A la mort de Sylla (676 [78 av. J.-C.]), l’oligarchie
restaurée dominait dans l’État romain de toute la hauteur du pouvoir absolu :
mais comme la force l’avait fondée, elle avait besoin de la force pour se
soutenir à l’encontre de ses nombreux adversaires, cachés et avoués. Elle
n’avait point simplement en L’opposition. face d’elle un. parti avec son but
et ses couleurs tranchées, avec ses chefs reconnus : elle avait affaire, à
une masse composée des éléments les plus multiples, se donnant, prise ensemble,
le nom de parti populaire, mais dont l’opposition contre le système
constitutionnel de Sylla variait profondément, et dans ses motifs et par ses
vues. On y comptait Les juristes. les hommes du droit positif, ignorants ou
inactifs en politique, mais exécrant Sylla et son arbitraire envers la vie et
la propriété des citoyens. Même du vivant du dictateur, alors que toute
opposition était muette, les austères juristes avaient levé la tête : plus
d’une sentence judiciaire avait refusé sanction aux lois Cornéliennes, quand
celles-ci, par exemple; enlevaient la cité à diverses communautés italiques.
Ailleurs, elles avaient maintenu dans ses droits le citoyen prisonnier de
guerre ou vendu comme esclave au cours de la révolution. — On comptait dans
l’opposition les restes de l’ancienne minorité libérale du Sénat, celle qui
jadis avait travaillé à une transaction entre le parti de la réforme et les
Italiques. Pareilles étaient aujourd’hui ses tendances; elle eût voulu, par
d’opportunes concessions faites aux populaires,
adoucir les rigueurs de la constitution oligarchique Syllannienne. — Venaient
ensuite les démocrates proprement dits, les radicaux aux croyances honnêtes
et bornées, jouant leurs vies et leurs biens sur un mot, mot d’ordre et
programme du parti ; ils devaient apprendre, tout stupéfaits au lendemain de
la victoire, qu’ils avaient lutté non pour une cause, mais pour une phrase
creuse. Leur grand cheval de bataille était le rétablissement de la puissance
tribunicienne, que Sylla n’avait point à la vérité supprimée, mais qu’il
avait dépouillée de ses attributs essentiels. A ce nom du Tribunat du peuple
un charme mystérieux électrisait la foule, d’autant plus puissant que
l’institution, par elle-même, était désormais sans utilité pratique et
saisissable : spectre vide qui dix siècles plus, tard fera encore une
révolution ! — On y comptait enfin et surtout les classes riches et
considérables, auxquelles la restauration n’avait point donné satisfaction,
ou qu’elle avait blessées dans leurs intérêts politiques ou privés. C’est
ainsi que se rattachaient aux opposants les populations denses et aisées de
la région d’entre le Pô et les Alpes : pour elles, avoir gagné le droit latin
en 665 [89 av.
J.-C.], c’était ne tenir qu’un acompte sur le droit complet de
cité : l’agitation avait là son terrain prêt. Il y avait aussi les
affranchis, influents parle nombre et la richesse, et particulièrement
dangereux par leur accumulation dans la capitale, et qui ne pardonnaient pas
à la restauration de les avoir refoulés dans la nullité réelle de leur ancien
droit de vote : il y avait les hommes de la haute finance, se tenant
prudemment tranquilles, mais gardant leurs opiniâtres rancunes avec leur non
moins opiniâtre puissance. La foule des rues était à son tour mécontente, ne
voyant la liberté que dans les largesses de l’annone. Mais où la guerre
couvait le plus acharnée, c’était dans les cités atteintes par les
confiscations de Sylla : soit qu’il fallût aux expropriés, à ceux de Pompéi,
par exemple, vivre côte à côte dans les mêmes murs et sur leurs domaines
réduits, avec les colons du dictateur, voués à d’éternelles querelles ;
soit que comme les Arrétins et les Volaterrans, restés en possession de leur
territoire, ils vissent suspendue sur leurs têtes l’épée de Damoclès des confiscations,
au nom du peuple romain ; soit encore que, comme en Étrurie, ils dussent
errer en mendiants autour de leurs anciennes demeures ou en brigands au sein
des forêts. Enfin les chefs démocrates qui avaient perdu la vie ,au lendemain
de la restauration, ceux qui erraient misérables et émigrés sur Ies côtes de
Mauritanie, ou suivaient la cour ou l’armée de Mithridate, avaient tous
laissé derrière eux leurs parents, leurs affranchis, et les ferments de la
vengeance : selon les idées politiques du temps, encore dominées par les
affinités exclusives de la famille, c’était un devoir d’honneur[1] que de travailler
de tous ses efforts au rapatriement des fugitifs qui lui appartenaient ;
et quant aux morts, il importait de faire abolir la note d’infamie
attachée à leur mémoire et à la personne de leurs enfants, et de faire
restituer leurs biens. Les fils des proscrits, surtout, dégradés à l’état de
parias politiques selon la loi édictée par le régent, ne tenaient-ils pas de
cette loi même l’excitation à la révolte contre l’ordre de choses actuel ?
Ajoutez à toutes ces fractions de l’armée des opposants la masse énorme des
hommes ruinés. La cohue brillante ou vile, Les gens ruinés. ayant à coeur les
jouissances élégantes de la vie ou les basses orgies du commun peuple ;
les nobles personnages, à qui rien n’agréait que faire des dettes, les
soudards de Sylla, qu’un mot de leur chef avait pu faire propriétaires, mais
qu’il n’avait pas créés laboureurs ; qui, ayant dévoré une première fois
l’héritage des proscrits, avaient faim d’une seconde aubaine, tous
attendaient le signal du combat contre le régime présent, quoi qu’on ait
écrit là contre. La même nécessité poussait vers l’opposition tous les
ambitieux de talent, tous les courtisans de la popularité, tous ceux à qui la
cohorte close des Optimates refusait d’ouvrir ses rangs, ou dont elle
empêchait l’ascension rapide : rejetés violemment dans la phalange, ils
tentaient avec la faveur du peuple de briser les lois de l’oligarchie
exclusive et la règle de l’ancienneté ; tous ceux, bien plus dangereux
encore, pour qui, dans leurs rêves à perte de vue, ce n’était point monter
assez haut que d’être admis seulement à gouverner le monde dans les conseils
d’un corps délibérant. Sylla vivait encore, que déjà la tribune des avocats,
l’unique terrain qu’il eût laissé ouvert à l’opposition légale, retentissait
des paroles ardentes des candidats de l’ambition, portant en main l’arme du
formalisme juriste, et lançant contre L’avenir, en fin de compte, allait dépendre des hommes que
les deux camps auraient à leur tête : malheureusement des deux côtés, hommes
et chefs faisaient défaut. La politique d’alors obéissait tout entière à
l’influence déplorable des coteries. Non que ce fût là chose nouvelle : qui
dit état aristocratique, dit aussi familles et coteries exclusives : à
Rome, leur prépondérance était séculaire. Mais ce ne fut qu’au temps où nous
sommes qu’on les vit toutes puissantes ; et c’est vers le même temps aussi (690 [64 av. J.-C.]),
que pour la première fois leur empire se mesure et se constate par les lois
mêmes destinées à les refréner. Tous les personnages notables, populaires
aussi bien qu’oligarques purs, se coalisent en Hétairies ; et
quant à la masse des citoyens, j’entends ceux qui prennent régulièrement part
aux affaires politiques, ils s’organisent, eux aussi, dans les
circonscriptions votantes, en confréries closes et presque militaires,
lesquelles ont leurs chefs, leurs intermédiaires tout trouvés dans les principaux
ou scrutateurs des tribus (divisores tribuum).
Tout est vénal dans ces clubs politiques : le vote de l’électeur d’abord,
puis celui du sénateur et celui du juge, et aussi le poing du tapageur des
rues, avec le capitaine d’émeute qui le mène : entre les associations des
grands et des petits, le tarif seul diffère. L’hétairie décide de l’élection
: l’hétairie ordonne la mise en accusation : l’hétairie conduit la défense :
elle gagne l’avocat de renom, conclut accord en cas de besoin avec
l’entrepreneur d’acquittements, qui trafique en gros des voix des juges.
L’hétairie a ses bandes, ses phalanges, avec lesquelles elle est maîtresse de
la rue, et trop souvent de l’État lui-même. Tous ces excès se commettaient
régulièrement et publiquement, pour ainsi dire ! Les hétairies avaient
leur organisation plus achevée, plus suivie que telle et telle branche de
l’administration publique : que si, comme il est d’usage entre fourbes bien
élevés, on s’entendait sans mot dire sur toutes ces criminelles pratiques,
nul cependant ne se cachait, et les meilleurs avocats osaient faire, haut et
net, allusion à leurs relations aveu les hétairies auxquelles leurs clients
étaient affiliés. Un homme se rencontrait-il, par hasard, qui voulût rester
pur, et pourtant prendre part à la vie publique, il n’était pour tous
sûrement, comme Marcus Caton, qu’un Don Quichotte politique ! Les
clubs, la guerre des clubs, ont remplacé les partis et leurs luttes :
l’intrigue a supplanté le gouvernement. C’est alors qu’on rencontre un Publius
Cethegus, personnage d’équivoque caractère, marianien des plus ardents
d’abord, puis transfuge reçu à grâce par Sylla : il joue au temps actuel
l’un des rôles les plus importants : porteur de paroles et médiateur habile,
il s’agite entre les fractions diverses du Sénat; il a la clef de tous les
secrets, de toutes les cabales politiques; et parfois, c’est sur un mot de Prœcia,
sa maîtresse, que se décide la nomination aux hautes charges dans l’État.
Pour en venir jusque là, il fallait bien que dans les rangs des hommes
d’action il n’y en eût aucun qui dépassât la ligne commune. Vienne un talent
exceptionnel, et aussitôt il balayera comme toiles d’araignées toutes ces
misérables factions : mais encore une fois, en fait de capacités politiques
ou militaires, il n’y a à Rome que disette désastreuse. De l’ancienne
génération, les guerres civiles n’avaient laissé debout qu’un seul homme
marquant, le vieux Lucius Philippus (le consul de 663 [91 av. J.-C.]) : sage et d’habile faconde,
jadis tenant aux populaires, plus tard le chef du parti capitaliste ameuté
contre le Sénat, et l’intime affidé des marianiens, puis rentré assez à temps
dans le camp de l’oligarchie victorieuse pour y recueillir reconnaissance et
profit, il avait surnagé dans le conflit des partis. Aux hommes de la
génération qui avait suivi appartenaient les sommités de la pure
aristocratie : Quintus Metellus Pius (consul en 674 [-80]), le compagnon
de dangers et de victoires de Sylla : Quintus Lutatius Catulus, le
consul de l’année de sa mort (676 [-78]), et le fils du vainqueur de Verceil ;
et deux jeunes capitaines, les frères Lucius et Marcus Lucullus,
qui s’étaient distingués sous Sylla, le premier en Asie, le second en Italie.
Je passe sous silence d’autres optimales ; et Quintus Hortensius (640-704 [-114/-50]),
important comme avocat seulement ; et Decimus Junius Brutus (consul en 677 [-77]),
et Marcus Æmilius Lepidus Livianus (consul aussi en 677) : pures nullités,
n’ayant rien pour elles, qu’un nom sonore et aristocratique. Les quatre
personnages nommés plus haut ne s’élevaient guère non plus au-dessus de la
moyenne des hommes de la faction nobiliaire. Catulus était, comme son père,
un homme poli, un honnête aristocrate, mais sans grand talent, sans talent militaire,
surtout. Metellus, personnellement, méritait l’estime par son caractère ; il
était de plus bon capitaine et soldat éprouvé : au sortir de son consulat, en
675 [79 av. J.-C.],
alors que les Lusitaniens, unis aux émigrés romains à la suite de Quintus
Sertorius, venaient de relever la tête, il avait été envoyé en Espagne, non
point tant à cause de ses relations d’étroite parenté ou de corporation avec
le régent, qu’à cause de son mérite hautement reconnu. C’étaient aussi deux
bons officiers que les deux Lucullus : l’aîné surtout, Lucius, à un talent
militaire très réel, joignait la culture littéraire la plus soignée et tous
les goûts de l’écrivain : comme homme, il avait le sens de l’honneur. Mais
sur le terrain de la politique, ces coryphées de l’aristocratie se montraient
sans vigueur, à courtes vues, médiocres presque autant que le commun des
sénateurs. Braves et utiles en face de l’ennemi du dehors, ils n’étaient ni
disposés à se jeter dans le mouvement politique, ni capables de prendre en
main le gouvernail et de conduire sûrement le vaisseau de l’État sur cette
mer agitée des intrigues et des factions. Mettant toute leur sagesse dans
l’orthodoxie de leur croyance oligarchique et dans sa panacée, ils haïssaient
cordialement la démagogie : ils la maudissaient hardiment comme toute force
qui ose s’émanciper elle-même. Il suffisait de peu de chose, d’ailleurs, à
leur très mince ambition. Non qu’il faille croire, non plus qu’à tant
d’autres historiettes dont sont remplis les livres, à tout ce qu’on raconte
du séjour de Metellus en Espagne, à ses sottes faiblesses pour la rude lyre
des poètes à gages du pays, à ces libations de vin offertes, à cet encens
brûlé sur son passage comme devant un Dieu, à ces Victoires planant
sur sa tête, lorsqu’il était à table, et le couronnant de lauriers au bruit
du tonnerre ! Vrais ou faux, tous ces bavardages ne peignent-ils pas au
vif les glorioles vaniteuses où se complaisaient les Épigones
dégénérés des vieilles grandes races ? Les meilleurs d’entre eux
s’estimaient satisfaits quand ils avaient conquis, non la puissance et
l’influence, mais le consulat ou le triomphe, et un siége d’honneur dans Parmi les personnages qui n’étaient ni les partisans absolus, ni les ennemis avoués de la constitution de Sylla, nul n’attirait plus les regards de la foule que le jeune Gnæus Pompée, âgé de 28 ans, à l’heure où l’ex-régent mourut (né le 29 septembre 648 [106 av. J.-C.]). Cette admiration de tous fut un mal et pour lui et pour ceux qui la ressentaient : elle était d’ailleurs naturelle. Sain de corps et d’esprit, gymnaste habile, disputant au simple soldat, alors que déjà il était officier supérieur, le prix du saut, de la course et du disque, habile et fort cavalier, non moins habile à l’escrime, plein d’audace à la tête de ses volontaires ; à cet âge où il n’avait encore ni l’entrée des grandes charges, ni celle du Sénat, il avait été salué Imperator, il avait eu le triomphe : l’opinion, derrière Sylla, lui avait assigné la première place ; et le régent lui-même, moitié aveu, moitié ironie, lui avait laissé prendre le surnom de Grand ! Par malheur, son génie n’allait point à la hauteur de son prodigieux succès. Il n’était certes ni méchant, ni incapable, il n’était qu’un homme ordinaire. La nature l’avait créé pour être un bon subalterne : les circonstances en avaient fait un général et un homme politique. En lui vous trouviez le militaire, le soldat intelligent, brave, expérimenté, excellent enfin, sans l’étincelle d’une vocation plus haute : général d’armée, sur le champ de bataille et partout ailleurs, du reste, il n’en venait à l’action qu’avec une prudence extrême, et touchant presque à la pusillanimité. Il ne voulait frapper le coup décisif que quand il avait la conscience de la plus écrasante supériorité. Son éducation avait été celle de tous Ies Romains de son siècle. Foncièrement homme d’épée, il ne marchanda aux rhéteurs quand il vint à Rhodes, ni son tribut d’admiration, ni ses dons. Il avait la probité du riche, sachant bien mener son train de maison à l’aide de sa grande fortune, héritée ou acquise . il ne dédaignait point de faire de l’argent selon les méthodes en usage parmi les sénateurs : mais froid par tempérament, et aussi trop opulent, il n’allait pas s’embarquer dans les spéculations dangereuses, et assumer la responsabilité des gros scandales. Son renom de probité et de désintéressement, renom mérité d’ailleurs à en juger relativement, il le dut aux vices en vogue chez ses contemporains plus encore qu’à sa vertu personnelle. C’était chose presque proverbiale que l’honnête visage de Pompée ; et même après sa mort, on vantait la sagesse et la dignité de ses mœurs. En réalité, il fut bon voisin ; il ne s’adonna point à ces pratiques révoltantes des grands de Rome, qui agrandissaient leurs domaines à coups de ventes extorquées par la violence, ou à l’aide de pires crimes commis envers les petits possesseurs limitrophes : dans son intérieur, il se montra bon mari et bon père : disons enfin à son honneur que quand il traîna dans ses triomphes des rois et des généraux captifs, il ne les fit point ensuite mettre à mort, suivant la barbare coutume de ses prédécesseurs[2]. Mais dès que Sylla avait parlé, Sylla, son seigneur et son maître, aussitôt il se séparait d’une épouse aimée, dont le crime était d’appartenir à une famille tombée en disgrâce : que Sylla clignât de l’œil, et le héros faisait de grand sang-froid massacrer sous ses yeux les hommes qui dans les temps difficiles avaient marché à ses côtés. Non qu’il fût cruel, comme on le lui reprocha, mais, ce qui est pis, il était froid, insensible, sans passion pour le bien ni pour le mal. Si dans la mêlée il regardait intrépidement l’ennemi en face, on le vit, dans la vie civile, pusillanime et rougissant pour un rien, ne parlant en public qu’avec embarras, anguleux surtout, empesé et gauche dans les relations du monde. Avec toutes ses hauteurs jalouses, ainsi qu’il en va souvent de ceux qui font parade de leur indépendance, il ne fut qu’un instrument docile dans la main de quiconque savait le prendre ; il fut mené par ses affranchis et ses clients, alors qu’il ne craignait point d’avoir à leur obéir. Bref, il n’était point fait pour un rôle d’homme d’État. Incertitude du but, indécision dans le choix de ses moyens, étroitesse des vues dans les petites ou les grandes circonstances, que de causes de faiblesse! Il restait là, perplexe, déguisant son irrésolution et son trouble sous le manteau solennel du silence, et quand il voulait jouer au fin, il se dupait lui-même en croyant tromper les autres. Sa situation militaire, ses relations dans la province, presque sans qu’il y travaillât, lui valurent un parti considérable, dévoué à sa personne, et propre à I’accomplissement des plus grandes choses. Mais sous aucun rapport il ne sut jamais ni réunir ni conduire un parti; et si la réunion se fit un jour, il n’y fut pour rien, les circonstances seules y pesant de leur poids. En ceci, comme ailleurs, il me rappelle Marius, Marius, le rude paysan, passionné et sensuel, insupportable au même degré que cette raide et ennuyeuse contrefaçon du grand homme. Dans la politique, la situation de Pompée était fausse à l’excès. Officier de l’armée de Sylla, son devoir voulait qu’il luttât pour la constitution restaurée : il n’en arriva pas moins à faire à Sylla une opposition personnelle, à Sylla, et à tout le régime sénatorial. Aux yeux de l’aristocratie, la famille des Pompéiens, inscrite il y a quelque soixante ans, pour la première fois, dans les fastes consulaires, n’est point encore pleinement acceptée : le père de Gnæus, en face du Sénat, avait joué un rôle odieux, équivoque ; et Pompée, lui-même, ne l’avons-nous pas vu un jour dans les rangs des Cinnaniens ? On se taisait sur de tels souvenirs, mais ils ne s’effaçaient pas. La haute fortune conquise par Pompée sous Sylla, en même temps qu’elle le rattachait au-dehors à la faction aristocratique, lui suscitait au-dedans avec elle des antipathies non moins réelles. Il avait la tète faible; et porté vite et sans peine aux sommets de la gloire, il fut aussitôt pris de vertige. Comme s’il eût voulu bafouer sa propre et prosaïque figure, il osa la mettre en parallèle avec celle du plus noble et du plus poétique des héros : on le vit se comparer avec Alexandre le Grand : à Pompée seul, à l’entendre, il eût été messéant de ne faire que compter parmi les cinq cents sénateurs de Rome. Et pourtant nul plus que lui n’eût mieux convenu au rôle de simple membre de l’assemblée dirigeante sous un pur régime d’aristocratie. Que s’il eût vécu deux cents ans plutôt, la dignité de son extérieur, son formalisme solennel, sa bravoure individuelle, la probité de sa vie privée, tout chez lui, tout, jusqu’au défaut d’initiative, lui aurait assuré peut-être une honorable place à côté des Quintus Maximus, et des Publius Decius ; et sa médiocrité même, la vraie vertu de l’optimate romain, n’a pas peu contribué à l’affinité élective qui s’établit un jour entre lui et la masse du peuple et du Sénat. Dans son siècle enfin, un rôle net et important lui était destiné encore, s’il avait su se contenter de n’être que le général du Sénat : là était sa vraie destinée l Mais son ambition allait plus loin, et il tomba de chute en chute, pour avoir voulu -au-delà de ce qu’il pouvait. Ne rêvant qu’à monter sur un piédestal, il l’eut un jour devant lui, sans oser le gravir ; et sa rancune fut amère et profonde, quand les hommes et les lois ne se courbèrent .point à merci devant lui. On ne l’en vit pas moins partout affichant une modestie qui n’était point simplement d’emprunt, simple citoyen parmi des milliers d’égaux, et tremblant à la seule pensée d’une démarche contraire à la constitution. Ainsi toujours en froid avec l’oligarchie, et toujours son humble serviteur, torturé sans cesse par une ambition qui s’épouvantait de ses propres visées, Pompée était condamné par avance aux contradictions continuelles et intérieures d’une vie sans joie, laborieusement et inutilement agitée. Pas plus que Pompée, on ne saurait classer Crassus parmi les adhérents purs de l’oligarchie. Il est aussi l’une des plus caractéristiques figures du siècle. Comme Pompée, dont il était l’aîné de quelques années, il appartenait au monde de la haute aristocratie romaine : il avait reçu l’éducation habituelle à sa caste; et comme Pompée enfin, il avait, sous Sylla, combattu, non sans distinction, dans la guerre d’Italie. Du côté des dons de l’esprit, de la culture littéraire et des talents militaires, il restait loin en arrière de beaucoup de ses pareils : il les dépassait par son activité infatigable, par son ardeur opiniâtre à vouloir tout posséder, et marquer en tout. Il se jeta à corps perdu dans les spéculations. Des achats de terre pendant la révolution furent la base de son énorme fortune, sans qu’il négligeât d’ailleurs les autres moyens de s’enrichir, élevant dans la capitale des constructions grandioses autant que prévoyantes ; s’intéressant avec ses affranchis dans les sociétés et les compagnies commerciales ; tenant banque dans Rome et hors de Rome, avec ou sans le concours de ses gens ; prêtant son or à ses collègues du Sénat, et entreprenant pour leur compte et selon l’occasion, tantôt des travaux, tantôt l’achat des collèges de justice. Pourvu qu’il y eût gain, il ne faisait point le renchéri. Au temps des proscriptions de Sylla, il demeura un jour convaincu d’avoir falsifié les terribles listes; et le dictateur, à dater de ce moment, ne voulut plus l’employer dans les affaires d’État. Tel testament où il était nommé était-il de même entaché de faux notoire, il ne s’en portait pas moins héritier; et il fermait les yeux quand son régisseur avait expulsé ses riverains de leur terre par voie de fait ou d’usurpation tacite. Attentif d’ailleurs à ne point entrer en lutte ouverte avec le juge criminel, il savait vivre simplement, bourgeoisement, en vrai homme d’argent qu’il était. C’est ainsi qu’en peu d’années on le vit, naguère possesseur d’un patrimoine sénatorial ordinaire, amasser de monstrueux trésors : peu de temps avant sa mort, malgré des dépenses imprévues, inouïes, on estimait encore son avoir à 170.000.000 sesterces (418.750.000 fr.). Il était devenu le particulier le plus opulent de Rome, et comptait comme une puissance politique. S’il était vrai, selon son dire, que celui-là seul pût se dire riche, qui pouvait, sur ses revenus, entretenir une armée sur le pied de guerre, il faut convenir qu’à l’heure même cet homme cessait d’être un simple citoyen. Et de fait, Crassus visa plus haut qu’à être le maître du coffre-fort le mieux rempli de Rome. Il n’était point de peine qu’il ne se donnât pour étendre ses relations. Il savait appeler et saluer par leur nom, tous les citoyens de la grande ville. Jamais il ne refusa le plaideur invoquant son assistance devant la justice. Qu’importe que la nature eut fait de lui un mince orateur, que sa parole fût maigre, son débit monotone, et son oreille dure ! Tenace dans ses opinions, ne s’effrayant d’aucun ennui, oublieux des plaisirs, il surmontait tous Ies obstacles. Ne se laissant jamais surprendre et n’improvisant jamais, il était consulté à toute heure ; à toute heure il était prêt : bien peu de causes lui semblaient mauvaises, mettant enjeu, pour enlever le succès, et les ressources de la plaidoirie, et l’influence de ses relations, et au besoin l’influence de son or sur les juges. La moitié des sénateurs étaient ses débiteurs : il tenait une foule d’hommes considérables dans sa dépendance, ayant pour habitude d’avancer sans intérêt des capitaux à ses amis, capitaux remboursables à volonté. Homme d’affaires avant tout, il prêtait sans distinction de partis, mettait la main dans tous les camps, et donnait volontiers crédit à quiconque était solvable, ou pouvait devenir utile. Quant aux meneurs, même les plus hardis, quant à ceux dont les attaques n’épargnaient personne, ils se seraient gardés d’en venir aux mains avec Crassus : on le comparait au taureau du troupeau, qu’il y a toujours péril à irriter. Il va de soi qu’un tel homme, ainsi posé, n’aspirait point à un but modeste : bien plus clairvoyant que Pompée, il savait exactement, comme le sait tout bon banquier, et quel était le but de ses spéculations politiques, et quels étaient ses partenaires. Depuis que Rome était Rome, les capitaux y avaient joué le rôle d’une puissance dans l’État : au temps actuel, on arrivait à tout par l’or aussi bien que par le fer. Pendant la révolution, l’aristocratie financière avait bien pu songer à renverser l’oligarchie des antiques familles : Crassus, lui aussi, pouvait viser à mieux qu’aux faisceaux du licteur, ou qu’au manteau brodé du triomphateur syllanien. Pour le moment, il avait marché avec le Sénat : mais il était trop bon financier pour se donner à un seul parti, et pour suivre une autre route que celle de son. intérêt personnel. Or, pourquoi cet homme, le plus riche, le plus intrigant des Romains, nullement avare d’ailleurs, et sachant aventurer les gros enjeux, pourquoi n’eût-il pas de même spéculé en vue d’une couronne ? Peut-être que réduit à lui seul, il ne lui était pas donné d’y atteindre : mais il avait souvent pratiqué les grandes affaires, les vastes associations : ne pouvait-il pas pour cette entreprise mettre la main sur un utile partenaire ? Ce fut donc alors (signe trop caractéristique des temps !) que l’on vit un Crassus, orateur et capitaine médiocre, un politique ayant l’activité et non l’énergie, les convoitises et non l’ambition, ne se recommandant par rien, si ce n’est sa colossale fortune et son habileté commerciale, étendre partout ses intelligences, accaparer la toute puissante influence des coteries et de l’intrigue, s’estimer l’égal des plus grands généraux, des plus grands hommes d’État de son siècle, et lutter avec eux pour la palme la plus haute qui puisse attirer les convoitises de l’ambitieux ! Dans le camp de l’opposition démocratique, chez les conservateurs libéraux, comme chez les populaires, la tempête révolutionnaire avait fait des vides effroyables. Parmi ceux-là, un seul personnage notable restait debout, Gaius Cotta (630 à 681 environ [124-73 av. J.-C.]), l’ami et l’allié de Drusus. Banni pour ce motif en 663 [-91], les victoires de Sylla l’avaient ramené dans sa patrie. C’était un homme prudent et un bon avocat, mais appelé tout au plus à faire honorablement figure au second rang, soit que l’on tint compte de son parti, soit que l’on pesât sa valeur personnelle. — Parmi les démocrates de la jeune génération, un homme attirait les regards de tous, amis et ennemis. Gaius Julius Cæsar (né le 12 juillet 652 ? [-102]) comptait vingt-quatre ans[3]. Son alliance avec Marius et Cinna (la sœur de son père avait épousé Marius, et lui-même il était le gendre de Cinna) ; son courageux refus, à peine adolescent, d’envoyer à sa jeune épouse Cornélia la lettre de répudiation que Sylla lui dictait, alors que Pompée s’était aussitôt soumis à pareille exigence; sa téméraire persistance à garder le sacerdoce que Marius lui avait donné, et que Sylla encore lui retirait ; sa vie errante pour échapper aux menaces de la persécution, dont le délivrèrent à grande peine les démarches et les sollicitations de sa famille sa bravoure dans les combats sous Mytilène et en Cilicie, bravoure à laquelle nul ne s’attendait, venant d’un jeune homme élevé dans les délicatesses de la vie et les habitudes efféminées d’un petit maître : le mot de Sylla, qui voyait plusieurs Marius se cacher sous sa tunique mal rattachée[4], tout cela le recommandait puissamment aux yeux des démocrates. Mais César n’offrait encore de prise qu’aux espérances, et dans l’avenir : pour le présent, les hommes que leur âge ou leur position dans le Sénat eût appelés à gouverner le parti et à se rendre maîtres du gouvernement, étaient tous morts ou en exil. A défaut d’homme appelé à ce grand rôle, la conduite de la démocratie appartenait donc au premier qui voudrait se poser en représentant des démocrates opprimés ; et c’est ainsi qu’elle échut à Marcus Æmilius Lepidus, ancien Syllanien, passé dans le camp populaire pour d’assez équivoques motifs. D’abord optimale ardent, enchérisseur assidu aux ventes des biens des proscrits, durant son proconsulat de Sicile il avait commis d’ignobles rapines. Une accusation paraissant imminente, il se jeta, pour y échapper, dans l’opposition. Le gain pour celle-ci était de valeur douteuse. Il lui apportait sans doute le secours de son nom, de son importance, de sa vive parole dans les luttes du Forum : il n’en était pas moins un homme sans talent sérieux, une tête sans cervelle, et ne méritait le premier rang ni à l’armée ni dans les conseils de la cité. L’opposition le tint cependant pour le bienvenu. Devant le nouveau meneur populaire, les accusateurs effrayés reculèrent : l’accusation commencée tomba. Il réussit même à se faire élire consul pour 676 [78 av. J.-C.] : grâce à son or extorqué en Sicile, grâce surtout à l’appui vraiment étrange qu’il alla demander. à Pompée; il fit voir dans cette occasion à Sylla et aux Syllaniens purs ce dont il était capable. A l’heure où Sylla mourut, l’opposition avait donc son chef en la personne de Lepidus ; et comme ce chef en même temps occupait la magistrature suprême, on pouvait prédire à coup sûr l’explosion prochaine d’une révolution nouvelle dans la capitale. Mais l’agitation des émigrés démocrates en Espagne avait
devancé la révolte du parti dans Rome. Quintus Sertorius en était l’âme. Cet
homme remarquable, né à Nursia [auj. Norcia] dans De tels et incroyables succès, obtenus à la fois dans les
deux Espagnes, avaient d’autant plus d’importance qu’ils n’étaient point
purement militaires, et que les armes seules ne les avaient point conquis.
Les émigrés par eux-mêmes n’étaient point redoutables ; et quant aux
Lusitaniens, il n’eût pas fallu priser trop haut leurs coups de main heureux,
remportés sous la conduite de tel ou tel chef étranger. Mais avec la sûreté
de son tact d’homme politique et de patriote, Sertorius, au lieu de se faire
simplement le condottiere des Lusitaniens, se géra partout et butant
qu’il était en lui comme un général et un légat romain en Espagne : c’était
en cette qualité d’ailleurs qu’il y avait été envoyé, vingt ans avant, par
les puissants d’alors. Des chefs de l’émigration il composa un Sénat qui
devait aller jusqu’à 340 membres, diriger les affaires selon les formes
usitées à Rome, et nommer les magistrats[5]. Dans son armée
il voyait une armée romaine : les grades y appartenaient tous à des Romains.
De même, au regard des Espagnols, il était le proconsul de Rome, exigeant
d’eux, en vertu de sa charge, et des hommes et des subsides. Seulement, au
lieu d’administrer despotiquement, selon l’usage, il faisait tout pour attacher
les provinciaux à Rome et à sa propre personne. Son humeur chevaleresque lui
rendit aisé de se familiariser avec les mœurs espagnoles : il enflamma
la noblesse du pays d’un vif enthousiasme pour l’admirable capitaine, l’élu
de son choix : là, comme chez les Celtes, comme chez les Germains, la
coutume voulant que le prince eût ses fidèles, on vit les plus
illustres Espagnols jurer par milliers de suivre jusqu’à la mort leur général
romain ; et Sertorius eut en eux des compagnons d’armes plus sûrs même
que ses compatriotes et que les hommes de son parti. Loin de négliger les
superstitions ayant cours parmi les rudes peuplades du pays, il en sut tirer
bon parti. C’était Diane, à l’entendre, qui lui envoyait ses plans tout
faits, par une biche blanche, sa messagère ! En somme il gouvernait avec
douceur et justice. Aussi loin que son oeil et son bras pouvaient atteindre,
ses troupes étaient soumises à la plus sévère discipline : partout ailleurs
n’infligeant que des peines allégées, il se montrait inexorable envers le
soldat coupable d’un forfait en territoire ami. Il voulait sérieusement
l’amélioration durable du sort des provinciaux, abaissant les tributs,
obligeant ses troupes à se construire des baraquements pour l’hiver,
délivrant ainsi les villes du lourd fardeau des cantonnements, et arrêtant du
même coup une source d’abus, d’insupportables tracasseries. Il avait fondé à
Osca (Huesca),
pour les enfants des Espagnols de bonne famille, une Académie, où ceux-ci
recevaient l’instruction usuelle de la jeunesse noble de Rome, où ils
apprenaient à parler le grec et le latin, et à porter la toge. Merveilleuse
institution, qui n’avait point seulement pour objet d’assurer à Sertorius,
sous une forme plus douce, la possession datages toujours nécessaires en
Espagne, même au regard des alliés, mais institution aussi s’inspirant de la
grande pensée de Gaius Gracchus et des hommes du parti démocratique, la
perfectionnant même, et ne tendant à rien moins qu’à romaniser insensiblement
les provinces ! Pour la première fois on entreprenait une telle œuvre,
non en détruisant les races indigènes, auxquelles se substituait la
colonisation italienne, mais en faisant passer les provinciaux à la latinité.
Les optimates à Rome n’avaient que moqueries pour ces misérables
émigrés, pour ces transfuges de l’armée italienne, derniers débris des bandes
de brigands de Carbon : leurs sots dédains leur coûtèrent cher. On envoya
contre Sertorius des armées énormes, y compris les levées en masse faites en
Espagne, 120.000 hommes de pied, 2.000 archers et frondeurs, 5.000 cavaliers.
Contre des forces si démesurément supérieures, il sut se défendre par une
succession de combats heureux et de victoires : bientôt même il était maître
de la plus grande partie de l’Espagne. Dans la province ultérieure, Metellus
se vit réduit aux seuls territoires sur lesquels ses troupes avaient le pied
: dès qu’ils le pouvaient, tous les peuples passaient à Sertorius. Dans la
citérieure, où Hirtuléius avait vaincu, il ne se trouvait plus de soldats
romains. Déjà les émissaires de Sertorius parcouraient toutes les Gaules :
déjà les races celtiques s’agitaient, et des bandes rassemblées dans les
flancs des Alpes en rendaient les passages dangereux. La mer enfin
appartenait aux insurgés autant qu’au gouvernement légitime : les
corsaires, presque aussi forts que la flotte romaine dans les eaux
espagnoles, faisaient cause commune avec les premiers. Sertorius leur avait
construit une forteresse sur le Promontoire de Diane (en face d’Iviça, entre Valence et
Carthagène). De ce poste, ils guettaient les vaisseaux de Rome
arrivant en ravitaillement des ports et des armées de La mort, sur ces entrefaites, emporta soudainement Sylla (676 [78 av. J.-C.]).
Tant qu’était resté debout l’homme à la voix duquel se serait levée à toute
heure une armée de vétérans éprouvés et sûrs, l’oligarchie pouvait ne voir
qu’un accident passager dans cette révolution presque accomplie en Espagne au
profit des émigrés, et dans le succès d’un chef des opposants porté dans la
péninsule à la magistrature suprême de Tous ces événements se passaient sous les yeux du pouvoir.
Catulus, le consul, et avec lui les optimates intelligents, voulaient
immédiatement, énergiquement sévir, et étouffer la révolte dans son germe,
mais la majorité trop lâche ne put se décider à commencer le combat. On tenta
de se faire illusion aussi longtemps que possible, en transigeant, en faisant
des concessions. L’annone fut rendue, sous la forme du rétablissement
restreint des anciennes distributions des Gracques : on rentra pour cela,
sans doute, dans les moyens termes des mesures pratiquées au temps de la
guerre sociale, c’est-à-dire que les participants à l’annone n’étaient point
tous les citoyens indistinctement, mais seulement les plus pauvres, au nombre
d’environ 40.000. Le taux des remises restant fixé, comme sous les Gracques,
à 5 modii par mois, pour le prix de 6
as 1/3 (2 3/4 Silbergros.
= 35 à 40 centimes), le trésor y perdait net 300.000 Thalers (1.125.000 fr.) par
an[7]. Ces
demi-mesures, loin de donner satisfaction aux exigences de l’opposition, ne
firent qu’exciter son audace. Dans la capitale, elle marcha la tête haute, et
s’arma de la violence : en Étrurie, l’éternel foyer des insurrections des
prolétaires italiens, la guerre civile fit explosion. Les Fésulans expropriés
se remirent à main armée en possession de leurs anciens biens, et dans
l’échauffourée périrent bon nombre des vétérans dotés par Sylla. A la nouvelle
de ces désordres le Sénat résolut d’envoyer les deux consuls sur les lieux.
Ils y devaient appeler les milices et écraser les révoltés[8]. On ne pouvait
plus maladroitement agir. A rétablir les lois sur les céréales, le Sénat
trahissait sa faiblesse et ses inquiétudes en face de l’insurrection : à
vouloir écarter à tout prix les tumultes de la rue, il donnait une armée au
chef notoire de cette même insurrection. Enfin n’allait-on pas jusqu’à faire
jurer les deux consuls, aux termes du plus solennel serment qui se pût
imaginer, de ne pas tourner l’un contre l’autre les armes que leur confiait L’oligarchie avait vaincu Lepidus : mais la guerre contre Sertorius prenait mauvaise tournure, et rendait nécessaires des concessions qui n’étaient compatibles ni avec la lettre ni avec l’esprit de la constitution de Sylla. Il fallait à tout prix envoyer en Espagne une armée puissante et un général capable ; or Pompée donnait clairement à entendre qu’il désirait ou plutôt qu’il exigeait cette mission. Il y avait à cela présomption grande. N’était-ce point assez déjà que de s’être vu contraint, sous la pression de la révolte de Lepidus, à mettre encore une fois un commandement extraordinaire dans les mains de cet adversaire secret ? N’y avait-il point un nouveau et plus grand danger à violer toutes les règles organiques de la hiérarchie syllanienne des magistratures, à donner à un homme qui n’avait encore revêtu aucune des charges civiles l’un des proconsulats ordinaires les plus importants, le dégageant en outre de l’échéance annale imposée par la loi? Outre les égards dus à Metellus, son général, l’oligarchie avait de sérieuses raisons de s’opposer à cette tentative nouvelle d’un jeune ambitieux qui ne voulait que se perpétuer dans son rôle exceptionnel : mais résister à Pompée n’était point facile. Tout d’abord il manquait un homme pour le poste difficile de général en Espagne. Les consuls de Tannée ne montraient ni l’un ni l’autre l’envie d’aller se mesurer avec Sertorius ; et il fallait bien reconnaître pour vrai le dire de Lucius Philippus, s’écriant en pleine Curie que parmi tant de sénateurs ayant un nom, il ne s’en trouvait point un seul qui pût ou voulut prendre la conduite d’une grande guerre. Peut-être encore eût-on tourné la difficulté à la façon de l’oligarchie, et, à défaut de candidat avouable, rempli la place avec un pis aller quelconque. Mais Pompée ne désirait pas seulement le commandement en Espagne, il le demandait à la tête de son armée. Quand il était resté, sourd déjà à l’invitation, venue de Catulus, d’avoir à licencier ses troupes, pouvait-on compter qu’une injonction du Sénat rencontrerait auprès de lui meilleur accueil ? Les suites d’une rupture semblaient incalculables : le plateau de la balance portant l’aristocratie ne serait-il point bien vite emporté en l’air, quand de l’autre côté pèserait l’épée d’un général renommé ? La majorité se résigna. Pompée reçut donc les pouvoirs proconsulaires et le commandement de l’Espagne citérieure; il les reçut du Sénat, non du peuple, qui seul, aux termes de là constitution, eût dû voter, s’agissant de la promotion d’un simple citoyen à la fonction suprême. Quarante jours après son investiture, au cours de l’été de 677 [77 av. J.-C.], il franchissait les Alpes. Dès son entrée dans Pour la campagne de 678 [76 av. J.-C.], Sertorius oppose Hirtuléius à Metellus : Perpenna, pendant ce temps, ira se poster avec une forte division sur le bas Èbre, pour barrer ce fleuve à Pompée au cas où, comme tout porte à le croire, il voudrait tirer au sud et donner la main à Metellus, ou au cas encore où il longerait la côte, dans l’intérêt d’un ravitaillement plus facile. Le corps de Gaius Hérennius est mis aussi à portée de Perpenna, qu’il devra soutenir : enfin Sertorius lui-même se poste à l’intérieur sur le haut Èbre, achevant la soumission des rares cantons demeurés fidèles à Rome, et se tenant tout prêt, selon les circonstances, à voler au secours d’Hirtuléius ou de Perpenna. Comme toujours il veut éviter les grandes batailles, et user l’ennemi dans de nombreux petits combats, ou en lui coupant les vivres. Mais Pompée bientôt refoule Perpenna, passe l’Èbre, bat ensuite Hérennius et le détruit sous Valence, place importante dont il se rend maître. Il est grand temps que Sertorius arrive, et, compensant par le nombre de ses soldats et l’effort de son génie la supériorité militaire des légions de son adversaire, rétablisse, s’il se peut, les affaires. La lutte se concentre et se prolonge autour de Lauro (sur le Xucar, au sud de Valence). Cette ville s’est déclarée pour Pompée, et Sertorius l’assiége. Pompée fait tout au monde pour la débloquer : il y perd en détail plusieurs de ses divisions successivement écrasées ; et un jour arrive où le fameux général, qui s’imagine tenir les Sertoriens enveloppés, et invite déjà les assiégés au spectacle de la prise de toute l’armée de siège, se voit tout à coup débordé lui-même par la manœuvre savante de son adversaire. Pour n’être point enveloppé à son tour, il assiste, immobile dans son camp, à la capture et à l’incendie de la ville, son alliée, dont Sertorius fait emmener tous les habitants en Lusitanie. A la nouvelle de ce succès, une foule de cités de l’Espagne, du milieu et de l’est, se raffermissent dans leur foi auparavant ébranlée et reviennent aux insurgés. Metellus, sur ces entrefaites, avait plus heureusement combattu. Après une chaude mêlée engagée imprudemment sous Italica (près de Séville) par Hirtuléius, et où les deux généraux en vinrent personnellement aux mains, Hirtuléius battu et blessé dut évacuer le territoire romain propre et se rejeter en Lusitanie. Cette victoire permit à Metellus de marcher, à l’ouverture de la campagne de 679 [75 av. J.-C.], vers l’Espagne citérieure, afin de s’y réunir à Pompée aux environs de Valence, et d’aller ensuite tous les deux avec la masse de leurs forces présenter le combat à la grande armée de l’insurrection. Hirtuléius, rassemblant en toute hâte des troupes nouvelles, se jeta sur sa route du côté de Ségovie : il fut battu une seconde fois, et resta sur le carreau avec son frère. Sa mort était une perte irréparable pour les Sertoriens. Impossible maintenant d’empêcher la réunion des deux Romains : mais pendant la marche de Metellus sur Valence, Pompée voulut réparer le malheur de Lauro ; et avide de cueillir à lui seul les lauriers d’une sûre victoire, il engagea la bataille avec Sertorius. Celui-ci saisit avec joie l’occasion offerte avant l’arrivée de Metellus, et avant que la mort d’Hirtuléius ne s’ébruitât. Ce fut sur le Sucro (Xucar) que les armées se choquèrent. Pompée, à l’aile droite, fut défait après un rude combat : on l’emporta grièvement blessé du champ de bataille. Mais à l’aile gauche, Afranius, vainqueur, s’empara du camp des Sertoriens. Il était occupé à le piller quand Sertorius, tombant sur lui, le força à vider la place. Si le général des insurgés eût pu recommencer la bataille le jour suivant, c’en était fait peut-être de l’armée de Pompée. Metellus arrivait enfin : il avait passé sur le corps de Perpenna, qui lui fermait la route, et pris son camp. Sertorius était hors d’état, après leur jonction, de livrer bataille aux deux armées. Cette jonction heureusement opérée, la certitude du désastre d’Hirtuléius, impossible à cacher plus longtemps, l’inaction forcée de Sertorius après sa victoire de la veille, toutes ces circonstances jetèrent l’effroi dans ses bandes ; et comme il n’arrivait que trop souvent chez les Espagnols, la plus grande partie de ses soldats se dispersa sous le coup de ce revirement de la fortune. Mais le découragement cessant aussi vite qu’il était venu, la biche blanche, chargée de consacrer aux yeux de la foule les plans militaires du chef, redevint plus populaire que jamais, et bientôt Sertorius reprenait la campagne avec une armée nouvelle : il occupait le pays au sud de Sagonte (Murviedro), demeurée fidèle aux Romains : en même temps ses corsaires coupaient à ceux-ci la mer, et la disette se faisait déjà sentir dans leur camp. On en vint une seconde fois aux mains dans la plaine du Turia (Guadalaviar), et la bataille demeura longtemps indécise. Sertorius avec sa cavalerie battit Pompée, dont le beau-frère et questeur, Lucius Memmius, officier intrépide, resta sur le terrain : mais Metellus battit Perpenna, et repoussa victorieusement l’attaque de l’armée principale des Sertoriens, non sans gagner lui-même une blessure dans la mêlée. Les Sertoriens se dispersèrent de nouveau. Valence, où Hérennius tenait pour Sertorius, est prise et rasée. A ce moment les Romains purent espérer en avoir fini avec l’insurgé. Il n’avait plus d’armée ; et les légions, pénétrant jusque dans le massif intérieur, l’assiégeaient lui-même dans Clunia, sur le haut Douro[9]. Mais pendant qu’ils attaquent en vain ce rocher inaccessible, les contingents espagnols se rassemblent encore sur un autre point. Sertorius s’échappe, et à l’heure où se clôt cette année 679, si féconde en faits de guerre, il rentre en scène à la tête d’une armée. Quoi qu’il en soit, on pouvait à Rome se dire satisfait
des événements. Les Espagnes moyenne et méridionale, après l’anéantissement
du corps d’Hirtuléius et les batailles du Xucar et du Guadalaviar, étaient
complètement évacuées. Les villes celtibériennes de Segobriga (entre Tolède et Cuenca)
et de Bilbilis (Calatayud),
occupées par Metellus, assuraient la reprise de possession de Quelque considérables pourtant que fussent les résultats
obtenus, les Romains ne touchaient point encore le but ; et ils prirent
leurs quartiers d’hiver, ayant devant eux la perspective peu consolante du
renouvellement prochain et inévitable de leur travail de Sisyphe. Impossible
de se cantonner dans la vallée de l’Ebre inférieur, vallée dévastée par tous,
ennemis et amis. Pompée alla passer l’hiver dans le pays des Vaccéens (autour de Valladolid) ;
Metellus alla en Gaule. Au printemps de 680 [74 av. J.-C.], ils recommencent les
opérations, renforcés qu’ils sont de deux légions fraîches venues d’Italie.
De batailles, il n’en est pas livré à vrai dire. Sertorius se restreint à une
lutte de guérillas et de siéges. Dans le sud, Metellus réduit les
cités qui tiennent encore, et pour supprimer jusqu’aux racines de la révolte,
il emmène avec lui toute la population mâle. Sur l’Èbre Pompée eut plus de
mal. Pallantia (Palancia,
au-dessus de Valladolid) qu’il assiégeait, fut débloquée par Sertorius
: Sertorius le battit devant Calagurris, et il dut quitter le haut pays,
quoique Metellus l’eût rejoint pour investir à deux la place. — Metellus
ayant été hiverner dans sa province, et Pompée dans La lutte contre Sertorius durait depuis tantôt huit ans,
sans qu’on en pût entrevoir la fin. Elle faisait au Sénat un tort immense. La
fleur de la jeunesse italienne allait s’anéantissant dans les misères et les
fatigues des guerres d’Espagne. Le trésor public, loin de s’enrichir, comme
jadis, des richesses produites par la péninsule, avait à lui envoyer tous les
ans des sommes énormes, nécessaires à la paie et au ravitaillement des
armées ; et ces sommes, on avait peine à les réunir. Quant à l’Espagne
elle-même, il va de soi qu’elle s’appauvrissait et se changeait en
désert : la guerre de l’insurrection, acharnée et cruelle,
l’anéantissement quotidien de cités tout entières, y apportaient un arrêt
désastreux à la civilisation romaine, si magnifiquement prospère naguère. Les
villes, qui tenaient pour le parti dominant dans Rome, souffraient
pareillement d’indicibles maux : il fallait que la flotte latine convoyât le
nécessaire à toutes les places de la côte ; et à l’intérieur, dans les
cantons fidèles, la situation était à peu près désespérée. Dans les Gaules, le
sort des populations ne valait guère mieux : là, les réquisitions en hommes
de pied et en cavalerie, en vivres et en argent, les lourdes charges des
cantonnements d’hiver des armées, charges devenant écrasantes au lendemain
des mauvaises récoltes de 680 [74 av. J.-C.], tout avait fait le vide dans les
caisses des cités : il avait fallu recourir aux banquiers de Rome, et
s’imposer par surcroît une lourde dette. Généraux et soldats ne se battaient
qu’à contrecœur. Les généraux avaient affaire à un adversaire bien au-dessus
d’eux parle talent : ils se heurtaient à une résistance patiente, opiniâtre,
à une guerre pleine de dangers, où les succès étaient difficiles et sans
gloire : on affirmait dans les camps que Pompée songeait à provoquer son
rappel, et à se faire donner ailleurs un commandement plus à souhait. Les
soldats de même n’avaient point le coeur à cette guerre où ils ne gagnaient
que des coups, sans butin qui les récompensât, sans même que leur solde leur
fût régulièrement payée. Durant l’hiver de 680 à 681 [-74/-73], Pompée n’avait-il pas dû
faire savoir au Sénat que l’arriéré remontait à deux années ; que
l’armée menaçait de se débander, si l’on n’y mettait ordre : alors seulement
Rome avait envoyé l’argent. Nui doute que Comparaisons plus ingénieuses que vraies, heureusement ! Sertorius, il s’en fallait de beaucoup, n’était point assez fort pour recommencer l’œuvre de géant d’Hannibal. La terre d’Espagne, avec ses peuples et ses traditions, voilà le terrain de son succès : il était perdu s’il la quittait : déjà même l’offensive ne lui appartenait plus. Tout son merveilleux génie ne pouvait rien pour changer la nature de ses soldats. La Landsturm[10] espagnole restait ce qu’elle avait été toujours, incertaine et fugace comme le flot et le vent, aujourd’hui s’amassant en armée de 450.000 têtes, demain se fondant en une poignée d’hommes ; et quant aux émigrés romains, ils étaient tout indiscipline, tout orgueil, tout égoïsme. Les corps spéciaux, ceux qui, comme la cavalerie, veulent être tenus longtemps sous les armes, constituaient, on le pense bien, la partie défectueuse, insuffisante de ses légions. La guerre peu à peu avait emporté ses meilleurs généraux, le noyau de ses vétérans : fatiguées par lés exactions, des Romains, malmenées souvent par les officiers sertoriens, les cités les plus fidèles commençaient à donner des signes d’impatience et d’hésitation. Chose remarquable, Sertorius, en cela encore pareil à Hannibal, ne se fit jamais illusion sur l’issue sans espoir de son entreprise : toute occasion de compromis qui se pût rencontrer, il se garda de la laisser échapper, se montrant prêt à chaque heure à déposer les armes, en échange d’un sauf-conduit, qui lui permettrait de rentrer dans Rome et d’y vivre en paix. Mais les orthodoxes de la politique ne voulurent entendre parler ni de compromis ni de réconciliation. Sertorius ne pouvait ni reculer, ni s’effacer : il marcha en avant dans la voie déjà suivie, voie chaque jour plus étroite et plus semée d’abîmes. Enfin, comme ceux d’Hannibal, ses succès allaient aussi se rapetissant : on se mit à douter de son génie militaire de Sertorius des anciens temps n’était plus, disait-on : le Sertorius d’aujourd’hui passait le jour en orgies de table et dans l’ivresse : il consumait follement les trésors et les heures ! Le nombre croissait des transfuges et des cités qui l’abandonnaient, Bientôt vinrent jusqu’à lui des bruits de complots tramés contre la vie de leur chef dans les rangs mêmes des émigrés. Et ces bruits n’avaient rien que de très croyable, quand l’on songe à tous ces officiers de l’armée de l’insurrection, à ce Perpenna surtout, furieux de rester en sous-ordre, et auxquels depuis longtemps les préteurs romains offraient l’amnistie et de grosses sommes en échange du sang du général ennemi. Sertorius prit son parti : il fut sévère, la nécessité lui en faisant une loi : il condamna plusieurs accusés à mort, sans assesseurs convoqués au jugement. Aussitôt les mécontents de redoubler leurs plaintes : le général désormais était un danger pour ses amis plus encore que pour ses ennemis. Une seconde conjuration est découverte au sein même de l’état-major : quiconque est inculpé prend la fuite ou meurt. Tous ne furent point dénoncés pourtant : les autres coupables, et parmi eux Perpenna, ne se montrèrent que plus ardents à en finir. On était au quartier général d’Osca. A l’instigation de Perpenna, on vint apporter à Sertorius la nouvelle d’une brillante victoire, que l’armée aurait ailleurs remportée. Pour là célébrer dignement , Perpenna donna une fête et un repas splendide. Sertorius y vint, accompagné, comme d’habitude, par ses gardes du corps espagnols. Contrairement aux traditions d’autrefois, la fête dégénéra bientôt en orgie : de brutales paroles s’échangeaient par-dessus les tables : il semblait évident que quelques-uns des convives cherchaient une querelle. Sertorius se rejeta sur son lit, comme s’il voulait n’en rien entendre. A ce moment une coupe tombe à terre et résonne : c’est le signal convenu que donne Perpenna. Le voisin de table de Sertorius, Marcus Antonius, lui porte le premier coup. Aussitôt celui-ci se retourne et veut se lever : mais l’assassin se jette sur lui et le retient : aussitôt les autres convives, affiliés tous à la conjuration, se jettent sur la victime qui lutte avec Antonius ; et pendant qu’il est là sans défense, les deux bras comprimés, ils tuent Sertorius à coups de poignard (682 [72 av. J.-C.]). Avec lui meurent ses fidèles. Ainsi finit l’un des plus grands hommes, sinon le plus grand homme qu’eût encore produit Rome. En de meilleures circonstances, il serait devenu peut-être le restaurateur de la patrie. Il périt misérablement trahi par ces bandes d’émigrés, qu’il était condamné à mener aux combats contre Rome. L’histoire hait les Coriolans : elle n’a point fait d’exception pour Sertorius, le cœur le plus haut entre tous, le plus vrai génie, le plus digne de regrets ! Les assassins se promettaient le partage de la succession.
Mais Sertorius n’étant plus, Perpenna, le plus élevé en grade parmi les
officiers romains de l’armée espagnole, revendiqua le commandement suprême.
On se soumit avec méfiance et répugnance. Si l’on avait murmuré contre
Sertorius debout, le héros mort rentra aussitôt dans ses droits, et
l’irritation des soldats se fit jour en violentes clameurs, lorsqu’à la
lecture publique de son testament, ils entendirent le nom de ce même Perpenna
proclamé parmi ses héritiers. Une partie des troupes, les Lusitaniens
surtout, se dispersa : les autres avaient le pressentiment que Sertorius
n’étant plus au milieu d’eux, c’en était fait de l’âme et de la fortune de
l’armée. A la première rencontre avec Pompée, les bandes désormais mal
conduites et sans courage, sont rompues et écrasées : Perpenna est pris avec
une foule d’autres chefs. Le malheureux, pour sauver sa tête, livre la
correspondance de Sertorius, compromettante au plus haut point pour une foule
d’hommes notables, en Italie : Pompée ordonne de brûler tous ces papiers,
sans les lire ; et pour toute réponse livre le traître à l’exécuteur,
lui et tous ses compagnons. Ceux des émigrés qui ont pu fuir, se réfugient
pour la plupart dans les déserts de Mauritanie ou à bord des pirates. A
quelques-uns, la loi Plotia, vivement appuyée par le jeune César, vint
bientôt permettre de rentrer dans leur patrie : quant à ceux qui avaient
trempé dans l’assassinat de leur général, tous ils moururent, sauf un seul,
de mort violente. Osca et presque toutes les villes appartenant encore à
Sertorius dans Aussitôt on réorganise les deux provinces. Dans
l’Ultérieure, Metellus, au regard des cités plus coupables, élève le taux du
tribut annuel : dans |
[1] Veut-on un exemple caractéristique ? Un maître célèbre de lettres, l’affranchi Staberius Eros, recevait gratis à son cours les enfants des proscrits.
[2] [Et comme firent César pour Vercingétorix (infra, ch. VII), et d’autres encore après César.]
[3] D’ordinaire on place
la naissance de César en 654 [100 av. J.-C.], se fondant sur ce que Suétone (Cœs. 88 ; Plutarque (Cœs., 69) et Appien (Bell. civ. 2, 149)
lui donnent 56 ans au moment de sa mort (15 mars 710 [-44]), et en concordance
avec le dire de Velleius Paterculus (2, 41), qui lui donne 18 ans au temps de
la proscription de Sylla (672 [-82]). Mais à adopter cette date, on tombe dans
des contradictions inextricables. César fut édile en 689 [-65], préteur en 692
[62], consul en 695 [-59] : or d’après les lois
Annales [leges Annarim ou Annales] *
il fallait, pour aborder l’édilité, l’âge de 37-38 ans au moins, et celui de
40-41 ans, de 43-44 ans pour la préture et le consulat (Becker, Handb. [Manuel], 2, 2, 24). On ne
comprendrait pas comment il aurait pu se faire que César eût occupé toutes les
charges curules deux ans avant l’âge légal, et encore moins comment on n’en
trouverait mention faite chez aucun auteur. De tout cela ressort bien plutôt la
présomption grave que son jour de naissance étant tombé le 12 juillet (on le
sait de source certaine), il serait né en 652 [-102], et non en 654 [-100] :
qu’en 672 [-82], par suite, il aurait été âgé de 20-21 ans, et qu’il serait
mort, non dans sa cinquante-sixième année, mais ayant accompli 57 ans 8 mois.
Et à l’appui de cette conclusion dernière j’invoquerais une circonstance qui,
chose curieuse, est le plus souvent citée par les partisans de la thèse que je
combats, sa promotion par Marius et Cinna, alors qu’il était presque enfant (pœne puer,
Vellei. 2, 43), au titre de flamine de Jupiter. Marius en effet mourut en
janvier 668 [-86], César étant alors âgé de 13 ans et 6 mois selon l’opinion
commune, étant non pas seulement presque un enfant,
mais véritablement enfant encore, et selon toute probabilité n’ayant point
encore l’aptitude requise pour exercer un tel sacerdoce. Que si, au contraire,
c’est en 652 [-102] que se place sa naissance, il aurait été dans sa seizième
année au moment de la mort de Marius : et alors, tout se concilie, et
l’observation de Velleius, et la règle générale aux termes de laquelle on ne
pouvait pas entrer dans les emplois civiques avant d’avoir dépassé l’âge de
l’enfance. Ajoutons un dernier fait qui à lui seul nous confirmerait dans notre
opinion, c’est que sur les deniers frappés par César au début de la guerre
civile on lit le chiffre LII, indiquant vraisemblablement son âge : il avait
donc un peu plus de 52 ans quand cette guerre a éclaté. Et puis, quoi qu’il
nous en semble à nous, qui sommes habitués à un état civil des naissances
régulièrement et officiellement tenu, qu’y a-t-il donc de si téméraire à
accuser ici nos auteurs d’erreur ? Les quatre citations qui précédent peuvent
très bien avoir été puisées toutes à une source commune. Quoi d’étonnant à ce
qu’elles ne méritent point absolument crédit, si l’on songe que dans les temps
anciens, avant la création des Acta
diurna, l’on ne rencontre que confusions et que contradictions surprenantes
dans l’énoncé des dates de la naissance des Romains les plus illustres et les
plus éminents, de Pompée par exemple ? — Napoléon III, dans sa Vie de César (t. I, liv. II, ch. 1, p.
252, en note), combat notre opinion, soit parce qu’en obéissant à la loi Annale
il faudrait reporter la naissance de César à l’an 651 [-103], et non à l’an 652
[-102] ; soit surtout parce qu’on connaît de nombreux exemples où la loi n’a
pas été observée. Mais dans la première de ces assertions il existe une
méprise. L’exemple de Cicéron atteste que la loi annale n’exigeait qu’une
chose, c’est que la quarante-troisième année fût commencée pour l’entrée en
charge (dans le consulat), et non pas qu’elle fût accomplie [V. de Leg. agr. 2, 2, et Becker, l. c. 2, 2, p. 23]. Et quant aux
exceptions auxquelles l’auteur de César se réfère, elles sont loin de se
justifier toutes. Lorsque Tacite (Ann.,
II, 22) ** dit que chez les ancêtres des Romains
on ne se préoccupait guère de l’âge, et qu’on avait vu de tout jeunes gens
aborder le consulat et la dictature, il fait allusion, les commentateurs le
déclarent, à des temps antérieurs à la promulgation des lois annales, au
consulat de M. Valerius Corvus, promu dans sa vingt-troisième année, et à des
cas semblables. On cite bien Lucullus ; mais il est inexact de dire qu’il ait
pris le consulat avant l’âge légal : tout ce que l’on sait (Cicéron, Acad., pr. 1, 1), c’est que sur le
fondement de je ne sais quelle disposition exceptionnelle, et à titre de
récompense pour un exploit ou un service rendu quelconque, il a été dispensé de
l’intervalle légal des deux ans entre l’édilité et la préture ; et de fait, nous
le voyons édile en 675 [-79], préteur en 677 [-77] (vraisemblablement) et
consul en 680 [-74]. Le cas est tout autre pour Pompée, qui ne le sait ?
Ne lisons-nous pas expressément dans plus d’un auteur (Cicéron, de imp. Pomp. [ou pro leg. Man.], 21, 62. App.,
l. c. 3, 88) que le Sénat lui accorda de formelles dispenses d’âge [ex Selo legibus
solutus consul ante fieret quam ullum alium magistratum per leges capere
licuisset] ? On ne s’étonne point d’une telle exception faite pour
Pompée, le général en chef victorieux, le triomphateur demandant le consulat à
la tête d’une armée, et aussi, après sa lutte avec Crassus, à la tète d’un
parti puissant, plais on ne saurait assez s’étonner qu’elle ait eu lieu pour le
jeune César alors qu’il briguait les charges mineures et qu’il n’avait pas
d’autre importance que celle d’un débutant politique ordinaire. Et ce qui
serait plus incroyable encore, tandis que nos sources mentionnent le fait, très
explicable en soi, de la dispense donnée à Pompée, elles sont muettes à l’égard
de celle, bien extraordinaire, qui aurait été octroyée à César. Rappeler le cas
eût été fort commode pourtant, lorsqu’un peu plus tard Octave fut fait consul à
21 ans (cf. par ex. App., 3, 88). —
De tous ces exemples on a prétendu conclure qu’à Rome on n’observait guère la loi quand il
s’agissait d’hommes éminents (Vie
de César, l. c.). Je ne sache pas
qu’on ait jamais rien dit de plus erroné sur Rome et les Romains. La grandeur
de
* [Paul Diacre, p. 27. — Annaria lex dicebatur ab antiquis ex qua finiuntur anni magistratus capiendi.]
** Apud majores virtutis id præmium (quœstura) fuerat, cunctisque civibus, si bonis artibus fiderent, licitum petere magistratus : ac ne œtas quidem distinguebatur quin prima juventa cousulatum ac dictaturam inierent.
[4] [Ut male prœcinctum puerum caverent (Suétone, César, 42)]
[5] Il faut du moins rattacher les premiers jalons prisés pour l’organisation de l’Espagne aux années 674, 675 et 676 [80 à 78 av. J.-C.], alors même que l’exécution complète appartiendrait pour bonne partie aux années postérieures.
[6] Le récit qui suit repose principalement sur tes indications fournies par Licinianus : si fragmentaires qu’elles soient, elles ne laissent pas que de jeter la lumière sur les faits principaux de l’insurrection de Lepidus.
[7] Licinianus rapporte sous l’année 676 [78 av. J.-C.] que (Lepidus) legem frumentariam nullo resistente adeptus est, ut annonœ quinque modi populo darentur. Il ressort de là que ce n’est pas la loi des consuls Marcus Terentius Lucullus et Gaius Cassius Varus (681 [-73]), loi mentionnée par Cicéron (in Verr., 3, 70, 136. 5, 21, 52), et par Salluste (Hist., 3, 61, 19, éd. Dietsch), qui aurait la première rendu les 5 boisseaux mensuels au peuple : elle n’aurait fait qu’assurer le service des distributions en organisant les achats de blé en Sicile peut-être aussi a-t-elle innové dans les détails. Il est sûr que la loi Sempronia permettait à tout citoyen domicilié à Rome de prendre part à l’annone : mais plus tard, il faut bien qu’on se soit écarté de ses dispositions ; car comme le blé à délivrer chaque mois allait un peu au delà de 33.000 médimnes, ou 198.000 modii [= 1.733.490 lit.] (Cicéron, Verr., 3, 30, 72), il en faut conclure que 40.000 citoyens seulement le recevaient : or, bien certainement le nombre de ceux domiciliés dans la capitale était beaucoup plus considérable. Cette importante réduction provient assurément des lois Octaviennes, qui à l’annone sempronienne abusive avaient substitué une largesse plus modérée, moins lourde pour les caisses de l’État, et tenant compte des nécessités du commun peuple (Cicéron, de Off., 2, 21, 72 ; Brutus, 82, 222) : la loi de 676 [-78] avait aussi admis le même taux. Mais la démocratie ne se tint pas pour satisfaite (Salluste, loc. cit.). Quant à la perte qui résultait de là pour le trésor, je l’évalue à la somme indiquée plus haut, en tenant compte de ce que le blé avait au moins doublé de valeur et quand la. piraterie ou d’autres causes amenaient les hauts prix, le dommage devait s’accroître dans une proportion plus grande encore.
[8] On voit par une
ligne des fragments de Licinianus que la résolution votée par le Sénat et
enjoignant aux consuls de partir (uti Lepidus et Catulus decretis exercitibus maturrume
profisrerentur : Salluste, Hist.,
1, 44, Dietsch) ne peut s’entendre d’un ordre donné aux consuls sortis de
charge et allant dans leurs provinces proconsulaires respectives : une telle
injonction eût été parfaitement inutile. Il s’agit ici de leur envoi en
Étrurie, à titre de consuls en charge, et contre les Fésulans révoltés,
absolument comme le consul Caius Antonius y sera expédié plus tard contre les
bandes de Catilina. Que si Philippus, dans Salluste encore (Hist., 1, 48, 4), dit de Lepidus que ob seditionem
provinciam cum exercitu adeptus est, il n’y a rien là qui soit
contraire à notre opinion, le commandement consulaire extraordinaire en Étrurie
constituant en réalité une province, tout aussi bien que le commandement
régulier proconsulaire dans
[9] [Coruna del Conde (Vieille-Castille)]
[10] [Sic : le mot est juste et convient d’ailleurs à un écrivain prussien.]
[11] [Fugitivi ab sallu Pyrenœo prœdonesque (César, Bell. civ., 5, 19). D’autres désignent l’emplacement de Bagnères de Bigorre.]