L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre II — La restauration syllanienne et son gouvernement.

 

 

Après la défaite des révolutionnaires cinnaniens, qui menaçaient le Sénat dans son existence, et lorsqu’il redevint possible au pouvoir aristocratique restauré de porter son attention sur les choses touchant au salut de l’empire de Rome, au dedans et au dehors, on s’était heurté aussitôt à maintes questions dont la solution ne voulait pas être différée. A les oublier un seul instant on eut compromis les intérêts les plus graves, et transformé en danger pour l’avenir les embarras de l’heure présente. Outre la grosse affaire de l’insurrection espagnole, il fallait à tout le moins mettre à la raison, sans tarder, les barbares de la Thrace et des pays danubiens, que Sylla n’avait fait que châtier en passant, quand il avait traversé la Macédoine : il fallait régler militairement la situation si embrouillée de la frontière septentrionale de la péninsule hellénique il fallait balayer la piraterie, maîtresse sur les mers, surtout en Orient ; et enfin, rétablir l’ordre une bonne fois dans les affaires si confuses de l’Asie-Mineure. La paix que Sylla avait conclue en 670 [84 av. J.-C.] avec Mithridate, roi du Pont, et dont le traité avec Muréna (673 [-81]) n’avait fait que répéter les stipulations, était marquée au coin d’une œuvre provisoire, faite pour les nécessités seulement de l’heure présente. Quant aux relations de Rome avec Tigrane d’Arménie, avec qui pourtant l’on avait été réellement en guerre, cette même paix n’y avait pas touché. Tigrane, non sans raison, avait interprété son silence comme une permission à lui donnée de soumettre à son sceptre les possessions romaines d’Asie. Voulait-on ne pas les abandonner, on se trouvait nécessairement en face du nouveau Grand-Roi, qu’on agit ou non par les armes. Dans le chapitre qui précède, nous avons raconté les secousses imprimées par le mouvement démocratique de l’intérieur : l’Italie et à l’Espagne, et les révoltes vaincues par le pouvoir sénatorial : nous allons montrer ici comment ce pouvoir, reconstitué par Sylla, gouverna au dehors, ou plutôt comment il finit par ne pas savoir gouverner du tout.

On sent encore la forte main du régent dans les mesures énergiques émanées du Sénat dans les derniers temps de la dictature, et dirigées tout à la fois contre les Sertoriens, contre les Dalmates et les Thraces, et enfin contre les pirates de Cilicie. L’expédition qu’on envoya contre la péninsule gréco-illyrienne, avait pour but la soumission ou le châtiment des hordes barbares, qui dans leurs courses continuelles dévastaient toute la région comprise entre la mer Noire et l’Adriatique, des Besses (du Grand-Balkan) notamment, flétris du nom de brigands parmi les brigands eux-mêmes. De plus, on voulait nettoyer le littoral dalmate des corsaires auxquels il donnait asile. Comme d’ordinaire l’attaque fut menée de front et par la Dalmatie, et par la Macédoine : dans cette dernière province une armée de cinq légions s’était à cet effet rassemblée. En Dalmatie commandait le prétorien Gaius Cosconius. Il parcourut le pays en tous sens, et s’empara de la forteresse de Salone, après un siége de deux ans. En Macédoine, le proconsul Appius Claudius (676-678 [78-76 av. J.-C.]) se porta d’abord sur la frontière d’entre Thrace et Macédoine, pour conquérir la rive gauche du Karasou. Des deux côtés la guerre fut cruelle et sauvage : les Thraces détruisaient les places dont ils se rendaient maîtres, et massacraient leurs prisonniers : les Romains usaient de représailles. Nul résultat sérieux ne fut obtenu : les légions fondaient décimées par des marches pénibles, par des combats incessants avec les montagnards, nombreux et braves : le général mourut de maladie. Gaius Scribonius, son successeur (679-681 [-75/-73]), ne put surmonter les obstacles : arrêté même par une grave révolte de soldats, il laissa là la difficile entreprise tentée contre les Thraces et se maintint sur la frontière nord de là Macédoine, y soumettant les Dardaniens plus faibles (en Serbie), et poussant de ce côté jusqu’au Danube. Mais bientôt le brave et habile Marcus Lucullus (682-683 [-72/-71]) reprend la route de l’est, bat les Besses dans leurs montagnes, prend Uscudama ou Philippopolis (Andrinople) leur capitale, et les oblige à reconnaître la suzeraineté de Rome. Sadalas, roi des Odryses, et toutes les villes grecques de la côte orientale au nord et au sud du Balkan, Istropolis, Tomi, Callatis, Odessos (non loin de Varna), Mésembrie et bien d’autres encore[1] appartiennent désormais aux Romains ; et la Thrace, où jusqu’alors ceux-ci n’avaient guère possédé que les territoires des Attalides dans la Chersonèse, la Thrace toujours indocile, il est vrai, fait partie maintenant de la province de Macédoine.

Les brigandages des Thraces et des Dardaniens ne dévastaient qu’un coin de l’empire : bien autres étaient les ravages des pirates. Organisés sur tous les points et gagnant tous les jours de proche en proche, ils causaient d’immenses, dommages et a l’État et aux particuliers. Ils avaient accaparé tout le mouvement maritime de la Méditerranée. L’Italie ne pouvait plus exporter ses produits, ni importer ceux des provinces ; et pendant que là on mourait,de faim, ici l’agriculture s’arrêtait faute de débouchés. Plus d’envois d’argent, plus de voyages qu’on pût faire en sûreté : le trésor public avait subi les plus sensibles pertes : les corsaires tenaient prisonniers un grand nombre de nobles romains, contraints de payer de grosses sommes pour leur rançon, quand encore, assaisonnant leur justice de féroces saillies, les flibustiers n’aimaient pas mieux leur infliger la peine du sang. Déjà les marchands romains, les corps de troupes même à destination de l’Orient, choisissaient pour passer la mer la saison mauvaise, redoutant moins les tempêtes que les corsaires : ceux-ci d’ailleurs pendant l’hiver ne rentraient pas tous au port. Mais quelque dommageable, que fût le blocus maritime, encore le pouvait-on plus patiemment subir que les descentes quotidiennes des bandits sur toutes les îles et Ies côtes de la Grèce et de l’Asie-Mineure. Leurs escadres, comme plus tard les flottilles des Normands, se montraient devant toutes les places de mer, les forçaient à se racheter à prix d’or, ou les assiégeaient et les enlevaient. Sous les yeux mêmes de Sylla, après la paix conclue avec Mithridate, ils avaient pillé Samothrace, Clazomènes, Samos, Jassos (670 [84 av. J.-C.]). Je laisse à penser ce qu’il en advint quand il n’y eut plus dans le voisinage ni flottes, ni armées romaines. L’un après l’autre on vit dépouiller tous les temples opulents des côtes grecques et d’Asie-Mineure : dans la seule Samothrace, les pirates firent main basse sur un trésor de 1.000 talents (1.500.000 thaler = 5.625.000 fr.). Ils ont réduit Apollon à la misère ! s’écrie un poète du temps : si bien que quand l’hirondelle le vient visiter, de tant de trésors il ne reste pas une piécette d’or à lui offrir ! On comptait plus de 400 villes prises ou dévastées, et parmi elles Cnide, Samos, Colophon : pour n’être point emmenée captive, la population en masse avait déserté bon nombre d’îles et de cités maritimes jadis florissantes. Mais voici qu’à l’intérieur du pays lui-même on n’avait plus la sécurité : les pirates s’y montrèrent, et firent irruption jusque dans les localités situées .à deux journées de marche de la mer. A ces temps néfastes remonte pour les cités grecques l’immense dette qui les écrasa plus tard.

L’organisation de la piraterie s’était du tout au tout modifiée. Ce ne sont plus simplement comme naguère de hardis forbans battant les mers de Crète entre Cyrène et le Péloponnèse, la mer d’or, selon leur langage, et prélevant tribut au passage sur le grand trafic d’articles de luxe et d’esclaves qui s’écoule d’Orient en Italie : ce ne sont plus seulement ces chasseurs d’esclaves, armés jusques aux dents, et menant de front la guerre, le commerce et la piraterie : aujourd’hui ils constituent toute une république, république de corsaires ; ils ont à eux une pensée commune, une organisation forte et imposante, une même patrie. Ils ont enfin créé une sorte de Symmachie, encore à ses débuts, mais qui marche sans nul doute vers un but politique bien déterminé. Les flibustiers se donnaient le nom de Ciliciens : dans le vrai, leurs vaisseaux réunissaient les aventuriers, les désespérés de tous les pays, mercenaires licenciés; achetés jadis’ sur les marchés crétois de recrutement; citoyens bannis des villes détruites d’Italie, d’Espagne et d’Asie ; soldats et officiers des armées de Fimbria et de Sertorius ; enfants perdus de tous les peuples ; transfuges et proscrits de tous les partis vaincus ; tous ceux enfin que poussaient en avant la misère et l’audace ; et dans ces tristes temps, où donc n’étaient pas le malheur et le crime ? L’ancien ramas de brigands a disparu : il y a là maintenant un état, une puissance militaire : à défaut de nationalité, ces hommes se tiennent liés par la franc-maçonnerie de la proscription et du crime ; et comme il est arrivé fréquemment, au sein même du crime, déjà ils s’avancent vers l’association meilleure de l’esprit public. En un siècle infâme, où l’indiscipline et la lâcheté allaient corrompant tous les ressorts de l’ordre social, les républiques légitimes auraient dis prendre à modèle cette république bâtarde, enfant de la détresse et de la violence, où semblaient s’être réfugiés dans un dernier asile le sentiment d’une inébranlable union et d’une fidèle camaraderie, le respect de la parole donnée, l’obéissance au chef élu par tous ; la bravoure enfin, et l’habileté politique. Sur leurs bannières, ils avaient écrit, je le veux, qu’ils tiraient vengeance de toute société régulière, coupable, à tort ou à droit, de l’exil de ses membres : mais franchement, la devise de ces pirates était-elle pire que celle de l’oligarchie italienne, que celle du sultanisme oriental, ces deux colosses, alors en train de se partager le monde ? Ils se sentaient les égaux de tout autre état légitime. Les corsaires avaient la fière allure de leur métier, son faste et sa fantaisie capricieuse : mainte légende l’atteste, marquée au coin d’une folie insouciante et d’un chevaleresque banditisme ! Ils se croyaient, ils se vantaient d’être en juste guerre avec le monde : leur gain, c’était butin, et non vol ; et si dans tous les ports romains, la croix dressée attendait leur camarade d’armes prisonnier, ils se proclamaient en droit à leur tour de punir tout Romain, fait captif, de la peine capitale. Leurs vaisseaux, ces barques-souris[2], comme on les appelait, petites nefs, fines voilières et non pontées (ils n’avaient qu’en petit nombre des birèmes et des trirèmes), marchaient massés en escadres régulières derrière les barques amirales, celles-ci éclatantes d’or et de pourpre. Un dès leurs était-il en danger, appelait-il à l’aide, tout inconnu qu’il fût, leurs capitaines volaient à son secours : les contrats conclus avec l’un d’eux, la communauté entière les tenait pour inviolables : mais le dommage souffert était aussi vengé par tous. Ils avaient pour vraie patrie la mer qui va des colonnes d’Hercule aux plages de Syrie et d’Égypte en terre ferme : ils avaient partout leurs lieux d’asile, pour eux, pour leurs maisons flottantes, sur les côtes de Mauritanie et de Dalmatie, dans l’île de Crète, abrités surtout derrière les nombreux promontoires et les réduits couverts de la côte sud de l’Asie-Mineure, cette terre sans maître, qui commandait les grandes routes du commerce maritime. Ici, en effet, la fédération des villes lyciennes ou pamphyliennes ne pouvait compter que pour peu : la station romaine établie en Cilicie depuis 652 [102 av. J.-C.] ne suffisait pas, à beaucoup près, à protéger la longue ligne des côtes : la domination syrienne n’avait jamais été qu’un vain nom, dans ces contrées où depuis peu l’avait remplacée la suzeraineté de l’Arménie. Ajoutons que le nouveau Grand-Roi, dans l’apanage duquel elle était tombée, ne se souciait guère du sceptre des mers, et les abandonnait volontiers aux incursions des riverains. Aussi rien d’étonnant à ce que les pirates prospérassent sur cette terre ! Ils y possédaient sur les rivages des stations, des tours de signal, et s’enfonçaient dans les réduits perdus de l’intérieur, au sein de l’impraticable et montueux massif de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie. Là, ils avaient bâti leurs châteaux au haut des rocs, y enfermant ; pendant qu’ils écumaient l’Archipel, leurs femmes, leurs enfants et leurs trésors, et venant s’y mettre en sûreté au premier danger qui menaçait. C’était surtout dans la Cilicie rude [Trachée] qu’ils avaient leurs nids d’aigle ; et comme les forêts leur donnaient des bois excellents pour la construction des navires, ils y avaient aussi leurs principaux chantiers et leurs arsenaux. Rien d’étonnant encore à ce que leur république militaire fortement ordonnée eût su ranger dans sa clientèle les places grecques maritimes délaissées à elles-mêmes et se gouvernant tant bien que mal. Le commerce les mettait en relations avec les pirates des traités formels les rattachaient à cette nouvelle puissance amie, et elles refusaient d’obéir aux préteurs de Rome quand ils ordonnaient de leur faire la guerre. Bien plus, on les voyait, comme fit l’importante ville de Sidé en Pamphylie, ouvrir leurs ports aux corsaires, leur permettre d’y bâtir, ou d’y venir, mettre en vente leurs prisonniers. — La piraterie ainsi organisée était devenue une puissance politique ; elle se donnait et était tenue pour telle, surtout depuis le jour où le roi de Syrie Tryphon lui avait demandé aide, et avait appuyé sur elle son propre empire. Nous rencontrons les pirates en alliance avec Mithridate, roi du Pont, et les émigrés démocrates de Rome : nous les rencontrons se battant dans les eaux de l’est ou de l’ouest avec les flottes de Sylla. Nous rencontrons enfin des princes corsaires, à qui obéissent bon nombre de forteresses échelonnées sur les côtes. Nous ne saurions dire à quel échelon du développement politique l’étrange système était parvenu à l’intérieur : impossible cependant de ne pas voir là en germe un empire maritime, cherchant, assurant déjà son assiette, et appelé à de durables destinées, si les circonstances veulent un jour se montrer favorables.

Les progrès des pirates disent assez, ce que nous avons déjà fait voir ailleurs, comment les Romains maintenaient le bon ordre, ou mieux, comment ils ne le maintenaient point, sur ces mers qu’ils disaient à eux [mare nostrum] ! La suzeraineté de la République sur les provinces consistait essentiellement dans la tutelle militaire : elle concentrait dans les mains de Rome la défense de terre et de mer, les provinciaux payant impôt et tribut à cette fin. Or si jamais tuteur à trompé indignement son pupille ; tel fut assurément le rôle que joua l’oligarchie romaine au regard des sujets et clients. Au lieu d’avoir toujours prête une grande flotte d’empire, et de veiller de haut sur la police maritime, le Sénat n’avait rien fait pour fonder une administration qu’il eût fallu une et forte, sous peine de n’arriver à rien d’efficace : il laissait à chaque préteur, à chaque État client le soin de se défendre, comme il le pouvait, comme il le voulait. Au lieu d’accomplir une obligation sacrée, au lieu de soutenir l’établissement naval, soit de son or et de son sang , soit de l’or et du sang des populations clientes gardant leur indépendance nominale, Rome avait laissé tomber la marine de guerre italienne : elle se tirait d’affaire avec quelques navires empruntés par réquisition aux villes marchandes, ou le plus souvent avec quelques garde-côtes installés çà et là, tous les frais, tous les ennuis retombant dans l’un et l’autre cas sur les malheureux sujets. Heureux encore les provinciaux quand le gouverneur romain appliquait vraiment à la défense du littoral les contingents par lui réclamés, quand il ne détournait pas les fonds à son profit, quand il ne s’en servait pas (le fait eut lieu souvent !) pour payer aux pirates la rançon de tel haut personnage qu’ils détenaient prisonnier. Ce qui s’était tenté d’utile, l’occupation de la Cilicie (652 [102 av. J.-C.]), par exemple, avait à coup sûr été négligé dans l’exécution. Si, parmi les Romains d’alors, il s’était trouvé un homme que n’aveuglât point absolument l’illusion vulgaire de la grandeur nationale, s’estime qu’il aurait voulu voir arracher les rostres de la tribune aux harangues, pour n’avoir plus devant les yeux les souvenirs des grandes victoires de mer remportées en des temps meilleurs.

Quoi qu’il en soit, Sylla, au cours de la première guerre contre Mithridate, avait pu suffisamment se convaincre des dangers que faisait courir l’abandon de l’établissement naval, et déjà il avait pris diverses mesures pour parer au mal. Mais s’il avait donné mission aux lieutenants qu’il laissait en Asie de réunir à tout prix dans les ports une flotte de combat contre les pirates, ses ordres avaient peu servi. Muréna avait mieux aimé s’en aller en guerre contre Mithridate, et le préteur de Cilicie, Gnœus Dolabella, n’avait fait preuve que d’incapacité. Aussi voit-on le Sénat (en 675 [-79]) se décider à y envoyer un des consuls : le sort désigne le brave et actif Publius Servilius. Celui-ci livre un combat sanglant à la flotte des pirates, puis il se met à raser successivement toutes les villes de la côte d’Asie-Mineure, devant lesquelles ils viennent d’ordinaire jeter l’ancre et trafiquer. Ainsi tombent les citadelles de Zénicètos, l’un des puissants rois de mer, Olympos, Corycos, Phaselis, en Lycie orientale, Attaléia, en Pamphylie : Zénicètos lui-même périt dans l’incendie d’Olympos. Poussant plus loin ses succès, Servilius marche contre les Isauriens, peuple cantonné dans l’angle nord-ouest de la Cilicie-Trachée, sur les pentes septentrionales du Taurus, et se dérobant derrière tout un labyrinthe de montagnes escarpées, de rochers suspendus sur les abîmes, et de vallées profondes (cette région, de nos jours, garde partout les traces et les souvenirs des bandits des temps anciens). Pour monter jusqu’à ces aires d’aigle, derniers et sûrs asiles des flibustiers, Servilius franchit pour la première fois le Taurus avec les légions : il s’empare des forteresses de l’ennemi, d’Oroanda, d’Isaura même, l’idéal d’un nid de brigands, juchée au haut d’une montagne quasi impraticable, et planant au loin sur toute la plaine d’Iconion, qu’elle commandait. Cette rude campagne de trois années (676-678 [-78/-76]), durant laquelle Publius Servilius conquit pour lui et ses descendants le surnom d’Isauricus, ne fut pas sans résultats : grand nombre de corsaires, avec leurs vaisseaux, étaient tombés au pouvoir des Romains : ils avaient dévasté la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie occidentale, annexé à l’empire les territoires des villes détruites et agrandi leur province de Cilicie. Mais il allait de soi que la piraterie, loin de disparaître, ne ferait que changer de domicile, et qu’elle gagnerait l’antique refuge des corsaires de la Méditerranée, l’île de Crète. Pour y porter complètement remède, il eût fallu de toute nécessité des mesures répressives, avec l’ampleur et l’unité des desseins, ou, pour mieux dire, avec la création d’une haute police des mers.

A la guerre contre les pirates se rattachaient de près, sous bien des rapports, les intérêts du continent d’Asie-Mineure. La situation déjà si tendue entre Rome et les rois de Pont et d’Arménie n’avait fait que s’aigrir, loin qu’elle devînt meilleure. D’un côté, Tigrane l’Arménien avait poursuivi ses conquêtes, allant de l’avant sans rien respecter. L’empire des Parthes, déchiré alors par des troubles intérieurs, était pour ainsi dire à bas : attaqués incessamment par leur ennemi, ils se voyaient chaque jour repoussés plus loin dans les profondeurs de l’Asie. Parmi les territoires placés entre l’Arménie, la Mésopotamie et l’Iran, quelques-uns, comme la Korduène (Gordyène ou Kurdistan septentrional), et la Médie d’Atropatène (Aderbidjan), de royaumes-fiefs appartenant aux Parthes qu’ils étaient, s’étaient changé sen royaumes-fiefs arméniens : de même le royaume de Ninive (Mossoul), ou l’Adiabéne, avait dû, pour un temps, se courber sous la clientèle de Tigrane. Dans la Mésopotamie, à Nisibis[3], et autour de Nisibis notamment, la domination arménienne avait aussi pris racine : au sud seulement, le vaste désert qui fait la moitié du pays n’était qu’incomplètement possédé par le nouveau grand-roi : Séleucie, sur le Tigre, ne paraît pas lui avoir obéi. Il avait donné le royaume d’Édesse ou l’Osroène à une horde d’Arabes nomades, transplantés du sud de la Mésopotamie, et établis sur cette terre nouvelle à titre de gardiens des passages de l’Euphrate et de la grande route du commerce[4]. Mais il ne bornait nullement ses conquêtes à la rive orientale de l’Euphrate. La Cappadoce était son but principal, et désarmée qu’elle était, elle tomba bientôt écrasée sous les coups de son trop puissant voisin. Tigrane lui arracha la province orientale de la Mélitène, et annexant celle-ci à la Sophène Arménienne qui lui faisait face, il était maître désormais des gués de l’Euphrate dans cette région, et de toute la grande voie du trafic entre l’Asie-Mineure et son royaume. Après la mort de Sylla, on vit encore ses armées pousser au coeur de la Cappadoce propre ; elles emmenèrent en Arménie les habitants de Mazaka, la capitale (Césarée plus tard), et de onze villes appartenant à la civilisation grecque. L’empire des Séleucides, en pleine dissolution, ne pouvait lutter contre le nouveau grand-roi. Là, au sud, en allant de la frontière d’Égypte à la Tour de Straton (Césarée de Judée), régnait le prince juif Alexandre Janeas, qui, bataillant tous les jours avec ses voisins Syriens, Égyptiens, Arabes, et avec les villes royales, s’était pas à pas agrandi et fortifié. Les plus grandes cités du pays, Gaza, la Tour de Straton, Ptolémaïs, Berœa, s’érigeant en villes libres, ou placées sous le sceptre de tyrans locaux , tentaient de se défendre par elles-mêmes entre toutes, Antioche, la capitale, s’était faite pour ainsi dire indépendante. Damas et les vallées du Liban obéissaient au prince nabatéen Aretas de Petra. En Cilicie commandaient, les pirates, ou les Romains. Et quand leur couronne s’en allait ainsi en mille morceaux, comme s’ils prenaient à tâche de n’être plus que jouet et que scandale, les Séleucides se querellaient incessamment entre eux. Condamnés à d’éternelles luttes de sang, comme la maison de Laius, quand ils voyaient tous leurs sujets se détacher d’eux, ils s’amusaient à convoiter le trône d’Égypte, délaissé sans héritier par le dernier roi, Alexandre II.

Tigrane se jeta sur cette proie facile. Il enlève la Cilicie orientale en un tour de main; et, comme il avait fait des Cappadociens, il emmène chez lui la population de Soli [Mézetlu] et des autres villes. De même il soumet à main armée toute la région de la haute Syrie, à l’exception de Séleucie [Seleucia Pieria], située aux bouches de l’Oronte, laquelle est vaillamment défendue : il soumet la plus grande partie de la Phénicie. Vers 680 [74 av. J.-C.], il prend Ptolémaïs, et déjà menace sérieusement la ville des Juifs. Antioche, l’antique capitale des Séleucides, n’est plus qu’une des résidences du roi d’Arménie. A dater de l’an 671 [-83], les annales syriaques mentionnent Tigrane comme seigneur et maître du pays : la Syrie, la Cilicie sont devenues une satrapie arménienne, que Magadatès gouverne pour le compte du Grand-Roi. Il semble que les temps de l’empire de Ninive, que les temps de Salmanassar, de Sanhérib [Sennachérib] recommencent. Comme aux jours de Tyr et de Sidon, le despotisme oriental s’est de nouveau appesanti sur les populations commerçantes des côtes de Syrie : l’Asie centrale s’est de nouveau rejetée sur la région méditerranéenne, et les plages de Syrie et de Cilicie revoient des armées asiatiques d’un demi million d’hommes. De même qu’autrefois Salmanassar et Nabuchodonosor ont emmené les Juifs à Babylone, de même aujourd’hui les habitants des pays frontières du nouvel empire, Gordiens, Adiabéniens, Assyriens, Ciliciens, Cappadociens, les citoyens surtout des villes grecques ou à demi grecques se voient forcés, quoiqu’ils s’en défendent, et sons peine de confiscation de ce qu’ils laisseraient derrière eux, à émigrer dans la nouvelle résidence royale, dans une de ces villes géantes, qui témoignent bien plus de la nullité des peuples que de la grandeur du souverain, et qui trop fréquemment, à chaque changement d’empire sur les bords de l’Euphrate, sortaient de terre à la parole du sultan nouveau. Tigranocerte, la ville neuve de Tigrane, située dans l’Arménie du sud, non loin de la frontière mésopotamienne[5], avait, comme Ninive et Babylone, des murs de cinquante coudées de haut, des palais, des parcs et des jardins, toutes les magnificences enfin dont s’entourent les pachas d’Orient. Tigrane, de son côté, ne donna point le démenti à son rôle dans cet Orient, en éternelle enfance, les rois mêmes qui portent une vraie couronne ne savent pas échapper aux puériles idées populaires, et l’on voyait le monarque arménien paradant, en public dans le splendide appareil d’un successeur des Darius et des Xerxès, orné du caftan de pourpre, de la tunique mi-partie blanche et rouge, des larges pantalons à plis, du haut turban et du bandeau royal : partout où il passait, il avait à ses côtés quatre rois pour l’accompagner et le servir.

Mithridate était plus modeste. Renonçant à attaquer l’Asie-Mineure, et se tournant du côté de la mer Noire, ce que les traités me lui avaient pas interdit, il s’appliquait à consolider les fondements de sa puissance et à réduire peu à peu à une plus complète sujétion les contrées placées entre le Pont et le royaume du Bosphore, où son fils Macharès commandait alors en sous-ordre. En outre, il s’efforçait de son mieux à mettre sur un bon pied sa flotte et ses soldats, armant et organisant ces derniers à la romaine, et utilisant à cet effet les précieux services des émigrés venus en nombre à sa cour.

Il ne convenait point aux Romains d’entrer plus avant qu’ils n’y étaient déjà dans les complications des affaires orientales. Leurs intentions à cet égard se manifestèrent clairement dans une grave circonstance. L’occasion s’offrait d’annexer amiablement l’Égypte à l’empire de la République : cette occasion, le Sénat n’en voulut pas. La descendance légitime de Ptolémée le Lagide venait de s’éteindre dans la personne d’Alexandre II, fils d’Alexandre Ier, et fait roi par Sylla à la mort de Ptolémée Sôter II Lathyre. Très peu de jours après son avènement au trône, il avait péri dans une émeute, au milieu de sa capitale (673 [-81]). Ce même Alexandre II avait, par son testament, institué la République son héritière[6]. Il est vrai que la sincérité du testament fut contestée : mais le Sénat le tint pour vrai, puisqu’il se fit remettre les sommes en dépôt à Tyr pour le compte du feu roi, ce qui ne l’empêcha pas de laisser deux fils notoirement illégitimes de Lathyre s’emparer, l’un de l’Égypte  — on l’appelait Ptolémée XI ; le nouveau Bacchus, ou l’Aulète, le Joueur de flûte —, l’autre de Chypre — on l’appela Ptolémée le Cypriote —. Non que le Sénat les eût formellement reconnus : loin de là : mais on évita de les mettre en demeure de restituer. A quelle cause attribuer cette conduite ambiguë ? Pourquoi tout au moins n’avoir point expressément renoncé à la possession de l’Égypte et de Chypre ? Je n’hésite point à voir cette cause dans la rente sonnante que:les deux rois précaires payaient aux chefs de coteries à Rome, pour que l’état de choses se continuât. Au fond, Rome avait de sérieuses raisons de ne pas toucher à l’appât qui s’offrait. Par sa position toute spéciale, par son organisation financière, l’Égypte eût mis dans la main d’un préteur romain la puissance de l’argent, la domination des mers et surtout une force indépendante ! Comment admettre qu’une oligarchie soupçonneuse autant que faible pût jamais se prêter à l’édification d’un tel pouvoir ? A ce point de vue encore, on comprend que Rome ne voulût pas de la possession immédiate des pays du Nil.

L’inaction du Sénat, en présence des événements qui agitaient l’Asie-Mineure et la Syrie, ne saurait au contraire se justifier. La République ne reconnaissait pas au conquérant arménien les titres de roi de Cappadoce et de Syrie, je le veux : mais elle ne fit rien non plus pour le repousser dans ses limites, quelque facilité qu’elle eût de pénétrer en Syrie, par exemple à l’occasion de la guerre devenue nécessaire contre les pirates, en 676 [78 av. J.-C.]. Pourtant tolérer l’occupation de la Cappadoce et de la Syrie sans déclarer la guerre, c’était non seulement abandonner ses protégés, mais laisser s’écrouler les plus solides fondements de sa puissance extérieure. C’était chose grave déjà que de sacrifier, sur l’Euphrate et le Tigre, les établissements helléniques, ces ouvrages avancés de son empire : mais à permettre aux Asiatiques de prendre pied sur la Méditerranée, vraie base politique de l’empire oriental, on ne prouvait pas simplement son amour de la paix, on confessait en outre que pour être  plus oligarchique qu’avant, l’oligarchie restaurée par Sylla n’en était ni plus sage ni plus capable d’énergie, et que l’heure avait sonné du commencement de la fin du monde romain.

De l’autre côté, on ne voulait pas là guerre. Tigrane n’avait nul motif de la souhaiter, puisque Rome lui abandonnait ses clients sans prendre les armes. Mithridate, qui n’était rien moins qu’un pacha stupide, et qui dans ses jours de bonheur ou d’infortune avait expérimenté ses amis et ses ennemis, Mithridate savait très bien qu’au cas d’une seconde guerre avec Rome, il serait seul encore, comme durant la première. Il n’avait donc rien de mieux à faire que de se tenir tranquille, et de se fortifier en silence. Ses protestations de paix étaient sincères, il l’avait bien montré dans sa rencontre avec Muréna ; et il continuait dans cette voie, évitant toute fausse démarche de nature à faire sortir la République de son attitude passive !

Mais de même que la première guerre avec le roi du Pont s’était à la fin engagée sans qu’aucun des belligérants la voulût en réalité, de même, à cette heure, les soupçons réciproques allaient croissant par l’effet des intérêts contraires. Les soupçons amenaient les préparatifs de défense ; et ceux-ci, pesant de leur poids, conduisaient à la rupture ouverte. Depuis longtemps Rome avait assez peu foi dans son effectif militaire et dans ses ressources immédiates de combat : quoi de plus naturel qu’une telle méfiance, chez qui n’entretient pas sur pied une armée permanente, et là où le gouvernement médiocrement conduit repose au sein d’une assemblée délibérante ? Par suite il était passé en axiome dans la politique romaine que la guerre une fois entamée, il convenait de la pousser, non jusqu’à la défaite de l’ennemi, mais jusqu’à sa destruction. On s’était d’abord montré peu satisfait de la paix naguère conclue par Sylla, tout comme autrefois on avait regretté les conditions octroyées par Scipion l’Africain à Carthage. Tous les jours on manifestait des craintes à l’endroit du roi du Pont : on pronostiquait une seconde et prochaine attaque, et cela, non sans motif, lès circonstances présentes étant les mêmes que celles d’il y avait douze ans. Avec les armements de Mithridate coïncidaient une guerre civile dangereuse, les incursions des Thraces en Macédoine, et celles des pirates, dont les flottes couvraient la mer. De même qu’autrefois s’étaient échangés les messages et les émissaires entre Mithridate et les Italiens, de même aujourd’hui on allait et venait du camp des émigrés romains d’Espagne à celui des réfugiés de la cour de Sinope. Déjà, au début de l’an 677 [77 av. J.-C.], on s’était écrié en plein Sénat, que pendant la guerre civile italienne, le roi du Pont n’attendait qu’une occasion pour se jeter sur les terres romaines; et l’on’ avait renforcé, pour parer aux éventualités, les corps d’armée des provinces d’Asie et de Cilicie.

Mithridate, de son côté, suivait avec une inquiétude croissante tous les mouvements de la politique des Romains. Il sentait bien que quelque répugnance qu’y montrât le Sénat dans sa faiblesse, ils ne pouvaient pas, à la longue, ne passe mettre en guerre avec Tigrane ; et que lui-même, à son tour, il aurait à entrer enjeu. Au milieu du tumulte de la révolution lépidienne, il avait en vain tenté d’obtenir du Sénat l’instrument écrit de son traité de paix, qui lui faisait toujours défaut : il ne l’espérait plus, et voyait là le symptôme du renouvellement prochain de la lutte. Rome la commençait en quelque sorte, en guerroyant contre les pirates : les attaquer, c’était indirectement attaquer les rois d’Orient, leurs alliés. Les prétentions ambiguës de Rome sur l’Égypte et l’île de Chypre étaient une autre pierre d’achoppement. Le roi de Pont n’avait-il pas fiancé deux de ses filles, Mithridatis et Nyssa, à ces deux Ptolémées que le Sénat persistait à ne point formellement reconnaître ? Les émigrés poussaient à frapper un grand coup : enfin les succès de Sertorius en Espagne, succès dont s’enquérait le roi, au moyen de ses envoyés qui suivaient le camp de Pompée sous de spécieux prétextes, lui ouvraient l’avantageuse perspective de n’avoir plus dans la prochaine guerre à lutter à la fois contre les deux partis, et de pouvoir au contraire combattre l’un en s’appuyant sur l’autre. Où trouver une heure plus favorable ? Ne valait-il pas mieux en fin de compte déclarer la guerre avant que Rome la dénonçât ?

Sur ces entrefaites (679 [79 av. J.-C.]), Nicanor III Philopator, roi de Bithynie, mourut. Il était le dernier de sa race, son fils né de Nysa passant pour illégitime ou l’étant en effet. Il laissait par testament son royaume aux Romains, qui prirent sans tarder possession d’un pays limitrophe de leur province, et depuis longues années visité par les magistrats et .les trafiquants italiens. A la même époque, Cyrène, qui leur était échue dès 658 [-96] est érigée aussi en province : un préteur y est envoyé (679 [-79]). Ces mesures aussi bien que les attaques dirigées contre les pirates sur la côte du sud de l’Asie-Mineure, surexcitaient les méfiances de Mithridate. L’annexion de la Bithynie surtout, la Paphlagonie ne pouvant compter, faisait des Romains les voisins immédiats de son royaume pontique : c’était là le dernier coup. Il prit son parti, et dans l’hiver de 679 à 680 [-75/-74] déclara la guerre à la République.

Il eût volontiers demandé aide pour sa rude entreprise. Son plus- proche et plus naturel allié était le Grand-Roi l’Arménie : mais celui-ci, politique à courtes vues, repoussa les propositions de son beau-père. Restaient les insurgés et les pirates. Mithridate eut soin de se tenir en communication avec les uns et les autres, et jeta de fortes escadres dans les eaux de Crète et d’Espagne. Avec Sertorius il avait conclu, on l’a vu, un traité par lequel Rome lui abandonnait la Bithynie, la Paphlagonie, la Galatie et la Cappadoce, cessions purement nominales, il est vrai, et que la fortune des champs de bataille pouvait seule ratifier. Plus sérieuse était l’assistance qu’il recevait du général des Espagnols par l’envoi d’officiers romains qui pourraient commander et conduire les armées et les flottes pontiques. Sertorius avait nommé ses représentants près la cour de Sinope les deux hommes les plus actifs parmi les émigrés d’Orient, Lucius Magius et Lucius Fannius. Chez les pirates aussi, Mithridate trouva du secours. Ils s’étaient établis en nombre dans le royaume pontique, et grâce à eux il semble qu’il lui avait été possible de constituer une force navale imposante, tant par le nombre que par la bonté des vaisseaux. Quoi qu’il en soit, son principal appui était dans sa propre armée : avec elle, il lui était permis d’espérer qu’il serait maître des possessions romaines d’Asie bien avant l’arrivée des légions. Et puis, tout ne favorisait-il pas l’invasion par les soldats du Pont ? Dans la province d’Asie les contributions imposées par Sylla avaient fait la détresse de l’argent : la Bithynie se regimbait contre la nouvelle administration romaine : en Cilicie et en Pamphylie-la guerre dévastatrice à peine finie avait laissé un foyer tout prêt à se rallumer. Les munitions ne manquaient pas. Les greniers royaux renfermaient 2.000.000 de médimnes de blé. La flotte et les soldats étaient innombrables et bien exercés. Les mercenaires Bastarnes, notamment, fournissaient une troupe choisie, de force à tenir tête aux légionnaires italiens. Donc cette fois encore, ce fut Mithridate qui prit l’offensive. Un corps commandé par Diophantos entra en Cappadoce, pour y occuper les places fortes et y fermer aux Romains la route du Pont. Au même moment, un officier envoyé par Sertorius, le propréteur Marcus Marius, entra en Phrygie, accompagné d’un général pontique nommé Eumachos : ils devaient soulever la province romaine et les gens du Taurus : quant à l’armée principale, qui comptait plus de 100.000 hommes avec 16.000 cavaliers, et 100 chars à faux, Taxile et Hermocrate la conduisaient, sous les ordres suprêmes du roi. Donnant la main à la flotte de guerre formée de 400 voiles obéissant à Aristonicos, elle longeait la côte nord de l’Asie-Mineure, et prenait possession de la Paphlagonie et de la Bithynie.

Du côté de Rome, on avait tout d’abord choisi pour général en chef le consul de l’an 680 [74 av. J.-C.], Lucius Lucullus. Le gouvernement d’Asie et de Cilicie lui était donné avec le commandement des quatre légions campées en Asie-Mineure : il en amenait une cinquième avec lui d’Italie. Son armée comptait ainsi 30.000 hommes de pied, et 4.600 cavaliers. Il avait ordre de marcher sur le Pont, en traversant la Phrygie. Son collègue Marcus Cotta, avec la flotte et un autre corps d’armée, se dirigeait vers la Propontide, pour couvrir l’Asie et la Bithynie. Enfin le Sénat avait ordonné l’armement général des côtes, des côtes de Thrace surtout, plus particulièrement menacées par la flotte ennemie : en même temps et par extraordinaire, mission était donnée à un seul d’avoir à nettoyer toutes les mers et toutes les plages infestées par les pirates et leurs alliés du Pont. Le choix du Sénat tomba sur le préteur Marcus Antonius, fils de celui qui, trente ans plutôt, avait le premier châtié les corsaires de Cilicie. De plus, on mettait à la disposition de Lucullus une somme de 72.000.000 de sesterces (5.500.000 thaler = 20.625.000 fr.), pour l’équipement d’une flotte, somme qu’il refusa d’ailleurs. Par où l’on voit que le gouvernement de la République constatait enfin que l’établissement naval négligé avait produit presque tout le mal, et qu’à l’avenir, autant du moins qu’il se peut faire à coups de décrets , on entendait sérieusement y pourvoir.

La guerre commença donc sur tous les points en 680 [-74]. Par malheur pour Mithridate, au moment même où il la dénonçait, l’astre de Sertorius allait décliner, emportant avec lui l’une des grandes espérances de l’Asiatique, et laissant Rome libre de consacrer toutes ses forces aux expéditions maritimes et d’Asie-Mineure. Ici pourtant Mithridate recueillit d’abord les bénéfices de l’offensive et de la distance qui séparait les Romains du théâtre actuel de la lutte. Le propréteur de Sertorius avait immédiatement pénétré dans la province : nombre de villes lui ouvrirent leurs portes: les familles romaines qui s’y étaient fixées y furent passées au fil de l’épée, comme en 666 [88 av. J.-C.] : les Pisidiens, les Isauriens et les Ciliciens se levèrent. A ce moment la République n’avait point de soldats sur les lieux menacés. Quelques hommes plus déterminés tentèrent bien par eux-mêmes d’empêcher les massacres. Ainsi, par exemple, à la nouvelle de ces graves événements ; le jeune Gaius César quitta Rhodes, où il poursuivait ses études, et se jeta, avec quelques troupes ramassées en hâte, au devant des insurgés : mais que pouvaient ces trop rares volontaires ? Si le brave tétrarque des Tolistoboïes, Gaulois établis autour de Pessinonte, si Déjotarus n’avait pas pris parti pour Rome, et combattu victorieusement les généraux de Mithridate, Lucullus, pour son début, aurait eu à reconquérir sur l’ennemi tout le massif intérieur de la province. Il n’en dut pas moins perdre un temps précieux à y rétablir le calme, à refouler l’ennemi vers la frontière ; et les modestes succès que put remporter sa cavalerie ne compensèrent pas, tant s’en faut, ces premiers désavantages. Sur la côte nord d’Asie-Mineure, les choses allèrent plus mal encore qu’en Phrygie. Là la flotte et l’armée du Pont étaient complètement maîtresses de la Bithynie : le consul Cotta avec sa petite troupe et ses quelques vaisseaux s’était réfugié à grande peine dans les murs et le port de Chalcédoine, où Mithridate le tenait bloqué. Toutefois, de cette situation fâcheuse sortit quelque chose d’heureux pour les Romains. En occupant l’armée pontique devant Chalcédoine, Cotta attirait Lucullus à son secours, et provoquait ainsi la jonction de toutes les forces romaines. La lutte pouvait se décider aussitôt sans avoir à pourchasser l’ennemi jusque dans des contrées reculées, impraticables. Lucullus marcha en effet à Cotta. Mais celui-ci, rêvant une victoire remportée à lui seul et avant l’arrivée de son collègue, ordonne la sortie au chef de la flotte, Publius Rutilus Nudus. Elle n’aboutit qu’à une sanglante défaite : aussitôt les Pontiques d’attaquer le port, de briser la chaîne qui le ferme, et d’y brûler tous les vaisseaux romains, soixante-dix environ en nombre. Lucullus était sur le fleuve Sangare [Sakarah], lorsqu’il apprit ce qui s’était passé. Il accéléra sa marche, au grand mécontentement de ses soldats, qui s’inquiétaient peu de Cotta et eussent bien mieux aimé piller un pays sans défense, que d’apprendre à vaincre à leurs camarades. La survenue de Lucullus rétablit les affaires. Le roi leva le siège ; mais loin de s’en retourner dans le Pont, il s’étendit le long de la Propontide et de l’Hellespont, occupa Lampsaque et commença l’investissement de la grande et riche ville de Cyzique [Bal Kyz].

C’était s’enfoncer dans un véritable cul-de-sac. Il eût agi plus utilement pour sa cause en mettant la distance entre lui et les Romains. A Cyzique, plus qu’en nulle autre cité, s’étaient maintenus les anciennes traditions et le savoir-faire helléniques : les habitants, bien que décimés, soldats et vaisseaux, dans le double et désastreux combat de Chalcédoine, fournirent une résistance opiniâtre. La ville était bâtie sur une île toute voisine de la côte, avec laquelle un pont la mettait en communication. Les assiégeants occupèrent d’abord les hauteurs de terre ferme qui descendaient jusqu’au pont et au faubourg attenant sur l’île même ils couronnèrent la célèbre colline Dindyménienne[7] ; puis en terre ferme et dans l’île, les ingénieurs grecs de Mithridate employèrent tous les moyens de l’art pour rendre l’assaut praticable. Mais les assiégés fermèrent durant une nuit la brèche, enfin ouverte à grande peine, et les efforts de l’armée pontique se brisèrent contre les murailles, aussi bien que la menace barbare du roi, lequel avait annoncé aux Cyzicéniens qu’il ferait tuer leurs frères captifs devant leurs portes, s’ils se refusaient plus longtemps à les lui ouvrir. Les Cyzicéniens n’en persistèrent dans leur défense qu’avec plus d’énergie et de succès : il s’en fallut de peu qu’un jour, au cours du siège, ils ne fissent Mithridate lui-même prisonnier. Sur ces entrefaites, Lucullus s’était établi dans une forte position à l’arrière des assiégeants, et quoiqu’il ne pût directement secourir la ville, il coupait tous les vivres arrivant par terre à l’armée pontique. Cette armée immense, évaluée à 300.000 têtes y compris le train, ne pouvait plus ni marcher ni combattre, resserrée qu’elle était entre une place inexpugnable et les légions immobiles. Elle ne s’approvisionnait plus que grâce à sa flotte qui, heureusement pour Mithridate, commandait la mer. Vint la mauvaise saison : une tempête détruisit presque tous les travaux de siège : le manque de vivres, et surtout de fourrages, rendait la situation intolérable. Les animaux de charge et le train furent renvoyés sous l’escorte de la plus grande partie de la cavalerie : ils devaient à tout prix se glisser au travers de l’ennemi, ou s’ouvrir par la force un passage. Lucullus les atteignit sur le Rhyndaque [Mohalidsch], à l’est de Cyzique, et les anéantit. Une autre division, aussi de cavalerie, ayant Métrophane et Lucius Fannius à sa tête, erra longtemps par toute l’Asie-Mineure occidentale, et dut s’en revenir au camp devant Cyzique. La faim, la maladie faisaient d’effrayants ravages. Quand commença le printemps (681 [73 av. J.-C.]), les Cyzicéniens redoublèrent d’efforts et s’emparèrent des travaux élevés par Mithridate sur le mont Dindymon : il ne resta plus au roi qu’à lever le siège et à mettre sur sa flotte tout ce qu’elle pouvait prendre et sauver. Puis il fit voile vers l’Hellespont : mais pendant l’embarquement et pendant la route les tempêtes lui infligèrent de nouvelles pertes. La division de terre ferme, conduite par Hermaeos et Marius, leva aussi le pied pour aller se réfugier dans les murs de Lampsaque, et de l’à s’embarquer à son tour. Elle avait abandonné ses bagages, ses malades et ses blessés, que les Cyzicéniens exaspérés massacrèrent : et sur le chemin, au passage de l’Æsepos et du Granique [le Boklou et le Khodja-sou], elle eut affaire à Lucullus. Grandement diminuée de nombre, elle atteignit pourtant son but ; et les vaisseaux du roi emmenèrent tout ensemble, hors de la portée des Romains, les derniers débris de la grande armée et les habitants de Lampsaque.

Lucullus s’était montré sage et habile dans la conduite de la guerre : il avait réparé les fautes de son collègue, et, sans livrer bataille, détruit l’élite de l’armée royale, 200.000 soldats, dit-on. Que s’il avait eu encore cette flotte, brûlée par les Pontiques dans le havre de Chalcédoine, pas un de leurs soldats ne se serait échappé. Son œuvre était inachevée : en dépit de la catastrophe de Cyzique, il ne put empêcher les vaisseaux ennemis de se mettre en faction dans la Propontide, bloquant Périnthe et Byzance, sur la côte d’Europe, dévastant Priapos, sur la côte d’Asie, et couvrant le quartier général du roi, établi dans Nicomédie. Bien plus, on vit une escadre de cinquante voiles qui portait dix mille hommes avec Marius et l’élite des émigrés, pénétrer jusque dans la mer Égée : le bruit courait qu’elle voguait vers l’Italie pour y opérer un débarquement et rallumer la guerre civile. Heureusement les navires demandés par Lucullus aux cités asiatiques au lendemain du désastre de Chalcédoine commençaient à entrer en campagne : une petite flotte put sortir et se mettre à la recherche de l’ennemi dans les eaux de l’archipel. Lucullus, marin éprouvé, la commandait en personne. Devant le Port des Achéens, dans le canal qui sépare la côte troyenne de l’île de Ténédos, étaient cinq quinquérèmes qu’Isidoros conduisait à Lemnos. Il les surprit et les coula. Un peu plus loin, dans la petite île de Néa, point peu visité entre Lemnos et Scyros, trente-deux autres navires pontiques étaient au repos, tirés sur le rivage : Lucullus tomba sur ces navires, sur les équipages épars, et captura tout. Là périrent en combattant, ou sous la hache du bourreau après le combat, Marius et les plus déterminés parmi les émigrés. Toute la flotte de la mer Égée était anéantie. Pendant ce temps, renforcés par des envois de troupes italiennes, et par une escadre telle quelle ramassée sur place, Cotta et les lieutenants de Lucullus, Voconius, Barba et Gaius Valerius Triarius avaient continué la guerre en Bithynie. A l’intérieur, Barba avait pris Prusiade, sous l’Olympe, et Nicée : Triarius avait pris Apamée, sur la côte [l’ancienne Mirleia], et Prusiade sur mer (l’ancienne Cius). Tous les généraux se réunirent ensuite et marchèrent ensemble contre Mithridate, toujours posté à Nicomédie : mais celui-ci, sans les attendre, s’enfuit sur ses vaisseaux et reprit le chemin du Pont. Encore ne put-il s’échapper que grâce au retard de Voconius, chargé avec, son escadre de bloquer le port de cette ville. Chemin faisant, le roi s’était emparé d’Héraclée, que la trahison lui livrait : mais un orage survint, qui lui enleva soixante vaisseaux et dispersa le reste de sa flotte. Il rentra presque seul à Sinope. L’offensive par lui prise n’avait abouti qu’à la complète défaite de ses armées de terre et de mer, défaite inglorieuse, surtout pour le chef suprême !

Lucullus attaquait à son tour. Triarius prit le commandement de la flotte, avec mission de fermer l’Hellespont et de guetter au passage les vaisseaux pontiques revenant de Crète ou d’Espagne. Cotta entreprit l’investissement d’Héraclée : l’actif et fidèle chef galate et le roi de Cappadoce, Ariobarzane, se chargeaient de l’œuvre difficile du ravitaillement des Romains : enfin Lucullus lui-même, à l’automne de 681 [73 av. J.-C.], entra sur les terres pontiques, épargnées jusque-là, et dont nul ennemi depuis longtemps n’avait foulé le sol. Mithridate, décidé à ne plus faire que se défendre, recule sans combattre de Sinope à Amisos, d’Amisos à Cabira (plus tard Néocésarée, auj. Niksar), sur le Lycus, un des affluents de l’Iris : il se contente d’attirer le Romain au plus profond du pays pour couper ensuite ses vivres et ses communications. Lucullus le suit à marches forcées, laissant de côté Sinope ; et franchissant l’Halys, l’antique frontière de Scipion, il place un cordon de troupes autour des forteresses importantes d’Amysos, Eupatoria (sur l’Iris), Themiscyra (sur le Thermodon) : l’hiver seul met fin à ses progrès, mais non à l’investissement des villes. Les soldats murmurent contre ce capitaine, qui veut avancer toujours, avec qui jamais ils ne récoltent les fruits de leurs efforts ; ils répugnent à ces blocus établis sur une grande échelle au cœur de la plus dure saison. Mais il n’était pas dans l’habitude de Lucullus d’écouter les plaintes : dès le printemps de 682 [72 av. J.-C.], il pousse plus loin et arrive devant Cabira, laissant deux légions avec Lucius Muréna devant Amisos. Pendant l’hiver, Mithridate avait fait de nouvelles tentatives pour amener le Grand-Roi d’Arménie à se jeter dans la lutte, efforts vains, qui n’avaient produit que des promesses. Les Parthes, bien moins encore, se montraient enclins à venir en aide à une cause perdue. Cependant, à force d’activité et en enrôlant des soldats chez les Scythes, le roi avait pu réunir une armée considérable devant Cabira, sous les ordres de Diophantos et de Taxile. Les Romains, qui ne comptaient que trois légions avec une cavalerie bien inférieure à celle des Pontiques, ne pouvaient tenir la plaine : pour gagner Cabira, ils durent, non sans fatigues et sans pertes, suivre des sentiers plus longs et difficiles. Les deux armées restèrent quelque temps immobiles en face l’une de l’autre. On ne combattait guère qu’en fourrageurs, les vivres étant rares dans les deux camps à cet effet, Mithridate avait organisé en corps volant l’élite de ses cavaliers et une division de fantassins commandés spécialement par les mêmes Taxile et Diophantos. Toujours en mouvement entre le Lycus et l’Halys, ils coupaient les transports expédiés de Cappadoce aux Romains. Mais un jour, un officier en sous-ordre de Lucullus, Marcus Fabius Hadrianus, chargé de l’escorte d’un des convois, battit dans un défilé la troupe ennemie qui le guettait, au moment même où elle allait se jeter sur lui ; puis bientôt, renforcé par une division sortie du camp, il vainquit les généraux pontiques et les mit en fuite. Cette défaite était irréparable : la cavalerie du roi, le corps en qui il mettait toute sa confiance, n’était plus. Il apprit dans Cabira la désastreuse nouvelle par les premiers fuyards accourus du champ de bataille, lesquels n’étaient ni plus ni moins que Taxile et Diophantos eux-mêmes ; il l’apprit avant que Lucullus ne connût sa victoire, et se décida aussitôt à la retraite. Mais la connaissance de cette décision se répandit comme l’éclair parmi les intimes du roi, et les soldats prirent panique en les voyant plier bagage en toute hâte. Ce fut à qui ne serait pas le dernier à courir : petits et grands s’enfuyaient comme un gibier épouvanté : ils n’écoutent plus rien, pas même la voix du roi, et celui-ci est entraîné par le flot de l’irrésistible et confuse débandade. Lucullus averti arrive : les Pontiques se laissent massacrer presque sans résistance. Si les légions avaient gardé les rangs et maîtrisé leur ardeur de butin, pas un homme n’eût pu échapper, sans doute, et Mithridate eût été pris. Il gagna à grande peine Comana (non loin de Tokat et des sources de l’Iris) par la montagne, suivi de quelques hommes seulement. De là il s’échappa encore, poursuivi par Marcus Pompeius et un corps romain ; et enfin, passant la frontière avec 2.000 cavaliers environ, il entra, près de Talauro, dans la Petite-Arménie. Mais s’il trouva dans les états du Grand-Roi un asile, il n’y trouva rien de plus (fin de 682 [72 av. J.-C.]). Tigrane, affectant de traiter en roi son beau-père fugitif, se garda de l’inviter à sa cour, et le retint confiné sur une frontière perdue de ses états, dans une sorte de prison décente. Pendant ce temps les Romains parcouraient en vainqueurs tout le Pont, toute la Petite-Arménie : la plaine se soumettait sans résistance jusqu’à Trapezus [Trébizonde]. Les gardiens des trésors royaux se rendirent à leur tour après plus ou moins d’hésitation, et livrèrent leurs caisses. Quant aux femmes du harem, sœurs, épouses et concubines sans nombre du roi, celui-ci n’ayant pu les emmener dans sa fuite, un de ses eunuques les avait toutes mises à mort à Pharnacée [Cérasonte][8]. Les villes seules se défendirent opiniâtrement. Celles de l’intérieur, Cabira, Amasée[9], Eupatoria, ne purent longtemps tenir : mais il en fut autrement des grandes places maritimes. Amisos et Synope, dans le Pont, Amastris, en Paphlagonie, Tios[10] et Héraclée Pontique, en Bithynie, se défendirent en désespérées, soit dévouement envers le roi, ou attachement pour leurs franchises helléniques, que le roi leur avait maintenues, soit au contraire terreur des corsaires appelés par Mithridate. Sinope et Héraclée même armèrent des navires contre les Romains. L’escadre de la première s’empara d’une flottille romaine qui amenait des blés de la péninsule taurique à l’armée de Lucullus. Héraclée ne tomba qu’au bout de deux ans de siége, les Romains lui ayant coupé ses communications par mer avec les villes grecques et cette même péninsule, et la trahison s’étant mise dans la garnison. Amisos était réduite à la dernière extrémité : les soldats y mirent le feu, et, protégés par les flammes, s’embarquèrent sur leurs vaisseaux. A Sinope, où un hardi chef de pirates, Séleucus, et l’eunuque royal, Bacchidès, conduisaient la défense, la garnison pilla les maisons avant de quitter la ville et brûla les vaisseaux qu’elle ne put emmener : on raconte que Lucullus y trouva encore 8.000 corsaires et qu’il les fit passer au fil de l’épée : la majeure partie des défenseurs de la place avait cependant pris le large. Tous ces sièges durèrent deux années et plus, à dater de la bataille de Cabira (682-684 [72-70 av. J.-C.]). Lucullus les confia à ses principaux lieutenants : lui-même il présida à l’organisation de la province d’Asie, où de grandes réformes étaient nécessaires et furent pratiquées. L’histoire doit sans doute tenir note de la résistance si énergique des villes commerçantes du Pont, sans qu’il en sortît d’ailleurs rien de profitable à la cause ruinée de Mithridate. Tigrane, évidemment, n’avait point dessein pour l’heure de le ramener dans son royaume. L’émigration avait perdu ses meilleures têtes lors de la destruction de la flotte de la mer Égée : de ceux qui restaient, les chefs les plus actifs, Lucius Magius et Lucius Fannius avaient fait leur paix avec Lucullus ; enfin, la mort de Sertorius, arrivée dans l’année même de la déroute de Cabira, avait ôté aux émigrés leur dernière espérance. La puissance de Mithridate s’était écroulée tout entière. Ses derniers appuis tombaient l’un après l’autre. Une dernière escadre de soixante voiles, qui revenait d’Espagne et de Crète, fut attaquée et détruite par Triarius, sous Ténédos ; enfin, on vit jusqu’à son fils Macharès, préposé au royaume du Bosphore, déserter un beau jour, et, se faisant prince indépendant de la Chersonèse taurique, conclure la paix et l’amitié avec les Romains (684 [-70]). Et lui, le roi, après avoir combattu sans gloire, il restait aujourd’hui enfermé dans je ne sais quelle forteresse lointaine, au fond des montagnes d’Arménie, exilé de ses états, presque le prisonnier de son gendre ! Quelques bandes de corsaires tenaient bien encore en Crète : ceux qui avaient fui de Sinope et d’Amisos avaient pu trouver asile sur la côte orientale de la mer Noire, sur les plages quasi inaccessibles des Sanègues et des Lazes. Lucullus n’en avait pas moins conduit la guerre en général habile : il n’avait point dédaigné de donner satisfaction aux justes plaintes des provinciaux : il avait reçu comme officiers dans son armée les émigrés repentants, et, délivrant l’Asie-Mineure à peu de frais, il avait mis le pied chez l’ennemi. Le royaume du Pont abattu était passé de l’état de pays client à celui de pays sujet, On n’attendait plus que la commission sénatoriale, chargée de l’organiser en province, de concert avec le général en chef.

Restaient les différends avec l’Arménie. Rien n’était apaisé de ce côté. Nous avons vu déjà que les Romains auraient pu, à bon droit, déclarer la guerre à Tigrane : tout même commandait la rupture. Témoin des faits sur place, et de sens plus haut que la foule des sénateurs à Rome, Lucullus voyait clairement l’urgente nécessité de refouler l’Arménie dans ses limites et de reconstituer dans la Méditerranée la domination que la République y avait perdue. Dans la conduite des affaires d’Asie, on ne peut nier qu’il ne se conduisît en digne continuateur de Sylla, son maître et son ami. Philhellène autant que pas un des Romains d’alors, il avait le sentiment du devoir qui s’imposa à la République le jour où elle prit l’héritage d’Alexandre, à savoir, de se faire en Orient l’épée et le bouclier des Grecs. Joignez à cela peut-être la passion personnelle, le désir de cueillir des lauriers au-delà de l’Euphrate, une vive rancune contre ce Grand-Roi, qui lui écrivait sans le saluer du titre d’imperator. Pourtant, on serait injuste à ne chercher dans sa conduite que de mesquins et égoïstes motifs, alors que de grands et sérieux devoirs suffisent à l’expliquer.

En attendant, il n’y avait point à compter sur l’assemblée gouvernante à Rome. Craintive, négligente, mal au courant des faits, et par-dessus tout continuellement à court de ressources financières, comment croire qu’à moins d’y être forcée elle prendrait jamais l’initiative d’une expédition lointaine, vaste et dispendieuse ? Vers l’an 682 [72 av. J.-C.], les représentants légitimes de la dynastie séleucide, Antiochus, surnommé l’Asiatique, et son frère, enhardis par l’heureuse tournure que prenait la guerre du Pont, étaient venus à Rome, sollicitant une intervention en Syrie, et accessoirement la reconnaissance de leurs prétentions à l’héritage du trône égyptien. Que si cette dernière demande ne pouvait être accueillie, encore est-il vrai de dire que jamais l’heure et l’occasion ne s’étaient présentées plus favorables de déclarer enfin à Tigrane une guerre depuis longtemps inévitable. Le Sénat avait proclamé les deux princes rois légitimes de Syrie, mais sans se décider à les appuyer par les armes. A vouloir saisir l’occasion et agir avec vigueur contre l’Arménien, il fallait donc que Lucullus ouvrit la guerre sans mission, de son seul mouvement, à ses risques et périls. Comme Sylla jadis, il se voyait dans la nécessité de prendre en main les intérêts les plus manifestes de la République, et d’aller de l’avant sans elle, je dirai même malgré elle. D’ailleurs, les rapports entre Rome et l’Arménie flottaient depuis longtemps entre la paix et la guerre, et ce qu’ils avaient d’ambigu venait en aide à Lucullus : il y trouvait et la raison de se décider et une couverture pour ses actes arbitraires. Les cas de guerre abondaient. En Cappadoce, en Syrie, que de causes de rupture! Déjà quand les Romains avaient poursuivi le roi du Pont, ils avaient violé le territoire du Grand-Roi. Donc, s’autorisant de sa mission contre Mithridate, et voulant n’en point sortir en apparente, il envoya un de ses officiers, Appius Claudius, à Tigrane, alors dans Antioche, et lui réclama l’extradition de l’ex-roi. Autant valait déclarer la guerre, et l’audace était grande, dans la situation des légions. Il fallait, pénétrant en Arménie, occuper fortement le vaste territoire du Pont, sans quoi les Romains eussent été coupés d’avec leur patrie ; et puis, il fallait prévoir un retour offensif du roi dans ses états. Or, l’armée à la tête de laquelle Lucullus avait mené à fin la guerre pontique ne comptait guère que 30.000 hommes. Évidemment, elle ne suffisait point à sa double tâche. Dans les circonstances ordinaires, un autre général aurait demandé et obtenu l’envoi par le gouvernement d’une seconde armée : mais voulant la guerre par-dessus la tête des sénateurs, et se croyant obligé même à ce coup d’audace, Lucullus renonça, bon gré mal gré, à s’appuyer sur un second corps ; il se contenta d’enrôler dans ses troupes les Thraces prisonniers, naguère à la solde de Mithridate, et marcha sur l’Euphrate avec deux légions seulement, 15.000 hommes au plus. Il y avait là témérité sans doute : pourtant, l’exiguïté du nombre pouvait en quelque sorte se compenser par la bravoure solide d’une armée composée tout entière de vétérans. Le vrai danger, c’était le fâcheux esprit du soldat: Lucullus en tenait trop peu compte du haut de son orgueil de caste.

Général habile, et dans la mesure des idées aristocratiques homme probe et bien intentionné, il s’en fallait de beaucoup qu’il se fît aimer de ses troupes. Il était impopulaire, en tant que partisan décidé de l’oligarchie impopulaire, parce qu’en Asie-Mineure il avait énergiquement réprimé les usures hideuses des capitalistes romains; impopulaire, à cause des travaux et des fatigues dont il écrasait son armée, à cause de la sévère, discipline à laquelle il tenait la main, à cause des villes grecques dont il empêchait de toutes ses forces le pillage, tandis que pour lui-même il faisait charger chariots et chameaux des immenses trésors de l’Orient ; impopulaire ; enfin, à cause de son élégance, de ses moeurs nobiliaires, de son goût pour la Grèce, de ses façons hautaines surtout, et dû raffinement passionné de sa vie confortable. Rien en lui de ce qui charme et entraîne, de ce qui rattache le soldat à la personne du général. D’ailleurs ses vétérans, pour la plupart, et précisément les plus solides, avaient juste cause de se plaindre de la prorogation sans mesure de leur temps de service. Ses deux meilleures légions étaient venues en Orient (668 [86 av. J.-C.]) avec Flaccus et Fimbria : et quoique tout récemment, au lendemain de la bataille da Cabira, le congé leur eût été promis, congé bien gagné par treize campagnes, voici que leur général les emmenait au-delà de l’Euphrate, s’enfonçant à perte de vue dans une guerre nouvelle. En réalité, les vainqueurs de Cabira étaient plus maltraités que les vaincus de Cannes. N’y avait-il point témérité grande à se lancer avec une telle armée, peu nombreuse à la fois et mécontente ; à s’en aller en expédition de guerre de son autorité privée, et, à vrai dire, en violation de la loi ; à pénétrer ainsi dans des régions lointaines, inconnues, pleines de torrents dévastateurs et de montagnes couvertes de neiges, et dont l’immense étendue était à elle seule un péril pour l’imprévoyant agresseur ? A Rome, les reproches ne furent pas épargnés à Lucullus, et cela non sans fondement : pourtant il eût mieux valu reconnaître que seule, l’incurable impéritie du gouvernement avait rendu nécessaire l’audacieux coup de tête du général en chef, et qu’à ne pouvoir l’innocenter complètement, on pouvait tout au moins l’excuser.

L’ambassade d’Appius Claudius, outre qu’elle menait à la guerre par les voies diplomatiques, avait encore eu pour objet de pousser les princes et les villes de Syrie à la révolte armée contre le Grand-Roi : au printemps de 685 [-69], l’attaque en règle se fit. Durant l’hiver, le roi de Cappadoce avait sans bruit réuni des embarcations. L’Euphrate, grâce à elles, est bientôt franchi : Lucullus traverse la Sophène en ligne droite, sans perdre son temps au siège des localités de mince importance, et marche sur Tigranocerte, où Tigrane lui-même, peu avant, était accouru du fond ‘de la Syrie, ajournant, à cause de ses démêlés avec les Romains, la poursuite de ses plans de conquête dans la Méditerranée. A ce moment même, projetant l’invasion de l’Asie-Mineure romaine par la Cilicie et la Lycaonie, le Grand-Roi se demandait si les Romains n’allaient pas simplement évacuer l’Asie, ou si auparavant ils ne tenteraient pas, dans les environs d’Éphèse, peut-être, le sort d’une bataille. C’est alors qu’il apprend que Lucullus arrive. Furieux, il fait pendre le messager : mais la dure réalité commande : il abandonne sa capitale et se rend dans l’Arménie intérieure pour y armer enfin, ce qui ne s’y était point fait jusqu’à cette heure. En attendant, Mithrobarzane, avec les troupes qu’il a sous la main, se concertera avec les Bédouins du voisinage levés en hâte, et occupera Lucullus. Malheureusement l’avant-garde romaine disperse le corps de Mithrobarzane, et les Arabes s’évanouissent devant un détachement que Sextilus commande ; et pendant qu’une autre division, portée en avant et se cantonnant dans un poste bien choisi, tient en échec, par d’heureux combats, la grande armée que Tigrane est en train de réunir dans les montagnes situées au nord-est de la capitale (autour de Bitlis) ; Lucullus en pousse activement le siége. Une grêle inépuisable de flèches tombe sur les Romains : l’huile de naphte, jetée sur leurs machines, les enflamme. Rome faisait le premier apprentissage des guerres avec l’Iran. Un brave chef, Mankéos, défendit la ville. Il tint bon jusqu’à l’arrivée de la grande armée de secours. Celle-ci, rassemblée dans toutes les parties de l’immense royaume et dans les contrées voisines ouvertes aux recruteurs arméniens, se montre enfin au delà des passes des montagnes du nord. Taxile, le général expérimenté des guerres du Pont, conseillait d’éviter le combat, d’entourer, avec la cavalerie, et d’affamer la petite troupe des soldats de Lucullus. Mais quand Tigrane a vu le Romain, désireux de livrer bataille sans abandonner le siège, marcher avec dix mille hommes seulement à la rencontre d’une armée vingt fois supérieure, et passer hardiment le fleuve qui les sépare ; quand il voit, d’un côté, cette poignée d’hommes, trop nombreuse pour une ambassade, trop petite pour une armée, de l’autre, ses troupes en multitude immense, où les peuples de la mer Noire et de la mer Caspienne se coudoient avec ceux de la Méditerranée et du golfe Persique, ses redoutables lanciers à cheval, bardés de fer, plus nombreux à eux seuls que tout le corps, de Lucullus, et ses fantassins, en bon nombre aussi, armés à la romaine, il se décide à son tour à accepter sur l’heure le combat offert par l’ennemi. Mais pendant que ses Arméniens prennent rang, Lucullus, de son sûr coup d’œil, a déjà constaté que Tigrane a négligé une hauteur qui domine toute la cavalerie arménienne : il l’occupe aussitôt avec deux cohortes, en même temps qu’une attaque de flanc de sa petite cavalerie a détourné l’attention de l’ennemi : puis, dès qu’elles ont atteint les cimes, ses légionnaires tombent sur le dos des Arméniens. Les chevau-légers de Tigrane se dispersent, se jettent sur l’infanterie, qui n’est point encore en ordre : celle-ci, à son tour, s’enfuit sans avoir combattu. Lucullus écrivit son bulletin de victoire dans le style de Sylla, son maître. A l’entendre, contre 5 Romains tués, 100.000 Arméniens auraient péri, et Tigrane, jetant son turban et son bandeau royal, se serait seul sauvé avec quelques cavaliers. Ce qui est certain, c’est que la victoire de Tigranocerte (6 octobre 685 [69 av. J.-C.]) reste l’une des plus glorieuses pages de l’histoire des exploits guerriers de Rome ; et comme elle fut éclatante, elle fut de même décisive. Par l’effet de ce désastre militaire, tous les territoires conquis sur les Parthes et les Syriens sont perdus pour l’Arménie : presque tous tombent, sans coup férir, dans la possession du vainqueur. La capitale toute neuve du grand royaume donne le signal de l’écroulement. Les Grecs que Tigrane y avait transportés et établis de force se révoltent et ouvrent aux Romains les portes de la ville, que Lucullus leur donne à piller. La Syrie et la Cilicie étaient vides d’ennemis, le satrape Mazadate en ayant retiré toutes les troupes pour renforcer la grande armée de secours, sous Tigranocerte. Lucullus passe dans la Commagène, dépendante de la Syrie du Nord, et prend Samosate d’assaut : il ne descend pas jusque dans la Syrie propre ; mais tous les dynastes, toutes les cités jusqu’à la mer Rouge, Hellènes, Syriens, Juifs, Arabes, lui viennent ou lui envoient prêter hommage, à lui et aux Romains, leurs nouveaux maîtres suprêmes. Le prince de la Gordyène, pays à l’est de Tigranocerte, se soumet : seule, Nisibis ferme ses portes, et d’autre part, Guras, frère du roi, se maintient en Mésopotamie. Lucullus, partout, se gère comme le suzerain des princes et des cités helléniques : en Commagène, il met sur le trône un Séleucide du nom d’Antiochus : il reconnaît pour roi de Syrie Antiochus l’Asiatique, rentré dans Antioche après que Tigrane en est parti : enfin il renvoie dans leurs patries respectives les étrangers établis par force dans Tigranocerte. Les approvisionnements et les trésors du Grand-Roi étaient immenses : dans Tigranocerte seulement se trouvaient 20.000.000 de médimnes de blé [105.060.000 lit.], et 8.000 talents en or (12.500,000 thaler = 46.875.000 fr.), avec lesquels Lucullus put payer la guerre sans faire appel aux caisses de la République, et gratifier chacun de ses soldats, richement et copieusement entretenus d’ailleurs, d’un honoraire de 800 deniers (240 thaler = 900 fr.).

Le Grand-Roi était profondément humilié. Caractère faible, présomptueux dans les temps prospères, sans courage dans le malheur, si le vieux Mithridate n’eût point été là, il est plus que probable qu’il se serait accommodé avec Lucullus. Il avait toutes sortes de raisons pour acheter la paix au prix des plus grands sacrifices. Lucullus même était disposé à l’octroyer à des conditions modérées. Mithridate n’avait point pris part aux combats de Tigranocerte. Au bout de vingt mois de véritable prison, la brouille survenue entre le Grand-Roi et les Romains lui avait valu sa liberté (milieu de 684 [70 av. J.-C.]) : il avait été envoyé dans son ancien royaume avec 10.000 cavaliers arméniens pour y menacer les derrières de l’ennemi. Rappelé bientôt avant d’avoir rien pu faire, quand Tigrane rassemblait tout son monde autour de sa nouvelle capitale, qu’il voulait à tout prix secourir, le roi de Pont marchait sur Tigranocerte : il apprit le désastre de son gendre par les fuyards rencontrés sur la route. Tout semblait perdu, et aux yeux du Grand-Roi et aux yeux du plus mince des soldats. Toutefois si Tigrane faisait la paix, Mithridate savait que non seulement c’en était fait de sa dernière chance de reconquérir son royaume, mais que, de plus, son extradition personnelle serait la première condition du vainqueur : Tigrane n’hésiterait point à le traiter comme Bocchus avait fait Jugurtha. Mithridate mit donc tout en jeu pour empêcher la paix, pour décider la cour d’Arménie à continuer cette guerre où, ayant lui-même tout à gagner, il n’avait rien à perdre : fugitif et sans. trône, il n’était pas sans grande influence encore. Toujours imposant et physiquement vigoureux, on le voyait, malgré ses soixante anis, sauter tout armé sur le dos de son cheval, et au plus fort de la mêlée se comporter en parfait soldat. Son courage s’était bronzé au contact des années et du malheur : jadis il mettait ses affidés à la tête de ses troupes ; et ne prenait point part de sa personne aux combats. Aujourd’hui qu’il a vieilli, il commande et se bat tout à la fois. Après avoir, durant cinquante ans de règne, subi les vicissitudes les plus inouïes, seul il ne désespérait pas de la cause du Grand-Roi, abattue devant les murs de Tigranocerte : bien plus, il soutenait que Lucullus était en situation difficile, et même dangereuse, pourvu que l’on ne demandât pas la paix et que l’on sût gouverner la guerre.

C’est alors qu’on vit ce vieillard tant éprouvé par la fortune prendre sur le Grand-Roi tout l’ascendant d’un père, comme il en avait les dehors, et faire passer son énergie dans le faible cœur de Tigrane. On décide que la lutte continuera. Mithridate en aura la direction militaire et politique. Au lieu, d’une guerre de gouvernement à gouvernement, la guerre sera nationale et asiatique : les rois et les peuples d’Orient s’uniront contre la présomption et l’excessive prépondérance de l’Occident. Et d’abord, on tente par tous les moyens de réconcilier les Parthes avec les Arméniens, et d’amener les premiers à entrer aussi dans la lice. Sur l’avis de Mithridate, Tigrane offre à l’Arsacide Phraate-le-Dieu (sur le trône depuis 684 [70 av. J.-C.]) la restitution des territoires naguère conquis par l’Arménie, la restitution de la Mésopotamie, de l’Adiabène et des grandes vallées : il y aura amitié et alliance entre eux. Mais après ce qui ‘s’était passé, on ne pouvait guère compter sur le succès de ces tentatives. Phraate aima mieux tenir des Romains, par la voie d’un traité, la frontière de l’Euphrate, que de la recevoir des Arméniens ; il avait tout avantage à assister tranquille à ce grand duel entre un voisin abhorré, et d’incommodes étrangers. Mithridate se tournant alors vers les peuples orientaux réussit mieux auprès d’eux qu’auprès des rois. Il ne lui fut pas difficile de leur montrer dans la guerre actuelle la lutte des nations de l’Orient contre les Occidentaux : le fait était vrai. Ce fut même bientôt une guerre de religion ; et le bruit se propageait que l’armée de Lucullus allait marcher sur le temple de la Nanée ou Anaïtis persique, dans l’Elymaïde (le Louristan, auj.), le plus célèbre et le plus riche de tous les sanctuaires des régions euphratéennes[11]. Les Arabes, de près et de loin, vinrent en foule se presser sous la bannière des deux rois, qui les appelaient à défendre l’Asie et les dieux contre l’agression d’étrangers impies. Mais l’événement avait fait voir qu’un simple ramas de hordes sauvages, quelque énorme qu’il fût, n’était point une force de combat ; que loin de là, à les fondre dans l’armée, il y avait embarras pour les soldats façonnés à la bataille et à la marche, et que c’était là les vouer à une commune destruction. Mithridate s’étudia principalement à développer, à fortifier sa cavalerie, l’arme à la fois la plus faible chez les Occidentaux, et la meilleure chez les Asiatiques : la moitié de sa nouvelle armée d’élite était donc montée. Pour l’infanterie, il tria avec soin dans la masse des levées forcées ou des recrues volontaires les hommes les plus vigoureux, et les fit dresser par ses sous-officiers pontiques. D’ailleurs, les nombreuses troupes qui se trouvèrent bientôt réunies autour du Grand-Roi n’étaient point appelées à se mesurer sur le premier terrain favorable avec les vétérans de la République ; elles n’avaient qu’à se tenir sur la défensive, et à faire la guerre d’escarmouches. Déjà durant sa dernière lutte avec les Romains, Mithridate avait toujours reculé, évitant à dessein d’en venir aux mains : cette tactique est encore aujourd’hui la sienne : il a choisi pour théâtre d’évolutions l’Arménie propre, le pays héréditaire de Tigrane, où l’ennemi n’a jamais mis le pied, et qui par sa conformation physique et l’ardeur patriotique des habitants se prête merveilleusement à la stratégie adoptée.

Quand l’année 686 [68 av. J.-C.] s’ouvrit, la situation de Lucullus, difficile par elle-même, s’aggravait tous les jours. A Rome, malgré ses éclatantes victoires, il s’en fallait qu’on se montrât satisfait. Son indépendance d’allure froissait le Sénat : les financiers, qu’il avait blessés dans leurs intérêts, mettaient tout en œuvre, et l’intrigue et la corruption, pour faire ordonner son rappel. Le Forum retentissait sans cesse des accusations, justes ou injustes, lancées par tous contre le téméraire général, contre sa cupidité, contre ses opinions anti-romaines, contre sa trahison. On blâmait le Sénat d’avoir réuni dans la même main une puissance sans limites, deux provinces proconsulaires, et un commandement exceptionnel d’une telle importance. Le Sénat céda : il confia la province d’Asie à l’un des préteurs, la province de Cilicie, avec deux légions de levée nouvelle, au consul Quinius Marcius Rex, limitant l’imperium de Lucullus à l’expédition en cours contre Mithridate et Tigrane. Mais les clameurs qui s’élevaient à Rome avaient leurs dangereux échos jusque dans les camps sur l’Iris et le Tigre. Là même certains officiers, et jusqu’au beau-frère du général en chef, Publius Clodius, pratiquaient et soulevaient le soldat. C’était eux, sans doute, qui, pour l’exaspérer davantage, répandaient à dessein le bruit qu’à la guerre actuelle contre le Pont et l’Arménie se rattachait tout un plan d’invasion de l’empire parthique.

Ainsi menacé de rappel par le mauvais vouloir du Sénat, menacé d’une révolte par les rancunes du soldat, Lucullus poussa en avant dans l’emportement de ses victoires, en joueur qui jette son va-tout sur la table. Non qu’il songeât à marcher contre les Parthes. Mais ayant constaté que Tigrane ne demandait pas la paix, et que d’autre, part il se refusait à livrer une seconde grande bataille, tant convoitée par lui, le Romain prit son parti, et, quittant Tigranocerte et passant par la région âpre et montueuse de la rive de l’est du lac de Wan, il pénétra dans la vallée du haut Euphrate oriental (l’Arsanias, auj. le Monrad-Tchaï). De là il voulait gagner l’Araxe et atteindre au pied de l’Ararat septentrional la grande ville d’Artaxata, capitale de l’Arménie propre, où le roi avait l’ancien château fort de ses pères et son principal harem. En menaçant la résidence héréditaire des souverains, il espérait obliger le Grand-Roi au combat, soit, sur la route, soit au moins devant la place. Mais il fallait absolument laisser une division dans Tigranocerte : or, toutes les réductions à faire subir à l’armée de marche lui imposaient la nécessité d’affaiblir le corps qui gardait le Pont, et à en faire venir les soldats sous Tigranocerte. D’un autre côté, la grande difficulté dans l’entreprise actuelle tenait à la courte durée de l’été arménien. Sur les hauts plateaux d’Arménie, à plus de cinq mille pieds au-dessus de la mer, aux environs d’Erzeroum, le blé sort de terre au commencement de juin, et l’hiver commence en septembre, aussitôt la récolte faite : Lucullus n’avait que quatre mois devant lui pour arriver à Artaxata et mettre fin à la campagne.

Il part donc de Tigranocerte vers la mi-été (686 [68 av. J.-C.]), et remontant, sans nul doute, la vallée du Karasou, qui court du sud-est au nord-ouest, vient se réunir à la branche orientale de l’Euphrate, et forme l’unique lien de la plaine de Mésopotamie avec les montagnes du massif d’Arménie, il arrive sur le plateau de Mousch, et de là à l’Euphrate. L’armée n’avait pu avancer que lentement, harcelée à chaque pas et fatiguée par les cavaliers de l’ennemi et par ses archers montés. Elle n’avait point pourtant rencontré de sérieux obstacles. Mais le passage du fleuve lui fut obstinément, disputé : elle ne put le franchir qu’après un combat heureux, cette fois encore, contre la cavalerie, et Lucullus ne put amener les fantassins de Tigrane à descendre et à se mêler à la lutte. Arrivées sur les hauts plateaux, les légions s’enfoncèrent dans un pays totalement inconnu. Nul accident ne survint : c’était assez déjà de se voir constamment retardé par les inévitables difficultés du terrain et parles essaims des cavaliers arméniens : tous avaient la conscience du danger. L’hiver arriva, qu’on était loin encore d’Artaxata : à la vue des neiges et des glaces amoncelées autour d’eux, les soldats italiens se soulevèrent, et la discipline, tendue à l’excès, se rompit. Lucullus dut ordonner la retraite, et l’exécuta avec son habileté ordinaire. Redescendu dans la plaine, où la saison permettait de tenter quelque revanche, le général passa le Tigre et se jeta, avec le gros de ses troupes, sur Nisibis, la capitale de la Mésopotamie arménienne. Le Grand-Roi la sacrifiait, instruit par l’expérience de Tigranocerte : les assiégeants la prirent d’assaut pendant une sombre et pluvieuse nuit ; et Lucullus y trouva, pour lui et les siens, des quartiers d’hiver et un butin non moins riche que dans la ville de Tigrane, l’année d’avant.

Pendant ce temps, tout le poids de l’offensive ennemie retombait sur les faibles détachements, romains laissés dans le Pont et à Tigranocerte. Ici, Tigrane, attaquant Lucius Fannius, le même qui jadis avait servi d’intermédiaire à Sertorius dans ses rapports avec Mithridate, l’oblige à se jeter dans un fort où il l’assiége : là Mithridate, rentré sur son territoire avec 4000 cavaliers arméniens et 4000 pontiques, libérateur et vengeur de son peuple, l’appelle aux armes contre l’envahisseur. Tous volent à lui : partout, les Italiens épars sont enlevés et massacrés : le commandant romain Hadrianus marche au roi ; mais parmi les soldats, il en est qui ont appartenu à Mithridate ; ils passent en masse à l’ennemi et avec eux tous les Pontiques attachés comme esclaves à l’armée. Deux jours durant, se prolonge une lutte trop inégale : si le roi, blessé à deux reprises, n’avait pas été emporté du champ de bataille, le Romain n’eût pas pu faire cesser une mêlée où l’avantage n’était pas pour lui, et aller avec le reste de son monde se jeter dans Cabira. Enfin un troisième lieutenant de Lucullus, ayant hardiment rassemblé de nouvelles troupes, et livré au roi un second combat, demeura trop faible pour le chasser du Pont, et ne l’empêcha pas de prendre dans Comana ses quartiers d’hiver.

La campagne se rouvrit au printemps de 687 [67 av. J.-C.]. L’armée principale, réunie dans Nisibis, s’y était reposée aussi pendant la mauvaise saison : mais son oisiveté même et les fréquentes absences de son chef avaient été un aliment nouveau pour l’indiscipline. Elle exigea tumultueusement le retour : il était clair qu’en cas de refus, elle se mettrait d’elle-même en retraite. Les approvisionnements étaient rares. Fannius et Triarius, à bout de ressources, envoyaient avec instance demander du secours à leur chef. Lucullus, le cœur gros, cède devant la nécessité. Il abandonne Nisibis, Tigranocerte, et renonçant aux perspectives brillantes de l’expédition d’Arménie, il se décide à repasser sur la rive droite de l’Euphrate. Fannius put être dégagé : mais pour reconquérir le Pont, déjà il était trop tard. Triarius, hors d’état de tenir tête à Mithridate, avait pris une forte position à Gaziura (Tourksal, sur l’Iris, à l’ouest de Tokat), laissant ses bagages en arrière à Dadasa. Mithridate aussitôt d’investir Dadasa, et les soldats romains, inquiets pour leur hardes et leur butin, de forcer leur général à quitter son sûr asile, et à livrer au roi la bataille sur les hauteurs Scotiques, entre Gaziura et Ziéla (Zilleh). Il arrive alors ce que Triarius n’avait que trop prévu : en dépit d’une résistance acharnée, le roi, avec l’aile qu’il commande, parvient à rompre la ligne des Romains, et pousse leur infanterie dans un défilé bourbeux, où elle ne peut ni marcher en avant, ni se rejeter de côté : elle est massacrée sans pitié. Un brave centurion s’est dévoué et a blessé Mithridate presque mortellement : la défaite n’en est pas moins complète. Le camp romain est pris, l’élite des légionnaires, presque tout l’état-major avec les officiers de rang, couvraient le terrain : les cadavres restèrent gisant sans sépulture. Quand Lucullus arriva sur la rive droite de l’Euphrate, il apprit la funeste nouvelle, non par les siens, mais par les récits des gens du pays.

Ce désastre ne vint point seul. A la même heure éclatait une conspiration militaire. On apprenait au camp que le peuple avait décidé à Rome la mise en congé immédiat des soldats dont le temps de service était expiré, ou, si l’on veut, des légionnaires de Fimbria, et conféré le commandement du Pont et de la Bithynie à l’un des consuls de l’année. Le successeur de Lucullus, le consul Manius Acilius Glabrio, avait même déjà débarqué en Asie. Le licenciement des légions les plus braves et les plus indisciplinées, le rappel de Lucullus, l’impression produite par la défaite de Ziéla, tout venait à la fois mettre le comble au désordre, et le général n’avait plus d’autorité à l’heure même où il en était le plus besoin. Il se trouvait à Talaura, dans la petite Arménie, ayant devant lui une armée de Pontiques, commandée par Mithridate le Mède, gendre de Tigrane, et déjà victorieuse dans une escarmouche de cavalerie : d’un autre côté le Grand-Roi en personne arrivait de l’Arménie propre avec le gros de ses troupes. Lucullus fait demander du secours à Quintus Martius, le nouveau préteur de Cilicie, lequel se rendant dans sa province, est déjà en Lycaonie avec trois légions : Martius répond que ses soldats refusent de marcher. Il envoie dire à Glabrio qu’il ait à venir prendre le commandement suprême qui lui appartient par le vote du peuple : Glabrio rie se montre pas mieux disposé à se charger d’une mission devenue par trop pénible et dangereuse. Bon gré mal gré, Lucullus reste donc à la tête des troupes, et pour n’avoir pas à se battre à Talaura contre les Pontiques et les Arméniens, à la fois, il donne le signal de marcher  contre l’armée arménienne qui s’avance. Les soldats se mettent en mouvement ; mais arrivés là où se partagent les routes d’Arménie et de Cappadoce, ils prennent en masse par cette dernière voie, et veulent rentrer dans la province d’Asie. Ici les Fimbriens réclament encore leur congé, et sur l’heure ; et s’ils cèdent aux instances du général et des autres corps, ce n’est qu’à la condition qu’ils seront licenciés à l’entrée de l’hiver, à moins que l’ennemi ne se montre. Ils firent ainsi, et ils quittèrent l’armée. Mithridate put réoccuper presque tout son royaume : ses cavaliers se répandirent dans toute la Cappadoce et jusqu’en Bithynie : le malheureux roi Ariobarzane appelait en vain à son aide et Marcius, et Lucullus, et Glabrio. Telle fut l’issue étrange, incroyable presque, de cette grande guerre, si glorieusement conduite à ses débuts. A ne voir que les actes militaires, nul général de Rome n’a peut-être autant fait que Lucullus avec d’aussi minces moyens : l’élève de Sylla semblait avoir hérité du talent et de la fortune du maître. Dans de telles conditions, avoir ramené l’armée romaine intacte en Asie-Mineure, c’est là, certes, un merveilleux exploit, et autant qu’il nous est permis d’en juger, bien plus grand même que la retraite des dix mille racontée par Xénophon. Il s’explique sans doute et par la solidité des soldats romains, et par la pauvreté de l’organisation militaire chez les Orientaux : mais à tout prendre, il assure à l’homme qui l’accomplit un rang honorable entre les plus illustres capitaines. Que si le plus souvent on ne nomme point Lucullus à côté d’eux, cela tient sans nul doute à ce qu’il ne nous est parvenu de ses campagnes aucun récit de quelque valeur, et aussi à ce que, en toutes choses et surtout en matière de guerre, rien ne vaut si ce n’est le résultat final : or, pour Lucullus, le résultat n’aboutit à vrai dire qu’à une complète défaite. Les dernières et malheureuses vicissitudes de son expédition, la révolte de ses soldats notamment, lui firent perdre tous les bénéfices d’une guerre de huit années : à l’entrée de l’hiver de 687à 688 [67-66 av. J.-C.], on était ramené au même point qu’au début de l’hiver de 679 à 680 [-75/-74].

Sur mer, la guerre contre la piraterie, commencée en même temps que la guerre de terre ferme, et lui ressemblant par de nombreux côtés, n’avait pas mieux réussi. Nous avons dit qu’en 680 [-74], le Sénat, prenant la sage résolution de purger la Méditerranée, avait confié le commandement suprême à un amiral unique, le préteur Marcus Antonius. Malheureusement, on s’était tout d’abord trompé dans ce choix, ou plutôt ceux qui avaient provoqué la mesure, excellente en soi, n’avaient point calculé que dans le Sénat toutes les questions de personnes se décidaient alors sous l’influence de Céthégus et des intérêts de coterie. Puis, l’amiral choisi tant bien que mal, on avait négligé de lui mettre en main l’or et les vaisseaux nécessaires à l’accomplissement d’une aussi vaste mission : il lui fallut agir par voie de réquisitions énormes, et se rendre à charge aux provinciaux, autant que les corsaires eux-mêmes. Les résultats furent ce qu’on devait attendre. Dans les eaux de Campanie, la flotte d’Antonius captura quelques vaisseaux. Mais bientôt on eut affaire aux Crétois, amis et alliés des pirates, et qui, sommés d’avoir à rompre leur association criminelle, avaient fièrement répondu par un refus : le questeur essuya une défaite sous le vent de l’île, et les fers disposés à son bord pour enchaîner ses captifs ne servirent qu’à l’attacher lui-même, avec les autres Romains, aux mâts de ses propres vaisseaux : les amiraux Lasthénès et Panarès rentrèrent triomphants dans le port de Cydonie. Antonins avait consommé d’immenses trésors dans cette guerre follement conduite et stérile : il mourut en Crète en 683 [71 av. J.-C.]. Après lui, après sa tentative si malheureusement avortée, on ne nomma plus d’autre amiral en chef, soit qu’on fût découragé par l’insuccès, soit qu’on reculât devant la reconstruction coûteuse de la flotte, soit enfin que l’oligarchie répugnât encore à donner à un seul un commandement aussi étendu. On revint à l’ancienne méthode, laissant à chaque préteur le soin de combattre la piraterie dans sa province : ce fut ainsi, l’on s’en souvient, que Lucullus réunit un jour une escadre pour faire campagne dans la mer Égée. En ce qui touche les Crétois pourtant, quelque dégénéré que fût le Sénat, on ne pouvait rester sous la honte du désastre de Cydonie : il fallait y répondre par une déclaration de guerre. Encore ne tint-il qu’à bien peu que les ambassadeurs crétois, venus en 684 [-70] à Rome, offrant la remise des prisonniers et le renouvellement de l’ancienne alliance, ne s’en retournassent avec un sénatus-consulte favorable : ce que la corporation du Sénat, prise en masse, appelait une honte, chaque sénateur en particulier y eût donné les mains, se vendant à beaux deniers sonnants. Un vote formel du Sénat mit ordre au scandale, et décida que les banquiers romains n’auraient point l’action en justice pour les emprunts’ souscrits par les envoyés. En rendant la corruption impossible, on s’en mettait à l’abri. Il fut ensuite décrété que les cités crétoises auraient à rendre les transfuges romains d’abord, puis les auteurs du crime de Cydonie, les amiraux Lasthénès et Panarès que les Romains puniraient comme ils l’avaient mérité, leurs vaisseaux et embarcations à quatre avirons et au-dessus, puis 400 otages, enfin une amende de 4000 talents (6.250.000 thaler = 23.437.500 fr.). A ce prix la guerre ne les visiterait pas. Mais les envoyés s’étant déclarés sans pouvoirs pour accéder à de telles. conditions, il fut ordonné que l’un des consuls de l’année suivante se rendrait en Grèce à l’expiration de sa charge, pour y exiger satisfaction aux demandes de la République, ou entamer aussitôt la guerre. Ce fut en vertu de ce décret qu’en 686 [68 av. J.-C.] le proconsul Quintus Metellus se montra dans les eaux crétoises. Les villes de l’île, et notamment les grandes cités de Gortyne, de Cnosse, de Cydonie, avaient décidé qu’elles se défendraient à outrance plutôt que de subir des conditions excessives. Les Crétois étaient un peuple dégradé et pervers : la piraterie était entrée dans leurs institutions publiques et dans leurs habitudes privées, comme le brigandage sur terre était dans la tradition commune des Étoliens ; semblables aux Étoliens d’ailleurs par beaucoup de côtés et aussi par la bravoure, seuls avec eux, parmi les Grecs, ils luttèrent jusqu’au bout et non sans gloire pour le maintien de leur indépendance. En débarquant à Cydonie, avec trois légions, Metellus trouva devant lui, pour le recevoir, Lasthénès et Panarès et 24.000 hommes : il y eut combat en rase campagne. Les Romains demeurèrent vainqueurs après une chaude mêlée ; mais les villes fermèrent leurs portes. Metellus dut les assiéger les unes après les autres. Cydonie se rendit la première : les débris de l’armée crétoise s’y étaient retirés: l’investissement fut long. Enfin Panarès la rendit, contre promesse de libre sortie. Lasthénès, quelque temps avant, avait pu s’échapper : Metellus alla pour la seconde fois l’assiéger dans Cnosse. Quand la ville fut sur le point de succomber, il détruisit ses trésors, s’enfuit encore, et gagna d’autres lieux fortifiés, comme Lyctos et Eleuthera. Il fallut deux années entières à Metellus (686-687 [-68/-67]), pour soumettre toute l’île. Enfin l’heure sonna où cette poignée de terre grecque, encore libre, tomba sous l’irrésistible domination de Rome : comme elles avaient devancé toutes les autres cités helléniques dans l’établissement de leurs franchises locales et de l’empire des mers, les cités crétoises furent aussi les dernières, parmi tous les États grecs maritimes, à disparaître absorbées dans la puissance continentale de l’Italie.

Toutes les conditions étaient accomplies qui permettaient les solennités d’un grand triomphe traditionnel la gens des Metellus était en droit de joindre aux surnom du Macédonique, du Numidique, du Dalmatique et du Baléarique, le surnom nouveau du Creticus : Rome comptait une gloire militaire de plus !

Quoi qu’il en soit, jamais la puissance romaine n’avait été plus humiliée, jamais celle des pirates n’avait été grande sur la Méditerranée. Ciliciens ou Crétois, les flibustiers sur leurs brigantins (ils n’en comptaient pas moins de mille) se riaient des Servilius l’Isaurique et des Metellus le Crétique ! Nous avons raconté déjà avec quelle ardeur ils s’étaient jetés au plus fort de la lutte engagée par Mithridate ; comment les villes maritimes du Pont leur avaient demandé des moyens énergiques de combat, et les ressources de leur opiniâtre résistance. L’association avait en même temps, et pour son compte, opéré sur une non moins grande échelle. Presque sous les yeux de Lucullus et de sa flotte, le pirate Athénodore avait en 685 [69 av. J.-C.] surpris Délos, rasé ses sanctuaires, ses temples fameux, et emmené tous les habitants en esclavage. L’île de Lipara, voisine de la Sicile, payait un gros tribut annuel pour n’avoir point à redouter de semblables descentes. Un autre chef, Héracléon, avait détruit, en 682 [-72], une escadre armée en Sicile et dirigée contre lui : avec quatre embarcations seulement, il avait osé pénétrer jusque dans le port de Syracuse. Deux ans après, Pyrganion, son camarade de rapines, se montre dans les mêmes eaux, débarque, se fortifie sur le même point, et envoie ses coureurs dans toute l’île: il ne faut rien moins qu’une expédition du préteur romain pour le contraindre à reprendre la mer. Dans toutes les provinces, il est désormais en usage d’avoir une escadre prête et des garde-côtes apostés, ou de payer pour les uns et les autres: ce qui n’empêche pas les corsaires d’arriver régulièrement, et de piller le pays, que les préteurs pillent aussi à l’envi[12]. Bientôt les audacieux forbans ne respectèrent même plus le territoire sacré de l’Italie : à Crotone, il enlèvent le trésor de Hèra Lacinienne[13]. Ils débarquent à Brundisium, à Misène, à Caiète, dans les ports d’Étrurie, et jusque dans celui d’Ostie : ils emmènent prisonniers les plus nobles officiers romains, le chef de la flotte attachée à l’armée de Cilicie, deux préteurs avec toute leur suite, avec les haches tant redoutées, les faisceaux et les autres insignes ; ils attaquent une villa près de Misène, et y enlèvent la propre sœur d’Antonius, l’amiral romain qui a charge de les détruire : enfin à Ostie, ils coulent à fond la flotte de guerre préparée contre eux, et que commande un consul. Le paysan du Latium, le voyageur sur la voie Appienne, l’élégant baigneur qui s’oublie dans le paradis terrestre de Baia, tous deviennent leur proie : nul n’est sûr un seul instant de sa propre existence ; le commerce, les relations internationales s’arrêtent : la cherté la plus affreuse règne en Italie, et surtout dans Rome, qui ne vit que du blé d’au delà de la mer. Le monde contemporain et l’histoire retentirent des plaintes suscitées par l’intolérable disette : ce dernier, trait complète le tableau !

Nous avons passé en revue les actes du Sénat restauré par Sylla ; nous avons dit comment il sut pourvoir à la garde des frontières en Macédoine, à la discipline des rois clients en Asie-Mineure, et enfin à la police des mers. Quels tristes résultats, partout! Ce gouvernement ne fut pas plus heureux dans une autre partie non moins périlleuse et urgente de sa mission, je veux parler de la surveillance du prolétariat dans les provinces, et surtout en Italie. Le chancre de l’esclavage a rongé jusqu’à la moelle les États de l’antiquité ; et le mal était chez eux d’autant plus grand qu’ils avaient des fortunes plus hautes : la puissance et la richesse, dans les conditions de leur économie sociale, amenait aussitôt un accroissement démesuré de l’institution servile. Il est tout simple dès lors que Rome ait plus souffert par elle qu’aucun autre empire du monde ancien. Déjà, au VIe siècle, le gouvernement avait dû faire marcher les légions contre les bandes révoltées des esclaves des champs et des pâtures. Le système des plantations ayant usurpé tout le terrain sous l’impulsion des spéculateurs italiens ; la dangereuse armée s’était multipliée à l’infini : au temps des Gracques, au temps de Marius, et non sans relation intime avec les révolutions d’alors, les insurrections d’esclaves s’étaient produites sur de nombreux points du territoire romain. La Sicile avait été ravagée par deux sanglantes guerres (619 à 622 [135-132 av. J.-C.] et 652 à 654 [-102/-100]). Les dix ans qui suivirent la mort de Sylla ont été l’âgé d’or et des flibustiers sur mer et des brigands sur terre, dans la péninsule italienne surtout, mal organisée, mal régie jusqu’ici. La paix avait fui en quelque sorte. Dans Rome même, et dans les régions moins peuplées de l’Italie, tous les jours on volait, on assassinait tous les jours. C’est de ce temps que date, je suppose, un plébiscite spécial contre ces chasses armées qui s’attaquaient aux hommes libres et aux esclaves : une nouvelle procédure sommaire est édictée en matière d’usurpation violente des biens-fonds[14]. De tels crimes semblaient d’autant plus dangereux qu’ils étaient le plus souvent commis par les prolétaires : mais les hautes classes en étaient moralement les instigatrices, et prenaient grosse part au profit. Les excès envers les hommes et les choses avaient presque toujours pour auteurs directs les intendants des grands domaines, à qui servaient d’instruments leurs troupeaux d’esclaves armés ; et le citadin notable acceptait sans vergogne les gains conquis par un zélé régisseur. Celui-ci me rappelle Méphistophélès, s’emparant pour Faust des tilleuls de Philémon[15]. La situation se peut apprécier par l’aggravation de la peine en matière d’attentats à la propriété, commis par bandes et avec armes, aggravation édictée par l’un des plus honnêtes optimates, Marcus Lucullus, préteur urbain pour l’année 676 [78 av. J.-C.][16]. En statuant ainsi, le juge exprimait sans détour son intention d’obliger les propriétaires des grandes troupes d’esclaves à les surveiller de plus près, sous peine de se voir eux-mêmes atteints et condamnés. Quoi qu’il en soit, tuant et pillant au profit des gens de haute volée, esclaves et prolétaires n’avaient plus qu’un pas à faire, et bientôt ils tueraient et pilleraient pour leur propre compte : qu’il tombât une étincelle, et le feu prenait, et tout le prolétariat se soulevait en armée rebelle ! L’occasion ne manqua pas de se présenter.

Les gladiateurs, dont les combats tenaient le premier rang parmi les jeux publics en Italie, avaient de nombreuses écoles à Capoue et autour de Capoue. Là, vivaient rassemblés de nombreux esclaves, partie tenus en réserve, partie recevant les leçons du métier, destinés tous à frapper et à mourir pour l’amusement du peuple souverain, presque tous aussi prisonniers de guerre intrépides et qui n’oubliaient pas que jadis ils avaient combattu face à face avec les Romains. Un jour une troupe de ces hommes déterminés brisa les portes d’une des écoles de Capoue (681 [73 av. J.-C.]), et se jeta sous le Vésuve. A leurs têtes étaient deux Celtes, qu’on nommait Crixos et Œnomaos de leur nom d’esclaves, et un Thrace, Spartacus, ce dernier, rejeton peut-être de la noble race des Spartacides, qui fut illustre dans la Thrace, sa patrie, et qu’on vit un instant assise sur le trône de Panticapée [Kertch, en Crimée]. Il avait servi dans le corps thrace auxiliaire : puis, désertant, il avait été à la montagne. Repris par les Romains, ceux-ci l’avaient destiné aux jeux de l’arène. La petite troupe des brigands ne comptait d’abord que 74 têtes ; mais elle se grossit rapidement de tous les transfuges accourus des alentours, et ses déprédations causèrent un tel mal aux riches propriétaires de la Campanie, qu’impuissants à se défendre, malgré tous leurs efforts, il ne leur resta plus qu’à implorer lesecours de Rome. Clodius Glaber arriva avec une division de 3.000 hommes rassemblés à la hâte ; et occupant tous les accès du Vésuve, il crut prendre les esclaves par la famine. Mais ceux-ci, peu nombreux et mal armés qu’ils étaient, descendirent audacieusement des abruptes cratères de la montagne et tombèrent sur les postes romains : à la soudaine attaque de cette poignée d’hommes désespérés, la pauvre milice de tourner les talons, et de se disperser. Leur premier succès avait, donné des armes et des recrues aux bandits. Une grande partie n’avait encore que des bâtons pointus à la main : et pourtant quand le préteur Publius Varinius marcha contre eux, avec un plus gros contingent de levées locales, deux légions au moins, il les trouva campés dans la plaine, à l’instar, d’une armée régulière. Sa position à lui-même était difficile. Obligés de bivouaquer en face de l’ennemi, ses soldats fondaient sous les brouillards humides de l’automne les maladies, et plus encore que l’épidémie, la lâcheté et l’indiscipline faisaient des trouées dans leurs rangs. Dès le début l’une de ses divisions se débanda, et les fuyards, au lieu de rejoindre le gros de l’armée, s’en retournèrent chez eux. Puis, quand l’ordre fut donné de marcher aux retranchements de l’ennemi et de monter à l’assaut, la plupart de ses gens se refusèrent net à suivre leur général. Varinius se mit en mouvement avec. ceux qui lui restaient fidèles, mais il ne trouva plus les brigands là où il les cherchait. Ils avaient décampé en silence, et se dirigeant vers le sud, ils allèrent attaquer Picensia (Vicenza près d’Amalfi), où le préteur les joignit, sans pouvoir les empêcher de franchir le Silarus et de s’enfoncer jusque dans l’intérieur de la Lucanie, cette terre promise des pâtres et des bandits. Varinius les y suivit encore, et là cet ennemi, que l’on tenait pour méprisable, accepta enfin la bataille. Les choses tournèrent tout au désavantage des Romains. Les soldats, qui peu d’heures avant s’écriaient tumultueusement qu’ils voulaient se battre, se battirent mal. Varinius fut vaincu ; son cheval et ses insignes tombèrent avec son camp aux mains de l’ennemi. Aussitôt tous les esclaves de l’Italie du sud, ceux surtout, plus braves et à demi sauvages, qui vivaient de la vie pastorale, accourent en foule autour du libérateur inattendu : selon les évaluations les plus modérées, les insurgés, armés comptent déjà 40.000 hommes. lis reprennent d’un seul coup la Campanie qu’ils avaient abandonnée, dispersant ou écrasant le corps romain laissé en arrière par Varinius, sous les ordres de Gaius Thoranius, son questeur. Dans le sud et le sud-ouest, tout le pays ouvert appartient aux chefs des bandes victorieuses : des cités importantes, Consentia dans le Bruttium, Thurii, Métaponte en Lucanie, Nola et Nucérie en Campanie, sont enlevées d’assaut et subissent toutes les horreurs que peuvent infliger les barbares demeurés les plus forts à des habitants civilisés sans défense, et les esclaves déchaînés à leurs anciens maîtres. Que dans cette lutte il n’y eût plus rien qui rappelât le droit de la guerre ; qu’elle fût une boucherie et non la guerre, on le comprend de reste. Les maîtres, quand ils faisaient les bandits prisonniers, les mettaient en croix : ceux-ci à leur tour ne donnaient jamais quartier, et souvent par de railleuses et cruelles représailles, ils obligeaient les Romains captifs à s’entretuer comme des gladiateurs : on en vit un jour 300 soumis à la fois à cet odieux traitement, pour fêter les funérailles d’un chef tué dans le combat. A Rome, l’inquiétude était grande devant cet incendie, qui gagnait et dévastait. On décida pour l’année suivante (682 [72 av. J.-C] l’envoi des deux consuls contre le redoutable bandit. Un préteur, Quintus Arrius, lieutenant du consul Lucius Gellius, eut la bonne chance d’atteindre et de détruire, au pied du Garganus, en Apulie, une troupe de Gaulois qui, sous la conduite de Crixos, s’était séparée du gros de l’armée des révoltés. Mais Spartacus n’en remporta pas moins de grandes victoires dans l’Apennin et dans l’Italie du nord : là, le consul Gnœus Lentulus, au moment même où il pensait le tenir cerné et l’anéantir, puis bientôt son collègue Gellius, puis Arrius, le vainqueur du Garganus, puis près de Modène le proconsul de la Cisalpine, Gaius Cassius (consul de 681 [-73]), et enfin le préteur Gnæus Manlius, succombèrent tous, les uns après les autres. Les hordes à peine armées étaient l’effroi des légions ; et cette longue série de désastres remettait en mémoire les premières années de la guerre contre Hannibal. On ne saurait dire, vraiment, ce qui aurait pu arriver, si au lieu de simples gladiateurs fugitifs, les bandits victorieux avaient eu à leur tête les rois des tribus des monts d’Auvergne ou du Balkan. Mais malgré leurs succès éclatants, ils n’en restèrent pas moins ce qu’ils étaient, une horde de brigands et de rebelles, destinés à périr bien moins sous les coups d’adversaires plus forts que par leurs propres discordes et leur manque de plan. L’unité contre l’ennemi commun, ce phénomène si remarquable des anciennes guerres serviles de Sicile, fit ici absolument défaut ; et la cause en est manifeste. Tandis qu’en Sicile les esclaves trouvaient un centre d’intérêt national dans la communauté de leur origine syro-grecque, en Italie au contraire ils se séparaient en deux groupes, les helléno-barbares et les celto-germains. La dissension s’était mise entre le Gaulois Crixos et le Thrace Spartacus (Œnomaos avait péri dans les premiers combats). Les querelles et les rancunes les empêchèrent de tirer profit de leurs premiers succès, et ramenèrent souvent la victoire dans le camp des Romains. Mais, je le répète, l’absence de plan et de but plus encore que l’esprit d’indiscipline des Gallo-Germains, fut la ruine de l’entreprise tentée par les esclaves. Spartacus, à en juger par le peu que nous savons de lui, était de beaucoup supérieur à ses compagnons. Outre son génie stratégique, il avait un talent d’organisation peu commun ; et dès le début, sa justice dans le gouvernement de sa bande et dans le partage du butin, au moins autant que sa bravoure, avait attiré sur lui tous les yeux. Se voyant presque sans cavalerie et sans armes, il avait, pour parer à cette grave lacune, fait dresser des chevaux pris dans les troupeaux des domaines de l’Italie du sud ; puis quand il se fut emparé du havre de Thurii, il s’y procura du fer et de l’airain, sans doute par l’intermédiaire des pirates. Malheureusement il avait affaire à des hordes sauvages, et qu’il ne put jamais ni façonner, ni maintenir dans la voie qui menait au but. Il aurait voulu empêcher des bacchanales cruelles et folles, auxquelles s’adonnaient les bandits dans les villes prises, et qui étaient le principal empêchement à ce qu’aucune cité italique fit volontairement cause commune avec l’insurrection. L’obéissance, qu’il trouvait chez ses hommes à l’heure du combat, cessait à l’heure de la victoire : ses représentations, ses prières étaient peine perdue. Après les victoires remportées dans l’Apennin en 682 [72 av. J.-C.], son armée avait toutes les routes libres devant elle. Alors, à ce que l’on croit, il aurait formé le dessein de franchir les Alpes, s’ouvrant ainsi, à lui et aux siens, le retour dans la patrie, dans la Gaule ou dans la Thrace. Si la tradition dit vrai, elle montre par là combien, tout vainqueur qu’il était, il faisait peu de cas de ses succès et de sa propre puissance. Mais ses hommes ne voulurent pas tourner si vite le dos à l’Italie : et il prit la route de Rome, ne songeant à rien moins qu’à l’investissement de la capitale. Entreprise logique, assurément, mais entreprise de désespoir, ses bandes s’y refusèrent encore ; et contraignant ce chef qui voulait être général d’armée à rester capitaine de brigands, elles se mirent à parcourir l’Italie et à piller en tous lieux. Rome put s’estimer heureuse d’en être quitte à ce prix : l’expédient n’en coûtait pas moins bien cher. Les bons soldats, les généraux éprouvés manquaient : Quintus Metellus et Gnœus Pompée étaient occupés en Espagne, Marcus Lucullus en Thrace, Lucius Lucullus en Asie-Mineure : on n’avait sous la main que des recrues toutes neuves, et des officiers pour le moins médiocres. Il fallut confier le commandement en chef en Italie au préteur Marcus Crassus, capitaine de renom plus que médiocre, mais qui pourtant avait servi sous Sylla, non sans quelque honneur, et n’était point sans énergie : on lui remit huit légions : c’était là une armée, imposante par le nombre, sinon par la qualité. Un premier corps ayant fui devant les bandits, en jetant ses armes, le nouveau général usa de toute la rigueur des lois militaires, et le fit décimer : les légions firent effort sûr elles-mêmes. Spartacus, vaincu dans le combat qui suivit, recula et prit le chemin de la Lucanie et de Rhegium. A ce moment les pirates étaient maîtres non seulement des eaux de la Sicile, mais encore du port de Syracuse : Spartacus, avec l’aide de-leur flottille, espérait pouvoir jeter une troupe dans l’île où les esclaves n’attendaient que ce secours pour se mettre en révolte une troisième fois. La retraite s’effectua sur Rhegium : mais les corsaires, tenus en échec par les postes que le préteur Verrès avait disposés sur les côtes de Sicile, et achetés par les Romains peut-être, reçurent le prix du passage convenu avec Spartacus, puis lui refusèrent leur assistance. Crassus, sur ces entrefaites, avait suivi les bandits jusqu’à l’embouchure du Crathis : et imitant Scipion devant Numance, comme ses soldats ne se battaient point encore avec assez de courage, il leur fit construire une muraille fortifiée et retranchée, longue de 7 milles allemands [environ 44 lieues], qui sépara de l’Italie toute la presqu’île Bruttienne[17], ferma la route aux bandits qui s’en revenaient de Reggio, et leur coupa les vivres. Mais Spartacus força les lignes durant une nuit obscure d’hiver, et au printemps de 683 [71 av. J.-C.][18], il reprenait la campagne en Lucanie. Tout ce travail pénible de Crassus avait été fait en vain. Le Romain commence à désespérer d’accomplir seul sa mission, et demande au Sénat que les troupes de Macédoine avec Marcus Lucullus, que celles de l’Espagne citérieure avec Gnœus Pompée, soient appelées à sont aide. Il n’était pas nécessaire pourtant d’en venir à ces extrémités : la désunion citez les bandits, et leur présomption folle suffirent pour annuler de nouveau leurs derniers succès. Gaulois et Celtes voulurent encore se tenir en dehors de l’alliance dont le Thrace était la tête et l’âme : réunis sous des chefs de leurs nations, Gannicus et Castus, ils allèrent se faire massacrer par les Romains. Une fois, non loin d’un lac en Lucanie, Spartacus les sauva, en se montrant à temps : ils plantèrent alors leur camp près du sien ; mais Crassus ayant pu occuper Spartacus avec leur cavalerie, enveloppa au- même moment les Gaulois, les obligea à combattre séparés de leurs alliés, et les détruisit. Ils périrent tous au nombre de 12.300 après une vaillante lutte, tous blessés par devant, et sans reculer d’une semelle. Spartacus, alors, chercha à se jeter avec sa bande dans les montagnes de Pétélia (Strongoli, en Calabre) : il battit à plates coutures l’avant-garde romaine qui le suivait dans sa retraite. Victoire plus nuisible d’ailleurs au vainqueur qu’au vaincu. Enivrés par leur succès, les bandits ne veulent pas aller plus loin, et obligent leur chef à marcher de la Lucanie sur l’Apulie, où les attend un dernier et décisif combat. Spartacus, avant d’en venir aux mains, avait tué son cheval. Il était resté avec les siens dans la bonne et la mauvaise fortune : il voulut leur montrer que pour lui, que pour tous il y allait de la vie. Le combat commencé, il se jeta dans la mêlée avec le courage du lion : deux centurions tombèrent sous ses coups : blessé, genoux à terre, il frappait encore de sa lance l’ennemi qui le pressait. Ainsi finit ce grand chef de bandes, et avec lui, ses meilleurs compagnons : ils moururent de la mort des hommes libres et des vaillants soldats (683 [71 av. J.-C.]). La victoire avait été chèrement achetée. Alors commença par toute l’Apulie et la Lucanie, une chasse à outrance comme on n’en avait jamais vu, et de la part des légions victorieuses, et de la part du corps de Pompée, arrivé d’Espagne sur ces entrefaites, après la destruction des Sertoriens. On éteignit dans le sang les derniers brandons. de l’incendie. Il se fit encore quelque agitation dans le sud, où une bande prit et pilla la petite cité de Thempsa, par exemple : dans l’Étrurie, si maltraitée naguère par les expropriations de Sylla, la paix n’était point entière : on put dire cependant qu’en somme et officiellement, elle régnait désormais dans la péninsule. Les aigles honteusement perdues étaient reconquises : la seule victoire remportée sur les Gaulois en avait, rendu cinq ; et sur toute la voie qui va de Capoue à Rome, six mille croix, portant les cadavres des esclaves suppliciés, attestaient le triomphe de l’ordre et la suprématie du droit public de Rome sur l’esprit de rébellion et d’indépendance.

Jetons encore, en nous retournant en arrière, un regard sur les événements des dix années qui suivirent la Restauration de Sylla. Ni dans ceux du dedans, ni dans ceux du dehors, rien, sans doute, qui atteignît le nerf vital de la nation romaine : rien qui nécessairement la menaça d’un danger sérieux, ni dans l’insurrection de Lépide, ni dans l’entreprise des émigrés d’Espagne, ni dans les guerres de Thrace, de Macédoine ou d’Asie-Mineure, ni dans les incursions des pirates ou les révoltes des esclaves. Pourquoi donc sur presque tous les points l’état romain avait-il eu à lutter pour sa propre existence ? C’est que jamais quand le mal pouvait être facilement vaincu au début, on n’avait marché droit au mal : en négligeant les plus simples précautions, on avait laissé ouverte la porte aux mésaventures ; aux revers les plus effrayants : des sujets et des rois les moins puissants on avait fait des adversaires aussi forts que soi. Rome avait vaincu la démocratie et les esclaves rebelles : mais ses victoires n’avaient ni relevé le moral du vainqueur, ni ajouté à ses forces matérielles. Les deux plus fameux généraux du parti au pouvoir avaient, durant huit ans, mené la guerre contre l’insurgé Sertorius, guerre signalée par plus de défaites que de triomphes. Était-il bien honorable de n’avoir pu venir à bout de lui et de ses guérillas espagnoles, et de né devoir qu’au poignard de ses affidés la fin de la lutte à l’avantage de la République ? Où était la gloire pour Rome dans sa victoire sur les esclaves ? N’y avait-il pas honte plutôt de les avoir eus si longtemps en face, combattant à égalité de succès ? Un peu plus d’un siècle seulement - s’était écoulé depuis les guerres hannibaliennes, et voici que tout bon Romain se sentait la rougeur au front, en constatant l’effrayante et rapide décadence de la nation, à partir de cette grande époque. Alors, les esclaves avaient résisté comme des murs aux vétérans du Carthaginois : aujourd’hui devant les bâtons de valets en révolte, la milice italienne se dispersait comme folle paille. Alors, le moindre officier devenait général au besoin, et se tirait d’affaire, sinon heureusement, du moins toujours à son honneur! Aujourd’hui on a toutes les peines du monde à trouver dans le haut état-major un capitaine de quelque talent. Alors, la République allait prendre son dernier paysan à la charrue, plutôt que de renoncer à la conquête de la Grèce et de l’Espagne : aujourd’hui, on abandonnerait presque les deux territoires depuis longtemps conquis, pour ne plus songer qu’à défendre l’Italie contre une horde d’esclaves en révolte ! Un Spartacus put un jour, comme un autre Hannibal, parcourir avec ses hommes armés toute la péninsule, du Pô au détroit de Sicile, battre deux consuls, menacer Rome du blocus ! Pour attaquer la Rome d’autrefois, il avait fallu, le plus grand capitaine de l’antiquité : aujourd’hui, il a suffi, de l’audace d’un chef de bandits ! Faut-il s’étonner de ce qu’après ces tristes triomphes sur les rebelles et les brigands, rien ne se ravive ou rajeunisse dans la République ? Parlerai-je des guerres extérieures ? Leurs résultats sont plus pauvres encore. La guerre de Thrace et de Macédoine, sans couvrir les dépenses faites en hommes et en argent, et elles furent grandes, ne s’était point par trop mal terminée. Mais du côté de l’Asie-Mineure, mais dans ses expéditions contre les pirates, la République avait fait complet naufrage. La guerre asiatique avait amené la perte de toutes les conquêtes, fruit de huit campagnes : dans la guerre contre la piraterie, les Romains s’étaient vus chasser de leur mer [mare nostrum]. Jadis, confiante dans l’irrésistible force de ses armées de terre, Rome avait étendu son empire jusque sur le deuxième élément. Aujourd’hui la grande République est devenue impuissante sur les mers, et elle semble à la veille de perdre ses conquêtes continentales en Asie. Sécurité des frontières, relations paisibles et respectées du droit des gens, protection de la loi, administration régulière, tous ces bienfaits que doit garantir l’État constitué semblent tous à la fois disparaître du milieu des peuples unis sous le sceptre de Rome les dieux bienfaisants sont remontés dans l’Olympe ; laissant cette terre de misère en proie aux pillards et aux bourreaux officiels ou volontaires. Et ce n’était pas seulement pour le citoyen, jaloux de ses droits, armé du sens politique, qu’une telle décadence était un malheur public. Par l’insurrection du prolétariat, par le banditisme et la piraterie organisés comme plus tard, au temps des Ferdinand du royaume de Naples, le sentiment du mal allait se propageant dans toute l’Italie, jusque dans les vallées les plus reculées, jusque dans les plus humbles buttes: quiconque se mouvait ou commerçait, quiconque achetait un boisseau de blé, subissait dans sa personne le contrecoup de la détresse générale.

Faut-il se demander à qui reporter la cause de ce mal inouï, incurable ? Combien étaient nombreux ceux qu’on eût pu accuser ! Possesseurs d’esclaves, ayant le coeur dans leur bourse ; soldats sans discipline, généraux lâches, ou incapables, ou téméraires, démagogues du Forum à la chasse de fausses idées, chacun d’eux avait part à la faute, ou plutôt qui donc n’en était point responsable ? On se disait instinctivement que ces malheurs, ces hontes et cet écroulement colossal ne pouvaient venir d’un seul. De même que la grandeur de la République romaine n’avait point été faite par quelques hommes d’un génie supérieur, et qu’elle sortait d’une agrégation civique organisée. puissamment, de même la chute de l’édifice provenait, non des actes d’un petit nombre d’individualités funestes, mais du vice de la désorganisation générale. La grande majorité du peuple était pervertie ; chacune des pierres étant pourrie, contribuait pour sa part à la ruine de l’ensemble les fautes commises parla nation entière, la nation entière les payait. On était injuste, quand voyant dans le pouvoir l’expression dernière et concrète de la cité, on le proclamait seul responsable de toutes les maladies, incurables ou non, du corps social : mais ce qu’il y avait de vrai, c’est que le pouvoir contribuait dans une proportion effrayante aux fautes de tous ! Dans la guerre d’Asie-Mineure, par  exemple, où l’on ne vit aucun des principaux du Sénat engager plus particulièrement sa culpabilité propre ; et où Lucullus même, en ce qui touche les faits militaires, fit preuve de talent, et acquit de la gloire, il apparut en plein jour combien l’insuccès avait tenu au système même du pouvoir, à l’abandon récent et par trop insouciant de la Cappadoce ou de la Syrie, à la situation mauvaise faite à un général habile, en face d’un conseil de gouvernement demeurant incapable de toute décision énergique. Dans la question de la police des mers, le Sénat avait eu la bonne pensée de donner aux pirates la chasse partout à la fois mais cette pensée, mal exécutée, fut désertée bientôt, et l’on en revint à la vieille et absurde tactique, d’envoyer les légions contre la cavalerie de mer ! Ainsi furent entreprises les expéditions de Servilius et de Marcius en Cilicie, de Metellus en Crète : ainsi Triarius imagina d’envelopper Délos dans une muraille, pour la défendre des corsaires. Vouloir dominer la mer par de tels moyens, c’est agir comme le Grand-Roi des Perses, qui la fouettait, croyant ainsi l’assujettir. Le peuple romain avait donc jusqu’à un certain point raison quand il imputait au gouvernement la banqueroute politique de l’heure actuelle. Toujours avec le rétablissement de l’oligarchie, la mauvaise administration était rentrée dans Rome, après la chute des Gracques, après celle de Marius et celle de Saturninus. Et pourtant jamais l’oligarchie ne s’était montrée à la fois plus puissante et plus infirme, en même temps que corruptrice et corrompue. Le pouvoir cesse d’être légitime quand il ne sait plus gouverner ; et qui a la force de le renverser, en a aussi le droit. Un pouvoir incapable et criminel peut, cela est vrai malheureusement, fouler longtemps aux pieds l’honneur et la fortune du pays, avant que se rencontrent les hommes qui, s’emparant des armes terribles forgées par lui-même, les tournent aussi contre lui; avant que les bons se soulèvent, et que la détresse des masses évoque enfin la révolution, cette fois juste ! Il est beau sans doute de se faire un jeu du bonheur des peuples, et ce jeu peut durer de longues années; mais l’heure traîtresse arrive où le joueur tombe dans l’abîme ; et nul n’accuse la hache qui, frappant l’arbre aux fruits mauvais, en tranche aussi les racines ! A Rome, l’heure de l’oligarchie avait sonné. Les guerres de Pont et d’Arménie, la lutte avec les pirates, voilà les dernières et prochaines causes de la chute de la restauration Syllanienne, et de l’avènement de la dictature militaire au lendemain d’une nouvelle révolution !

 

 

 



[1] [Toutes ces villes, dont les géographes retrouvent plus ou moins exactement le site dans diverses localités modernes, étaient échelonnées sur la côte de Bulgarie au sud des bouches du Danube.]

[2] [Myoparones. Ce mot grec est employé par Cicéron (Verr., 2, 3, 80. 2, 1, 34). — On lit dans Festus (p. 147, éd. Müller) : Myoparo, genus navigii ex duobus dissimilibus formatum. Nam et myon et paron per se sunt. — V. aussi Dict. de Rich., v° Myoparo.]

[3] [Antioche de Mygdonie, auj. Nisibin.]

[4] Le royaume d’Édesse, dont les chroniques locales placent la fondation en 620 [134 av. J.-C.], tomba à peu de temps de là sous la domination d’une dynastie arabe à laquelle appartiennent Abgar et Mannos que nous y trouvons plus tard. Évidemment ce fait concordé avec l’établissement arabe créé par Tigrane le Grand dans les pays d’Édesse, de Callirrhoé, de Carres (Pline, Hist. nat., 5, 20, 85 - 21, 86 - 6, 28, 142), et au sujet duquel Plutarque (Lucullus, 21) raconte que Tigrane, changeant les mœurs des Arabes de la tente, les fit asseoir plus prés de son royaume, afin d’être par eux maître du commerce. Il faut sans doute entendre par là que les Bédouins, habitués auparavant à ouvrir les routes au commerce sur leurs territoires, et à prélever de fortes taxes au passage (Strabon, 16, 148), devinrent en quelque sorte les douaniers du Grand-Roi, et prélevèrent dorénavant pour son compte et le leur les taxes imposées à la marchandise au passage de l’Euphrate. Ces Arabes d’Osroène (Orei Arabes), comme Pline les nomme, sont les mêmes que les Arabes de l’Amanus, vaincus plus tard par Afranius (Plutarque, Pompée, 39).

[5] Tigranocerte n’était point voisine de l’emplacement de Diarbekir : elle était plutôt située entre Diarbekir et le lac de Wan, plus prés de celui-ci, sur les bords du Nicéphorios (Jezidchané Sou), l’un des affluents septentrionaux du Tigre [V. la carte n° XXXII de l’Atlas antiquus de Spruner].

[6] On diffère sur la question de savoir si ce testament vrai ou prétendu émanait d’Alexandre Ier († 666 [88 av. J.-C.]) ou d’Alexandre II († 673 [-81]), et le plus souvent on tranche la difficulté en l’attribuant au premier. A mon sens, on se rend, en cela faisant, à des raisons insuffisantes : Cicéron (de leg. agr. 1, 4, 12 - 15, 38 - 16, 41) ne dit point que l’Égypte a été annexée en 666, mais bien qu’elle est échue à Rome en 666 ou après. De ce qu’Alexandre Ier est mort à l’étranger, tandis qu’Alexandre II périt dans sa capitale, on tire aussi la conclusion que les trésors déposés à Tyr, et dont le testament fait mention, appartenaient au père et non au fils. Mais on oublie que celui-ci fut tué dix-neuf jours après son arrivée en Égypte (Letronne, Inscr. de l’Égypte, 2, 20), et que sa caisse pouvait être encore à Tyr. La raison décisive, à mon sens, c’est qu’Alexandre II était le dernier représentant du sang des Lagides : toujours en cas pareil (ainsi en advint-il à Pergame, à Cyrène, en Bithynie), le dernier rejeton des souverains légitimes faisait la République son héritière. L’antique droit public, du moins au regard des États clients de Rome, semblait ne pas laisser au prince la libre disposition de son royaume par acte de dernière volonté, sauf au cas où il n’existait plus d’agnats au degré successible. — Mais le testament lui-même était-il vrai ou faux ? Je ne saurais le dire et je m’en inquiète assez peu : je ne vois pas d’ailleurs dans toute cette affaire de graves motifs de croire à une falsification.

[7] [Strabon p. 575 : là était un temple de la Mère des Dieux, dite de Dindymon.]

[8] [Sur la côte, à mi-chemin entre Amisos et Trébizonde.]

[9] [Amazea Gazacena, sur l’Iris, au sud d’Amisos.]

[10] [Sur la côte à l’est d’Héraclée, chef-lieu de l’Amastriane, autrefois Sesamos. — Tios ou Tium entre Héraclée et Amastris.]

[11] Cicéron (de imp. Pomp, 9, 23) n’a guère pu faire allusion à un autre temple qu’à celui du pays d’Elymaïs, le but ordinaire des incursions et des razzias des rois syriens et parthes (Strabon, 16, 144 : Polybe, 31, 11 : I Macchab., 6 et alias) : ce temple était le plus riche et vraisemblablement aussi le plus célèbre : en tous cas il ne saurait être ici question du temple de Comana, ou de tout autre sanctuaire appartenant au territoire pontique.

[12] [V. Cicéron, pro lege Manil., 6 : ... ejusmodi in provinciam homines cum imperio mittimus, ut, etiamsi ab hoste defendant, tamen ipsorum adventus in urbes sociorum, non multum ub hostili expugnatione differant.]

[13] [La Junon du cap Lacinium avait son temple à six milles de Crotone, au milieu d’un bois de pins. Les Romains avaient hérité de la vénération des Grecs pour ce sanctuaire, respecté autrefois par Pyrrhus et Hannibal (V. Preller, Myth., v° Juno).]

[14] [M. Mommsen fait ici allusion, je crois, à la lex Aquilia (Dig., IX, tit. 2), qui punissait les délits qualifiés damnum injuria datum (V. Rein, Criminalr. der Rœm. (Droit criminel des Romains), p. 338 et suiv.). Ce plébiscite avait eu pour auteur un tribun du peuple du nom d’Aquilius.]

[15] [Voir les premières scènes du Ve acte de la IIe partie du Faust de Gœthe.]

[16] [Ce M. Lucullus était le frère du consul illustré par les guerres d’Asie. — V. Cicéron, fragm. du discours pro Tullio, 2 et alias. Il peint éloquemment ces crimes passés en coutume, et le remède légal apporté par l’édit du préteur.] Les dispositions de cet édit ont pour la première fois défini le vol avec violence, comme constituant un crime sari generis : dans l’ancien droit, il se confondait avec le vol simple. [V. Rein, Bona vi rapta, et Rapina, p. 326 et suiv.]

[17] Les lignes de Crassus ayant 7 milles allemands de longueur (Salluste, Hist., 4, 19, éd. Dietsch : Plutarque, Crassus, 10), elles n’allaient point, comme on l’a dit, de Squillace au Pizzo : elles étaient plus au nord, du côté de Castrovillari et Cassano : là, la presqu’île, en ligne droite, n’est guère large que de 6 milles [12 lieues environ].

[18] Crassus avait pris le commandement dès 682 [72 av. J.-C.] on le voit par ce fait que les consuls avaient été laissés de côté (Plutarque, Crassus, 10) ;  et la preuve que l’hiver de 682 à 683 [-72/-71] se passa devant les lignes ressort de ce fait qu’elles furent forcées durant une nuit neigeuse (Plutarque, loc. cit.).