On a vu dans quel état déplorable étaient les affaires de Rome
en Orient, et sur terre, et sur mer, quand au commencement de 687 [67 av. J.-C.]
Pompée, investi de pouvoirs illimités, s’en vint reprendre la guerre contre
les corsaires. Il commença par diviser son immense province en treize
circonscriptions, chacune placée sous le commandement d’un de ses
lieutenants, qui y levait hommes et vaisseaux, parcourait la côte, faisait
main basse sur les brigantins des corsaires, ou les poussait dans les filets
du voisin. Quant à lui, se mettant à la tête de la plus grande partie des
navires disponibles, au milieu desquels se distinguait encore la marine de
Rhodes, il prit la mer de bonne heure, et tout d’abord balaya les eaux de
Sicile, d’Afrique et de Sardaigne, afin de rétablir immédiatement les
importations de blé de ces provenances à destination de l’Italie. A la même
heure, ses lieutenants accomplissaient pareille besogne sur les côtes de la Gaule et des Espagnes.
C’était dans cette occasion que le consul Gaius Pison avait, depuis Rome,
tenté d’empêcher les levées que le légat Marcus Pomponius faisait dans
la Narbonnaise
pour le compte de son général, tentative mal venue contre l’exécution de la
loi Gabinia. Pompée reparut un instant dans Rome pour y mettre ordre, et
aussi pour contenir dans les limites légales la juste irritation du peuple
contre Pison. Au bout de quarante jours la navigation était libre dans tout
le bassin occidental de la Méditerranée. Le général partit alors gour la
mer d’Orient avec ses soixante meilleurs navires, et fit voile, droit sur
l’antique et principal repaire d’es flibustiers, la côte de Lycie et de
Cilicie. A la nouvelle de l’approche de la flotte romaine, ceux-ci
disparurent complètement de la haute mer, et les forteresses lyciennes de Kragos
et d’Antikragos se rendirent sans faire résistance. La douceur
calculée de Pompée, plus encore que la crainte, lui avait ouvert les portes
de ces deux places maritimes presque inabordables. Ses prédécesseurs
mettaient en croix tous les pirates captifs : il leur fait quartier à tous,
il montre surtout une indulgence inaccoutumée envers les simples rameurs
trouvés à bord de l’ennemi. Seuls, les hardis rois ciliciens de la mer
essayent, dans leurs propres eaux, de lutter contre les armes de Rome :
femmes, enfants, trésors, ils ont tout caché dans leurs châteaux du Taurus,
et ils attendent la flotte italienne à la hauteur de Koracesium, sur
la côte ouest de Cilicie. Mais les navires de Pompée sont chargés de soldats,
et pourvus de tout l’arsenal des engins de guerre : ils remportent une
victoire signalée. Puis, le général débarque sans obstacles et va assaillir
et détruire les châteaux, offrant en même temps la vie et la liberté à ceux
qui se soumettront. Le plus grand nombre demanda grâce, désespérant de tenir
plus longtemps dans ses forts et ses montagnes. Quarante-neuf jours après
s’être montré sur la mer orientale, Pompée, avait dompté la Cilicie et fini la
guerre. Grand succès d’allégement sans nul doute, mais non grand exploit ! Il
avait été fait appel sans compter aux ressources immenses de l’état romain,
et les corsaires ne pouvaient pas plus se mesurer avec lui que la bande de
voleurs dans une grande ville ne peut entrer en lutte contre une bonne
police. Mais si l’on songe au mal qui durait depuis si longtemps, à
l’accroissement illimité qu’il prenait tous les jours, on comprend que la
destruction incroyablement rapide des bandits tant redoutés ait fait sur le
public une impression puissante. C’était là d’ailleurs la première épreuve
par laquelle passait le pouvoir concentré dans une seule main : tous les
partis se demandaient anxieusement s’il en sortirait mieux à son honneur que
le gouvernement collectif. Environ 400 vaisseaux ou bateaux, dont 90
véritables navires de guerre pris ou livrés, 1.300 autres coulés à fond, les
arsenaux pleins et les magasins d’armes livrés aux flammes, 10.000 pirates
tués, plus de 20.000 tombés captifs aux mains du vainqueur, Publius
Clodius, l’amiral de la flotte romaine permanente de Cilicie, et avec lui
une foule d’autres prisonniers que l’on croyait depuis longtemps morts,
rendus tout à coup à la liberté : tels étaient les résultats. Dès l’été de
687 [-67],
trois mois après les opérations commencées, le commerce avait repris dans
toutes les mers ses anciennes allures, et l’abondance remplaçait en Italie la
famine.
Cependant un fâcheux intermède se jouait en Crète, et
faisait ombre un peu aux succès des armes de la République. Depuis
deux ans Quintus Metellus était dans cette île, occupé à achever sa conquête
déjà aux trois quarts accomplie, quand Pompée arriva dans les eaux d’Orient.
Une collision devenait imminente : car la loi Gabinia, concurremment avec le
commandement de Metellus, avait aussi étendu celui du général en chef sur
cette longue terre, qui nulle part ne compte 50 milles de largeur. Pompée,
par prudence, n’y avait envoyé aucun de ses lieutenants. Mais les cités
crétoises insoumises, avaient vu Metellus traiter leurs compatriotes vaincus
avec la plus cruelle rigueur, et apprenant au contraire les conditions
indulgentes octroyées par Pompée aux villes du sud de l’Asie-Mineure qui
s’étaient rendues à merci, elles préférèrent se donner à lui en masse. Leurs
envoyés le trouvèrent en Pamphylie. Il accepta la soumission offerte, et
expédia avec ceux-ci son lieutenant Lucius Octavius, chargé de montrer
à Metellus les traités conclus, et de prendre possession de l’île. Ce n’était
point là sans doute agir en bon collègue ; mais à la rigueur le droit
était du côté de Pompée, et Metellus se mettait évidemment dans son tort si,
voulant ignorer les arrangements souscrits par le général, il continuait à
traiter les villes crétoises en ennemies. En vain Octavius proteste ; en
vain, débarqué lui-même sans soldats, il appelle à son aide le lieutenant de
Pompée en Achaïe, Lucius Cisenna. Metellus, sans prendre souci ni
d’Octavius ni de Cisenna, assiège Eleutherna, prend d’assaut Lappa,
où Octavius tombe dans ses mains : il le laisse partir sous le coup de cet
affront, et livre au bourreau tous les Crétois captifs. Alors commence une
véritable guerre entre ses soldats et ceux de Cisenna, qui meurt bientôt,
mais à la tête desquels Octavius s’est mis lui-même, et quand ils s’en
retournent par ordre en Achaïe, Octavius encore continue la guerre, de
société avec le crétois Aristion : enfin Hierapytna, où ils se
sont tous les deux retranchés, est emportée par Metellus après une vive
résistance. En réalité Metellus, optimate ardent, en luttant contre la
démocratie et son général en chef, avait de sa main ouvert la porte à la
guerre civile ; et chose qui proue l’indescriptible désordre des temps,
ces graves événements n’eurent d’autres conséquences qu’un amer échange de
correspondance entre les deux capitaines, g4l’on verra, deux ans après,
paisiblement et amicalement assis l’un
près de l’autre dans la Curie !
Pendant que ces faits se passaient, Pompée était en
Cilicie, préparant en apparence pour l’année suivante une expédition contre
les Crétois, ou plutôt contre Metellus ; n’attendant en réalité qu’un
signe pour se jeter au milieu des affaires embrouillées du continent
Asiatique. Le peu qui restait de l’armée de Lucullus, après tant de pertes
subies, et après le licenciement des légions de Fimbria, restait inactif sur,
le haut Halys, dans le pays des Trocmes, à deux pas de la frontière du Pont.
Lucullus était resté quelque temps encore à leur tête, son successeur nommé,
Glabrion, s’attardant en Asie occidentale. Les trois légions placées en
Cilicie sous les ordres de Marcius Rex, ne bougeaient pas non plus. Le Pont
était tout entier retombé au pouvoir de son roi Mithridate : et celui-ci avait
tiré une expiation sanglante de quiconque, hommes ou cités, comme Eupatoria,
par exemple, avait fait défection. Du reste les monarques d’Orient ne prirent
pas hardiment l’offensive contre les Romains, soit que tel ne fût pas leur
plan, soit que le débarquement de Pompée en Cilicie leur ôtât l’envie de
pousser plus avant les hostilités. Tout à coup survint la loi Manilia,
laquelle exauçait, plus tôt qu’il n’y avait compté, les espérances secrètes
du général. Glabrion et Marcius Rex sont rappelés : les gouvernements du
Pont, de la Bithynie,
de la Cilicie,
le commandement des troupes qui s’y trouvent, la guerre pontique et
arménienne , le droit de faire à son gré paix, guerre ou alliance avec les
dynastes d’Orient, tout est donné à Pompée. En face de telles perspectives
d’honneurs et de richesses, quoi d’étonnant s’il négligea de châtier l’optimate
maussade et jaloux qui gardait pour lui seul les minces lauriers cueillis en
Crète ? Il laisse là les préparatifs de descente dans l’île et la chasse
à donner aux pirates qui restent encore : il détourne jusqu’à sa flotte, et
veut qu’elle appuie, elle aussi, son attaque contre les rois du Pont et de
l’Arménie. La guerre continentale, pourtant, ne lui fait pas absolument
oublier les flibustiers, toujours prêts à relever la tête. Avant de quitter
la province d’Asie (691
[63 av. J.-C.]), il y fait armer un nombre suffisant de
vaisseaux pour les tenir en bride : dès l’année précédente pareille mesure
avait été prise en Italie, sur sa demande, et le Sénat avait voté les fonds
nécessaires. Des garnisons volantes de cavalerie et de petites escadres
couvraient les côtes : en un mot, si, comme nous le verrons plus tard, en
nous occupant des expéditions de Chypre (696 [-58]) et d’Égypte (699 [-55]),
la piraterie n’a pas été totalement détruite, du moins, à dater de la
campagne de Pompée, au milieu même des vicissitudes et des temps de crises
que Rome aura à traverser, jamais elle ne ressuscitera en force, jamais la
mer ne redeviendra inhospitalière, comme elle le fut un jour sous le règne
d’une oligarchie corrompue.
Le nouveau général en chef, dans son activité infatigable,
consacra, à ses préparatifs militaires et diplomatiques le peu de mois qui
lui restaient avant l’ouverture des opérations en Asie-Mineure. Ses envoyés
se montrèrent chez Mithridate, moins pour tenter un accommodement sérieux,
que pour reconnaître la situation. A la cour de Pont, on espérait qu’alléché
par les derniers et importants succès des alliés, le roi des Parthes, Phraate,
se laisserait gagner à la coalition du Pont et de l’Arménie. Pour combattre
ce plan, d’autres envoyés romains furent dépêchés à la cour de Ctésiphon. Les
discordes intérieures qui déchiraient la famille royale d’Arménie leur
vinrent d’ailleurs en aide. Tigrane avait un fils, du même nom, qui se mit
contre lui en pleine révolte, soit qu’il ne plat attendre la mort du vieux
roi, soit qu’en butte à des soupçons que plusieurs de ses frères avaient déjà
payés de leur tête, il vit dans l’insurrection ouverte l’unique voie de
salut. Vaincu par son père, il se réfugia à la cour de l’Arsacide avec un
certain nombre d’Arméniens notables, et là, recommença ses intrigues. Les
arrangements conclus par Phraate furent en partie son œuvre : des deux
côtés on offrait à ce roi la
Mésopotamie pour prix de son alliance il aima mieux les
sûretés promises par les Romains, renouvela avec Pompée le traité signé par
Lucullus au sujet de la frontière de l’Euphrate, et s’engagea même à coopérer
avec les occidentaux contre l’Arménie. C’était un grand dommage, déjà pour les
deux rois, que les Parthes, à l’instigation du jeune Tigrane, se jetassent
ainsi dans l’alliance de la
République : Tigrane le jeune fit plus encore, et sa
révolte amena la division entre son père lui-même et Mithridate. Le roi
d’Arménie soupçonnait en secret son beau-père d’avoir fomenté sous main le
crime de Tigrane le jeune, lequel était petit-fils de Mithridate par sa mère
Cléopâtre ; et s’il n’alla pas jusqu’à la complète rupture, la bonne entente
entre les deux rois ne s’en refroidit pas moins, à l’heure même où elle leur
devenait le plus nécessaire.
Pendant ce temps- Pompée armait sans relâche. Les cités
alliées ou clientes eurent ordre d’envoyer leurs contingents fixés par les
traités. Des affiches placardées en public invitèrent les vétérans licenciés
de Fimbria à reprendre du service comme volontaires : les promesses faites,
le nom de Pompée, en décidèrent bon nombre qui répondirent à l’appel. En y
comprenant les corps des peuples auxiliaires, les forces réunies par le
général s’élevèrent bientôt à 40.000 ou 50.000 hommes[1].
Au printemps de 688, Pompée se rendit en Galatie, pour s’y
mettre à la tête des troupes de Lucullus, et entrer avec elles sur le
territoire pontique, où les légions de Cilicie avaient ordre de venir le
joindre. Les deux généraux se rencontrèrent à Danala, chez les Trocmes
: leurs amis communs avaient espéré une réconciliation qui n’eut point lieu.
On débuta par la courtoisie réciproque, à laquelle bientôt firent place les
explications amères et les dures paroles : on se sépara plus en froid que
jamais. Lucullus, comme s’il était encore en charge, continuait de donner le cadeau
aux soldats, de leur partager des terres : Pompée déclara nuls tous les actes
de son prédécesseur à dater de son arrivée en Galatie. A la rigueur il était dans
son droit : or, il ne fallait pas lui demander le tact et les ménagements
envers un rival illustré par ses services et grièvement froissé lui-même.
Dès que la saison le permit, les troupes romaines
passèrent la frontière, ayant en face d’elles Mithridate avec 30.000 hommes
de pied et 3.000 chevaux. Abandonné par son allié, attaqué par Rame avec des
forces et une énergie doublées, il fit une tentative en vue de la paix :
mais, quand Pompée demanda une soumission sans conditions, il ne voulut plus
rien entendre. Une guerre malheureuse ne pouvait lui apporter pis. Pour ne
point livrer son armée, archers et cavaliers pour la plupart, aux coups
irrésistibles de l’infanterie romaine, il rétrograda lentement, forçant
l’ennemi à le suivre dams ses mouvements à droite, à gauche, en tous sens,
faisant tête dans l’occasion avec sa cavalerie, supérieure à celle de Pompée,
gênant ses approvisionnements, et préparant ainsi de cruelles souffrances à
ses légions. Pompée impatienté se fatigua de faire ainsi la conduite à l’armée
pontique, et laissant là le roi, ne s’occupa plus qu’à soumettre le pays : il
poussa jusqu’au haut. Euphrate, le franchit et mit le pied dans les provinces
orientales du Pont. Mais Mithridate à son tour le suivit par la rive gauche
du fleuve. Arrivé dans la région Anaïtique, ou de l’Acilicène,
il put tout à coup lui fermer le passage en se jetant dans Dastira,
citadelle puissante, bien pourvue d’eau. De là, avec ses troupes légères, il
commandait la plaine environnante. Pompée n’avait point encore ses légions de
Cilicie, il n’était point en état de se défendre. Il repasse l’Euphrate et va
dans les forêts de l’Arménie pontique, coupée d’abîmes, de vallées profondes
et de rochers, se mettre à l’abri des archers et des cavaliers du roi. Enfin
le corps de Cilicie arrive : redevenu le plus fort, il peut reprendre
l’offensive. Il marche de nouveau en avant, enferme le camp royal dans une
chaîne de postes de près de 4 milles [allemands = 8 lieues] de longueur, le bloque, et pendant ce
temps il lance partout des détachements qui ravagent le pays. La détresse
était grande chez les Pontiques : déjà ils ont tué toutes leurs bêtes
d’attelage : après quarante-six jours de souffrances, ne pouvant ni sauver
ses blessés et malades, ni les laisser aux mains de l’ennemi, Mithridate les
fait tous massacrer, et pendant la nuit noire prend en silence la route de
l’Est. Pompée le poursuit au travers d’un pays inconnu où il ne marche
qu’avec prudence : il est proche des régions où se place la frontière entre
le roi de Pont et Tigrane. Ayant reconnu que Mithridate ne veut pas livrer la
bataille décisive sur son territoire, mais qu’il à dessein de l’entraîner
dans les profondeurs sans fin de l’Est, il se décide à l’en empêcher à tout
prix. Les deux armées campaient tout près l’une de l’autre. Pendant la sieste
du midi, les Romains se lèvent tout à coup à l’insu de l’ennemi,
l’enveloppent et occupent les hauteurs de la rive droite du Lycus (Jéschil-Irmak),
qui commandent, un défilé par où il lui faut passer, non loin de l’emplacement
actuel d’Endérès, là où plus tard Nicopolis sera bâtie. Le
matin venu, les Pontiques se mettent en route comme de coutume, et croyant
encore l’ennemi derrière eux, ils plantent leurs tentes, leur étape finie,
dans la vallée même dont les Romains tiennent tous les sommets. Tout à coup,
dans le silence de la nuit, le cri de guerre redouté des légions retentit
autour d’eux : de tous côtés les traits pleuvent : soldats et. hommes du
train, chars, chevaux, chameaux s’agitent pêle-mêle, et dans les ténèbres la
mort frappe à coup sûr au milieu de leurs masses épaisses, effarées. Les
Romains, leurs armes de jet épuisées, et alors que la lune se levant leur
fait voir leurs victimes, tombent des hauteurs sur les bandes sans défense.
Tout ce qui ne périt pas par le fer de l’ennemi meurt écrasé sous les pieds
des chevaux ou les roues des chars. Ainsi finit le dernier combat où le vieux
roi lutta en personne contre les Romains. Il s’enfuit, lui quatrième, suivi
par deux cavaliers et une concubine, habituée à l’accompagner partout en
costume d’homme et à combattre à ses côtés. Il se réfugie à Sinoria,
où quelques affidés le rejoignent. Il partage entre eux les trésors qu’il y a
déposés, 6.000 talents en or (11.000.000 thaler = 41.250.000 fr.), leur remet et prend sur
lui du poison ; puis remontant l’Euphrate avec les quelques troupes qui
lui restent, il va rejoindre son allié le Grand-Roi d’Arménie.
Là encore son espoir est déçu : en prenant la route
d’Arménie, le roi du Pont a compté sur une alliance dont il ne reste déjà
plus rien. Pendant qu’il luttait contre Pompée avec l’insuccès que nous
savons, le roi parthe, poussé par les Romains, et cédant surtout aux conseils
du prince d’Arménie fugitif, avait envahi le royaume de Tigrane à main armée,
et Tigrane était contraint de battre en retraite vers les montagnes
inaccessibles du pays. L’armée envahissante mit aussitôt le siège devant la
capitale Artaxata : puis ce siège traînant en longueur, Phraate s’éloigna
avec la plus grande partie de ses troupes. Là dessus, Tigrane reparut,
culbuta le corps d’armée parthe laissé devant la place ainsi que les émigrés
arméniens que commandait son fils : il est de nouveau le maître dans toute
l’étendue de son royaume. On comprend que dans les circonstances actuelles,
le roi se sentait peu enclin à faire la guerre aux Romains une seconde fois
victorieux, encore moins à se sacrifier pour Mithridate en qui il avait foi
moins que jamais, depuis qu’il savait que son fils rebelle voulait aller
rejoindre son grand-père. Il entama donc des négociations avec les Romains,
demandant une paix séparée ; et sans attendre la conclusion du traité,
il rompit son alliance avec Mithridate. Celui-ci arrivait à la frontière
d’Arménie. Il apprend tout à coup que le Grand-Roi amis sa têteau prix de 400
talents [150.000
thaler = 562.500 fr.], qu’il a arrêté ses envoyés et les a livrés aux
Romains. Le vieux monarque voyait son royaume occupé par les légions, son
allié en train de s’entendre avec l’ennemi : ne pouvant plus continuer la
guerre, il s’estimera heureux s’il trouvé un dernier asile sur les côtes de
l’est et du nord de la mer Noire. Là, il aura sans doute à combattre son fils
Macharès, rebelle aussi, et pactisant avec les Romains : il le chassera
du royaume du Bosphore, et sur les bords du Palus Mæolides il
recommencera ses infatigables projets. Il prend donc la route du Nord. Quand
il a franchi le Phase, dernière frontière de l’Asie-Mineure, il est hors
d’atteinte, et Pompée même cesse aussi de le poursuivre : mais au lieu
de revenir vers les sources de l’Euphrate, le Romain se jette sur la contrée
de l’Araxes, et veut en finir avec Tigrane. Il arrive, sans presque
rencontrer de résistance ; jusque dans les environs d’Artaxata (non loin d’Erivan)
et plante son camp à 3 milles [allemands = 6 lieues] de la ville. Tigrane le jeune s’y
présente à lui, espérant que son père tombé, les Romains lui remettraient le
diadème, et essaye de tous les moyens pour empêcher la conclusion de la paix
entre eux et le Grand-Roi. Mais celui-ci n’en était que plus empressé à
l’acheter, à quelque prix que ce fût. Un jour il se présenta à la porte du
camp, à cheval, mais sans manteau de pourpre, portant le bandeau et le turban
royal, et demandant, à être conduit devant Pompée. Après qu’il eut remis aux
licteurs, comme le voulait la consigne du camp, son cheval et son épée, il
alla, selon l’usage des Barbares, se jeter aux pieds du proconsul, et déposa
dans ses mains, en signe d’absolue soumission, son diadème et sa tiare.
Pompée, joyeux de sa victoire plus que facile, relève ce roi qui s’humilie,
lui rend les insignes de sa dignité et dicte les termes de la paix. Tigrane
versera 600 talents (9.000.000
thaler = 33.750.000 fr.) pour la caisse de l’armée, chaque soldat
recevant un don de 50 deniers (15 thaler = 56 fr. 25 cent.) : il rendra toutes ses conquêtes
de Phénicie, de Syrie, de Cilicie, de Cappadoce : il restituera même ses
possessions sur la rive droite de l’Euphrate, la Sophène et la Gordyène ; bref,
il rentrera dans les limites de l’Arménie propre : c’en est fait du
Grand-Royaume. Au commencement de 688 [66 av. J.-C.], nul soldat romain
n’avait encore franchi la limite des anciennes possessions de la République : à la fin
de cette même année le roi Mithridate erre fugitif et sans armée dans les
gorges du Caucase, et Tigrane d’Arménie n’est plus le roi des rois ; il
est abaissé à la condition de vassal. Toute la région de l’Asie-Mineure à
l’ouest de l’Euphrate obéit à la domination romaine ; et l’armée
victorieuse prend ses quartiers d’hiver à l’est du fleuve, en territoire
arménien, et dans la partie du cours supérieur, jusqu’aux rives du Kour,
où pour la première fois les italiens ont abreuvé leurs chevaux.
Toutefois, en mettant le pied dans ces pays nouveaux, les
Romains éveillaient de nouveaux ennemis. Les peuples belliqueux du Caucase
moyen et oriental s’irritèrent à la vue des occidentaux campés au milieu
d’eux. Les plateaux fertiles et arrosés de la Géorgie actuelle étaient
habités par les Ibères, nation brave, régulièrement organisée, adonnée
à l’agriculture, et dont les tribus ayant leurs anciens pour chefs,
cultivaient leurs terres en commun, sans pratiquer la propriété privée. Là,
armée et peuple ne faisaient qu’un : à leur tête étaient les chefs des clans,
et parmi ceux-ci, le plus ancien, vrai roi de toute la nation, ayant
au-dessous de lui son second par l’âge, lequel disait la justice et
commandait l’armée : les Ibères avaient aussi leurs familles sacerdotales,
auxquelles appartenait la connaissance des traités internationaux, et leur
observation fidèle. Les hommes non libres étaient hommes de corps du roi. Au
delà des Ibères, vers l’est, on rencontrait les Albaniens ou Alains,
bien plus sauvages qu’eux : ils résidaient sur le Kour inférieur, jusqu’à la
mer Caspienne. Ils menaient une vie quasi-pastorale, conduisant à pied et à
cheval leurs immenses troupeaux au milieu des grasses plaines du Schirwan
moderne, et cultivant leurs champs avec le rude araire en bois, sans le soc
de fer des occidentaux. Ils ignoraient la monnaie, et ne savaient pas nombrer
au-delà de cent. Chacune de leurs peuplades (on n’en comptait pas moins de vingt-sept)
avait son chef et son dialecte. Bien plus nombreux que les Ibères, les
Albaniens n’eussent pu, néanmoins, se mesurer avec leurs courageux voisins.
D’ailleurs, même manière de se battre chez les deux nations : ils se
servaient des flèches et autres armes légères de jet, qu’ils lançaient comme
les Indiens sur l’ennemi, en se dérobant derrière les arbres, ou perchés au
sommet des branches. Les Albaniens avaient aussi des cavaliers nombreux,
recouverts, comme les Mèdes et les Arméniens, de lourdes cuirasses, de
brassards et de jambières. Les deux peuples vivaient au milieu de leurs
champs, de leurs pâturages, dans la plus complète indépendance, et cela
depuis un temps immémorial. La nature a placé le Caucase, ce semble, entre
l’Europe et l’Asie, comme une digue contre les déluges des peuples : là,
s’étaient arrêtées jadis les armes de Cyrus et celles d’Alexandre : là, les
Romains avaient devant eux la grande muraille que ses habitants se
disposaient à bravement défendre. Les Albaniens apprennent avec effroi qu’au
prochain printemps le général de la République veut franchir leurs montagnes, et
poursuivre au-delà le roi du Pont, car Mithridate, dit-on, passe l’hiver à Dioscuriade
(Iskouriah
entre Soukoum-Kaléh et Anakli) sur la mer Noire.
Aussitôt, sous la conduite de leur prince Oroïzès, ils s’ébranlent en
plein hiver (688-689
[66-65 av. J.-C.]), franchissent le Kour, et se jettent sur les
Romains, alors partagés en trois divisions pour vivre plus facilement, et
commandés par Quintus Metellus Celer, par Lucius Flaccus et par
Pompée en personne. Celer, sur qui tombe la principale attaque, tient
vigoureusement ; et Pompée, après s’être débarrassé des hordes qui se
sont attaquées à lui, poursuit jusque sur le fleuve les Barbares partout
battus. Le roi des Ibères, Artocès, se tient coi, et promet aux
Romains paix et amitié ; mais Pompée sait qu’il arme en secret, et qu’il
se propose de l’attaquer dans les défilés du Caucase. Dès les premiers jours
du printemps de 689 [-65],
avant de se remettre à la poursuite de Mithridate, il marche sur les deux
citadelles d’Harmozica (Horoumzich ou Armazi) et de Seusamora (Tsoumar),
situées à une lieue l’une de l’autre, et qui commandent, un peu au-dessus de
l’emplacement actuel de Tiflis, les deux vallées du Kour et de l’Aragua,
son affluent, en même temps qu’elles ferment l’unique passage allant
d’Arménie en Ibérie. Artocès, surpris par l’ennemi à l’improviste, brûle les
ponts au plus vite, et tout en négociant se retire dans l’intérieur. Pompée
s’empare des deux forteresses, et donne la chasse aux Ibères jusque sur
l’autre rive, espérant les contraindre à mettre aussitôt bas les armes. Mais
Artocès recule toujours : il ne fait halte que sur les bords du Péloros
: là, il lui faut ou se rendre ou se battre. Contre le choc des légions, les
archers. ibères ne tiennent pas pied un moment : le Péloros est
franchi ; alors Artocès subit les conditions dictées par le Romain, et
envoie ses enfants comme otages. Ces choses faites, Pompée, conformément à
son plan, se rend du pays du Kour dans la vallée du Phase, par le col
de Sarapana [Charapani,
en Iméritie], et de là longeant le fleuve, arrive à la mer
Noire, où la flotte de Servilius l’attend sur la côte de Colchide. C’était
une témérité presque sans but, que de conduire et l’armée et les vaisseaux
vers ces rivages légendaires. Les marches que l’on venait de faire dans des
pays inconnus, au milieu de peuplades presque toutes hostiles, n’étaient
rien, comparées à celtes que l’on avait devant soi. Admettant que l’on
réussît à franchir les longues étapes qui séparent l’embouchure du Phase de la Crimée , au travers de
nations barbares, aussi pauvres que guerrières, soit sur des eaux
inhospitalières et non fréquentées, soit le long d’une côte, où parfois les
montagnes tombent à pic dans la mer, et où il eût fallu, bon gré mal gré,
remonter sur les vaisseaux, admettant que l’expédition réussît, plus
difficile peut-être que les grands voyages militaires d’Alexandre et
d’Hannibal, à quel résultat menait-elle, au bout de tant de fatigues et de
dangers ? Je le veux, la guerre n’était -point finie tant que le vieux roi
vivait : mais où voyait-on que la royale bête fauve, objet de cette chasse
prodigieuse, tomberait enfin sûrement dans les filets ? Dût-on même
craindre que Mithridate ne rentrât un jour en Asie, la torche de guerre à la
main, ne valait-il pas mieux cesser de le poursuivre, la poursuite n’offrant
que des dangers et nul avantage ? Des voix nombreuses s’élevaient dans
l’armée, des voix plus nombreuses encore dans Rome poussaient le général à
aller de l’avant : mais elles venaient ou de têtes chaudes et folles, ou
d’amis faux, désireux de tenir à tout prix éloigné le puissant proconsul, et
de le savoir engagé au fond de l’Orient dans des entreprises à perte de vue.
Pompée avait trop d’expérience et de prudence pour compromettre son armée et
sa gloire dans une expédition absurde ; et à ce moment, une révolte des
Albaniens sur ses derrières lui fournissant un plausible prétexte, il
abandonna la poursuite de Mithridate, et ordonna la retraite. La flotte eut
ordre de croiser dans la mer Noire, de couvrir la côte nord d’Asie-Mineure
contre toute attaque ennemie, et de fermer le Bosphore cimmérien, sous menace
de mort contre tout navigateur essayant de forcer le blocus. Puis s’en
revenant par la route de terre, et repassant par les régions colchiques et
arméniennes, Pompée s’en retourna vers le Kour inférieur, le traversa, et
campa dans les plaines d’Albanie. L’armée eut bien des jours de souffrances,
marchant par une suffocante chaleur dans ces campagnes rases et souvent sans
eau ; elle ne rencontra pas un ennemi : mais arrivée à la rive gauche de
l’Abas (l’Alazonios
autrefois, aujourd’hui sans doute l’Alasan), elle vit en face
d’elle les hordes albaniennes que commandait Cosès, frère du roi
Oroïzès. Elles ne comptaient pas moins de 60.000 hommes de pied, et de 12.000
cavaliers, y compris les contingents venus des steppes d’au-delà du Caucase.
Les Albaniens, du reste, croyaient n’avoir à faire qu’à la cavalerie romaine,
sans quoi ils n’eussent point osé combattre : mais Pompée avait masqué son
infanterie par sa cavalerie, et celle-ci s’effaçant, on vit tout à coup
derrière elle les masses profondes des légions. La mêlée fut courte ;
l’armée des Barbares se dispersa dans les bois, que Pompée fit envelopper et
incendier. Les Albaniens alors de demander la paix : puis, à l’exemple des
autres peuples plus puissants, toutes les tribus d’entre le Kour et la mer Caspienne
concluent aussi leur traité avec Pompée. Pour un moment, l’on vit les
Albaniens, les Ibères et les autres, nations vivant au pied ou à l’intérieur
du Caucase méridional, entrer dans la dépendance de Rome. Mais quant à celles
d’entre le Phase et le Mœotis, Colchidiens, Soanes, Hénioques,
Jazyges, Achéens ; quant aux Bastarnes, placés plus loin,
bien que leurs noms figurent dans la liste des peuples soumis par Pompée, il
est manifeste qu’on ne put prendre leur soumission au sérieux. Le Caucase
avait retrouvé sa place dans l’histoire universelle ; il marquait la
limite de l’empire romain, comme jadis il avait été celle de l’empire perse
et hellénique.
Mithridate était laissé à lui-même et à sa destinée. De
même qu’autrefois son aïeul, le fondateur du royaume du Pont, échappé aux
séides d’Antigone, avait mis le pied en fugitif sur les terres de son empire
futur, de même le petit-fils avait franchi sa frontière, tournant le dos à
ses conquêtes et à celles de ses pères. Mais les destinées sont rapides et
variables en Orient au-delà de toute mesure ; et nul plus souvent que le
vieux sultan de Sinope n’avait gagné et perdu au jeu de dés capricieux de la
fortune. Sur le soir de sa vie, pourquoi ne se serait-il pas flatté d’un
nouveau retour rendant l’essor à sa grandeur ? La seule chose stable n’est-ce
point le perpétuel changement ? Les orientaux avaient jusqu’au fond du
cœur l’antipathie de la domination romaine : bon ou cruel, Mithridate, à
leurs yeux, ne cessait pas d’être le vrai roi : ne pouvait-il pas tirer parti
de la mollesse des sénatoriaux dans l’administration des provinces, et des
discordes des partis politiques dans Rome, toujours en fermentation, toujours
à la veille d’une guerre civile ? Ne pourrait-il pas attendre et saisir
l’occasion, et remonter pour la troisième fois sur son trône ? Avec ses
espérances et ses projets, durables autant que sa vie, tant qu’il n’était
point mort il restait aussi dangereux, vieux roi déchu et exilé, qu’au jour
où à la tête de 100.000 hommes il était entré en guerre pour arracher aux
Romains la Hellade
et la Macédoine. En
689 [65 av. J.-C.],
infatigable malgré le poids de l’âge, il quitte Dioscuriade, et gagne au
travers de mille obstacles, tantôt par mer et tantôt par terre, le royaume de
Panticapée. Par son seul ascendant, et grâce à sa suite imposante, il jette à
bas Macharès, son fils rebelle, et le force à se donner la mort. Puis il
tente encore d’entrer en rapport avec les Romains. Il demande qu’on lui rende
son royaume héréditaire ; se disant prêt à reconnaître la suzeraineté de la République, et à
payer le tribut de vassalité. Pompée refuse net. A peine remonté sur son
trône, Mithridate jouerait son ancien jeu : il faut qu’il fasse purement et
simplement sa soumission. Mais celui-ci, loin de consentir à se livrer aux
mains de l’ennemi, entasse des plans nouveaux et plus que jamais
gigantesques. Il ramasse toutes ses ressources, les derniers débris de ses
trésors, les derniers contingents de ses états : il arme une armée de 36.000
hommes, esclaves pour la plupart, qu’il équipe et exerce à la romaine : il
prépare une flotte de guerre : il ne médite rien moins, dit-on, que de se
jeter dans l’ouest, par la
Thrace, la
Macédoine et la
Pannonie ; puis, entraînant comme alliés les Scythes
des steppes sarmates, les Celtes du Danube, il ira déchaîner sur l’Italie
toute une avalanche de peuples. Le projet a paru colossal, et quelques-uns
ont comparé les plans de guerre du roi du Pont à la grande expédition
d’Hannibal. Comme si une telle pensée, héroïque chez l’homme de génie, n’était
point folie chez tout autre homme ! Les orientaux envahissant l’Italie,
ce n’était là qu’une ridicule menace, qu’une infime et chimérique imagination
du désespoir ! Le sang-froid et la prudence du général de Rome ne s’y
trompèrent pas ; et les Romains se gardèrent de courir en aventuriers
après leur aventureux adversaire. Pourquoi s’en aller dans les régions
lointaines de Crimée, au devant d’une attaque qui ne pouvait manquer de
s’épuiser sur place, et que d’ailleurs on serait toujours à, temps de repousser
au pied des Alpes ? En effet, tandis que Pompée, sans se préoccuper
davantage des menaces du géant impuissant, préside à l’organisation des
territoires conquis, les destinées du vieux roi s’achevaient toutes seules au
fond des contrées du nord. Ses armements écrasaient les peuples et
révoltaient les riverains du Bosphore, dont il démolissait les maisons, ou
faisait enlever et tuer les boeufs à la charrue, pour s’approvisionner de
tendons et de bois destinés aux machines de guerre. Les soldats ne voulaient
point davantage d’une marche désespérée sur l’Italie. Toujours, le roi avait
vécu entouré de soupçons et de trahisons : il n’avait pas le don d’éveiller
chez les siens l’amour ou la fidélité. Jadis il avait contraint Archélaos,
son meilleur général, à chercher un asile jusque dans le camp des Romains :
pendant les campagnes de Lucullus, ses officiers les plus dignes de
confiance, Dioclès, Phœnix, et les plus fameux parmi les émigrés romains,
avaient dû l’abandonner pareillement : aujourd’hui que son étoile a pâli, et
que malade, toujours irrité, il ne se laisse plus voir qu’à ses eunuques, les
défections se succèdent plus vite encore autour de lui. Castor, commandant de
la place de Phanagoria (sur la côte d’Asie, en face de Kertsch), donne le
premier le signal de la révolte : il proclame que la cité est libre, et remet
aux Romains les fils du vieux sultan, qui y sont enfermés avec lui.
L’insurrection se propage dans toutes les villes du Bosphore : Chersonèse
(non loin de Sébastopol),
Théodosia (Kaffa),
et d’autres encore se joignent aux Phanagorites : Mithridate, pendant ce
temps, lâchait la bride à son humeur soupçonneuse et cruelle. Sur la
dénonciation de quelques vils eunuques, il fit mettre en croix ses affidés
les plus intimes : ses fils, moins que les autres, étaient sûrs de vivre.
L’un d’eux, Pharnace, le favori de son père, et probablement celui
qu’il destinait à lui succéder, prit une résolution extrême et se mit à la
tête des insurgés. Les sbires lancés pour s’assurer de sa personne, les
troupes envoyées contre lui, passèrent à ses gages ; et tout le corps
des transfuges italiens se donna à lui. Ce corps était peut-être le noyau le
plus solide de l’armée ; mais rien aussi ne lui souriait moins que la
perspective d’une expédition en Italie. Enfin les autres troupes et la flotte
le suivirent dans sa défection. Abandonné de tous, et par le pays et par les
soldats, Mithridate apprend que Panticapée, sa capitale, a ouvert ses portes
aux rebelles, et qu’enfermé dans son palais, il va leur être livré. Du haut
des mûrs il implore son fils, lui demandant de le laisser vivre, de ne pas
tremper ses mains dans le sang d’un père : cette prière sonnait mal dans sa
bouche ! N’avait-il pas lui-même les mains souillées du sang de sa mère
? Tout récemment encore n’avait-il pas versé le sang de Xipharès, son
fils innocent ? Pharnace, d’ailleurs, dépassait Mithridate en dureté de
cœur et en cruauté. La dernière heure ayant sonné pour le vieux roi, il
voulut du moins finir comme il avait vécu : femmes, concubines, filles, et
parmi celles-ci les jeunes fiancées des rois d’Égypte et de Chypre, il les
condamna toutes à subir les horreurs de la mort. Elles vidèrent la coupe
empoisonnée, avant qu’il ne la prit, lui-même ; et comme le breuvage
n’agissait pas assez vite, il tendit la gorge à un soldat celte, Bituit,
qui l’acheva. Ainsi mourut (691 [-63]) Mithridate Eupator dans la
soixante-huitième année de son âge, dans la cinquante-septième de son règne,
vingt-six ans après son premier combat contre les Romains. Pharnace envoya le
cadavre à Pompée, en preuve du service rendu et de sa loyauté d’allié :
Pompée le fit placer dans les caveaux royaux à Sinope.
La mort de Mithridate était pour la République
l’équivalent d’une grande victoire : et comme s’il y eût eu victoire en
effet, les courriers porteurs de la nouvelle, couronnant leur tête de
lauriers, se montrèrent au camp, devant Jéricho, où se trouvait alors le
général en chef. Dans la personne du roi du Pont, un des grands ennemis de
Rome était descendu au tombeau, le plus grand de tous ceux qu’elle avait
jamais rencontrés dans les molles contrées de l’Orient. L’instinct de la
foule ne s’y trompait pas : comme autrefois Scipion, au jour du triomphe,
était aux yeux de tous le vainqueur d’Hannibal ; et non pas seulement le
vainqueur de Carthage, de même devant la mort de Mithridate s’effaçaient les
conquêtes faites sur les peuples nombreux de l’Orient et sur le Grand-Roi
d’Arménie lui-même ; et quand Pompée célébra dans Rome son entrée
solennelle, ce qui attira le plus les regards, c’étaient les tableaux peints
qui montraient le vieux roi fugitif, menant son cheval par la bride, et ceux
encore où il gisait étendu et rendant l’âme au milieu des cadavres de ses
filles. Quelque jugement qu’on porte sur sa personne, Mithridate est une grande
et historique figure, dans tout le sens du mot. Non que je l’admire comme un
vaste génie, comme une riche et haute nature : mais il eut la vertu très
imposante de la haine, et cette haine l’a soutenu non sans honneur, quoique
sans succès, pendant tout un demi-siècle d’une lutte inégale, contre un
ennemi démesurément supérieur. La place que lui a faite l’histoire a
d’ailleurs grandi l’importance de l’homme. Sentinelle avancée de la réaction
nationale en Orient contre les occidentaux, il a rouvert le duel entre les
deux mondes ; et vainqueurs aussi bien que vaincus, tous avaient à sa
chute le pressentiment qu’on assistait au début, et non à la fin du drame.
Cependant, après avoir mené à fin la guerre du Caucase (689 [65 av. J.-C.]),
Pompée, revenu dans le Pont, y avait forcé les derniers châteaux qui tenaient
encore ; puis, pour enlever aux brigands leurs repaires, en avait rasé
les donjons, et bouché les puits en y roulant des blocs de rochers. L’été de
690 [-64]
commençait : il se rendit en Syrie, où l’appelaient bien des affaires à
régler. Il serait difficile d’esquisser le tableau de l’état des choses en ce
pays ; tout y marchait vers la dissolution. A la vérité, en suite de
l’attaque de Lucullus contre l’Arménie, le satrape de Tigrane, Magadatés,
avait évacué les provinces syriennes (685 [-69]) ; et les Ptolémées, bien que, comme
leurs prédécesseurs, ils rêvassent encore l’annexion des côtes phéniciennes à
leur royaume, avaient, par peur de Rome, reculé devant toute tentative
nouvelle d’occupation : Rome, d’ailleurs, n’avait point encore
régularisé leurs titres de possession, plus que douteux en Égypte même :
enfin les princes syriens, de leur côté, s’étaient plus d’une fois adressés à
elle, demandant d’être reconnus comme les légitimes héritiers des Lagides.
Mais quoique à ce moment les grandes puissances se tinssent en dehors des
événements locaux, le pays aurait moins souffert du fléau d’une grosse guerre
qu’il ne souffrait en réalité des éternelles et inutiles querelles des
princes, des seigneurs et des villes. Les vrais maîtres du royaume des
Séleucides étaient alors les Bédouins, les Juifs et les Nabatéens. On sait
quel immense désert de sable, inhospitalier, sans arbres et sans eau, s’étend
de la péninsule arabique jusqu’à l’Euphrate et au-delà, touche à l’ouest à la
chaîne des montagnes de Syrie et à son étroite plage, et va se perdre à
l’orient dans les riches plaines basses du Tigre et de l’Euphrate inférieur.
Le Sahara d’Asie est l’antique et primitive patrie des enfants d’Ismaël : du
jour où la tradition parle à l’histoire nous y rencontrons le bédawin ou fils du
désert. Là, il dresse sa tente, et paît ses chameaux : là, monté
sur son coursier rapide, il donne la chasse à l’ennemi de sa race, et au
marchand voyageur. Favorisés par Tigrane, qui les utilisait, pour sa
politique commerciale, puis bientôt enhardis par l’état de la Syrie abandonnée à
elle-même, les enfants du désert s’étaient avancés jusque dans la région
septentrionale : déjà, au contact de la civilisation syrienne, ils avaient
acquis les rudiments d’une vie sociale régulière, et politiquement parlant
ils jouaient le premier rôle. On citait comme le plus important de leurs Émirs,
Abgar, chef de la tribu arabe des Mardans ; Tigrane
l’avait installé dans la haute Mésopotamie, autour d’Édesse et de
Carrhes ; puis, à l’ouest de l’Euphrate se tenaient : Sampsikérame,
émir des Arabes de Hémésa (Homs) entre Damas et Antioche, et maître de la forte
citadelle d’Arethusa : Aziz, chef d’une autre horde errante
dans ces mêmes contrées : Alchaudonios, prince des Rhambæens,
avec qui Lucullus avait eu des rapports, et une foule d’autres. A côté des
chefs bédouins on rencontrait partout de hardis compagnons, égalant ou
dépassant même les fils du désert dans le noble métier de détrousseurs de
route : tel était Ptolémée, fils de Mennæos, le plus puissant,
peut-être, de tous ces chevaliers bandits, et l’un des plus riches hommes de
son temps. La contrée des Ityréens (aujourd’hui des Druses) lui
obéissait : il commandait dans la plaine de Massyas au nord, avec les
villes d’Héliopolis (Baalbek) et de Chalcis, et menait 8.000
cavaliers à sa solde. Tels encore Dyonisios et Cyniras,
possesseurs des villes maritimes de Tripoli (Tarablouz) et Byblos (entre Tarablouz et Beyrouth),
et enfin le juif Silas, maître de la forteresse de Lysias, non
loin d’Apamée sur l’Oronte.
En revanche et dans le sud le peuple des Juifs semblait en
voie de consolidation politique. Hardis et pieux défenseurs du vieux culte
national, que les rois de Syrie menaçaient d’écraser sous un hellénisme
niveleur, les Hasmonéens ou Macchabées [les Marteaux] étaient arrivés
au principat héréditaire ; puis insensiblement aux honneurs royaux,
puis, devenant conquérants, les grands-prêtres rois avaient arrondi leur
empire au nord, au sud et à l’est. Quand mourut le belliqueux Alexandre
Jannaï [ou Jochanan]
(675 [79 av. J.-C.]),
le royaume juif avait absorbé tout le pays des Philistins, jusqu’à la
frontière égyptienne au midi au sud-est, il confinait au royaume des
Nabatéens de Pétra, diminué de tous les pays que Jannaï avait conquis
sur la rive droite du Jourdain et de la mer Morte : au nord, il embrassait
Samarie et la Décapole
jusqu’à la mer de Génésareth ; et si la mort ne l’avait prévenu,
le prince hasmonéen se disposait à investir aussi Ptolémaïs (Saint-Jean d’Acre)
et à refouler les Ityréens en arrière de la ligne par eux envahie. La côte
appartenait aussi aux Juifs depuis le mont Carmel jusqu’à Rhinocorura (Koulat el Arisch),
y compris l’importante place de Gaza, Ascalon seule restant encore libre, si
bien que la Judée,
jadis séparée de la mer, comptait aujourd’hui parmi les lieux d’asile de la
piraterie. Au moment où l’intervention de Lucullus détourna soudain et à
point la tempête venant d’Arménie, et qui déjà menaçait les Juifs, les
princes hasmonéens n’auraient pas manqué de porter leurs armes plus loin
encore, si des dissensions intestines n’avaient pas détruit dans son germe la
puissance promise à l’ambition du nouvel et remarquable état. Le sentiment de
l’indépendance religieuse et celui de la nationalité, à l’heure de leur
énergique alliance, avaient suscité l’empire des Macchabées : mais bientôt
ils se désunissent, et arment l’un contre l’autre. La nouvelle secte juive,
fondée au temps des Macchabées, le pharisaïsme (c’était son nom) laissant en dehors
le gouvernement temporel, ne tendait à rien moins qu’à constituer une
communauté judaïque, formée de tous les orthodoxes, dans toutes les régions
obéissant à des maîtres divers. Son système ostensible se concentrait dans
l’impôt du temple de Jérusalem versé par la piété de chaque Juif, dans les
écoles religieuses et les tribunaux sacerdotaux. Il avait enfin pour tête de
doctrine le grand consistoire hiérosolomytain, reconstitué dès les premiers
temps des Macchabées, et comparable, quant à sa compétence, au collège des
pontifes de Rome.
A l’encontre de l’orthodoxie, qui tous les jours allait se
pétrifiant dans la nullité de sa pensée théologique et de son pénible
cérémonial, l’opposition des Sadducéens levait la tête. Ces novateurs
combattaient le pharisaïsme au point de vue du dogme : ils ne voulaient obéir
qu’aux livres sacrés, n’accordant que l’autorité, et non la canonicité, aux
pouvoirs des scribes-docteurs [Sopherim], ces maîtres de la tradition canonique,
selon les Pharisiens[2]. Ils se
combattaient sur le terrain politique, quand au lieu de l’attente fataliste
dans le bras fort et secourable du dieu Sabaoth, ils invitaient le
peuple à s’aider des armes de ce monde, à fortifier au dedans et au dehors le
royaume de David, glorieusement restauré par les Macchabées. Mais les
orthodoxes avaient leur point d’appui dans le sacerdoce et dans la multitude,
et luttaient contre les hérétiques méchants avec cette haine irréconciliable,
absolue, qui est le propre des dévots marchant à la conquête des biens de la
terre. Les hommes de la nouvelle science donnaient gain de cause, au
contraire, à l’intelligence s’émouvant au contact de l’hellénisme : ils
s’appuyaient sur l’armée, où servaient en grand nombre des Pisidiens et des
Ciliciens, et sur les rois de Judée, hommes habiles, qui tenaient tête
à la puissance spirituelle, comme mille ans plus tard les Hohenstauffen
tiendront tête à la papauté. Jannaï, de sa forte main, avait pesé sur les
prêtres ; mais après lui, sous ses deux fils (685 [69 av. J.-C.] et suiv.),
éclata une guerre civile et fratricide, où les Pharisiens ligués contre
l’énergique Aristobule s’efforcèrent d’arriver à leur but sous le nom
du débonnaire et indolent Hyrcan II. Cette querelle fut la fin des
agrandissements de la Judée
: elle fournit aux étrangers l’occasion d’intervenir, et de s’emparer ainsi
de la suprématie dans la Syrie
méridionale. Les Nabatéens se montrèrent les premiers. On confond
souvent ce remarquable peuple avec ses voisins de l’est, les Arabes nomades :
mais il appartient au rameau araméen bien plus qu’aux descendants directs
d’Ismaël. La tribu araméenne, ou, comme les orientaux l’appellent, la tribu
syrienne des Nabatéens, aurait eu la contrée de Babylone pour sa demeure
primitive ; et dans les temps reculés, elle aurait, en vue du commerce,
envoyé une colonie à la pointe nord du golfe Arabique : ce fut là, dans la
péninsule du Sinaï, entre les branches de Suez et d’Aïla et
dans le pays de Petra (Ouadi Mousa), que grandit la nation nouvelle. Par ses
mains se faisait l’échange des marchandises de la Méditerranée et de
l’Inde. La grande route du sud des caravanes, allant de Gaza aux bouches de
l’Euphrate et au golfe Persique, passait par Pétra, sa capitale. Là, de
splendides palais, de vastes hypogées, bien mieux qu’une tradition presque
oubliée, attestent encore de nos jours la grandeur d’une civilisation
disparue. Le parti pharisien, selon la coutume de tout parti sacerdotal , ne
crut pas acheter trop chèrement sa victoire au prix de l’indépendance et de
l’intégrité de la patrie. Il appela à son secours contre Aristobule le roi
nabatéen Arètas, promettant la restitution de toutes les terres
conquises sur lui par Jannaï. Aussitôt Arètas de s’avancer en Judée avec
50.000 hommes environ puis, renforcé par le contingent des Philistins, il
tient Aristobule assiégé dans Jérusalem.
Pendant que la force et la discorde régnaient ainsi d’un
bout de la Syrie
à l’autre, les grandes villes, Antioche, Séleucie, Damas, ne pouvaient pas ne
pas souffrir, elles dont les habitants voyaient leur commerce coupé, et par
terre et par mer. Les gens de Byblos et de Béryte (Beyrouth) ne pouvaient
défendre ni leurs champs ni leurs vaisseaux contre les Ityréens, qui du haut
des châteaux dans la montagne ou sur les escarpements de la côte, jetaient au
loin l’effroi. Ceux de Damas enfin, pour échapper aux incursions des Ityréens
et de Ptolémée, fils de Mennée, se donnaient aux rois plus éloignés des
Nabatéens ou des Juifs. A Antioche, Sampsicérame et Aziz se mêlaient aux
querelles intestines du peuple ; et il s’en fallut de peu que la grande
ville grecque ne devint dès lors la résidence d’un émir arabe. La situation
rappelle les tristes interrègnes du Moyen-Âge, en Allemagne, alors que Nuremberg
et Augsbourg, n’ayant plus pour les protéger le droit et la justice du
roi des Romains, s’abritaient isolées derrière leurs murailles. Les
citadins marchands des villes de Syrie attendaient avec une impatience
fiévreuse un bras fort qui leur rendit et la paix, et la sûreté du commerce.
Non qu’il manquât de rois légitimes : on en comptait deux
ou trois. Lucullus avait installé en Commagène, à l’extrémité septentrionale
de la Syrie,
un Séleucide du nom d’Antiochus. Après le départ des Arméniens, Antiochus
l’Asiatique, dont le Sénat aussi bien que Lucullus avaient admis les
prétentions au trône, était un jour rentré dans Antioche, et s’y était fait
saluer roi. Mais voici qu’aussitôt surgit un troisième candidat de la maison
de Séleucus, Philippe : alors, la population de la capitale, mobile et
amoureuse d’opposition autant que les Alexandrins, prend parti pour et contre
; et en même temps, l’un et l’autre des émirs voisins se jettent dans la
querelle de famille, apanage perpétuel du trône de Séleucus. Aux yeux des
sujets pouvait-il y avoir autre chose que jouet ou dégoût dans la légitimité
du prince? Les soi-disant rois de droit étaient dans le pays moins puissants
que les petits princes et les chefs de bandes.
Pour remettre l’ordre dans ce chaos, il n’était besoin ni
des conceptions du génie, ni d’un grand déploiement de puissance : il
suffisait de voir clair dans les intérêts de Rome et de ses sujets, et les
institutions nécessaires se présentant d’elles-mêmes, de les remettre sur
pied et de les maintenir avec toutes leurs conséquences. Assez et trop
longtemps le Sénat avait prostitué sa politique au service de la légitimité :
aujourd’hui le général porté au pouvoir par l’opposition avait à s’inspirer
d’autres idées que de l’idée dynastique : il n’avait qu’une chose à faire,
c’était d’empêcher que le royaume syrien, au milieu des luttes des
prétendants et des convoitises de ses voisins, ne fût un jour soustrait à la
clientèle de la
République. La marche était toute tracée pour envoyer sur
les lieux un satrape italien, et, par lui, saisir énergiquement les rênes que
les princes de la maison régnante avaient laissé tomber de leurs mains par
leur propre faute, bien plus que par le malheur des temps. Pompée n’hésita
pas dans cette voie. Antiochus l’Asiatique lui avait écrit, demandant d’être
reconnu à titre de dynaste héréditaire. La réponse de Pompée fut celle-ci : jamais je ne replacerai sur le trône un roi qui ne sait ni
régner ni défendre son royaume, ses sujets allassent-ils jusqu’à le réclamer,
encore moins quand leurs vœux déclarés lui sont décidément contraires !
Cette lettre du proconsul romain était le congé définitif de la maison des
Séleucides : la couronne lui avait appartenu pendant 250 ans. A peu de temps
de là, Antiochus perdit la vie dans une embuscade tendue par Sampsicèrame,
dont il n’était plus que le client dans Antioche ; et après lui,
l’histoire ne dit plus rien de ces ombres de rois, et de leurs prétentions.
Mais pour introduire en Syrie le nouveau gouvernement de la République, et pour
réorganiser tant bien que mal des affaires si embrouillées, il fallait y
venir à la tête d’une armée, et effrayer ou abattre avec l’aide des légions
tous ces destructeurs de la paix publique, qui grandissaient partout à la
faveur d’une anarchie de quatre années. Déjà, pendant ses campagnes du Pont
et du Caucase, Pompée avait tourné de ce côté ses regards, et ses lieutenants
avec leurs corps d’armée s’étaient portés là où il était besoin. En 689 [65 av. J.-C.],
Aulus Gabinius, celui qui, tribun du peuple, avait fait envoyer Pompée en
Orient, avait marché vers le Tigre, puis, traversant la Mésopotamie, était
entré en Syrie, pour aller mettre fin aux différends des Juifs. Lollius et
Metellus avaient à leur tour occupé Damas que l’ennemi serrait de prés. A peu
de temps de la paraît en Judée un autre lieutenant de Pompée, Marcus
Scaurus : la discorde y a rallumé l’incendie que sa présence suffira
pour éteindre. Lucius Afranius commandant du corps d’Arménie, pendant que
Pompée guerroyait dans le Caucase, s’était porté de la Gordyène (le Kurdistan
septentrional) dans la haute Mésopotamie : là, s’appuyant sur les
Grecs émigrés à Carrhes, qui lui prêtèrent une énergique assistance, il avait
pu heureusement franchir le désert et ses dangers, et soumettre les Arabes de
l’Osroène. Enfin, dans les derniers jours de l’an 690 [-64][3], Pompée parut en
personne et séjourna chez les Syriens jusque, dans l’été de l’année suivante,
tranchant partout et agissant d’autorité, et réglant les intérêts de l’avenir
aussi bien que ceux du présent. Il y eut une restauration complète de l’état
des choses au temps de la puissance florissante des Séleucides : toutes les
usurpations disparurent : les chefs de bandits durent capituler avec leurs
châteaux forts : les scheiks arabes rentrèrent dans le désert ; et les
cités obtinrent, chacune en particulier, des arrangements définitifs. Les
légions étaient prêtes à donner main forte aux injonctions sévères du général
en chef : contre les hardis chevaliers bandits, leur intervention fut parfois
nécessaire. Sila, le tyranneau de Lysias, Dionysios à Tripoli, et Cinyras
à Byblos, sont faits prisonniers dans leurs castels et mis à mort : les
châteaux des Ityréens, en montagne ou sur la mer, sont rasés : Ptolémée, fils
de Mennée, rachète sa liberté et ses domaines moyennant rançon de 1.000
talents (1.827.000
thaler = 6.851.250 fr.). Ailleurs les ordres du nouveau maître
s’exécutèrent sans résistance. Seuls les Juifs hésitaient. Les médiateurs que
Pompée avait envoyés, avant lui, Gabinius et Scaurus, corrompus, dit-on, à
prix d’or, avaient tous deux donné raison à Aristobule dans sa querelle avec
Hyrcan, son frère. Contraint par eux à lever le siége de Jérusalem, le
nabatéen Arétas avait, de son côté, repris la route de ses états ; et
Aristobule marchant à sa poursuite, l’avait battu complètement. Mais à son
arrivée en Syrie, Pompée annule les arrangements pris par ses lieutenants,
prescrit aux Juifs le rétablissement de la vieille constitution théocratique,
telle que le Sénat l’avait reconnue en 593 [-161], l’abolition du principat et
l’abandon de toutes les conquêtes des Hasmonéens. Les Pharisiens avaient tout
fait. Deux cents des leurs, allant au devant du général, avaient réclamé et
obtenu la suppression des rois, sans avantage pour leur nation, mais tout à l’avantage
de Rome. Naturellement quand la
République ramenait en Syrie le régime du temps des
Séleucides, elle ne devait pas tolérer, à l’intérieur du royaume, l’existence
d’une puissance conquérante, telle que Jannaï l’avait un jour constituée.
Aristobule se demandait lequel valait mieux, ou de se soumettre à
l’inévitable sort, ou de lutter jusqu’au bout les armes à la main : tantôt il
semblait prêt à céder à Pompée, tantôt au contraire, il appelait le parti
national à la guerre contre les Romains. Enfin, les légions campant déjà
devant les portes, il fit sa soumission : mais l’armée juive comptait dans
ses rangs bon nombre de soldats fanatiques et décidés, qui refusèrent d’obéir
à leur roi captif. Jérusalem se rendit : mais, trois mois durant, la bande des
exaltés défendit le rocher escarpé du’ temple, et leur obstination brava la
mort. Enfin, pendant que les assiégés fêtaient le repos du Sabbat, les
assiégeants donnent l’assaut, et bientôt maîtres du sanctuaire, ils font
passer sous la hache des licteurs tous ceux des défenseurs de la place, que
l’épée a épargnés jusque là durant cette lutte du désespoir. Ainsi finit la
résistance nationale dans les pays nouvellement annexés à l’empire de Rome.
Pompée avait achevé l’œuvre commencée par Lucullus :
l’annexion des états nominalement indépendants, Bithynie, Pont et Syrie,
achevait la transformation, depuis plus de cent ans reconnue nécessaire, du
système impuissant des clientèles politiques. Désormais Rome allait exercer
la souveraineté immédiate sur les grands territoires qui relevaient d’elle,
et cette révolution se consommait juste à l’heure où, le Sénat étant abattu,
le parti héritier des Gracques avait mis la main sur le gouvernail. La République acquérait
en Orient de nouvelles frontières, de nouveaux voisins, des relations
d’amitié et des inimitiés nouvelles. Le royaume d’Arménie, les principautés
du Caucase entraient à leur tour dans le territoire médiat de Rome; et plus
loin le royaume du Bosphore cimmérien, mince débris des vastes conquêtes de
Mithridate Eupator, aujourd’hui régenté par Pharnace, son fils et son
assassin, subissait également la clientèle de l’Italie : seule la ville,
de Phanagoria, dont le commandant, Castor, avait le premier donné le signal
de la révolte contre le roi du Pont, avait été déclarée libre et
indépendante. Du côté des Nabatéens, les succès étaient moins décisifs.
Arètas, leur roi, obéissant aux injonctions des Romains, avait évacué la
terre juive : mais Damas restait dans ses mains, et nul soldat de la République n’était
encore entré dans la région nabatéenne. Soit que de ce côté aussi Pompée
nourrît une pensée de conquête, soit que tout au moins il voulût faire voir à
ce nouveau voisin placé dans la région arabique que désormais les aigles
romaines dominaient sur l’Oronte et le Jourdain, et que les temps n’étaient
plus où chacun pouvait impunément ravager la Syrie comme une terre sans maître, il dirigea,
en 691 [63 av.
J.-C.], une expédition sur Pétra. Mais pendant qu’il est en
marche, voici que les Juifs se révoltent : il laisse alors, et probablement
sans trop de regret, le commandement à Marcus Scaurus, qui lui succédera dans
la difficile entreprise tentée contre la ville nabatéenne, au loin perdue
dans les déserts[4].
Celui-ci, à son tour, se vit bientôt forcé à revenir en arrière, sans avoir
rien fait. Il se contenta de guerroyer dans le désert sur la rive gauche du
Jourdain, où il avait l’appui des Juifs : ses succès d’ailleurs ne furent
d’aucune importance. En fin de compte, Antipater l’Iduméen, l’habile
ministre de Judée, sut persuader à Arètas d’acheter à prix d’or, au légat
romain, son maintien en possession de toutes ses conquêtes, y compris même
Damas : la paix fut conclue, et les médailles de Scaurus représentent le roi
nabatéen tenant un chameau par la bride, et offrant à genoux la branche
d’olivier au général de Rome.
L’occupation de la Syrie, en créant à la République tant de
contacts nouveaux avec des peuples sans nombre, Arméniens, Ibères,
Bosphoriens et Nabatéens, lui créait un voisinage bien autrement sérieux, je
veux parler du royaume des Parthes. La diplomatie romaine s’était montrée
facile avec Phraate, quand les États pontique et arménien étaient debout et
puissants; Lucullus et Pompée lui-même avaient, sans difficulté, reconnu à ce
roi la possession indisputée des pays d’au-delà de l’Euphrate : Rome
n’en était pas moins une menace pour les Arsacides. En vain Phraate, à la
façon des rois, se rejetait clans l’Oubli de ses fautes, il entendait
retentir à ses oreilles ces paroles prophétiques de Mithridate : l’alliance du Parthe avec les Occidentaux, en préparant la
ruine des empires des peuples de sa race, prépare aussi la sienne !
Unis entre eux, les Romains et les Parthes avaient abattu l’Arménie : mais
cela fait, Rome, fidèle à sa vieille politique, allait changer de rôle, et
favoriser l’ennemi humilié aux dépens de son puissant complice. Ainsi
s’expliquent les prévenances étranges de Pompée envers le vieux Tigrane : son
fils, l’affidé et le gendre du roi des Parthes, est au contraire le prétexte
d’une injure directe : par ordre du proconsul, il est arrêté avec tous les
siens, et on ne le rend point à la liberté, même quand Phraate s’interpose
auprès du général, son ami, en faveur de sa propre fille et de l’époux de
celle-ci. Ce n’est pas tout : Phraate aussi bien que Tigrane élevaient
des prétentions sur la
Gordyène : Pompée la fait occuper par les soldats romains
dans l’intérêt de Tigrane : il expulse au-delà des frontières du pays les
Parthes qui s’y trouvent établis, et les fait poursuivre jusqu’à Arbelles
en Adiabène, sans prêter même l’oreille aux observations du cabinet de
Ctésiphon (689 [65
av. J.-C.]). Chose bien plus grave encore, il semble ne plus
vouloir respecter la ligne de l’Euphrate, que les traités ont reconnue. Tous
les jours les divisions romaines, en marchant d’Arménie en Syrie, passent au
travers de la
Mésopotamie : l’émir arabe de l’Osroène, Abgar, est reçu
aux plus douces conditions parmi les clients de Rome, et la place d’Orouros,
dans la haute Mésopotamie, entre Nisibis et le Tigre, à 50 milles [allemands = 100 lieues]
environ à l’est des gués de l’Euphrate en Commagène, est proclamée la limite
orientale de l’empire de la
République, de l’empire médiat, sans doute, car les Romains
ont donné à l’Arménien avec la
Gordyène la plus grande et plus fertile moitié de la Mésopotamie
septentrionale. Ainsi ce n’est plus l’Euphrate, c’est le grand désert
syro-mésopotamien qui sépare maintenant les Romains d’avec les Parthes ;
et encore il semble que ce ne soit que pour un temps. Aux ambassadeurs de ces
derniers qui venaient demander l’observation du traité de frontière, traité
resté purement verbal, Pompée ne répond que par une équivoque : l’empire de Rome s’étend aussi loin que son droit !
Et le commentaire de cette réponse, bientôt on le trouve dans l’incroyable
façon d’agir du proconsul au regard des satrapes de Médie et de la province
plus éloignée d’Elymaïs (entre
la Susiane,
la Médie et la Perse, dans le Louristan
actuel)[5].
Les gouverneurs de cette dernière région, montueuse, belliqueuse et écartée,
avaient toujours visé à l’indépendance au regard du Grand-Roi : en recevant
l’hommage que lui offrit à ce moment le dynaste local, Pompée commettait une
offense gratuite et pleine de menaces. Autre symptôme non moins grave : les
Romains jusqu’alors n’avaient point refusé au monarque des Parthes son titre
officiel de roi des rois : aujourd’hui
ils l’appellent roi tout simplement. Là aussi, la blessure faite à
l’étiquette était moindre que la menace pour l’avenir. Il semblait que Rome,
héritière des Séleucides, voulût saisir l’occasion favorable d’en revenir aux
temps anciens où la Tourane
et l’Iran avaient obéi aux ordres partis d’Antioche, aux temps où l’empire
parthe n’étant point né, il n’y avait encore qu’une simple satrapie
parthique. Ainsi la cour de Ctésiphon ne manquait point de motifs de
commencer la guerre; et la guerre sembla s’ouvrir avec Rome, quand en 690 [-64], le
Parthe la déclara un jour à l’Arménie au sujet des frontières. Pourtant le
cœur manqua à Phraate : en voyant le général tant redouté, campé à deux pas
de son royaume à la tête d’une armée puissante, il recula devant une rupture
ouverte. Pompée alors envoya ses commissaires pour régler à l’amiable le
différend entre la Parthie
et l’Arménie : Phraate se résigna et subit l’arbitrage forcé de Rome, dont la
sentence restitua à l’Arménie la
Gordyène et la Mésopotamie du nord. A peu de temps de là, sa
fille, le fils et l’époux de sa fille allaient orner le triomphe de l’imperator
romain. Les Parthes aussi tremblaient devant la puissance écrasante de Rome :
si à la différence des Pontiques et des Arméniens, elle ne leur avait point
fait sentir le poids de ses armés, c’est qu’eux-mêmes ils n’avaient point osé
descendre dans l’arène.
Il restait au proconsul à régler les affaires intérieures
des pays nouvellement acquis à la République, et d’y effacer, si faire se
pouvait, les traces d’une guerre désastreuse de treize ans. Il fut donné à
Pompée d’achever l’œuvre d’organisation commencée en Asie par Lucullus et la
commission que le Sénat lui avait adjointe, et ébauchée en Crète par
Metellus. L’Asie, embrassant naguère la Mysie, la Lydie, la Carie et la Lycie, devenait, de province frontière, simple
province intérieure : on créait la province nouvelle de Bithynie et de Pont,
formée de tout l’ancien empire de Nicomède et de la moitié occidentale de
l’ancien État pontique, jusqu’à l’Halys et même au-delà. Celle de Cilicie,
plus ancienne déjà, recevait des accroissements en rapport avec son titre :
après sa réorganisation, elle embrassait la Pamphylie et
l’Isaurie. Venaient enfin les provinces de Syrie et de Crète : non qu’on pût,
tant s’en faut, considérer ces immenses conquêtes comme des possessions
territoriales, dans le sens actuel du mot. L’administration, dans son
ensemble et dans sa forme, demeura à peu près ce qu’elle était avant : la République se
contenta de prendre la place de l’ancien monarque. Après comme avant, les
pays d’Asie composèrent une singulière bigarrure de domaines fiscaux, de
territoires de villes, celles-ci autonomes de fait et de droit, de
principautés et de royaumes laïques ou sacerdotaux, tous plus ou moins
laissés maîtres du gouvernement local à l’intérieur, tous placés de même, à
des conditions plus ou moins douces ou sévères, dans la dépendance de Rome et
de ses proconsuls, comme jadis ils avaient eu au-dessus d’eux le Grand-Roi et
ses satrapes.
Au premier rang des dynastes vassaux, par son titre du
moins, on rencontrait le roi de Cappadoce, dont Lucullus avait arrondi les
états en lui donnant l’investiture du pays de Mélitène (autour de Malatia),
jusqu’à l’Euphrate. Pompée, après Lucullus, avait annexé à la Cappadoce, vers la
frontière de l’ouest, un certain nombre de districts ciliciens, allant de Kartabala
jusqu’à Derbé, non loin d’Iconion : et vers celle de l’orient,
toute la Sophène,
située sur la rive gauche de l’Euphrate en face de la Mélitène, et d’abord
destinée au prince d’Arménie, Tigrane le jeune : ces arrangements mettaient
dans la main du roi vassal les plus importants passages de l’Euphrate. Quant
au petit pays de Commagène, entre la
Syrie et la
Cappadoce, il resta, avec sa capitale (Samosata, Samsat),
entre les mains du séleucide Antiochus, déjà nommé plus haut[6]. On adjoignit à
son royaume l’importante place de Séleucie (près Biradjik), laquelle commandait
aussi plus au sud les passages de l’Euphrate, et les districts voisins sur la
rive gauche. Par là, le fleuve, avec ses gués principaux, et des territoires
suffisants à l’est de sa vallée, étaient mis dans les mains de deux dynastes
absolument dépendants.
En Asie-Mineure, un monarque nouveau, Déjotarus,
voisin des rois de Cappadoce et de Commagène, mais bien plus puissant qu’eux,
avait aussi la faveur de Rome. Tétrarque du peuple gaulois des Tolistoboïes,
établis autour de Pessinonte ; appelé par Lucullus, puis par Pompée, à
marcher derrière les légions avec les autres clients de Rome, Déjotarus, à la
différence des soldats efféminés de l’Orient, s’était distingué dans les
guerres par sa fidélité et sa vaillance ; et les généraux romains, à son
patrimoine, de Galatie et à ses domaines dans la riche région située entre
Amisos et les bouches de l’Iialys, avaient ajouté la moitié orientale du
ci-devant royaume du. Pont, y compris les villes de Pharnacia et Trapezus, et
l’Arménie pontique, jusqu’aux confins de la Colchide et de la
grande Arménie. Devenu roi de l’Arménie-Mineure (tel était son titre),
il s’était encore étendu par la prise de possession du pays des Trocmes,
aussi de Galatie, dont il avait refoulé la plupart des tétrarques. Le mince
vassal d’autrefois était aujourd’hui l’un des plus puissants monarques
d’Orient, et Rome lui pouvait en toute sûreté confier la garde de sa ligne
frontière sur ce point.
Venaient ensuite les vassaux moindres, comme les nombreux
tétrarques de Galatie. L’un d’eux, Bogodiotarus, prince trocme, allié
fort actif des Romains dans la guerre contre Mithridate, avait reçu de Pompée
la ville de Mithridation, jadis frontière. Venaient ensuite le prince
de Paphlagonie, Attale, qui avait ramené sa maison sur l’ancien trône
des Pilæménides ; Aristarque et quelques petits dynastes de
Colchide ; Tarchondimotos, qui commandait dans les défilés de l’Amanus,
en Cilicie ; Ptolémée, fils de Mennée, toujours maître de Chalcis, dans
le Liban ; le roi nabatéen Arétas, toujours maître de Damas ; enfin
les émirs arabes dans les pays d’en deçà et d’au-delà de l’Euphrate, Abgar en
Osroène, que les Romains s’efforçaient par tous les moyens d’attirer dans
leurs intérêts, afin de s’en faire une sentinelle avancée contre les Parthes,
Sampsicérame à Hémésa, Alchaudonios le Rhambéen, émir aussi à Bostra [dans le Hauran].
Mentionnons encore les chefs spirituels à qui souvent en Orient peuples et
pays obéissaient comme à des potentats temporels. Les Romains, dans cette
terre promise du fanatisme, se gardèrent prudemment de toucher à leur
autorité solidement enracinée, comme ils se gardèrent de toucher aux trésors
des temples : tels étaient le grand-prêtre de la déesse-mère à Pessinonte, et
les deux grands-prêtres de la déesse Ma, dans la Comane cappadocienne (sur le haut Saros),
et dans la ville pontique de Comana (Gümenek, près de Tokat) :
dans le lieu de leur résidence, ils ne le cédaient qu’au roi en pouvoir ; et
l’on conte que chacun d’eux, dans des temps bien postérieurs, possédait
encore de grands domaines avec droits de justice, et quelque six mille
esclaves. Pompée donna la grande prêtrise de la ville pontique à Archélaos,
fils de ce général du même nom qui, fuyant Mithridate, avait jadis été
joindre les Romains. Dans le district cappadocien de la Morimène [sur l’Halys], on
rencontrait aussi à Vénasa le grand pontife de Jupiter, dont les
revenus se montaient à 15 talents par an [23.300 thaler = 87.375 fr.]. N’oublions ni
l’archiprêtre
et seigneur de la partie de la Cilicie Trachée,
où Teucros, fils d’Ajax avait jadis élevé à Jupiter un temple, dont
ses descendants avaient gardé héréditairement le sacerdoce, ni enfin l’archiprêtre et seigneur du peuple des Juifs,
à qui Pompée, après qu’il eut rasé les murs de sa ville, les châteaux royaux
et les châteaux trésors du pays, avait rendu le pouvoir sur sa nation, avec
injonction sévère de se tenir en paix, et de s’abstenir de toute tentative
conquérante.
A côté des dynastes temporels et spirituels il y avait
aussi les villes asiatiques, associées souvent en de grandes fédérations, et
jouissant d’une indépendance relative ; citons la ligue des vingt-trois
villes lyciennes, ligue bien ordonnée, et qui se tint constamment étrangère à
la piraterie. Quant aux autres cités isolées, et on en comptait bon nombre,
alors même qu’elles avaient obtenu leurs lettres de franchise, elles
tombèrent directement sous la main des préteurs et légats italiens. Les
Romains ne méconnaissaient pas que devenant les représentants de l’hellénisme
en Orient, et se donnant la mission d’y faire respecter et d’étendre les
limites de l’empire d’Alexandre, leur premier devoir était de favoriser
l’essor des villes. Partout, en effet, les villes sont les agents et les
organes nés de la civilisation mais en Asie, plus particulièrement là où se
dressait dans toute sa force l’antagonisme entre Orientaux et Occidentaux, la
société fondée sur la cité helléno-italienne, industrieuse et commerçante,
n’était-elle pas l’adversaire le plus énergique de la hiérarchie féodale,
militaire et despotique des pays de l’est ? Si peu que Lucullus et
Pompée eussent songé à passer le niveau sur tout l’Orient ; si porté,
d’autre part, que fût Pompée à blâmer dans les questions de détail, ou à
changer les arrangements de son prédécesseur, tous deux pourtant ils se
rencontrèrent dans cette pensée, qu’il fallait, à tout prix se montrer
favorable aux villes de l’Asie-Mineure et de la Syrie. Cyzique,
illustrée par son énergique défense durant la dernière guerre, l’écueil où
s’était brisé le premier effort de Mithridate, Cyzique avait reçu de Lucullus
un territoire considérablement accru. Héraclée-Pontique, qui, elle aussi,
avait énergiquement résisté, aux Romains cette fois, s’était vu restituer son
port, ses terres, et le Sénat avait sévèrement blâmé les traitements barbares
infligés par Cotta à ses malheureux habitants. Lucullus s’était plaint tout
haut et sincèrement de ce que le sort ne lui avait point permis de préserver
Sinope et Amisos des dévastations de la soldatesque pontique et aussi de
celles commises par leurs propres garnisons. Du moins il avait fait tout son
possible pour réparer le mal, agrandissant leur territoire, les repeuplant
soit avec les anciens habitants, qui sur son invitation revinrent en foule dans
leurs foyers aimés, soit avec de nouveaux émigrants de race grecque, veillant
enfin à la reconstruction des édifices détruits. Le même esprit guida Pompée,
qui put agir sur une plus grande échelle encore. Vainqueur des pirates, au
lieu de mettre en croix ses captifs (on en comptait plus de 20.000), ainsi que l’avaient fait ses
prédécesseurs, il les avait établis dans les villes dépeuplées de la Cilicie plate, à Mallos,
à Adana, à Épiphanie, à Soli surtout, qui depuis lors
prit le nom de Pompéiopolis. Il en avait envoyé même à Dymé, en
Achaïe, et jusqu’à Tarente. Coloniser les pirates, quel sujet de blâme aux
yeux d’un grand nombre de Romains[7] ! Les
brigands étaient donc récompensés pour leurs crimes ! En attendant, la
conduite de Pompée se justifiait par de bonnes raisons politiques et morales.
Dans les conditions sociales de l’époque, la piraterie était autre chose que
le brigandage ordinaire ; et il convenait de n’appliquer aux captifs que
les lois les moins acerbes du droit de la guerre. Nous avons dit ailleurs que
le Pont n’avait presque pas de villes : un siècle plus tard, on n’en
rencontrait pas davantage dans la plupart des districts de la Cappadoce : quelques
châteaux seulement au haut des montagnes, servaient d’abri en temps de guerre
aux agriculteurs de la plaine ; et, dans toute l’Asie-Mineure orientale, on
peut affirmer qu’il en était de même, sauf pourtant les rares colonies
grecques espacées sur les côtes. Pompée, dans toutes ces régions et y compris
les établissements ciliciens, ne fonda pas moins de trente-neuf villes, dont
plusieurs arrivèrent à un haut degré de prospérité. Citons parmi les plus
importantes dans l’ancien empire pontique, Nicopolis la ville de la victoire, érigée sur
l’emplacement même où Mithridate avait subi sa dernière et décisive défaite [sur le Lycus], le
plus beau et le plus durable des trophées de l’illustre capitaine : Mégalopolis,
nommée d’après le nom de son fondateur, et située sur les confins de la Cappadoce et de la
petite Arménie (plus
tard elle fut Sébastéia, aujourd’hui Siwas) : Ziéla, où
les Romains avaient livré un combat malheureux : la population s’y était
rassemblée autour d’un temple d’Anaïtis, ayant son grand-prêtre tranchant du
souverain local. Pompée lui donna une constitution et une charte de
cité : Diospolis, jadis Cabira et plus tard Néocésarée (aujourd’hui Niksar),
aussi sur un champ de bataille des guerres portiques : Mégnopolis ou Pompéiopolis,
l’Eupatoria ancienne restaurée [Boghar-Haleh], au confluent du Lycus et de l’Iris (Kisil-Irmak, et Germéni-Tschaï).
Mithridate l’avait construite, puis rasée, à cause de sa défection : Néopolis,
autrefois Phazémon, entre Amasée et l’Halys. Ces villes, pour la
plupart, ne reçurent pas de colons venus de loin : on se contenta d’abattre
les villages d’alentour et d’en rassembler les habitants dans l’enceinte
nouvelle : à Nicopolis seule, Pompée avait casé ses invalides et ses
vétérans, qui aimèrent mieux s’y faire immédiatement une patrie, que
d’attendre un établissement promis pour plus tard en Italie. Au signal du
puissant proconsul il s’éleva sur d’autres points encore des cités, foyers de
la civilisation grecque. En Paphlagonie, une troisième Pompéiopolis marqua la
place où l’armée de Mithridate avait, en 666 [88 av. J.-C.], remporté une grande
victoire sur les Bithyniens. Dans la Cappadoce, qui plus qu’aucune autre contrée
avait souffert de la guerre, Mazaca, l’ancienne résidence (plus tard Césarée,
aujourd’hui Kaisarieh), et sept autres localités furent
rétablies et érigées en villes. En Cilicie et en Cœlésyrie, vingt autres
villes surgirent. Dans les districts évacués par les Juifs, Gadara[8], de la Décapole, sortit de ses
ruines à la voix du proconsul, et Séleucis fut fondée. Tous ces
établissements absorbèrent nécessairement la majeure partie des terres
disponibles du domaine en Asie : mais en Crète, où le proconsul ne fit rien
ou ne fit que peu de chose, ce même domaine, au contraire, s’accrut
considérablement. En même temps qu’il créait des cités nouvelles, Pompée
réorganisait les anciennes, ou leur donnait l’impulsion. Il détruisit partout
les abus invétérés et les usurpations : ses édits soigneusement rédigés, et
spéciaux pour chacune des provinces, y réglèrent le système des
municipalités. Il dota les principales villes de nouveaux privilèges. C’est
ainsi qu’il accorda leur autonomie à Antioche sur l’Oronte, capitale, à vrai
dire, de l’Asie romaine, et restant bien peu en arrière de l’égyptienne
Alexandrie ou de la
Séleucie du royaume parthique, ce Bagdad des anciens ; à la
voisine d’Antioche, Séleucie Piérienne, qui fut récompensée de sa
belle défense contre Tigrane ; à Gaza, à toutes les villes enlevées à la
domination juive ; enfin à Mitylène, dans l’Asie occidentale, et à
Phanagorie, sur la mer Noire.
Ainsi se complétait l’édifice de l’empire romain d’Asie.
Avec ses rois feudataires et ses vassaux, avec ses prêtres-princes, et toute
la série de ses villes libres ou à demi indépendantes, il rappelle trait pour
trait le Saint-Empire d’Allemagne. Rien de merveilleux, d’ailleurs dans cette
construction sous le rapport de la difficulté vaincue, ou de la perfection du
système : rien de merveilleux, malgré tous les grands mots dont on se montra
prodigue à Rome, les aristocrates envers Lucullus, et la fouie envers Pompée.
Quant à ce dernier, il fit célébrer sa gloire et la célébra si haut lui-même,
qu’en vérité on l’eut pu croire plus faible de tête encore qu’il ne l’était
en effet. Quand les Mytilénéens lui élevaient une statue, à lui, le sauveur
et second fondateur de leur ville, le héros qui sur terre et sur mer avait
mis fin aux guerres déchaînées dans le monde, un tel hommage pouvait ne point
sembler excessif, étant rendu au destructeur des pirates, au conquérant des
royaumes orientaux. Mais les Romains allèrent bien plus loin que les Grecs.
Les inscriptions triomphales de Pompée énuméraient les 42 millions d’hommes
par lui subjugués, les 1.538 villes et châteaux conquis (la quantité remplaçant ici
la qualité) : elles étendaient le champ de ses victoires de la mer
Mœotique à la mer Caspienne, de la Caspienne à la mer Rouge, alors qu’il n’en
avait vu aucune de ses yeux ; et s’il n’alla pas jusqu’à en faire
jactance, il laissa croire au public que par l’incorporation de la Syrie, cet autre exploit
sans péril et sans gloire, l’empire de Rome embrassait désormais tout
l’Orient jusqu’aux confins de la
Bactriane et de l’Inde. Tant, à suivre les récits de ses
conquêtes, on allait se perdre dans les plus nuageux lointains ! La
servilité démocratique, rivale de la flatterie des cours, ne tint pas
davantage contre ces grossiers emportements du vertige. Ce ne fut point assez
pour elle des pompes d’un cortége triomphal (28 et 29 septembre 693 [61 av. J.-C.])
se déroulant dans les rues de Rome le jour où Pompée
le Grand atteignait sa quarante-sixième année, exposant devant
tous et les joyaux sans nombre et les insignes de la couronne du Pont, et les
enfants des trois plus puissants monarques de l’Asie, de Mithridate, de
Tigrane, de Phraate : l’imperator, vainqueur de vingt-deux rois, reçut
à son tour des honneurs vraiment royaux en récompense de ses hauts faits : là
couronne d’or, les marques de la magistrature suprême et à vie lui furent
données. Les médailles frappées à son nom montrent le globe de la terre
enveloppé du triple laurier des trois mondes, et au-dessus cette même
couronne d’or, votée par ses concitoyens au héros triomphateur des guerres
d’Afrique, d’Espagne et d’Asie. Puérils hommages, et qui se heurtaient aussi
à maintes protestations ! Dans les hautes classes de Rome, on ne se
faisait pas faute de dire que c’était à Lucullus que revenait en toute
justice l’honneur de la conquête de l’Orient ; que Pompée n’était allé
en Asie que pour l’y supplanter, et pour mettre sur son front les lauriers
déjà cueillis par un autre. Exagération et fausseté des deux côtés !
C’était Glabrion, et non Pompée, qu’on avait envoyé en Asie pour remplacer
Lucullus ; et des conquêtes de ce dernier lui-même, si bravement qu’il
eût combattu, à l’heure où Pompée avait pris le commandement, il n’est que
vrai de dire qu’il ne restait plus rien, et que Rome ne possédait plus un
pouce de terrain dans le Pont. Plus juste et plus fine était la moquerie des
citadins de Rome, quand s’attaquant au puissant vainqueur du monde, ils lui
accolaient les noms des grands états par lui, conquis : quand ils le
saluaient des titres de vainqueur de Salem,
d’émir arabe (Arabarchés),
ou de Sampsicérame romain !
Pour nous, qui jugeons sans prévention les choses, ne soyons ni flatteurs, ni
détracteurs excessifs. Pour n’avoir été ni des héros, ni des fondateurs
d’états dans leurs campagnes d’Asie et dans l’organisation des pays vaincus,
Lucullus et Pompée se sont comportés en généraux et en politiques à la fois
sagaces et énergiques. Lucullus fut un capitaine au-dessus du commun ;
il eut foi en lui-même jusqu’à en devenir téméraire : Pompée déploya un vrai
coup d’œil militaire, une modération rare et contenue : jamais général ayant
dans les mains de telles forces, ayant une liberté d’action absolue, n’a
montré plus de sagesse et de prudence. De tous les côtés s’ouvraient à lui
les plus éclatantes perspectives : il pouvait s’enfoncer dans le Bosphore
cimmérien, ou marcher vers la mer Rouge : l’occasion s’offrait de déclarer la
guerre aux Parthes : les provinces insurgées de l’Égypte l’invitaient à jeter
à bas du trôné le Ptolémée que Rome n’avait pas reconnu, mettant par ce
dernier acte à complète exécution le testament d’Alexandre de
Macédoine ! Il n’alla pourtant ni à Panticapée, ni à Pétra, ni à
Ctésiphon, ni à Alexandrie, et ne voulut récolter que les fruits en quelque
sorte placés sous sa main. Ses batailles sur terre et sur mer, il ne les
engagea jamais qu’ayant pour lui la supériorité écrasante des forces. Sa
modération ne fut-elle que déférence exacte pour les instructions venues de
Rome, ainsi qu’il s’en vanta souvent ? Obéissait-il à la sage conviction
qu’il y avait nécessité de poser enfin la limite aux conquêtes de la République, mise en
danger par ses agrandissements sans fin ? S’il en était ainsi,
l’histoire lui en ferait gloire, et le mettrait par là au-dessus même des
plus habiles capitaines. Mais nous connaissons l’homme ; et sa
modération pour nous n’est point autre chose qu’incertitude dans les
décisions, et qu’absence d’initiative. Chose singulière, dans les
circonstances actuelles, Rome tira plus d’avantage des lacunes de son
caractère que des qualités contraires les plus brillantes chez ses
prédécesseurs. D’ailleurs, et Lucullus et Pompée, avaient tous les deux
commis de graves fautes. Lucullus en fut aussitôt puni : ses imprudences
lui firent perdre tout le gain de ses victoires : pour Pompée, ce fut
sur les hommes qui vinrent après lui qu’il rejeta le fardeau de sa fausse
politique au regard des Parthes. Deux partis étaient à prendre, ou leur faire
la guerre, s’il se croyait de force à la conduire, ou conclure avec eux la
paix, et par suite proclamer définitive la frontière de l’Euphrate. Mais,
trop pusillanime pour porter plus loin ses armes, trop vaniteux pour traiter,
il aima mieux user de perfidie ; il commit les empiétements les plus abusifs ;
et rendant impossibles les relations de bon voisinage que souhaitait la cour
de Ctésiphon, dans .lesquelles elle entrait d’elle-même, il permit en même
temps à l’ennemi qu’il exaspérait de choisir à son aise et l’heure de la
rupture, et celle des représailles. Le proconsulat d’Asie valut a Lucullus
une fortune plus que princière ; et Pompée à son tour, pour prix de
l’organisation nouvelle des provinces, reçut du roi de Cappadoce, de
l’opulente ville d’Antioche et d’autres princes et villes, de grosses sommes
d’argent ou des titres de créance encore plus considérables. Tout cela
ressemblait fort à des exactions ; mais l’exaction était passée en tribut
usuel, et sans vendre directement leur concours dans les questions
importantes, les deux généraux ne laissèrent pas que de le faire payer par
tous ceux dont l’intérêt coïncidait avec celui de Rome. En somme et eu égard
aux temps, leur administration fut, relativement parlant, digne d’éloges :
ils eurent en vue d’abord le bien de la République, et ensuite celui des provinciaux.
Pour les maîtres comme pour les sujets c’était un grand bonheur que la
transformation des pays clients en pays soumis, que la meilleure délimitation
des frontières d’Orient, que l’établissement d’un gouvernement un et fort en
Asie. Quant à Rome, ses finances y gagnèrent dans une proportion incalculable
: les nouveaux impôts directs payés dorénavant par tous les princes et
prêtres, et par toutes les villes, sauf celles fort rares qui avaient la
franchise, élevèrent bientôt les revenus de la République à la
moitié en sus de l’ancien produit. A la vérité l’Asie souffrit beaucoup. En
argent monnayé et en bijoux, Pompée versa dans les caisses du fisc environ
200.000.000 de sesterces (15.000.000 thaler = 56.250.000 fr.), et distribua 16.000
talents (29.000.000
thaler = 108.750.000 fr.) à ses officiers et à ses soldats. Ajouter, à
ces chiffres les sommes énormes rapportées par Lucullus, ajoutez-y les
exactions non officielles prélevées par les légionnaires et les dommages
directs de la guerre, et vous aurez facilement l’idée de l’épuisement
financier du pays. Les contributions frappées sur l’Asie par la République, dans leur
somme et leur mode, n’aggravaient en rien sans doute les rigueurs fiscales
des régimes antérieurs, mais elles avaient cela de désastreux pour les
territoires orientaux que leur produit s’en allait tout à l’étranger, qu’il
n’en revenait qu’une très mince portion en Asie, et que dans les nouvelles
comme dans les anciennes provinces l’impôt était toujours le dépouillement
organisé des sujets au profit de la ville souveraine. Ne l’imputons point
tant à faute aux généraux qu’aux partis politiques dans Rome, avec lesquels
il leur fallait bien compter : il en prit mal à Lucullus d’avoir
vigoureusement lutté contre les excès usuraires des financiers romains :
leurs rancunes furent la cause principale de sa chute. Lucullus et Pompée
voulaient sérieusement la restauration et la prospérité des pays conquis; et
leurs efforts le prouvent partout où ils n’avaient ‘plus les mains liées par
les nécessités de parti : dans l’affaire de la réorganisation des villes
asiatiques, par exemple, alors que pendant bien des siècles les ruines de
telle ou telle bourgade remettront en mémoire les temps de la grande guerre,
Sinope relevée et florissante datera de Lucullus son ère nouvelle, et à
l’intérieur du Pont presque toutes les cités importantes auront pour Pompée
leur fondateur un culte de reconnaissance. Avec bien des lacunes et des vices
non méconnaissables, l’œuvre de Lucullus et de Pompée dans l’Asie romaine
n’en reste pas moins une œuvre louable et intelligente ; et quelques lourds
embarras qui s’attachassent au régime inauguré par eux, il dut être le
bienvenu pour ces peuples d’Asie tant et tant de fois flagellés : il leur
apportait du moins, au dedans comme au dehors, la paix que leurs cris de
douleur appelaient depuis des siècles.
L’Orient eut la paix, en effet, jusqu’au jour où les
maîtres de Rome, coalisés en triumvirat, reprirent, avec une énergie plus
grande, mais aussi pour leur malheur, la pensée timidement éclose chez Pompée
de rattacher les pays trans-euphratéens aux frontières de l’Empire. Il eut la
paix jusqu’au jour, trop tôt venu, où la guerre civile renaissante emporta
les provinces de l’est avec toutes les autres dans son tourbillon fatal. Dans
l’intervalle, l’histoire n’a pas à relater les continuels combats des
préteurs de Cilicie avec les montagnards de l’Amanus, des préteurs de Syrie
avec les hordes du désert, et les collisions, souvent malheureuses, des
troupes romaines avec les Bédouins. La résistance de l’opiniâtre nation juive
veut, au contraire, être mentionnée. Tantôt c’est Alexandre, fils du roi
dépossédé Aristobule, tantôt c’est Aristobule lui-même, échappé bientôt de sa
prison, qui donne à faire au proconsul Aulus Gabinius (697-700 [57-54 av. J.-C.]).
Trois fois ils ressuscitent la révolte, et, sans le bras de Rome, le
grand-prêtre Hyrcan, institué par elle, serait impuissant à se soutenir. Ce
n’était point simplement une opinion politique qui poussait les Orientaux à
se regimber sous l’éperon : mieux que cela, une répugnance invincible
leur faisait rejeter un joug contre nature ; et la dernière et la plus
dangereuse de ces insurrections, faisant explosion au moment même où, sous le
coup de la crise d’Égypte, l’armée d’occupation quittait la Syrie, débuta par le
massacre de tous les Romains résidant en Palestine. Le proconsul eut mille
peines à sauver les quelques Italiens échappés à la mort et qui s’étaient
d’abord réfugiés sur le mont Garizim, où les révoltés les bloquaient. Il lui
fallut, pour réduire ceux-ci, livrer de sanglants combats et mettre
longuement le siège devant leurs villes. Après quoi, la monarchie sacerdotale
est supprimée : la Judée,
comme autrefois la
Macédoine, est divisée en cinq cercles indépendants,
gouvernés chacun par un conseil souverain pris dans l’aristocratie locale. Samarie
et les autres capitales, jadis détruites par les Juifs, se relèvent et font
contrepoids à Jérusalem : enfin un gros tribut est édicté, à l’instar de
celui qui pèse sur les autres sujets de Syrie.
Jetons aussi un regard du côté de l’Égypte, du côté de
l’île de Chypre, son annexe et la dernière des vastes conquêtes des Lagides
lui restant encore. De tout l’Orient hellénique, l’Égypte seule a gardé, nominalement
tout au moins, son indépendance. De même qu’autrefois, quand les Perses
occupaient toute la région orientale de la Méditerranée, ils
n’ont visité le Nil qu’à la dernière heure, de même les puissants
triomphateurs venus d’Occident n’ont point eu hâte d’incorporer à l’empire
cette terre féconde et semblable à nulle autre. Pourquoi ? Nous l’avons dit
déjà. Non qu’une résistance quelconque fût à craindre, ou que les motifs et
l’occasion eussent fait défaut. L’Égypte était aussi faible que la Syrie. Déjà, en l’an
673 [81 av. J.-C.],
elle était échue à Rome par droit héréditaire : à la cour, les gardes du
corps étaient maîtres absolus, faisant et défaisant à leur gré les ministres,
et parfois même disposant de la couronne, prenant pour eux tout ce qui leur
plaisait, tenant le monarque assiégé dans son palais, lorsqu’il leur refusait
une augmentation de solde. Détestés dans le pays, ou plutôt dans Alexandrie,
car le pays comptait peu avec sa population d’esclaves attachée à la glèbe,
ils avaient contre eux tout un parti qui souhaitait l’incorporation de
l’Égypte à l’empire de Rome, et travaillait à l’amener. Mais si les rois
égyptiens ne pouvaient songer à une lutte armée contre la République, l’or
qu’ils répandaient à flots les protégeait encore contre la menace d’une
annexion. Ne sait-on pas que, sous le régime de décentralisation communiste
et despotique en vigueur en Égypte, les revenus de la couronne d’Alexandrie
égalaient à peu près ceux du fisc romain, même après les dotations dont
Pompée l’avait récemment enrichi ? En outre, les jalousies soupçonneuses de
l’oligarchie romaine s’étaient soulevées toujours à la seule pensée de
confier à un simple citoyen une mission de conquête ou d’administration sur
les bords du Nil ! Les maîtres de fait de l’Égypte et de Chypre, à force de
corruptions pratiquées sur les membres influents du Sénat, avaient donc
réussi, comme par atermoiement, à conserver la couronne branlant sur leurs
têtes ; et le Sénat leur avait rendu leur titre de roi à beaux deniers
comptant. Encore étaient-ils loin du but. Il eût fallu, pour satisfaire au
droit public, un vote formel du peuple ; jusque là, demeurant à la merci d’un
caprice du premier meneur venu de la démocratie, les Ptolémées avaient aussi
à livrer à ce parti les batailles de la corruption : comme il était plus
puissant, il se mettait à plus haut prix. L’issue ne fut pas la même dans les
deux pays. En 696 [-58],
le peuple, ou plutôt les chefs de la démocratie romaine, ordonnèrent
l’incorporation de l’île de Chypre, saisissant pour prétexte les secours que
les Cypriotes auraient donnés à la piraterie. Marcus Caton, chargé par ses
adversaires politiques de l’exécution du plébiscite, descendit dans l’île
sans armée : il n’en avait pas besoin. Le roi prit du poison : les habitants
se soumirent à l’inévitable sort, sans faire de résistance, et furent placés
sous l’autorité du préteur de Cilicie. En même temps, la République mit la
main sur un immense trésor, 7.000 talents (près de 13.000.000 de thaler = 48.750.000 fr.),
sur lesquels le monarque, avare autant qu’amoureux de sa couronne, n’avait
pas su prélever un peu de ce métal corrupteur qui l’eût sauvé : son or alla
remplir à souhait les caves alors vides de l’œrarium.
Son frère, le monarque d’Égypte, fut plus heureux. Il
obtint un plébiscite, payé 6.000 talents (11.000.000 de thaler = 41.250.000 fr.) aux
maîtres nouveaux qui dominaient à Rome, et la reconnaissance de son titre (695 [59 av. J.-C.]).
Mais le peuple, mal disposé depuis longues années contre ce bon joueur de flûte (Aulète)
et mauvais roi, exaspéré d’une autre part à cause de Chypre perdue, écrasé
d’impôts allant croissant et intolérables en suite de la transaction conclue
avec Rome (696 [-58]),
son peuple le chassa. Là-dessus Ptolémée de se tourner vers ses vendeurs,
comme en cas d’éviction : et ceux-ci, pris de scrupule, considèrent qu’il est
de leur probité commerciale de restituer le roi sur son trône : seulement ils
ne sont plus d’accord dès qu’il s’agit du choix de leur mandataire. A qui
donner, en effet, l’important commandement d’une armée d’occupation en
Égypte ? A qui procurer l’immense cadeau que le roi destine à son
sauveur ? Cette affaire ne put être réglée qu’après les conférences de
Lucques et la consolidation du triumvirat, qu’après promesse par le Ptolémée
d’un nouveau versement de 10.000 talents (18.000.000 de thaler = 67.500.000 fr.).
Aussitôt, le proconsul de Syrie, Aulus Gabinius, recevra des triumvirs
l’ordre de faire le nécessaire pour le ramener dans ses États. Mais, dans
l’intervalle, le peuple alexandrin a mis la couronne sur la tête de Bérénice,
fille aînée du roi expulsé, et lui a choisi un époux parmi les princes
sacerdotaux de l’Asie romaine, dans la personne d’Archélaos, grand-prêtre de
Ma à Comana. Celui-ci, pour aller s’asseoir sur le trône des Lagides, avait
quitté un poste à la fois sûr et important. En vain il tente de gagner les
hommes tout-puissants à Rome : puis, en désespoir de cause, il ose leur
disputer son nouveau royaume, les armes à la main. Gabinius n’a pas pouvoir
exprès de faire la guerre à l’Égypte, mais il a l’ordre d’agir des maîtres de
la République
; il saisit aussi le prétexte de la piraterie que favoriseraient les
Égyptiens, de la construction d’une flotte par Archélaos ! Il se montre
tout à coup sur la frontière (699 [-55]), traverse heureusement les déserts de
sables qui séparent Gaza de Péluse, où tant d’invasions jadis étaient venues
échouer, et il doit. son succès principalement aux rapides et habiles
mouvements du chef de sa cavalerie, Marcus Antonius. La place
frontière de Péluse se rend avec sa garnison juive, sans se défendre. Plus
loin, les Romains rencontrent les Égyptiens, les battent (là encore se distingua
Marc-Antoine), et, pour la première fois, les aigles romaines se
montrent sur les bords du Nil. Gabinius avait en face la flotte et l’armée
d’Archélaos, rangées pour la dernière et décisive bataille. Il est de nouveau
vainqueur : Archélaos tombe les armes à la main avec bon nombre des siens. La
capitale se rend, et désormais toute résistance cesse. Le malheureux royaume
est rendu à son tyran légitime. Déjà, dans Péluse, sans l’intervention
généreuse d’Antoine, Ptolémée eût célébré sa restauration par des supplices
en masse. Aujourd’hui, il va bride lâchée ; il pend, il coupe les têtes ; et
sa propre fille, innocente victime, monte la première sur l’échafaud. Mais
quand il fallut payer la récompense convenue avec les triumvirs, les efforts
du roi se heurtèrent contre l’impossible. Le pays, épuisé, n’avait plus de
quoi fournir l’énorme somme, même en prenant la dernière obole du pauvre. Du
moins, le peuple fut maintenu calme : il restait, à cette fin, dans
Alexandrie, toute une garnison d’infanterie romaine, avec de la cavalerie
gauloise et germaine. Les troupes de la République avaient chassé les prétoriens
indigènes, et malheureusement se conduisaient comme eux. A dater de ce jour,
l’hégémonie de Rome se transforme, en Égypte, en une occupation militaire
indirecte ; quant à la royauté nominale qui s’y continue, elle constitue bien
moins un privilège qu’une double oppression pour le pays.
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