L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre XI — La République et l’économie sociale.

 

 

Nous laissons derrière nous une période de quatre-vingt-dix années, dont quarante de profonde paix, et cinquante ans de révolution presque continuelle. C’est aussi l’époque la plus inglorieuse de l’histoire de Rome. A la vérité, à l’ouest et à l’est, les Alpes ont été franchies (V, p. 4 24, 4 34) les armes romaines ont pénétré dans 1â péninsule espagnole, jusqu’aux rivages atlantiques ; dans la péninsule gréco-macédonienne, jusqu’au Danube : lauriers peu coûteux, et de même infertiles ! Après tout, le cercle des peuples étrangers placés dans la domination, la puissance ou l’amitié du peuple romain[1], ne s’est pas beaucoup agrandi : on s’est contenté de consolider les conquêtes des temps meilleurs, ou d’amener successivement à l’assujettissement complet les cités placées avant sous le lien d’une dépendance plus large au regard de la République. Derrière l’éclatant échafaudage des réunions des provinces à l’empire, se cache un amoindrissement sensible de la puissance romaine. A l’heure même où la civilisation antique tout entière se concentre plus fortement dans la cité de Rome, et y reçoit pour ainsi dire son expression universelle et dernière, au-delà des Alpes, au-delà de l’Euphrate, les nations exclues du monde romain passent de la défensive à l’attaque. Sur les champs de bataille d’Aix et de Verceil, de Chéronée et d’Orchomène, on a entendu les premiers coups de tonnerre: l’orage s’approche, qui jettera sur l’univers gréco-italique les races de la Germanie et les hordes de l’Asie, cet orage, dont les sourds roulements se sont prolongés presque jusqu’à nous et retentissent encore. Au dedans, cette période offre le même caractère. L’ordre politique des anciens jours s’écroule sans retour. La République romaine, à ses débuts, c’était la cité avec son peuple libre, se donnant ses magistrats et ses lois, conduite par ces mêmes magistrats-rois qui la consultent, sans jamais sortir des barrières légales : autour de la cité, gravitaient, dans leur double orbite, les fédérés italiques, avec leur système de cités particulières, libres aussi, pareilles et apparentées de race à la ville de Rome ; et les alliés extra italiques, composés des villes franches de la Grèce, des peuples et des souverainetés barbares, sous la tutelle plutôt que sous la domination de Rome. Résultat dernier et fatal de la Révolution, auquel, il faut le dire, les deux partis conservateurs et démocrates ont travaillé de part et d’autre, et comme d’entente; au commencement de l’ère présente, l’édifice vénérable ébranlé et lézardé en bien des endroits, était debout encore : à la fin de la période, il n’en reste plus pierre sur pierre. Aujourd’hui le détenteur du pouvoir est ou un monarque, ou une oligarchie fermée, de nobles aujourd’hui, demain de riches. Le peuple a perdu la part qu’il avait au gouvernement. Les magistrats ne sont plus que des instruments passifs dans la main du maître. La cité de Rome s’est brisée sous l’effort d’un accroissement contraire à sa nature. La fédération italique s’est absorbée dans la cité romaine. La fédération extra italique en pleine voie de transformation, tombe dans la sujétion absolue. Tout le système politique enfin gît à terre : rien n’en reste, qu’une masse confuse d’éléments plus ou moins disparates. L’anarchie est imminente, et l’État, au dedans et au dehors, s’en va en pleine dissolution. Le courant emporte toutes choses vers le despotisme : on ne dispute plus que sur le point de savoir qui sera le despote, ou d’un seul homme, ou de la petite coterie des grandes familles, ou d’un sénat de financiers. Et sur cette route même, on descend la pente ordinaire. S’il est dans l’État libre un principe fondamental, c’est celui d’un utile contrepoids des forces contraires, réagissant médiatement les unes sur les autres : ce principe, tous les partis l’ont perdu de vue : en haut comme en bas, on combat pour le pouvoir, avec le bâton des assommeurs d’abord, puis bientôt avec l’épée. La Révolution était achevée, si l’on entend par ce mot avoir de part et d’autre rejeté bien loin la constitution ancienne, et marqué sa voie et son but à la politique nouvelle : mais en ce qui touche la réorganisation de l’État on n’avait encore que le provisoire : ni l’établissement politique des Gracques, ni celui de Sylla, ne portent le cachet d’une oeuvre définitive. La pire amertume de ces temps amers, pour le patriote clairvoyant, c’est que tout espoir, tout effort était défendu à ses aspirations. Le soleil de la liberté descendait à l’horizon, emportant à jamais ses dons fécondants : et le crépuscule s’étendait sur ce monde, si brillant naguère. Catastrophe accidentelle, dira-t-on ! Pas le moins du monde : amour de la patrie, génie, rien n’y pouvait : la République périssait par les vieilles maladies du corps social, et surtout par la chute des classes moyennes, que le prolétariat servile avait supplantées. Le plus habile des hommes d’État de Rome ressemblait à ce médecin, qui se demande à l’heure douloureuse lequel vaut le mieux de prolonger l’agonie du mourant, ou d’en finir de suite avec elle. Assurément la meilleur condition qui pût être faite à la République, c’eût été l’avènement immédiat d’un despote au bras fort, qui, balayant tous les débris de l’ancienne constitution libre, aurait su créer les formes nouvelles et le système propres à contenir la modeste somme de bonheur compatible avec l’absolutisme dans l’état des choses, la monarchie aurait eu sur l’oligarchie un avantage essentiel. Eparpillée dans une corporation, l’autorité peut-elle jamais niveler et bâtir avec l’énergie du despotisme ? — Mais je m’arrête : les froides réflexions ne façonnent pas l’histoire : c’est la passion, et non l’intelligence, qui dans les choses humaines, édifie l’avenir ! Tout ce qu’on pouvait faire, à Rome, c’était d’attendre, se demandant combien de temps la République continuerait à ne savoir ni vivre ni mourir ; si à la fin, elle trouverait dans quelque puissant génie son maître, et peut-être son second fondateur ; ou si elle s’abîmerait à sa dernière heure dans sa décrépitude et sa misère.

Il nous reste à étudier les faits économiques et sociaux de la période, ceux du moins sur lesquels déjà notre attention ne s’est point arrêtée.

L’État, depuis le commencement de cette période, tirait ses ressources principales du revenu des provinces. En Italie, à partir de la bataille de Pydna, on n’avait plus levé l’impôt foncier, impôt extraordinaire dans tous les temps, et qui ne venait se placer qu’à titre de complément à côté des redevances domaniales et autres. L’immunité foncière absolue devient une sorte de privilège constitutionnel pour la propriété immobilière romaine. Les régales, telles que le monopole du sel, et la monnaie, ne sont plus rangées, si jamais elles le furent, parmi les produits publics. Les impôts récemment frappés en matière d’hérédité, ou tombent en désuétude ou sont expressément abolis. L’Italie, avec la Gaule cisalpine, n’apportait donc au trésor public de Rome, que les revenus domaniaux d’une part, nommément ceux du territoire campanien, et le produit des mines d’or [metalla] du pays des Celtes, avec les taxes sur les affranchissements d’autre part, ainsi que les droits d’importation par mer [portoria venalium] des marchandises introduites dans Rome, et non affectées à l’usage de l’importateur : ces deux derniers produits pouvant d’ailleurs être regardés comme des impôts de luxe. Avec l’extension du territoire de la cité romaine, et de la ligne douanière enveloppant désormais toute l’Italie, y compris vraisemblablement la Cisalpine, leur rendement s’accrut sans doute beaucoup.

Dans les provinces, la République, usant du droit de la guerre, s’appropria à titre privé tout le territoire des puissances renversées par elle : là où elle ne fit que substituer son gouvernement. à celui de l’ancien maître, elle mit la main sur les possessions foncières qui lui avaient appartenu. C’est ainsi qu’elle réunit au Domaine les territoires de Léontini, de Carthage, de Corinthe, les biens domaniaux des rois de Macédoine, de Pergame et de Cyrène, les mines de Macédoine et d’Espagne. Comme le territoire de Capoue, toutes ces vastes acquisitions furent affermées par les censeurs à des particuliers, tantôt moyennant quote-part des fruits, tantôt moyennant un loyer fixe en argent. Déjà nous avons vu Gaius Gracchus, allant plus loin encore, revendiquer la totalité du territoire provincial, et appliquant sa règle à la province d’Asie, y établir la dîme foncière, les taxes de mer et de dépaissance [portoria : scripturœ], à raison du droit de propriété échu à la République sur les champs, les prairies et les côtes maritimes indistinctement, qu’ils eussent été jadis propriété royale, ou simplement propriété privée.

De droits régaliens utiles, il ne semble pas que Rome en ait jusque-là exercé dans les provinces : l’interdiction de la culture de la vigne et de l’olivier dans la Transalpine ne donna rien au trésor. En revanche, l’impôt direct et indirect fut prélevé sur une grande échelle. Les états clients reconnus indépendants, les royaumes de Numidie et de Cappadoce, les villes fédérées (civitates fœderatœ) de Rhodes, de Messine, de Tauromenium, de Massalie et de Gadès, jouissaient de l’immunité complète : seulement les traités les obligeaient envers la République à la fourniture normale, en temps de guerre, d’un certain nombre d’hommes et de vaisseaux à leurs frais, et naturellement aussi, à l’assister dans les cas extrêmes par des prestations extraordinaires de toute nature. Quant aux autres territoires provinciaux, y compris même les villes libres, ils payaient l’impôt : mais les villes dotées du droit de cité romaine, comme Narbonne, et celles expressément déclarées exemptes (civitates immunes), comme Centoripœ, en Sicile, avaient la franchise. Le revenu direct, en certaines contrées, en Sicile, en Sardaigne, par exemple, consistait soit dans le droit à la dîme des gerbes [decuma][2], et des autres fruits de la terre, raisins, olives ; soit dans les pays de pâture, en une redevance proportionnelle [scriptura] : ailleurs, en Macédoine, en Achaïe, à Cyrène, dans la plus grande partie de l’Afrique, dans les deux Espagnes, et aussi, après Sylla, en Asie, il n’était autre qu’un tribut fixe en argent (stipendium, tributum), versé annuellement par chaque cité. Ce tribut s’élevait à 600.000 deniers (183.000 thaler = 686.250 fr.), pour la Macédoine : la petite île de Gyaros [Giura] près d’Andros n’en payait que 150 (46 thaler = 173 fr. 90 c.), suivant toute apparence. Cet impôt, en somme, était à un taux moindre qu’avant la conquête romaine. Dîmes foncières et taxes de pacage, la République les affermait toutes à l’entreprise à des particuliers [publicani], et contre prestations fixes en céréales ou en argent, ne demandant à chaque cité que sa quote-part d’impôt, et la laissant, suivant la maxime générale de sa politique, maîtresse de la répartition entre les contribuables et de la perception[3].

Les taxes douanières constituaient presque en entier Les douanes. l’impôt indirect, laissant de côté d’ailleurs les droits bien moins importants sur les chaussées; les ponts et les canaux. Ajoutons que par taxes de douanes, chez les anciens, on n’entendait guère parler que de celles levées dans les ports, et plus rarement à certaines frontières locales, sur les marchandises destinées à la vente, et frappées à l’entrée ou à la sortie : elles appartenaient aux diverses cités maîtresses de les faire payer dans leurs ports et sur leur territoire. Les Romains avaient suivi la pratique commune : mais dans les commencements, leur circonscription douanière n’avait pas dépassé la limite de la cité romaine proprement dite, sans s’étendre jusqu’à la limite de leurs possessions. Donc, chez eux, d’abord point de système général de douanes : et quant aux relations avec les villes clientes, la République avait stipulé, par traités publics, soit la franchise absolue pour elle-même, soit tout au moins des conditions de faveur nombreuses pour les citoyens romains. Mais chez les peuples non alliés, et au contraire assujettis, l’immunité n’ayant plus lieu, les taxes douanières échéaient au véritable souverain, c’est-à-dire, à la cité romaine. Par suite, la République fut conduite à établir dans son empire un certain nombre de grandes circonscriptions spéciales, où se trouvaient d’ailleurs enclavées les villes alliées, ou dotées de la franchise au regard de Rome. C’est ainsi qu’après les guerres carthaginoises, la Sicile forma une région douanière, où les marchandises entrant et sortant, payaient à la frontière un droit de 5 pour 100 ad valorem : un droit de 2 ½ pour 100 était pareillement perçu à la frontière d’Asie, aux termes de la loi Sempronia : de même encore, la province de Narbonne, en dehors du territoire même de la colonie de citoyens, constituait une région douanière. Le but fiscal de cette organisation apparaît nettement. Mais en réglementant uniformément le système de ses districts douaniers, Rome avait aussi voulu, et il faut l’en louer, prévenir l’inévitable confusion résultant de l’infinie variété des douanes communales. Ici d’ailleurs, comme pour les dîmes, la perception avait été mise partout dans la main des intermédiaires fermiers.

Telles étaient les charges ordinaires que les contribuables avaient à supporter dans l’empire : n’oublions pas de faire observer qu’ils payaient énormément au delà du produit net entrant dans les caisses de la République. Le mode de perception par les intermédiaires, ou si l’on veut, par les fermiers généraux, est par lui-même déjà le plus dispendieux : mais le petit nombre des fermes, d’une part, et l’immense association des capitaux, d’autre part, fermant l’accès à toute concurrence efficace dans Rome, le mal avait grandi outre mesure.

Aux impôts ordinaires venaient s’ajouter en premier lieu les réquisitions. Les dépenses de l’administration militaire étaient de droit supportées par la République. Elle fournissait au commandant supérieur dans chaque province les moyens de transport et pourvoyait à tous les autres besoins : elle payait la solde des soldats romains envoyés avec lui, et prenait soin d’eux. Les villes provinciales n’avaient à donner que le toit et l’abri, le bois, le foin et autres denrées : les villes libres étaient même affranchies de loger la troupe durant ses quartiers d’hiver (il n’y avait point encore de cantonnements permanents). De plus, quand le gouverneur avait besoin de blé, de vaisseaux et d’esclaves pour les armer, de toile, de cuir, d’argent et d’autres objets encore, il avait la faculté absolue en temps de guerre, et faculté presque pareille en temps de paix, d’en réclamer la fourniture aux cités sujettes ou aux États clients indépendants. Les prestations, à l’instar de l’impôt foncier payé par le citoyen romain, étaient considérées, en droit, comme faites à titre de vente ou d’avances, dont le trésor romain aurait à rembourser la valeur, ou de suite, ou plus tard. Malheureusement, dans la pratique, sinon dans la théorie politique, les réquisitions devinrent bientôt l’une des charges lès plus écrasantes qui aient pesé sur les provinciaux : sans compter que l’indemnité à payer dépendait uniquement de l’arbitration du gouvernement romain, ou du commandant local. Nous rencontrons bien dans la loi quelques limites apportées à ce droit de réquisition si dangereux : nous avons vu interdire au préteur en Espagne de prendre au laboureur au-delà de la vingtième gerbe : ailleurs, on fixa, la quantité maximum du blé que le lieutenant de Rome pouvait réclamer pour ses besoins et ceux de sa suite; ou encore, on régla à l’avance un chiffre élevé d’indemnité pour les céréales requises; tout au moins en advint-il ainsi pour les blés que la Sicile était souvent mise en demeure d’envoyer à la capitale. Malgré tous les palliatifs et le soulagement qu’ils apportaient çà et là, les réquisitions n’en restaient pas moins un fléau pour le système économique des cités, et pour les particuliers dans les provinces. En temps de crise exceptionnelle, l’inévitable oppression allait croissant, jusqu’à dépasser toutes les bornes, et quelquefois alors les prestations étant exigées sous forme pénale [multœ], ou sous forme de contributions volontaires, en réalité forcées, toute indemnité cessait. C’est ainsi qu’en 670 et 671 [84-83 av. J.-C.], Sylla condamna les provinciaux d’Asie-Mineure, gravement coupables envers Rome, à fournir 40 fois la solde par chaque soldat en cantonnement (16 deniers par jour = 3 thaler 2/3 [= 14 fr. 31 cent.]), et 76 fois la solde par chaque centurion ; et de plus à donner le vêtement et la table, le garnisaire étant libre d’inviter des convives à son gré. A peu de temps de là, le même Sylla frappait une contribution générale sur les cités clientes et sujettes : il va de soi qu’il n’en fut jamais rien remboursé.

Nous ne saurions non plus omettre les charges communales dans ce tableau de l’impôt. Elles devaient être considérables[4] : il fallait pourvoir à l’administration, à l’entretien des édifices publics, enfin à tout le budget civil des villes, la République défrayant les seules dépenses de guerre. Et même, dans le budget militaire, elle s’arrangeait pour faire retomber sur le trésor communal bon nombre d’articles, tels que la construction et l’entretien des routes militaires hors de l’Italie, et des flottes dans les mers non italiennes, ainsi que les dépenses de l’armée pour une forte partie. Toutes les milices des états clients et sujets étaient régulièrement appelées dans leurs provinces respectives, et aux frais de leurs cités : déjà même l’on voyait tous les jours des Thraces servant, en Afrique, des Africains servant en Italie ou partout ailleurs , au gré du gouvernement central. Tant que les provinces avaient payé seules l’impôt direct, l’Italie en étant exemptée, tant que l’Italie, à son tour, avait eu la charge et la dépense de l’état militaire, on avait pu dire qu’une telle organisation, justifiée par la politique, demeurait financièrement équitable : mais du jour où l’équilibre cesse, la condition financière des Provinciaux n’est plus qu’oppression.

Arrivons enfin au grand chapitre des iniquités, à celles qui faisaient la mesure comble, aux exactions multipliées des magistrats et des publicains, plus écrasantes cent fois que l’impôt provincial. En vain la loi considérait comme concussion tout cadeau reçu par le gouverneur : en vain elle lui interdisait tout achat dans sa province : dès qu’il voulait malverser, ses fonctions publiques lui prêtaient et au-delà les moyens de le faire. Cantonnement des troupes, libre logis assuré au magistrat, à l’essaim de ses auxiliaires de rang sénatorial ou équestre, de ses scribes, officiers de justice, hérauts, médecins et prêtres ; droits de fournitures gratuites aux messagers de la République ; réception et transport des prestations et redevances en nature, ventés et réquisitions forcées, par dessus tout, il n’y avait là que trop d’occasions pour les magistrats provinciaux d’amasser et de rapporter dans Rome des richesses princières ! La rapine était à l’ordre du jour, le contrôle du pouvoir central devenant nul, et celui des tribunaux de la chevalerie n’ayant de dangers que pour le fonctionnaire honnête homme. La création d’une commission perpétuelle pour juger les cas de concussion (605 [149 av. J.-C.]), création amenée par les abus de pouvoirs et les plaintes sans cesse répétées des provinciaux ; les lois géminées, se succédant coup sur coup, avec aggravation de peine, contre les fonctionnaires coupables, comme le fluviomètre qui montre la hauteur des eaux, attestaient l’invasion croissante du mal. Dans de telles conditions, l’impôt, même modéré dans son régime, pouvait arriver, dans la pratique, à surcharger et fouler le contribuable. Or, nul doute qu’il n’en fût ainsi dans les provinces, encore bien que l’oppression venant des marchands et des banquiers d’Italie, fût à elle seule plus pesante que tout le système des taxations avec ses infaillibles abus.

En résumé, les revenus que Rome tirait de ses provinces, ne constituent pas un impôt frappé sur les sujets, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui : il y faut voir plutôt une sorte de contribution pareille au tribut levé jadis par les Athéniens, et que la puissance dominante employait à défrayer son état militaire. De là, la surprenante modicité de son rendement, brut ou net. Un document digne de foi nous enseigne que jusqu’en l’an 691 [-63], le produit total, non compris sans doute les revenus de l’Italie et les blés livrés en nature par les fermiers des dîmes, n’allèrent pas au-delà de deux cents millions de sesterces (15.000.000 de thaler [= 56.450.000 fr.]), soit les deux tiers seulement de la recette annuelle encaissée par le roi d’Égypte. Et ce résultat comparatif n’a rien qui doive étonner après réflexion. Les Ptolémées exploitaient la vallée du Nil à la façon des grands planteurs : ils retiraient des profits monstrueux du monopole commercial avec l’orient, lequel leur appartenait dans leur royaume. A Rome au contraire, le trésor public n’était que la caisse militaire de la fédération des cités réunies sous le protectorat de Rome. Quant au produit net, il était, proportion gardée, moindre encore, à ce qu’il semble. Seules, la Sicile, et l’Asie surtout, fournissaient un excédant de quelque importance : la Sicile, où le système des taxes carthaginoises demeurait en vigueur ; l’Asie, depuis que Gaius Gracchus, pour rendre possibles ses largesses frumentaires, y avait ordonné la confiscation du sol, et l’impôt foncier commun. D’innombrables témoignages nous enseignent aussi que les finances publiques de Rome avaient pour assiette principale les taxes asiatiques. D’autre part l’on doit aisément prêter foi à l’assurance qui nous est donnée, que dans les autres provinces la recette et la dépense s’alignaient bon an, mal an : il en était même, où l’entretien obligé d’une garnison nombreuse entraînait des frais supérieurs au revenu annuel : citons les deux Espagnes, la Gaule transalpine, la Macédoine. Quoi qu’il en soit, dans les temps ordinaires, les comptes du trésor se balançaient par un excédant à la recette : de là pour la République la facilité de doter richement les travaux publics et ceux de la ville, et d’accumuler même une réserve. Mais, si l’on veut comparer tous les chiffres avec l’immensité du territoire de l’empire, on ne peut que constater, je le répète, la pauvreté du produit net de l’impôt. Ne point faire de son hégémonie politique un droit de jouissance utile, enrichissante, telle était la règle ancienne, à la fois honorable et sage : cette règle, en un sens, a commandé au système des finances romano-italiques, et aussi aux finances romano-provinciales. Ce que la République levait sur ses sujets d’au-delà de la mer s’en retournait aux possessions transmaritimes en frais de sûreté publique et d’état de guerre ; et s’il est vrai de dire que les taxes romaines étaient plus lourdes pour l’assujetti que l’impôt ancien, comme elles étaient en grande partie dépensées à l’étranger, il faut reconnaître aussi que la substitution d’un seul maître et d’un seul pouvoir militaire central à la multitude des petits potentats et des petites armées d’autrefois, constituait une économie notable, et un allégement. Malheureusement la loi du désintéressement appartenait à des temps meilleurs : elle subit tout d’abord une grave atteinte dans l’organisation provinciale : les dérogations nombreuses introduites à titre d’exception la minèrent et la firent tomber. La dîme foncière sicilienne de Hiéron et des Carthaginois dépassa bientôt le montant de la contribution de guerre pour l’année. Scipion Émilien a grandement raison, quand Cicéron lui fait dire qu’il sied mal au peuple romain de jouer à la fois les rôles de dominateur et de douanier des nations ! S’approprier les taxes de port, c’était se mettre en contradiction directe avec le principe de l’hégémonie gratuite, et l’élévation des droits, comme leur perception vexatoire n’était point faite pour adoucir chez le contribuable le sentiment du tort éprouvé. Dès les temps où nous sommes, le mot de percepteur des taxes [ou publicain], chez les populations d’Orient, est synonyme de brigand et de malfaiteur : avoir à subir le publicain, plus que toute autre injure, soulève en Asie contre le nom de Rome la répugnance et la haine ! Et quand ensuite Gaius Gracchus, et ce parti qui s’appelait le parti populaire, arrivent au pouvoir, on proclame ouvertement que la suprématie politique de l’état romain constitue un droit utile ; que pour chacun des co-participants ce droit se convertit en un certain nombre de boisseaux de blé l’hégémonie romaine alors devient propriété foncière : l’exploitation systématique des provinces commence ; et dans sa franchise impudente elle proclame et motive sa légitimité prétendue. Il se trouva enfin, et ce ne fut point là un simple jeu du hasard, que les deux provinces les plus surchargées, la Sicile et l’Asie, étaient précisément celles que la guerre troublait le moins!

A défaut de documents précis sur la situation financière du temps, les travaux publics nous fournissent une mesure qui doit être vraie. Dans les premières périodes décennales du siècle, ils avaient été poussés sur la plus vaste échelle jamais on n’avait autant travaillé aux routes. En Italie, à la voie du sud, plus ancienne, qui prolongeait la voie Appienne allant de Rome à Capoue, et passant par Bénévent et Vénousie, allait toucher aux ports de Tarente et de Brindes, on avait rattaché une chaussée latérale, œuvre de Publius Popillius, consul en 622 [132 av. J.-C.]. De Capoue, cette route nouvelle  courait jusqu’au détroit de Sicile [via Aquillia]. Sur la côte est, où jusqu’alors la voie Flaminienne n’avait franchi que le court trajet qui va de Fanum à Ariminum, la chaussée côtière, vers le sud, fut portée jusqu’à Brindes; et vers le nord, par Hatria, sur le Pô, jusqu’à Aquilée.

C’est encore Popillius qui dans cette même année avait construit la section d’Ariminum à Hatria. 4n peut aussi pour la première fois ranger parmi les grandes routes romaines les deux voies d’Étrurie, dont l’une longeant la côte, ou voie Aurélienne, allait de Rome à Pise et Luna (on y avait notamment travaillé en 631 [-123]), dont l’autre, la via Cassia, qui passant par Sutrium et Clusium gagnait Arretium et Florence, paraît ne dater que de 583 [-171]. Autour de Rome il n’était plus besoin de chemins nouveaux : mais le pont Mulvius (Ponte Molle) sur le Tibre, qui donnait passage à la voie Flaminienne non loin de Rome, fut reconstruit en pierre en 645 [-109]. L’Italie du Nord n’avait eu jusqu’alors qu’une seule route, la voie Flaminia-Émilienne, aboutissant à Plaisance : en 606 [-148], on construit la grande voie Postumia, qui part de Gènes, passe à Dertona [Tortone], où vers ces temps, sans doute s’était établie une colonie, touche aussi à Plaisance, où elle croise l’Émilienne, gagne Crémone et Vérone, et de là pousse jusqu’à Aquilée, reliant ainsi la mer Tyrrhénienne à l’Adriatique. De plus, en 645 [-109], Marcus Æmilius Scaurus, avait construit la lacune entre Luna et Gènes, reliant par là directement la Postumienne avec Rome. — Sous un autre rapport, Gaius Gracchus fit beaucoup aussi pour les routes, en Italie. Pour assurer le bon entretien des grandes voies, au moment où il en réglait son partage agraire, il distribua, près de leurs accotements, des lots de terre grevés de la servitude de réparation de la chaussée à lui encore, ou tout au moins à ses commissaires répartiteurs, remonte la pratique de l’abornement régulier dans les campagnes, et l’établissement des bornes milliaires : enfin son attention se porta jusque sur les chemins. vicinaux, si favorables à la bonne agriculture.

Dans les provinces, on commence de même la construction des grandes chaussées impériales : la voie Domitienne, après de longs travaux préparatoires, permettait actuellement un facile passage d’Italie en Espagne : elle avait été complétée lors de la fondation d’Aix et de Narbonne. Les voies Gabinienne et Egnatienne, partant des ports principaux de la côte orientale de l’Adriatique, la première de Salone, la seconde d’Apollonie et de Dyrrachium, traversaient aujourd’hui le massif hellénique. Nous ne saurions démêler parmi les traditions informes du temps, la date exacte de leur établissement : nul doute qu’elle ne corresponde à celle des guerres celtiques, dalmates et macédoniennes : comme elles facilitaient la concentration des forces romaines et la civilisation des districts barbares conquis par les légions, l’importance de ces routes ne saurait être méconnue. — En même temps qu’on poussait les travaux de viabilité, on entreprenait en Italie de vastes dessèchements. L’an 594 [-160] vit à grands frais attaquer, non sans succès d’abord, l’assainissement des marais Pontins, question capitale pour l’Italie centrale : en 645 [-109], au moment même où l’on soude à leurs extrémités les chaussées du nord, on purge les contrées basses entre Parme et Plaisance[5].

La République ne néglige pas non plus l’amélioration de la ville sous le rapport de la salubrité et de l’agrément. Des aqueducs nouveaux, indispensables et coûteux à la fois, s’élèvent. Ceux construits en 442 et 492 [-312/-262], l’aqua Appia, et l’aqueduc de l’Anio [Anio vetus], sont réparés de fond en comble, en 610 [144 av. J.-C.]. Deux conduites nouvelles sont construites : l’eau Marcia, en 610, dont l’abondance et la qualité ne furent jamais surpassées ; et dix-neuf ans après, l’eau Tiède [Aqua Tepula][6]. Le trésor romain suffit à tous ces travaux, sans avoir recours au crédit : lés paiements se firent comptant, et nous en avons la preuve en ce qui touche l’aqueduc de Marcius. Les 180.000.000 de sesterces en monnaie d’or (soit 13.500.000 thaler [= 50.625.000 fr.]) qu’il conta, furent, en trois ans, tirés des caisses et versés en l’acquit des travaux. Le trésor disposait donc de réserves considérables, ne s’élevant pas à moins de 6.000.000 thaler [= 22.500.000 fr.], au début de la période, et qui constamment s’accroissaient.

Tous ces faits réunis conduisent à conclure que durant tous ces temps les finances romaines étaient généralement en bonne condition. Pourtant il convient de le noter : si pendant les deux premiers tiers de la période on vit entreprendre de grands et brillants travaux, d’autres et non moins nécessaires dépenses demeurèrent impourvues. Déjà nous avons dit combien étaient insuffisants les soins donnés à l’état militaire : dans les pays frontières, jusque dans la vallée du Pô, les Barbares étaient venus piller : à l’intérieur, en Asie-Mineure, en Sicile, en Italie même, les bandes de brigands dévastaient le pays. La flotte était complètement oubliée. Rome n’avait plus de navires de guerre ; et ceux dont on mettait la construction et l’entretien à la charge des villes sujettes, ne pouvaient suffire. Loin que la République pût entreprendre une guerre maritime, elle n’était pas de force à tenir tête à la piraterie. Dans la capitale enfin, bon nombre des améliorations des plus urgentes étaient négligées : on ne touchait point aux travaux du fleuve. Rome n’avait pas d’autre pont que la vieille passerelle en bois, qui menait au Janicule, en s’appuyant sur file Tibérine : le Tibre lui-même, non enfermé dans des quais, débordait chaque année, inondait les rues et les maisons, et renversait parfois tout un quartier[7] : enfin, malgré l’extension énorme du trafic maritime, on laissait s’ensabler la rade d’Ostie, déjà mauvaise par elle-même. C’est chose facile à un gouvernement de laisser décroître le rendement de l’impôt, quand les circonstances se montrent aussi favorables, quand on a quarante ans de paix au dehors, et quand au dedans on néglige ses plus importants devoirs. Quoi d’étonnant, si la recette donnant un excédant annuel sur la dépense, l’épargne s’était accumulée dans le trésor ? Encore les résultats n’étaient-ils prospères qu’en apparence : et loin de mériter l’éloge, une telle administration des finances ne saurait échapper au juste reproche de manquer de ressort, d’unité dans sa gestion : elle ne visait qu’à flatter le peuple, toutes choses condamnables sous tous les régimes, et qui furent le vice incarné du régime sénatorial de ces temps !

Le mal empira naturellement quand éclata l’orage de la Révolution. Les distributions de blé faites à vil prix au peuple de la capitale, cette obligation nouvelle imposée à l’État par Gaius Gracchus, constituaient une charge écrasante pour les finances publiques, à ne les envisager que sous ce seul rapport : l’on n’y put suffire qu’en puisant largement aux sources, aussi toutes nouvelles, qui s’étaient ouvertes dans la province d’Asie. Il n’en est, pas moins vrai qu’à dater de là les travaux publics subissent un arrêt à peu près complet. De la bataille de Pydna à Gaius Gracchus, les constructions immenses et coûteuses ont été menées à fin : mais après 632 [122 av. J.-C.], on ne rencontre plus que les travaux de ponts, de routes et de dessèchements auxquels le censeur Marcus Æmilius Scaurus a attaché son nom[8]. Faut-il en accuser les largesses frumentaires de l’annone ? Je ne le sais. Ou plutôt, la stagnation des grands travaux n’est-elle pas l’effet du système exagéré et croissant de l’épargne, ce vice habituel de toute oligarchie qui s’immobilise dans le pouvoir ? Il semblerait qu’il en ait été ainsi. Ne savons-nous pas d’autre part que la réserve du trésor public atteignit son maximum en 663 [91 av. J.-C.] ? Vinrent les tempêtes de l’insurrection et de la Révolution, la suspension durant cinq ans des versements de l’impôt asiatique. Pour la première fois depuis les guerres d’Hannibal, les finances de Rome furent mises à une rude épreuve : le trésor ne la supporta pas. Voyez combien grande est la différence des temps ! Au siècle d’Hannibal, ce n’est qu’après la dixième année de la guerre, quand le peuple succombe écrasé par tant de lourdes charges, que l’on touche enfin à l’épargne publique, durant la guerre sociale au contraire, dès le début, le trésor défraye tout ; et quand après deux campagnes on en voit le fond, on aime mieux vendre à l’encan les emplacements publics demeurés libres dans l’enceinte de Rome, et faire main basse sur les richesses sacrées des temples, que de faire peser l’impôt sur le peuple. Les mauvais temps passent : le calme renaît : et Sylla rétablit l’ordre dans les finances, Dieu sait au prix de quels énormes sacrifices, ruineux pour tous, pour les sujets de la République comme pour les révolutionnaires d’Italie. Il supprime les distributions frumentaires; il maintient, en les adoucissant, tout le système des taxés d’Asie, et procure ainsi au trésor des ressources satisfaisantes : désormais du moins, dans le budget ordinaire, les dépenses resteront de beaucoup au-dessous du total des recettes.

Venons à l’économie privée. Là, point d’élément nouveau : dans la constitution sociale de l’Italie, les avantages et les défectuosités sont les mêmes : seulement le mal comme le bien, tout a marché en s’accusant plus vivement.

Dans l’économie rurale, déjà nous avons vu la puissance capitaliste, comme le soleil pompe les gouttes de pluie, absorber peu à peu la petite et la moyenne propriété, en Italie et aussi dans les provinces. Le gouvernement assiste à la transformation funeste du sol, sans rien faire contre : on peut dire même qu’il la favorise par plus d’une mesure intempestive, comme quand, pour plaire aux grands propriétaires et aux gros marchands, il va jusqu’à prohiber la production de l’huile et du vin dans les pays transalpins[9]. A la vérité l’opposition, aussi bien que la fraction du parti conservateur moins hostile aux idées de la réforme, luttèrent énergiquement contre le torrent : en promouvant le partage de presque toutes les terres domaniales, les deux Gracques donnèrent à l’état 80.000 paysans italiques nouveaux : en établissant en Italie 120.000 colons, Sylla combla en partie du moins, les vides faits par la Révolution et par lui-même dans les rangs de la population rurale. Mais quand le vase est mis à sec en le faisant couler toujours, en quelque abondance qu’on y verse la liqueur par intervalles, il ne se remplira plus : il y faudrait un nouvel et constant apport. La chose fut tentée à Rome, sans jamais réussir. Quant aux provinces, on n’y fit rien, absolument rien, pour sauver le paysan que le spéculateur romain refoulait sans pitié : les provinciaux n’étaient que des hommes, et nullement un parti. Le résultat fut que la rente du sol, des pays extra italiques, reflua, elle aussi, sur Rome. D’ailleurs, vers le milieu de notre période, le système des plantations prédominait déjà dans plusieurs régions de l’Italie, en Etrurie, par exemple; et conduit qu’il était avec une activité vigoureuse et rationnelle tout ensemble, doté en outre de riches capitaux, il avait atteint le plus haut degré de prospérité, dans son genre. La production des vins, de ceux italiens surtout, s’était considérablement accrue, sous l’excitation artificielle du marché monopolisé des provinces, et de la prohibition de la denrée étrangère en Italie, prohibition qui se lit aussi dans la loi somptuaire de 633 [121 av. J.-C.]. A côté des crus de Thasos et de Chios, déjà l’Aminéen et le Falerne[10] sont en renom ; et le vin du consul Opimius de l’an 633 (le vin de 1811 des Romains !) restera dans les souvenirs des gourmets, bien longtemps après qu’on en aura vidé la dernière amphore !

Rien à dire de l’industrie et des métiers; si ce n’est qu’à cet égard l’Italie demeure passive et immobile, à l’égal presque des Barbares. On avait détruit les fabriques de Corinthe, dépositaires d’une tradition industrielle variée et brillante : et loin de fonder ailleurs de semblables ateliers, on se contentait de collectionner à des prix fabuleux les chefs-d’oeuvre de la Céramique corinthienne, les vases de bronze, et les autres antiquités qui meublaient les maisons des Grecs. Que s’il était quelques métiers prospères, comme ceux se rattachant aux bâtisses, le corps social n’en tirait nul avantage : ici encore, dans toute vaste entreprise l’esclavage dominait. Veut-on savoir comment se construisit l’aqueduc de Marcius ? La République traita des fournitures et de la maçonnerie avec 3.000 maîtres d’esclaves, chacun entreprenant sa tâche par les mains de sa troupe servile.

Les valeurs métalliques et le commerce, voilà les côtés brillants, les seuls peut-être, de l’économie privée des Romains ! En première ligne nous rencontrons les fermes domaniales et les fermes de l’impôt : par elles affluait dans les caisses des capitalistes une bonne partie, sinon la plus grande, du revenu public. Sur toute l’étendue de l’empire, les Romains avaient le monopole du trafic de l’argent : tout denier qui s’échange dans les Gaules, au dire d’un homme qui écrivait au lendemain de notre période, a passé par les livres des marchands romains ! Nul ne doute qu’il n’en fût ainsi partout. L’état économique rude et grossier de Rome, la suprématie politique exploitée sans scrupule au profit des intérêts privés du riche, à quoi pouvaient-ils conduire, sinon à un système général de banque à intérêts usuraires ? Voyez ce qu’il advint de l’impôt de guerre décrété par Sylla, l’an 670 [84 av. J.-C.], dans la province d’Asie ! Les banquiers romains en firent l’avance : mais au bout de quatorze années il s’élevait au sextuple de la somme primitive, y compris les intérêts payés ou impayés. Pour faire raison au créancier italien, les villes vendirent leurs édifices publics, leurs œuvres d’art, leurs joyaux précieux : les parents vendirent leurs enfants adultes. Que de tortures morales subies tous les jours par le débiteur ! Heureux encore quand il n’était pas martyrisé dans son corps ! A tout cela vinrent s’ajouter les spéculations du grand commerce. En Italie, l’exportation et l’importation se faisaient sur une grande échelle. La première consistait principalement en vins et en huiles : l’Italie, avec la Grèce, était la pourvoyeuse de toutes les régions méditerranéennes, la production viticole de Massalie et des Turdétans[11] étant encore minime. Le vin d’Italie arrivait en quantités considérables dans les îles Baléares, chez les Celtibères, en Afrique, qui n’était que champs à blé et pâtures, à Narbonne et dans l’intérieur des Gaules. En revanche l’importation italienne dépassait de beaucoup les exportations. C’était en Italie que le luxe avait son centre : épices et comestibles, boissons rares, étoffes, parures, livres, mobilier, ouvrages d’art, tous les articles riches et précieux affluaient par la voie de mer. Les négociants romains demandant partout et sans cesse des esclaves, la traite avait pris un essor tel, qu’on n’en vit jamais semblable dans la Méditerranée : elle allait de pair avec la piraterie, dont elle faisait la fortune. Tous les pays, tous les peuples étaient mis à contribution : mais la Syrie et l’intérieur de l’Asie-Mineure demeuraient les principales places d’approvisionnement. En Italie, le trafic à l’entrée se concentrait de préférence dans les deux grands marchés d’Ostie et de Puteoli (Pouzzoles) sur la mer Tyrrhénienne. Ostie, avec sa rade mauvaise et insuffisante, mais plus voisine de Rome, était mieux placée pour le trafic des marchandises de moindre prix : elle avait le commerce des grains à destination de la capitale. Le commerce de luxe avec l’Orient florissait au contraire à Pouzzoles. Son port excellent y recevait tout vaisseau portant une cargaison précieuse ; et la contrée de Baia qui y confinait, se couvrant tous les jours de villas romaines, offrait au négoce un marché qui ne le cédait guère à celui de Rome même. Pendant longtemps ce dernier commerce appartint à Corinthe, et après Corinthe détruite, à Délos : le poète. Lucilius appelle Pouzzoles une petite Délos. Délos à son tour, pendant les guerres contre Mithridate, tomba pour ne plus se relever. Alors les Putéolans de nouer directement affaire avec la Syrie et Alexandrie : leur ville de plus en plus florissante est décidément la principale échelle du commerce transmaritime de l’Italie. Mais l’Italie ne fut point la seule à s’enrichir par ce trafic d’entrée et de sortie : les Italiens se portèrent aussi à Narbonne, y faisant. concurrence aux Massaliotes dans le commerce avec les Gaules ; et il demeure certain qu’à dater de ce jour la meilleure part de la spéculation appartient aux marchands romains qui affluent ou résident en tous lieux.

Rassemblant tous ces faits en un même tableau, nous constatons dans l’économie privée de cette époque l’existence d’une oligarchie d’argent, marchant dans Rome du même pas que l’oligarchie politique. Elle réunit dans sa main la rente du sol dé l’Italie presque tout entière, et des portions les meilleures du territoire provincial, la rente usuraire du capital dont elle a le monopole, les gains commerciaux levés dans tout l’empire, et, sous le couvert des fermes publicaines une très considérable partie des revenus de la République. L’accumulation toujours croissante des capitaux se démontre par l’accroissement du chiffre moyen de la richesse : 3.000.000 de sesterces (228.000 thaler [855.000 fr.]), constituaient alors une fortune sénatoriale modérée : 2.000.000 de sesterces (152.000 thaler [570.000 fr.]), étaient l’aisance décente d’un chevalier : enfin l’avoir du personnage le plus riche du temps des Gracques, de Publius Crassus (consul en 623 [131 av. J.-C.]), s’élevait, dit-on, à 100.000.000 de sesterces (7.500.000 thaler [28.125.000 fr]). Peut-on s’étonner maintenant, si les capitalistes s’imposent à la politique extérieure ; si par rivalité de marchands ils ont détruit Carthage et Corinthe, comme autrefois les Étrusques ont détruit Alalie, et les Syracusains, Cœré[12] ; si malgré la résistance du Sénat, ils ont maintenu debout Narbonne ? Quoi d’étonnant à ce que cette même oligarchie de l’argent ait pu faire à l’intérieur une concurrence puissante et souvent victorieuse à l’oligarchie de la noblesse ? Mais qu’ors ne s’étonne pas non plus quand l’on verra tel riche, ruiné, se mettre à la tête des bandes d’esclaves en révolte, et enseigner à tous cette dure leçon qu’il n’y a pas loin du lupanar des raffinés à la caverne des brigands ! Qu’on ne s’étonne pas en voyant cette Tour de Babel financière, fondée sur la suprématie colossale de Rome au dehors, et non sur clés bases simplement économiques, s’ébranler à tout coup par l’effet des crises politiques, et chanceler comme ferait de nos jours notre système de papier d’État.. L’immense détresse qui se déchaîna sur les capitalistes romains, à la suite de la crise italo-asiatique (années 664 [90 av. J.-C.] et suiv.), la banqueroute de l’État et des particuliers, la dépréciation générale de la terre et des actions dans les sociétés, voilà des faits constants qui sautent aux yeux ; et alors même que nous ne pouvons plus les étudier de près, ils nous sont connus et par leur nature et par leurs résultats. Faut-il rappeler ici ce juge massacré un jour par une bande de débiteurs insolvables ; la tentative faite pour expulser du Sénat tous les sénateurs endettés, le renouvellement par Sylla du maximum de l’intérêt, les créances réduites de 75 pour 100 par la faction révolutionnaire ? Mais tandis que dans les provinces l’état économique de Rome avait pour conséquence l’appauvrissement général et la dépopulation, partout en même temps s’accroissait la multitude parasite des Italiens voyageurs, ou résidents temporaires. En un seul jour, en Asie-Mineure, 80.000 hommes d’origine italienne avaient péri, on s’en souvient. Ils foisonnaient à Délos, ce qu’attestent encore de nombreuses pierres tumulaires : 20.000 étrangers, marchands italiens, pour la plupart, y furent tués aussi par ordre de Mithridate. En Afrique, les Italiens n’étaient pas moins nombreux : quand Jugurtha assiégeait la ville numidique de Cirta, ils en furent les principaux défenseurs. La Gaule était pleine de marchands romains. En Espagne seulement, et ce n’est point là peut-être un hasard, l’historien ne trouve pas les traces d’une pareille émigration. En Italie, par contre, la population libre a sans nul doute décru. Les guerres civiles n’ont pas peu contribué, d’ailleurs, à l’abaissement de son chiffre : à en croire certains documents, purement approximatifs, et assez peu sûrs dans leur estimation générale, ces guerres auraient enlevé de 100.000 à 150.000 citoyens, et 360.000 hommes de condition italique. Je ne doute pas cependant que la ruine économique des classes moyennes n’ait produit encore un pire effet, jointe à l’extension prodigieuse de l’émigration marchande, laquelle envoyait au dehors pour y passer ses plus actives années, la majeure partie de la jeunesse italienne. Dira-t-on qu’il y avait compensation dans l’immigration des étrangers libres ? Immigration d’une valeur plus que douteuse ! Quelle estime faire de cette cohue parasite venue de Grèce et d’Orient, rois ou diplomates, médecins, pédagogues, prêtres idolâtres, serviteurs, piqueurs d’assiette et autres, exerçant dans Rome les mille et une variétés du métier de chevalier d’industrie et de fourbe, ou séjournant, trafiquants et mariniers, dans les ports d’Ostie, de Pouzzoles et de Brindes ? — Pour ce qui est des esclaves, leur nombre s’était démesurément augmenté sur le sol italique. Le cens de l’an 684 [70 av. J.-C.] y avait accusé 910.000 hommes en état de porter les armes. Mais pour avoir le total de la population libre, il faut y ajouter les citoyens omis involontairement sur les listes, les Latins établis entre les Alpes et le Pô, et les étrangers domiciliés en Italie : il en faut d’autre part déduire les citoyens romains fixés au loin. Tout calcul fait, on ne peut porter à plus de 6 ou 7 millions de têtes, le chiffre de la population libre de l’Italie. Que si l’on y croit à une densité égale à celle de nos jours, les esclaves en ce cas n’auraient pas compté moins de 13 ou 14 millions de têtes. Mais gardons-nous de tels calculs, trop facilement trompeurs. En avons-nous besoin pour constater la dislocation immense de la machine sociale ? Les insurrections serviles partielles ne parlent-elles pas assez haut ? Dès les premiers jours de la révolution, à la fin de toutes les émeutes, n’entend-on pas retentir l’appel aux armes des esclaves, et les promesses de liberté faites à quiconque se battra contre son maître ? Qu’on se représente l’Angleterre avec ses lords, ses squires, et surtout sa cité de Londres : que l’on change en prolétaires les freeholders (francs-tenanciers) et les fermiers ; en esclaves, son peuple d’ouvriers et de matelots, et l’on aura à peu près le portrait de la population de l’Italie au VIIe siècle de Rome !

Les monnaies romaines reflètent pour nous comme dans un clair miroir la condition économique du moment : et leur système décèle tout d’abord le commerçant pratique et intelligent. Depuis longtemps l’or et l’argent marchaient côte à côte, comme moyens universels des paiements. Pour faciliter partout les soldes et les balances, le rapport de valeur entre les deux métaux avait été légalement fixé. Toutefois, il n’était point loisible de payer à volonté en or ou en argent : à cet égard, on suivait la loi de la convention. On avait su par là éviter les graves inconvénients qu’entraîne toujours à sa suite l’institution d’un double étalon métallique ; et les grandes crises de l’or — comme il s’en produisit, vers l’an 600 [154 av. J.-C.], par exemple, après la découverte des mines de Taurisques ; on vit tout à coup, en Italie, l’or baisser de 33 1/3 pour cent par rapport à l’autre métal, — ces grandes crises n’influaient que médiocrement sur le cours de la monnaie d’argent et de billon. Au fur et à mesure de l’extension du commerce maritime sur un champ illimité, l’or, naturellement, prit dans les transactions la première au lieu de la seconde place : on en a la preuve par les documents qui nous sont parvenus sur la régie des caisses publiques, et sur les affaires de trésorerie : néanmoins la République persistait à ne pas introduire ce métal dans son système monétaire officiel. On avait laissé tomber les ateliers un instant essayés sous la pression des guerres d’Hannibal ; et quant aux aurei frappés en petit nombre par Sylla, il n’y faut voir que des médailles de circonstance destinées à des largesses triomphales. Avant comme après, la seule et effective monnaie était en argent : qu’il circulât en lingots, chose usuelle, ou qu’il portât le signe étranger ou même romain, l’or n’était reçu qu’à son poids. Ce qui ne l’empêchait pas, je le répète, d’avoir aussi bien que l’argent, sa place dans les relations commerciales : l’adultérer par alliage constituait le délit de fausse monnaie, tout comme si l’on avait frappé des pièces fausses en argent. De là encore cet immense avantage que - coupait court à toute possibilité de fraude et d’insincérité dans le titre du plus important des intermédiaires de compte. La frappe des monnaies se faisait d’ailleurs sur une vaste échelle; elle aurait pu servir de modèle. Après la réduction de la pièce d’argent du soixante-douzième au quatre-vingt-quatrième de la livre, au temps des guerres d’Hannibal, le denier garde pendant trois siècles son même poids et son même titre : nul alliage n’y entre. Au commencement de notre période, les pièces de cuivre ne sont plus que monnaie d’appoint, et cessent (la révolution avait commencé plus tôt) de trouver emploi dans le grand commerce : aussi à partir du commencement du VIIe siècle, il n’est plus frappé d’as : la monnaie de cuivre n’est débitée désormais que pour parfaire les petits appoints du semis et au-dessous, difficiles à régler en argent[13]. La série monétaire suivait une règle simple et commode, et la plus petite des pièces alors habituellement frappées, le quadrans (1 ½ pfenning [= moins de 1 centime]) descendait jusqu’à la dernière limite de la valeur métallique sensible. Le système romain est unique dans l’antiquité : il se recommande par le choix intelligent de ses bases, et la rigueur inflexible de son exécution dans toutes ses parties : de nos jours même, il a été rarement égalé. Pourtant, il a aussi ses tares et ses défauts. Obéissant à la pratique usuelle chez les anciens, à celle dont Carthage, entre autres, avait fait l’application au delà de toute mesure, la République, à côté des bons deniers d’argent, en avait fabriqué d’autres de cuivre, simplement fourrés, et qu’il fallait recevoir pour leur valeur nominale. Ces deniers constituaient une véritable monnaie fiduciaire, analogue à notre monnaie de papier, avec cours forcé, et assignation sur le fond des caisses publiques, celles-ci n’étant point en droit de les refuser. Ce n’était point là de la fausse monnaie officielle, pas plus que notre argent de papier, l’un et l’autre étant fabriqués à ciel ouvert. Marcus Drusus, en 663 [91 av. J.-C.], pour faciliter ses distributions de grains, fit voter l’émission d’une pièce fourrée par sept deniers sortant de l’atelier romain. Malheureusement cette mesure, en même temps qu’elle prêtait la main aux falsifications de l’industrie privée, faisait aussi tort au public en ne lui permettant pas de savoir laquelle !Il recevait d’une pièce d’argent ou de la pièce fourrée, et dans quel rapport se trouvait celle-ci avec la circulation. générale. Dans les moments pressants des guerres civiles et des grandes crises financières, l’émission. Des deniers plaqués se fit sans mesure : de là une crise monétaire à la suite des autres crises la fausse monnaie et la monnaie officiellement adultérée encombrèrent le marché, et y jetèrent un surcroît d’inquiétudes. Aussi, pendant que Cinna était au pouvoir, les préteurs et les tribuns, et notamment Marcus Marius Gratidianus, provoquèrent-ils le retrait de toute la monnaie fiduciaire, et son échange contre argent. Enfin, un bureau du contrôle fut institué. Jusqu’où alla l’exécution de ces utiles mesures, nous ne le savons pas : ce qu’il y a de sûr, c’est que la monnaie fiduciaire ne disparut point.

Dans les provinces, où le monnayage de l’or avait été systématiquement aboli, il n’est plus frappé de pièces d’or, pas même dans les États clients : on ne rencontre plus d’atelier que dans les pays où ne commande pas la voix de Rome, chez les Gaulois au nord des Cévennes, et chez les peuples soulevés contre la République. Les Italiens, pendant la guerre sociale, frappèrent de la monnaie d’or : Mithridate Eupator en fit autant. Partout aussi, et surtout dans l’ouest, la République tend à accaparer tout le monnayage de l’argent.

En Afrique et en Sardaigne, il se peut que l’or et l’argent carthaginois aient continué de circuler, même après la chute de l’État punique : mais on n’y frappe plus de monnaie en métaux nobles, sur le pied de Carthage ou même de Rome. On a la preuve qu’après la prise de possession par les Romains, le denier introduit d’Italie dans les deux pays, devient la norme des échanges. En Espagne et en Italie, conquises plus tôt et plus doucement traitées, on frappa encore l’argent sous la domination républicaine : bien mieux, dans l’Ile italienne, les Romains eux-mêmes avaient ravivé ce monnayage, en le réglant sur leur pied usuel. Mais, on a de justes motifs de croire que dans ces deux contrées aussi, tout au moins à partir du commencement du vile siècle, Ies ateliers de la province et des villes durent un jour se restreindre à la monnaie d’appoint et de bronze. Dans la Gaule narbonnaise, Massalie seule, ville libre et vieille alliée de Rome, avait conservé son monnayage d’argent : impossible de lui enlever son droit. Il en était de même, sans doute, dans les cités gréco-illyriques d’Apollonie et de Dyrrachium. Mais tout en tolérant la régale dans ces villes, Rome la limitait indirectement : vers le milieu du VIIe siècle, elle retranchait de la série monétaire le denier aux trois quarts, frappé par son ordre dans ces deux localités, et qu’elle avait admis chez elle sous le nom de Victoriatus. Par suite, la monnaie massaliote et illyrienne repoussée d’Italie, n’obtint plus qu’une circulation restreinte aux pays de sa provenance, et aussi à quelques régions des Alpes et du Danube. Désormais, dans tout l’empire occidental de Rome, le denier et la série du denier ont exclusivement cours : l’Italie, la Sicile (nous savons expressément pour celle-ci qu’au début de la période suivante, on n’y voit plus d’autre monnaie d’argent que le denier), la Sardaigne, l’Afrique ne payent plus qu’en argent romain ; et quant à l’Espagne, qui a conservé sa monnaie provinciale, elle fait comme Massalie, comme l’Illyrie, elle la règle de même sur le pied du denier.

En Orient, les choses ne se passèrent point ainsi. Là, la pièce romaine, quoique ayant cours légal, peut-être, ne pénètre qu’en minimes quantités : les états qui battent monnaie depuis un temps immémorial sont trop nombreux, et les monnaies locales circulent encore en foule : les pieds monétaires divers sont en général maintenus : la province de Macédoine, par exemple, continue de frapper ses tétradrachmes[14] attiques, en accolant parfois le nom du magistrat romain à la dénomination du lieu : elle n’use pas d’une autre monnaie. Ailleurs, et par la volonté de Rome, un pied monétaire spécial est introduit, qui répond aux usages locaux : c’est ainsi qu’en Asie nous rencontrons le nouveau statère, ou cistophore[15], lequel se frappait dans les chefs-lieux, aux titre et poids donnés par la République, et sous la surveillance de ses fonctionnaires. Cette différence entre les systèmes de l’orient et ceux de l’occident est d’une importance capitale en histoire : la monnaie de la République fut assurément l’un des plus puissants agents de la romanisation des pays sujets : le hasard seul ne fera pas que les régions où le denier domine constitueront plus tard la moitié latine de l’empire, et que celles où domine la drachme formeront l’autre moitié grecque. De nos jours encore les pays de civilisation romaine reconnaissent les mêmes frontières, tandis que les contrées jadis fidèles au système monétaire de la drachme sont restées en dehors de la culture européenne.

Étant donnée la condition économique qui précède, on a facilement la mesure de l’état moral de la société romaine. Mais descendre dans le détail de ces prix croissants, de ces raffinements exagérés, étudier le vide de tous ces esprits blasés, serait chose à la’ fois pénible et peu instructive. Dissipation, jouissances sensuelles, tel était partout le mot d’ordre, chez les parvenus aussi bien que chez les Licinius et les Metellus : ils ignoraient le luxe poli et noble, vraie fleur de la civilisation. Le leur était pareil au luxe d’Alexandrie et de l’Asie-Mineure, produit infécond de la civilisation grecque à son déclin, dégradant ce qui est beau et grand pour n’y chercher que matière à apparat, ne s’étudiant qu’à jouir dans son pédantisme essoufflé, adonné à je ne sais quelle poésie sénile, répugnant enfin à toute nature vive et vaillante, qu’elle penche du côté des sens ou du côté de l’esprit !

Parlerons-nous des fêtes publiques ? Vers le milieu du siècle, en vertu de la loi votée sur la motion de Gnœus Aufidius, l’importation des bêtes féroces d’au-delà des mers, prohibée du vivant de Caton, est expressément autorisée : aussitôt les arènes de se remplir d’animaux, dont les combats deviennent l’un des principaux épisodes des jeux. En 654 [100 av. J.-C.], pour la première fois, on montre au peuple plusieurs lions. En 655 [-99], ce sont des éléphants qu’on fait entrer dans le cirque ; en 661 [-93], Sylla, alors préteur, expose cent lions dans le même jour. Même chose arrive avec les gladiateurs. Les ancêtres des Romains se complaisaient aux représentations figurées des grands combats : leurs petits-neveux se complaisent dans les luttes sanglantes de leurs combattants gagés. Beaux exploits, grands hauts-faits à devenir la risée de la postérité ! Les sommes dépensées dans ces jeux et dans les fêtes funéraires étaient énormes: lisons, pour nous édifier, le testament de Marcus Æmilius Lepidus (consul en 667 [187 av. J.-C.] et 579, † 602 [-178/-152]) : Comme les vrais et derniers honneurs ne consistent point dans un vain faste, mais dans le souvenir des mérites personnels du défunt et des aïeux, il prescrit à ses enfants de ne pas dépenser au-delà d’un million d’as (76.000 thaler [285.000 fr.]) à ses funérailles !... [16] Le luxe des constructions et des jardins va croissant : La magnifique maison de ville de l’orateur Crassus († 663 [-91]), célèbre surtout pour ses beaux arbres, était estimée 6.000.000 de sesterces (457.000 thaler [4.713.750 fr.]) ces mêmes arbres compris, et moitié de la somme sans eux. Le prix d’une habitation ordinaire à Rome peut aller à 60.000 sesterces (4.600 thaler [17.250 fr.]) environ[17]. Mais veut-on savoir quel fut l’incroyable accroissement des prix des terrains de luxe ? Nous citerons l’exemple de la villa du Cap Misène, adjugée à Cornélie, la mère des Gracques , moyennant 75.000 sesterces (5.700 thaler [24.375 fr.]), et revendue à Lucius Lucullus (consul en 680 [-74]) à un prix trente-trois fois supérieur [705.375 fr.]. Les riches constructions, la vie de campagne et de bains, avec ses raffinements, faisaient de Baïa, et de toute la côte du golfe de Naples, l’Eldorado des élégants oisifs. Les jeux de hasard faisaient fureur, et non plus, comme on pense, avec quelques noix pour mise, ainsi qu’au bon temps des osselets italiques ! En 639 [115 av. J.-C.], un édit censoral avait gourmandé les joueurs. Les femmes et même les hommes commençaient à dédaigner l’ancien vêtement de laine : on voulait des gazes légères, accusant les formes plus qu’elles ne les cachent, et des étoffes de soie. En vain les lois somptuaires défendaient les dépenses folles en parfumeries venues de l’étranger !

Mais c’était à table que la vie des riches s’étalait dans tout son éclat. Un bon cuisinier se payait un prix extravagant, jusqu’à 400.000 sesterces (7.600 thaler [= 28.500 fr.]) : quand on bâtissait, la cuisine était la grande affaire: les villas, non loin de la côte, avaient leurs réservoirs d’eau salée, livrant tout frais les poissons de mer et les huîtres. Pauvre dîner que celui où l’on servait aux convives les mets entiers, et non pas seulement les morceaux choisis ; que celui où on les forçait à manger d’un plat, au lieu de ne faire que le déguster : on commandait au loin, Dieu sait à quel prix! les comestibles délicats, et les vins grecs, qui clans tout repas honnête circulaient pour le moins une fois[18]. Autour de la table, s’agitait la troupe des esclaves de luxe, chanteurs, musiciens et danseurs : mobilier élégant, tapis hérissés d’or, ou artistiquement brodés, couvertures de pourpre, vieux bronzes, riche argenterie, tout cela brillait entassé ! Que pouvaient là les lois somptuaires, si minutieuses, si fréquentes qu’elles fussent (593, 639, 665, 673 [161, 115, 89, 81 av. J.-C.]), aujourd’hui prohibant absolument une foule de vins et de friandises ; demain fixant un maximum en poids et en prix ; déterminant la quantité de vaisselle d’argent ; assignant le taux le plus haut des frais d’un repas ordinaire ou d’un repas de fête, en 593 [-161], de 10 à 100 sesterces (de 17 silbergros ½ à 5 thaler 2/3 [de 1 fr. 75 c. à 21fr. 10 c.]) ; en 673 [-81], de 30 à 300 (de 1 thaler 22 silberg. à 47 thaler [de 5 fr. 95 c. à 63 fr. 75 c.]) ? A dire vrai, parmi les Romains notables, il n’en était pas trois peut-être (et l’auteur de la loi somptuaire moins encore que les autres) qui suivissent ces prescriptions ou rognassent leur menu, sinon en citoyens obéissants envers la règle de l’État, du moins en vrais disciples du Portique ! Disons aussi un mot, ce ne sera pas peine perdue, de la richesse croissante de la vaisselle, d’argent, quoiqu’en eût le législateur. Au VIe siècle, un plat d’argent, en sus de la salière traditionnelle, était une exception : les envoyés de Carthage, on l’a vu, avaient ri, trouvant le même service de table partout où ils étaient invités. Scipion Émilien, plus tard, ne possédait qu’une trentaine de livres d’argent ouvré (800 thaler [3.000 fr.]) : puis, Quintus Fabius, son neveu (consul en 633 [-121]), en eut mille livres (25.000 thaler [93.750 fr.]), puis Marcus Drusus, le tribun du peuple de 663 [-91], 10.000 (250.000 thaler [937.500 fr.]) : enfin, au temps de Sylla, on comptait dans Rome plus de cent cinquante grands plats pesant chacun 100 livres et qui méritèrent la proscription à quelques-uns de leurs riches possesseurs. Que si l’on veut supputer les sommes ainsi dépensées, il faut se rappeler qu’alors la façon contait monstrueusement cher : Gaius Gracchus avait payé sa vaisselle, déjà riche, quinze fois, Lucius Crassus, consul en 659 [95 av. J.-C.], avait payé la sienne dix-huit fois la valeur du métal : un jour, pour une simple coupe, on vit ce dernier débourser 100.000 sesterces (7.600 thaler [= 28.500 fr.]), donnés à un habile ouvrier ! Et il en allait de même de toutes choses.

Quant à se marier et avoir des enfants, les élégants y répugnaient. Déjà la loi agraire des Gracques donne une prime aux familles note stériles. Jadis à peu près inconnu dans Rome, le divorce est devenu l’événement quotidien ; et de même que dans l’ancien droit l’époux avait acheté sa femme, on pourrait proposer aux Romains d’aujourd’hui, d’avoir avec le nom la chose, et de faire aussi du mariage une sorte de contrat de louage. Metellus le Macédonique fit l’admiration de ses concitoyens à cause de ses vertus domestiques et de ses nombreux enfants. Il voulut, étant censeur (623 [-131]), rappeler au peuple l’obligation sainte de l’état du mariage : or, quelles raisons met-il en avant ? C’est là, disait-il, une charge publique bien lourde, mais qu’il faut subir par devoir et en bon patriote ! [19]

Pourtant, il était des exceptions. La population des villes de l’intérieur, le monde des grands propriétaires ruraux restaient plus fidèles à l’ancienne tradition des moeurs latines. A Rome, au contraire, l’opposition catovienne, n’était plus qu’un mot : les tendances modernes l’emportaient. Pour un homme comme Scipion Émilien, à la nature fine et vigoureuse tout ensemble, sachant unir la moralité du vieux romain et l’atticisme grec, on se heurtait à I’immense multitude dont l’hellénisme ne voulait rien dire que corruption de l’esprit et du cœur ! Qu’on ne perde pas de vue cette gangrène sociale, et sa funeste influence sur le monde politique, sans quoi l’on risque fort de ne rien comprendre aux révolutions romaines ! Était-ce chose en soi indifférente, par hasard, que le, langage de ces deux notables citoyens, maîtres des mœurs dans la cité, en 662 [92 av. J.-C.], qui s’adressent mutuellement le reproche, à l’un, d’avoir pleuré la mort d’une murène[20], gloire de ses viviers ; à l’autre, d’avoir enterré trois femmes sans verser une larme ? Était-ce chose indifférente que d’entendre, en 593 [-161], un orateur tracer en plein forum le satirique portrait qu’on va lire de tel juré sénateur relancé parmi les pots et les bons compagnons, à l’heure où s’ouvre l’assise ?

Ils jouent aux dés, soigneusement parfumés, entourés de courtisanes. Quand vient la dixième heure, ils appellent un esclave et l’envoient demander ce qu’on a fait au Forum, qui a parlé pour la motion, qui a parlé contre ; combien de tribus l’ont votée, combien l’ont rejetée. Alors ils vont au Comice, pour n’être pas en contravention. En route, il n’est point d’amphore au coin des ruelles[21] qu’ils n’emplissent, tant ils ont la vessie pleine de vin[22] ! Ils arrivent en rechignant : allons, qu’on plaide la cause ! Ceux dont c’est l’affaire parlent : le juge de demander les témoins. En attendant il va pisser [it minctum]. Il revient : il a tout entendu, dit-il : il demande les pièces écrites ; à peine si le vin lui laisse lever la paupière ! Enfin, quand il va au vote, il débite ce beau discours : Qu’ai-je affaire de toutes ces sottises ! Que n’allons-nous plutôt boire quelque vin de Grèce mêlé de miel (mulsum), et manger une grive grasse, avec un bon poisson, un bon vrai loup [lupum germanum] d’entre les deux ponts[23] ? Et les auditeurs de rire. N’était-ce point chose grave qu’on ne fit que rire à de tels propos ?

 

 

 



[1] Exterœ nationes in arbitratu, dicione potestate amicitiave populi Romani (lex Repetund. v. I) : telle est la formule officielle pour désigner les sujets et clients non italiques, par opposition aux confédérés et parents de race (socii nominisve Latini).

[2] Il ne faut pas confondre cette dîme, levée sur les propriétaires à titre privatif, avec la dîme perçue sur les détenteurs de la terre domaniale. La première, en Sicile, était affermée : son chiffre, une fois fixé, restait invariable. La seconde, qui ne frappait que les terres échues â Rome à la suite de la seconde guerre punique, en laissant en dehors les champs des Léontins (v. Corp. insc. lat., p. 401 : De lege agraria), était amodiée à Rome même par les censeurs, qui réglaient arbitrairement les quotités de répartition et prenaient les autres mesures nécessaires (Cicéron, in Verr., 3, 6, 13 ; 5, 21, 53. — De leg. agr., 1, 2, 4 ; 2, 18, 48).

[3] Voici, ce semble, comment on procédait. La République déterminait en premier lieu la nature et la quotité de l’impôt : en Asie, par exemple, même après les réorganisations de Sylla et de César, elle réclamait la dixième gerbe (Appien, bell. civ., 5, 4) : ainsi encore, aux termes d’une ordonnance de César, les Juifs avaient à verser tous les deux ans le quart des ensemencements (Joseph, 4, 10, 6 — cf. 2, 5) : plus tard, en Cilicie, l’impôt fut de 1 pour 100 sur la fortune (Appien, Syr. 50) : en Afrique, pareille mesure fut aussi appliquée, à ce que l’on croit, et l’estimation des biens se faisait suivant certaines présomptions basées sur l’importance des propriétés foncières, le nombre des baies de portes, le nombre des enfants et des esclaves (exactio capilum atque ostorium, Cicéron, ad famil., 3, 8, 5, pour la Cilicie : φόρος έπί τή γή xαί τοϊς σώμασι, Appien, Pun., 135, pour l’Afrique). Sur cette donnée première, les autorités communales, sous la surveillance du gouverneur romain (Cicéron, ad Quint. fratr., 1, 1, 8 : S. c. de Asclepiad. au Corp. insc., p. 110-113, v. 22, 23), dressaient le rôle des contribuables, avec fixation de la cote afférente à chacun (imperala έπιxεφάλια : Cicéron, ad Attic., 6, 15) : que si tel redevable ne payait pas en temps voulu, la créance publique contre lui était, comme à Rome, vendue, c’est à dire transférée à un entrepreneur de perception, avec addition de frais (venditio tributorum : Cicéron, ad famil., 3, 8, 5 : ώνάς omnium vendilas, Cicéron, ad Attic., 5, 16). Les versements divers se concentraient dans les caisses de la ville chef-lieu : les Juifs, par exemple, envoyaient leurs grains à Sidon, d’où le produit, converti en argent, était expédié à Rome, jusqu’à due concurrence de la somme exigée. On le voit, la perception se réalisait de seconde main : et selon les cas, l’intermédiaire, ou bénéficiait de l’excédant resté entre ses mains, ou comblait le déficit de ses propres deniers : la seule différence entre le mode suivi et la perception levée ailleurs par les publicains, c’est qu’ici le percepteur était l’autorité locale elle-même : tandis que dans les autres provinces, le contribuable avait directement affaire à l’entrepreneur romain de l’impôt.

[4] Par exemple, en Judée, la ville de Joppé redevait au prince local 26,075 modii [= 53,177 lit.] romains de froment : les autres Juifs remettaient la vingtième gerbe : à ces prestations doivent s’ajouter encore la contribution pour le temple et les versements à faire à Sidon pour le compte du trésor de Rome. — De même, en Sicile, outre la dîme romaine, il était perçu une taxe communale considérable, proportionnelle aux fortunes.

[5] [Sur les routes, V. Bergier, Hist. des grands chemins de l’empire, 1622, et le Dict. de Smith (Antiquities : Geography) aux mots Viœ, Via]

[6] [V. Smith, Dict. V° Aquæductus]

[7] [Qui ne connaît les vers d’Horace ? Nous avons vu les ondes jaunissantes du Tibre remonter furieuses ude la côte étrurienne et s’en venir abattre le palais du roi (Numa) et le temple de Vesta ! (Carmin., l. II, 13 et s.)]

[8] [On lui attribue les travaux du pont Mulvius et de la voie Émilienne]

[9] A cette prohibition se rattache peut-être, à titre de commentaire, la remarque faite par un agronome romain postérieur à Caton et antérieur à Varron, je veux parler de Saserna (Columelle, 1, 1, 5). Il dit que l’olivier et la vigne gagnent constamment vers le nord. — Aux mêmes tendances appartient le sénatus-consulte ordonnant la traduction des livres de Magon.

[10] [L’Aminéen se récoltait à Aminée dans le Picentin. Sunt et Aminœe vites, firmissima vina. (Georg. 2, 97) L’Opimianum, au dire de Pline l’aîné, se conserva prés de deux cents ans (Hist. nat., 14, 4, 6).]

[11] [Dans la Bœtique, sur le Xénil]

[12] [M. Mommsen fait ici allusion sans doute à l’expédition de Denys l’Ancien de Syracuse, sur les côtes du Latium et de l’Étrurie, et au pillage des temples d’Agylla, l’ancienne Cœré, et de son port de  Pyrgi (Diodore, XV, 14), vers la fin du IVe siècle de Rome (vers 380 av. J.-C.)]

[13] [La série librale se composait, dans l’ancienne monnaie romaine, comme il suit :

L’as grave, ou valeur de 12 (puis 10 et 9 onces), marqué

I

Le semis, ou demi-as, marqué

S

Le triens4 onces, ou tiers de l’as, marqué

oooo

Le quadrans3 onces, ou quart, marqué

ooo

Le sextans2 onces, ou sixième, marqué

oo

L’once, marquée

o

Mais l’as libral, au temps des Guerres puniques, comme on l’a vu déjà, avait été réduit, ainsi que ses divisions et ses multiples en argent : et au VIIe siècle, le semis valait un peu moins de 3 pfenning de Prusse, ou de 3 à 4 centimes de France. — Encore une fois, nous renvoyons sur ce sujet le lecteur aux ouvrages les plus récents et les plus complets, au Manuel de Becker-Marquardt, IIIe et IIe partie, sect. 1, p. 4 et suiv. ; à la Métrologie de Hultsch, §§ 33 et suiv. ; et enfin à l’Histoire de la monnaie romaine (dus rœm. Münzwesen), t. I, ch. 1 et 2). La mort de M. de Blacas a interrompu la traduction de ce remarquable ouvrage de M. Mommsen : on annonce heureusement que M. le baron de Witte la continue.]

[14] Le tétradrachme, ou pièce de 4 drachmes = environ 3 fr. 80 c.

[15] Le statère, nom typique de la grande unité monétaire chez les Grecs, comme la drachme en indiquait la moitié (de Στατήρ, balance). Le cistophore, un peu plus faible de poids que le tétradrachme, s’appelait ainsi à cause de la ciste mystique de Bacchus qu’on voyait à l’avers, avec un serpent sortant de dessous le couvercle. — V. hist. de la Monnaie romaine, de Mommsen, trad. de M. de Blacas, I, p. 6, note 4 ; — et Hultsch, Métrologie, p. 270.

[16] Tite-Live, Epit. 48.

[17] Dans la maison que Sylla habitait étant jeune, il payait pour la location du rez-de-chaussée, 3.000 sesterces [750 fr], et le locataire du premier étage 2.000 [500 fr.] (Plutarque, Sylla, 1) : en capitalisant ces sommes, aux 2/3 du taux de l’intérêt usuel, on arrive approximativement au chiffre donné dans le texte. Mais c’était là un logement à bon marché. Je sais bien que tel loyer de 6.000 sesterces (460 thaler [1.500 fr.]), en l’an 629 [125 av. J.-C.], est donné pour cher (Veil. Paterculus, 1,10) ; mais cette estimation s’expliquerait sans doute par les circonstances.

[18] [M. Mommsen s’inspire ici des paroles d’un orateur contemporain, Marcus Favorinus, celui dont Aulu-Gelle (XV, 9) nous a conservé le fragment tiré d’une harangue prononcée pour appuyer la loi Licinia, de sumptu minuendo (vers 657 (97 av. J.-C.]) : Prœfecti popinœ, atque luxuriœ negant cœnam lautam esse, nisi, cum lubentissime edis, tum auferatur , et alia esca atque amplior succenturietur. Is nunc flos cœnœ habetur inter istos, quibus sumtus et fastidium pro facetiis procedit : qui negant ullam avem prœter ficedulam totam comesse oportere, ceterarum avium alque altitium, nisi tantum apponatur, ut a cluniculis inferiori parte saturi fiant, convivium pulant inopia sordere ; superiorem partem avium atque altilium qui edant, eos palatum non habere. Si proportione luxuria pergit crescere, quid relinquitur, nisi uti delibari sibi cœnas jubeant, ne edendo defetigentur, quando stratus auro, argento, purpuro, amplior aliquot hominibus quam diis immortalibus adornatur ? Nous avons jugé utile d’insérer tout ce passage curieux : on voit par là comment l’historien allemand sait emprunter pour ses tableaux tous les traits, toutes les couleurs qu’il retrouve dans les décombres de l’ancienne littérature de Rome. Quid relinquitur, nisi ut delibari sibi cœnas jubeant, etc… Il ne restera plus qu’à se faire mâcher la bouchée, pour s’épargner la fatigue de manger ! II y a là une vive pointe de bonne comédie.]

[19] Voici ses propres paroles : Si nous le pouvions, citoyens, comme nous rejetterions volontiers ce fardeau ! Mais puisque la nature a ainsi fait, que l’on ne peut ni vivre commodément avec une femme, ni vivre du tout sans elle, ayons davantage égard au bien public qui dure, et non à un court bien-être ici-bas ! [V. Suétone, Auguste, 89, et Gell., 1, 6.]

[20] [N’est-ce pas Cicéron lui-même qui nous parle de ces mulets apprivoisés, qui ont de la barbe ? Nostri autem principes digito se cœlum putant attingere, si muli barbati in piscinis sunt, qui ad manum accedant (ad Att. 2, 1). — Hortensius, dit Pline (h. n. 9, 80), murœnam adeo dilexit ut exanimatam flesse creditur. — V. aussi Martial, 10, 30.]

[21] [A Rome, au moins, l’édilité dissimulait les précautions prises.]

[22] [Le texte latin, qui dans les mois brave l’honnêteté, dit : quippe qui vesicam plenam vini habeant.]

[23] [Le loup pris entre les deux ponts du Tibre était fort renommé parce qu’il s’engraissait des immondices du fleuve, l’auteur prend soin de nous le dire : scilicet qui proxime ripas stercus insectaretur. Tout ce morceau d’une si vive saveur et qui semble échappé à la plume d’un Aristophane, est mis au compte d’un Gaius Titius, orateur et poète tragique que vante Cicéron (Brutus, 25), et qui parlait ce jour-là pour la loi somptuaire du consul Fannius (V. Smith. Dict. Sumtuariœ leges). Il est cité par Macrobe (Saturn. 11, 12), lequel n’oublie pas de noter qu’il offre un piquant tableau de moeurs : cujus verba ideo pono, quia non solum de lupo inter duos pontes capto erunt testimonio, sed etiam moribus quibus plerique tune vivebant, facile publicabunt. Je demande pardon au lecteur de la crudité de certaines expressions qu’il m’a bien fallu aller chercher dans le vocabulaire des Plaideurs et de Sganarelle.]