Lorsque Pompée, sa mission accomplie en Orient, tourna ses
regards du côté de sa patrie, il y vit le diadème pour la seconde fois sous
sa main. Depuis longtemps la marche de Pourtant, il fallait combattre encore avant de toucher au but. Une constitution, vieille de plus de cinq cents ans, de la ville obscure des bords du Tibre avait fait une prodigieuse et magnifique capitale ; cette constitution avait plongé ses racines à des profondeurs inconnues, et l’on ne pouvait dire jusqu’à quelles couches sociales la tentative révolutionnaire aurait à enfoncer le soc. Dans la lice ouverte aux compétiteurs, Pompée les avait tous distancés : il ne les avait pas complètement vaincus. Il lui fallait prévoir la coalition de tous les éléments hostiles à sa nouvelle puissance : il allait avoir en face, et unis pour le renverser lui-même, Quintus Catulus et Marcus Caton à côté de Marcus Crassus, de Gaius César et de Titus Labienus. Quoi qu’il en soit, la lutte, pour être inévitable et sans nul doute sérieuse, ne pouvait pas s’entamer sous de meilleurs auspices. N’était-il pas tout à fait vraisemblable, que sous l’impression récente de la révolte de Catilina, tout le parti du juste-milieu se rangerait derrière un pouvoir qui promettait l’ordre et la sécurité, fut-ce au prix des libertés publiques, que la foule des capitalistes, soucieuse uniquement de ses intérêts, matériels, qu’une grande partie de l’aristocratie, politiquement désorganisée et sans espoir pour elle-même, accueilleraient volontiers la transaction opportune qui leur garantirait, par la main du prince, la richesse, le rang et l’influence ? Enfin toute une fraction de la démocratie, affaissée sous le coup de récentes blessures, ne s’accommoderait-elle pas d’un chef militaire porté jusque sur le trône, aussitôt qu’elle en pourrait attendre la réalisation de bon nombre de ses vœux. Du reste, quel que fût l’état des partis, en général, tout n’allait-il point au moins dépendre de l’attitude des partis en Italie, tant au regard de Pompée que de ses légions victorieuses ? Vingt ans avant, quand il avait conclu avec Mithridate une paix jugée nécessaire, Sylla, revenant dans Rome, s’était vu en face de toute une immense faction libérale, armant depuis longtemps, englobant les aristocrates modérés, les spéculateurs aux opinions avancées et jusqu’aux anarchistes. Pourtant, avec ses cinq légions seules, il avait su faire une restauration qui allait contre le cours naturel des choses. Bien moins difficile était la tâche de Pompée. Il revenait, lui, ayant pleinement et consciencieusement accompli sur terre et sur mer les missions diverses dont il s’était chargé. Nulle opposition sérieuse à craindre, si ce n’est peut-être de la part des partis extrêmes, impuissants chacun pris en soi, et qui, s’ils se mettaient ensemble, n’étaient rien qu’une coalition de factions ardentes à se faire la guerre ou séparées par l’abîme. Cette opposition n’avait ni armes, ni armée, ni tête : en Italie, nulle organisation : dans les provinces nul appui pour elle, et son général, elle avait à le chercher encore. Où trouver dans ses rangs un capitaine de renom, un officier assez osé pour appeler les citoyens aux armes contre Pompée ? Et puis, qu’on ne l’oublie pas, depuis soixante ans sans discontinuer, le volcan de la révolution avait jeté feu et flammes : il s’était épuisé dans ses embrasements et tendait visiblement à s’éteindre. Il était douteux qu’on eût aujourd’hui réussi à soulever les Italiques pour une cause et des intérêts, levier puissant hier encore dans les mains de Cinna et de Carbon. Que Pompée y fasse effort, et l’on assistera bientôt à un changement de régime, que la marche de la machine politique indique comme l’événement naturel et en quelque sorte nécessaire. Pompée avait bien choisi son heure, lorsqu’il s’était fait envoyer en Orient : il sembla vouloir poursuivre sa voie. A l’automne de 691 [63 av. J.-C.], Quintus Metellus Nepos quitta le camp du proconsul et s’en vint à Rome briguer le tribunat, disant tout haut qu’une fois nommé, il préparerait la candidature de son général au consulat pour l’année 693 [-61], puis lui ferait déférer, par plébiscite exprès, le commandement de la guerre contre Catilina. L’agitation dans Rome était énorme. On ne pouvait douter que Nepos n’agit sur instructions directes ou indirectes de son général. A vouloir ainsi rentrer en Italie à la tête de ses légions d’Asie, revêtu de l’imperium et exerçant le pouvoir suprême dans le civil et dans le militaire, celui-ci faisait manifestement un pas de plus sur la route du trône : l’envoi de Nepos était comme l’annonce officielle de la monarchie. Quelle conduite allaient tenir les deux grands partis politiques, devant de telles ouvertures ? De là dépendait leur position à venir, et le sort du peuple romain. D’une autre part, l’accueil que rencontrerait Nepos allait dépendre des rapports d’entre les partis et Pompée, rapports d’une nature toute particulière. En partant pour l’Orient, Pompée était le général de la démocratie. Ayant, certes, maints motifs d’en vouloir à César et aux amis de César, il n’en était point encore venu à la rupture ouverte. Je tiens pour probable que loin des lieux et portant ailleurs tous ses soins, plus que malhabile aussi à prendre le vent dans les choses de la politique, il n’avait pas, jusqu’à cette heure, au moins, mesuré dans leur enchaînement et leur étendue, les trames ourdies contre lui par les démocrates : peut-être enfin du haut de sa superbe à courtes vues, voulait-il ignorer quel travail de taupe se faisait sous ses pas. Ajoutez à cela, que la démocratie, flatterie irrésistible pour un homme de ce caractère, prodiguait à toute heure au grand héros les témoignages extérieurs du respect ; que la veille même, en 691 [63 av. J.-C.], et spontanément, ainsi qu’il l’avait pour agréable, elle l’avait, par un plébiscite, surchargé d’honneurs et d’insignes glorieux. N’y eût-il pas eu tout cela, encore y allait-il de son intérêt bien compris de rester, en apparence au moins, l’ami du parti populaire. Démocratie et monarchie se touchent par une affinité étroite ; et au moment où la main du général se portait vers la couronne, il lui fallait comme par le passé se donner pour le champion des libertés. Donc, motifs personnels et motifs politiques, tout concourait, en dépit du passé, à maintenir l’alliance entre Pompée et les chefs de la démocratie. D’un autre côté, rien n’avait été fait pour combler l’abîme qui depuis son entrée dans le camp démocratique, le séparait des Syllaniens ses anciens amis. Sa querelle avec Metellus et Lucullus avait soulevé leurs coteries à la fois nombreuses et influentes. L’opposition mesquine du Sénat ; d’autant plus irritante qu’elle se prenait à un homme tout composé de petitesses, l’avait suivi dans tout le cours de ses campagnes. Il souffrait cruellement de ce que le Sénat n’avait rien fait pour honorer dignement en lui l’homme d’un extraordinaire génie, ou mieux, pour le récompenser extraordinairement. N’oublions pas non plus que l’aristocratie s’enivrait de sa victoire de la veille, que la démocratie se sentait humiliée, et qu’enfin la première ayant pour guide Caton, le plus follement entêté des hommes, la démocratie, au contraire, obéissait à César, le plus souple meneur d’intrigue qui fût. On en était là, quand l’envoyé de Pompée arriva à Rome. L’aristocratie ne vit pas seulement une déclaration de guerre contre l’ordre établi dans les propositions dont il était porteur, elle les reçut ouvertement comme telles, et ne dissimula pas le moins du monde ses inquiétudes et sa mauvaise humeur. Dans le but exprès de les combattre, Marcus Caton se fit aussitôt élire tribun du peuple avec Nepos, et repoussa brutalement les efforts géminés de Pompée qui voulait se rapprocher de lui. On le comprend, Nepos alors se montra peu disposé à ménager les aristocrates ; et il se rejeta d’autant plus volontiers du côté de leurs adversaires, que ceux-ci, dociles comme d’habitude, acceptèrent ce qu’ils ne pouvaient empêcher, et plutôt que de les voir enlever par les armes, concédèrent amiablement et le généralat en Italie et le consulat. L’entente cordiale se manifesta bientôt. Nepos (décembre 691 [63 av. J.-C.]) de concert avec les démocrates, inflige son blâme aux exécutions récentes votées par le Sénat, à des meurtres judiciaires attentatoires à la loi constitutionnelle ; et Pompée, son seigneur et maître, pensait de même, lui qui, à la volumineuse apologie que Cicéron lui avait envoyée, n’avait voulu répondre que par un silence significatif[1]. Au même moment César, ouvrant sa préture, demandait compte à Quintus Catulus des sommes par lui détournées, disait-on, à l’occasion de la reconstruction du temple capitolin, et en confiait l’achèvement à Pompée. Ce premier acte était un coup de partie. Catulus depuis seize ans déjà dirigeait les travaux, et semblait vouloir s’y perpétuer jusqu’à la fin de sa vie : en s’attaquant à des abus commis dans l’exercice d’un mandat public et que protégeait seule l’importance du personnage officiel, César élevait une accusation pleinement fondée en même temps que grandement populaire. On suggérait à Pompée l’ambition d’effacer le nom de Catulus de,dessus ces murs, monument le plus noble de la plus noble ville du monde, et d’y inscrire le sien à la place : chose par dessus tout convoitée, et chose nullement dommageable pour la démocratie, on lui conférait d’excessifs et vides honneurs. On le brouillait enfin avec l’aristocratie, laquelle à aucun prix ne pouvait laisser abattre son meilleur champion. Nepos apporta devant le peuple ses motions conçues dans l’intérêt de son général. Mais voici qu’au jour du vote, Caton et son ami et collègue Quintus Minucius opposent leur intercession. Nepos n’en tient compte : il continue sa lecture : on en vient à une vraie mêlée. Caton et Minucius se jettent sur leur collègue et le contraignent à s’arrêter. Puis accourt une troupe armée qui le délivre, et qui chasse les aristocrates du Forum. Alors Caton et Minucius de revenir à la charge, accompagnés eux aussi d’hommes armés : ils restent maîtres du champ de bataille. Enhardi par cette victoire de ses partisans sur la faction adverse, le Sénat suspend de leur charge et Nepos le tribun, et César le préteur (celui-ci avait appuyé la motion de tout son pouvoir). Leur destitution fut même proposée. Mais Caton s’opposa à une telle mesure, non point tant parce qu’elle était inconstitutionnelle que parce qu’elle était inopportune. César, d’ailleurs, sans, se préoccuper de. la suspension prononcée, continuait d’exercer sa charge, attendant que le Sénat employât contre lui la force. La foule, dès qu’elle sut ce qui se passait, s’attroupa devant sa maison, et lui offrit ses services : il ne tint qu’à lui de commencer aussitôt la guerre des rues, ou tout au moins de reprendre les propositions de Metellus Nepos, et de faire donner à Pompée le commandement militaire d’Italie qu’il désirait tant. Mais comme il n’y allait point là de son intérêt, il invita la multitude à se disperser, après quoi le Sénat retira la sentence disciplinaire. Quant à Nepos, il avait quitté Rome, en se voyant suspendu, et s’embarquant pour l’Asie, il avait été dire à Pompée les tristes résultats de son ambassade[2]. Les choses tournaient à souhait pour Pompée. Si le chemin
du trône passait de toute nécessité par la guerre civile, l’incurable sottise
de Caton donnait pour la commencer les meilleurs prétextes. Après la
condamnation illégale des partisans de Catilina, après les violences inouïes
commises contre un tribun du peuple, un Metellus Nepos, il pouvait tirer le
glaive contre l’aristocratie, se poser en défenseur du droit d’appel et de
l’inviolabilité du tribunat, ces deux palladiums des libertés de Quoi qu’il en soit, à l’automne de 692 [62 av. J.-C.], il fait voile vers l’Italie ; et pendant que dans Rome tout se prépare pour la réception du nouveau monarque, voici qu’arrive la nouvelle, qu’à peine débarqué à Brindes, le général a congédié ses légions, et que, suivi de quelques hommes seulement, il s’est mis en route pour la capitale. S’il y a bonheur à pouvoir ramasser sans peine une couronne, jamais, il faut le dire, le Destin n’avait autant fait polir un mortel que pour Pompée : mais à qui n’a pas le courage, les dieux prodiguent en vain leur faveur et leurs dons. Les partis respirèrent. Pour la seconde fois, Pompée
abdiquait : ses concurrents évincés pouvaient rentrer dans la lice, où, chose
singulière, il allait lui-même se montrer de nouveau. En janvier (693 [61 av. J.-C.]),
on le revit à Rome. Sa position était fausse, vacillante entre les partis, à
ce point qu’on l’appelait Gnæus Cicéron par dérision. Il s’était
brouillé avec tout le monde. Les anarchistes, en lui, voyaient un adversaire,
les démocrates un ami incommode, Marcus Crassus un rival, la classe riche un
protecteur douteux, les aristocrates un ennemi déclaré[3]. Il était plus
que jamais tout-puissant : sa clientèle militaire dispersée dans toute
l’Italie, son influence dans les provinces, celles de l’est surtout, son
renom de capitaine, ses énormes richesses, lui donnaient une importance à
laquelle nulle autre ne se pouvait comparer. Pourtant au lieu de
l’enthousiasme sur lequel il comptait, il ne rencontra qu’une réception
froide; et plus froid encore fut l’accueil fait à ses demandes. Il réclamait pour
lui-même, ainsi qu’il l’avait annoncé par la bouche de Nepos, un second
consulat, et naturellement aussi la confirmation de tous les arrangements
réglés en Orient, enfin, l’accomplissement des promesses qu’il avait faites à
ses soldats, à savoir, des assignations sur le domaine. A tout cela le Sénat
répondit par une opposition systématique, fomentée principalement. par les
rancunes personnelles de Lucullus et de Metellus le Crétique, par la vieille
jalousie de Crassus ; et les absurdes cas de conscience de Caton. Le
second consulat lui est nettement et sèchement refusé. Déjà, quand il s’était
mis en route, le Sénat avait rejeté sa première demande tendant au report de
l’élection consulaire pour 693 [-61] jusqu’après son arrivée dans la ville : encore moins
pouvait-il espérer un vote de dispenses l’affranchissant de la loi
syllanienne qui portait l’interdiction des secondes candidatures. En ce qui
touche l’organisation provinciale, il désirait, cela va de soi, une
approbation générale pure et simple : Lucullus fit décider qu’il serait
délibéré et voté spécialement sur chacune des mesures prises. C’était ouvrir
le champ à des tracasseries sans fin, et lui préparer mille petites défaites.
Le Sénat ratifia en gros les promesses d’assignations à donner aux soldats de
l’armée d’Asie : mais il en étendit le bénéfice aux légions crétoises de
Metellus ; et ce qui fut pis, l’exécution ne suivit pas, les caisses de César grandit. Alors une autre combinaison s’offrit. Le chef du parti des démocrates avait su agir et mettre à profit les heures de calme politique qui avaient suivi le retour du général jusque-là tout puissant. Au moment où celui-ci quittait l’Asie, l’importance de César ne dépassait pas de beaucoup celle de Catilina, la veille : il n’était guère alors que le chef d’une faction dégénérant en un club de conspirateurs, il n’était guère qu’un homme perdu. de dettes. Depuis lors, au sortir de la préture (692 [62 av. J.-C.]), il avait été promu au gouvernement de l’Espagne ultérieure : grâce à sa position nouvelle il lui avait été possible et de satisfaire ses créanciers, et de préparer les fondements de sa gloire et de son ‘influence militaires. Son vieil ami et allié Crassus, espérant retrouver en lui, contre Pompée, le point d’appui qu’il avait perdu en la personne de Pison, s’était laissé gagner ; et avant même qu’il partit pour sa province, il l’avait allégé du fardeau de ses dettes les plus criardes. Enfin, durant son court séjour en Espagne, César avait énergiquement travaillé à sa fortune future. On le vit revenir, en 694 [-60], ses coffres pleins, salué Imperator, ayant des titres sérieux aux honneurs du triomphe, et briguant le consulat pour l’année suivante : mais comme le Sénat lui refusait l’autorisation de poser, absent, sa candidature, il renonça au triomphe sans nulle hésitation[5]. Depuis bien des années, la démocratie avait lutté pour porter l’un des siens à la fonction suprême de là, à mettre la main sur le pouvoir militaire, il n’y aurait eu qu’un pas à franchir. Depuis longues années les hommes clairvoyants, dans tous les partis, constataient qu’il n’était point donné à l’agitations civile de terminer la lutte, et que l’épée, seule trancherait tout. D’une autre part la coalition des démocrates et des principaux chefs d’armée, si elle avait mis fin à là suprématie du Sénat, n’aboutissait jamais qu’à l’inexorable issue, la subordination complète de l’élément populaire à l’élément militaire. Si le parti voulait être le maître, il lui fallait donc, non pas s’allier aux généraux appartenant à l’autre camp et hostiles, mais faire ses propres chefs généraux. Les tentatives avortées de Catilina n’avaient point eu d’autre but : ailleurs et sans plus de succès, on avait été chercher une position militaire en Espagne, en Égypte. Aujourd’hui enfin, l’occasion s’offrait d’assurer à l’homme le plus considérable du parti, et cela, par les moyens ordinaires et constitutionnels, le consulat avec la province consulaire, de fonder, à proprement dire, la dynastie démocratique, et de s’affranchir de Pompée, allié à la fois équivoque et dangereux. Mais, plus il importait au parti d’entrer dans cette voie (elle n’était point tant l’issue la meilleure que l’issue unique) avec de sérieuses perspectives de succès, plus il fallait s’attendre à la résistance acharnée des adversaires. Quels adversaires allait-on avoir devant soi ? Toute la question était là. L’aristocratie, laissée à elle-même, n’était point redoutable : mais on avait vu, par la chute de Catilina, ce qu’elle pouvait faire encore, dés qu’elle avait l’appui plus ou moins déclaré des hommes voués aux intérêts matériels, et des partisans de Pompée. Elle avait su maintes fais déjouer la candidature consulaire de Catilina : on’ pouvait- être sûr qu’elle tenterait la même chose à l’égard de César. Que si celui-ci l’emportait, son élection n’était point encore le gain de la partie. Il lui fallait tout au moins plusieurs années d’un commandement actif, exercé sans obstacles, hors de l’Italie ; pour se créer une forte position militaire; et la noblesse, durant ces temps préparatoires, n’allait-elle pas recourir à tous les moyens pour contrecarrer ses plans ? Comment donc faire pour isoler l’aristocratie ainsi qu’en 683 et 684 [71-70 av. J.-C.] ? Une idée s’offrait naturellement : celle d’une alliance nouvelle, solidement fondée sur l’intérêt de chacun, entre les démocrates avec Crassus leur allié, d’un côté, et Pompée avec la haute finance, de l’autre? Mais pour Pompée, c’était le suicide qu’une telle alliance. Son ascendant politique tenait à ce que, seul parmi les chefs de parti, il disposait des légions dans une certaine mesure, et même après leur licenciement. La démocratie ne tendait à rien moins qu’à lui ôter la prépondérance, à lui créer un rival, en mettant son chef à côté de lui. Jamais, sans doute il ne se piéterait à la combinaison, et bien moins encore dès qu’il s’agirait de pousser de ses mains au généralat ce César, qui, simple agitateur de la rue, lui avait suscité jadis tant d’embarras, et qui tout récemment, en Espagne, avait fourni les preuves les plus éclatantes de sa capacité militaire. Et cependant, en butte tous les jours à l’opposition chicanière du Sénat, placé en face de la multitude à laquelle il demeurait indifférent, lui et ses convoitises, Pompée se voyait dans la situation la plus difficile, la plus humiliante, au regard de ses anciens soldats surtout. Son caractère étant donné, le tirer de peine, c’était mettre à coup sûr la main sur lui, et le gagner à la coalition. Quant au soi-disant parti des chevaliers, on le retrouvait toujours là où était la puissance : il allait de soi qu’on n’aurait point longtemps à l’attendre, aussitôt que la nouvelle alliance entre Pompée. et la démocratie se manifesterait au plein jour. Ajoutons qu’à cette heure mime, les rigueurs, louables d’ailleurs, de Caton contre les publicains, avaient de nouveau brouillé la haute finance avec le Sénat. Ainsi fut conclue le seconde coalition, au cours de l’été
de 694 [60 av.
J.-C.]. On assurait à César le consulat pour l’année suivante, et
ensuite le proconsulat Pompée obtenait la ratification de ses ordonnances
d’orient, et la réalisation des assignations foncières promises à l’armée
d’Asie ; les chevaliers s’engageaient à procurer à César, par, le vote
populaire, ce que le Sénat lui avait refusé : enfin Crassus, l’inévitable
Crassus, allait au moins prendre place dans l’alliance, sans profits spéciaux
pour une. adhésion qu’il ne pouvait, en tout état, refuser. Ainsi, les mêmes
éléments, et presque les mêmes personnes, qui s’étaient coalisés dans
l’automne de 683 [-71],
pactisaient encore ensemble en 684 [-70] : mais quelle différence dans la situation
respective des alliés ! Jadis, la démocratie n’était rien de plus qu’un parti
politique, les alliés qu’elle avait restant chacun à la tête de leurs armées
victorieuses : aujourd’hui, elle a pour chef un homme couronné par. la
victoire, acclamé, lui aussi, imperator, et qui porte dans sa tête les
plus vastes projets de conquête militaire : les alliés qui se donnent à elle,
au contraire, ne sont plus que des généraux sans armée. Jadis, la démocratie
l’emportait dans toutes les questions de principe, mais elle l’emportait au
prix des fonctions suprêmes qu’elle abandonnait aux autres coalisés :
aujourd’hui, devenue plus pratique, elle garde pour elle-même les pouvoirs
civils et militaires, et ne fait aux généraux que des concessions toutes
secondaires. Chose remarquable ! Pompée, l’on s’en souvient, avait voulu
être une seconde fois consul : de son ambition il ne fut plus tenu compte.
Jadis la démocratie s’abandonnait à ses alliés : aujourd’hui ses alliés
dépendent d’elle. Toutes les situations sont respectueusement changées, et
par dessus tout le caractère de la démocratie elle-même. Assurément du jour
où elle était née, elle avait recélé dans ses flancs le germe de la monarchie
: mais l’idéal de constitution entrevu par les meilleures têtes du parti en
image plus ou moins distincte, c’était toujours Les partis coalisés firent passer sans peine son élection César consul. au consulat, pour l’année 695 [59 av. J.-C.]. Quant à l’aristocratie, en dépit de pratiques qui firent scandale, même en ces temps de corruption profonde, achetant les votes, et mettant tout l’ordre noble à contribution pour Ies payer, elle n’arriva qu’à donner à César, dans la personne de Marcus Bibulus, un collègue estimé dans les coteries comme conservateur énergique, alors qu’il n’avait que l’entêtement des esprits bornés. Il ne tint point à lui d’ailleurs et à son bon vouloir, que’ ses patrons ne récupérassent leurs avances patriotiques. César entrant en charge voulut aussitôt donner satisfaction aux vœux de ses associés. La plus importante de leurs demandes était, sans contredit, celle relative aux assignations de terres pour les vétérans de l’armée d’Asie. Un projet de loi fut dressé, tout semblable au fond au projet de Pompée de l’année précédente, et qui avait été alors écarté. Les assignations devaient ne porter que sur le domaine d’Italie, c’est-à-dire, presque exclusivement sur le territoire de Capoue, puis en cas d’insuffisance, sur d’autres territoires situés dans la péninsule, et que l’on achèterait avec l’argent provenant des nouvelles provinces d’Orient, sur le pied des estimations des listes censorales : d’ailleurs on ne portait atteinte, notons-le, à aucun droit acquis de propriété ou de possession à titre héréditaire. Les parcelles n’avaient qu’une mince contenance. Les bénéficiaires de la loi devaient être des citoyens pauvres, chargés de trois enfants au moins. La loi se taisait, le principe étant dangereux, sur le droit conféré aux vétérans de venir prendre part aux distributions foncières : seulement, comme le voulait l’équité et comme on l’avait pratiqué dans tous les temps, les commissaires répartiteurs auraient à se montrer tout spécialement favorables aux vieux soldats et non moins spécialement aux fermiers temporaires à évincer. Ces commissaires étaient au nombre de vingt : César avait déclaré ne vouloir pas être élu. Il était difficile aux opposants de lutter contre la rogation. On eût nié l’évidence en soutenant qu’après l’établissement des provinces de Pont et de Syrie le trésor public ne pouvait pas facilement renoncer aux fermes de Campanie : on eût été coupable à tenir hors du commerce l’un des plus beaux cantons de l’Italie, et le mieux propre aux petites cultures. Et puis, quand toute la péninsule avait obtenu le droit de cité, n’était-ce point chose injuste et ridicule que de refuser encore les droits municipaux à Capoue ? Le projet de César unissait habilement à l’idée démocratique un cachet de modération, d’honnêteté et de solidité louables : il aboutissait principalement au rétablissement de la colonie capouane, fondée au temps de Marius, et supprimée par Sylla. César y mit d’ailleurs toutes les formes. Et sa loi agraire, et sa motion tendant à la ratification en bloc de toutes les ordonnances pompéiennes en Orient, et la pétition des Publicains tendant à la remise du tiers des fermages, il soumit tout à l’autorisation sénatoriale, se déclarant prêt à accueillir et à discuter les amendements qui seraient proposés. Le Sénat pouvait voir quelle folie on avait commise en repoussant les demandes, de Pompée, et en rejetant les chevaliers dans les bras de son adversaire. Peut-être les nobles en avaient-ils secrètement la conscience ; et c’est pour cela, que dans leur dépit, ils jetèrent les hauts cris, leur colère faisant triste contraste avec le calme et la prudence de César. Ils repoussent net et sans la discuter la loi agraire. Ils ne font pas grâce davantage à la motion sur le gouvernement de Pompée en Asie. Et quant à la pétition des Publicains, Caton fit tout son possible pour l’enterrer parlementairement par les moyens mauvais des oppositions romaines, parlant, et parlant toujours jusqu’à l’heure de clôture légale de la séance : César fit mine de mettre l’intraitable orateur en arrestation, et la mesure en fin de compte n’en fut pas moins repoussée. Naturellement César porta toutes ses motions devant les comices. Là, sans s’éloigner beaucoup de la vérité, il put attester que le Sénat avait dédaigneusement écarté, uniquement parce qu’elles venaient du consul populaire, les rogations les plus sages et les plus nécessaires. Il ajouta que les aristocrates avaient comploté leur rejet définitif dans le Forum : il conjura le peuple, et Pompée lui-même et ses vétérans, de lui venir en aide contre la ruse et la violence. Et ce n’était point là paroles en l’air. L’aristocratie, Bibulus et Caton à sa tête, Bibulus, esprit faible et opiniâtre, Caton, l’homme à principes, inflexible jusqu’à la folie, avait son parti pris de lutter par la violence ouverte. Pompée, que César incitait à parler et à prendre position dans le débat pendant, déclara sans détour, chose contraire à tous ses précédents, que si quelqu’un osait tirer l’épée, il prendrait, lui aussi, la sienne, et se montrerait dans la rue, son bouclier au bras. Crassus tint le même langage. Les vétérans pompéiens intéressés au vote plus que personne, reçurent avis de se rassembler sur le Forum au jour des comices, avec des armes sous leurs vêtements. Cependant la noblesse essayait tout pour faire échouer les
rogations. César voulait-il s’adresser au peuple, Bibulus aussitôt se mettait
à observer le ciel, moyen politique bien connu d’arrêter les délibérations.
Mais César, sans se préoccuper de l’état du ciel, continuait à demeurer sur
terre et à agir. On lui opposa l’intervention tribunicienne, il n’en tint pas
compte. Alors Bibulus et Caton de s’élancer à la tribune, haranguant la
foule, et faisant tapage de leur mieux : César les fait prendre par ses
licteurs et mener hors du Forum, ayant soin d’ailleurs qu’il ne leur arrive
aucun mal. N’avait-il point intérêt à ce que cette comédie n’allât pas plus
loin ? En dépit des chicanes et des emportements bruyants des nobles, le
peuple vota la loi agraire, la ratification des mesures d’organisation prises
en Asie et la réduction sur les redevances des Publicains : les dix
commissaires, Pompée et .Crassus en tête, sont élus et installés : au bout de
tant d’efforts, l’aristocratie, coupable d’opposition aveugle et haineuse,
n’a rien obtenu, que de voir se resserrer davantage le lien de la coalition,
que d’épuiser elle-même sur des questions indifférentes l’énergie dont elle
aura bientôt besoin dans de plus graves circonstances. En attendant, les
héros du jour échangeaient des compliments sur leurs hauts faits : quel grand
et patriotique courage avaient montré Bibulus, s’écriant qu’il mourrait
plutôt que de céder, et Caton, continuant de pérorer, quand déjà il était
dans les mains des licteurs ! On subit, après tout, la fatalité du moment.
Bibulus s’enferme dans sa maison pour le restant de l’année, et fait
connaître par des placards publics, qu’il se consacre pieusement durant les
jours de comices à l’observation des phénomènes du ciel. Les sénateurs
admiraient le grand homme qui, pareil à l’antique Fabius du poète, sauvait la ville en temporisant, et ils
l’imitèrent. Pour la plupart, et Caton entre autres, ils ne vinrent plus au
Sénat, se tinrent entre quatre murs, et se désolèrent avec leur consul, les
choses d’ici-bas continuant à marcher, en dépit de toute leur astronomie
politique. Pour le public, l’attitude passive de Bibulus et de l’aristocratie
sembla une véritable abdication ; et la coalition se réjouit fort dé ce
qu’on la laissait faire désormais, sans plus lutter. Le plus important de ses
actes fut sans contredit l’arrangement dont César était l’objet. On sait que,
constitutionnellement, il appartenait au Sénat de régler les pouvoirs, pour
la seconde année de charge consulaire (le proconsulat), et cela avant l’élection
des futurs consuls: or les sénateurs n’avaient point manqué, dans la
prévision du succès de la candidature de César pour 695 [59 av. J.-C.],
de désigner aux proconsuls de l’an 696 [-58] deux provinces absolument
insignifiantes, où ils n’auraient rien à exécuter si ce n’est des travaux de
routes ou autres choses secondaires. Naturellement, les coalisés ne pouvaient
s’en tenir là : il avait donc été convenu entre eux que César aurait un
commandement extraordinaire, conféré par plébiscite, à l’instar des lois
Gabinia-Manilia. Mais le consul ayant dit publiquement qu’il ne porterait
point de rogation dans son propre intérêt, ce fut un tribun du peuple, Vatinius,
qui en prit l’initiative devant les comices : ceux-ci se prêtèrent à tout ce
qu’on voulut. César eut donc le proconsulat de Du côté de la durée, les arrangements pris semblaient de même suffisamment solides. Le consulat, pour l’année qui allait suivre (696 [58 av. J.-C.]), tout au moins, était confié en mains sûres. Le public l’avait cru d’abord réservé à Pompée et à Crassus : les régents aimèrent mieux faire élire deux hommes en sous-ordre, mais à l’épreuve, Aulus Gabinius, le meilleur des lieutenants de Pompée, et Lucius Pison, personnage moins important, mais beau-père de César. Pompée promit de veiller de sa personne sur l’Italie. Placé à la tête des répartiteurs il y procédait à l’exécution de la loi agraire, et installait sur leurs parcelles foncières, aux alentours de Capoue, 20.000 citoyens, pour la plupart vieux soldats de son armée : les légions de César, dans le nord de la péninsule, lui étaient un appui inattaquable contre les opposants dans Rome. De voir les chefs coalisés en venir à une, rupture, on ne pouvait en ce moment en nourrir l’espoir. Les lois consulaires de César, au maintien desquelles Pompée avait intérêt autant au moins que leur auteur, étaient le gage de son éloignement persistant du camp des aristocrates : les meneurs, parmi ceux-ci, continuaient d’ailleurs à les tenir pour nulles, et par là même resserraient le noeud de la coalition. Bientôt même le rapprochement entre les chefs coalisés devint plus étroit encore. César avait loyalement et fidèlement tenu parole, sans marchander ni chicaner jamais : il avait combattu pour la loi agraire demandée par Pompée avec habileté et énergie, autant que s’il se fut agi de sa propre chose. Pompée, sensible à ces façons droites et sincères, se montrait à son tour animé de bon vouloir pour l’homme qui, d’un tour de main, l’avait débarrassé de ce râle de solliciteur qu’il jouait si pauvrement depuis tantôt trois ans. Ses fréquents et plus familiers contacts avec son associé, l’irrésistible amabilité de celui-ci firent le reste : l’alliance des intérêts se changea en alliance d’amitié, se manifestant à la fois par ses effets et par des gages échangés. Le mariage de Pompée avec l’unique fille de César, âgée de vingt-trois ans, annonça publiquement et sans détours l’avènement du pouvoir absolu, de fondation nouvelle. Julia avait hérité du charme de son père elle vécut dans le plus heureux commerce avec un époux, du double plus âgé qu’elle : les citoyens avides de calme et d’ordre, après tant de maux et de secousses avaient vu dans leurs noces la promesse et la garantie d’un avenir de paix prospère. Pendant que César et Pompée s’unissaient ainsi par des
liens plus étroits et plus solides, la cause aristocratique s’en allait sans
espoir à la dérive. Les aristocrates voyaient l’épée suspendue sur leurs
têtes : ils connaissaient César, et ne pouvaient douter que son bras ne
frappât sans hésiter, en cas qu’il fût besoin : nous
sommes pris par tous les côtés, écrit l’un d’eux, nous ne refusons plus la servitude : la mort et l’exil,
ces maux bien moindres, nous semblent les plus grands maux : on n’a qu’une
voix pour gémir sur le présent : nul n’ose parler pour y porter remède ![6] C’était là tout
ce que voulaient les triumvirs. Mais quel que fût l’abaissement, des
esprits chez le plus grand nombre, plusieurs restaient debout dans le parti,
qui s’obstinaient à aiguillonner les autres. A peine César a-t-il déposé le
consulat, que certains ardents, Lucius Domitius, Gaius Memmius
et d’autres, se mettent en tête de demander en plein Sénat la cassation des
lois juliennes. Acte de folie, qui ne pouvait tourner qu’au profit de la
coalition ! César pour toute réponse s’en réfère à l’examen par |
[1] [V. Cicéron, (ad famil., V, 7) : lettre à Pompée, où il se plaint de ce silence.]
[2] [V. sur tout cet
épisode
[3] Cicéron raconte l’impression produite sur le peuple par son premier discours (ad Atticus, 1, 14) : Prima contio Pompei non jucunda miseris (la canaille), inanis improbis (les démocrates), beatis (les riches) non grata, bonis (les aristocrates) non gravis: itaque frigebat.
[4] [Cicéron, ad Atticus, 1. 18. Toute cette lettre est extrêmement curieuse.]
[5] [L’imperator victorieux et appelé au triomphe devait rester hors de Rome jusqu’au jour fixé. — V. Histoire de César, I, p. 363. — V. infra, ch. VII, le résumé des campagnes de César en Espagne durant sa propréture.]
[6] [Cicéron, ad Atticus, II, 18.]