succès, de jeter l’interdit
religieux sur les individus, sur les communautés tout entières, et par suite,
de les exclure de la société civile ; elle sût attirer à elle le
jugement des procès civils les plus importants, les questions de bornage et
d’héritage : se fondant, il semble, sur ce droit d’interdit, et aussi sur la
coutume qui désignait de préférence les, coupables pour victimes dans les
sacrifices humains, elle avait conquis et agrandi de même sa juridiction
théocratique dans les matières criminelles, et fait hautement concurrence à
la justice des rois et du Vergobret : enfin, elle alla jusqu’à décider de la
paix et de la guerre. La Gaule
n’était plus loin des formes d’un État d’église avec son pape et ses
conciles, avec ses immunités, ses excommunications et ses tribunaux
spirituels. Seulement, à la différence de l’état ecclésiastique moderne,
loin, de se mettre en dehors de la nation, la constitution druidique restait
profondément nationale[15].
Quoi qu’il en soit, et bien que le sentiment vivace de
leur mutuelle dépendance se fût éveillé chez les races celtiques, elles ne
surent pas saisir le point d’attache de la centralisation politique, comme il
a été donné de le rencontrer, aux Italiques dans la cité romaine, aux
Hellènes et aux Germains dans les monarchies macédonienne et franque. La
confrérie sacerdotale et la noblesse, lesquelles, sous un rapport, étaient la
représentation et le lien de la nation, esclaves de leurs intérêts exclusifs
de caste, se montrèrent incapables de fonder l’unité ; et d’autre part,
elles étaient trop puissantes pour la laisser faire à un roi ou à un clan.
Non que les germes manquassent : la constitution cantonale des clans ouvrait
la route ; et dans les ébauches commencées on descendait la pente du
système de l’hégémonie. Tel canton plus puissant forçait le plus faible à se
subordonner à lui : à dater de là, il le représentait à l’extérieur et
stipulait pour lui dans les traités : cependant le clan tombé en clientèle, était
tenu à suivre l’autre dans ses guerres ; souvent même il payait tribut.
C’est ainsi qu’avaient surgi plusieurs ligues distinctes : d’ailleurs nul
clan directeur pour la Gaule
tout entière, nulle association, si relâchée qu’elle pût être, commune à toute
la nation. Déjà nous avons raconté comment les Romains, aux débuts de leurs
conquêtes dans la
Transalpine, avaient rencontré au nord la confédération
brito-belge, sous la conduite des Suessions, au midi et au sud la
confédération des Arvernes, avec laquelle rivalisaient les Éduens, appuyés
sur une plus faible clientèle. Au temps de César nous voyons au nord-est,
entre la Seine
et le Rhin, les Belges encore unis dans une ligue pareille, mais qui ne
s’étend plus jusque dans la Grande-Bretagne : à côté d’eux se tiennent
associés les Gaulois de la
Normandie et de la Bretagne actuelle, ceux, si l’on veut, des
clans maritimes. Dans la Gaule
centrale ou propre, deux partis luttant encore pour l’hégémonie : d’un
côté sont toujours les Éduens, et de l’autre les Séquanes : affaiblis par
leurs guerres avec les Romains, les Arvernes ont cédé la place. Ces ligues
diverses sont indépendantes les unes des autres : les états-chefs du centre
n’ont point conquis de clientèle dans le nord-est, et du côté du nord-ouest
ils ne se sont point avancés loin. Mais les associations des clans, si elles
donnaient quelque satisfaction au sentiment national unitaire, restaient
d’ailleurs sur tous les points, insuffisantes. Elles flottaient, sans
cohésion solide, entre l’alliance et l’hégémonie : les intérêts communs
n’avaient qu’une bien mince représentation, en temps de paix, dans la diète
fédérale ; en temps de guerre, dans le chef de l’armée[16]. Seule la ligue
des Belges paraît mieux et plus fortement constituée : là, le mouvement
national, d’où sortit jadis l’heureuse résistance opposée aux Cimbres, avait
porté des fruits. En résumé, les contentions pour le pouvoir d’hégémonie
ouvraient dans chaque ligue un schisme que le temps n’effaçait pas, qui
allait s’élargissant au contraire : après la victoire d’un prétendant, le
vaincu continuait à vivre, et tout enrôlé qu’il était dans la clientèle, il
lui restait permis de recommencer un jour le combat. Et la lutte n’était
point seulement entre les cantons les plus puissants ; elle se produisait
dans chaque clan, dans chaque village et même dans chaque maison, chacun
tirant du côté de ses intérêts personnels. De même qu’en Grèce, ce n’était
point tant la grande lutte entre Sparte et Athènes qui avait ruiné le pays,
que les guerres intestines entre les factions lacédémoniennes et
athéniennes ; dans chaque cité, et dans Athènes, toute la
première ; de même la rivalité des Arvernes et des Éduens a porté, le
coup de la mort à la Gaule,
en se répétant en petit et à l’infini au sein de la nation celtique.
L’état social et politique. du pays se reproduisait
nécessairement dans son système militaire. L’arme principale était la
cavalerie : à côté d’elle, on voyait chez les Belges, et plus encore chez les
insulaires de la
Grande-Bretagne l’antique et national char de combat,
singulièrement nombreux et perfectionné. Dans les vigoureux escadrons, sur
les chars aux rangs pressés, on voyait la noblesse et ses hommes à la
suite : il était d’un chevalier d’aimer les chevaux et les chiens, de
monter de nobles animaux de race étrangère et de grand prix. On sait l’ardeur
et le mode de combattre de ces nobles dès l’appel du ban, quiconque a un
cheval se met en selle, même le vieillard alourdi par les ans ; et quand
vient l’heure du combat contre l’ennemi qu’ils tiennent en mince estime,
tous, homme par homme, jurent de ne plus revoir leur maison, tant que leur
escadron n’aura pas, deux fois au moins, traversé les lignes de leurs
antagonistes. Leurs mercenaires n’étaient que de vrais lansquenets, sans
moralité, sans cœur, insouciants de leur propre vie autant que de celle des
autres. Combien de récits n’a-t-on pas faits, hauts en couleur et visant à
l’anecdote, de ces festins gaulois où l’on s’escrimait en se jouant, et
dégénérant bientôt en duels à outrance ; où, suivant un usage qui dépassait
même les combats de gladiateurs à Rome, on se vendait pour le combat
singulier, à prix d’argent, ou moyennant quelques barils de vin, s’apprêtant
à mourir, étendu sur son bouclier et sous les yeux de la foule ?
L’infanterie venait après les cavaliers. Au fond c’étaient
toujours ces mêmes bandes guerrières auxquelles déjà les Romains avaient eu
affaire en Italie et en Espagne. Pour arme de défense, elles portaient comme
autrefois le large écu : pour l’attaque, au lieu de l’épée, la longue lance
jouait le principal rôle. Là où plusieurs tribus alliées, menaient la guerre,
on campait, on combattait clan contre clan : point d’organisation militaire
dans les contingents : point de membres tactiques, point de divisions et de
subdivisions régulières des masses. De longues files de chariots portaient
les bagages de l’armée ; et au lieu du camp retranché dressé tous les
soirs par les légions de Rome, on formait, pauvre moyen d’y suppléer,
l’enceinte du matériel roulant (Wagenburq). Certains peuples, les Nerviens entre
autres, étaient exceptionnellement vantés pour l’excellence de leurs
fantassins : chose à noter aussi, ils n’avaient point de cavalerie, d’où
l’on conclut qu’ils n’étaient point de souche celtique, mais que peut-être
ils remontaient à quelque émigration germanique. En somme, l’infanterie
gauloise, en ces temps, ne ressemble guère qu’à une levée tumultueuse sans.
valeur militaire et peu maniable, dans le sud surtout, où, avec la rudesse
des moeurs, la bravoure s’était aussi éteinte. Le
Gaulois, dit César, n’ose pas regarder le
Germain en face : et chose qui témoigne plus gravement encore contre
le fantassin celte, le général romain, dès qu’il eut appris à le connaître
dans sa première campagne, se garda de l’employer jamais côte à côte avec le
fantassin des légions d’Italie.
Dans l’ensemble, on ne peut que constater les progrès
réels de la civilisation gauloise des régions transalpines, au moment où
César, y mit le pied, quand surtout on la compare avec la condition des
Gaulois que l’histoire, un siècle et demi plus tôt, nous a montrés établis
sur, les rives du Pô. A cette époque, la force principale de leurs armées
était dans la landwehr, excellente en son genre : aujourd’hui la
cavalerie a pris la place de l’infanterie. Jadis, les Gaulois habitaient dans
des bourgs ouverts : aujourd’hui ils s’entourent de bonnes murailles. En
Lombardie, les fouilles de tumuli
n’ont mis au jour que des produits bien inférieurs à ceux de la Gaule du nord, notamment
en ustensiles d’airain ou de verre. Le signe et la mesure exacte de la
civilisation d’un pays, c’est peut-être le sens de la fortune nationale : or,
autant il s’était peu manifesté durant la période des guerres gauloises dans
la région lombarde, autant il se montre vivace durant la lutte contre César.
Mais selon toute apparence, à l’heure où César mit le pied dans la Gaule, celle-ci avait
atteint l’apogée de la culture qui était dans son lot : déjà même elle
redescendait l’autre pente. Enfin la civilisation des Transalpins, au temps
de César, nous offre d’ailleurs, si peu complètement qu’elle nous soit
connue, une multitude de côtés estimables, et particulièrement
intéressants ; et, sous maints rapports, elle se rattache à l’ère
moderne plus qu’à celle helléno-romaine, par l’usage des navires à voiles,
par sa chevalerie, par ses institutions ecclésiastiques et par ses efforts,
si imparfaits, qu’ils soient pour asseoir l’État, non sur la cité, mais sur
la race, et pour élever en elle-même la nationalité jusqu’au terme de sa plus
haute puissance. Malheureusement, et par cela même que nous rencontrons les
Gaulois au point culminant de leur progrès, nous n’en voyons que mieux les
lacunes de leur dotation morale, ou ce qui est la même chose, de leur
capacité pour la culture. Ils ne surent créer ni art ni état : tout au plus
arrivèrent-ils à fonder une sorte de théologie et une noblesse à eux propres.
Déjà, leur bravoure primitive et naïve n’était plus ; et quant au
courage militaire engendré par les hautes idées morales ou de sages
institutions, tel qu’il surgit dans les pays d’une civilisation avancée, il
s’était réfugié, à demi éteint, dans les rangs de la chevalerie. A vrai dire,
déjà la barbarie était vaincue : les temps n’étaient plus, dans les Gaules,
où le morceau le meilleur à le plus savoureux était servi au convive le plus
brave ; où les autres invités, qu’offensait une telle préférence, en
disputaient l’honneur par l’appel en combat singulier, où le chef ayant cessé
de vivre, ses fidèles se mettaient à ses côtés sur le bûcher. Mais les sacrifices
humains duraient encore ; et si la torture n’était point en usage contre
l’homme libre, on l’autorisait contre les esclaves, même contre la femme
libre : ce fait éclaire d’une triste lumière la condition de l’autre sexe,
dans les Gaules, à l’époque de leur civilisation la plus avancée. Résumons :
les Gaulois avaient perdu les rudes avantages des peuples primitifs : ils
n’avaient point conquis les privilèges réservés aux peuples chez qui l’idée
morale pénètre les âmes et les remplit.
Tels étaient les Gaulois au dedans. Il nous reste à faire
connaître leurs relations au dehors avec leurs voisins ; à faire voir
quel rôle ils jouaient à cette même heure, dans cette grande lice ouverte aux
nations. Partout, durer et se défendre est plus difficile que vaincre. Du
côté des Pyrénées, la paix régnait depuis longtemps entre les tribus diverses
: il s’était écoulé des siècles depuis que les Gaulois avaient refoulé et
dépossédé en partie les Ibères, ou, si l’on veut, la population basque
primitive. Les vallées de la chaîne, les montagnes du Béarn et de la Gascogne, les steppes
de la côte, au sud de la
Garonne, appartenaient sans conteste aux Aquitains,
agrégation nombreuse de petits peuples d’origine ibérique, mal unis entre
eux, sans rapports avec le dehors : seules les bouches de la Garonne, avec le port
important de Burdigala (Bordeaux), étaient dans les mains de la peuplade
celtique des Bituriges-Vivisques.
Bien autrement importants furent les contacts entre la
nation celte et le peuple romain d’une part, et les Germains de l’autre. Nous
ne répéterons point ici ce que nous avons raconté plus haut, comment les
Romains avançant toujours, repoussèrent lentement les Gaulois, occupèrent la
zone des côtes depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées ; séparant les Celtes
de l’Italie, de l’Espagne et de la mer Méditerranée : déjà, depuis plusieurs
siècles (vers 150 [600
av. J.-C.]), la fondation de la citadelle phocéenne aux
embouchures du Rhône avait pour ainsi dire préparé ce grand résultat. Faisons
d’ailleurs remarquer, cette fois encore, que les Gaulois n’ont pas seulement,
cédé à l’ascendant des armes romaines, et qu’ils se sont également courbés
devant la civilisation latine, laquelle avait pour auxiliaires les éléments
féconds apportés sur cette terre nouvelle par les pionniers de la Grèce. Le commerce,
les relations internationales, ainsi qu’il arrive souvent, firent autant que
la conquête, et ouvraient la voie. Homme du nord, le Gaulois aimait les
boissons de feu : comme le Scythe, il buvait les nobles vins sans les
tempérer et jusqu’à l’ivresse, excitant l’étonnement et le dégoût des sobres
habitants du sud : mais à voir de telles choses, on ne répugnait point à en
tirer profit. Bientôt le commerce des vins se changea en mine d’or pour le
marchand d’Italie, et souvent il lui arriva de troquer une amphore pleine
contre un esclave. D’autres articles de luxe, les chevaux italiens, par
exemple, s’écoulaient avantageusement, dans les Gaules. Déjà même on voyait
le citoyen romain acheter des terres au delà de la frontière : dès 673 [-81], il est
fait mention de domaines romains situés dans le canton des Ségusiaves (près Lyon). Par
suite, la langue latine, nous l’avons dit plus haut, dès avant le temps de la
conquête n’était plus inconnue dans la Gaule indépendante, notamment chez les Arvernes
: mais quelques-uns seulement en avaient la teinture, et même avec les
notables du peuple allié des Éduens il fallait encore converser par
truchemans. Ainsi de même que les squatters et les trafiquants de l’eau de
feu ont frayé la route aux immigrants dans l’Amérique du nord, les
marchands de vins d’Italie et les propriétaires fonciers de Rome appelèrent à
eux les envahisseurs de la terre des Gaules. Les Gaulois n’étaient point sans
s’en rendre compte : témoin la prohibition en vigueur chez l’un de leurs
peuples les plus énergiques, celui des Nerviens, qui, faisant comme quelques
hordes germaines, fermait son territoire au commerce avec les Romains.
Pendant que ceux-ci affluaient le long des plages
méditerranéennes, une autre race, aussi sortie du grand berceau des peuples
en Orient, remontait des côtes de la Baltique et de la mer du Nord, et venait, plus
jeune, plus rude et plus forte, conquérir sa place au milieu des peuples
frères, ses aînés. Déjà les tribus arrivées sur les bords du Rhin, Usipètes,
Tenctères, Sygambres [Σύγαμβροι,
Sicambres], Ubiens, se laissaient effleurer par la
civilisation, ou tout au moins elles quittaient peu à peu leurs habitudes
capricieusement nomades. Mais plus avant dans l’intérieur, toutes les
indications puisées aux sources nous l’enseignent, l’agriculture cessait peu
à peu, et les hordes germaniques ne se fixaient plus au sol. Chose
remarquable, à peine si alors, parmi leurs voisins occidentaux, un seul des
clans du centre était connu par son nom patronymique : tous, on les rangeait
sous la dénomination commune de Suèves [Souabes : Suevi,
Suebi], c’est-à-dire les errants, ou de Marcomans,
c’est-à-dire hommes de Landwehr[17]. Ces
appellations, au temps de César, n’appartenaient point à des nations
distinctes, je le répète, quoiqu’en aient cru les Romains, et quoique plus
tard elles aient eu souvent ce caractère. Quand la Grande Nation se
mit en mouvement, les Celtes, les premiers, reçurent tout le choc. Néanmoins
les luttes entre Germains et Gaulois pour la possession des terres à l’est du
Rhin, échappent complètement à nos regards. Ce qu’il nous est donné de
constater, c’est que, vers la fin du VIIe siècle de Rome, tout le pays
au-delà de la rive droite du Rhin était déjà conquis sur les Celtes : les
Boïes, assis jadis, paraît-il, dans la Bavière et la Bohême actuelles, erraient désormais sans
patrie, et la Forêt-Noire
elle-même, que les Helvétiens avaient aussi occupée, sans être encore
complètement tombée au pouvoir des tribus Germaines limitrophes, se changeait
en territoire frontière ravagé et disputé tous les jours : déjà, sans doute,
elle était devenue ce qu’indique le nom de Désert
helvétique [Eremus Helvetiorum] qu’elle porta plus
tard. On sait la barbare stratégie des Germains : pour se garder de toute
surprise de la part de l’ennemi, ils saccageaient la contrée entre eux et
lui, sur la largeur de plusieurs milles : ici ils semblent l’avoir fait sur
une grande échelle. La barrière du Rhin ne les arrêta bientôt plus. Cinquante
ans avant l’expédition des Cimbres et des Teutons, dont le noyau principal
était formé de hordes germaniques, avait passé comme un torrent sur la Pannonie, les Gaules,
l’Espagne et l’Italie : elle n’avait pourtant été qu’une puissante
reconnaissance. Mais, déjà, à l’ouest du fleuve et sur son cours inférieur,
on voyait quelques peuplades germaines établies à demeure : arrivées en
conquérantes, elles traitaient les Gaulois, Murs voisins, en peuple sujet,
exigeant et des otages et le tribut. Ainsi faisaient les Aduatuques,
débris laissé en arrière de l’armée des Cimbres, et devenu un clan puissant :
ainsi, une multitude d’autres clans, tous compris plus tard sous la
dénomination de Tongriens : ils habitaient les bords de la Meuse, dans le pays de
Liége. Après eux venaient les Trévires (autour de Trèves), et les Nerviens (dans le Hainaut),
les deux plus grandes et plus puissantes parmi toutes ces tribus. De
sérieuses autorités les rattachent au grand tronc germain. Nous nous
garderons d’ailleurs de trancher absolument cette question des origines, tout
en faisant remarquer, avec Tacite, que plus tard, chez ces deux derniers
peuples, on tint à honneur de descendre de sang germain et de ne point
appartenir à la souche moins estimée des Gaulois. Quoi qu’il en soit, les
populations des pays de l’Escaut, de la Meuse et de la Moselle nous
apparaissent fortement imprégnées d’éléments germains, en contact avec les
influences venues d’outre-Rhin. Il se peut que les établissements germains
fussent encore rares : ils n’étaient point, en tous cas, sans importance, car
au milieu du sombre chaos où s’agitent alors les hordes allemandes de la rive
droite, nous les voyons suivant à la trace les avant-postes qui ont franchi
le fleuve et, se préparant à le passer en masse à leur tour. Ainsi menacés de
deux côtés par l’étranger, déchirés entre eux au dedans, les malheureux
Celtes n’avaient point chance de se reprendre et de conquérir leur salut avec
l’aide de leurs seules forces. Leur histoire- jusque-là’ n’avait été que
division et que ruine dans la division. Elle n’avait point eu les journées de
Marathon et de Salamine, celles d’Aricie et des champs Raudiques : dans ses
viriles années, elle n’avait pas même tenté de détruire Massalie de ses mains
: comment, sur le soir de sa vie, saurait-elle jamais se défendre contre ses
redoutables envahisseurs ?
Les Gaulois, seuls, ne pouvant lutter de pair avec les
Germains, il était pour Rome d’un intérêt majeur de surveiller attentivement
les incidents de la lutte entre les deux peuples. Pour n’être point encore
directement touchés par les événements, on sentait quelles graves
conséquences ils entraînaient. Il va de soi que la situation intérieure des
Gaules se réfléchissait promptement au dehors, et à tous les instants. De
même qu’en Grèce le parti lacédémonien s’était allié avec les Perses contre
Athènes, de même les Romains, à leur première descente au-delà des Alpes,
rencontrant devant eux les Arvernes, le peuple alors le plus puissant parmi
les Celtes du sud, avaient pris leur point d’appui chez les Éduens qui leur
disputaient l’hégémonie des Gaules ; et, s’aidant de ces nouveaux frères du peuple romain, ils avaient
non seulement soumis les Allobroges et la plus grande partie du territoire
médiat arvernien, mais de plus, en pesant de toute leur influence, transféré
aux mains de leurs alliés la direction de la Gaule indépendante. Quoi qu’il en soit, tandis
que les Grecs n’avaient à parer au danger que d’un côté, les Gaulois se
voyaient pressés par deux ennemis. Demander aide à l’un contre l’autre sembla
l’expédient le plus simple, l’une des factions tenant pour les Romains,
l’autre faction devait faire alliance avec les Germains. Les Belges surtout
s’y sentaient entraînés : le voisinage, le mélange des races les
rapprochaient des Transrhénans : comme ils étaient plus rudes et moins
civilisés que les autres Gaulois, leurs compatriotes allobroges ou
helvétiques leur étaient presque plus étrangers que les hordes des Suèves.
Parmi les Gaulois du sud, chez les Séquanes, par exemple, dont le grand clan (non loin de Besançon)
tenait la tête du parti hostile à Rome, devant les armes romaines menaçantes,
on croyait aussi avoir juste cause d’appeler les Germains. L’administration
romaine était en défaillance : la révolution italienne s’annonçait par des
avant-coureurs qui ne passaient point inaperçus, même aux yeux des Gaulois :
l’occasion paraissait propice de rejeter au dehors Rome et son influence, et
de rabaisser les Éduens, ses clients. La rupture ayant éclaté aux péages de la Saône qui séparait les
deux territoires, vers l’an 683 [71 av. J.-C.], un chef germain, Arioviste,
avait franchi le Rhin avec 15.000 hommes armés. Il était le Condottiere
des Séquanes. La guerre se prolongea pendant des années avec ses
vicissitudes : en somme, elle ne tourna pas au profit des Éduens. A la
fin, Eporedorix, leur chef, leva en masse sa clientèle et marcha
contre les Germains ; il avait cette fois l’énorme supériorité du nombre.
Mais l’ennemi s’obstinant à refuser le combat, se tint à couvert derrière les
marais et les forêts. Puis, un jour, les clans Gaulois, fatigués d’une longue
attente, commencèrent à se dissoudre et à quitter l’armée. Aussitôt les
Germains se montrèrent en rase campagne, et Arioviste remporta sous Admagetobriga[18] une victoire
facile. La fleur des chevaliers éduens resta sur le champ de bataille. Les
Éduens abattus en passèrent par les conditions du vainqueur: En recevant la
paix, ils durent abdiquer l’hégémonie, entrer au contraire, avec tous leurs
partisans dans la clientèle des Séquanes, promettre tribut à ceux-ci ou
plutôt à Arioviste, donner en otages les enfants de leurs principaux nobles,
s’engager sous serment à ne jamais les réclamer, et aussi à ne point
solliciter l’intervention des Romains. Ce traité fût conclu, paraît-il, vers
l’an 693 [-61][19]. Tout incitait
les Romains à agir, leur honneur aussi bien que leur intérêt. Divitiac, l’un
des notables éduens, le chef du parti romain dans son clan, et banni par les
siens pour cette seule cause, s’était rendu en personne à Rome, demandant que
la République
vînt en aide à sa patrie. D’ailleurs, la révolte des Allobroges (693 [-61]),
voisins des Séquanes, révolte qui sans nul doute coïncidait. avec ces
événements, aurait dû lui être un avertissement plus sérieux. On donna bien
aux préteurs de la Gaule
l’ordre de porter secours aux Éduens : on parla d’envoyer les consuls et
les armées consulaires au-delà des Alpes : mais au bout de tous ces grands
mots, le Sénat, à qui revenait la décision dans ces graves conjonctures, ne
fit que petitement les choses : l’insurrection allobrogique une fois étouffée
par les armes, on ne songea plus aux Éduens ; bien plus, en 695 [-59],
Arioviste eut son nom porté sur la liste des rois amis de Rome[20].
Le chef de guerre vit dans tout cela une renonciation pure
et simple, de la part de la
République, à tous les territoires gaulois qu’elle n’avait
jamais occupés ; et prenant poste dans sa conquête, il se met à bâtir un
empire germain en plein sol gaulois. Il s’y assoie avec les nombreuses bandes
qu’il a amenées, et en appelle de plus nombreuses encore, accourues à sa voix
du fond de la
Germanie. Quand vint l’an 696 [58 av. J.-C.], 120.000 Germains,
dit-on, avaient passé le Rhin. C’était tout un exode de la puissante nation
se répandant à flots par cette large écluse ouverte sur les belles contrées
de l’Occident. Le roi, pendant ce temps, poursuit son, établissement à
demeure, fondement de sa domination future sur la rive gauche. Impossible de
déterminer l’importance des colonies germaniques par lui créées : elles
s’étendaient au loin, moins loin pourtant que ses projets de conquête. Quant
aux Gaulois, il ne voit plus en eux qu’une nation assujettie en bloc ;
et leurs clans divers, pour lui, n’ont plus d’existence distincte. Il n’est
pas jusqu’aux Séquanes, dont il a été le condottiere mercenaire, et à
cause desquels il a passé le Rhin, qui, pareils aux ennemis qu’il a domptés,
ne soient tenus de délaisser à ses hommes le tiers de leur territoire : il
s’agit ici, sans doute, de la
Haute Alsace, plus tard habitée par les Tribocques,
et où il prend pied avec son armée ; et comme si ce n’était point assez,
quand arrivent derrière lui les Harudes, il exige la remise d’un
second tiers. Il semble vouloir trancher dans les Gaules du Philippe de
Macédoine : il se gère en maître au regard des Gaulois du parti germain,
aussi bien que des Gaulois du parti de Rome.
L’arrivée du puissant chef sur les terres gauloises en
faisait le dangereux voisin de Rome. A lui seul, il suffisait pour susciter
les plus vives inquiétudes, mais combien plus grand était le danger, pour qui
savait que le mouvement de la conquête entraînait d’autres envahisseurs ?
Fatigués par les ravages incessants des bandes insolentes des Suèves, les Usipètes
et les Tenctères de la rive droite, dans l’année même qui précéda
l’arrivée de César en Gaule (695 [59 av. J.-C.]), avaient, eux aussi, quitté leurs
anciennes demeures et se cherchaient un asile vers les bouches du fleuve. Se
heurtant aux Ménapiens cantonnés sur la rivé droite, ils leur avaient
enlevé cette portion de leur territoire : il était à prévoir qu’ils
tenteraient aussi de s’établir sur la rive occidentale. Des hordes de Suèves
se rassemblaient à la hauteur de Cologne et de Mayence, et menaçaient
d’entrer, hôtes incommodes et non invités, sur les terres du clan des
Trévires. Enfin la tribu la plus orientale des Celtes, celle de la populeuse
et belliqueuse Helvétie, sous le coup d’incursions tous les jours plus
gênantes, refoulée sur elle-même et surchargée par le courant de ses colons
ramenés et chassés de leurs campements au nord du fleuve, menacée d’un
isolement complet d’avec le reste de la Gaule, par l’établissement d’Arioviste dans le
pays des Séquanes, se résolut dans son désespoir à céder la place aux
Germains. Elle voulut aller chercher au-delà du Jura, dans l’ouest, un espace
plus vaste et des terres plus fertiles. Qui sait ? Ne lui serait-il pas
donné, en même temps, de conquérir la suprématie dans les Gaules ? Déjà,
au temps de l’invasion cimbrique, une pareille ambition avait poussé quelques
uns de ses clans : on n’a pas oublié la tentative de Divicon. Les Rauraques,
de même, en butte aux coups des Germains (pays de Bâle et Alsace méridionale),
les débris des Boïes, depuis longtemps expulsés de leur patrie, et qui
erraient partout sans asile, et quelques autres petites peuplades firent
cause commune avec les Helvètes. Dès l’an 693 [-61], leurs éclaireurs se
montrèrent en deçà du Jura et jusque dans la province l’avalanche était
imminente, et derrière elle, les hordes germaines allaient, inévitablement se
répandre dans toute, l’importante région d’entre les lacs de Constance et de
Genève. Les peuples de la
Germanie s’ébranlaient des sources du Rhin à l’Océan
Atlantique : ils apparaissaient sur toute la ligne du grand fleuve. L’heure
a-t-elle donc sonné d’une invasion des barbares, pareille à celle des Francs
et des Alamans qui renversera un jour l’empire chancelant des
Césars ? L’orage qui doit fondre sur Rome dans cinq siècles, va-t-il dès
aujourd’hui s’amasser au-dessus des Gaules ?
Ce fut en de telles conjonctures que Gaius César,
gouverneur nouvellement nommé, descendit dans la Gaule narbonnaise (printemps de 696 [58
av. J.-C.]). Le sénatus-consulte avait ajouté celle-ci à sa
province originaire, la Cisalpine,
avec l’Istrie et la
Dalmatie. De par sa charge, conférée pour cinq ans d’abord (jusqu’à la fin de l’an 700
[-54]), puis prorogée en 699 [-55], pour cinq autres années (jusqu’à la fin de 705 [-49]),
il avait le droit de s’adjoindre six lieutenants au rang de propréteurs[21] : en outre, à
l’entendre, du moins, il était, autorisé à compléter les cadres de ses
légions et même à lever des légions nouvelles aux dépens des nombreux,
citoyens qui peuplaient sa circonscription en deçà des Alpes. L’armée dont il
prit le commandement dans les deux provinces comprenait l’infanterie
régulière de quatre légions exercées et éprouvées à la guerre ; la
septième, la huitième, la neuvième et la dixième, 24.000 hommes au plus,
auxquels, comme d’usage, s’ajoutaient, les contingents des sujets locaux. En
fait de cavalerie et d’armes légères, il avait quelques escadrons espagnols
et numides, et des archers et des frondeurs de la Crète ou des Baléares.
Dans son état-major formé de l’élite de la démocratie, parmi bon nombre de
jeunes et brillantes inutilités, on voyait quelques officiers capables, Publius
Crassus, le fils de son vieil associé politique ; Titus Labienus,
son fidèle adjudant, dans les campagnes populaires du Forum, et qui le
suivait aujourd’hui sur les champs de bataille. D’ailleurs, il partait sans
instructions précises : aux circonstances à guider son courage et son
intelligence ; à lui de réparer le mal que l’insouciance du sénat avait
laissé faire ; à lui surtout de barrer la route à l’invasion des
Germains.
A ce moment commençait l’invasion helvétique, préparée de
longue main, et dont, nous avons montré le lien intime avec l’invasion
germaine. Afin de ne point laisser aux Germains leurs cabanes vides, et pour
se rendre à eux-mêmes le retour impossible, les Helvètes avaient brûlé,
villes et villages, et chargeant sur les longues lignes de leurs chariots
leurs femmes, leurs enfants, et la meilleure part de leurs meubles, ils
arrivèrent par toutes les routes sur le Léman, à la hauteur de Genava (Genève), où
ils s’étaient donné rendez-vous, à eux et à leurs compagnons d’émigration,
pour le 28 mars[22]
de cette année (696 [58
av. J.-C.]). A leur propre dire leur masse réunie comptait 368.000
têtes, dont un quart en hommes valides et portant les armes. Le mont Jura,
qui va du Rhin au Rhône, forme une barrière presque continue entré l’Helvétie
et les pays à l’occident. Ses étroits défilés étaient difficiles à franchir
pour l’immense caravane, autant qu’ils se prêtaient à la défense. Aussi les
chefs des Helvètes avaient-ils pris le détour par le sud, afin de pénétrer
dans l’ouest au point même où le Rhône brisant les montagnes, s’est frayé la
voie entre les crêtes jurassiques du sud-ouest les plus ardues de la chaîne,
et les Alpes de Savoie, à la hauteur du Fort de l’Écluse. Mais à
droite, les rochers et les précipices flanquant le fleuve, il ne restait
qu’un sentier étroit, qu’on pouvait fermer en un tour de main. Rien de plus
aisé pour les Séquanes, maîtres de cette rive, que d’empêcher le passage. Les
Helvètes se décidèrent à passer sur la rive gauche appartenant aux
Allobroges, au-dessus même de la percée du fleuve. Ils comptaient plus bas,
là où le fleuve rentre en plaine, le franchir de nouveau, et se porter alors
vers les cantons de l’ouest : le pays des Santons (Saintonge, et
vallée de la Charente),
non loin des rivages de l’Atlantique, avait été choisi pour le lieu de leur
future demeure. Mais en passant ainsi sur la rive gauche, ils mettaient le
pied sur le territoire romain ; et César, qui d’ailleurs n’avait nulle envie
de les laisser s’établir dans la
Gaule occidentale, était bien décidé à les arrêter.
Malheureusement, de ses quatre légions, trois étaient bien loin, du côté
d’Aquilée ; et quoiqu’il eût mandé au plus vite les milices de la
province transalpine, il semblait impossible avec cette poignée d’hommes de
tenir tête à l’immense flot de peuples débouchant sur le Rhône, et de lui
fermer le défilé à la sortie du Léman, au-dessous de Genève, sur un espace de
plus de 3 milles [allemands,
= 6 lieues]. Il voulut gagner du temps. L’ennemi avait à cœur
d’effectuer en paix la traversée du pays et des populations allobrogiques. On
négocia donc : César profitant d’un répit de quinze jours, rompit le pont de
Genève, et barra la rive gauche par une ligne fortifiée de près de 4 milles [allemands, = 8 lieues]
de longueur[23].
Ce fut là le premier essai de ces chaînes de redoutes,
avec mur et fossé les reliant, que les Romains, plus tard, appliquèrent dans
des proportions colossales à la défense des frontières de l’empire. En vain
les Helvètes tentèrent de franchir le fleuve en divers points, soit à gué,
soit à l’aide de canots : partout les Romains, retranchés dans leurs lignes
les repoussèrent : il leur fallut renoncer à passer sur la rive gauche. A ce
moment, ils s’abouchèrent avec la faction gauloise hostile aux Romains,
laquelle espérait trouver en eux un puissant renfort. L’Éduen Dumnorix, frère
de Divitiac, était dans son clan à la tête du parti national, comme Divitiac
était le chef du parti de l’étranger. Il facilite aux Helvètes le passage du
Jura par le pays des Séquanes. A l’empêcher, les Romains n’avaient aucun
droit : mais l’émigration helvétique dans les Gaules était pour eux un
événement d’un intérêt capital ; il y allait de tout autre chose que
d’une question de forme et de respect de leur frontière. Leur intérêt ne
pouvait être sauvegardé qu’à la condition d’imiter les grands lieutenants du
Sénat, et Marius, lui-même. Ce n’était point assez que de défendre
modestement la frontière derrière ses lignes : il fallait hardiment la
franchir à la tête d’une puissante armée. César d’ailleurs, n’était point le
général du Sénat, mais celui de la République : il n’hésita pas. De Genève, il
s’était, sans perdre de temps, rendu de sa personne en Italie, et en,
ramenait à marches forcées ses trois légions en cantonnements, plus deux
autres légions de nouvelle levée. Bientôt, il a opéré sa jonction avec le
corps posté naguère devant Genève, et passe le Rhône à la tête de toute son
armée[24]. A son
apparition inattendue sur les frontières des Éduens, la faction romaine est
naturellement reportée au pouvoir, heureux incident qui assure aux Romains
leurs vivres. Les Helvètes, à cette heure, passaient la Saône, et quittant le pays
des Séquanes, mettaient le pied dans celui des Éduens : les Tigorins[25], un de leurs
clans, restaient encore sur la rive gauche. César fond sur eux, les surprend
et les détruit[26].
Mais le gros de la caravane s’était établi déjà de l’autre côté : le Romain
le poursuit, et franchit la rivière en vingt-quatre heures, ce que les
Helvètes, intacts encore, n’ont pu faire en vingt jours. Ceux-ci, à là vue de
l’armée romaine au-delà de la
Saône et sur leur dos, sont contraints à changer de
direction, et cessant de se porter à l’ouest, ils tournent vers le nord, dans
la pensée, peut-être, que César n’osera pas les suivre jusqu’au centre des
Gaules, et qu’une fois abandonnés à eux-mêmes, il leur sera facile de
reprendre leur direction. Quinze jours durant, les légions les suivent à la
distance d’à peine 1 mille[27] [2 lieues], leur marchant
sur les talons pour ainsi dire, et guettant l’occasion de les attaquer à
belle et de les anéantir. L’occasion ne se présenta pas : si lent et pénible
qu’était leur progrès, les Helvètes surent se garder : ils avaient des vivres
en abondance, et connaissaient exactement par leurs espions tout ce qui se
passait dans le camp romain. Les légions, au contraire, commençaient à
souffrir : elles manquaient du nécessaire, surtout depuis le jour où les
Helvètes ayant quitté les bords de la Saône, les convois par eau avaient cessé. La
disette était du fait des Éduens, qui avaient promis des approvisionnements à
César : les deux armées se mouvant encore sur leur territoire, impossible de
ne pas suspecter leur mauvaise foi. Enfin la cavalerie des Romains, nombreuse
pourtant (elle ne
comptait pas moins de 4.000 chevaux), ne pouvait inspirer confiance :
on s’en rendra assez compte, en sachant qu’elle était presque tout entière
formée de contingents gaulois, éduens pour la plupart, et ceux-ci sous le
commandement de Dumnorix, l’ennemi notoire de Rome. César avait en eux des
otages plutôt que des soldats. Il pouvait croire qu’ils s’étaient fait battre
exprès dans une récente rencontre avec la cavalerie plus faible des Helvètes,
et que c’était d’eux encore que l’ennemi tirait tous ses renseignements sur
l’état des choses dans le camp romain. La situation avait donc ses
dangers : déjà l’on voyait trop quelle puissante influence exerçait le
parti des Gaulois patriotes, même chez les Éduens, alliés officiels de Rome,
et malgré, les grands intérêts qui les rattachaient à la République. Combien
plus se ferait sentir cette influence, quand on irait audacieusement
s’enfoncer jusqu’au cœur d’un pays frémissant, loin de toutes les
communications les plus nécessaires ? Les armées passèrent à peu de distance
de Bibracte, la capitale éduenne[28]. César voulut
s’emparer à main armée de ce poste important, avant de songer à pousser plus
loin : peut-être même pensait-il s’y fortifier, et arrêter là sa poursuite.
Il se détourna donc un instant : mais les Helvètes ne virent qu’un’
commencement de fuite dans son mouvement vers la ville : ils attaquèrent.
César n’en demandait pas davantage. Les deux armées se
mirent en bataille sur deux chaînes de collines courant parallèlement ;
et les Gaulois commencèrent le combat, repoussant et dispersant dans la
plaine la cavalerie romaine envoyée sur les devants, puis s’élancèrent contre
les légions postées sur la déclivité des hauteurs : là, les vétérans de
César les firent reculer. Mais quand poursuivant à leur tour leur avantage,
les Romains descendirent dans la plaine, les Gaulois effectuèrent un retour
offensif ; et en même temps un corps tenu en arrière se jeta sur le
flanc des légions. César oppose à l’ennemi de ce côté les réserves de ses
colonnes d’attaque, le sépare du gros de son armée, et le rejette sur ses
bagages et ses chariots, où il est taillé en pièces. Enfin la masse des
hordes helvétiques cède il ne lui reste pour battre en retraite, que la route
de l’est, direction tout opposée à celle primitivement suivie. Dans ce jour
échoua le grand plan de l’émigration, allant à la recherche de nouvelles
demeures sur les bords de l’Atlantique. La journée fut chaude aussi pour le
vainqueur. César, qui non sans raison, ne s’en fiait point à son corps d’officiers,
avait, dès le début du combat, éloigné tous les chevaux, pour mieux faire
comprendre aux siens la nécessité de ne pas lâcher pied. Et vraiment, si les
Romains avaient perdu la bataille, c’en était fait de leur armée. Épuisées
qu’elles étaient, les légions ne purent poursuivre vivement les
vaincus : mais César ayant notifié que quiconque prêterait secours aux
Helvètes, serait traité en ennemi du peuple romain, ceux-ci, partout où ils
passèrent, notamment dans la contrée des Lingons, se virent refuser
l’assistance et les vivres : leurs bagages furent pillés ; enfin
embarrassés dans leur marche par cette foule inerte qu’ils traînaient à leur
suite, ils se rendirent à discrétion. César ne les traita point durement. Aux
Boïes, qui n’avaient pas de patrie, les Éduens reçurent l’ordre d’assigner
des demeures sur leur propre territoire : en s’asseyant au milieu du clan le
plus puissant des Gaules, ces ennemis, vaincus de la veille, rendirent à Rome
presque tous les services d’une colonie. Quant à ce qui restait des Helvètes
et des Rauraques, le tiers environ de la population virile sortie d’Helvétie,
César le renvoya dans son pays : là, placés sous la suzeraineté de Rome, ils
eurent mission de défendre la frontière du Rhin supérieur contre les
agressions des Germains. Rome prit seulement possession de la pointe du
sud-ouest du territoire helvétique : elle y transforma plus tard en
forteresse frontière la vieille ville celtique de Noviodunum (Nyon), située sur
les bords enchanteurs du Léman, et qui reçut le nom de colonie Julienne équestre[29].
Ainsi l’invasion allemande, était contenue vers le
Haut-Rhin, et en même temps la faction gauloise, hostile aux Romains, était
humiliée. Mais sur le Rhin moyen, que les Germains avaient franchi depuis des
années, la puissance tous les jours accrue d’Arioviste se faisait la rivale
de l’influence romaine dans les Gaules. Il fallait pareillement s’attaquer à
elle, et le prétexte de rompre naissait de lui-même. Le joug qu’Arioviste
imposait aux Gaulois ou celui dont il les menaçait, comparé à la suprématie
romaine, ne pouvait pas ne pas sembler plus lourd à la plupart des Gaulois
dans ces contrées et quant au petit nombre qui s’opiniâtrait encore dans sa
haine contre Rome, il demeurait muet. Les Romains provoquèrent une grande diète
des clans de la Gaule
moyenne ; elle décida que César serait invité, au nom de la nation
gauloise, à lui venir en aide contre les Germains. César le promit. Par son
ordre, les Éduens suspendent le tribut qu’ils se sont engagés à payer à
Arioviste, et lui réclament leurs otages. Celui-ci, furieux de la rupture,
attaque les clients de Rome, et par là fournit à César le motif cherché d’une
intervention directe. César, revendique aussi les otages ; il veut
qu’Arioviste promette de garder la paix au regard des Éduens ; il veut
surtout qu’il s’engage à ne plus appeler les Germains d’Outre-rhin. Le chef
barbare lui répond fièrement, et comme son égal en puissance et en droit : les lois de la guerre l’ont fait maître de la Gaule septentrionale, de
même qu’elles ont donné le sud aux Romains. Il n’empêche pas ceux-ci de lever
tribut sur les Allobroges ; qu’ils ne trouvent pas mauvais à leur tour
s’il fait payer aussi ses sujets ! Puis, dans de plus secrètes
communications, se montrant tout à fait au courant des affaires intérieures
de la République,
il parle des incitations qui lui viennent de Rome : on veut qu’il en finisse avec César : quant à lui, si
César consent à lui abandonner le nord des Gaules, il l’aidera au contraire à
s’emparer du pouvoir en Italie. Les dissensions des Gaulois lui ont ouvert la
porte de la Gaule
: il attend des dissensions de l’Italie la consolidation de ses récentes
conquêtes. — Depuis bien des siècles, Rome n’avait point entendu un
tel langage, proclamant le droit égal, l’indépendance absolue et hautaine de
ce chef d’armée qui traitait de puissance à puissance : bref, il se refusa
même à venir quand le général romain, selon la forme usitée avec les princes
clients, lui enjoignit de comparaître en personne.
L’hésitation n’était plus possible. César marcha droit au
roi. Mais voici qu’une panique saisit ses soldats et ses officiers tout les
premiers à la pensée d’en venir aux mains avec ces terribles bandes germaines
qui depuis quatorze ans n’ont pas couché sous un toit. Jusque dans son camp,
César voit éclater l’indiscipline et la démoralisation des armées romaines :
la désertion, la révolte y sont imminentes. Pour lui, il déclare que, s’il le
faut, il ira chercher l’ennemi avec la dixième légion toute seule. Il enlève
celle-ci par cet appel à l’honneur, il enchaîne les autres légions à leurs
aigles par le sentiment d’une émulation belliqueuse : le souffle de son
énergie a passé dans le cœur de ses soldats. Sans leur laisser le temps de se
reconnaître, il les conduit à marches forcées, et, devançant Arioviste, il
occupe heureusement Vesontio (Besançon)[30], la capitale des
Séquanes. Une entrevue eut lieu avec les. deux chefs, à la sollicitation du
Germain, lequel n’avait voulu, paraît-il, que masquer ainsi une tentative
contre la personne de César. Entre les dominateurs des Gaules, les armes
seules pouvaient décider[31]. Cependant, on
n’en vint, point aussitôt aux mains : les armées restèrent campées dans le
pays de Mulhouse (Haute
Alsace), à peu de distance l’une de l’autre, et à un mille du
Rhin ; mais Arioviste, avec ses forces de beaucoup supérieures, réussit
à défiler devant les Romains et, se plaçant sur leurs derrières, à les couper
de leur base et de leurs approvisionnements[32].
César pour se dégager voulait livrer bataille, mais
Arioviste se refusa. Le Romain alors, malgré son infériorité numérique (il ne lui restait que ce
moyen) tenta à son tour la manœuvre qui avait réussi à l’ennemi. Pour
rétablir ses communications, il fait passer devant celui-ci deux légions qui
vont prendre position au-delà du camp Germain ; et pendant ce temps, il reste
dans le sien avec les quatre autres légions. Arioviste voit son adversaire
divisé : il marche à l’assaut contre le premier et moindre corps, et est
repoussé. Engagée par ce succès, toute l’armée romaine marche au combat : les
Germains se rangent sur une longue ligne de bataille, chaque tribu formant
une division, chacune, pour rendre la fuite impossible, ayant derrière elle
les chariots, les bagages et les femmes. L’aile droite de César, conduite par
lui, court à l’ennemi et l’enfonce ; à l’aile gauche, les Germains ont
un succès pareil. Les chances restaient égaies ; mais la pratique
savante des réserves, tant de fois fatale aux Barbares, assura cette fois
encore la victoire aux Romains. Publius Crassus, en lançant la troisième
ligne au secours de l’aile qui pliait, rétablit le combat. La journée était
gagnée. On poursuivit l’ennemi jusqu’au Rhin : bien peu réussirent, et le roi
avec eux, à se réfugier sur l’autre rive (696 [58 av. J.-C.]).
Ainsi la
République saluait par un coup d’éclat le grand fleuve
germain que voyaient pour la première fois les soldats d’Italie. Une seule
bataille gagnée, et Rome avait conquis la ligne du Rhin. Le sort des
émigrants germaniques de la rive gauche était dans la main de César ; il
pouvait les anéantir, il n’en fit rien. Les peuplades Gauloises voisines, Séquanes,
Leuques, Médiomatriques, n’étaient ni de force à se défendre,
ni assez sûres au regard de Rome : les Germains au contraire promettaient de
solides gardiens de la frontière, et des sujets meilleurs encore, séparés
qu’ils étaient des Gaulois par leur nationalité, et de leurs compatriotes par
leur intérêt à se maintenir intacts dans leurs nouvelles demeures : dans leur
isolement, pouvaient-ils autre chose que se rattacher à l’empire central de
Rome ? Selon sa règle invariable, César préféra donc l’ennemi vaincu à
l’ami douteux, et, laissant les Germains établis par Arioviste à l’ouest du
fleuve, là où ils se trouvaient postés, les Triboques autour de Strasbourg,
les Némètes dans le pays de Spire, les Vangions dans
celui de Worms, il les préposa à la défense de la frontière rhénane
contre leurs compatriotes de l’est[33]. Quant aux
Suèves, qui sur le Rhin moyen menaçaient la contrée des Trévires, aussitôt
qu’ils eurent la nouvelle du désastre d’Arioviste, ils reculèrent dans
l’intérieur de l’Allemagne : mais, en passant, ils reçurent de rudes coups
des populations avoisinantes.
Cette première campagne eut des suites incommensurables,
et qui se sont fait sentir durant plus d’un millier d’années. Le Rhin va
devenir la frontière de l’Empire romain, du côté de la Germanie. En Gaule,
où la nation ne savait plus gouverner ses destinées, Rome. jusque là n’avait
dominé que sur la côte du sud, pendant qu’au nord les Germains, depuis peu
d’années, tentaient de s’établir. Drais par l’événement de la guerre récente,
il était décidé que la Gaule
tout entière, et non une partie seulement, allait échoir à la suprématie de
Rome, et que la frontière naturelle du grand fleuve de l’est deviendrait
aussi la frontière politique. En des temps meilleurs, le Sénat n’avait point
eu de repos qu’il n’eût de même poussé l’empire de la République jusqu’aux
frontières naturelles de l’Italie, jusqu’aux Alpes, à la mer Méditerranée, et
jusque sur les îles voisinés. L’Empire agrandi nécessitait, au point de vue
militaire, une extension de semblable nature : mais le gouvernement du jour
laissait tout au hasard, s’inquiétant peu de la défense des frontières,
veillant seulement à n’avoir pas par lui-même à les défendre. On sentait que
désormais, pour mener les destinées de Rome, il fallait un autre génie, un
autre bras.
Les fondements de l’édifice et ses premiers murs étaient
donc debout : mais il s’en manquait de beaucoup encore qu’il fût achevé, que
les Gaulois reconnussent la domination de Rome, que la frontière fût posée et
acceptée sur le Rhin par les tribus germaniques. Toute la Gaule centrale, depuis la Province romaine
jusqu’à Chartres et Trèves, se soumettait sans difficulté : sur le Rhin haut
et moyen, on n’avait pour le moment rien à craindre des Barbares de l’autre
rive. Au nord, les clans de l’Armorique (Bretagne, Normandie), ceux
de la confédération des Belges, plus puissante encore, n’avaient point
ressenti les coups frappés au centre, et ils ne voulaient en aucune façon se
courber devant le vainqueur d’Arioviste. On l’a vu déjà, entre les Belges et
les Germains d’en deçà du Rhin, il existait des affinités étroites ; et aux
bouches du fleuve, les tribus germaniques se disposaient à le franchir.
Le printemps de l’an 697 [57 av. J.-C.] s’ouvrait. César,
sans tarder, marcha vers les pays belges avec toute son armée grossie et
portée à huit légions. La ligue belge gardait mémoire de l’intrépide et
efficace résistance que 50 ans avant elle avait opposé en masse à l’invasion
de son territoire par les Cimbres : elle s’enflammait à la voix de
nombreux patriotes fugitifs de la
Gaule centrale. Elle envoya tout le premier ban de son
armée, 300.000 hommes, dit-on, conduits par Galba, le roi des Suessions,
à la frontière du sud. Ils devaient y recevoir César. Un seul clan puissant,
celui des Rèmes (Reims),
voyant dans l’arrivée des Romains l’occasion de se débarrasser de la
suprématie des Suessions, se préparait à jouer dans le nord le rôle des
Éduens dans la Gaule
du centre. Romains et Belges entrèrent chez eux presque au même moment. César
ne voulut point livrer bataille à un ennemi six fois plus fort : il s’établit
au nord de l’Aisne (non
loin de Pontavert, entre Reims et Laon) : posté sur un
plateau presque partout inattaquable, ici, flanqué de redoutes et de fossés,
là, gardé par la rivière et les marais, il se contenta de repousser vivement
les tentatives des Belges, qui s’acharnaient à vouloir passer l’eau et à le
couper de ses communications. S’il avait compté voir bientôt l’immense
coalition se dissoudre et s’affaisser par son propre poids, l’événement
justifia son attente. Galba, le roi suession, était un homme loyal,
universellement estimé ; mais c’était œuvre trop au-dessus de ses forces que
de gouverner une armée de 300.000 hommes, en face de l’ennemi. Les Gaulois ne
purent aller plus longtemps : leurs provisions diminuaient : le
mécontentement et la désunion se mettaient dans le camp des coalisés. Les
Bellovaques (Beauvaisis)
surtout, rivaux des Suessions en puissance, irrités déjà de ce qu’ils
n’avaient point eu l’hégémonie de la ligue, ne tenaient plus en place, depuis
qu’ils avaient appris que les Éduens, alliés de la République, se
préparaient à envahir leur territoire. On convint de se séparer, chacun s’en
retournant chez soi : seulement, pour sauver les apparences, il fut dit que
tous accourraient en masse au secours de quiconque serait attaqué,
stipulation inexécutable et qui ne pouvait excuser une telle débandade. Elle
fut un vrai désastre, et remet en mémoire cette autre déroute qui s’accomplit
presque dans les mêmes contrées, en 1792 ; comme la retraite de l’armée
prussienne, après sa marche sur la Champagne, la retraite des coalisés équivalait
à une défaite, défaite d’autant plus décisive, qu’elle était subie sans
combat. Marchant sans ordre ni méthode, les contingents belges furent
vigoureusement poursuivis par César : c’était la fuite d’une armée battue :
les Romains détruisirent tous les corps demeurés en arrière[34]. Mais là ne
s’arrêtèrent pas les conséquences de la victoire. A mesure que César mettait
le pied dans les cantons belges de l’ouest, ceux-ci l’un après l’autre, se
tenaient pour perdus : les Suessions, si puissants la veille, les
Bellovaques, leurs rivaux, les Ambiens (Amiennois), se soumettaient sans
tenter de se défendre. Les villes ouvraient leurs portes, à la vue des
étranges machines de siège des Romains, à la vue de ces tours roulantes et
dépassant la hauteur de leurs murs : ceux qui ne voulurent pas se rendre
durent s’enfuir au-delà de la mer, en Bretagne[35].
Il n’en fut pas de même dans les cantons, de l’est : là le
sentiment national se montra plus énergique. Les Viromandues [Vermandois, autour
de Saint-Quentin], les Atrébates [Arras], les Aduatuques
germaniques [autour
de Namur], et surtout les Nerviens [Hainaut],
ceux-ci, avec leur nombreuse clientèle, presque aussi puissants que les
Suessions et les Bellovaques, bien supérieurs à eux par la bravoure et
l’exaltation du patriotisme, concluent entre eux une seconde et plus étroite
alliance, et rassemblent leurs contingents sur la Haute Sambre.
Des espions celtes les avertissaient de tous les mouvements de l’armée
romaine : leur connaissance exacte des lieux, les hautes haies vives coupant
le pays et barrant le passage aux batteurs d’estrade à cheval qui le
visitaient souvent, tout leur rendait facile de cacher aux Romains la majeure
partie de leurs mouvements. Ces derniers arrivent sur la Sambre, non loin de Bavay
: là, les légions se mettent en devoir de dresser le camp sur l’escarpement
de la rive gauche, pendant que la cavalerie et l’infanterie légère se lancent
en éclaireurs sur les revers opposés. Tout à coup les masses ennemies se
précipitent sur elles des hauteurs et les rejettent dans la vallée. En un
moment, elles ont franchi celle-ci, et, bravant héroïquement la mort, elles
arrivent comme la foudre sur l’autre plateau. A peine si les légions,
occupées aux retranchements, ont le temps de quitter la pioche pour l’épée :
les soldats, tête nue pour la plupart, combattent là où ils se trouvent, sans
ordre, sans plan, sans commandement qui les guide : devant cette attaque
soudaine, sur ce terrain sillonné de haies, les divers corps n’ont plus ni
liaison ni soutien. A la place d’une bataille, il se livre une multitude de
combats isolés. Labienus, à l’aile gauche, repousse les Atrébates et les
poursuit jusque au-delà de l’eau. Au centre, les Viromandues sont également
rejetés en bas de la pente. Mais à l’aile droite, où César se tient en
personne, les Nerviens arrivent en forces supérieures et débordent aisément
les Romains : la division du centre, emportée par son succès, leur a
d’ailleurs laissé la place libre derrière elle, et ils pénètrent dans le camp
à demi construit : les deux légions du proconsul, ramassées sur elles-mêmes
en une masse confuse, attaquées par devant et sur leurs deux flancs, privées
déjà de leurs plus braves soldats et de leurs meilleurs officiers, courent
risque d’être enfoncées et taillées en pièces. Déjà l’on voit fuir de tous
les côtés les hommes du train et les alliés gaulois : des corps entiers de
cavalerie, celtique, celui des Trévires, par exemple, se sauvent à bride
abattue, et quittant le champ du combat, s’en vont répandre la nouvelle,
agréable chez eux, de la défaite du proconsul. L’instant est critique. C’est
alors que César saisit un bouclier et combat au premier rang : son exemple,
sa voix, toute-puissante encore, ramènent les plus hésitants, qui font tête à
l’ennemi. Bientôt ils se sont fait place : bientôt les deux légions se sont
réunies et s’entraident : enfin les secours arrivent, et du plateau
supérieur, où paraît l’arrière-garde romaine qui marchait avec les bagages,
et de l’autre rive, où Labienus qui a poussé jusqu’au camp des Belges et s’en
est rendu maître, voyant enfin en quel péril se trouve l’aile droite, renvoie
sans tarder la dixième légion à son général. La chance tourne : les Nerviens,
séparés des leurs, attaqués de tous les côtés à la fois, luttent avec la même
bravoure que tout à l’heure quand ils se croyaient vainqueurs : debout sur
les cadavres amoncelés de leurs morts, ils se font hacher jusqu’au dernier. A
leur dire, trois sénateurs seulement, sur les six cents qu’ils avaient, survécurent[36].
Au lendemain de ce désastre les Nerviens, les Atrébates et
les Viromandues reconnurent la suprématie de Rome. Cependant les Aduatuques,
qui s’étaient mis trop tard en marche pour prendre part à la bataille de la Sambre, se concentrèrent
dans la plus forte de leurs places (sur la colline de Falhize, au bord de la Meuse, non loin d’Huy)[37], mais ils ne
tinrent pas, et se soumirent. Puis dans la nuit qui suivit la capitulation
ils se jetèrent par surprise sur le camp romain et furent repoussés ; et
leur perfidie ne fit qu’attirer sur eux les plus terribles rigueurs. Toute
leur clientèle, composée des Éburons d’entre Rhin et Meuse, et d’autres
petites peuplades voisines, est affranchie : quant à eux, ils sont en masse
réduits en captivité et vendus à l’encan au profit du trésor. Le sort échu
aux Cimbres semblait aussi réservé à ce dernier de leurs débris. Quant aux
clans qui faisaient leur soumission, César se contenta de leur imposer un
désarmement général et une remise d’otages. Aux Rèmes désormais est donnée la
haute main dans la Belgique,
comme les Éduens l’ont obtenue dans la Gaule centrale : mais ici bon nombre de clans,
en haine de ces mêmes Éduens, se placent de préférence dans la clientèle des
Rèmes. Seuls, quelques cantons maritimes éloignés, ceux des Morins (Artois), des
Ménapiens (Flandres
et Brabant), et les pays d’entre l’Escaut et le Rhin, en grande
partie peuplés de Germains, demeurent intacts encore devant l’invasion
romaine, et en possession de la liberté héritée des ancêtres.
C’était le tour des clans Armoricains. Dès l’automne de
697 [57 av. J.-C.][38] ; Publius
Crassus avait été envoyé de ce côté à la tête d’une division. Il amena
d’abord à soumission les Vénètes, lesquels maîtres des ports du Morbihan, et
possédant une flotte nombreuse tenaient le premier rang parmi tous les
Gaulois, et surtout parmi les peuples de la côte entre Seine et Loire ;
sous le rapport de la marine et du commerce : ils livrèrent des otages, mais
bientôt ils se repentirent ; et durant l’hiver (697-698 [-57/-56]), ils
retinrent prisonniers à leur tour les officiers romains envoyés chez eux pour
lever les vivres promis[39]. Leur exemple
fut aussitôt suivi par tous les Armoricains, et par tous les Belges maritimes
encore libres dans certains clans de la Normandie, quand les hommes du Grand-conseil
opinèrent contre l’insurrection, la multitude les massacra furieuse, et se
jeta avec un redoublement d’ardeur dans le mouvement national. Toute la côte,
des bouches de la Loire
à celles du Rhin, se soulevait contre Rome : les patriotes les plus
déterminés accouraient de partout pour coopérer à la grande œuvre de la
délivrance : déjà l’on comptait sur une nouvelle insurrection de la ligue des
Belges, sur l’assistance des Bretons insulaires, sur le concours des Germains
transrhénans. — César envoya vers le Rhin avec toute la cavalerie Labienus,
chargé de tenir en bride les Belges qui fermentaient, et de barrer, s’il en
était besoin, le passage du fleuve aux Germains. Un autre de ses lieutenants,
Quintus Tibérius Sabinus, s’en alla en Normandie avec trois légions :
c’était là que les insurgés se concentraient. Le foyer de la révolte était
chez les Vénètes, puissants et intelligents entre tous : l’attaque
principale, et par terre et par mer, fut dirigée contre eux. La flotte de
César se rassembla. On y voyait toutes les embarcations des clans restés
soumis, ainsi que de nombreuses galères romaines construites en toute hâte
sur la Loire,
et munies de leurs rameurs venus de la Narbonnaise : le lieutenant Decimus Brutus
la commandait. César de sa personne entra chez les Vénètes avec le gros de
son infanterie. Ils s’étaient préparés à le recevoir, mettant à profit, avec
habileté et décision, les avantages défensifs qu’ils tiraient de la nature du
terrain en Bretagne, et de la possession de leur redoutable marine. Le pays
était coupé et pauvre en céréales : presque toujours plantées sur des rochers
ou des promontoires, les villes n’avaient d’accès, du côté de la terre ferme,
que par des gués étroits, difficiles : approvisionnement de l’armée d’invasion,
opérations d’investissement, tout y était pénible : les Gaulois, au
contraire, montés sur leurs navires, apportaient le nécessaire à leurs
citadelles, et au pis-aller aidaient à les évacuer rapidement. Les légions
usaient le temps et leurs forces aux sièges des places venètes ; et quand
elles avaient vaincu, elles voyaient disparaître les fruits de la victoire,
emportés sur les vaisseaux de l’ennemi. La flotte romaine se montrait enfin.
Longtemps retenue par la tempête à l’embouchure de la Loire, aussitôt qu’il la
sut à la hauteur des côtes bretonnes, César voulut qu’elle livrât la bataille
d’où allait dépendre l’événement de la campagne. Les Celtes, confiants dans
leur supériorité sur mer, s’élancèrent aussitôt à la rencontre des navires de
Brutus. Ils n’en comptaient pas moins de 220 en ligne, beaucoup plus que les
Romains n’avaient pu en réunir. En outre, ces bâtiments, avec leurs hauts
bords, leurs fonds plats et solides et leurs voiles, tenaient mieux la mer et
résistaient mieux aux grandes vagues de l’Atlantique que les galères à rames
des Romains, légères, basses et à la quille aiguë. Les balistes, les ponts à
grappins ne pouvaient porter jusque sur le tillac des Vénètes ; et les
proues armées de rostres de fer rebondissaient impuissantes contre
leurs solides bordages. Les Romains pour se tirer d’embarras avaient préparé
des faux pointues et emmanchées sur de longues perches[40] : avec elles ils
coupèrent les cordages qui liaient les vergues aux mâts : les vergues et les
voiles tombant, il fallait du temps à l’ennemi pour réparer l’avarie : à ce
moment le vaisseau privé de sa voilure n’était plus qu’une coque inerte, et
les Romains se mettant à plusieurs contre lui, l’enlevaient sans peine à
l’abordage. Quand les Gaulois virent l’effet de cette manœuvre, ils voulurent
quitter la côte, où ils avaient accepté la bataille, et gagner la haute mer,
où les galères ne sauraient pas les suivre : mais voici que, pour comble de
malheur, survient un grand calme. L’immense flotte, réunie par l’effort de
tous les clans maritimes, était désormais perdue. Les Romains la détruisirent
presque tout entière. Dans ce combat, si loin que porte le regard de
l’histoire, le plus ancien de tous les combats maritimes livrés jamais sur
l’Océan atlantique, les marins de la République, de même qu’à Mylæ, 200 ans avant,
avaient inventé une arme nouvelle sous le coup de la nécessité, et malgré les
plus défavorables conditions, avaient su conquérir la victoire[41].
Cette victoire eut pour suites immédiates la soumission
des Vénètes et de toute la
Bretagne armoricaine. Après tant de marques d’indulgence
données aux vaincus, César jugea qu’un exemple était utile ; et voulant
effrayer à l’avenir toutes ces opiniâtres résistances bien plutôt encore que
punir la violation du droit des gens et l’arrestation de ses officiers, il
fit passer par les armes tout le Grand Conseil des Vénètes, et vendre comme
esclaves tous leurs citoyens. Ce peuple, par son intelligence, son
patriotisme, et aussi par sa douloureuse destinée, a mérité, plus qu’aucun autre
parmi les Gaulois, les souvenirs et les sympathies de l’histoire.
Pendant cette guerre navale, Sabinus, envoie contre les
peuples réunis en armes sur le canal [Venelles, Aulerques, Éburovices, Lexoviens,
etc. (département de la Manche,
Perche, Lisieux)], usait de la tactique qui, l’année
précédente, avait assuré l’avantage à César, dans la campagne contre les
Belges sur les bords de l’Aisne. Gardant la défensive, jusqu’à ce que
l’impatience et la disette eussent diminué les rangs de l’ennemi, il sut le tromper
sur le nombre et le moral de ses soldats. Un beau jour, n’y tenant plus, ils
vinrent se jeter follement contre les murs du camp romain et se firent
tailler en pièces. Là-dessus, leurs milices se dispersèrent : le pays tout
entier se soumit jusqu’à la Seine[42].
Restaient au nord, les Morins et les Ménapiens
[Picardie
occidentale, et pays d’entre les bouches de la Meuse et de l’Escaut],
lesquels s’obstinaient à ne pas reconnaître la domination de Rome. Pour les y
contraindre, César se montra sur leurs frontières : mais avertis par les
désastres de leurs voisins, ils ne voulurent point livrer bataille à l’entrée
du pays, et s’enfoncèrent dans les forêts qui, à cette époque, s’étendaient
presque sans interruption des Ardennes aux rivages de la mer du Nord. Les
Romains se frayèrent la route, la hache à la main, entassant à droite et à
gauche les arbres abattus, et s’en faisant un rempart contre les agressions
de l’ennemi. Bientôt, si audacieux que fût César, il jugea prudent de revenir
sur ses pas, après quelques jours des plus pénibles marches. Aussi bien
l’hiver était proche. Il n’avait dompté qu’une petite partie des
Morins ; et quant aux Ménapiens, plus forts que les Morins, il n’avait
pas même atteint leur territoire. L’année suivante (699 [55 av. J.-C.]), pendant
que le proconsul guerroyait en Bretagne, il envoya contre eux encore le gros
de son armée : cette expédition n’amena pas davantage de résultats directs et
décisifs[43].
Quoi qu’il en soit, les légions n’en avaient pas moins procuré
l’assujettissement de la presque totalité des Gaules. Au centre, il y avait
eu soumission, à vrai dire, sans coup férir dans la campagne de 697 [-57], César
avait vaincu les Belges : dans celle de 698 [-56], il avait réduit par les armes
tous les peuples des bords de la mer. Si brillantes qu’elles avaient été au
début de la dernière guerre, les espérances des patriotes avaient été partout
déçues. Ni les Germains, ni les Bretons n’étaient venus à leur secours, et la
présence de Labienus en Belgique avait suffi pour étouffer toute pensée d’y
recommencer le combat.
Pendant que dans la Gaule occidentale, César façonnait ainsi avec
l’épée un nouveau territoire romain compact, il n’avait point négligé non
plus les pays de conquête récente, destinés à combler les vides entre
l’Italie et l’Espagne. Il voulût assurer leurs communications et avec la
patrie italienne et avec la péninsule ibérique. Déjà, en 677 [77 av. J.-C.],
Pompée avait rattaché la
Transalpine et l’Italie par la construction de la route du
Mont Genèvre ; mais aujourd’hui que les Gaules étaient sujettes, il
était besoin d’une autre voie, qui, partant du Pô, franchirait les Alpes, non
pas par l’ouest, mais par le nord de la chaîne, et mènerait ainsi par la plus
courte ligne de la
Cisalpine dans la
Gaule centrale. Les marchands, dès cette époque,
fréquentaient le passage du Grand Saint-Bernard qui conduit au lac Léman par
le Valais : pour s’en rendre maître, César, durant l’automne de 697 [-57] avait
fait occuper Octodurum (Martigny) par Servius Galba. Les habitants du Valais (Nantuates et Véragres)
ne se soumirent pas ; mais, comme on le prévoit, rien ne leur servit de
résister, et toute leur bravoure ne fit que retarder l’heure de leur défaite.
— Enfin, pour établir sa ligne de communications avec l’Espagne, César
expédia l’année suivante (698 [-58]) Publius Crassus en Aquitaine, en lui
donnant mission d’y contraindre à l’obéissance les tribus ibériques qui
l’habitaient, mission qui avait aussi ses difficultés. Les Ibères coalisés se
tinrent mieux ensemble que les Celtes, et mieux qu’eux mirent à profit
l’exemple et les enseignements des Romains. Les Transpyrénéens, nommément les
valeureux Cantabres, envoyèrent leurs contingents à leurs compatriotes
en détresse, et en outre des officiers expérimentés qui avaient appris la
guerre à l’école de Sertorius. En rejoignant les milices aquitaniques,
considérables par le nombre et le courage, ils leur apportaient les principes
de la tactique romaine et l’art de dresser les campements. Il fut donné
pourtant au lieutenant de César, excellent capitaine lui-même, de triompher
de toutes ces difficultés : il livra plusieurs combats vivement
disputés, heureusement terminés par la victoire. Tous les peuples, de la rive
gauche de la Garonne
aux Pyrénées, subirent leurs nouveaux maîtres[44].
La conquête de la
Gaule semblait achevée. Le but que César s’était proposé
semblait d’abord atteint, à bien peu d’exception près et autant du moins
qu’il était possible de l’atteindre à la seule pointe de l’épée. Restait
l’autre partie de l’œuvre entreprise. Il s’en fallait de beaucoup que les
Germains fussent domptés, et qu’ils reconnussent ou respectassent partout la
ligne frontière du Rhin. Durant l’hiver même de 698-699 [56-55 av. J.-C.]
sur le cours inférieur du fleuve, là où les armes romaines n’avaient point
encore pénétré, ils le franchirent de nouveau. Les tribus des Usipètes
et des Tenetères, dont nous avons mentionné déjà les tentatives
d’émigration sur le territoire Ménapien, trompant par une fausse retraite la
surveillance de leurs adversaires, avaient gagné la rive gauche sur les
canots mêmes dé ces derniers : leur caravane immense, femmes et enfants
compris, s’élevait, dit-on, à 430.000 têtes. Ils se tenaient campés dans les
plaines de Nimègue et de Clèves. Mais à la voix des patriotes gaulois, ils
faisaient mine de pénétrer plus avant ; et, ce qui donnait à de telles
rumeurs plus de vraisemblance, leurs escadrons battaient la campagne jusque
dans le pays des Trévires. César se mit en route avec ses légions ; mais
lorsqu’il arriva en face d’eux, loin de se montrer désireux d’engager une
lutte nouvelle, les nouveaux venus, harassés qu’ils étaient, demandèrent à
recevoir des terres qu’ils cultiveraient en paix sous l’autorité de la République. Pendant
qu’on négocie, il s’élève un soupçon dans l’esprit de César : les Germains ne
veulent sans douté que traîner en longueur jusqu’au retour de leurs escadrons
en maraude. Ce soupçon était-il ou non fondé ? On l’ignore. En dépit de
la trêve qui régnait de fait, une bande d’ennemis vint un jour donner dans
l’avant-garde romaine : celle-ci fit quelques pertes, et César, irrité, se
crut fondé à passer par dessus les règles du droit des gens. Quand, le
lendemain matin, se montrèrent au camp les princes et les anciens des tribus,
voulant faire pardonner une échauffourée qu’ils n’avaient point préméditée,
ils furent arrêtés soudain : l’armée romaine fondit sur ces multitudes sans
chef. Ce fut un massacre, et non un combat : ceux qui ne tombèrent point sous
les coups des soldats se noyèrent dans le Rhin : seuls, les détachements
encore épars au loin échappèrent au bain de sang. Ils repassèrent le fleuve.
Les Sygambres les recueillirent et leur donnèrent un champ d’asile, à ce que
l’on croit, non loin des bords de la
Lippe, sur leur propre territoire. Là, conduite de
César, en cette circonstance, encourut un juste et sévère blâme dans le Sénat[45]. Si
injustifiable qu’elle ait été, elle frappa de terreur les Germains qui
s’arrêtèrent pour un temps[46] ; mais le proconsul
ne s’en tint pas là.
Il jugea utile d’aller avec ses légions, de l’autre côté
du Rhin. Même chez les Germains, il avait pu nouer des intelligences. Dans
leur état de civilisation, rudimentaire, tout esprit d’union et de
nationalité faisait chez eux défaut, et ils ne cédaient en rien aux Gaulois,
pour autre qu’en fût la cause, sous le rapport du morcellement politique. Les
Ubiens (sur la Sieg et la Lahn), les
plus avancés de tous leurs peuples, vaincus quelques années avant par une
puissante tribu suève de l’intérieur, étaient astreints à payer tribut. Dès
697 [57 av. J.-C.],
ils avaient, comme les Gaulois, sollicité César de les venir délivrer. Le
proconsul ne songea pas un instant à entreprendre sérieusement une pareille
tâche: c’eût été se jeter dans des aventures sans fin ; mais il crut
utile, pour ôter aux Germains l’envie de reparaître en deçà du Rhin, de
montrer au moins les aigles romaines sur la rive orientale. Les Sygambres, en
prêtant assistance aux fuyards Usipètes et Tenctères, lui fournissaient un
excellent prétexte. Il jeta donc sur le fleuve un pont de pilotis, selon ce
que l’on croit entre Andernach et Coblentz, et les légions
passèrent du pays des Trévires dans celui des Ubiens. Plusieurs petits clans
se soumirent : mais les Sygambres, objectif principal de l’expédition,
se retirèrent devant l’armée romaine et s’enfoncèrent à l’intérieur avec
toute leur clientèle. La grande tribu suève qui opprimait les Ubiens, celle
qui, suivant toute apparence, porta plus tard le nom de Chattes,
n’hésita point à faire comme les Sygambres ; elle évacua la région
voisine du territoire ubien, et mit en lieu de sûreté toute la population
invalide, pendant qu’elle assignait rendez-vous au centre du pays à tous les
hommes propres au métier des armes. César n’avait ni motif, ni envie de
relever le défi ; il n’avait voulu faire qu’une reconnaissance en
passant le Rhin, en imposer aux Germains, si faire se pouvait, aux Gaulois
surtout, et aux Celto Germains. Son but atteint, il revint le dix-huitième
jour, et rompit son pont derrière lui en rentrant dans la Gaule (699 [-55])[47].
Son regard se porta ensuite du côté des Celtes insulaires.
Ceux-ci, ayant d’étroits rapports avec leurs frères de terre ferme, avec les
Gaulois de la côte surtout, on comprend qu’ils avaient donné tout au moins
leurs sympathies à la cause de l’indépendance nationale ; et que, là
même où ils n’avaient point prêté aux patriotes un appui armé, ils avaient
ouvert dans leur île protégée par les flots un honorable asile à quiconque
fuyait une patrie où l’on n’était plus en sûreté. De là un danger pour les
Bretons, danger dans l’avenir, sinon dans le présent. La République, à
supposer qu’elle ne voulût point conquérir leur île, était nécessairement
conduite à y porter l’offensive au lieu de se défendre dans la Gaule, et à faire voir aux
insulaires, en opérant une descente sur leurs côtes, que le bras de Rome
saurait passer par dessus le canal. Déjà Publius Crassus, le premier des
capitaines romains qui ait foulé le sol de la Bretagne, s’était porté
des bords du détroit jusqu’aux îles de l’Étain
[les Cassitérides,
îles Scilly, à la pointe ouest de l’Angleterre] (697 [-57]).
Mais durant l’été de 699 [-55], César en personne franchit le canal avec deux
légions au point où il est le plus étroit[48]. Ayant vu le
rivage couvert, de masses ennemies, il fit route plus loin ; mais les
chars de guerre des Bretons couraient sur terre aussi vite que les galères
romaines voguaient sur les flots. Les légionnaires, protégés par leurs
navires du haut desquels les machines de jet et les javelots balayaient la
plage, ne purent aborder qu’après mille peines, tantôt marchant dans l’eau en
face des Bretons, tantôt amenés à terre en canots. Sous le coup d’une
première terreur, les villages et bourgs voisins se soumirent, mais les
insulaires constatèrent bien vite la faiblesse de l’envahisseur, et
l’impossibilité pour lui de s’aventurer à distance de la côte. Ils
disparurent à l’intérieur, ne revenant qui pour menacer le camp ; et
quant à la flotte laissée sur une rade ouverte, elle subit de très graves
avaries à la première grosse mer. On s’estima heureux de pouvoir tenir tête
aux barbares, pendant que les navires étaient tant bien que mal en
réparation, et l’on s’en revint avant la mauvaise saison en vue des côtes de
la Gaule[49].
César avait été si peu satisfait du résultat de cette
reconnaissance, entreprise légèrement et sans moyens suffisants, que dès
l’hiver suivant (699-700
[55-54 av. J.-C.]), il réunit une nouvelle flotte de transports
comptant 800 voiles, et que le printemps s’ouvrant (700 [-54]), il se rembarqua
cette fois avec cinq légions et deux mille cavaliers, pour la côte de Kent.
Devant cette Armada puissante, les hordes bretonnes, rassemblées, comme
l’année d’avant, sur les falaises, n’osèrent point risquer un combat. César
poussa aussitôt à l’intérieur, et, après quelques escarmouches heureuses,
franchit la Stour.
Mais arrivé là, il fallut s’arrêter ; sa flotte,
battue dans ces parages ouverts par les tempêtes du canal, était à demi
détruite. On perdit un temps précieux à tirer les embarcations sur le rivage,
à pourvoir aux réparations nécessaires ; et les Celtes surent mettre les
jours à profit. La défense chez eux était dirigée par un prince brave et
prudent, Cassivellaun, lequel régnait sur le Middlesex et
contrées voisines, jadis l’effroi des tribus du sud de la Tamise, aujourd’hui le
sauveur et le champion de la nation. Il avait promptement vu que l’infanterie
celte ne pouvait rien contre celle des Romains ; et que la multitude
informe des milices de l’île, difficile à nourrir autant que peu maniable,
n’était qu’un embarras dans la lutte prochaine : il la congédia, ne gardant
que les chars réunis au nombre de 4.000, avec les hommes qui les montaient.
Ceux-ci sautaient à terre et, combattant à pied en cas de besoin, faisaient
un double service, comme les soldats citoyens de la Rome ancienne. Lorsque
César put se remettre en marche, il ne rencontra nul obstacle ; mais les
chars couraient sans cesse devant les légions ou sur leur flanc, faisaient le
vide dans la campagne, chose aisée là où il n’y avait pas de villes,
empêchaient les détachements de s’écarter, et interceptaient toutes les
communications. Les Romains passèrent la Tamise (entre Kingston et Brentford, au-dessus de Londres, à
ce que l’on croit). Mais ils ne poussèrent pas beaucoup plus loin :
nulle victoire pour le général, nul butin pour le soldat : le seul résultat
obtenu fut la soumission des Trinobantes (Essex) ; encore la dut-on bien
moins à la crainte inspirée par les armes romaines qu’à la haine profonde de
ce peuple envers Cassivellaun. A chaque pas que l’on faisait, le danger
allait croissant ; les chefs du pays de Kent, par l’ordre de
Cassivellaun, s’en allèrent attaquer le camp naval : leur assaut repoussé
n’en était pas moins pour les Romains le signal de la retraite. Ceux-ci
venaient d’emporter un grand oppidum retranché dans les bois ; ils y
trouvèrent du bétail en quantité. Tel fut tout le gain de cette pointe sans
but : il servit de prétexte honnête au retour. Cassivellaun était trop sage
pour pousser à bout son dangereux ennemi : il promit, à la demande de César,
de ne plus tourmenter les Trinobantes ; il promit un tribut et des otages. De
livrer ses armes, il ne fut pas question; encore moins d’une garnison à
laisser par les Romains dans l’île ; et même l’engagement de payer
tribut pour l’avenir n’était ni sérieusement donné, ni sérieusement reçu.
César emmena ses otages dans son camp naval, puis s’en revint dans les
Gaules. S’il est vrai que, comme on le peut bien croire, il avait cette fois compté
sur la conquête de file, son dessein avait échoué, soit devant la défensive
prudente de Cassivellaun, soit par la mauvaise qualité de sa flotte à rames
italiennes, absolument impropre à la navigation dans les eaux de la mer du
Nord. Quant au tribut stipulé, jamais il ne fut levé. Mais César avait aussi
voulu autre chose. Ôtant aux insulaires leur sécurité présomptueuse, en leur
montrant de quel péril il y allait pour eux à ouvrir la Bretagne aux transfuges
venus de terre ferme, il avait calculé juste ; nous ne verrons plus les
Bretons donner matière à semblables reproches[50].
L’invasion germaine, une fois refoulée, et les Celtes
continentaux soumis, il semblait que tout était fini dans les Gaules. Mais
c’est presque toujours chose plus facile de vaincre lune nation que de la
tenir vaincue dans l’obéissance. Les rivalités de haute influence, cause de
la ruine des Gaulois bien plutôt que le poids des armes romaines, ces
rivalités s’étaient en quelque sorte évanouies au lendemain de la conquête,
le vainqueur ayant confisqué l’hégémonie à son profit. Les intérêts séparés
se turent : sous l’oppression commune la nation se retrouvait
elle-même ; et ces biens qu’on avait joués et perdus de gaieté de cœur
quand on les possédait, la liberté, l’esprit national, aujourd’hui qu’il
était trop tard, on en mesurait le prix infini, on les voulait avec une
indicible ardeur. Mais, était-il bien trop tard ? Ce peuple n’avouait sa
défaite que la rougeur au front : il comptait un million d’hommes au moins en
état de porter les armes : lui faudrait-il, déshérité de son antique et juste
gloire guerrière, subir le joug apporté par quelque 50.000 Romains ? La
ligue de la Gaule
centrale abattue sans l’échange d’un seul coup d’épée, celle des Belges
domptée sans qu’elle eût fait plus que d’avoir la pensée de la lutte :
ailleurs, la chute héroïque des Nerviens et des Vénètes, la défense habile et
heureuse des Morins, la résistance savante des Bretons de Cassivellaun ;
toutes les fautes et tous les actes de courage, tous les malheurs et tous les
succès obtenus étaient autant d’aiguillons pour l’âme des patriotes : ils
n’aspiraient qu’à tenter encore la fortune, unis ensemble et ayant la force
que donne l’union. La noblesse surtout s’agitait frémissante : il semblait
qu’à toute minute la révolte générale allait faire explosion.
Déjà avant la seconde expédition dans file de Bretagne, au
printemps de l’an 700 [54
av. J.-C.], César avait dû se rendre en personne chez les Trévires
qui, depuis la journée de la
Sambre chez les Nerviens, en 697 [-57], où ils s’étaient
gravement compromis, n’avaient plus reparu aux assemblées générales, et
entretenaient avec les Germains d’outre-Rhin des relations plus que
suspectes. Dans ces conjonctures, César s’était contenté d’emmener avec lui
en Bretagne les principaux chefs patriotes, Indutiomar entre autres,
et de les enrôler parmi les cavaliers trévires auxiliaires. Il fit tout pour
ne pas voir la conspiration ourdie : les mesures de rigueur n’eussent pu que
hâter l’explosion[51]. Mais l’Éduen
Dumnorix, qui suivait aussi l’armée, en qualité d’officier de cavalerie, au
fond véritable otage, refusa de s’embarquer et, montant sur son cheval,
rebroussa chemin vers l’intérieur. César se vit forcé de faire poursuivre le
déserteur : les escadrons lances sûr ses pas l’atteignirent, et comme il
résistait les armes à la main, le tuèrent (700 [-54])[52]. La mort
sanglante, par le fait des Romains, du plus illustre, du plus puissant
chevalier des cantons Gaulois, d’un clan demeuré quasi indépendant par
privilège, retentit comme un coup de foudre par tout le pays dans les rangs
de la noblesse. Quiconque au fond du cœur pensait comme lui, et c’était
l’immense majorité, voyait dans cette catastrophe l’image du sort qui
l’attendait. Le patriotisme et le désespoir avaient poussé dans la
conspiration les chefs de la noblesse : la crainte et la nécessité de
défendre leur tête fit éclater les conjurés. Durant l’hiver de 700-701 [-54/-53], à
l’exception d’une légion détachée dans la Bretagne Armoricaine,
et d’une autre laissée en cantonnement chez les Carnutes (pays chartrain),
l’armée romaine entière, soit six légions, avait pris ses quartiers d’hiver
chez les Belges. La rareté des vivres avait obligé César à espacer des divers
corps plus que d’habitude : ils étaient postés dans six camps chez les
Bellovaques, les Ambiens, les Morins, les Nerviens, les Rèmes et les Éburons[53]. Les quartiers
établis le plus loin dans l’est, chez ces derniers, étaient situés non loin
de la ville future d’Aductuca (auj. Tongres). Ils avaient la plus forte garnison, une
légion commandée par l’un des meilleurs lieutenants de César, Quintus
Titurius Sabinus, et avec elle un certain nombre dé détachements égaux en
nombre à une demi légion, sous les ordres du valeureux Lucius Auruneuleius
Cotta[54].
Un jour, le camp est enveloppé soudain par les Éburons, que conduisent les
rois Ambiorix et Catuvole. L’attaque est si inattendue qu’on
n’a point le temps de rappeler les soldats envoyés au dehors ; ils sont
enlevés par d’ennemi. Le danger d’ailleurs n’était ni grand ni imminent : on
avait des vivres, et l’assaut que tentaient les Éburons échouait impuissant
devant le retranchement du camp. Mais voici qu’Ambiorix fait savoir aux
lieutenants de César, que ce même jour tous les
quartiers des Romains sont assaillis par tous les Gaulois, et que les légions
sont infailliblement perdues, à moins que les corps divers n’abandonnent
leurs postes séparés les uns des autres, et n’opèrent leur réunion. Sabinus
d’autant plus sujet de se hâter, que les Germains, de leur côté, ont passé le
Rhin et s’avancent ; et qu’enfin, lui, Ambiorix, d’ami des Romains, il
leur promet libre et sûre retraite jusqu’au cantonnement le plus voisin,
lequel n’est qu’à deux jours de marche. Il semblait que tout ne fût
pas mensonge dans ce discours : comment croire à une attaque isolée de la
part des Éburons, ce mince peuple, hier encore l’objet des faveurs de
César ? N’était-il pas vrai que les légions étaient loin espacées, que
la difficulté de se rejoindre les mettait en sérieux péril au cas d’une
attaque ? Ne périraient-elles pas isolées les unes des autres, sous les
coups de l’immense armée des insurgés ? Mais la prudence et l’honneur
commandaient Indubitablement de rejeter une capitulation honteuse, et de se
tenir fermes et fidèles à son poste. Dans le conseil de guerre, des voix
nombreuses opinèrent en ce sens; notamment la voix influente d’Auruneuleius
Cotta. Sabinus, néanmoins, se résolut à en passer par les termes offerts. Le
lendemain, dès le matin, les Romains évacuent leur camp. Ils ont à peine
marché un demi mille [allem.
= 1 lieue], qu’ils se voient entourés par les Éburons au fond d’une
étroite vallée. Toute issue leur est fermée. Ils tentent de se frayer la
route les armes à la main ; mais les barbares se refusent au combat
corps à corps, et du haut de leurs positions inexpugnables ils font pleuvoir
une grêle de traits sur les légionnaires confusément entassés. Cependant
Sabinus, qui perd la tête, va chercher auprès du traître le salut contre la
trahison, et sollicite une entrevue avec Ambiorix qui l’accorde : à peine
est-il en sa présence qu’on le désarme, lui et tous ses officiers, et qu’on
le massacre aussitôt. Lui mort, les Éburons se jettent de tous les côtés sur
les Romains épuisés, découragés : leurs rangs se rompent : la plupart
périssent dans cette dernière attaque, et avec eux Cotta, déjà gravement
blessé. Un petit nombre a pu fuir et rentrer dans le camp abandonné : durant
la nuit ils se frappent eux-mêmes de leurs épées. La division de Sabinus
était détruite tout entière[55].
Le succès dépassait les espérances. L’exaltation fut
irrésistible chez tous les patriotes, à ce point que les Romains ne
pouvaient- plus compter sur aucun des peuples de la Gaule, sauf les Éduens et
les Rèmes, et que la révolte faisait explosion sur les points Ies plus opposés.
Les Éburons, tout d’abord, poursuivirent leur victoire. Renforcés par le
contingent des Aduatuques, qui saisissaient avec joie l’occasion de se venger
de César et du mal qu’il leur avait fait ; renforcés aussi par les
Ménapiens, tribu puissante et jusqu’alors invaincue, ils entrent chez les
Nerviens. Ceux-ci se joignent à eux, et toute cette foule, accrue jusqu’au
chiffre de 60.000 têtes, marche contre les cantonnements des Romains en pays
nervien. Quintus Cicéron les commandait. La faiblesse de sa division le
mettait en grand péril. Les assiégeants, profitant des leçons reçues,
creusent des fossés, élèvent un agger, approchent des tortues[56], et des tours
mobiles, à l’instar des légionnaires, et lancent sur le camp et ses tentes
couvertes de chaume des balles et des javelots incendiaires. Cicéron n’avait
plus d’espoir qu’en César, posté pour l’hiver dans l’Amiennois, région peu
éloignée et à portée de trois de ses légions ; mais durant quelque
temps, preuve caractéristique des dispositions hostiles des esprits, César
n’eut avis ni du désastre de Sabinus, ni de la situation critique où se
trouvait son lieutenant. Enfin un cavalier gaulois, expédié du camp de
Cicéron, se glissa au travers des ennemis et parvint jusqu’à lui.
César le dégage. A peine il a reçu, l’émouvante nouvelle,
qu’il s’élance avec deux faibles légions, 7.000 hommes en tout, plus 400
hommes à cheval. Si faible que soit ce corps, en apprenant que le proconsul
arrive, les insurgés lèvent le siège. Il était temps : Cicéron n’avait pas un
soldat sur dix qui ne fût blessé[57].
Mais César, contre qui se tournaient les révoltés, les
trompe, comme il l’a fait tant de fois, et toujours avec succès, sur le
nombre de ses soldats : ils tentent l’assaut de son camp dans les conditions
les plus défavorables, et se font battre. Chose extraordinaire, et qui montre
bien le caractère national, un seul combat malheureux, ou plutôt, sans doute,
la seule présence de César sur le théâtre de la guerre, a suffi pour que
l’insurrection s’arrête : malgré sa victoire éclatante au début, malgré
l’extension immense qu’elle a prise, elle suspend honteusement la lutte.
Nerviens, Ménapiens, Aduatuques, Éburons, tous se retirent chacun de son
côté. Les clans maritimes disparaissent, après avoir fait mine d’attaquer la
légion qui hiverne en Bretagne[58]. Les Trévires,
avec leur chef Indutiomar, l’instigateur principal de la révolte soudaine des
Éburons, clients de sa puissante tribu, les Trévires avaient aussi pris les
armes à la nouvelle de la victoire d’Aduatuca : ils avaient pénétré chez les
Rèmes, et marchaient sur la légion cantonnée dans la contrée sous les ordres
de Labienus : comme tous les autres, ils s’arrêtent[59]. — César se
décida, non sans peine, à remettre au printemps les mesures plus amples à
prendre contre l’insurrection : exposer aux rigueurs de l’hiver de la Gaule du nord ses troupes
rudement éprouvées eût été peu sage;, et d’ailleurs, il ne voulait reparaître
dans le pays ennemi qu’avec des forces imposantes accrues de trente cohortes
nouvelles [trois
légions] qu’il comptait lever à la place des quinze cohortes anéanties
devant Aduatuca. Mais, pendant cet intervalle, ou mieux, pendant cette trêve,
la révolte ne cessa pas de gagner au cœur du pays. Dans la Gaule centrale elle avait
son siège chez les Carnutes et les Sénons leurs voisins [pays- chartrain et
sénonais]. Ceux-ci déjà ont chassé le roi que César leur a imposé [Cavarinn].
Au nord, les Trévires. ne cessent pas d’appeler tous les transfuges gaulois
et les Germains transrhénans, à prendre part à la prochaine guerre de
l’indépendance : ils ont réuni tout leur monde, et se préparent à rentrer à
l’ouverture du printemps sur le territoire des Rèmes : Labienus une fois
enlevé, ils comptent faire leur jonction avec les insurgés de la Seine et de la Loire. On ne vit point
les envoyés de ces trois peuples à l’assemblée générale convoquée par César
dans la Gaule
centrale[60],
et bientôt ils dénoncèrent de nouveau la guerre par une soudaine attaque,
comme peu de mois avant l’avait fait une partie d’entre eux en se jetant sur
les camps de Sabinus et de Cicéron. L’hiver tirait à sa fin. César se mit en
route avec son armée augmentée de renforts[61]. Les efforts des
Trévires en vue d’une concentration des armées de l’insurrection devaient
échouer. Dans les pays qui s’agitaient tout se calme à l’apparition des
Romains ; et quant aux peuples chez qui la révolte a déjà les armes à la
main, ils auront à lutter isolés. Les premiers coups de César tombèrent sur les
Nerviens[62].
Après, vint le tour des Carnutes et des Sénons[63]. Les Ménapiens
eux-mêmes, les seuls qui n’eussent jamais fait leur soumission, sont attaqués
de trois côtés à la fois : force leur est de renoncer à cette liberté qu’ils
avaient si longtemps défendue[64]. A ce moment,
Labienus préparait le même sort aux Trévires. Leur premier effort, pendant
l’hiver, n’avait rien produit, les Germains établis dans leur, voisinage leur
ayant refusé tout envoi de soldats auxiliaires, d’une part ; et
Indutiomar, de l’autre, l’âme du mouvement, ayant péri dans une escarmouche
avec la cavalerie de Labienus[65]. Malgré leurs
pertes, ils persévérèrent ; et à peu de temps de là, se montrèrent de
nouveau avec toute leur armée : de plus, ils attendaient un renfort de
Germains. Leurs racoleurs cette fois avaient trouvé chez les peuples
belliqueux de l’intérieur, notamment les Chattes, meilleur accueil que chez
les riverains du Rhin. Labienus fit mine de céder, et de battre
précipitamment en retraite. Aussitôt, sans laisser à leurs auxiliaires le
temps d’arriver, les Trévires de se jeter sur les Romains, malgré le
désavantage des lieux[66]. Ils sont
complètement battus. Quand les Germains paraissent, ils n’ont plus rien à
faire que s’en retourner. Les Trévires, bon gré malgré, se soumettent, et la
faction romaine qui a pour chef Cingetorix, le gendre d’Indutiomar, se
remet à la tête des affaires[67]. Après les
succès de César sur les Ménapiens, après ceux de Labienus sur les Trévires,
toute l’armée romaine vient se concentrer dans le pays de ces derniers. Mais
il faut ôter aux Germains l’envie de revenir, et s’il se peut, infliger à ces
incommodes voisins une rude leçon. César passe une seconde fois le Rhin :
toutefois les Chattes, fidèles à une tactique dont ils connaissent
l’excellence, s’enfoncent, loin de la frontière, en des contrées inconnues (du côté du Harz, à ce
qu’il semble). C’est là qu’ils se défendront. César alors retourne sur
ses pas, et se contente de placer sur le fleuve une forte garnison, qui
commandera les passages[68].
Tous les peuples complices de l’insurrection avaient leur
compte : restaient les Éburons, auteurs principaux du crime. César ne les
oubliait pas. Du jour où il avait appris le désastre d’Aduatuca, il avait
pris les vêtements de deuil, et juré de ne les quitter qu’après vengeance
tirée de la mort de ses soldats perfidement assassinés en faisant à l’ennemi
une loyale guerre. Les Éburons se tenaient dans leurs huttes, paralysés,
indécis, assistant à la soumission de tous les clans, les uns après les
autres : tout à coup la cavalerie romaine, quittant le pays des Trévires
et traversant l’Ardenne, arriva sur leur territoire. Ils ne s’attendaient
point encore à son attaque, si bien qu’il s’en fallut de peu qu’Ambiorix ne
fût arrêté dans sa propre maison : les siens se sacrifièrent, et il gagna, à
grande peine, la forêt voisine. Bientôt, derrière la cavalerie, dix légions
envahirent le pays. Elles incitaient les peuplades environnantes à se jeter
avec elles sur les Éburons, mis hors la loi, et à prendre leur part du
pillage. Beaucoup répondirent à l’appel ; et l’on vit même accourir de
l’autre rive du Rhin une bande de hardis Sygambres, pour qui tout était même
proie, Gaulois ou Romains. Un coup de main téméraire leur livra presque par
surprise le camp d’Aduatuca. La punition des Éburons fut terrible. Qu’ils
allassent se cacher dans les. bois et les marais, les chasseurs étaient
partout, plus nombreux que le gibier. Beaucoup se donnèrent la mort, à
l’exemple du vieux chef Catuvole : bien peu au contraire purent
échapper à l’épée de l’ennemi ou à l’esclavage. Mais Ambiorix, celui que
César poursuivait entre tous, ne tomba point dans ses mains : il passa le
Rhin avec quatre cavaliers. Après l’exécution des Éburons, plus coupables que
les autres, César fit aussi le procès aux hommes qui s’étaient compromis
ailleurs.
Le temps de l’indulgence était passé. En vertu de la
sentence dictée par le proconsul de Rome, les licteurs abattirent la tête d’Accon
l’un des principaux chevaliers carnutes (701 [53 av. J.-C.]) : les verges et
la hache avaient leur jour. Toute opposition cessa : le calme régnait
partout. César, suivant son habitude, passa les Alpes sur la fin de l’année :
les affaires s’embrouillaient de plus en plus dans Rome : il y voulait
voir de plus près durant l’hiver[69].
Pourtant, il se trompait dans ses habiles calculs. Le feu
couvait sous la cendre, loin d’être éteint. Quand la tête d’Accon. roula,
toute la noblesse des Gaules ressentit le coup. Les perspectives s’ouvraient
plus favorables aux complots. Durant le précédent hiver l’insurrection
n’était certainement tombée, que parce que le Romain en personne s’était
montré sur le théâtre de la guerre. Aujourd’hui il était loin : la guerre
civile, imminente en Italie, le retenait dans la Cispadane ; et
l’armée des Gaules, concentrée sur la haute Seine, était séparée de son chef
redouté. Que la révolte fasse explosion dans la Gaule centrale, les
légions seront rapidement enveloppées, l’inondation gagnera la province
romaine laissée presque sans défense, tout cela bien avant que César
reparaisse dans la
Transalpine, à supposer même que les complications des
affaires italiennes ne l’empêchent pas de tourner ses yeux vers les Gaules. —
De tous les clans du centre, les conjurés arrivaient en foule : les Carnutes,
frappés les premiers par le supplice d’Accon, s’offrirent aussi à marcher les
premiers. Au jour fixé (hiver
de 701-702 [53-52 av. J.-C.]), leurs deux chefs, Gutruat
et Conconnetodumn, donnent à Genabum (Orléans)[70] le signal de la
révolte : les Romains qui se trouvent là sont mis à mort. Toute la grande
terre des Celtes tressaille d’un immense ébranlement : partout les patriotes
s’agitent. Mais la secousse devient irrésistible, quand les Arvernes, eux
aussi, ont levé leurs boucliers. Ce peuple, jadis le principal de la Gaule méridionale sous la
conduite de ses rois, riche encore, civilisé et puissant entre tous, après la
guerre malheureuse de Bituit contre Rome et la révolution qui renversa la
monarchie, ce peuple, dis-je, et ses gouvernants avaient jusque-là fait
preuve envers la
République d’une imperturbable fidélité. Dans le grand
conseil, la faction des patriotes y était encore en minorité : en vain
ceux-ci tentèrent d’entraîner leur sénat à faire cause commune avec
l’insurrection. Ils se tournèrent alors contre le sénat lui-même et contre la
constitution. Cette constitution réformée l’avait mis à la place du roi, au
lendemain des victoires des Romains, et vraisemblablement par leur influence.
Le chef de ces patriotes, Vercingétorix[71], l’un de ces
nobles comme il s’en rencontrait souvent chez les Celtes, honoré presque à
l’égal des rois dans le clan et hors du clan, brillant, brave et prudent tout
ensemble, quitta soudain la capitale arverne, et soulevant les campagnes,
hostiles aux oligarques imposés au pays autant qu’hostiles aux Romains, il
les appela à la restauration de l’ancienne monarchie et à la guerre contre
Rome. Les multitudes accoururent rétablir le trône de Luern et de
Bituit ; le rétablir, c’était en effet lever l’étendard de la guerre de
l’indépendance. Jusque là l’unité avait manqué aux efforts de la nation, qui,
voulant secouer le joug de l’étranger, s’était brisée contre un plus fort :
cette unité, le nouveau roi surgissant de lui-même au milieu des Arvernes
l’apportait enfin. Chez les Celtes continentaux, il allait jouer le rôle de
Cassivellaun chez les Celtes insulaires ; les masses entraînées
sentaient qu’à cet
homme et à lui seul était remis le salut de la Gaule. Des bouches de
la Garonne
aux bouches de la Seine
court la flamme de l’insurrection ; partout, chez tous les peuples
Vercingétorix est accepté pour chef suprême. Quelques assemblées de clans
font-elles des difficultés, la foule les contraint à donner les mains au
mouvement ; et encore de ces clans le nombre est-il minime : comme
chez les Bituriges [Berry], la résistance n’y est peut-être que pour
l’apparence. — A l’est de la haute Loire, l’insurrection rencontrait un
terrain moins favorable. Ici tout dépendait des Éduens qui se montraient
incertains. La faction des patriotes était encore très puissante chez eux;
mais le vieil antagonisme contre l’hégémonie arverne, y pesait aussi dans la
balance, et faisait grand tort à la cause nationale. L’attitude des Éduens
commandait celle des Séquanes, des Helvètes et de toute la Gaule. orientale. On peut
dire que leur défection eût été décisive contre Rome. Tout à coup, pendant
que les insurgés travaillent à entraîner leurs voisins hésitants, et plus
particulièrement ces mêmes Éduens ; pendant que d’un autre côté, ils
manœuvrent du côté de Narbonne et la menacent (un de leurs chefs, l’audacieux Lucter a franchi
déjà les frontières de la province, du côté du Tarn), voici que tout
à-coup, au cœur de l’hiver, à la grande surprise de tous, amis et ennemis, le
proconsul romain apparaît dans la Transalpine. Vite
il prend les mesures d’urgence pour couvrir la province ; et il envoie une
division chez les Arvernes par les Cévennes chargées de neige. Mais il ne
peut rester là où il est : à toute minute, les Éduens, en passant à la
ligue gauloise, peuvent le couper de ses légions campées dans les pays de
Sens et de Langres. Il court sans bruit à Vienne, d’où, avec une mince
escorte de cavaliers, il traverse le canton éduen et rejoint les siens. Les
insurgés s’étaient mis en campagne sur de fausses espérances : la paix
régnait en Italie, et César était de nouveau à la tête de son armée. Que
faire ? Par où commencer ? S’en remettre à la décision des armes
eut été folie en de telles circonstances : déjà les armes avaient décidé
sans appel. Autant valait lancer des pierres contre les rochers des Alpes,
que de pousser encore sur les légions les bandes gauloises, rassemblées en
masse, ou sacrifiées l’une après l’autre clan par clan. Vercingétorix renonça
à attaquer les Romains de haute lutte. Il adopta le plan de guerre dont Cassivellaun
avait fait l’œuvre de salut des Bretons insulaires. L’infanterie de César
était invincible : mais sa cavalerie presque entièrement recrutée dans la
noblesse gauloise, avait en quelque sorte fondu en face de l’insurrection. A
l’insurrection, recrutée de même parmi les nobles, allait appartenir
l’immense supériorité de l’arme : elle pouvait, sans que César y apportât de
sérieux obstacles, faire le désert à droite et à gauche, brûler les villes et
les villages, détruire les magasins, et menacer les approvisionnements et les
communications de l’ennemi. Vercingétorix dirigea tous ses efforts de ce côté
: augmentant sa cavalerie, et ses archers à pied, exercés selon la tactique
d’alors à combattre au milieu des escadrons. Quant aux masses désordonnées
des milices communes, qui ne savaient que se gêner entre elles, il ne les
renvoya pas, mais au lieu de les mener à l’ennemi, il voulut leur apprendre à
se retrancher, à marcher en ordre, à manœuvrer : il leur enseignait que le
soldat n’est point seulement fait pour se battre. Il demandait à l’ennemi les
leçons et les exemples, adoptant le système des campements, ce grand secret
de la tactique des Romains, par qui ceux-ci, en toute occasion, étaient
supérieurs à leurs adversaires, et par qui la légion, aux avantages défensifs
de la forteresse, réunissait les avantages offensifs de l’armée d’attaque[72]. Mais tous ces
moyens, s’ils avaient pu réussir dans l’île de Bretagne, aux villes
clairement parsemées, à la population rude, énergique, et concentrée sous une
seule main, n’étaient-ils point un remède intolérable pour les riches pays
des bords de la Loire
et leurs habitants amollis, à l’état d’éparpillement politique ?
Vercingétorix obtint du moins qu’on n’essayerait plus de défendre toutes les
villes, ce qui, était leur perte. On convint de. les détruire avant que
l’ennemi se montrât devant leurs murs, si -elles n’étaient point susceptibles
de tenir : quant aux places solides, au contraire, toute l’armée les devait
défendre. En cela le roi arverne faisait tout ce qu’il pouvait faire,
enchaînant à la cause de la patrie les lâches et les retardataires par son
inflexible sévérité, les cupides par ses largesses, ses adversaires déclarés
par la contrainte ; usant de force ou de ruse et attisant le patriotisme
jusque dans les rebuts des hautes et basses classes.
Avant que l’hiver ait pris fin, il se jette sur le
territoire éduen, où César avait établi les Boïes : comme ils étaient
les seuls alliés sûrs de Rome, il importait de les détruire avant l’arrivée
du proconsul. A cette nouvelle, le Romain, laissant ses bagages et deux
légions dans les quartiers d’hiver d’Agedincum (Sens), prend sans délai son
parti : il marchera contre l’insurrection avant l’heure qu’il avait marquée.
Pour parer du grave désavantage du manque de cavalerie et d’infanterie
légère, il fait venir un à un tous les mercenaires germains qu’il peut
enrôler : au lieu de leurs petits et peu solides animaux, il les monte sur
des chevaux d’Italie et d’Espagne, tantôt achetés, tantôt enlevés par voie de
réquisition à ses propres officiers. En route, il livre au pillage et à
l’incendie la cité principale des Carnutes, Cenabum, qui a donné le
signal de la défection, puis il franchit la Loire et entre chez les Bituriges. Les plans de
guerre du chef gaulois subissaient leur première épreuve. Par son ordre, en
un même jour, plus de vingt villes ou bourgs bituriges sont réduits en cendre
: pareil sort attend les clans voisins, aussitôt que les éclaireurs où les
fourrageurs romains y mettront le pied. Il entrait dans les projets de
Vercingétorix de détruire aussi la riche et forte place d’Avaricum (Bourges), la
capitale même des Bituriges. Mais dans le conseil de guerre, la majorité se
prit de pitié pour ses magistrats qui demandaient grâce à genoux : on se
décidé à défendre la ville à outrance, et la guerre se concentre autour de
ses murs. Vercingétorix avait posté son monde, au milieu des marais voisins,
sur un point inaccessible, où, sans même faire usage de sa cavalerie, il
pensait n’avoir rien à craindre de l’ennemi. La cavalerie, d’ailleurs,
couvrait les routes et les interceptait. La ville était bien fortifiée, et
devant ses murs, entre elle et l’armée, la communication restait libre. La
position de César était difficile. Il tenta, mais en vain, d’exciter
l’infanterie gauloise à lui livrer bataille : elle ne bougea pas de son fort.
Si bravement que ses soldats fissent leur devoir, au fossé, à l’agger, les
gens d’Avaricum rivalisaient avec eux de courage et de génie inventif : un
jour peu s’en fallût qu’ils né brûlassent tout le matériel de siège. A chaque
heure les embarras allaient croissant. Comment nourrir une armée de près de
60.000 hommes dans un pays ravagé au loin, battu par des escadrons de
cavalerie en force ? Les minces vivres fournis par les Boïes s’étaient
vite épuisés : ceux promis par les Éduens n’arrivaient pas : plus de blé au
camp : le soldat en était réduit aux rations de viande, apportées de loin.
Cependant, la ville, bien qu’héroïquement défendue, ne pouvait plus longtemps
tenir. Il était possible encore d’en retirer les troupes dans le silence de
la nuit, et de la détruire avant que l’ennemi l’occupât. Vercingétorix fait
ses préparatifs en conséquence. Mais aux cris des femmes et des enfants qu’on
abandonne, les Romains prennent l’éveil : la retraite n’est plus possible. Le
lendemain, jour de brouillard et de pluie, les légionnaires escaladent le
mur, et enlèvent la place. Irrités de sa résistance opiniâtre, ils
n’épargnent ni le sexe ni l’âge. Ils se jettent en affamés sur les vivres
amoncelés par les Gaulois[73]. La prise
d’Avaricum (printemps
de 702 [52 av. J.-C.]) était un premier succès remporté sur la
révolte. L’expérience des dernières années donnait à penser à César que 1es
insurgés vaincus allaient se dissoudre, et qu’il n’aurait plus bientôt qu’à
les battre en détail. Il se fait voir avec toute son armée dans le pays des
Éduens, et par cette démonstration imposante,, comprimant l’agitation de la
faction des patriotes, les contraint à se tenir tranquilles, pour le moment.
Il divise alors ses troupes : renvoie Labienus à Agedincum, avec mission de
rallier la division qui y a été laissée. Avec ses quatre légions, Labienus
tiendra tête au mouvement, dans la région des Carnutes et des Sénons ;
cette fois encore soulevés les premiers. Quant à César, avec les six autres
légions qui lui restent, il se retournera du côté du sud, et ira porter la
guerre dans les montagnes des Arvernes, là où Vercingétorix est, à proprement
parler, chez lui.
Labienus quitte donc Agedincum, et descend la rive gauche
de la Seine,
pour se rendre maître de Lutèce des Parisiens, bâtie dans une île au milieu
du fleuve. Posté là comme en un fort, au cœur du pays ennemi, il lui sera
facile d’écraser la rébellion. Mais voici qu’au-dessous de Melodunum (Melun) la
routé lui est barrée par l’armée gauloise, sous, les ordres du vieux Camulogène,
et retranchée au milieu d’impénétrables marais. Aussitôt le lieutenant de
revenir sur ses pas : il franchit la
Seine à la hauteur de Melun, et atteint sans obstacle
Lutèce par la route de la rive droite. Camulogène venait de la brûler : il a
de même rompu les ponts qui joignaient l’île au bord méridional du fleuve :
et il se cantonne en face du Romain, qui ne peut ni le forcer à se battre, ni
repasser l’eau sous les yeux des insurgés[74].
Pendant ce temps les légions. de César remontaient l’Élaver
(Allier),
et pénétraient en Arvernie. Vercingétorix fit tout son possible pour
l’empêcher de se porter sur la rive gauche : mais le proconsul le trompa par
une ruse de guerre : à peu de jours de là il était devant Gergovie, la
capitale du pays[75]. Mais déjà, et
sans nul doute, au moment même où il campait en face de César sur l’Allier
Vercingétorix avait fait amasser de vastes approvisionnements dans la place.
Celle-ci occupait le sommet d’une montagne haute et escarpée : devant les
murs, une seconde muraille de pierre défendait le camp préparé pour l’armée
gauloise. Profitant de l’avance qu’il avait sur les Romains, le roi gaulois
arriva le premier à Gergovie ; et là, se postant sous la ville, il
attendit l’attaque dans ses lignes. César ne pouvait songer ni à un siège
régulier, ni même à un blocus suffisant : son armée n’était point assez
nombreuse. Il planta son camp dans la plaine au-dessous des hauteurs que
Vercingétorix occupait ; et pendant quelque temps, l’ennemi ne bougeant
pas, il dut aussi se tenir inactif. C’était une victoire pour l’insurrection
que d’avoir tout à coup arrêté, et sur la Seine et sur l’Allier, la marche triomphale de
l’armée de César. Ce temps d’arrêt eut ses conséquences immédiates, équivalant
presque à une défaite. On a vu que les Éduens s’étaient montrés chancelants
d’abord : voici qu’ils menacent sérieusement de passer au parti patriote.
Déjà sur sa route, le corps auxiliaire que César se faisait envoyer à
Gergovie, entraîné par ses officiers, s’était prononcé pour l’insurrection :
déjà dans le pays éduen même on s’était jeté sur les résidents romains, pour
les piller et les tuer. César avait dû quitter le siège avec les deux tiers
de son armée, marcher sur la division éduenne, et tombant comme la foudre
devant elle, la ramener, tout au moins, à l’obéissance apparente : mince
succès, et soumission fausse, chèrement achetés d’ailleurs par le danger que
coururent les deux légions laissées devant Gergovie ! Vercingétorix en
effet, saisissant hardiment et promptement l’occasion du départ de César,
s’était jeté sur son camp : il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne l’emportât
d’assaut. Seule l’incomparable rapidité de César, revenu en force, sauva
l’armée d’un second désastre d’Aduatuca. Les Éduens donnaient maintenant de
bonnes paroles : mais il était à prévoir que si le blocus se prolongeait sans
résultat, ils iraient ouvertement à l’ennemi ; et par ce mouvement
forceraient César à lever le siège. Leur défection interrompant les
communications avec Labienus ; ce dernier surtout, isolé, posté au loin,
allait courir de grands dangers. César ne voulut à aucun prix laisser aller
les choses à cette extrémité, et quelque pénible, quelque périlleuse pour lui
aussi que fût sa décision, il n’hésita pas à abandonner une expédition
infructueusement tentée ; et puisqu’il le fallait faire tôt ou tard, à
l’abandonner de suite. Entrer sans délai chez les Éduens, les empêcher, coûte
que coûte, de se jeter dans la révolte ; là était la chose urgente. Mais
une telle retraite n’allait pas à la fougue de son tempérament ; à sa
confiance en lui-même : il voulut essayer un dernier effort. Peut-être qu’un
succès éclatant le tirerait d’embarras. Pendant que tous les défenseurs de
Gergovie s’élancent du côté où l’assaut semble se préparer ; le
proconsul croit saisir le moment opportun d’une attaque sur un autre point
d’accès plus difficile, mais laissé dégarni par les Gaulois. De fait, les
colonnes romaines franchirent le mur du camp, et en occupèrent les quartiers
les plus proches. Mais déjà l’alarme était donnée ; et l’ennemi se
montrant à courte distance César jugea prudent de ne point tenter un second
assaut contre le corps de place. Il fit sonner la retraite. Les légions
s’étaient trop avancées, dans l’emportement de leur facile victoire : elles
ne l’entendirent pas ou ne voulurent pas l’entendre, et se lancèrent comme un
torrent contre la muraille d’enceinte : quelques soldats même pénétrèrent
dans la ville. Là, ils se heurtent à des masses profondes, grossissant à
chaque minute : les plus téméraires tombent : les colonnes s’arrêtent : en
vain les centurions, les légionnaires se sacrifient et luttent
héroïquement ; les assaillants sont repoussés du mur avec perte et
chassés du haut en bas de la montagne. Les troupes apostées par César dans la
plaine les recueillent et empêchent un plus grand malheur. On avait espéré
surprendre Gergovie ; l’espoir s’était changé en défaite. Les blessés,
les morts étaient nombreux (on comptait 700 soldats tombés et parmi eux 46
centurions)[76].
Mais dans l’échec subi, une telle perte formait encore la moindre part.
Couronné du nimbe de la victoire, César avait eu dans les
Gaules l’irrésistible prépondérance : son auréole aujourd’hui pâlissait. La
lutte devant Avaricum, les efforts infructueux des Romains pour contraindre
Vercingétorix à une bataille, la défense opiniâtre de la ville, sa prise
d’assaut presque due au hasard, tous ces événements ne portaient plus le
cachet des exploits des premières guerres gauloises : les Celtes y avaient
gagné, bien plutôt que perdu, la confiance en eux-mêmes et en leur chef. Leur
système nouveau de résistance derrière un camp retranché, sous la protection
d’une forteresse, avait pour lui la sanction de l’expérience : à Lutèce,
comme à Gergovie, il avait réussi. Et puis, cette défaite récente, la
première qu’ils eussent jamais infligée à César, venait achever leurs succès
: elle fut comme le signal d’une seconde explosion de la révolte. Les Éduens,
rompant décidément avec le Proconsul, entrèrent en rapport avec Vercingétorix.
Leur contingent, qui marchait avec les légions, fit défection et, profitant
de l’occasion, enleva, à Noviodunum (sur la Loire)[77], les dépôts de
l’armée de César, c’est-à-dire sa caisse, ses magasins, une multitude de
chevaux de remonte et tous les otages qu’il y tenait renfermés. Au même
moment, et ce n’était point l’événement le moins grave, les Belges, jusque-là
restés en dehors du mouvement, entraînés par les nouvelles qui leur arrivent,
s’agitent à leur tour. Le puissant clan des Bellovaques se met en marche afin
de prendre en queue Labienus, occupé devant Lutèce à repousser l’attaque des
peuples de cette région de la
Gaule centrale. De tous côtés on arme : partout gagne
l’enivrement patriotique, à ce point que les partisans les plus fermes et les
plus favorisés de Rome se tournent contre elle. Témoin le roi des Atrébates, Comm,
enrichi pourtant, lui et les siens, de grands privilèges à raison de ses
services passés, et doté par César de l’hégémonie sur les Morins.
L’insurrection étend ses fils jusqu’au milieu de la vieillie province : on
espère, et non sans fondement peut-être, mettre l’épée à la main aux
Allobroges eux-mêmes. A l’exception des Rèmes et des peuples qui relèvent
d’eux, Suessions, Leuques et Lingons, chez qui les tendances particularistes
ne laissaient point prise à l’enthousiasme commun, pour la première et pour
la dernière fois, la race celtique tout entière, des Pyrénées au Rhin, se
levait en armes pour sa liberté et sa nationalité. Chose remarquable aussi,
les peuples de souche germaine, toujours au premier rang dans les guerres
antérieures, se tiennent aujourd’hui à l’écart : les Trévires et, à ce que
l’on croit, les Ménapiens, occupés qu’ils étaient à batailler contre les
autres Germains, ne prirent point activement part au mouvement belliqueux des
Gaulois.
Ce fut une heure solennelle que celle. où César, au
lendemain de la retraite de Gergovie et du désastre du quartier général de
Noviodunum, réunit son conseil de guerre pour aviser aux mesures urgentes.
Beaucoup opinèrent pour l’évacuation totale par les Cévennes: il fallait,
disaient-ils, rentrer dans la province, désormais ouverte de tous côtés à
l’insurrection, et à qui faisaient besoin les légions envoyées après tout
pour la défendre. César rejeta cette lâche stratégie conforme peut-être aux
instructions sénatoriales et aux conseils d’une responsabilité timorée: elle
ne se justifiait en rien par la situation des choses. Le Proconsul se
contenta d’appeler sous les armes toutes les milices des Romains habitant la
province : à elles de garder, de leur mieux, leur frontière. Pour lui, il
choisit la route opposée et, se dirigeant sur Agedincum à marches forcées, il
ordonna à Labienus de l’y venir rejoindre, aussi en toute hâte. Les Gaulois,
naturellement, voulurent empêcher la concentration des légions. Labienus
pouvait passer la Marne
en quelques marches, remonter la rive droite de la Seine et atteindre
Agedincum ou il avait ses réserves et ses bagages, mais c’eût été là donner
aux Gaulois, pour la seconde fois, le spectacle d’une armée romaine battant
en retraite. Donc, au lieu de franchir la Marne, il aima mieux traverser la Seine sous les yeux de
l’ennemi, surpris par une feinte, et lui, livrer le combat sur la rive gauche
du fleuve. Il fut victorieux : les Gaulois perdirent beaucoup de monde,
leur chef, le vieux Camulogène, entre autres, resta sur le terrain. Ailleurs,
les insurgés n’étaient pas plus heureux : loin d’arrêter César sur la Loire, celui-ci ne leur
avait pas laissé le temps de se réunir et, ne trouvant sur le fleuve que les
milices éduennes, il les avait défaites et dispersées sans peine. Bientôt les
deux armées opéraient heureusement leur jonction[78].
Pendant ce temps, les insurgés avaient délibéré à
Bibracte, près d’Autun, capitale des Éduens, sur les intérêts et la conduite
de la guerre. Vercingétorix y fut encore l’âme de l’assemblée : sa victoire
de Gergovie l’avait fait l’idole de la nation. Mais l’égoïsme séparatiste
luttait encore : et l’on vit les Éduens dans ce duel à mort où se
précipitaient les Gaules, mettre en avant leurs vieilles prétentions à
l’hégémonie, et proposer en pleine assemblée, à la place du héros arverne,
l’un des leurs comme général. Les représentants de la nation s’y refusèrent,
et en même temps qu’ils confirmaient Vercingétorix dans le commandement
suprême, ils adoptaient sans y rien changer son plan de guerre. C’était
toujours le système pratiqué devant Avaricum et à Gergovie. La clef des
nouvelles positions gauloises, était Alésia,
oppidum des Mandubiens (auj. Alise Sainte Reine,
non loin de Semur, département de la Côte-d’Or)[79]. Sous ses murs
un grand camp retranché avait été construit. D’immenses approvisionnements y
attendaient l’armée de Gergovie, dont la cavalerie, par l’ordre exprès de
l’Assemblée nationale comptait actuellement
15.000 hommes montés. César, avec toutes ses forces concentrées dans
sa main à Agedincum, avait pris la direction de Vesontio (Besançon).
Il voulait se rapprocher de la vieille province, qu’effrayaient les
incursions de l’ennemi, et la défendre contre ses dévastations. Déjà, en
effet, des bandes s’étaient montrées chez les Helviens, au sud des
monts Cévennes[80].
Alésia se trouvait presque sur la route des Romains : ils vinrent donner
contre la cavalerie de Vercingétorix, la seule arme d’attaque avec laquelle
il pût opérer. Mais, au grand étonnement de tous, les escadrons gaulois se
laissèrent battre par ceux de l’ennemi qu’appuyait une réserve de fantassins
légionnaires[81].
Vercingétorix aussitôt courut s’enfermer dans Alésia : César, à moins de
renoncer absolument à l’offensive, se voyait obligé, pour la troisième fois
dans le cours de cette même campagne, avec son armée bien plus faible quant
au nombre, d’aller chercher l’armée de son adversaire, retranchée avec son
innombrable cavalerie, sous les murs d’une vaste citadelle pleine de troupes
et d’approvisionnements : mais tandis qu’ailleurs les Gaulois n’avaient eu
affaire qu’à une partie des légions romaines ; aujourd’hui toutes les
forces de César sont réunies devant la ville ; et Vercingétorix ne
pourra plus, comme naguère à Avaricum et à Gergovie, mettre à la fois son
infanterie sous la protection du corps de place, et tenant ses communications
libres au dehors à l’aide de ses rapides escadrons, intercepter celles de
l’assiégeant. Les cavaliers gaulois, découragés déjà par une première
défaite, ne tenaient plus en face des Germains de César, qu’ils avaient tant
méprisés. La circonvallation romaine enveloppa dans ses lignes de 4 milles [allem.= 8 lieues]
d’étendue la forteresse et le camp appuyé sur elle. Vercingétorix avait
compté se battre sous ses murs : il n’avait pas cru qu’il y serait lui-même
assiégé : en cas’ d’investissement, les vivres emmagasinés dans Alésia, si
immenses qu’ils fussent, ne pouvaient plus suffire. N’avait-il pas à nourrir
et son armée, 80.000 environ en infanterie, 45.000 hommes en cavalerie, et la
population nombreuse abritée dans la ville ? Il comprit aussitôt que son
plan de guerre serait cette fois la ruine, à moins que toute la nation,
accourant à lui, ne délivrât son général pour ainsi dire captif. Un mois au
plus se passa, pendant lequel se fermait sur lui la ligne d’investissement :
pendait ce temps il pût faire vivre son monde: mais au dernier moment, le
passage restant ouvert encore pour les hommes à cheval, il les lança, tous
dehors, et les dépêcha aux principaux de la nation, demandant la levée en
masse, et l’envoi d’une armée de secours. Quant à lui, se tenant pour
responsable du plan de guerre qu’il avait imaginé et qui tournait contre sa
patrie, il demeura à Alésia, voulant partager le sort des siens dans la bonne
et la mauvaise fortune. Cependant César se préparait activement à jouer son
rôle d’assiégeant et d’assiégé. Il s’entoura au dehors d’une seconde ligne de
circonvallation défensive, et se munit d’approvisionnements pour un long
temps. Les jours s’écoulaient : déjà dans la ville, il ne restait plus un sac
de blé : déjà les assiégés avaient fait sortir tous les habitants, impropres
aux armes, qui, repoussés impitoyablement par les leurs et par les Romains,
mouraient en foule et d’une mort misérable entre les lignes et la forteresse.
Tout à coup, à la dernière heure se montrent à perte de vue, en arrière de
César, les colonnes d’une innombrable armée celtique et belge : 250.000
hommes de pied, 8.000 cavaliers accourent à l’aide de Vercingétorix. Du canal
de Bretagne aux Cévennes, tous les peuples ont fait un immense effort. Ils
veulent à tout prix sauver l’élite des patriotes et leur général. Seuls, les
Bellovaques ont répondu qu’ils entendaient combattre les Romains, mais seulement
sur leur propre frontière. Un premier assaut échoue, donné aux doubles lignes
de César et par les assiégés et par les bataillons de secours. Il se
renouvelle après un jour de repos : cette fois, les Gaulois, choisissant
mieux le point d’attaque, se sont jetés des hauteurs voisines sur la
contrevallation en cet endroit dominée et courant à mi-côte. Ils comblent les
fossés : ils précipitent les Romains de l’agger. C’est alors que Labienus,
envoyé par César, ramasse en toute hâte les cohortes qu’il trouve sous sa
main, et se jette sur l’ennemi avec quatre légions. Une lutte désespérée,
corps à corps, s’engage sous les yeux de César, qui arrive de sa personne à
l’instant le plus critique : puis ses cavaliers galopant derrière lui
tournent les Gaulois, les prennent à dos dans leur déroute, et achèvent la
journée. La victoire était grande ! Plus que cela, c’en était fait
d’Alésia : c’en était fait de toute la nation gauloise[82] ! L’armée de
secours a perdu cœur : elle se disperse aussitôt, et les clans divers
rentrent chez eux. Vercingétorix aurait sans doute pu fuir : il pouvait se
sauver par le remède extrême que tout homme libre à dans sa main. Il aime
mieux déclarer en plein conseil que puisqu’il n’a pu briser la domination
étrangère, il est prêt à se livrer lui-même : victime désignée, il tentera de
détourner sur sa tête le coup de foudre qui menace son peuple. Il fit comme
il avait dit. Les officiers gaulois laissèrent descendre vers le camp de
l’ennemi du pays le général solennellement élu par la nation, le héros qui se
vouait au châtiment certain. Monté sur son cheval, paré de son éclatante
armure, le roi des Arvernes se montra devant le tribunal du proconsul :
il en fit le tour, remit son cheval, ôta ses armes, et s’assit en silence aux
pieds de César, sur les degrés (702 [52 av. J.-C.]). Cinq années après, il était
traîné en triomphe par les rues de Rome : puis, appelé traître envers le peuple romain, quand le
vainqueur montait au capitole et rendait grâce aux Dieux, sa tête tombait
devant lui. Comme sur le soir des jours sombres le soleil couchant perce les
nuages, ainsi la fortune donne un dernier grand homme aux peuples en train de
périr. A l’heure où finit l’histoire des Phéniciens, Hannibal paraît, et
Vercingétorix à l’heure où finit la Gaule. Il ne leur fut donné, ni à l’un, ni à
l’autre, d’arracher leur patrie à là conquête étrangère : tous deux ils lui
ont évité la honte dernière d’une mort inglorieuse. De même que le grand
Carthaginois, Vercingétorix n’a point eu seulement l’ennemi national à
combattre : il souleva aussi contre lui l’opposition antinationale des
égoïstes et des lâches, ordinaire apanage des civilisations en décadence :
lui aussi, il a sa place assurée dans l’histoire, non point tant à cause de
ses sièges et batailles, qu’à cause de ce qu’il a su faire, donnant dans sa
personne un centre et un appui à tolite une nation auparavant divisée,
énervée dans l’isolement de ses peuples. Et cependant, où trouver contraste
plus tranché qu’entre le phlegme réfléchi du citoyen de la ville des marchands
phéniciens, s’avançant cinquante ans durant, œil sur son but, poursuivant ses
desseins avec la plus immuable énergie, et l’ardeur pleine d’audace du prince
des Celtes, dont les exploits et le généreux sacrifice s’achevèrent en un
seul été ? Trop de chevalerie messied à l’homme, à l’homme d’État
surtout. Il y eut de la chevalerie chez le roi arverne, et non de l’héroïsme,
à dédaigner de s’enfuir d’Alise, quand toute la nation croyait encore en lui,
quand pour elle il valait plus encore que cent mille bons soldats ! Ce
fut le chevalier, non le héros, qui se donna en victime, alors que le
dévouement restait stérile, alors que la nation acceptant et affichant son
déshonneur, inconséquente et liche au moment de son dernier soupir,
qualifiait de hâte trahison envers ses tyrans ce duel à mort terrible, dont
les suites ont réagi sur les destinées du monde ! Qu’il est tout autre le
rôle joué par Hannibal, sous le coup des mêmes infortunes ! Homme ou
historien, je ne puis sans émotion me séparer de cette noble figure du roi
arverne : mais n’est-ce point là le trait caractéristique de la nation
celte ? Son plus grand homme ne fut qu’un preux[83] !
La chute d’Alésia, et la capitulation de l’armée enfermée
sous ses murs portaient un coup terrible à l’insurrection : mais la nation
avait résisté jadis à de non moins graves blessures, et recommencé aussitôt
le combat. La perte irréparable, était celle de Vercingétorix. Avec lui
l’unité nationale était née : elle tombait avec lui. L’insurrection ne tenta
même pas de continuer la lutte par les masses: elle ne se choisit pas
d’autres capitaines. La ligue des patriotes dissoute, chaque clan laissé à
lui-même se bat ou traite séparément avec les Romains. Presque partout on
soupirait après le repos. César, de son côté, sentait qu’il importait d’en
finir au plus vite. Des dix années de son commandement, sept étaient écoulées
: déjà ses adversaires politiques, à Rome, lui contestaient par avance sa
dernière année proconsulaire ; il n’avait plus à compter que sur deux
campagnes d’été. S’il y allait de son intérêt et de son honneur de remettre à
son successeur en état tolérable de bon ordre et de paix les pays
nouvellement conquis, le temps lui était mesuré bien court pour arriver à ses
fins. L’indulgence, en de telles conjonctures, devenait, une nécessité pour
lui, comme elle était un besoin pour les vaincus : il dut encore à sa bonne
étoile de voir les Gaulois, toujours, prêts à se diviser, toujours légers de
caractère, lui épargner la moitié du chemin. Dans les deux plus grands
cantons du centre, chez les Éduens et les Arvernes, existait encore un
nombreux parti romain : là, dès le lendemain de la capitulation d’Alise, il
rétablit les choses absolument sur l’ancien pied à l’égard de Rome : il
renvoya ses captifs (on
en comptait 20.000) sans rançon. Quant à ceux des autres clans,
distribués aux légionnaires victorieux, ils subirent le plus dur esclavage.
Comme les Éduens et les Arvernes, les peuples gaulois pour la plupart se
soumirent à leur sort ; et sans opposer de résistance laissèrent s’accomplir
au milieu d’eux les inévitables sentences du Proconsul. Bon nombre pourtant,
dans leur témérité folle, ou dans leur sombre désespoir, se cramponnèrent à
une cause désormais perdue, jusqu’au jour où les soldats, exécuteurs des
vengeances romaines; se montrèrent sur. leurs frontières : c’est ainsi que
durant l’hiver de 702-703 [52-51 av. J.-C.], des expéditions armées visitèrent
les Bituriges et les Carnutes. La résistance fut plus grande chez les
Bellovaques, ceux-là mêmes qui dans l’été précédent, s’étaient refusés à
marcher au secours d’Alise. Voulurent-ils montrer qu’en cette journée
décisive, ce n’était ni le courage, ni l’amour de la liberté qui leur
faisaient défaut ? A cette lutte locale prirent part, les Atrébates, les
Ambiens, les Calètes[84] et plusieurs
peuplades belges : Comm (Commius), le valeureux roi des Atrébates, à qui les
Romains, moins qu’à personne, ne pardonnaient sa défection, et dont, peu de
temps avant, Labienus avait tenté de se défaire par un perfide assassinat,
amena aux Bellovaques 500 cavaliers germains estimés à haut prix depuis
l’événement de la campagne récente. Les Bellovaques avaient pour chef Corrée (Correus),
guerrier doué de talent et d’audace. Il eut la conduite suprême de la
guerre ; et se rangeant à la méthode de Vercingétorix, il ne la fit
point sans quelque succès. César en vint à rassembler contre lui
successivement la majeure partie de son armée, sans pouvoir le contraindre à
engager son infanterie ; sans l’empêcher de choisir, en face des légions
renforcées, des positions défensives inexpugnables. Pendant ce temps, la
cavalerie des Bellovaques et notamment les auxiliaires germains de Comm,
livrèrent plus d’un combat heureux, et infligèrent aux Romains de très
sensibles pertes. Un jour pourtant Corrée s’étant fait tuer dans une
escarmouche contre les fourrageurs de César, toute résistance cesse ; et
le vainqueur imposant des conditions modérées, les Bellovaques se soumirent,
eux et leurs confédérés. Les Trévires à leur tour sont ramenés par Labienus à
l’obéissance : dans ses marches et contremarches, l’armée romaine traverse et
ravage de nouveau les campagnes des Éburons, une seconde fois condamnées.
C’en était fait des derniers efforts de la ligue des Belges[85].
Cependant les cantons maritimes, avec leurs voisins des
bords de la Loire,
essayèrent aussi de repousser le joug des Romains. Les bandes
insurrectionnelles, Andes, Carnutes et autres peuples circonvoisins, se
rassemblent vers la
Basse Loire, et vont assiéger dans Lemonum (Poitiers),
le chef des Pictons (Poitevins), qui s’est rattaché aux Romains. Mais
bientôt ceux-ci arrivent en force : les insurgés lèvent le siége, et veulent
mettre le fleuve entre eux et l’ennemi. Atteints en route, ils sont battus :
les Carnutes, et avec eux les autres clans révoltés, ceux même de la côte,
font leur soumission[86].
Nulle part les Romains ne rencontrent plus- qui leur
résiste en masse : à peine si quelque chef de partisans ose encore ça et là
montrer la bannière nationale.
L’audacieux Drappeth (Drappès), et Lucter, le
fidèle compagnon d’armes de Vercingétorix, après la dissolution des bandes
qui s’étaient amassées sur la
Loire, avaient pris avec eux ce qui restait d’hommes
déterminés. La forte place d’Uxellodunum (sur le Lot), nid d’aigle au haut d’une
montagne, leur servait de repaire[87]. Luttant à toute
heure, au prix de beaucoup de sang répandu, ils étaient parvenus à
l’approvisionner. Mais bientôt des deux chefs, l’un, Drappeth, est fait
prisonnier, l’autre, Lucter, ne peut rentrer et disparaît[88]. Les assiégés ne
s’en défendent pas moins jusqu’à la dernière extrémité. A ce moment César
arrive : il donne ordre de détourner, par une galerie creusée sous terre, les
eaux de la source qui alimente la garnison ; et la dernière citadelle de la
nationalité gauloise tombe enfin aux mains dû vainqueur. Afin qu’ils soient
en exemple à tous, le Romain livre au bourreau les martyrs de la cause de la
liberté : on leur coupe les mains, et ils s’en retournent chez eux mutilés[89]. Le roi Comm
tenait encore la campagne chez ses Atrébates, et durant tout l’hiver de
703-704 [51-50 av.
J.-C.], il se battit en maints endroits, mais César, attachait un
haut prix à ce qu’il n’y eût plus de guerre ouverte dans les Gaules, il lui
donna la paix quand même. Méfiant à bon droit, et gardant sa haine, le roi gaulois
se refusa à venir en personne la chercher dans le camp romain[90]. Très
probablement le Proconsul agit de même au regard des contrées du nord-ouest,
et du nord-est : l’accès en était toujours difficile ; il fallut se
contenter d’une soumission nominale et peut-être d’une simple trêve de fait[91].
Ainsi la
Gaule, ou si l’on veut la contrée en deçà du Rhin et au
nord des Pyrénées, après une guerre de huit années seulement (696-703 [58-51 av. J.
C.]), était devenue la sujette de Rome. A peine un an encore s’écoulera,
et au commencement de 705 [-49] la guerre civile éclatera en Italie. Alors les
légions romaines repasseront les Alpes, et il ne restera plus chez les Celtes
que quelques faibles stations de recrues peut-être. Les Celtes pourtant ne se
lèveront plus contre la domination étrangère ; et pendant que César,
dans toutes les anciennes provinces, aura des ennemis à combattre, seule la
région soumise la veille continuera d’obéir à son vainqueur. Les Germains,
pendant cette époque décisive, ne renouvelaient plus leurs tentatives de
conquêtes et d’immigration à poste fixe sur la rive gauche du Rhin. De même
quand vient la longue crise de la République, malgré l’occasion favorable, il n’y
a ni insurrection nationale dans les Gaules, ni invasion de la part des Transrhénans.
Que si parfois survient quelque explosion locale, comme chez les Bellovaques,
par exemple, en 708 [-46],
le mouvement reste isolé, sans lien avec les troubles de l’Italie ; et
les lieutenants de Rome l’étoufferont facilement. Un tel état de paix,
semblable à celui qui dura des siècles en Espagne, fut acheté sans doute par
des concessions grandes : sans doute, dans les régions les plus
lointaines et les plus vivaces par l’esprit national, en Bretagne, sur les
bords de l’Escaut, au pied des Pyrénées, Rome laissa provisoirement les
peuples, se dérober plus ou moins complètement à la suprématie réelle de la République. Quoi
qu’il en soit, l’édifice des conquêtes de César était debout : le temps avait
été mesuré bien court, à celui-ci, au milieu d’autres travaux plus urgents :
il avait quitté son oeuvre inachevée, à peine dégrossie ; mais elle tint
bon à l’heure de la grande épreuve, tant au regard des Germains par lui
refoulés, qu’au regard des Gaulois par lui domptés.
Disons un mot de l’organisation, dur pays. Au premier
moment, tous les territoires conquis par le proconsul de la Gaule narbonnaise
demeurèrent attachés à la vieille province : mais quand César cessa ses
fonctions (710 [44
av. J.-C.]), on fit de la
Gaule césarienne deux provinces nouvelles, dites de la Gaule propre,
et de la Gaule
Belgique. Il va, de soi, la conquête le voulant, que
les divers clans perdirent leur indépendance politique. Ils devinrent sujets
à l’impôt envers la
République romaine. Naturellement, le système appliqué
n’était pas le régime asiatique, combiné tout au profit de l’aristocratie
noble ou financière. Comme en Espagne, chaque clan ou cité, taxé à une somme
invariable d’années en années, demeurait maître de la répartition et de là
levée. L’impôt donna 40.000.000 de sesterces annuels (3.000.000 thaler = 11.250.000 fr.),
qui s’en allèrent de la Gaule
dans les caisses du fisc romain. En échange, Rome prenait à sa charge la
défense de la frontière sur le Rhin. Inutile d’énumérer les masses d’or
naguère accumulées dans les temples des dieux et dans les trésors des grands
de la Gaule,
et qui, après la guerre, prirent aussi le chemin de Rome. Quand l’on voit
César dépensant son or gaulois par
tout l’empire, et jetant sur le marché un tel afflux que le rapport de l’or à
l’argent tombe de 25%, on peut se faire une juste idée de l’immensité des
richesses enlevées par la guerre au peuple récemment subjugué.
Les institutions générales des clans divers, royautés
héréditaires, ou suzerainetés à demi féodales, à demi oligarchiques, subsistèrent
après la conquête dans ce qu’elles avaient d’essentiel. Le système des
clientèles qui mettait certains cantons dans la dépendance d’autres cantons
plus puissants, resta également debout, quoique décapité, à vrai dire, par la
perte de l’indépendance politique. César, en ordonnant ou en maintenant
l’état des choses, voulut tout d’abord, dans l’intérêt de Rome, tirer parti
des divisions dynastiques ou féodales et des prétentions à la prééminence qui
divisaient les peuples des Gaules : partout il eut soin de donner le pouvoir
aux hommes particulièrement agréables à la domination nouvelle. Il ne
s’épargna pas pour créer en Gaule un parti romain : à ceux qui s’y
affiliaient, les récompenses étaient prodiguées, en argent, en terres
provenant des confiscations : l’influence du proconsul leur ouvrait l’entrée
de l’assemblée et les poussait aux premières dignités. Chez les Rèmes, les
Lingons, les Éduens, et dans les clans où la faction romaine était en force
suffisante, les franchises constitutionnelles furent octroyées plus grandes,
sous le nom de droit d’allié (jus fœderis) : elles comportaient aussi les
privilèges de l’hégémonie sur les peuples voisins. Quant au culte et aux
prêtres nationaux, il semble que César les ait d’abord, autant que possible,
ménagés. Sous son proconsulat, nulle trace de ces mesures restrictives contre
les Druides qui, plus tard, seront prises par les Empereurs. Rien dans la
guerre des Gaules qui ressemble en quoi que ce soit à une guerre de religion,
comme un jour on ira la faire en Bretagne.
Mais, tout en usant d’indulgence envers le vaincu ;
tout en respectant ses institutions nationales, politiques et religieuses, en
tant qu’elles étaient compatibles avec la suzeraineté de la République, César ne
renonçait nullement à la pensée fondamentale de la conquête, à l’introduction
de la civilisation romaine dans les Gaules : il voulut au contraire l’y
implanter par la persuasion et la douceur. Non content de laisser agir dans
le nord les éléments puissants auxquels déjà l’on devait la transformation
presque totale de la vieille province du sud, en véritable homme d’État qu’il
était, il mit personnellement la main à l’œuvre et, provoquant le mouvement
d’en haut, il s’appliqua à faire la transition aussi courte que possible, et
partant moins pénible. J’omets de parler de ces Gaulois notables, admis en
assez grand nombre au droit de cité romaine, peut-être. même, admis dans les
rangs du sénat : mais c’est César encore, je le crois, qui même à l’intérieur
des clans, substitua à l’idiome celtique le latin, à titre de langue
officielle, et sous certaines restrictions : c’est lui qui remplaça la
monnaie nationale par la monnaie romaine, en ce sens que la frappe de l’or et
des deniers d’argent appartenant désormais aux magistrats de la République, la
monnaie d’appoint fut laissée aux divers peuples, avec cours légal dans les
limites de leurs frontières seulement, et en se conformant d’ailleurs au pied
et au titre usités à Rome. Oui, l’on se prête à rire en entendant le latin
grotesque que balbutiaient par ordre les habitants de la Seine et de la Loire[92] : pourtant
à ce jargon fourmillant de barbarismes, un plus grand avenir était réservé
qu’à la langue correcte de la capitale.
Peut-être la
Gaule fut-elle aussi redevable à César de ce système
d’institutions cantonales qui un jour se montrera voisin de l’organisation
des cités Italiques, et où, bien mieux sans doute que dans les temps
celtiques primitifs, se manifestera la prééminence des chefs-lieux et des
assemblées locales. Qui pouvait, en effet, mieux que l’héritier des Caïus
Gracchus et des Marius, qui pouvait comprendre combien, à tous les points de
vue, politiques ou militaires, il eût été désirable d’asseoir la domination
nouvelle de Rome et la civilisation latine des Gaules sur un fond solide de colonies
venues d’au delà des Alpes ? Il avait établi à Noviodunum (Nyon) une section
de ses cavaliers gaulois et germains : il avait fixé les Boïes chez les
Éduens ; et l’on a vu que dans la campagne contre Vercingétorix, les Boïes
lui rendirent déjà tous les services qu’il eut pu demander à une colonie
romaine. S’il n’alla pas plus loin dans cette voie, c’est que pour mener à
bonne fin ses vastes projets, il ne lui était pas permis, ôtant l’épée à ses
soldats, de leur mettre la main sur le manche de la charrue. Je dirai en son
lieu, d’ailleurs, ce qu’il entreprit en ce genre dans la vieille province.
J’estime que le temps seul lui manquait, sans quoi il eût agi de même dans
les pays de conquête nouvelle.
Quoi qu’il en soit, c’en était fait du peuple Gaulois. Par
les mains de César, son anéantissement politique s’était accompli :
l’anéantissement national avait commencé, et progressait à pas réguliers. Le
hasard ne fit pas cette grande catastrophe. Si parfois il la prépare pour les
peuples susceptibles d’une haute culture, ici, il faut le dire, les Gaulois
ne tombèrent que par leur propre faute. Leur ruine était en quelque sorte
historiquement nécessaire toute cette dernière guerre le prouve, qu’on en
étudie la marche, soit dans l’ensemble, soit dans les détails. A l’heure où
menaçait la domination étrangère, il ne se rencontra de résistance énergique
que chez quelques clans isolés, et ceux-ci même, Germains pour la plupart ou
à demi Germains. Après la domination étrangère fondée, si l’on tenta parfois
de secouer le joug, ou bien l’entreprise était complètement insensée, ou bien
elle était l’œuvre de quelque homme de caste noble, et bientôt la mort où la
captivité d’un Indutiomar, d’un Camulogène, d’un Vercingétorix ou d’un Corrée
y mettait un terme. La guerre de sièges, la guerre de partisans, cette lutte
suprême et populaire où s’affirme, le sentiment profond de la nationalité,
comme elle avait eu de tristes débuts, garda jusqu’au bout chez les Gaulois
le même et lamentable caractère. A chaque feuillet de leur histoire se trouve
vérifié le mot d’un de ces hommes trop rares parmi les peuples qui surent ne
pas mépriser aveuglément ceux que l’on se plaisait à appeler du nom de
Barbares : les Gaulois, à l’entendre, provoquaient les dangers à venir : devant le danger
présent, ils perdaient cœur ! Dans l’irrésistible tourbillon de
l’histoire, qui brise et dévore sans pitié les nations quand elles n’ont pas
la dureté de l’acier et aussi la souplesse, comment les Gaulois auraient-ils
pu longtemps résister ? Par un juste décret de Dieu, les Celtes de la
terre ferme, en face des Romains, ont subi le sort réservé jusque dans nos
jours à leurs frères de l’île Irlandaise, en contact avec les Saxons :
noyés au sein d’une nation politiquement supérieure, c’est d’elle qu’ils reçurent
le levain du progrès futur. Au moment de nous séparer de ce remarquable
peuple, quand nous mettons en relief les lignes du portrait que les anciens
nous ont tracé des Celtes de la
Seine et de la
Loire, n’est-il pas vrai de dire que nous le retrouvons
tout entier sur la figure de Paddy[93],
l’Irlandais ? Comme lui, le Gaulois avait en horreur le travail des
champs : il aimait comme lui le cabaret et la rixe : comme lui, il
était tout vantardise. Faut-il ici conter l’histoire de cette épée de César
que les Arvernes, après la victoire de Gergovie, avaient suspendue dans l’un
de leurs sanctuaires ? Le grand capitaine qui l’avait portée ne fit
qu’en rire en l’y voyant un jour, et voulut qu’on se gardât d’y toucher.
Comme Paddy, le Gaulois avait la parole redondante de métaphores et
d’hyperboles, et se jouant en allusions et en bizarres tours. Combien de
singulières coutumes nées de sa folle humeur ! Témoin celle-ci. Qu’un
trouble paix vint couper la parole à l’orateur en public, aussitôt, par
mesure de police, il recevait sur le dos un coup vivement asséné, et ne s’en
tirait qu’avec un large trou à sa tunique ! Il avait le don de poésie et
d’éloquence: chanter, conter les exploits légendaires des vieux temps, le
mettait en joie : curieux par dessus tout, il n’aurait point laissé le
marchand étranger s’en aller tant que celui-ci n’avait point narré, en pleine
rue, et les nouvelles qu’il savait et celles qu’il ne savait pas. Il était
crédule et gobe-mouches, comme on le peut bien voir, à ce point que dans les
clans les mieux gouvernés, on défendait au voyageur, sous de sévères peines,
de communiquer d’abord à d’autres qu’aux magistrats locaux leurs rapports
encore non contrôlés. Il était pieux, à la façon de l’enfant qui voit dans le
prêtre un père, et lui demande conseil en toutes choses : avec cela,
nourrissant dans son cœur le sentiment inextinguible de la nationalité, entre
compatriotes et en face de l’étranger se tenant comme membre d’une seule et
même famille : toujours prêt à se lever en bandes à la voix du premier
chef venu d’illustre renom : absolument incapable d’ailleurs de garder le
solide courage, qui ne connaît ni les témérités ni les faiblesses, il ne sut
ni attendre l’heure propice, ni saisir l’occasion ! Tels se sont montrés
tous les Gaulois au siècle de César : ni puissante organisation militaire, ni
discipline politique : ils ne purent y atteindre, ils ne les auraient
pas supportées ! Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les
voyez toujours les mêmes, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête
faible, au sentiment profond, avides de nouveautés et crédules, aimables et
intelligents, mais dépourvus du génie politique : leurs destinées n’ont
pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont de nos jours.
Qu’on se garde pourtant de le croire, la chute de cette
puissante nation sous les coups de l’épée de César n’a point été le principal
résultat de sa gigantesque entreprise : César a fondé bien plus qu’il n’a
détruit. Si le Sénat avec son ombre de gouvernement avait pu durer quelques
générations encore, qui peut douter que l’invasion des peuples barbares n’eût
pas eu lieu quatre siècles plus tôt ? Elle eût devancé son heure, alors
que la civilisation italienne n’avait encore pris racine ni dans les Gaules,
ni sur le Danube, ni en Afrique, ni en Espagne. Il fut donné au plus grand
capitaine, au plus grand homme d’état de Rome de reconnaître clairement dans
les peuples germaniques les ennemis nés et les égaux des peuples du monde
gréco-romain. Aussitôt il invente, et de sa forte main construit pièce à
pièce tout l’appareil d’une défensive nouvelle à l’intérieur : il couvre les
frontières par les lignes des fleuves et des retranchements artificiels : de
ces mémés frontières il pratique la colonisation des tribus barbares les plus
voisines, sentinelles apostées contre les tribus plus lointaines : il apprend
à l’armée romaine à se recruter par les enrôlements en pays étrangers ;
et il assure à la civilisation gréco-latine le répit dont elle a besoin pour
achever la conquête de l’Occident, comme déjà elle a conquis l’Orient. Les
hommes ordinaires voient surgir les. fruits de leurs actes : quant à la
semence jetée par l’homme de génie, elle ne germe qu’à la longue. Il a fallu
des siècles pour arriver à comprendre que ce n’était point une oeuvre
éphémère que le royaume oriental d’Alexandre, et que le grand Macédonien
avait vraiment implanté l’hellénisme au fond de l’Asie : il a fallu des
siècles écoulés, pour voir qu’en conquérant les Gaules, César n’avait point
seulement ajouté une province à l’empire de Rome. César a fondé la Latinité en
Occident ! Et même ces pointes militaires en Angleterre, en Allemagne,
légèrement entreprises, ce semble, et sans résultat immédiat, la postérité
seule en a mesuré la portée. Elles ont ouvert aux Gréco-romains tout un champ
immense de nations dont le marchand et le navigateur seuls avaient à peine su
révéler l’existence et l’état, mêlant dans leur récit un peu de vérité à
beaucoup de fiction. Tous les jours, s’écrie
un Romain (en mai 698
[56 av. J.-C.]), les lettres et
courriers venant de la Gaule
mentionnent des noms de peuples, de cantons, de pays jusqu’ici
inconnus ! Les guerres transalpines de César ont élargi l’horizon
de l’histoire : elles constituent un de ces grands faits universels,
égaux en importance à la reconnaissance de l’Amérique par les bandes de
soldats d’en deçà les mers. Désormais, les peuples de l’Europe moyenne et
septentrionale, les riverains de la mer Baltique et de la mer du Nord, vont
entrer dans le cercle, étroit avant eux, des états de la Méditerranée : au
vieux monde un monde nouveau se rattache, qui vivra de sa vie, et réagira sur
lui. Il s’en fallut de peu qu’Arioviste n’accomplit dès l’an 683 [-71] ce que
la fortune réservait plus tard à Théodoric le Goth. Arioviste
vainqueur, je demande ce que serait notre civilisation moderne ! Etrangère à
la culture gréco-romaine, à peu près comme l’Inde ou l’Assyrie, où
serait-elle allée ? Si la
Hellade et l’Italie ont jeté un pont qui va des
magnificences de leur passé aux constructions altières du monde historique
nouveau, si l’Europe occidentale porte l’empreinte de Rome, si l’Europe
germanique porte la livrée classique, si les noms de Thémistocle et de
Scipion résonnent tout autrement à notre oreille que ceux d’Açoka et
de Salmanassar, si Homère et Sophocle fleurissent dans notre jardin
poétique, tandis que les Védas et les livres de Kalidaça n’attirent
que les curieux de la botanique littéraire, c’est à César que nous le
devons ! Et tandis qu’en Orient l’œuvre créée par son grand précurseur
s’est presque en entier perdue sous les flots des révolutions du Moyen-Âge,
l’édifice césarien a vaincu les siècles. La religion, les états ont changé
parmi les races humaines : la civilisation elle-même a transféré ailleurs son
centre : lui, il reste debout encore ; il a, selon notre langage, le don
d’éternité !
Le tableau des relations de Rome, dans ce siècle, avec les
populations du Nord ne serait pas complet, si nous ne tournions pas aussi nos
regards vers les contrées qui s’étendent des sources du Rhin à la mer Noire,
par delà les frontières septentrionales de l’Italie et de la péninsule
grecque. A vrai dire, dans l’immense tourbillonnement de peuples qui s’y
faisait alors, impossible au flambeau de l’histoire d’aller jeter ses
clartés. Si quelques lueurs y pénètrent, comme une faible flamme dans la nuit
profonde, elles semblent épaissir les ténèbres, loin qu’elle les entrouvrent.
Pourtant c’est le devoir de l’historien, de montrer à tout le moins les
lacunes du livre des annales des nations : après avoir exposé le vaste et
puissant système défensif inauguré par César, il ne dédaignera pas de narrer
en quelques courtes lignes les efforts accomplis dans ces régions par les
généraux du Sénat, en vue aussi de protéger les frontières de l’Empire.
L’Italie du Nord, comme au temps jadis, était restée en
butte aux incursions des peuplades Alpestres. En l’an 695 [59 av. J.-C.],
nous voyons une forte armée romaine stationnée sous Aquilée. Le triomphe est
donné à Lucius Afranius, proconsul de la Gaule cisalpine, d’où l’on
peut conclure qu’il venait de se faire une expédition dans le massif de la
chaîne : à peu de temps de là les Romains entrent en relations suivies avec
un roi des Noriques. Néanmoins la sécurité de l’Italie n’en est pas pour cela
mieux établie, témoin le sac de la florissante ville de Tergeste (Trieste) par
les barbares des Alpes, en 702 [-52], à l’heure même où l’insurrection de la Transalpine a obligé
César à dégarnir de troupes toute la haute Italie[94].
Quant aux peuplades indociles échelonnées le long des
cites Illyriennes, elles donnaient sans cesse à faire à leurs maîtres
romains. Les Dalmates, là tribu la plus considérable déjà dans ces régions,
venaient d’accroître leur confédération par l’annexion de leurs voisins, à ce
point qu’ils comptaient quatre-vingts cités au lieu de vingt seulement qu’ils
possédaient naguère. Ils avaient enlevé aux Liburniens, et se
refusèrent à leur restituer, la cité de Promona (non loin de la Kerka) : de
là une brouille avec les Romains : César envoya contre eux la milice locale :
ils la battirent, et l’explosion de la guerre civile empêcha de les châtier.
Ce qui explique en partie pourquoi durant la grande querelle entre César et
Pompée, ce dernier trouva en Dalmatie un point d’appui : les habitants s’y
tinrent en intelligence constante avec les Pompéiens, et opposèrent aux
lieutenants de son adversaire une énergique résistance.
La
Macédoine, avec l’Épire et la péninsule hellénique, plus
qu’aucune autre province de l’empire, offrait aux yeux désolation et ruine. A
Dyrrachion, à Thessalonique, à Byzance, on rencontrait encore quelque
mouvement commercial. Athènes avait encore son nom et ses écoles de
philosophie, qui attiraient le courant des voyageurs : mais partout ailleurs,
en Grèce, dans ces villes jadis populeuses, dans ces ports où s’agitaient.
les foules, régnait aujourd’hui le silence du tombeau. Et tandis que les
Grecs ne bougeaient plus, les montagnards du massif inaccessible de la Macédoine continuaient
leur vieille tradition de guerres intestines et de razzias chez leurs
voisins. Vers 697-698 [57-56
av. J.-C.], les Agrœens et les Dolopes enlevèrent
les villes étoliennes; en 700 [-54],
les Pirustes de la vallée du Drinn dévastèrent l’Illyrie
méridionale. L’attitude des peuples locaux n’était pas meilleure. Les Dardaniens
de la frontière du Nord, les Thraces, à l’est, après huit ans de combats, de
676 à 683 [-78/-71] ;
s’étaient enfin abaissés devant les armes de la République. Le
plus puissant des princes thraciques, le maître de l’antique royaume de Cotys
s’était rangé même parmi les rois clients. Le pays pacifié n’en eut pas moins
à souffrir, après comme avant, des incursions venues du Nord et de l’Est. Le
proconsul Gaius Antonius se vit un jour rudement ramené par les
Dardaniens et par les tribus de la Dobroudscha actuelle : appelant à l’aide
les terribles Bastarnes de la rive gauche du Danube, ils lui infligèrent une
grave défaite sous Istropolis (Istèré, non loin de Koustendjé) (692-693 [-62/-61]).
Gaius Octavius fut plus heureux contre les Besses et les Thraces (691 [-63]).
Mais vint Marcus Pison [Cæsoninus] : sous son commandement les affaires
allèrent de mal en pis (697-698
[-57/-56]), ce dont il ne faut pas s’étonner : amis ou
ennemis, tous achetaient à prix d’or le droit de faire à leur bon plaisir.
Lui proconsul, les Denthélètes de Thrace (sur le Strymon) pillèrent à droite
et à gauche en Macédoine : ils plantèrent leurs postes jusque sur la
grande voie romaine de Dyrrachion à Thessalonique : à Thessalonique même, on
s’attendait tous les jours à se voir investi, pendant qu’une belle armée
romaine, stationnant dans la province, semblait n’être là que pour assister
immobile aux dévastations que les montagnards et les peuples voisins osaient
commettre contre les sujets paisibles de Rome.
Certes, de telles hostilités ne mettaient point en danger
la puissance de la
République, et c’était peu qu’une honte de plus ou de
moins. Mais voici que vers ces mêmes temps, dans les immenses steppes daciques
d’au-delà du Danube, un peuple commence à s’asseoir et à s’organiser en État.
Il semble appelé à jouer dans l’histoire un tout autre rôle que les Besses et les
Denthélètes. En des temps, déjà lointains, chez les Gètes ou Daces,
un saint homme du nom de Zamolxis était venu trouver le roi un jour.
Dans ses longs voyages à l’étranger, il avait appris à connaître les voies
des dieux et leurs miracles : il savait à fond la sagesse des prêtres
égyptiens, les secrets des disciples grecs de Pythagore : il revenait dans
son pays natal pour y finir sa vie en pieux solitaire dans une caverne de la montagne sacrée. Seul, le roi et les officiers
communiquaient avec lui, recevant de sa bouche, dans toutes les occasions
importantes, les oracles et ses conseils utiles au peuple. D’abord simple
serviteur du Dieu suprême, il passa bientôt lui-même pour un dieu, comme il
en advint de Moïse et d’Aaron, que le Seigneur, selon les
Juifs, avait désignés, Aaron pour être le prophète,
et Moïse pour être le dieu du prophète[95]. De là était
sortie une institution durable, et à dater de ce jour tout roi des Gètes eut
à ses côtés un Homme Dieu, qui parlait et révélait au prince les ordres que
celui-ci transmettait au peuple. Institution singulière, où l’idée
théocratique s’est mise au service du pouvoir absolu du roi. Les princes
gètes, vis-à-vis de leurs sujets, jouent le rôle des Khalifes au
milieu des Arabes. Donc, à l’heure où nous sommes, la nation dace
accomplissait une étonnante évolution religieuse et politique, guidée par son
roi Bœrébistas et par Dekœnéos, son dieu. Jadis dégradés par le
vice brutal d’une énorme ivrognerie, sans idées morales ni politiques, ces
barbares se transformaient tout à coup en entendant un nouvel évangile de la
tempérance et du courage ; et à la tête de ses bandes puritaines,
si j’ose le dire, exactement disciplinées autant qu’enthousiastes,
Bœrébistas, en peu d’années, avait fondé un puissant empire, à cheval sur les
deux rives du Danube, et s’enfonçant au loin dans le sud jusque dans les pays
des Thraces, des Illyriens et des Noriques. Il ne s’était point encore heurté
aux Romains; et nul ne pouvait dire ce qu’il adviendrait de ce singulier
État, dont les débuts rappellent les commencements de l’Islam. Ce
qu’on pouvait affirmer tout au moins, c’est qu’à vouloir lutter contre les
dieux gètes, il fallait d’autres hommes que les proconsuls Antonius et
Pison ![96]
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