Nous laissons derrière nous une période de
quatre-vingt-dix années, dont quarante de profonde paix, et cinquante ans de
révolution presque continuelle. C’est aussi l’époque la plus inglorieuse de
l’histoire de Rome. A la vérité, à l’ouest et à l’est, les Alpes ont été
franchies (V, p. 4 24, 4 34) les armes romaines ont pénétré dans 1â péninsule
espagnole, jusqu’aux rivages atlantiques ; dans la péninsule
gréco-macédonienne, jusqu’au Danube : lauriers peu coûteux, et de même
infertiles ! Après tout, le cercle des peuples
étrangers placés dans la domination, la puissance ou l’amitié du peuple
romain[1],
ne s’est pas beaucoup agrandi : on s’est contenté de consolider les
conquêtes des temps meilleurs, ou d’amener successivement à
l’assujettissement complet les cités placées avant sous le lien d’une
dépendance plus large au regard de Il nous reste à étudier les faits économiques et sociaux de la période, ceux du moins sur lesquels déjà notre attention ne s’est point arrêtée. L’État, depuis le commencement de cette période, tirait
ses ressources principales du revenu des provinces. En Italie, à partir de la
bataille de Pydna, on n’avait plus levé l’impôt foncier, impôt extraordinaire
dans tous les temps, et qui ne venait se placer qu’à titre de complément à
côté des redevances domaniales et autres. L’immunité foncière absolue devient
une sorte de privilège constitutionnel pour la propriété immobilière romaine.
Les régales, telles que le monopole du sel, et la monnaie, ne sont plus
rangées, si jamais elles le furent, parmi les produits publics. Les impôts
récemment frappés en matière d’hérédité, ou tombent en désuétude ou sont
expressément abolis. L’Italie, avec Dans les provinces, De droits régaliens utiles, il ne semble pas que Rome en
ait jusque-là exercé dans les provinces : l’interdiction de la culture de la
vigne et de l’olivier dans Les taxes douanières constituaient presque en entier Les
douanes. l’impôt indirect, laissant de côté d’ailleurs les droits bien moins importants
sur les chaussées; les ponts et les canaux. Ajoutons que par taxes de
douanes, chez les anciens, on n’entendait guère parler que de celles levées
dans les ports, et plus rarement à certaines frontières locales, sur les
marchandises destinées à la vente, et frappées à l’entrée ou à la sortie :
elles appartenaient aux diverses cités maîtresses de les faire payer dans
leurs ports et sur leur territoire. Les Romains avaient suivi la pratique
commune : mais dans les commencements, leur circonscription douanière
n’avait pas dépassé la limite de la cité romaine proprement dite, sans
s’étendre jusqu’à la limite de leurs possessions. Donc, chez eux, d’abord
point de système général de douanes : et quant aux relations avec les villes
clientes, Telles étaient les charges ordinaires que les contribuables
avaient à supporter dans l’empire : n’oublions pas de faire observer qu’ils
payaient énormément au delà du produit net entrant dans les caisses de Aux impôts ordinaires venaient s’ajouter en premier lieu
les réquisitions. Les dépenses de l’administration militaire étaient de droit
supportées par Nous ne saurions non plus omettre les charges communales
dans ce tableau de l’impôt. Elles devaient être considérables[4] : il fallait
pourvoir à l’administration, à l’entretien des édifices publics, enfin à tout
le budget civil des villes, Arrivons enfin au grand chapitre des iniquités, à celles
qui faisaient la mesure comble, aux exactions multipliées des magistrats et
des publicains, plus écrasantes cent fois que l’impôt provincial. En vain la
loi considérait comme concussion tout cadeau reçu par le gouverneur : en vain
elle lui interdisait tout achat dans sa province : dès qu’il voulait
malverser, ses fonctions publiques lui prêtaient et au-delà les moyens de le
faire. Cantonnement des troupes, libre logis assuré au magistrat, à l’essaim
de ses auxiliaires de rang sénatorial ou équestre, de ses scribes, officiers
de justice, hérauts, médecins et prêtres ; droits de fournitures gratuites
aux messagers de En résumé, les revenus que Rome tirait de ses provinces,
ne constituent pas un impôt frappé sur les sujets, dans le sens où nous
l’entendons aujourd’hui : il y faut voir plutôt une sorte de contribution
pareille au tribut levé jadis par les Athéniens, et que la puissance
dominante employait à défrayer son état militaire. De là, la surprenante
modicité de son rendement, brut ou net. Un document digne de foi nous
enseigne que jusqu’en l’an 691 [-63], le produit total, non compris sans doute les
revenus de l’Italie et les blés livrés en nature par les fermiers des dîmes,
n’allèrent pas au-delà de deux cents millions de sesterces (15.000.000 de thaler [=
56.450.000 fr.]), soit les deux tiers seulement de la recette annuelle
encaissée par le roi d’Égypte. Et ce résultat comparatif n’a rien qui doive
étonner après réflexion. Les Ptolémées exploitaient la vallée du Nil à la
façon des grands planteurs : ils retiraient des profits monstrueux du
monopole commercial avec l’orient, lequel leur appartenait dans leur royaume.
A Rome au contraire, le trésor public n’était que la caisse militaire de la
fédération des cités réunies sous le protectorat de Rome. Quant au produit
net, il était, proportion gardée, moindre encore, à ce qu’il semble. Seules, A défaut de documents précis sur la situation financière du temps, les travaux publics nous fournissent une mesure qui doit être vraie. Dans les premières périodes décennales du siècle, ils avaient été poussés sur la plus vaste échelle jamais on n’avait autant travaillé aux routes. En Italie, à la voie du sud, plus ancienne, qui prolongeait la voie Appienne allant de Rome à Capoue, et passant par Bénévent et Vénousie, allait toucher aux ports de Tarente et de Brindes, on avait rattaché une chaussée latérale, œuvre de Publius Popillius, consul en 622 [132 av. J.-C.]. De Capoue, cette route nouvelle courait jusqu’au détroit de Sicile [via Aquillia]. Sur la côte est, où jusqu’alors la voie Flaminienne n’avait franchi que le court trajet qui va de Fanum à Ariminum, la chaussée côtière, vers le sud, fut portée jusqu’à Brindes; et vers le nord, par Hatria, sur le Pô, jusqu’à Aquilée. C’est encore Popillius qui dans cette même année avait
construit la section d’Ariminum à Hatria. 4n peut aussi pour la première fois
ranger parmi les grandes routes romaines les deux voies d’Étrurie, dont l’une
longeant la côte, ou voie Aurélienne, allait de Rome à Pise et Luna (on y avait notamment
travaillé en 631 [-123]), dont l’autre, la via Cassia,
qui passant par Sutrium et Clusium gagnait Arretium et Florence, paraît ne
dater que de 583 [-171].
Autour de Rome il n’était plus besoin de chemins nouveaux : mais le pont Mulvius
(Ponte Molle)
sur le Tibre, qui donnait passage à la voie Flaminienne non loin de Rome, fut
reconstruit en pierre en 645 [-109]. L’Italie du Nord n’avait eu jusqu’alors qu’une
seule route, la voie Flaminia-Émilienne, aboutissant à Plaisance : en 606 [-148], on
construit la grande voie Postumia, qui part de Gènes, passe à Dertona
[Tortone],
où vers ces temps, sans doute s’était établie une colonie, touche aussi à
Plaisance, où elle croise l’Émilienne, gagne Crémone et Vérone, et de là
pousse jusqu’à Aquilée, reliant ainsi la mer Tyrrhénienne à l’Adriatique. De
plus, en 645 [-109],
Marcus Æmilius Scaurus, avait construit la lacune entre Luna et Gènes,
reliant par là directement Dans les provinces, on commence de même la construction des grandes chaussées impériales : la voie Domitienne, après de longs travaux préparatoires, permettait actuellement un facile passage d’Italie en Espagne : elle avait été complétée lors de la fondation d’Aix et de Narbonne. Les voies Gabinienne et Egnatienne, partant des ports principaux de la côte orientale de l’Adriatique, la première de Salone, la seconde d’Apollonie et de Dyrrachium, traversaient aujourd’hui le massif hellénique. Nous ne saurions démêler parmi les traditions informes du temps, la date exacte de leur établissement : nul doute qu’elle ne corresponde à celle des guerres celtiques, dalmates et macédoniennes : comme elles facilitaient la concentration des forces romaines et la civilisation des districts barbares conquis par les légions, l’importance de ces routes ne saurait être méconnue. — En même temps qu’on poussait les travaux de viabilité, on entreprenait en Italie de vastes dessèchements. L’an 594 [-160] vit à grands frais attaquer, non sans succès d’abord, l’assainissement des marais Pontins, question capitale pour l’Italie centrale : en 645 [-109], au moment même où l’on soude à leurs extrémités les chaussées du nord, on purge les contrées basses entre Parme et Plaisance[5]. Tous ces faits réunis conduisent à conclure que durant
tous ces temps les finances romaines étaient généralement en bonne condition.
Pourtant il convient de le noter : si pendant les deux premiers tiers de la
période on vit entreprendre de grands et brillants travaux, d’autres et non
moins nécessaires dépenses demeurèrent impourvues. Déjà nous avons dit
combien étaient insuffisants les soins donnés à l’état militaire : dans les
pays frontières, jusque dans la vallée du Pô, les Barbares étaient venus
piller : à l’intérieur, en Asie-Mineure, en Sicile, en Italie même, les
bandes de brigands dévastaient le pays. La flotte était complètement oubliée.
Rome n’avait plus de navires de guerre ; et ceux dont on mettait la
construction et l’entretien à la charge des villes sujettes, ne pouvaient
suffire. Loin que Le mal empira naturellement quand éclata l’orage de Venons à l’économie privée. Là, point d’élément nouveau : dans la constitution sociale de l’Italie, les avantages et les défectuosités sont les mêmes : seulement le mal comme le bien, tout a marché en s’accusant plus vivement. Dans l’économie rurale, déjà nous avons vu la puissance
capitaliste, comme le soleil pompe les gouttes de pluie, absorber peu à peu
la petite et la moyenne propriété, en Italie et aussi dans les provinces. Le
gouvernement assiste à la transformation funeste du sol, sans rien faire
contre : on peut dire même qu’il la favorise par plus d’une mesure
intempestive, comme quand, pour plaire aux grands propriétaires et aux gros
marchands, il va jusqu’à prohiber la production de l’huile et du vin dans les
pays transalpins[9].
A la vérité l’opposition, aussi bien que la fraction du parti conservateur
moins hostile aux idées de la réforme, luttèrent énergiquement contre le
torrent : en promouvant le partage de presque toutes les terres domaniales,
les deux Gracques donnèrent à l’état 80.000 paysans italiques nouveaux : en
établissant en Italie 120.000 colons, Sylla combla en partie du moins, les
vides faits par Rien à dire de l’industrie et des métiers; si ce n’est
qu’à cet égard l’Italie demeure passive et immobile, à l’égal presque des
Barbares. On avait détruit les fabriques de Corinthe, dépositaires d’une
tradition industrielle variée et brillante : et loin de fonder ailleurs de
semblables ateliers, on se contentait de collectionner à des prix
fabuleux les chefs-d’oeuvre de Les valeurs métalliques et le commerce, voilà les côtés
brillants, les seuls peut-être, de l’économie privée des Romains ! En
première ligne nous rencontrons les fermes domaniales et les fermes de
l’impôt : par elles affluait dans les caisses des capitalistes une bonne
partie, sinon la plus grande, du revenu public. Sur toute l’étendue de
l’empire, les Romains avaient le monopole du trafic de l’argent : tout denier qui s’échange dans les Gaules, au dire
d’un homme qui écrivait au lendemain de notre période, a passé par les livres des marchands romains !
Nul ne doute qu’il n’en fût ainsi partout. L’état économique rude et grossier
de Rome, la suprématie politique exploitée sans scrupule au profit des
intérêts privés du riche, à quoi pouvaient-ils conduire, sinon à un système
général de banque à intérêts usuraires ? Voyez ce qu’il advint de
l’impôt de guerre décrété par Sylla, l’an 670 [84 av. J.-C.], dans la province
d’Asie ! Les banquiers romains en firent l’avance : mais au bout de
quatorze années il s’élevait au sextuple de la somme primitive, y compris les
intérêts payés ou impayés. Pour faire raison au créancier italien, les villes
vendirent leurs édifices publics, leurs œuvres d’art, leurs joyaux précieux :
les parents vendirent leurs enfants adultes. Que de tortures morales subies
tous les jours par le débiteur ! Heureux encore quand il n’était pas
martyrisé dans son corps ! A tout cela vinrent s’ajouter les
spéculations du grand commerce. En Italie, l’exportation et l’importation se
faisaient sur une grande échelle. La première consistait principalement en
vins et en huiles : l’Italie, avec Rassemblant tous ces faits en un même tableau, nous
constatons dans l’économie privée de cette époque l’existence d’une
oligarchie d’argent, marchant dans Rome du même pas que l’oligarchie politique.
Elle réunit dans sa main la rente du sol dé l’Italie presque tout entière, et
des portions les meilleures du territoire provincial, la rente usuraire du
capital dont elle a le monopole, les gains commerciaux levés dans tout
l’empire, et, sous le couvert des fermes publicaines une très considérable
partie des revenus de Les monnaies romaines reflètent pour nous comme dans un
clair miroir la condition économique du moment : et leur système décèle tout
d’abord le commerçant pratique et intelligent. Depuis longtemps l’or et
l’argent marchaient côte à côte, comme moyens universels des paiements. Pour
faciliter partout les soldes et les balances, le rapport de valeur entre les
deux métaux avait été légalement fixé. Toutefois, il n’était point loisible
de payer à volonté en or ou en argent : à cet égard, on suivait la loi de la
convention. On avait su par là éviter les graves inconvénients qu’entraîne
toujours à sa suite l’institution d’un double étalon métallique ; et les
grandes crises de l’or — comme il s’en produisit, vers l’an 600 [154 av. J.-C.],
par exemple, après la découverte des mines de Taurisques ; on vit tout à
coup, en Italie, l’or baisser de 33 1/3 pour cent par rapport à l’autre
métal, — ces grandes crises n’influaient que médiocrement sur le cours de la
monnaie d’argent et de billon. Au fur et à mesure de l’extension du commerce
maritime sur un champ illimité, l’or, naturellement, prit dans les
transactions la première au lieu de la seconde place : on en a la preuve
par les documents qui nous sont parvenus sur la régie des caisses publiques,
et sur les affaires de trésorerie : néanmoins Dans les provinces, où le monnayage de l’or avait été
systématiquement aboli, il n’est plus frappé de pièces d’or, pas même dans
les États clients : on ne rencontre plus d’atelier que dans les pays où ne
commande pas la voix de Rome, chez les Gaulois au nord des Cévennes,
et chez les peuples soulevés contre En Afrique et en Sardaigne, il se peut que l’or et
l’argent carthaginois aient continué de circuler, même après la chute de
l’État punique : mais on n’y frappe plus de monnaie en métaux nobles, sur le
pied de Carthage ou même de Rome. On a la preuve qu’après la prise de
possession par les Romains, le denier introduit d’Italie dans les deux pays,
devient la norme des échanges. En Espagne et en Italie, conquises plus tôt et
plus doucement traitées, on frappa encore l’argent sous la domination
républicaine : bien mieux, dans l’Ile italienne, les Romains eux-mêmes
avaient ravivé ce monnayage, en le réglant sur leur pied usuel. Mais, on a de
justes motifs de croire que dans ces deux contrées aussi, tout au moins à
partir du commencement du vile siècle, Ies ateliers de la province et des
villes durent un jour se restreindre à la monnaie d’appoint et de bronze.
Dans En Orient, les choses ne se passèrent point ainsi. Là, la
pièce romaine, quoique ayant cours légal, peut-être, ne pénètre qu’en minimes
quantités : les états qui battent monnaie depuis un temps immémorial sont
trop nombreux, et les monnaies locales circulent encore en foule : les
pieds monétaires divers sont en général maintenus : la province de Macédoine,
par exemple, continue de frapper ses tétradrachmes[14] attiques, en
accolant parfois le nom du magistrat romain à la dénomination du lieu :
elle n’use pas d’une autre monnaie. Ailleurs, et par la volonté de Rome, un
pied monétaire spécial est introduit, qui répond aux usages locaux : c’est
ainsi qu’en Asie nous rencontrons le nouveau statère, ou cistophore[15], lequel se
frappait dans les chefs-lieux, aux titre et poids donnés par Étant donnée la condition économique qui précède, on a facilement la mesure de l’état moral de la société romaine. Mais descendre dans le détail de ces prix croissants, de ces raffinements exagérés, étudier le vide de tous ces esprits blasés, serait chose à la’ fois pénible et peu instructive. Dissipation, jouissances sensuelles, tel était partout le mot d’ordre, chez les parvenus aussi bien que chez les Licinius et les Metellus : ils ignoraient le luxe poli et noble, vraie fleur de la civilisation. Le leur était pareil au luxe d’Alexandrie et de l’Asie-Mineure, produit infécond de la civilisation grecque à son déclin, dégradant ce qui est beau et grand pour n’y chercher que matière à apparat, ne s’étudiant qu’à jouir dans son pédantisme essoufflé, adonné à je ne sais quelle poésie sénile, répugnant enfin à toute nature vive et vaillante, qu’elle penche du côté des sens ou du côté de l’esprit ! Parlerons-nous des fêtes publiques ? Vers le milieu du siècle, en vertu de la loi votée sur la motion de Gnœus Aufidius, l’importation des bêtes féroces d’au-delà des mers, prohibée du vivant de Caton, est expressément autorisée : aussitôt les arènes de se remplir d’animaux, dont les combats deviennent l’un des principaux épisodes des jeux. En 654 [100 av. J.-C.], pour la première fois, on montre au peuple plusieurs lions. En 655 [-99], ce sont des éléphants qu’on fait entrer dans le cirque ; en 661 [-93], Sylla, alors préteur, expose cent lions dans le même jour. Même chose arrive avec les gladiateurs. Les ancêtres des Romains se complaisaient aux représentations figurées des grands combats : leurs petits-neveux se complaisent dans les luttes sanglantes de leurs combattants gagés. Beaux exploits, grands hauts-faits à devenir la risée de la postérité ! Les sommes dépensées dans ces jeux et dans les fêtes funéraires étaient énormes: lisons, pour nous édifier, le testament de Marcus Æmilius Lepidus (consul en 667 [187 av. J.-C.] et 579, † 602 [-178/-152]) : Comme les vrais et derniers honneurs ne consistent point dans un vain faste, mais dans le souvenir des mérites personnels du défunt et des aïeux, il prescrit à ses enfants de ne pas dépenser au-delà d’un million d’as (76.000 thaler [285.000 fr.]) à ses funérailles !... [16] Le luxe des constructions et des jardins va croissant : La magnifique maison de ville de l’orateur Crassus († 663 [-91]), célèbre surtout pour ses beaux arbres, était estimée 6.000.000 de sesterces (457.000 thaler [4.713.750 fr.]) ces mêmes arbres compris, et moitié de la somme sans eux. Le prix d’une habitation ordinaire à Rome peut aller à 60.000 sesterces (4.600 thaler [17.250 fr.]) environ[17]. Mais veut-on savoir quel fut l’incroyable accroissement des prix des terrains de luxe ? Nous citerons l’exemple de la villa du Cap Misène, adjugée à Cornélie, la mère des Gracques , moyennant 75.000 sesterces (5.700 thaler [24.375 fr.]), et revendue à Lucius Lucullus (consul en 680 [-74]) à un prix trente-trois fois supérieur [705.375 fr.]. Les riches constructions, la vie de campagne et de bains, avec ses raffinements, faisaient de Baïa, et de toute la côte du golfe de Naples, l’Eldorado des élégants oisifs. Les jeux de hasard faisaient fureur, et non plus, comme on pense, avec quelques noix pour mise, ainsi qu’au bon temps des osselets italiques ! En 639 [115 av. J.-C.], un édit censoral avait gourmandé les joueurs. Les femmes et même les hommes commençaient à dédaigner l’ancien vêtement de laine : on voulait des gazes légères, accusant les formes plus qu’elles ne les cachent, et des étoffes de soie. En vain les lois somptuaires défendaient les dépenses folles en parfumeries venues de l’étranger ! Mais c’était à table que la vie des riches s’étalait dans
tout son éclat. Un bon cuisinier se payait un prix extravagant, jusqu’à
400.000 sesterces (7.600
thaler [= 28.500 fr.]) : quand on bâtissait, la cuisine était la
grande affaire: les villas, non loin de la côte, avaient leurs réservoirs
d’eau salée, livrant tout frais les poissons de mer et les huîtres. Pauvre
dîner que celui où l’on servait aux convives les mets entiers, et non pas
seulement les morceaux choisis ; que celui où on les forçait à manger
d’un plat, au lieu de ne faire que le déguster : on commandait au loin, Dieu
sait à quel prix! les comestibles délicats, et les vins grecs, qui clans tout
repas honnête circulaient pour le moins une fois[18]. Autour de la
table, s’agitait la troupe des esclaves de luxe, chanteurs, musiciens et
danseurs : mobilier élégant, tapis hérissés d’or, ou artistiquement brodés,
couvertures de pourpre, vieux bronzes, riche argenterie, tout cela brillait
entassé ! Que pouvaient là les lois somptuaires, si minutieuses, si
fréquentes qu’elles fussent (593, 639, 665, 673 [161, 115, 89, 81 av. J.-C.]),
aujourd’hui prohibant absolument une foule de vins et de friandises ;
demain fixant un maximum en poids et en prix ; déterminant la quantité de
vaisselle d’argent ; assignant le taux le plus haut des frais d’un repas
ordinaire ou d’un repas de fête, en 593 [-161], de 10 à 100 sesterces (de 17 silbergros ½ à 5 thaler 2/3 [de 1 fr. 75 c. à 21fr. 10 c.]) ;
en 673 [-81],
de 30 à 300 (de 1
thaler 22 silberg. à 47 thaler [de 5 fr. 95 c. à 63 fr. 75 c.]) ?
A dire vrai, parmi les Romains notables, il n’en était pas trois peut-être (et l’auteur de la loi
somptuaire moins encore que les autres) qui suivissent ces
prescriptions ou rognassent leur menu, sinon en citoyens obéissants envers la
règle de l’État, du moins en vrais disciples du Portique ! Disons aussi
un mot, ce ne sera pas peine perdue, de la richesse croissante de la
vaisselle, d’argent, quoiqu’en eût le législateur. Au VIe siècle, un plat d’argent, en sus
de la salière traditionnelle, était une exception : les envoyés de
Carthage, on l’a vu, avaient ri, trouvant le même service de table partout où
ils étaient invités. Scipion Émilien, plus tard, ne possédait qu’une
trentaine de livres d’argent ouvré (800 thaler [3.000 fr.]) : puis, Quintus Fabius, son
neveu (consul en 633
[-121]), en eut mille livres (25.000 thaler [93.750 fr.]), puis Marcus
Drusus, le tribun du peuple de 663 [-91], 10.000 (250.000 thaler [937.500 fr.]) : enfin, au temps de Sylla, on
comptait dans Rome plus de cent cinquante grands plats pesant chacun Quant à se marier et avoir des enfants, les élégants y répugnaient. Déjà la loi agraire des Gracques donne une prime aux familles note stériles. Jadis à peu près inconnu dans Rome, le divorce est devenu l’événement quotidien ; et de même que dans l’ancien droit l’époux avait acheté sa femme, on pourrait proposer aux Romains d’aujourd’hui, d’avoir avec le nom la chose, et de faire aussi du mariage une sorte de contrat de louage. Metellus le Macédonique fit l’admiration de ses concitoyens à cause de ses vertus domestiques et de ses nombreux enfants. Il voulut, étant censeur (623 [-131]), rappeler au peuple l’obligation sainte de l’état du mariage : or, quelles raisons met-il en avant ? C’est là, disait-il, une charge publique bien lourde, mais qu’il faut subir par devoir et en bon patriote ! [19] Pourtant, il était des exceptions. La population des villes de l’intérieur, le monde des grands propriétaires ruraux restaient plus fidèles à l’ancienne tradition des moeurs latines. A Rome, au contraire, l’opposition catovienne, n’était plus qu’un mot : les tendances modernes l’emportaient. Pour un homme comme Scipion Émilien, à la nature fine et vigoureuse tout ensemble, sachant unir la moralité du vieux romain et l’atticisme grec, on se heurtait à I’immense multitude dont l’hellénisme ne voulait rien dire que corruption de l’esprit et du cœur ! Qu’on ne perde pas de vue cette gangrène sociale, et sa funeste influence sur le monde politique, sans quoi l’on risque fort de ne rien comprendre aux révolutions romaines ! Était-ce chose en soi indifférente, par hasard, que le, langage de ces deux notables citoyens, maîtres des mœurs dans la cité, en 662 [92 av. J.-C.], qui s’adressent mutuellement le reproche, à l’un, d’avoir pleuré la mort d’une murène[20], gloire de ses viviers ; à l’autre, d’avoir enterré trois femmes sans verser une larme ? Était-ce chose indifférente que d’entendre, en 593 [-161], un orateur tracer en plein forum le satirique portrait qu’on va lire de tel juré sénateur relancé parmi les pots et les bons compagnons, à l’heure où s’ouvre l’assise ? Ils jouent aux dés, soigneusement parfumés, entourés de courtisanes. Quand vient la dixième heure, ils appellent un esclave et l’envoient demander ce qu’on a fait au Forum, qui a parlé pour la motion, qui a parlé contre ; combien de tribus l’ont votée, combien l’ont rejetée. Alors ils vont au Comice, pour n’être pas en contravention. En route, il n’est point d’amphore au coin des ruelles[21] qu’ils n’emplissent, tant ils ont la vessie pleine de vin[22] ! Ils arrivent en rechignant : allons, qu’on plaide la cause ! Ceux dont c’est l’affaire parlent : le juge de demander les témoins. En attendant il va pisser [it minctum]. Il revient : il a tout entendu, dit-il : il demande les pièces écrites ; à peine si le vin lui laisse lever la paupière ! Enfin, quand il va au vote, il débite ce beau discours : Qu’ai-je affaire de toutes ces sottises ! Que n’allons-nous plutôt boire quelque vin de Grèce mêlé de miel (mulsum), et manger une grive grasse, avec un bon poisson, un bon vrai loup [lupum germanum] d’entre les deux ponts[23] ? Et les auditeurs de rire. N’était-ce point chose grave qu’on ne fit que rire à de tels propos ? |
[1] Exterœ nationes in arbitratu, dicione potestate amicitiave populi Romani (lex Repetund. v. I) : telle est la formule officielle pour désigner les sujets et clients non italiques, par opposition aux confédérés et parents de race (socii nominisve Latini).
[2] Il ne faut pas confondre cette dîme, levée sur les propriétaires à titre privatif, avec la dîme perçue sur les détenteurs de la terre domaniale. La première, en Sicile, était affermée : son chiffre, une fois fixé, restait invariable. La seconde, qui ne frappait que les terres échues â Rome à la suite de la seconde guerre punique, en laissant en dehors les champs des Léontins (v. Corp. insc. lat., p. 401 : De lege agraria), était amodiée à Rome même par les censeurs, qui réglaient arbitrairement les quotités de répartition et prenaient les autres mesures nécessaires (Cicéron, in Verr., 3, 6, 13 ; 5, 21, 53. — De leg. agr., 1, 2, 4 ; 2, 18, 48).
[3] Voici, ce semble,
comment on procédait.
[4] Par exemple, en Judée, la ville de Joppé redevait au prince local 26,075 modii [= 53,177 lit.] romains de froment : les autres Juifs remettaient la vingtième gerbe : à ces prestations doivent s’ajouter encore la contribution pour le temple et les versements à faire à Sidon pour le compte du trésor de Rome. — De même, en Sicile, outre la dîme romaine, il était perçu une taxe communale considérable, proportionnelle aux fortunes.
[5] [Sur les routes, V. Bergier, Hist. des grands chemins de l’empire, 1622, et le Dict. de Smith (Antiquities : Geography) aux mots Viœ, Via]
[6] [V. Smith, Dict. V° Aquæductus]
[7] [Qui ne connaît les vers d’Horace ? Nous avons vu les ondes jaunissantes du Tibre remonter furieuses ude la côte étrurienne et s’en venir abattre le palais du roi (Numa) et le temple de Vesta ! (Carmin., l. II, 13 et s.)]
[8] [On lui attribue les travaux du pont Mulvius et de la voie Émilienne]
[9] A cette prohibition se rattache peut-être, à titre de commentaire, la remarque faite par un agronome romain postérieur à Caton et antérieur à Varron, je veux parler de Saserna (Columelle, 1, 1, 5). Il dit que l’olivier et la vigne gagnent constamment vers le nord. — Aux mêmes tendances appartient le sénatus-consulte ordonnant la traduction des livres de Magon.
[10] [L’Aminéen se récoltait à Aminée dans le Picentin. Sunt et Aminœe vites, firmissima vina. (Georg. 2, 97) L’Opimianum, au dire de Pline l’aîné, se conserva prés de deux cents ans (Hist. nat., 14, 4, 6).]
[11] [Dans
[12] [M. Mommsen fait ici allusion sans doute à l’expédition de Denys l’Ancien de Syracuse, sur les côtes du Latium et de l’Étrurie, et au pillage des temples d’Agylla, l’ancienne Cœré, et de son port de Pyrgi (Diodore, XV, 14), vers la fin du IVe siècle de Rome (vers 380 av. J.-C.)]
[13] [La série librale se composait, dans l’ancienne monnaie romaine, comme il suit :
L’as grave, ou valeur de 12 (puis 10 et |
I |
Le semis, ou demi-as, marqué |
S |
Le triens — |
oooo |
Le quadrans — |
ooo |
Le sextans — |
oo |
L’once, marquée |
o |
Mais l’as libral,
au temps des Guerres puniques, comme on l’a vu déjà, avait été réduit, ainsi que
ses divisions et ses multiples en argent : et au VIIe siècle, le semis valait
un peu moins de 3 pfenning de Prusse, ou de 3 à 4 centimes de France. — Encore
une fois, nous renvoyons sur ce sujet le lecteur aux ouvrages les plus récents
et les plus complets, au Manuel de
Becker-Marquardt, IIIe et IIe partie, sect. 1, p. 4 et suiv. ; à
[14] Le tétradrachme, ou pièce de 4 drachmes = environ 3 fr. 80 c.
[15] Le statère, nom typique de la grande unité
monétaire chez les Grecs, comme la drachme
en indiquait la moitié (de Στατήρ, balance). Le cistophore, un peu plus
faible de poids que le tétradrachme,
s’appelait ainsi à cause de la ciste mystique de Bacchus qu’on voyait à
l’avers, avec un serpent sortant de dessous le couvercle. — V. hist. de
[16] Tite-Live, Epit. 48.
[17] Dans la maison que Sylla habitait étant jeune, il payait pour la location du rez-de-chaussée, 3.000 sesterces [750 fr], et le locataire du premier étage 2.000 [500 fr.] (Plutarque, Sylla, 1) : en capitalisant ces sommes, aux 2/3 du taux de l’intérêt usuel, on arrive approximativement au chiffre donné dans le texte. Mais c’était là un logement à bon marché. Je sais bien que tel loyer de 6.000 sesterces (460 thaler [1.500 fr.]), en l’an 629 [125 av. J.-C.], est donné pour cher (Veil. Paterculus, 1,10) ; mais cette estimation s’expliquerait sans doute par les circonstances.
[18] [M. Mommsen s’inspire ici des paroles d’un orateur contemporain, Marcus Favorinus, celui dont Aulu-Gelle (XV, 9) nous a conservé le fragment tiré d’une harangue prononcée pour appuyer la loi Licinia, de sumptu minuendo (vers 657 (97 av. J.-C.]) : Prœfecti popinœ, atque luxuriœ negant cœnam lautam esse, nisi, cum lubentissime edis, tum auferatur , et alia esca atque amplior succenturietur. Is nunc flos cœnœ habetur inter istos, quibus sumtus et fastidium pro facetiis procedit : qui negant ullam avem prœter ficedulam totam comesse oportere, ceterarum avium alque altitium, nisi tantum apponatur, ut a cluniculis inferiori parte saturi fiant, convivium pulant inopia sordere ; superiorem partem avium atque altilium qui edant, eos palatum non habere. Si proportione luxuria pergit crescere, quid relinquitur, nisi uti delibari sibi cœnas jubeant, ne edendo defetigentur, quando stratus auro, argento, purpuro, amplior aliquot hominibus quam diis immortalibus adornatur ? Nous avons jugé utile d’insérer tout ce passage curieux : on voit par là comment l’historien allemand sait emprunter pour ses tableaux tous les traits, toutes les couleurs qu’il retrouve dans les décombres de l’ancienne littérature de Rome. Quid relinquitur, nisi ut delibari sibi cœnas jubeant, etc… Il ne restera plus qu’à se faire mâcher la bouchée, pour s’épargner la fatigue de manger ! II y a là une vive pointe de bonne comédie.]
[19] Voici ses propres paroles : Si nous le pouvions, citoyens, comme nous rejetterions volontiers ce fardeau ! Mais puisque la nature a ainsi fait, que l’on ne peut ni vivre commodément avec une femme, ni vivre du tout sans elle, ayons davantage égard au bien public qui dure, et non à un court bien-être ici-bas ! [V. Suétone, Auguste, 89, et Gell., 1, 6.]
[20] [N’est-ce pas
Cicéron lui-même qui nous parle de ces mulets apprivoisés, qui ont de la barbe
? Nostri autem
principes digito se cœlum putant attingere, si muli barbati in piscinis sunt,
qui ad manum accedant (ad Att. 2, 1). — Hortensius, dit Pline (h. n. 9, 80), murœnam adeo dilexit ut exanimatam flesse
creditur. — V. aussi
[21] [A Rome, au moins, l’édilité dissimulait les précautions prises.]
[22] [Le texte latin, qui dans les mois brave l’honnêteté, dit : quippe qui vesicam plenam vini habeant.]
[23] [Le loup pris entre les deux ponts du Tibre était fort renommé parce qu’il s’engraissait des immondices du fleuve, l’auteur prend soin de nous le dire : scilicet qui proxime ripas stercus insectaretur. Tout ce morceau d’une si vive saveur et qui semble échappé à la plume d’un Aristophane, est mis au compte d’un Gaius Titius, orateur et poète tragique que vante Cicéron (Brutus, 25), et qui parlait ce jour-là pour la loi somptuaire du consul Fannius (V. Smith. Dict. Sumtuariœ leges). Il est cité par Macrobe (Saturn. 11, 12), lequel n’oublie pas de noter qu’il offre un piquant tableau de moeurs : cujus verba ideo pono, quia non solum de lupo inter duos pontes capto erunt testimonio, sed etiam moribus quibus plerique tune vivebant, facile publicabunt. Je demande pardon au lecteur de la crudité de certaines expressions qu’il m’a bien fallu aller chercher dans le vocabulaire des Plaideurs et de Sganarelle.]