L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre X — La constitution de Sylla.

 

 

A l’heure où se livrait la première bataille rangée entre Romains et Romains, dans la nuit du 6 juillet 671 [83 av. J.-C.], le temple vénérable que les rois avaient élevé, que la liberté naissante avait consacré, que les tempêtes avaient épargné durant cinq cents ans, le temple du Jupiter du Capitole fut détruit par un incendie. Imagé réelle, et non simple symptôme, de la décadence de la constitution! La constitution, elle aussi, gisait en ruines, et demandait la main d’un nouvel architecte. La révolution, il est vrai, était vaincue; mais il s’en fallait de beaucoup que l’antique régime ressuscitât de lui-même après la victoire. L’aristocratie, prise en masse, croyait que les deux consuls révolutionnaires étant morts, il suffirait de procéder aux élections complémentaires, puis de laisser au Sénat le sain de pourvoir aux récompenses dues â l’armée, aux châtiments mérités par les plus coupables, et aux mesures destinées à prévenir le retour des excès. Mais Sylla, qui pour le moment réunissait tous les pouvoirs dans sa main, jugeait mieux et des choses et des personnes. Aux temps les meilleurs de Rome, jamais l’aristocratie, grande dans ses actes et bornée dans son esprit, n’avait porté ses visées au-delà du maintien des formes traditionnelles. Comment une corporation, lourde et compliquée dans ses allures, aurait-elle su jamais entreprendre, avec l’énergie suffisante, et mener à bien une vaste réforme politique? Et aujourd’hui, quand les derniers orages avaient emporté toutes les sommités, comment lui demander la force et l’intelligence qu’il eût fallu déployer ? Quelle preuve plus grande de l’inutilité absolue du pur sang aristocratique, et de la conviction de Sylla à cet égard, que de le voir, à l’exception de Quintus Metellus, son beau-frère, se choisir tous ses instruments dans l’ancien parti modéré et parmi les transfuges du camp démocratique ? Tels furent Lucius Flaccus, Lucius Philippus, Quintus Ofella, Gnœus Pompeius. Autant qu’aucun des plus ardents émigrés il eût voulu le rétablissement de l’ancienne constitution : mais s’il ne voyait pas dans toute leur étendue les difficultés immenses de l’œuvre de la restauration (eût-il sans cela osé y mettre la main ?), du moins il en avait plus que son parti la conscience. Il considérait comme indispensables, d’une part, certaines concessions allant aussi loin qu’il était possible sans porter atteinte à l’oligarchie dans son essence, et d’autre part, l’établissement d’un énergique système, répressif et préventif tout ensemble. Il savait que le Sénat, tel qu’il était composé, refuserait ou mutilerait toutes les concessions faites ou à faire, et n’userait des moyens parlementaires que pour saper l’édifice nouveau. Déjà, après la révolution sulpicienne, il avait taillé dans le vif, à droite, à gauche, sans prendre conseil que de lui-même : aujourd’hui, sous la pression de difficultés autrement ardues, il avait son parti arrêté d’opérer la restauration de l’oligarchie, lui tout seul, sans le concours des oligarques, et même malgré eux. Tandis qu’autrefois il était consul, aujourd’hui, simple proconsul, il n’avait qu’un pouvoir purement militaire : pour être maître d’octroyer sa réforme à ses amis et à ses ennemis, il avait besoin d’un pouvoir extraordinaire sans doute, mais où viendraient aussi se concentrer, le plus fortement possible, tous les attributs inhérents aux formes constitutionnelles.

Dans une dépêche au Sénat, il fit savoir qu’il lui semblait nécessaire que la réorganisation politique fût confiée à un seul homme, ayant la puissance absolue, illimitée ; et qu’il se tenait pour apte à une telle mission. Quelque importune qu’elle semblât à beaucoup, une telle proposition, dans les circonstances actuelles, était un ordre. Sur l’avis dû Sénat, son prince, l’interroi Lucius Valerius Flaccus le père, dépositaire par intérim de l’autorité suprême, porta la motion devant les comices. Il y était exprimé : que tous les actes de Lucius Cornelius Sylla, qu’ils eussent été accomplis, lui consul ou proconsul, étaient ratifiés pour le passé ; et qu’à l’avenir il aurait le droit de prononcer en premier et dernier ressort sur la vie et les biens des citoyens ; de disposer selon son plein arbitre du domaine public ; de reculer s’il le jugeait à propos, les frontières de Rome, celles de l’Italie, et celles de l’État romain ; de dissoudre ou de fonder des cités en Italie ; de décider souverainement du sort des provinces et des États dépendants ; de conférer l’imperium au lieu et place du peuple ; de nommer les proconsuls et les propréteurs, et de décréter les lois nouvelles intéressant l’avenir de la République. Il lui appartiendrait, à lui seul, de déclarer quand il croirait avoir accompli sa mission, à quelle époque il voudrait déposer ses pouvoirs extraordinaires : enfin à lui encore, de juger, si pendant sa fonction, il convenait de pourvoir aux hautes magistratures, ou au contraire de les laisser vacantes. Il va de soi que la motion fut votée sans un contradicteur (novembre 672 [82 av. J.-C.]). Alors, fit son entrée dans Rome le nouveau maître que l’État s’était donné. Tant qu’il n’était que simple proconsul, Sylla avait évité d’en franchir les murs. Il emprunta le nom de sa nouvelle charge à la dictature, tombée en désuétude depuis le temps des guerres d’Hannibal : mais, sans compter les hommes armés qui le suivaient. toujours, il se fit précéder par des licteurs en nombre double de ceux qu’avait eus le dictateur des anciens temps[1] : de fait, cette dictature nouvelle avec mission de décréter les lois et d’organiser la République [Reipublicœ constituendœ causa], ainsi le disait son titre, n’avait plus rien de commun avec l’ancienne fonction, limitée quant à sa durée et ses pouvoirs, n’excluant pas l’appel au peuple, et n’annulant pas la magistrature régulière. Elle ressemblait plutôt au décemvirat du temps des Douze Tables [Decemviri legibus seribundis], dont les titulaires revêtus de pouvoirs exceptionnels et absolus, avaient pris la place de toutes les magistratures ordinaires, et demeuraient en fonctions durant un temps, en réalité, illimité. Mieux encore, la dictature de Sylla, avec l’appareil de ses pouvoirs absolus, conférés par le vote populaire indivisément, et sans terme, n’avait plus son type ailleurs que dans l’ancienne royauté, elle aussi fondée sur l’hommage volontaire du peuple, qui promettait obéissance au citoyen de son choix. Chez les contemporains eux-mêmes Sylla trouva qui le justifiait : un roi, disait-on, vaut mieux que mauvaise loi[2] ; et sans doute, le titre actuel fut choisi pour indiquer que, comme l’ancienne dictature avait été la reprise de l’institution royale, sous de nombreuses restrictions, la dictature nouvelle était aussi la royauté, cette fois complète. Étrange résultat ! Sylla venait aboutir au même but que Gaius Gracchus, parcourant une toute autre route. Cette fois encore le parti conservateur empruntait largement à ses adversaires : le protecteur de la constitution oligarchique se posait en tyran, pour éloigner la tyrannie éternellement menaçante. Que de défaites dans, cette victoire de l’oligarchie !

Sylla n’avait ni souhaité ni recherché l’office difficile et cruellement sanglant de la restauration : mais ayant dû opter entre la laisser à des mains entièrement incapables, et la prendre pour son compte, il se mit à l’œuvre avec une énergie inflexible et sans scrupules. Avant toutes choses il fallait statuer sur les coupables. De sa nature il inclinait au pardon. Sanguin par tempérament, il entrait dans des colères terribles ; et celui-là n’avait qu’à se garder qui voyait se tourner vers lui son œil et sa joue enflammés : mais cette soif chronique de la vengeance, qui rongea Marius dans sa vieillesse, avec son naturel insouciant et léger, Sylla ne la ressentit jamais. Après la révolution de 666 [88 av. J.-C.], il avait montré relativement de la douceur : la seconde révolution, coupable de tant d’atrocités, coupable de tant d’injures envers lui-même, ne l’avait pas davantage atteint dans son équilibre moral. Au moment même où le bourreau traînait par les rues de Rome les cadavres de ses amis, il avait voulu sauver Fimbria tout sanglant encore de ses meurtres ; et quand celui-ci se fut ôté la vie, il lui avait commandé d’honorables funérailles. Débarqué en Italie, il avait sérieusement offert le pardon et l’oubli : nul de ceux qui vinrent faire leur paix n’avait été repoussé. Sa fortune déjà relevée par ses premiers succès, il avait voulu traiter avec Lucius Scipion : seul, le parti révolutionnaire avait rompu les négociations, recommencé, à la dernière heure avant sa ruine, les plus hideux massacres, allant jusqu’à comploter l’anéantissement de Rome avec le vieil ennemi de la patrie. Aujourd’hui, la mesure était comble ! A peine a-t-il pris la direction des affaires, qu’en vertu des pouvoirs à lui confiés, Sylla déclare ennemis publics et hors la loi tous les fonctionnaires civils et militaires qui, après le traité suivant lui parfait et régulièrement conclu avec Scipion, ont persisté à défendre la révolution, et tous les citoyens qui se sont signalés par l’ardeur de leur zèle révolutionnaire. A qui tue un de ces hommes, non seulement l’impunité est assurée, comme au bourreau, exécuteur légal de la sentence, mais il est promis une récompense de 12.000 deniers (3.600 thaler = 13.570 fr.) : sous les peines les plus sévères, il est défendu, même à leurs proches, de prêter secours aux condamnés. Leurs biens, comme butin de guerre, échoient à l’État : leurs enfants et petits enfants sont exclus des honneurs politiques [cursus honorum] ; mais s’ils sont d’ordre sénatorial, ils demeurent tenus des charges incombant aux sénateurs. Ces dernières dispositions s’appliquent aussi aux biens et à la postérité des hommes morts dans les combats et les camps révolutionnaires, dépassant en cela la rigueur des peines dont l’ancien droit même frappait les coupables qui avaient porté les armes contre la patrie. Et ce qu’il y eut de plus atroce dans le système de la terreur oligarchique, ce fut le vague même des catégories des proscrits.

Le Sénat se fit l’organe d’une remontrance, et Sylla essaya d’y remédier, en faisant publiquement afficher les listes des condamnés[3] et en les fermant pour dernier délai, à la date du 1er juin 673 [81 av. J.-C.]. Ces tables de sang excitèrent une juste horreur dans la foule ; elles grandissaient tous les jours et continrent jusqu’à quatre mille sept cents noms[4] : toutefois il faut convenir qu’elles mirent une limite au zèle meurtrier des séides du dictateur. Du moins n’était-ce point chez Sylla les rancunes personnelles qui demandaient le sang de tant de victimes : sa haine, et sa haine courroucée, n’en voulait qu’aux Marianiens, qu’aux hideux auteurs des massacres de 667 et 672 [87 & 82 av. J.-C.]. Par ses ordres, on ouvrit le tombeau du vainqueur d’Aquæ Sextiœ, on jeta ses cendres dans l’Anio : on renversa les monuments commémoratifs de ses triomphes sur les Africains et les Germains, et comme la mort l’avait soustrait, ainsi que son fils, à la vengeance de son rival, son neveu adoptif, Marcus Manus Gratidianus, lequel avait été deux fois préteur et était très aimé du peuple, périt dans d’affreux supplices devant le tombeau de Catulus, le plus regrettable des personnages assassinés naguère par la révolution. La mort d’ailleurs avait emporté la plupart des adversaires du dictateur parmi les chefs, il ne restait plus que Gaius Norbanus, qui se frappa lui-même, à Rhodes, pendant que l’Ecclésie délibérait sur son extradition : que Lucius Scipion, épargné à cause de son peu d’importance, de son grand nom, et à qui Sylla accorda de finir ses jours en paix à Massalie, où il s’était réfugié ; et que Quintus Sertorius, fugitif aussi et alors errant sans asile le long de la côte de Mauritanie. On n’en vit pas moins entassées près du bassin de Servilius[5], là où le vicus Jugarius débouchait dans le Forum, les têtes des sénateurs suppliciés. Sylla avait voulu qu’elles y fussent exposées. Enfin, la mort fit aussi sa moisson parmi les personnages de second et de troisième rang. Outre ceux dont les noms étaient indistinctement portés sur les listes, pour s’être enrôlés dans l’armée révolutionnaire, ou pour services rendus à sa cause, quelquefois pour avances en argent faites à ses officiers, ou pour simple hospitalité contractée avec eux, on vit figurer plus spécialement les capitalistes, coupables d’avoir siégé en justice contre les sénateurs oligarchiques, d’avoir spéculé sur les confiscations du temps de Marius : les coupeurs de bourses (saccularii) payèrent la dette du sang, et seize cents chevaliers tombèrent par la proscription[6]. De même, les représailles atteignirent ces accusateurs de profession, le pire fléau des aristocrates, occupés tous les jours, durant la révolution, à traîner les personnages sénatoriaux devant les tribunaux criminels. Pourquoi donc, va bientôt demander un avocat, pourquoi nous avoir laissé les bancs et le prétoire, après avoir tué les accusateurs et les juges ? Les passions les plus féroces et les plus odieuses se déchaînèrent aussi, et pendant des mois entiers, dans toute l’Italie. A Rome, les exécutions avaient été confiées à une horde de Gaulois : dans la péninsule, les soldats et les sous-officiers de Sylla parcoururent toutes les contrées pour le même office : mais tout affranchi, toute horde accourant au meurtre, lie du peuple ou gens de meilleure condition, tous étaient admis volontiers à mériter leur salaire ; et sous le manteau de la proscription politique, quelle prime donnée à la vengeance, à la cupidité ! Souvent l’inscription sur les listes, au lieu de précéder l’exécution, ne vint qu’après. Citons un exemple qui fait voir comment les choses se passaient hors de Rome. Un certain Statius Albius Oppianicus avait dû jadis, pour échapper à une prévention criminelle de meurtre, s’enfuir de Larinum, ville dont les habitants, nouvellement admis à la cité, s’étaient jetés dans le parti de Marius. Albius avait trouvé asile au quartier général de Sylla. Tout à coup il rentre dans sa ville avec le titre de commissaire du dictateur : il destitue les magistrats, se met avec ses affidés à leur place, puis condamne et fait tuer celui qui l’avait menacé d’accusation capitale, lui, ses parents et ses amis. Ainsi périrent d’innombrables malheureux, quelques-uns même partisans déclarés de l’oligarchie et sacrifiés à des haines privées ou à cause de leurs richesses. Le désordre des temps, l’insouciance habituelle et, cette fois, l’indulgence coupable de Sylla envers ceux qui l’entouraient, laissèrent passer impunis, dans ces circonstances, les crimes communs les plus révoltants.

Quant au butin et aux biens de l’ennemi, il en fut disposé de même. Par raison politique, Sylla avait voulu que les plus notables citoyens prissent part aux enchères : beaucoup obéirent volontiers ; et le jeune Marcus Crassus, entre autres, se signala par l’ardeur de ses mises. Dans les conjonctures présentes, il fallait vendre et vendre à tout prix : l’État d’ailleurs avait toujours réalisé le produit des confiscations au moyen d’aliénations en bloc. Ajoutez à cela que le dictateur se porta enchérisseur lui-même, ainsi que Metella, son épouse, ainsi qu’une multitude d’autres personnages, petits et grands, ainsi que ses affranchis et ses compagnons de table : il leur fit aborder les ventes à peu près sans concurrence, leur remettant souvent tort ou partie du prix. On vit un de ses affranchis demeurer adjudicataire d’un bien valant 6.000.000 de sesterces (157.000 thaler = 1.713.750 fr.) pour 2.000 sesterces seulement (152 thaler = 570 fr.). Un de ses bas officiers, à l’aide des mêmes moyens, amassa une fortune de 10.000.000 de sesterces (761.000 thaler = 2.823.350 fr.). Le mécontentement était grand et mérité ; et du vivant même de Sylla, un avocat se demandait tout haut si la noblesse n’avait fait la guerre civile que pour enrichir ses affranchis et ses valets ? Quoi qu’il en soit et malgré la vileté des prix, les enchères ne rapportèrent pas moins de 350.000.000 de sesterces (27.000.000 thaler = 94.250.000 fr.) à l’État : par où l’on peut juger de l’importance monstrueuse des dépouilles qui furent enlevées à la riche bourgeoisie. Et quelle justice que celle qui ordonnait les confiscations ! Point de forme de procès : point de grâce : la peur muette pesait sur toutes les têtes : de libre parole on n’en entendait plus nulle part, ni sur le Forum romain, ni sur la place publique des villes. Le terrorisme oligarchique ne ressemblait en rien à celui de la révolution : ici, Marius avait simplement assouvi sa vengeance dans le sang de ses ennemis : le terrorisme de Sylla, au contraire, avait un je ne sais quoi de froidement abstrait, si je puis dire, se donnant pour la condition nécessaire du nouveau pouvoir fondé sur tant de ruines. Le dictateur ordonnait ou tolérait les massacres, indifférent et sans passion ; mais, venant du parti conservateur et se manifestant sans la rage cruelle de Marius, ses cruautés n’en semblèrent que plus épouvantables. La République n’était-elle pas irrémissiblement perdue, du jour où entre les deux partis l’équilibre n’était plus que dans la frénésie et les horreurs du crime ?

Il fallait pourvoir à la situation politique de l’Italie et de la capitale. Quoiqu’en général, il considérât et traitât comme nuls tous les actes de la révolution ayant caractère public et permanent, Sylla n’en maintint pas moins ce principe inauguré par elle, que tout citoyen d’une ville italique était en même temps citoyen de Rome : toute différence entre celui-ci et l’ancien fédéré, entre l’ancien et le nouveau citoyen aux droits restreints, fut et demeura supprimée. Ce n’est qu’aux affranchis que le droit absolu de vote fut retiré : ils revinrent purement et simplement à leur condition civique d’autrefois. Sylla se donnait par là les apparences d’une grande concession faite aux ultras de l’aristocratie : tout ce qu’il voulait et croyait nécessaire, c’était d’ôter aux meneurs révolutionnaires le levier avec lequel ils avaient soulevé les masses, et il ne lui semblait pas que la prépotence de l’oligarchie dut courir de dangers par le fait de la multiplication des citoyens romains. Mais ces larges principes admis, une justice sévère, exercée contre plusieurs cités par des commissaires spéciaux, appuyés sur les garnisons répandues dans toute la péninsule, alla demander des comptes aux villes de l’intérieur. Quelques-unes obtinrent des récompenses, Brundisium, par exemple, la première qui se fût donnée à lui : son port eut la franchise des douanes, avantage immense ! Un plus grand nombre furent punies. Les moins coupables payèrent l’amende : leurs murs furent abattus , leurs citadelles rasées : aux plus opiniâtres Sylla confisqua tantôt, une partie, tantôt la totalité de leur territoire : par leur crime, n’en avaient-elles pas encouru la perte, soit qu’on vît en elles des cités qui s’étaient armées contre la commune patrie, soit simplement des républiques fédérées, qui contrairement au pacte de paix perpétuelle, avaient fait la guerre à Rome, leur alliée ? Ici, tous les habitants expulsés  de leurs domaines, mais ceux-là seuls, perdirent en même temps le droit de cité romaine, ils retombèrent dans la latinité du plus humble degré[7]. Sylla par ces mesures évitait de fournir une base à l’opposition, comme au temps des cités latines mineures : les expropriés, sans patrie civique, devaient promptement se perdre dans le prolétariat. En Campanie, la colonie démocratique de Capoue est supprimée ; comme il va de soi, tous les domaines faisant retour à l’État : de plus, et vers ce même temps, selon toute probabilité, la ville de Naples perd son île d’Œnaria (Ischia). D’ans le Latium, tout le territoire de la grande et riche Præneste, et sans doute aussi celui de Norba, sont confisqués : Spoletium, en Ombrie, est pareillement frappée. Sulmo[8], chez les Pœligniens, est rasée. Mais la main de fer du dictateur s’appesantit de tout son poids sur les deux contrées qui avaient résisté jusqu’au bout, même après la bataille de la Porte Colline, sur l’Étrurie et le Samnium. Là, la confiscation en masse ruina les plus considérables cités, comme Florentia, Fæsulæ (Fiesole), Arretium, Volaterræ. Nous avons dit plus haut quel fut le sort du Samnium : ici, point de confiscations, mais la dévastation totale et à toujours : les villes jadis florissantes, même l’ancienne colonie latine Æsernia, sont changées en désert : il en advient de même du Bruttium et de la Lucanie.

En atteignant ainsi la propriété du sol italique, les décrets de Sylla mettaient à sa disposition toutes les terres du domaine public romain, jadis abandonnées en jouissance aux villes alliées, et les territoires confisqués sur les villes plus coupables : il en tira aussitôt parti en y installant les soldats de l’armée victorieuse. Les concessionnaires nouveaux se disséminèrent pour la plupart en Étrurie, à Fæsulæ et à Arretium, par exemple : les autres s’établirent dans le Latium, dans la Campanie, où Præneste et Pompéi, notamment, deviennent colonies syllaniennes. Quant au Samnium, nous avons dit déjà que le régent ne le voulait pas repeupler. Ces assignations, le plus souvent, se firent selon la méthode des Gracques, les bénéficiaires entrant purement et simplement dans une cité déjà existante. Elles se firent sur une immense échelle : on n’évalue pas à moins de cent vingt mille les lots donnés aux assignataires : sans compter les autres établissements territoriaux concédés sous une autre forme, les domaines donnés, par exemple, au temple de Diane sur le mont Tifata. D’autres fois les domaines ne furent ni partagés ni distribués : c’est ce qui arriva pour le territoire de Volaterræ tout entier, et pour celui d’Arretium, en partie. Ailleurs encore, Sylla laissa ses favoris s’établir à leur guise et par droit d’occupation. C’était là ressusciter un vieil abus que les lois avaient condamné. Sylla poursuivait un but multiple par ces colonisations de nouvelle espèce. D’abord il accomplissait la promesse faite à ses soldats. Puis, il donnait satisfaction à une pensée politique, commune aux réformistes et aux conservateurs, et à laquelle il avait lui-même rendu hommage, quand en 666 [88 av. J.-C.] il avait ordonné la fondation d’un certain nombre de colonies. Il importait effectivement à l’État de pousser, par la division des grands domaines, à l’accroissement du nombre des petits propriétaires. Et telle était ici sa conviction, qu’on le vit renouveler la défense du cumul des lots d’assignations dans la même main. Enfin ses soldats distribués dans toute l’Italie formaient comme autant de garnisons locales et permanentes : ils étaient les défenseurs nés des institutions nouvelles en même temps que de leur domaine : aussi, là où le territoire n’a pas été confisqué, voyons-nous les colons, loin de se fondre dans la cité, s’y constituer à part ; en telle sorte, que dans la même enceinte il y a comme deux villes, celle des anciens habitants, et celle des nouveaux venus. Du reste les colonies syllaniennes reposaient sur le même terrain juridique que par le passé : elles s’établissaient selon la même forme militaire. Que si à la différence des anciennes colonies, directement décrétées par le vote du peuple, elles ne procédaient que médiatement de la loi, en ce sens que le dictateur les instituait en vertu d’une disposition ad hoc de la loi Valeria, cette différence en droit ne saurait être relevée. Mais ce qu’il faut signaler, c’est là position des nouveaux colons en regard de l’habitant. Jadis, en colonisant le soldat, on le fondait dans la population. Dans sa ville nouvelle au contraire, le soldat de Sylla persiste : il forme, à vrai dire, l’armée permanente du Sénat : de là, le nom de colonies militaires donné non sans raison aux établissements syllaniens, pour les distinguer des colonies anciennes.

A côté de cette organisation réelle de l’armée permanente, mentionnons une autre mesure du régent, qui s’y rattache. Sylla fit choix, parmi les familles des proscrits, de plus de dix mille esclaves, les plus jeunes et les plus robustes, et les affranchit en masse. Ces nouveaux Cornéliens[9], dont l’existence civile dépendait de l’existence des institutions de leur patron, devaient former la garde du corps de l’oligarchie, et lui prêter main-forte contre la populace de Rome, de qui dépendaient toutes choses, en l’absence d’une garnison régulière.

Ces appuis, tout exceptionnels qu’ils fussent, tout faibles et éphémères qu’ils parussent au dictateur, pour le soutien de l’oligarchie, ils étaient pourtant les seuls possibles dès qu’il ne voulait pas recourir à des moyens suprêmes, à la formation d’une armée permanente à Rome même, et à d’autres remèdes de même nature, lesquels, à vrai dire, eussent porté le coup de la mort au système, plus vite et plus sûrement que ne l’eussent pu faire les tentatives de la démocratie. Il fallait le Sénat à l’oligarchie, pour fondement naturel et durable d’un gouvernement régulier : il fallait au Sénat une puissance accrue et concentrée, en telle sorte que sur tous les points il fût en mesure d’opposer aux assaillants mal organisés une force supérieure. Pendant quarante ans on avait pratiqué le système des transactions : on était à bout de voie. Sylla écarta donc absolument la constitution des Gracques, après l’avoir épargnée dans sa réforme de 666 [88 av. J.-C.]. Depuis Gains Gracchus le pouvoir n’avait fait autre chose que reconnaître au prolétariat le droit à l’émeute ; sauf à racheter ce droit par les distributions de blé régulières aux citoyens domiciliés dans Rome : Sylla les supprime. Gains Gracchus avait fondé et organisé à Rome l’ordre des hommes de finances, en affermant les dîmes et tributs de la province d’Asie : Sylla supprime les fermiers intermédiaires, et change les prestations des Asiatiques en redevances fixes, lesquelles se répartissent entre les diverses circonscriptions, sur le pied des listes de cens dressées pour l’établissement du solde de l’arriéré[10]. En confiant la mission du jury aux censitaires équestres, Gaius Gracchus avait donné à l’ordre capitaliste une part grande dans le gouvernement et l’administration, tellement que son influence fut souvent plus forte que celle des pouvoirs réguliers : Sylla supprime les tribunaux équestres, et rend la justice aux sénateurs. Gaius Gracchus ou les hommes du siècle des Gracques avaient toléré l’usurpation par les chevaliers d’une place distincte dans les fêtes publiques, honneur jadis exclusivement réservé aux sénateurs : Sylla la leur retire, et les renvoie s’asseoir sur les bancs communs des plébéiens[11]. L’ordre des chevaliers, tel que Gracchus l’avait fait, n’a plus, à dater de Sylla, d’existence politique. Au Sénat allait appartenir la puissance absolue, indivise et perpétuelle, en matière de législation, d’administration et de justice ; et de même dans tous ses insignes extérieurs il allait désormais apparaître, non pas seulement comme un ordre privilégié, mais comme l’ordre unique nanti de privilèges !

Pour qu’il en fût ainsi, la nécessité voulait un gouvernement complètement constitué et absolument indépendant. Les catastrophes dernières avaient effroyablement amoindri le nombre des sénateurs. Sylla avait bien rouvert les portes de Rome à ceux que les chevaliers avaient exilés, par exemple, au consulaire Publius Rufus qui ne voulut pas faire usage de la permission donnée ; à Gaius Cotta, l’ami de Drusus : mais ce n’était là qu’une mince compensation en face des vides énormes faits par le terrorisme révolutionnaire et par celui de la réaction. Sylla prit le parti d’ordonner une fournée complémentaire et extraordinaire d’environ trois cents sénateurs nouveaux, choisis par les comices des tribus parmi les censitaires équestres. Comme on s’y attend, les électeurs désignèrent de préférence de jeunes hommes de maison sénatoriale, ou d’anciens officiers du dictateur ou d’autres personnages dont les révolutions avaient fait la fortune. En même temps l’entrée dans le Sénat est réglée pour l’avenir, les conditions d’aptitude subissant des modifications essentielles. Aux termes de l’ancienne constitution, l’admission dans la Curie avait lieu par l’appel des censeurs : c’était là le moyen régulier et spécial ; ou encore, par la nomination aux trois grandes charges curales, le consulat, la préture et l’édilité : la loi Ovinia y avait attaché le droit de siège et de vote dans l’assemblée sénatoriale. Quant aux magistratures inférieures, tribunat ou questure, elles conféraient un titre, sans doute, mais en ce sens seulement que l’attention et le choix des censeurs se pouvaient porter sur les tribuns et les questeurs : de là à une expectative certaine et légale, il y avait loin encore. De ces deux moyens d’admission, Sylla abolit le premier, en abolissant, de fait au moins, la censure : il modifia le second, en donnant au questeur un siège au Sénat à la place de l’édile, et en portant à vingt le nombre des questeurs annuels[12]. De même cesse pour l’avenir le droit de radiation motivée des listes du Sénat, lors de la révision quinquennale du cens, droit resté dans les attributions légales des censeurs, bien que depuis longues années, il ne fût plus exercé dans toute sa rigueur primitive. Inamovibles auparavant dans la pratique, les sénateurs le deviennent définitivement sous Sylla. Toutes ces mesures eurent pour conséquence immédiate, l’augmentation considérable, si, ce n’est le doublement du nombre des sénateurs, lequel jamais n’avait, selon les probabilités, dépassé le chiffre de trois cents, et souvent même ne l’avait pas atteint[13]. Cette augmentation, elle était devenue nécessaire, la justice criminelle transférée au Sénat lui apportant un surcroît de travaux. Mais la nomination des sénateurs extraordinaires, aussi bien que celle des questeurs appartenant désormais aux comices par tribus, il s’ensuivit que le Sénat, qui auparavant n’était que l’émanation médiate de l’élection populaire, va désormais avoir sa base immédiate dans cette même élection, et qu’il se rapproche du système représentatif, autant que faire se peut dans les conditions du régime oligarchique et des notions politiques du monde ancien. Collège institué d’abord pour prêter conseil aux magistrats suprêmes, il est devenu avec le cours des temps un pouvoir supérieur à ces mêmes magistrats, et pouvoir dirigeant : dès lors, quoi de plus rationnel que de retirer à ceux-ci le droit qu’ils ont exercé jusque-là de nommer et de casser les sénateurs ; et d’asseoir le Sénat enfin sur le fondement légal de l’ancien pouvoir exécutif. Laisser aux censeurs leur droit exorbitant de révision des listes, leur droit arbitraire de radiation ou d’inscription des noms sénatoriaux, eût été un gros contresens envers toute oligarchie constituée. Au contraire, l’élection aux questures assurant aujourd’hui le recrutement suffisant et régulier des sièges vacants, la révision censoriale devenait superflue. Elle fut donc abandonnée, et par là fut définitivement établi et consolidé dans Rome le principe essentiel de toute oligarchie, à savoir l’inamovibilité à vire des membres de l’ordre aristocratique, une fois pourvus du siégé et du vote dans la Curie.

En ce qui touche le pouvoir légiférant, Sylla se contenta de remettre en vigueur les institutions de 666 [88 av. J.-C.] et d’assurer au Sénat, à l’encontre des tribuns, tout au moins, une initiative légale, qu’il pratiquait d’ailleurs depuis longtemps. Le peuple, en la forme, demeure le souverain : mais, en conservant le nom des comices (le maintien de ce nom était indispensable), Sylla prit soin de leur ôter toute action efficace. Envers le droit de cité même, il affecta un véritable dédain, ne mettant aucune difficulté à en doter en masse des villes à nouveaux citoyens, des Gaulois, des Espagnols : d’autre part, ne prenant aucune mesure, et sans doute à dessein, pour la confection des rôles civiques. Certes, au lendemain d’une telle crise, leur révision eût été bien nécessaire, si le gouvernement actuel eût entendu prendre au sérieux les droits légaux attachés à la possession de la cité. Du reste, la compétence législative des comices ne subit pas d’atteintes directes, et il n’était pas besoin de la restreindre. L’initiative du Sénat, mieux établie, ne laissait plus guère au peuple de prise sur l’administration, les finances ou la justice criminelle, si ce n’est quand le pouvoir régnant y avait consenti. Sa coopération en matière de législation se réduisait désormais à répondre par un oui ! aux changements constitutionnels proposés. Plus importante était la part prise par le peuple dans certaines élections dont la suppression semblait impossible, à moins d’ébranler plus profondément les institutions que ne le comportait et ne le voulait la restauration de Sylla, restauration tout extérieure et se tenant aux sommités. Le parti du mouvement avait envahi les élections sacerdotales : on reprit ses empiétements : la loi Domitia de 650 [104 av. J.-C.] fut abrogée (elle avait donné au peuple l’élection des fautes prêtrises) : Sylla abolit de même les anciens et semblables modes de nomination du grand pontife et du grand curion et rendit aux collèges dans toute sa plénitude le droit qu’ils avaient eu à l’origine, de compléter eux-mêmes leurs cadres. Pour ce qui est des charges publiques, les choses restèrent sur l’ancien pied. Seulement, par la réglementation nouvelle du commandement utilitaire, dont nous dirons quelques mots plus bas, le peuple vit ici encore son pouvoir diminué, et la nomination des généraux fut en quelque sorte transférée au Sénat. Il ne semble pas d’ailleurs que Sylla ait remis en vigueur, comme on l’avait précédemment tenté, l’ordre des votes de la constitution de Servius : soit qu’à ses yeux il fût indifférent que les sections votantes eussent à se réunir d’une manière ou d’une autre ; soit que l’ancienne ordonnance servienne lui semblât engendrer une influence dangereuse au profit des capitaux. Au contraire, il rétablit et même renforça les conditions d’aptitude aux charges. C’est ainsi que la limite d’âge pour la collation de chaque emploi est de nouveau et rigoureusement fixée : de même, Sylla interdit désormais de briguer le consulat avant d’avoir reçu la préture, de briguer la préture avant d’avoir été questeur : quant à l’édilité, elle n’est plus obligatoire dans le cursus honorum. Le loi nouvelle se préoccupe aussi des tentatives de tyrannie, trop de fois renouvelées sous la forme du consulat prorogé durant des années : elle tranche dans le vif de l’abus, elle dispose qu’à l’avenir entre deux magistratures d’inégal degré, il s’écoulera au moins deux années, et qu’entre deux magistratures semblables, l’intervalle sera de dix ans au moins : cette dernière limitation, qui remplace la prohibition absolue, de réélection au consulat, si chère à l’ère récente ultra oligarchique, a pour conséquence la remise en vigueur de l’ancienne ordonnance de l’an 412 [342 av. J.-C.]. Somme toute, Sylla laisse debout le régime électoral : mais il s’ingénie à si bien enchaîner les magistratures que, quel que soit le candidat que portera au pouvoir le caprice imprévu de l’assemblée populaire, celui-ci n’en demeurera pas moins hors d’état d’entrer en lutte contre l’oligarchie.

Les plus grandes magistratures, dans ces temps, appartenaient de fait aux trois collèges des tribuns du peuple, des consuls et préteurs, et des censeurs. Par l’événement de la restauration syllanienne, elles ont été essentiellement amoindries, le tribunat surtout, qui aux yeux du dictateur demeure un organe indispensable du système politique, même sous le régime sénatorial, mais qui, enfanté par la révolution et toujours prêt à engendrer des révolutions nouvelles, nécessite aussi l’emploi d’un frein énergique et durable. Du droit d’intercession, suspensif de l’action du magistrat, au droit de justice immédiate sur le contrevenant, sauf à requérir ensuite la condamnation définitive, était sortie un jour la puissance tribunicienne. Le tribunat garde ses attributions : mais, au cas d’abus dans l’intercession, une amende est édictée dont la rigueur équivaut à la perte de la vie civile. Jadis les tribuns étaient maîtres de s’adresser, quand ils le voulaient, au peuple ; soit qu’ils eussent une communication à lui faire, soit qu’ils voulussent proposer une loi à son vote : levier puissant dont les Gracques, Saturninus et Sulpicius s’étaient aidés pour bouleverser la République. La même faculté leur est aujourd’hui maintenue, mais sous la réserve de l’autorisation préalable à demander au Sénat[14]. Enfin il fut décrété que, la fonction tribunicienne une fois exercée, il y avait pour le titulaire inaptitude aux hautes charges : disposition qui, comme tant d’autres édictées par la restauration syllanienne, était un retour prononcé vers les vieilles maximes du patriciat. De même qu’aux temps qui précédèrent l’admission des plébéiens aux magistratures civiles, le tribunat d’une part, les fonctions curules de l’autre, étaient déclarées inconciliables. Par là, le législateur espérait défendre l’oligarchie contre la démagogie tribunicienne; éloigner tous les ambitieux, tous les hommes d’avenir du tribunat, et, maintenant en même temps celui-ci, le transformer au profit du Sénat en un instrument docile, soit qu’il agit en médiateur sur le peuple, soit qu’au besoin il pesât sur les magistrats. De même qu’autrefois le caractère distinctif de la souveraineté du roi, et plus tard du magistrat républicain, se manifestait dans le droit exclusif de convoquer le peuple et de lui adresser la parole, de même aujourd’hui, consacrée pour la première fois par la loi, la souveraineté du Sénat ressort énergiquement de la condition qu’en impose au chef du peuple, d’avoir à solliciter l’autorisation sénatoriale avant toute motion tribunicienne portée aux comices.

Le consulat et la préture, quoiqu’ils fussent vus par le régénérateur aristocratique de Rome d’un oeil bien moins défavorable que le tribunat, suspect à tant de titres, n’échappèrent pas non plus aux méfiances de l’oligarchie, toujours jalouse de ses propres organes. Ménagés en apparence, on ne leur fit point grâce en réalité. Sylla voulut ici partager savamment les attributions. Au commencement de la période actuelle, les choses se réglaient comme il suit. De même qu’autrefois ils embrassaient toutes les attributions administratives dans leur compétence suprême, de même encore les deux consuls avaient compétence souveraine sur toutes les affaires non attribuées à d’autres magistrats par une loi spéciale. Ainsi en était-il de l’administration de la justice dans la capitale : les consuls, aux termes d’une règle inviolable, n’avaient pas droit d’y mettre la main ainsi des magistratures transmaritimes de cette époque, en Sicile, en Sardaigne et dans les deux Espagnes : là, le consul pouvait sans doute exercer le commandement militaire, mais en cas d’exception seulement. Donc, en temps ordinaire, il y avait six magistratures spéciales, les deux prétures (judiciaires) de la capitale et les quatre gouvernements ou prétures d’au-delà des mers ; les consuls, en vertu de leur compétence souveraine et générale, conservant la direction de toutes les affaires non judiciaires dans Rome et l’imperium dans les provinces de terre ferme. Mais leur compétence avait un double représentant, en telle sorte qu’il restait régulièrement un consul à Rome, pour vaquer au gouvernement, et que, dans les circonstances habituelles, les huit magistrats suprêmes annuels suffisaient pleinement, et au-delà même, aux exigences administratives. Pour les cas exceptionnels, on avait l’expédient, soit du cumul des fonctions non militaires, soit de la prorogation du généralat au-delà de son échéance finale (prorogare). Ce n’était point chose inusitée que de confier pour un temps les deux juridictions à un seul préteur, que de confier au préteur urbain l’administration de la capitale, appartenant d’ordinaire aux deux consuls : on évitait soigneusement au contraire de réunir deux commandements dans la même main. On tenait à règle de ne point laisser place pour un interrègne entre l’imperium achevé et l’imperium futur : quoique arrivé à son terme légal, le, général continuait de droit sa fonction jusqu’à ce que son successeur vînt relever dans le commandement : ou, ce qui revient au même, le consul ou le préteur, même après l’échéance de sa charge, pouvait et devait agir à la place du consul ou du préteur qui ne se montrait pas encore [pro-console : pro prœtore]. Quant au Sénat, il avait aussi son influence sur la division des attributions entre magistrats, en ce sens qu’il pouvait ou tenir la main à la stricte observance de la règle, faire tirer au sort les six provinces entre les six préteurs et cantonner les consuls dans leurs attributions extrajudiciaires de terme ferme ; ou, au contraire et par dérogation à la règle, attribuer à l’un des consuls un commandement d’une importance momentanée plus grande hors de l’Italie ; ou enfin, parmi les compétences en partage, choisir, pour la lui confier telle ou telle mission militaire ou judiciaire, le commandement de la flotte, une instruction criminelle spéciale, par exemple, ordonner par suite les cumuls de pouvoirs et les prorogations nécessaires. Notons toutefois que, dans cette délimitation annuelle du ressort des consuls et des préteurs, les uns par rapport aux autres, il était fait toujours abstraction des personnes : le Sénat n’avait point à les désigner. Aux magistrats il appartenait de faire entre eux la répartition des provinces, soit par la voie amiable, soit par le sort. Le peuple, en tout ceci, n’avait rien à voir, si ce n’est pourtant que, dans les temps plus anciens, on l’appelait à régulariser par le vote de ses comices toute prorogation d’imperium résultant forcément du non remplacement du titulaire, formalité nécessaire et constitutionnelle assurément, selon l’esprit, sinon selon la lettre de la constitution, mais qui bientôt tomba en désuétude. Au cours du vue siècle on voit apparaître successivement six provinces nouvelles, à savoir : les gouvernements de Macédoine, d’Asie, d’Afrique, de Narbonnaise et de Cilicie, et la présidence de la commission perpétuelle en matière de concussions [quœstio perpetua ou ordinaria, repetundarum]. Mais l’orbite de l’empire romain allait s’élargissant sans cesse, et chaque jour la nécessité se faisait sentir plus fréquente, ou de déléguer les magistrats pour telles missions militaires extraordinaires, ou de les préposer à telles commissions de procédure criminelle. On n’augmenta pas pour cela le nombre des hautes charges. Ainsi, tout compte fait, on comptait huit offices de magistratures à pourvoir chaque année, pour défrayer au moins douze provinces ou ressorts spéciaux annuels. Le hasard, on le pense bien, n’explique pas cette insuffisance et la non création d’un certain nombre de prétures nouvelles. Aux termes exprès de la constitution, tous les hauts magistrats étaient renouvelables chaque année par voie d’élection populaire : mais avec l’ordre nouveau des choses, ou plutôt sous l’empire du désordre récent, comme on suppléait à l’absence des charges par la prorogation des fonctionnaires, laquelle les continuait, aux termes d’un sénatus-consulte, pour une seconde année à l’expiration de leur année régulière (la prorogation était aussi parfois refusée), le jour vint où les postes les plus importants et les plus lucratifs de la République cessèrent d’appartenir à la nomination du peuple, mais bien à la désignation du Sénat, libre de choisir désormais les prorogés sur la liste des concurrents fournie par les élections précédentes. Et en outre, comme les commandements transmaritimes étaient les plus recherchés, par cela qu’ils étaient les plus fructueux, il devint d’usage de les conférer de préférence à ceux des magistrats que leur fonction retenait légalement ou par la force des choses dans la ville de Rome, c’est-à-dire aux deux présidents des juridictions de la ville [prætor urbanus, prætor peregrinus], et souvent aussi aux consuls sortant de charge. A cela rien d’illégal, le principe de la prorogation étant admis : d’ailleurs, pour s’exercer autrement dans les provinces qu’à Rome, la fonction ne changeait pas de nature et obéissait au même droit politique.

Tel était le système en vigueur avant Sylla : il en fit aussi là base de l’organisation nouvelle. Il voulut le principe d’une complète séparation du pouvoir civil ayant compétence dans les districts civiques, et du pouvoir militaire régnant en souverain dans les circonscriptions des non citoyens : il voulut en outre porter régulièrement d’un an à deux ans la durée de la magistrature suprême, investie désormais de la gestion des affaires civiles pendant la première période et du commandement militaire durant la seconde. En fait et sur le terrain, la constitution avait depuis longtemps établi cette séparation, le pouvoir civil finissant au Pomœrium, là où commençait l’autre, et tous les deux restant d’ailleurs concentrés chacun dans la même main. A l’avenir, le consul et le préteur auront affaire au corps consultatif et au peuple : le proconsul et le propréteur commanderont aux armées, ceux-ci n’ayant pas l’action politique, et ceux-là n’ayant plus l’action militaire.

La division des pouvoirs entraîna aussi tout d’abord la séparation politique des pays de l’Italie du nord et de l’Italie proprement dite. Jusqu’alors la distinction s’était bien maintenue sous le rapport des nationalités, l’Italie du nord étant peuplée surtout de Ligures et de Celtes, et l’Italie du sud n’étant habitée que par des peuples italiques : mais sous le rapport politique et administratif, tout le territoire continental de la République, du détroit de Rhegium jusqu’aux Alpes, les possessions illyriennes comprises, villes à citoyens romains, villes latines et non italiques, tout le pays sans distinction, avec les colonies romaines nombreuses dispersées du nord au midi, obéissait aux magistrats suprêmes de la capitale. Sylla en disposa autrement. Il donna pour frontière septentrionale à l’Italie propre le Rubicon, à la place de l’Æsis. Habitée en totalité par des citoyens romains, elle resta sous la main des magistrats ordinaires de Rome : ici point d’armée, point de commandement militaire, selon la règle fondamentale du droit politique : mais il en advint autrement de la Gaule cisalpine. Les incursions quotidiennes des peuples alpestres y rendaient nécessaire la présence d’un générai d’armée : aussi fut-elle érigée en gouvernement militaire, à l’instar des provinces d’au-delà des mers[15]. Le nombre des préteurs à nommer annuellement avait fini par être porté de six à huit, ce qui, avec les deux consols, faisait dix hauts magistrats : alors il devint de règle que, pendant leur première année, ils vaquassent, chacun en leur qualité, à l’expédition des affaires civiles dans Rome : les deux consuls gouvernant et administrant, deux des préteurs rendant la justice civile, et les six autres dirigeant la justice criminelle nouvellement réorganisée. Puis, leur deuxième année s’ouvrant, ils s’en allèrent, en qualité de proconsuls et propréteurs, prendre le commandement des dix provinces, Sicile, Sardaigne, les deux Espagnes, Macédoine, Asie, Afrique, Narbonnaise, Cilicie et Cisalpine italienne. Nous avons plus haut parlé d’une augmentation proportionnelle dans le nombre des questures[16].

En réglementant ainsi d’une façon précise et forte le partage des attributions des magistrats, Sylla avait du même coup remédié au désordre. du passé, aux intrigues et aux manoeuvres mauvaises des ambitieux : en même temps il empêchait, si faire se peut, les excès de pouvoir et accroissait essentiellement l’influence du gouvernement. L’ancienne constitution n’avait fait de distinction qu’entre la ville enfermée dans sa muraille et le territoire romain, au-delà du Pomœrium : l’organisation nouvelle, à la place de la ville, mit d’un côté toute l’Italie proprement dite, dotée de la paix perpétuelle et soustraite comme telle à l’imperium ordinaire[17] ; et de l’autre tout le territoire de terre ferme et d’outre-mer, nécessairement placé sous les ordres des commandants militaires et composant. les provinces, suivant le nom consacré désormais. Jadis, le même homme restait souvent deux années et plus dans le même office. Sylla limite à un an la durée des magistratures de la capitale et celle des gouvernements. Quoi de plus manifeste que l’esprit, la tendance de ces innovations ? Il est enjoint désormais au lieutenant de Rome d’avoir à quitter sa province dans les trente jours à dater de l’arrivée de son successeur, et en même temps, selon la règle plus haut énoncée, il lui est interdit, à sa sortie, de se représenter immédiatement devant les comices comme candidat au même office ou à toute autre fonction déléguée par le peuple. La vieille maxime tant expérimentée, celle par qui le Sénat s’était jadis assujetti la royauté, Sylla la maintenait à l’ordre du jour : la démocratie veut l’amoindrissement des magistratures dans leurs attributions : l’oligarchie la veut dans leur durée. Gaius Marius avait pu régulièrement agir, et comme chef du Sénat et comme général en chef de la République : au moyen de sa double puissance, il aurait pu réussir, ayant plus de savoir-faire, à renverser l’oligarchie. Sylla, par des mesures d’une sage précaution, empêchait qu’un plus habile pût à l’avenir user du même levier. Jadis le magistrat, directement nommé par le peuple, pouvait aussi revêtir une fonction militaire : Sylla réserve celle-ci au magistrat que le Sénat a confirmé dans son office par la prorogation. La prorogation, je le veux, était devenue chose de tous les jours : mais par les auspices, par le nom qu’elle portait, par la formalité même du droit public, elle ne cessait pas d’être extraordinairement octroyée. Et ce n’était point là chose indifférente. Tandis que nul, si ce n’est peut-être le peuple, ne pouvait déposer un préteur, un consul, au Sénat seul il appartenait de nommer, de déposer le proconsul et le propréteur : la lettre de la loi lui assujettissait désormais le pouvoir militaire de qui tout dépendait, enfin de compte.

La plus haute des grandes charges, la censure, non abolie expressément, était tombée en désuétude, comme autrefois la dictature. Nous l’avons dit ailleurs. Pratiquement, quoi de plus inutile aujourd’hui ? Le recrutement du Sénat était assuré par d’autres moyens. L’Italie ayant cessé de payer l’impôt, l’enrôlement volontaire présidant à la formation de l’armée, à quoi bon dresser encore les listes des censitaires et des miliciens ? Que, si le désordre se glissait dans les rôles des chevaliers ou des citoyens appelés au vote, le mal n’était point grand, aux yeux du pouvoir. Restait l’administration des finances courantes, que les consuls avaient eue souvent en main, à défaut de censeurs élus, et qu’ils détenaient encore comme leur attribution régulière. Les censeurs ôtés, la magistrature n’avait plus de tête : avantage immense pour le grand corps demeuré seul en possession du pouvoir. Avantage obtenu sans que rien fût mis en balance ou vint d’autre part diminuer la suprématie acquise, pas même certains accroissements de nombre dans les fonctions honorifiques, pâture donnée aux ambitions d’un Sénat beaucoup plus nombreux lui-même que par le passé, pas même les huit pontifes, les neuf augures, les dix gardes des oracles sibyllins [decemviri sacrorum, quindecemviri sacrorum] portés à quinze dans chaque collège, et les triumvirs des repas sacrés portés à sept epulons [septemviri epulonum].

En matière de hautes finances, l’ancienne constitution avait laissé au Sénat la voix décisive et prépondérante : il suffisait donc d’y rétablir l’ordre et l’exactitude administrative. Au début, Sylla avait eu à lutter contre de graves embarras d’argent : la solde réclamée par sa nombreuse armée, accrue tous les jours, avait promptement dévoré les sommes rapportées d’Asie-Mineure. Après la victoire de la Porte Colline, le Sénat avait recouru aux expédients : les caisses publiques ayant été emportées à Præneste, la nécessité lui en faisait une loi. On avait vendu à vil prix des places à bâtir dans Rome et des parcelles domaniales en Campanie : on avait mis à contribution extraordinaire les rois clients de la République, les cités affranchies et fédérées, tantôt enlevant à celles-ci leurs propriétés foncières et leurs douanes, et tantôt leur concédant de nouveaux privilèges moyennant argent comptant. A la prise de Præneste, on retrouva un solde en caisse équivalant à environ quatre millions de thalers (15.200.000 fr.) : puis on eut les enchères publiques à la suite des confiscations, et d’autres ressources extraordinaires qui parèrent aux embarras du moment. Quant à l’avenir, il y fut pourvu, non point tant par la réforme des tributs asiatiques (elle ne profita qu’aux contribuables et ce fut tout au plus si le trésor n’y perdit pas) que par le retrait au profit de l’État des domaines campaniens auxquels fut adjointe l’île d’Œnaria (Ischia), et par la cessation des distributions de l’annone, ce chancre rongeur des finances romaines, depuis Gaius Gracchus.

L’organisation judiciaire, au contraire, subit de profonds changements, soit sous le rapport politique, soit en vue de régulariser la procédure, insuffisante et mal coordonnée autrefois, et de lui conférer l’unité et l’efficacité indispensables. En dehors de la juridiction populaire, celle où le peuple statuait sur l’appel interjeté contre la sentence du magistrat (provocatio), il y avait en ces temps deux systèmes de procédure devant les jurys.

La procédure dite ordinaire [ordo judiciorum], applicable à tous les cas civils et criminels, selon l’acception usitée de nos jours, et sauf l’exception des crimes directement commis contre l’État [publica], avait pour organes principaux l’un des deux préteurs de Rome, lequel faisait l’instruction de l’affaire, puis un juge juré [judex], décidant sur les données de cette instruction. Le procès extraordinaire [cognitio extra ordinem] se suivait dans un certain nombre de causes civiles ou criminelles plus importantes et pour lesquelles une loi particulière avait institué le jugement, non par un juge unique, mais par un jury véritable. A cette seconde classe se rattachent toutes les commissions spéciales et temporaires dont, nous avons fait ailleurs mention [quœstiones majestatis], toutes celles dites permanentes [quœstiones perpetuœ], instituées au cours du VIIe siècle et connaissant des cas de concussion [repetundarum], de meurtre et vénéfice [de sicariis et veneficiis], peut-être aussi de corruption électorale [de ambitu], et d’une foule d’autres crimes : et enfin, le tribunal des Cent-cinq ou des Centumvirs [centumviralica judicia], statuant le plus souvent dans certains procès où la propriété était en jeu [actiones in rem ou rei vindicationes], et portant aussi le nom de tribunal de la lance [hasta centumviralis], à raison de l’arme plantée devant les juges[18]. En quel temps, en quelles circonstances s’était constituée cette dernière juridiction, dont la compétence portait, on le voit, sur les questions s’agitant autour de l’héritage quiritaire ? C’est ce qu’on ne saurait bien préciser : vraisemblablement, et quant à la date et  quant aux circonstances, les centumvirs tenaient de près à l’établissement des questions criminelles. Devant les diverses juridictions, le procès était diversement conduit : ainsi, tandis que le préteur avait la présidence de la commission des concussions, un ancien édile, spécialement désigné, présidait celle des meurtres et vénéfices : enfin, la haste centumvirale avait plusieurs juges dirigeants, pris parmi les anciens questeurs. En conformité avec l’institution de Gaius Gracchus, les jurés, dans les justices ordinaire et extraordinaire, étaient choisis parmi les censitaires non sénatoriaux et équestres mais pour la composition du tribunal centumviral, trois juges étaient élus par le peuple dans chacune des trente-cinq tribus romaines.

La réforme judiciaire de Sylla s’effectua sous une triple forme. Il augmenta tout d’un coup et considérablement le nombre des juges jurés. Il décréta plusieurs commissions particulières, en matière de concussion, de meurtre et vénéfice (celle-ci connaissant aussi des cas d’incendie volontaire et de faux témoignage) ; en matière de haute trahison ou de crime quelconque portant atteinte à la dignité du nom romain[19] ; en matière d’adultère, de tromperies graves, comme la falsification des testaments et des monnaies [de falsis], d’injures atroces, comprenant, entre autres, les injures réelles [coups et blessures], et la violation du domicile : enfin peut-être en matière de détournement des deniers publics, d’usure [lex unciaria], et autres délits. En même temps, devant toutes ces juridictions anciennes et nouvelles, il édicta un ordre spécial de pénalités et d’instruction. Il se garda d’ailleurs de retirer au pouvoir gouvernant la faculté de créer des tribunaux nouveaux pour le jugement des autres catégories de crimes ou délits, si le besoin s’en faisait sentir. Par l’effet de cette réorganisation, la juridiction populaire et les questions ou commissions ordinaires n’eurent bientôt que des attributions restreintes et délimitées, le peuple n’ayant plus la connaissance des cas de haute trahison, et les questions ordinaires, celle des cas graves de faux et d’injures. Mais, en dehors de ces innovations, si considérables d’ailleurs, il ne fut rien changé aux deux institutions. En second lieu, Sylla voulut pourvoir à la direction même des tribunaux : nous avons vu que, pour la présidence des diverses commissions de jury, il avait six préteurs à sa disposition, sans compter d’autres fonctionnaires, spécialement appelés à la tête de certains sièges. En troisième lieu, à la place des chevaliers, il avait rendu le jury aux sénateurs, ne laissant son ancienne composition, pour autant que nous en savons, qu’au seul tribunal des centumvirs.

Le but politique de ces modifications apparaît clairement. Sylla voulait mettre fin à l’immixtion des chevaliers dans le gouvernement. Il est clair aussi que le but politique n’était point le seul, et qu’en même temps le dictateur avait, le premier, tenté de mettre l’ordre dans le chaos de la procédure et du droit criminel à Rome, chaos qui s’était perpétué depuis les plus anciennes querelles entre les ordres. Et de fait, c’est de la législation syllanienne que date à Rome la séparation du criminel et du civil, dans le sens que nous attachons à ces mots. Jadis, la distinction était chose vraiment inconnue. Aujourd’hui, toute cause criminelle est celle déférée au jury : la cause civile est celle portée devant le juge ou juré unique. Prise dans son ensemble, la législation des questions constitue le premier code écrit à Rome après les Douze Tables, et par dessus tout le premier code criminel séparément édicté. Ajoutons que, jusque dans les détails, de .louables et libérales tendances s’y font jour, et quelque étrange que le mot résonne à nos oreilles, s’agissant de l’auteur des proscriptions, il n’en demeure par moins vrai que Sylla a aboli la peine de mort en matière politique.

D’après la vieille règle, usitée à Rome et par lui maintenue, le peuple seul, à l’exclusion de tout collège de juges, avait le pouvoir de prononcer la peine capitale ou la détention préventive : or, enlever au peuple les procès de haute trahison et les déférer à une commission permanente, équivalait à supprimer la peine de mort au cas d’un pareil crime : d’autre part, restreindre les pouvoirs abusifs de telle commission criminelle spéciale, comme avait été, par exemple, la commission jadis instituée par Varius durant la guerre sociale, c’était aussi progresser et améliorer. Oui, la réforme judiciaire, prise en masse, a été grandement et durablement utile : elle a été un monument marqué au cachet d’un esprit pratique, modéré et politique tout ensemble : Sylla enfin, à l’instar des antiques décemvirs, se montrait vraiment digne de son rôle de médiateur, intervenant souverainement, la lai en main, entre tous les partis.

Faut-il rappeler qu’à côté du code criminel, le dictateur décréta bon nombre de règlements de police, où il remplaçait l’action des censeurs par celle de la loi, restituait les bonnes mœurs et la bonne discipline, et où, fixant de nouvelles limites somptuaires, pour suppléer aux anciennes pratiques tombées en désuétude[20], il s’efforçait de refréner le luxe des repas, des funérailles et d’ailleurs [lex sumptuaria].

Une autre œuvre importante du dictateur, ou plutôt de son époque, doit aussi attirer nos regards. Je veux parler du progrès et du développement d’un système municipal indépendant sur le sol de la République. La notion de la commune, constituant un organisme politique subordonné au sein de l’État, a été chose inconnue à l’origine dans la société antique : dans tout le monde helléno-italique, la cité et l’État sont nécessairement fondus ensemble : il n’en est autrement que dans la despotie orientale. Aussi, ni en Grèce ni en Italie, vous ne rencontreriez de système municipal traditionnel. La politique romaine surtout apportait ici, comme ailleurs, la rigueur exclusive et logique qui lui est propre. Jusqu’au VIIe siècle, les villes dépendantes de d’Italie, lorsqu’elles gardaient leurs institutions particulières, étaient, quant à la forme, constituées comme de petits États souverains, leurs habitants n’ayant point d’ailleurs le titre de citoyens de Rome : ou encore, si ces derniers étaient dotés de la cité, libres qu’on les laissait alors de s’organiser à l’intérieur, elles demeuraient privées des droits municipaux proprement dits. Même dans toutes les colonies romaines et dans tous les municipes civiques, l’administration de la justice et les travaux publics appartenaient aux préteurs et aux censeurs de Rome. Tout au plus si, dans les cas les plus favorables, un représentant du magistrat justicier romain (præfectus) y était envoyé pour vider sur place les litiges les plus urgents. On avait suivi la même marche dans les provinces ; mais là, le gouvernement provincial y remplaçait complètement les magistrats de la capitale. Dans les villes dites libres, c’est-à-dire ayant conservé les formes de la souveraineté, les juridictions civiles et criminelles fonctionnaient suivant le statut local, présidées qu’elles étaient par les magistrats de la cité : mais, sauf le cas où des privilèges exprès en décidaient autrement, tout Romain, plaignant ou défendeur, avait droit de réclamer pour son procès les juges et la loi italiques. Dans les villes provinciales ordinaires, le magistrat romain avait seul la justice : à lui appartenait l’instruction de tous les litiges. C’était beaucoup déjà, lorsque, comme en Sicile, le statut provincial l’obligeait à donner, un jury indigène et à prendre la coutume locale pour règle de la décision : dans la plupart des provinces, une telle tolérance, dépendait du magistrat directeur de l’instruction[21].

Vint le VIIe siècle. A cette époque, la concentration absolue de la vie publique des Romains dans un seul et unique centre va cesser, du moins en ce qui concerne l’Italie propre. Cette Italie désormais est comme une grande et unique cité, avec son territoire qui s’étend de l’Arno et du Rubicon au détroit de Sicile : mais forcément aussi, à dater de ce jour, il faut constituer de petites cités particulières dans l’immense et nouvelle enceinte. L’Italie s’organise alors en villes à citoyens romains : et, à la même heure, s’il en est encore quelques-unes qui survivent, les républiques que leur importance rendait jadis dangereuses achèvent de se dissoudre en une foule de petits territoires. La condition des nouvelles villes à citoyens est un véritable compromis entre leur état récent encore de cités fédérales et la situation qui dans le plus ancien droit leur eût été faite : en tant que parties intégrantes de la République romaine, elles ont conservé les principes essentiels de l’institution latine, avec les formes de l’indépendance à l’intérieur : où bien, si l’on aime mieux, puisque ces institutions sont après tout semblables à celles de Rome, elles ont gardé les principes fondamentaux de l’ancienne cité patricienne consulaire. Seulement les noms sont autres d’ordinaire et moins retentissants dans le municipe que dans la capitale et qu’au siége de l’État. Elles ont d’abord, au sommet de la hiérarchie politique, l’assemblée du peuple qui décrète les statuts et élit les magistrats locaux. Un conseil de cent membres y joue le rôle du Sénat à Rome [caria : ordo decurionum]. La justice y est rendue par quatre juges suprêmes [quatuorviri], dont deux ordinaires [IV viri juri dicundo], qui répondent aux consuls [ou aux préteurs], et deux juges du Forum, qui répondent aux édiles curules [II viri œdiliciœ potestatis]. Les attributions censorales, renouvelées tous les cinq ans, comme à Rome, et consistant principalement dans la surveillance des travaux municipaux, rentrent aussi dans le ressort des hauts magistrats ou juges ordinaires, lesquels, en cas pareil, prennent le titre de duumvirs avec pouvoir censoral ou celui de quiquennales[22]. Deux questeurs administrent la caisse de la commune. Dans l’ordre religieux enfin, on trouve deux collèges d’experts sacrés, les pontifes et les augures municipaux, les seuls aussi qu’ait connus l’ancienne civilisation latine.

Au reste, le système secondaire des municipes reflète fidèlement le système supérieur de l’État central. En général le municipe, comme l’État, a la puissance politique au dedans. Les décisions communales commandent aux habitants locaux, et les magistrats municipaux ont sur eux l’imperium, de même que dans Rome : tous les citoyens obéissent à la loi votée par le peuple et s’inclinent devant l’imperium consulaire. De là le concours de deux compétences, celle des agents de l’État et celle des agents municipaux. Les uns et les autres ont le droit de taxer et imposer, sans se préoccuper, ceux-ci de l’impôt frappé par Rome, ceux-là de la taxe frappée par le municipe : de même encore les travaux publics sont dans toute l’Italie ordonnés et par le magistrat romain et par le magistrat du municipe dans sa circonscription locale. Ces deux exemples suffisent. Y a-t-il conflit, le municipe le cède à l’État, et la loi de Rome fait reculer la loi municipale. La compétence n’a été réglée et partagée expressément qu’en matière de justice : là, en effet, la concurrence engendrerait un désordre indicible. Au juge de Rome appartiennent, en matière criminelle, toutes les causes capitales vraisemblablement, et au civil les causes plus graves : en un mot, quand le procès comporte l’intervention souveraine du haut magistrat directeur, il demeure réservé à l’autorité judiciaire et au jury de Rome, et les tribunaux des villes italiques restreignent leur compétence aux affaires de moindre importance ou de difficulté moindre, ou à celles qui demandent célérité.

Nous ne possédons aucun document qui nous renseigne sur l’établissement des nouveaux municipes italiens. Ils se rattachent sans doute à certaines franchises concédées à titre exceptionnel aux grandes colonies de citoyens qui se fondèrent vers la fin du VIe siècle : du moins les quelques dissemblances externes, en soi indifférentes, que l’on peut signaler entre ces colonies et les municipes à citoyens [passifs] laissent-elles entrevoir que les premières, alors substituées partout aux simples colonies latines, auraient, joui tout d’abord d’une condition politique supérieure à celle de ces municipes, beaucoup plus anciens en date, et que cet avantage aurait seulement consisté dans la possession d’une institution communale se rapprochant de la cité du droit latin et, par conséquent, de l’institution donnée plus tard à toutes les colonies et municipes civiques, indistinctement. L’organisation nouvelle se rencontre nettement et pour la première fois dans la colonie révolutionnaire de Capoue. Et le système est assurément mis partout en usage, quand, à la suite de la guerre sociale, les villes autonomes de l’Italie sont réorganisées au titre de cités. Maintenant, est-ce à la loi Julia[23] (664 [90 av. J.-C.]), ou aux censeurs de 668 [-86], ou plutôt à Sylla lui-même qu’il convient d’attribuer l’organisation systématique nouvelle ? C’est ce qu’on ne saurait décider. En croira-t-on les analogies et, voyant la censure à Rome écartée par Sylla, se dira-t-on aussi que c’est Sylla encore qui a dû transférer aux duumvirs municipaux les attributions censorales ? Ne serait-il pas plus vrai de remonter à l’antique constitution latine, chez qui le censeur n’existait pas ? Peu importe ! Le municipe, constitué au sein de l’État et subordonné à lui, est certes l’une des manifestations politiques les plus remarquables et les plus fécondes de l’ère syllanienne ; ainsi que de la vie sociale et politique de Rome. Associer, marier les villes particulières à la République, c’est ce que l’antiquité n’a jamais su faire, pas plus qu’elle n’a su faire naître et développer à l’intérieur le régime représentatif et les autres grands dogmes de notre vie publique actuelle. Du moins, dans la politique constitutionnelle, elle a su arriver jusqu’à ces frontières où le progrès acquis déborde déjà et s’élance au delà de la forme donnée. Rome surtout s’est en ceci placée sur la limite qui sépare et unit l’ancien et le nouveau monde civilisés. Dans la constitution de Sylla on voit, d’une part, fondues ensemble et réduites à des formes distinctives purement insignifiantes l’assemblée primaire du peuple et les institutions caractéristiques de Rome, en tant que cité : on y voit, d’autre part, largement établie au sein de l’État la grande société politique italienne. En organisant une sorte de système représentatif à sa manière, la constitution nouvelle et dernière de la libre République romaine lui a même créé un nom : or, le nom est pour moitié dans ces choses ! Elle a assis enfin l’État sur la base multiple des communes locales.

Dans les provinces, au contraire, rien n’est changé : les magistrats des villes non libres, sauf les exceptions particulières, n’ont qu’une compétence administrative et de police, à laquelle s’ajoute une juridiction accessoire, par exemple, en matière de crimes commis par les esclaves.

Ainsi se gérait la constitution donnée à la cité romaine par Lucius Cornelius Sylla. Sénat et chevalerie, citoyens et prolétaires, italiens et provinciaux, tous la reçurent telle que le régent l’avait dictée, sinon sans murmure, du moins sans résistance. Il en fut autrement parmi ses officiers. L’armée romaine avait subi une révolution complète, on l’a vu. Redevenue, par la réforme de Marius, plus militaire et plus maniable qu’à l’époque où, devant Numance, elle refusait de se battre ; elle s’était cependant changée, d’une landwehr de milices qu’elle était d’abord, en un grand corps de soldats mercenaires, ignorant la fidélité envers la patrie, et fidèles envers le général, au cas seul. où celui-ci a su se les attacher. Cette décadence totale de l’esprit militaire s’était manifestée bien tristement durant la guerre sociale. Là, six généraux, Albinus, Caton, Rufus, Flaccus, Cinna et Gaius Carbon, avaient péri par la main du soldat. Sylla seul avait pu maîtriser les hordes dangereuses, mais en lâchant la bride à leurs appétits furieux et en fermant les yeux plus qu’aucun général romain ne l’avait jamais fait. Mais à l’accuser de la ruine de l’antique discipline, il y aurait à la fois injustice et inexactitude : en effet, parmi les magistrats de Rome, il n’avait encore été donné qu’à lui de venir à bout de ses desseins militaires et politiques, et le secret de son succès fut uniquement de s’être fait, à son tour condottiere. En prenant la dictature militaire, pourtant, jamais il n’avait eu la pensée d’assujettir la République à la soldatesque : il voulut, au contraire ramener et réduire toutes choses dans l’État, l’armée et les officiers tout les premiers, sous le coup du pouvoir civil. Aussi, le jour venant à se faire sur ses desseins, l’opposition leva la tête dans tout son état-major. Que l’oligarchie joue à la tyrannie tant qu’elle le voudra envers le peuple ! Mais s’attaquer à ses généraux, à ceux dont la bonne épée a relevé les siéger sénatoriaux renversés ; mais les forcer à l’obéissance passive envers le Sénat, voilà ce qui paraît intolérable ! Les deux lieutenants mêmes en qui Sylla avait eu la plus entière confiance, se montrèrent récalcitrants. Lorsque Gnæus Pompée, qu’il avait chargé de la conquête de la Sicile et de l’Afrique et qu’il avait choisi pour gendre, reçut l’ordre du Sénat, sa mission étant terminée, d’avoir à licencier ses troupes, il refusa d’y obtempérer, et peu s’en fallut qu’il n’allât jusqu’à la révolte ouverte. Quintus Ofella, dont l’énergique persistance devant Prœneste avait tant contribué au succès laborieux, mais définitif, de la dernière campagne, Quintus Ofella se mit aussi en hostilité déclarée contre les nouveaux statuts qui prohibaient toute candidature au consulat, avant d’avoir passé par les fonctions inférieures. Avec Pompée il y eut, sinon réconciliation cordiale, du moins accommodement tel quel. Sylla le connaissait assez pour ne pas le craindre : il laissa tomber l’impertinent propos que son gendre lui décochait en plein visage : On s’inquiète plus du soleil levant que du soleil à son coucher ! Il accorda même au jeune vaniteux les honneurs vides du triomphe, qu’il avait tant à cœur. Mais, s’il pardonna à Pompée, il fit voir, au regard d’Ofella, qu’il n’était point homme à se laisser imposer des conditions par ses maréchaux[24] : et, comme celui-ci s’obstinait dans sa candidature inconstitutionnelle, il le fit tuer en plein Forum, déclarant officiellement au peuple assemblé qu’il était l’auteur du meurtre et par quels motifs il l’avait ordonné. L’opposition très caractéristique du quartier général à l’ordre de choses nouveau eut pour le moment la bouche fermée : mais, se taisant, elle n’en persista pas moins, justifiant en cela la parole même du dictateur, que ce qu’il avait fait une fois, on ne saurait pas le recommencer une seconde !

Une chose restait à accomplir, la plus difficile de toutes : ramener le régime d’exception dans l’ornière de la loi ancienne régénérée. Sylla n’avait jamais cessé d’avoir l’œil sur ce but suprême, et par là son oeuvre lui devint plus facile. Quoique investi de la puissance absolue par la loi Valeria ; quoique tous ses décrets eussent force de droit, il n’avait usé de ses pouvoirs extraordinaires que pour édicter des mesures purement transitoires et qui eussent compromis sans utilité soit le Sénat, soit le peuple, s’il les eût appelés à y concourir : je ne citerai que les proscriptions ! Dans les cas ordinaires, d’ailleurs, il avait observé la règle qu’il prescrivait pour l’avenir. Nous le voyons demander le vote du peuple pour la loi des XX Questeurs (673 [81 av. J.-C.]), conservée en partie[25]. En ce qui touche les autres actes législatifs, tels que les lois somptuaires et de confiscation des territoires des villes, semblable attestation nous est fournie. Dans les matières d’administration, s’agissait-il,par exemple, d’envoyer l’armée en Afrique ou de la rappeler, ou encore d’accorder aux villes les lettres de franchise municipale, le Sénat était régulièrement et préalablement consulté. Sylla fit procéder à l’élection des consuls pour l’an 673 [-81], au moyen de quoi il sut esquiver du moins l’odieux d’une Ère publique datant de sa dictature, tout en gardant le pouvoir en main : le peuple, guidé dans son choix, n’élut que des personnages secondaires. Mais dès l’année suivante (674 [-80]), on le voit remettre l’ancienne constitution complètement en vigueur et gouverner en qualité. de consul avec son frère d’armes Quintus Metellus, sans d’ailleurs se démettre de la régence qu’il laisse provisoirement reposer. Nul ne comprenait mieux que lui quels dangers la pérennité de sa dictature militaire eût fait courir aux institutions qu’il venait de fonder lui-même. Bientôt le nouvel ordre de choses paraissant pouvoir se soutenir et son oeuvre de reconstruction étant accomplie du moins pour la plus grande part (il restait beaucoup à faire encore, en matière de colonisation surtout), il laissa librement ouvrir les élections pour l’an 675 [-79], refusa un nouvel et immédiat consulat, comme chose inconciliable avec les institutions promulguées la veille, puis, quand les consuls élus, Publius Servilius et Appius Claudius, eurent revêtu leur charge, il abdiqua la dictature, au début de cette même année 675. A la stupeur grande des esprits même les plus rigides, un jour on vit cet homme, qui disposait arbitrairement de la vie et des biens de ses semblables comptés par millions ; qui, sur un signe, avait fait tomber par milliers les têtes ; qui, dans les rues de la capitale et dans toutes, les. villes de l’Italie, avait partout des ennemis mortels ; qui, sans un seul allié de sa caste, sans même s’appuyer sir un fort parti, avait mené à fin l’œuvre d’une réorganisation colossale, foulant aux pieds et les intérêts et les opinions, on le vit s’avancer sur le Forum romain, se défaire spontanément de la plénitude de sa puissance, congédier sa garde d’hommes armés, renvoyer ses licteurs, et, s’adressant à la foule amassée autour de lui, demander s’il était quelqu’un qui réclamât des comptes ! Tous se turent. Alors il descendit .de la tribune et, marchant à pied, suivi seulement par les siens, il traversa tranquillement cette même foule qui, huit ans avant, avait saccagé sa maison, et rentra chez lui.

Peu équitable d’ordinaire envers les hommes qui ont eu à lutter contre le courant des temps, la postérité n’a pas su juger comme il faut Sylla et son oeuvre de réorganisateur. Sylla, certes, est bien l’une des apparitions les plus étonnantes, je dirai même une apparition unique, dans l’histoire. Sanguin de tempérament et d’esprit, l’œil bleu, les cheveux blonds, le visage d’une singulière blancheur, mais se colorant au moindre mouvement de l’âme[26] ; bel homme d’ailleurs, avec son regard de feu, il ne semblait pas destiné à jouer dans l’État un rôle plus éclatant que celui de ses aïeux : or, depuis le grand-père de son grand-père, Publius Cornelius Rufinus (consul en 464 et 477 [290-277av. J.-C.]), l’un des meilleurs généraux et l’un des hommes les plus fastueux du temps des guerres de Pyrrhus, ceux-ci s’étaient tous tenus au second rang. Il ne demandait rien à la vie que ses jouissances insouciantes. Élevé dans tout le luxe d’une civilisation raffinée, tel qu’en ces temps on le rencontrait à Rome, même dans la demeure des familles sénatoriales les moins riches, il absorba avidement et d’un coup tous les plaisirs du sensualisme intellectuel, enfanté par l’alliance de la délicatesse grecque et de la richesse romaine. Homme du monde et bon camarade, dans le salon des nobles et sous la tente, il se faisait partout bien venir : grands et petits, ceux qui le connaissaient trouvaient en lui un ami sympathique et dans leur besoin tin aide serviable, distribuant son or à ses compagnons malheureux plutôt qu’à ses opulents créanciers. Aimant d’ailleurs à tenir la coupe en main et passionné davantage encore pour les femmes, jusque dans les dernières années de sa vie, il cessait d’être le dictateur quand la journée était finie, et quand, oubliant les affaires sérieuses, il se mettait à table. Il y eut dans cette forte nature comme un courant d’ironie, je dirai presque de bouffonnerie. Durant sa régence, un jour qu’il présidait à l’enchère des biens des proscrits, il fit donner une part de butin à tel personnage qui lui présentait je ne sais quels mauvais vers à sa louange, à la condition de promettre qu’il ne le chanterait plus. Après avoir justifié la condamnation, d’Ofella devant le peuple, il se mit, pendant qu’on exécutait le malheureux, à raconter la fable du Laboureur et des Poux[27]. Il aimait la compagnie des acteurs de théâtre : non content d’avoir à sa table Quintus Roscius, le Talma romain, il recevait volontiers de moindres artistes et buvait avec eux, chantant assez juste lui-même, écrivant des Atellanes exécutées devant ses familiers. Mais il s’en fallait que dans ces joyeuses débauches il perdit son énergie corporelle et intellectuelle : au milieu de sa vie oisive à la campagne, après son abdication, on le vit battre le pays en actif chasseur : il s’intéressait aux fortes lectures, et il rapporta d’Athènes, par lui conquise, les écrits d’Aristote. Il avait plutôt en dédain le Romanisme exclusif. Chez lui, rien de cette morgue épaisse qu’affectaient envers les Grecs les grands personnages de Rome : rien de leur solennité de nobles à esprit borné. Il était tout laisser-aller au contraire, au grand scandale de beaucoup de ses compatriotes, se montrant vêtu à la grecque dans les villes grecques ou poussant ses plus aristocratiques amis à monter en- char dans les jeux du cirque. Il n’avait rien gardé des espérances demi patriotiques, demi égoïstes, qui, dans les pays à constitution libre, attirent les jeunes capacités vers l’arène politique : pourtant, comme tout autre, il les avait dû une fois ressentir. Dans la vie qu’il menait, vie ballottée entre les ivresses des passions et leur froid réveil, les illusions bientôt s’évanouissent. Tout désir, toute aspiration dut lui sembler folie, dans ce monde qui ne semblait gouverné que par le hasard : à spéculer sur quelque chose, c’était sur le hasard aussi qu’il lui convenait: de spéculer. C’était un des traits caractéristiques du siècle que de s’abandonner à la fois à l’incroyance et à la superstition : il fit comme le siècle. Mais sa religion en matière de prodiges n’est pas, comme celle de Marius, la foi plébéienne du charbonnier qui demande à prix d’argent au prêtre et des prophéties et une règle de conduite : elle est encore moins le fatalisme sombre de l’énergumène : elle n’est autre que la croyance à l’absurde, cette gangrène intellectuelle, envahissant nécessairement les âmes, quand elles ont perdu peu à peu confiance. dans l’ordre harmonieux du monde providentiel : elle n’est que la superstition du joueur de dés heureux; qui se dit le privilégié du sort et s’imagine qu’à- chaque coup il amènera  le numéro gagnant! Sur le terrain des faits, Sylla savait, avec son ironie habituelle, tourner à son profit les prescriptions de la religion. Un jour, vidant les trésors des temples de Grèce, il s’écrie que les ressources ne peuvent manquer à celui dont les dieux remplissent la caisse ! Les prêtres de Delphes se refusent-ils à lui envoyer leurs richesses dont il exige la remise, car ils ont entendu résonner, comme si on y avait mis la main, la cithare du dieu, il leur fait répondre qu’ils doivent d’autant plus vite obéir, et qu’Apollon montre » bien par là qu’il approuve ! Il ne se berce pas moins de l’idée qu’il est le favori des dieux : il est surtout le préféré de la déesse Aphrodite[28], qui a plus particulièrement ses hommages. Dans la conversation, dans ses Mémoires[29], il se vante souvent de son commerce avec les divinités, dans les songes et les prodiges. Certes, plus que personne il avait le droit de s’enorgueillir de ses actions : mais loin de là, il n’était fer que de sa chance constante, répétant sans cesse que l’improvisation lui avait toujours mieux réussi que l’entreprise longuement méditée. Par une autre et. non moins singulière manie, il voulait n’avoir jamais perdu de monde dans ses nombreuses batailles. Tout cela, enfantillage pur de favori de la fortune. De même il obéit encore à ce tour. naturel de sa pensée, lorsque, porté à ces hauteurs d’où il ne voyait plus les autres hommes que loin au-dessous de lui, il prit le surnom de Felix [Sylla l’heureux] et donna à ses enfants des appellations analogues [Faustus, Fausta].

Rien de plus éloigné de Sylla que l’ambition régulière et préméditée. Trop sagace pour faire comme tant d’autres aristocrates à la douzaine d’alors, mettant tout le but et la gloire de leur vie dans l’inscription de leur nom sur les listes consulaires : trop indifférent, trop peu idéologue pour s’attacher spontanément à la réforme de l’édifice, vermoulu de l’État, il demeura là où l’avaient placé sa naissance et son éducation, dans le cercle de la haute société romaine ; et il suivit, comme le premier venu de sa caste, la carrière habituelle des honneurs. D’efforts, il n’en eut pas besoin, laissant s’agiter les abeilles travailleuses de la politique, dont l’essaim était grand. C’est ainsi qu’en 647 [107 av. J.-C.], le sort le désigna comme questeur pour l’Afrique : il y alla au camp de Marius. L’élégant citadin, sans ses preuves faites, se vit assez mal reçu par le rude paysan qui commandait l’armée et par ses officiers aguerris. Un tel accueil le pique : en homme adroit et brave, il apprend, comme au vol, le métier des armes, et dans sa téméraire excursion de Mauritanie il déploie d’abord cet étonnant mélange de hardiesse et de ruse, qui faisait dire de lui à ses contemporains, qu’il était lion à demi, et à demi renard : mais que le renard en lui était plus dangereux que le lion ! [30] Alors s’ouvre la plus éclatante carrière devant les pas du jeune et noble officier, déjà vanté par tous comme ayant su de sa personne mettre à fin l’importune guerre de Numidie. Puis il prend part à la guerre des Cimbres, et chargé de l’approvisionnement difficile de l’armée, il se signale par son rare talent d’organisateur. Mais dés cette époque il se sentait plus d’entraînement pour les plaisirs de Rome que pour les travaux de la guerre et de la politique. Nommé préteur (661 [-93]), après un premier échec, la chance voulut encore que dans sa province, la plus insignifiante de toutes, il lui fût donné de, remporter pour les Romains la première victoire sur Mithridate ; de conclure le premier traité avec le puissant Arsacide, et de lui infliger sa première humiliation. Vint la guerre civile. Ce fut Sylla encore qui contribua le plus efficacement à l’heureuse conclusion du premier acte de cette grande tragédie, je veux parler de l’insurrection italique; il s’y ouvrit, à la pointe de son épée, le chemin du consulat; et consul en charge, il écrasa d’un coup aussi prompt qu’énergique la révolte de Sulpicius. La fortune semblait se complaire à repousser Marius dans l’ombre par les exploits de son jeune lieutenant. Faire Jugurtha prisonnier, vaincre Mithridate, ces deux ambitions déçues du vieux héros, Sylla, simple subordonné, déjà les avait conquises. Durant la guerre sociale où Marius, expiant son renom de grand général, avait fini par une destitution, son rival avait fondé sa gloire militaire et gagné le consulat ; et la révolution de 666 [88 av. J.-C.], où les deux capitaines étaient personnellement entrés en conflit, avait fini par la condamnation et la fuite de Marius. Sylla, presque sans le vouloir, était devenu le plus illustre homme de guerre, de son temps et l’appui sauveur de l’oligarchie. De nouvelles, d’épouvantables crises suivirent : la guerre avec Mithridate, la révolution de Cinna : toujours l’étoile de Sylla montait à l’horizon. De même que le capitaine de navire qui continue à se battre sans s’occuper à éteindre l’incendie sur son bord, il s’était opiniâtré en Asie, pendant les fureurs de la révolution italienne, et cela jusqu’au jour où il avait eu raison de l’ennemi de Rome. Une fois débarrassé de ce côté, il était revenu, écrasant l’anarchie, sauvant la capitale sur qui dans leur désespoir suprême les révolutionnaires et lés Samnites coalisés brandissaient la torche. Cette heure du retour avait eu ses joies et ses douleurs. Il raconte, dans ses Mémoires, qu’il ne put fermer les yeux durant la première nuit qu’il passa dans les murs de Rome. Et qui ne l’en croirait ? Mais sa mission n’était point finie : son étoile montait toujours. Maître absolu du pouvoir, plus absolu qu’un roi, et songeant plus que jamais à rester sur le terrain de la loi formelle, on le voit alors tenir en bride les ultras de la réaction, anéantir la constitution gracquienne, qui pèse depuis quarante ans sur l’oligarchie, réduire pour la première fois capitalistes et prolétaires, ces puissances qui font concurrence à l’aristocratie ; et courber sous le niveau légal rétabli l’orgueilleuse opposition du sabre, sortie des rangs mêmes de son état-major. Il remet sur ses pieds l’oligarchie, plus qu’avant souveraine fait des charges suprêmes l’instrument docile de la puissance de celle-ci, lui confie la législation, les tribunaux, la guerre, les finances ; et lui donne dans les esclaves affranchis, une garde fidèle, dans les colonies militaires une armée. Enfin sa tâche est achevée : l’ouvrier alors se retire, et laisse son œuvre : le régent absolu abdique de sa pleine volonté, et redevient simple sénateur. Dans toute cette longue carrière militaire et politique, jamais il n’a perdu une bataille, jamais il n’a reculé d’un pas : sans que personne l’arrête, ami ou ennemi, il a marché droit jusqu’au but qu’il s’est à lui-même posé. Oui, Sylla eut raison de se louer de sa bonne étoile. La fortune, cette capricieuse déesse, avait, pour lui seul, changé son humeur légère en constance : elle se complut à entasser et les honneurs et les succès, et les dons qu’il ambitionnait et ceux qu’il ne recherchait pas sur la tète de son protégé ! A l’histoire cependant, il appartient d’être plus juste envers lui qu’il ne le fut lui-même, et de lui assigner un plus haut rang qu’aux simples favoris du sort !

Non que la constitution syllanienne ait été une oeuvre originale en politique, à l’égal de celle des Gracques ou de César. Ainsi qu’il arrive de tout travail de pure restauration, vous n’y rencontrez pas, à vrai dire, une pensée neuve d’homme d’État : tous ses éléments les plus essentiels, l’entrée dans le Sénat après l’exercice de la questure, les censeurs privés du droit de radiation, l’initiative légiférante donnée au Sénat, la fonction tribunicienne changée en instrument sénatorial, en un frein à l’usage de l’imperium ; celui-ci transmis du magistrat élu parle peuple au proconsul ou propréteur tenant du, Sénat ses pouvoirs; enfin l’ordonnance nouvelle des procès criminels et des municipes, tout cela n’est point la création du dictateur : toutes ces institutions appartiennent en propre au régime oligarchique, où déjà elles ont pris naissance et grandi avant Sylla : il n’a fait que les régler et fixer. Et même les infamies sanglantes de sa restauration, les proscriptions, les confiscations, si on les compare aux actes des Nasica, des Popillius, des Opimius, des Cœpion et de tant d’autres, ne constituent-elles pas, en quelque sorte, la formule juridique et traditionnelle, la recette à l’usage de l’oligarchie pour se défaire de ses adversaires ? Sur l’oligarchie romaine du siècle de Sylla, tous les jugements portés valent condamnation inexorable, absolue; et, comme tout ce qui lui appartient ou la touche, la constitution syllanienne est restée sous le coup d’une pareille sentence. Pourtant je n’offenserai pas la sainte figure de l’histoire, et mon éloge ne sera pas un tribut corrupteur payé au génie du mal, si je démontre que Sylla eut bien moins à répondre de sa restauration que cette aristocratie romaine elle-même, transformée depuis des siècles en coterie gouvernante, allant s’amoindrissant tous les jours dans l’énervement et le rapetissement séniles : c’est à elle, en fin de compte, qu’il convient de faire remonter toutes les pauvretés, toutes les infamies commises. Sylla réorganisa le Sénat, non comme le maître de maison qui, s’attachant à la règle de sa propre prudence, rétablit l’ordre troublé dans son intérieur et dans sa domesticité, mais simplement comme l’agent d’affaires observateur fidèle des termes de son mandat : or, est-ce bien descendre au fond des choses et rester dans le: vrai, que de rejeter en pareil cas sur le fondé de pouvoirs la responsabilité finale et sérieuse du mandant ? On estime trop haut l’importance de Sylla ; ou plutôt on, fait trop bon marché de cet horrible entassement de proscriptions, d’expropriations et de restaurations, qui n’ont rien réparé, irréparables qu’elles étaient elles-mêmes, dès qu’on n’y veut plus voir que les actes d’une sorte de maniaque porté par le hasard à la tête de l’État ? Tout cela était exploit de noble romain : tout cela, terrorisme de restauration : Sylla, lui, pour parler avec le poète, fut la hache du bourreau qui se lève et s’abaisse inconsciente à la suite de l’idée complètement réfléchie. Ce rôle, Sylla l’a rempli dans son entier, avec une énergie étonnante, démoniaque même : mais dans les limites qui lui étaient posées, il n’a pas seulement agi avec grandeur : il a utilement agi. Jamais, depuis lui, une aristocratie dégénérée, roulant chaque jour plus bas dans l’abîme, ainsi qu’il en advenait de l’aristocratie romaine, jamais aristocratie n’a trouvé un tel Protecteur, ayant à toute heure la min prête et forte, désintéressé de son ambition personnelle, tirant l’épée du général, ou saisissant le burin du législateur ! Assurément, il est une différence grande entre le capitaine qui dédaigne le sceptre par héroïsme civique, et celui qui le rejette par fatigue d’homme blasé; et pourtant à juger ce caractère, au point de vue de l’absence complète en lui de l’égoïsme politique, mais à ce point de vue seul; qu’on m’entende, j’estime que le nom de Sylla peut encore être nommé derrière celui de Washington[31] !

Mais il n’eut pas seulement des titres à la reconnaissance de l’aristocratie ; et la nation tout entière lui devait plus que la postérité n’a voulu l’avouer. N’avait-il pas fermé à toujours l’ère de la révolution italienne, en tant que sa cause résidait dans l’infériorité politique de certains pays au regard d’autres plus favorisés ? En s’obligeant lui-même, en obligeant tout son parti à la reconnaissance de l’égalité des Italiens devant la loi, n’a-t-il pas été le véritable et dernier promoteur de l’unité politique de la péninsule, ce bienfait qu’elle ne payait pas trop cher de tous ses maux sans fin ni trêve, et des torrents du sang versé ? Il fit plus. Depuis un demi siècle, et au delà, la puissance romaine allait déclinant : l’anarchie était en permanence : c’était l’anarchie en effet que le mariage du régime sénatorial et de la constitution gracquienne : c’était pis encore, que ce régime sans tête des Cinna et des Carbon, dont l’image hideuse se symbolise dans l’alliance désordonnée et, contre nature avec les Samnites ! Chaos politique, intolérable, et sans remède s’il en fut, le commencement de la fin, à dire le vrai ! Et l’on sera dans le vrai encore, en affirmant qu’à cette heure, c’en était fait de la République : effroyablement minée dans ses fondements, elle croulait, sans le bras de Sylla, dont l’intervention en Asie et en Italie fut un jour son salut. Je veux que ses institutions n’aient pas duré plus que celles de Cromwell ! Rien de plus facile que de voir combien peu elles étaient solides ! Encore y aurait-il irréflexion grande à ne pas reconnaître que, Sylla faisant défaut, le flot eût emporté jusqu’au sol de l’édifice. On ne saurait non plus lui reprocher de n’avoir pas plus solidement bâti. L’homme d’État n’édifie que ce qu’il peut, sur le terrain qui lui est assigné. Tout ce qu’il était donné de faire à un conservateur, pour sauver la constitution, Sylla l’a fait : tout le premier il sentait qu’à élever une forteresse, il eût aussi fallu pouvoir y mettre la garnison ; et que sa tentative en faveur de l’oligarchie avorterait un jour devant la nullité incommensurable des oligarques. Sa constitution ne fut donc qu’une digue de détresse jetée au milieu des brisants. Comment faire un crime à l’ingénieur, de ce que dix ans après les vagues revinrent engloutir sa construction impossible, et que ne défendaient même pas ceux qu’elle aurait dû couvrir ? Pour l’homme d’État, est-il besoin qu’on lui,signale les réformes très louables de détail, celles par exemple relatives au système de l’impôt asiatique, et à la justice criminelle, pour qu’il tienne en juste estime la restauration syllanienne, si éphémère qu’elle fut : il admirera de même cette réorganisation de la République, conçue dans les conditions les mieux appropriées aux circonstances, menée de haut et d’ensemble avec une rigoureuse logique, au travers d’indicibles obstacles; et tout compte fait, il placera non loin de Cromwell le sauveur de Rome, l’ouvrier qui acheva l’unité de l’Italie,

Mais ce n’est pas l’homme d’État qui a voix au tribunal des morts : le sentiment commun, que le souvenir de Sylla irrite et soulève, ne se réconciliera jamais avec les actes du dictateur, qu’il les ait commis ou laissé commettre. Sylla n’a pas seulement assis sa domination sur les plus terribles abus de la force ; il a, dans le cynisme de sa franchise, affecté d’appeler les choses par leur nom. Il a ainsi irrémissiblement gâté sa cause dans l’estime des faibles de cœur, de ceux qui s’épouvantent du nom plus que de la chose ! Par là, et tel est aussi le jugement de l’homme sensé et honnête, par la froideur impassible et la netteté de ses vues, il semble plus odieux même que le tyran que sa passion a précipité dans le crime. Proscriptions, récompenses données au bourreau, confiscations, exécutions d’officiers insubordonnés sur sentence sommaire, tout cela s’était vu cent fois, et le sens moral passablement obtus de la société ancienne, dans les matières politiques surtout, ne s’était point mis en révolte : jamais pourtant on n’avait vu publiquement inscrits et placardés les noms des hommes placés hors la loi : jamais on n’avait vu leurs têtes exposées en plein Forum, les bandits recevant un honoraire fixe et régulièrement porté sur les registres des caisses de l’État, les biens confisqués mis sous le marteau de l’enchère comme butin fait sur l’ennemi, les officiers en second, pour un seul mot d’opposition, massacrés aussitôt sur un geste du général, qui s’en vantait en même temps devant le peuple ? C’est une grande faute en politique que d’afficher ainsi le mépris de tout sentiment humain de tels précédents n’ont pas peu contribué à envenimer à l’avance les crises révolutionnaires d’un prochain avenir ; et, jusque dans nos temps, une horreur méritée vient faire ombre sur la mémoire de l’inventeur dés proscriptions !

Ce n’est pas tout. Si, dans les circonstances graves, cet homme de fer allait devant lui inflexible, dans les choses de moindre intérêt, au contraire, et notamment dans les questions de personne, très souvent il s’abandonnait à son tempérament sanguin, selon son penchant ou son antipathie. Il eut une fois de la haine contre les Marianiens, je n’ai pas besoin de le dire: il lui lâcha la bride, se vengeant même contre les innocents, se vantant que nul autant que lui n’avait usé de représailles envers amis et ennemis[32]. Il ne dédaigna pas, sa puissance le lui rendant facile, d’amasser une colossale fortune. Le premier régent absolu qu’ait eu l’empire romain , il justifia cette maxime fondamentale de l’absolutisme, que la loi ne lie pas le prince ; il se tint surtout pour dégagé de ses propres décrets contre l’adultère et le luxe. Mais sa complaisance envers lui-même n’était rien auprès de son laisser-aller envers son parti et les hommes de son monde. Plus fatale encore à l’État, quoique nécessitée peut-être par les exigences de sa politique, sa tolérance avait ruiné la discipline militaire; et il ferma de même les yeux, chose bien plus grave, sur tous les excès de ses adhérents. A cet égard, il est parfois d’une facilité incroyable : un jour on le voit pardonner à Lucius Murena les revers amenés par de lourdes fautes et une insubordination géminée, et, bien mieux, le laisser triompher au lendemain de sa défaite : une autre fois, envers Pompée, qui s’est plus mal conduit encore, il est prodigue de récompenses. L’extension des proscriptions et confiscations, et leurs plus détestables horreurs proviennent moins peut-être de sa volonté directe que de son indifférence, crime aussi grand d’ailleurs, dans sa haute situation. A tout prendre, ces alternatives d’incroyable laisser-aller et d’inexorable rigueur ne me surprennent pas, quand je me pose en face de ce caractère mêlé d’énergie vivace et d’insouciance. Que de fois n’a-t-on pas répété qu’avant sa régence il fut un homme bon et doux ; que pendant sa régence il se montra forcené et sanguinaire ? Le fait est vrai et s’explique : si, une fois dictateur, il n’eut plus rien de son indulgence passée envers ses adversaires, il resta pourtant le même, il en faut convenir, mettant le même calme insouciant à punir qu’il en mettait à pardonner. Tous ses actes politiques sont marqués au coin de cette légèreté à demi ironique. De même qu’il se complut â qualifier de pure bonne chance les talents qui lui donnaient la victoire, de même il se comporta comme si la victoire ne lui avait été d’aucun prix, comme s’il eût eu le pressentiment de la fragilité et du néant de son œuvre ; comme si, simple intendant de la maison, il eût mieux aimé la réparer que la démolir et la reconstruire, et n’eût fait, après tout, qu’en badigeonner les lézardes d’un enduit quelconque, en vue de l’heure présente.

Quoi qu’il en soit, ce Don Juan de la politique était coulé d’un seul jet. Toute sa vie témoigne du calme équilibre de ses facultés : dans les positions les plus différentes il demeure immuable. De même qu’après ses premiers et éclatants succès en Afrique, il était revenu chercher dans Rome les jouissances du citadin oisif, de même, ayant possédé le pouvoir absolu, il ira chercher le délassement et le repos dans sa villa de Cumes. Ce n’était point une phrase menteuse qu’il avait à la bouche, quand il se plaignait du lourd fardeau des affaires publiques : ce fardeau il le rejeta, dès qu’il le put et l’osa. Après son abdication, il resta pareil à lui-même, ne montrant ni humeur ni affectation, satisfait d’avoir enfin les mains allégées; intervenant parfois de son autorité ancienne, quand l’occasion le voulait. La chasse, la pêche, la rédaction de ses Mémoires, remplissaient les heures de son loisir : entre temps il réglait les affaires intérieures de la colonie voisine de Pouzzolles, où la dissension s’était mise : rapide et sûr, comme jadis, quand il gouvernait Rome. Couché déjà sur son lit de mort, il s’occupait de la contribution à lever polir la reconstruction du temple de Jupiter Capitolin : il ne lui fut pas donné de le voir debout ! Moins d’un an après son abdication de la dictature, la mort le surprit dans sa soixantième année, toujours vert de corps et d’esprit : deux jours avant il travaillait encore à ses mémoires. Sa maladie fut courte ; un coup de sang l’emporta[33] (676 [78 av. J.-C.]). Dans la mort même, la fortune lui fut fidèle. Mourant à une telle heure, il n’eut point à se replonger dans le tourbillon et le conflit des partis, à conduire de nouveau ses Vétérans à l’assaut d’une autre révolution : s’il avait plus vécu, la situation de l’Espagne et de l’Italie, au lendemain, du jour où il ferma les yeux, ne lui aurait pas épargné ce devoir. Déjà dans Rome, à l’approche de ses funérailles solennelles, de nombreuses voix, muettes lui vivant, protestaient tout haut contre les honneurs qu’on allait rendre au tyran. Mais les souvenirs étaient là : les vieux soldats du Dictateur étaient trop craints ! Il fut, décidé que son corps serait rapporté à Rome et que ses funérailles auraient lieu. Jamais l’Italie n’avait mené semblable deuil. Partout, sur le passage du cadavre paré des ornements royaux, ses insignes bien connus et ses faisceaux en avant, ses fidèles vétérans marchant derrière, les habitants italiques se joignaient au funèbre cortége : il semblait que toute l’armée, qu’il avait si souvent et si sûrement conduite à la victoire, eût encore été convoquée une dernière fois pour cette grande revue de la mort. Enfin l’immense procession atteignit les murs de Rome : là, il y avait justitium : les affaires et les tribunaux chômaient et deux mille couronnes d’or attendaient l’illustre défunt, dernier gage d’honneur décerné par les légions, les villes et ses plus proches amis. Il avait, selon l’usage de la gens Cornelia, ordonné d’ensevelir son corps sans le brûler : mais ses amis, mieux que lui, songèrent aux jours d’autrefois et aux jours de l’avenir, et le Sénat fit livrer aux flammes du bûcher funèbre les restes de l’homme qui avait osé troubler dans le tombeau le repos des restes de Marius. Escorté par les magistrats et le Sénat tout entier, par les prêtres et prêtresses en costume, et par la troupe des jeunes enfants nobles, armés en cavaliers, le corps arriva sur le Forum : là, sur cette même place, remplie du bruit de ses actions et retentissante encore de sa redoutable parole, l’éloge funèbre fut prononcé : puis, portée sur les épaules des sénateurs, la bière se dirigea vers le Champ-de-Mars, où était dressé le bûcher. Pendant qu’il se consumait dans les flammes, les chevaliers et les soldats menèrent la course d’honneur autour du cadavre, et enfin les cendres furent déposées au même lieu, près du sépulcre des anciens rois. Les femmes romaines portèrent pendant un an le deuil[34].

 

 

 



[1] Les traditions les plus dignes de foi ne donnent aux rois que douze licteurs (Cicéron, de repub., 2, 17, 31 — Tite-Live, 1, 8, et alias : secùs, Appien, Bell. civ., 1, 100) : de même, à l’origine, les deux consuls n’en ont aussi que douze, chacun d’eux les prenant pendant un mois alternativement. Par suite, il faut tenir que le dictateur n’en avait pas davantage : ce qui peut encore s’induire de Tite-Live (epit. 98), où il est dit qu’avant Sylla, jamais dictateur n’a eu vingt-quatre licteurs. — Polybe, il est vrai, affirme le contraire (3, 87) : mais il faut remarquer qu’il parle là d’une magistrature tombée de son temps en désuétude : et que, comme de son temps aussi, les deux consuls avaient pris chacun les douze licteurs, il n’y avait plus rien de contraire à la théorie du droit public à ce que le dictateur en eût vingt-quatre. De là, par voie de conséquence, les vingt-quatre licteurs attribués au dictateur, même des plus anciens temps, par Denys d’Hal. (10, 24) et par Plutarque (Fab., 4). Rien ne s’oppose, à mon sens, à ce qu’on regarde Sylla comme le premier auteur de cette pratique, et de tenir pour vraie, dès lors, l’assertion fort sérieuse de l’abréviateur de Tite-Live.

[2] Satius est uti regibus quam uti malis legibus (ad Herenn., 2, 26).

[3] [De là le mot de proscriptio, proscription]

[4] Tel est le chiffre fourni par Valère Maxime, 9, 2, 4. — Selon Appien (bell. civ., 4, 95), Sylla aurait proscrit environ quarante sénateurs, auxquels d’autres furent ajoutés plus tard, et environ seize cents chevaliers : selon Florus (2, 9), suivi par saint Augustin (de civit. Dei, 3, 28), deux mille sénateurs et chevaliers. Plutarque (Silla, 31) dit que dans les trois premiers jours cinq cent vingt noms furent portés sur les listes. A entendre Orose (5, 21), il y en aurait eu cinq cent quatre-vingts dans les premiers jours. — Toutes ces données ne sont pas essentiellement contradictoires entre elles : d’une part, il n’y eut pas que des sénateurs et des chevaliers qui furent mis à mort ; et d’autre part les listes demeurèrent ouvertes pendant plusieurs mois. Ailleurs, Appien (1, 103) énumère, comme ayant été tués ou bannis par Sylla, quinze consulaires, quatre-vingt-dix sénateurs, deux mille six cents chevaliers : mais tout le passage fait voir qu’il y a ici confusion entre les victimes de la guerre civile et celles de Sylla personnellement. Les quinze consulaires sont : Quintus Catulus (consul en 652), Marcus Antonius (c. en 655), Publius Crassus (c. en 657), Quintus Scævola (c. 659), Lucius Domitius (c. 600), Lucius Cæsar (c. 664), Quintus Rufus (c. 666), Lucius Cinna (c. 667 à 670), Gnœus Octavius (c. 667), Lucius Merula (c. 667), Lucius Flaccus (c. 668), Gnœus Carbon (c. 669, 670, 672), Gaius Norbanus (c. 671), Lucius Scipion (c. 671), Gaius Marius (c. 672) : parmi eux, quatorze périrent ; un, Lucius Scipion, fut banni. Que si au contraire, selon le récit de Tite-Live, adopté par Eutrope (5, 9) et par Orose (5, 22), on veut que la guerre sociale et la guerre civile aient enlevé (consumpti) vingt-quatre consulaires, sept prétoriens, soixante anciens édiles et deux cents sénateurs, on fait ici entrer dans le compte et les personnages tombés sur les champs de bataille en Italie, comme les consulaires Aulus Albinus (c. 655), Titus Didius (c. 656), Publius Lupus (c. 664), Lucius Caton (c. 665), et d’autres hommes comme Quintus Metellus Numidicus, Marius Aquillius, Gaius Marius le père, Gnæus Strabon, qu’on peut aussi ranger parmi les victimes, ou d’autres encore dont le sort est resté inconnu. Sur les quatorze consulaires tués, trois périrent dans des émeutes militaires : mais huit syllaniens et cinq marianiens furent mis à mort par la faction contraire. En comparant les chiffres plus haut donnés, on voit que Marius sacrifia cinquante sénateurs et mille chevaliers : que quarante sénateurs et seize cents chevaliers moururent par ordre de Sylla. Ces chiffres du moins permettent l’appréciation non absolument arbitraire des massacres à laisser à la charge de chaque parti.

[5] [La fontaine de Servilius (Servilius locus), du nom de Servilius Cœpion, son auteur (627 [127 av. J.-C.]), était alimentée par l’eau de la Tepula (eau tiède), amenée jusqu’au pied du mont Capitolin, au bas du vicus Jugarius. — Au temps de Sénèque on se rappelait encore la hideuse exposition des tètes des proscrits. Videant largum in Foro sanguinem et supra Servilium lacum (id enim proscriptionis Sullœ spoliarium est) senatorum capita. — Sénèque, de Provident., 3]

[6] L’un d’eux fut ce Sextus Alfenus, dont le nom revient fréquemment dans le plaidoyer de Cicéron pour Publius Quinctius.

[7] Une circonstance spéciale aggrava d’ailleurs leur condition. Autrefois la latinité, comme la pérégrinité (peregrinus), comportait régulièrement l’association de ses membres en une cité exclusive, dite latine ou pérégrine : aujourd’hui, comme chez les affranchis latins ou déditices d’une époque plus récente, la constitution municipale leur est interdite. Par suite, ces nouveaux Latins n’ont plus les privilèges attachés à celle-ci : et même, ils ne peuvent plus tester ; car nul ne peut faire un testament, que selon le droit de sa ville. — Ils pouvaient, par contre, acquérir, soit aux termes d’un testament romain, soit entre vifs entre eux, et aussi commercer avec des Romains et des Latins, dans la forme du droit romain.

[8] [Près de Corfinium. Elle fut plus tard la patrie d’Ovide]

[9] [On sait que l’affranchi prenait le prénom et le nom de gens du maître qu’il avait servi. — V. Dict. de Smith, V° nomen, in fine]

[10] On a la preuve que la répartition des cinq années de l’arriéré et des frais de guerre, opérée entre les villes d’Asie par Sylla (Appien, Mithridate, 62 et alias), a servi de type pour l’avenir. C’est à Sylla que Cassiodore reporte (chronic. 670) la division de l’Asie en quarante circonscriptions : c’est sur la répartition syllanienne que s’assoient les taxes plus tard frappées (Cicéron, pro Flacc., 14, 32) : les sommes dépensées pour la construction de la flotte, en 672 [82 av. J.-C.], sont déduites de l’impôt à payer (ex pecunia vectigali populo Romano – Cicéron, Verr., 1, 35, 89). Enfin Cicéron (ad Quint. fratr., 1, 1, 11, 33) précise et dit que les Grecs par eux-mêmes étaient hors d’état de payer la redevance imposée par Sylla, sans fermiers intermédiaires.

[11] Nul auteur n’enseigne, à la vérité, de qui émanait la loi, qui rendit plus tard nécessaire la promulgation de la lex Roscia theatralis, laquelle à son tour restitua les chevaliers dans leur privilège (Becker-Friedlænder, Handb. (Manuel), 4, 531) : mais tout tend à démontrer que c’est bien Sylla qui le leur avait enlevé. [V. Velleius, II, 31 — Ils avaient les quatorze subsellia derrière l’orchestra, qui appartenait aux sénateurs]

[12] On n’est pas bien fixé sur le nombre ancien des questeurs annuels : à dater de 487 [267 av. J.-C.], on en compte huit, deux questeurs urbains, deux questeurs militaires, quatre questeurs de la flotte : mais il convient d’ajouter à ce nombre tous ceux qui étaient envoyés dans les gouvernements. Les questures de la flotte, Ostie, Calès et ailleurs, étaient à poste fixe : les questeurs militaires ne pouvaient pas davantage être appelés à un autre service : autrement le consul, quand il prenait le commandement, aurait pu ne plus trouver à côté de lui son questeur. Mais avant Sylla il y avait déjà neuf gouvernements à pourvoir : de plus deux questeurs étaient envoyés en Sicile. On arrive ainsi à un chiffre normal de dix-huit. Toutefois comme nous savons, d’autre part, qu’il y avait beaucoup moins de magistrats que de provinces, comme on suppléait aux lacunes par les prorogations du terme des charges et par d’autres expédients encore, comme il était dans les tendances manifestes de la politique romaine de restreindre le plus possible lé nombre des magistrats, il se peut que les questures aient été aussi plus nombreuses que les questeurs, et que dans telle petite province, en Cilicie, par exempte, il n’en fût pas d’ordinaire envoyé. Ce qui est sûr, c’est qu’avant Sylla il y avait plus de huit questeurs.

[13] On aurait tort de vouloir donner un nombre fixe pour les membres du Sénat. A supposer que les censeurs, avant Sylla, dressassent une liste de trois cents noms, à ces trois cents venaient aussitôt s’ajouter les non sénateurs pourvus de charges curules après la clôture de cette liste, et avant la confection de la liste nouvelle ; et après Sylla, autant de questoriens vivants, autant de sénateurs à porter en ligne de compte. J’estime d’ailleurs que dans sa pensée, Sylla voulut porter le Sénat à cinq ou six cents membres : c’est à ce chiffre approximatif que l’on arrive, si l’on fait entrer en moyenne et par an dans la Curie vingt nouveaux sénateurs âgés d’environ trente ans, et si on estime à vingt-cinq ans la durée moyenne de leur vie officielle. Au temps de Cicéron, à une séance où les sénateurs se portaient en foule, on n’en compta pas moins de quatre cent dix-sept.

[14] C’est à cela que font allusion les paroles de Lépide, dans Salluste (hist., 1, 41, 11, éd. Dietsch) : populus Romanus… agitandi inops : paroles auxquelles Tacite fait allusion à son tour (Ann., 3, 27) : statim turbidis Lepidi rogationibus neque multo post tribunis reddita licentia quoque vellent populum agitandi. Les tribuns ne perdirent pas le droit de motion au peuple : on en trouve la preuve dans Cicéron (de legibus, 3, 4, 10), et plus clairement encore dans le plébiscite de Thermensibus *, qui d’ailleurs, dès la phrase du début, constate l’autorisation préalablement donnée par le Sénat (de Senatus sententia). Que les consuls au contraire, même après Sylla, aient pu porter des motions devant le peuple, sans l’avis préalable du Sénat, c’est ce dont on ne peut douter, et à raison du silence des sources, et par l’événement même des révolutions de 667 et 676 [87 & 78 av. J.-C.], dont les chefs, précisément à cause de cela, ne furent pas des tribuns, mais bien des consuls. De même on rencontré à cette époque, sur certaines matières accessoires d’administration, telles lois consulaires, la loi frumentaire de 681 [-73], par exemple, qui à d’autres époques eussent été votées sous forme de plébiscite.

* [V. Lex Antonia, de Thermensibus, au Corp. Insc. Latin, de Mommsen, p. 114]

[15] Nous n’avons pas la preuve directe du fait ; mais bien certainement la Gaule italienne, dans les plus anciens temps, n’est en aucune façon une province, dans le sens tout spécial du mot, un gouvernement ayant ses limites territoriales et administré par un fonctionnaire qui change tous les ans, tandis qu’au temps de César elle est ainsi régie (cf. Licinian., à l’année 676 [78 av. J.-C.] : data erat et Sullœ provincia Gallia cisalpina). — Il en faut dire à peu près autant en ce qui touche le report de la frontière : nous savons que l’Æsis autrefois, et que le Rubicon au temps de César, formait limite entre l’Italie et la Cisalpine ; mais nous ignorons à quelle date le changement se fit. De ce que le propréteur Marcus Terentius Varro Lucullus pourvut un jour à un règlement de limites [terminos restiluendos] dans la région d’entre les deux cours d’eau (Orelli, inscr. 570 *), on a conclu que cette région était encore territoire provincial durant l’année qui suivit la préture du même Lucullus (679 [-75]) : un propréteur, en effet, n’eût rien eu à faire en territoire italien. Il est bien vrai que l’imperium prorogé ne s’arrête qu’au dedans du Pomœrium; en Italie au contraire, d’après l’ordonnance de Sylla, cet imperium prorogé, toujours licite, n’existait pas toujours en fait ; et dans tous les cas, l’office de Lucullus était à titre extraordinaire. Nous pouvons aussi préciser quand et comment il l’a exercé en ce pays. Déjà, avant la réorganisation syllanienne (de 672 [-82]), il y avait là un commandement militaire actif, et vraisemblablement investi par Sylla de la puissance proprétorienne, comme celui de Pompée ; et c’est en cette qualité qu’il aura réglé en 672 ou 673 [-82/-81] (cf. Appien, 1, 95) les limites dont parle l’inscription. Il ne faut donc tirer de ce texte aucune conclusion relative à la situation légale de l’Italie du nord, encore moins lui donner une date postérieure à la dictature de Sylla. A une telle conjecture on opposerait un indice remarquable, tiré de ce fait que Sylla a certainement élargi l’enceinte du Pomœrium (Sénèque, de Brevitate vitæ, 14 ; Dion Cass., 43, 50), ce qui, dans le droit public de Rome, n’était permis qu’à celui qui avait agrandi la frontière, non de l’empire, mais de la ville, c’est-à-dire la frontière italienne propre.

* [V. cette inscr. au Corpus de Mommsen, no 583, p. 167. — Elle a été trouvée non loin de Pesaro, en 1736]

[16] La Sicile demandait deux questeurs : il y en avait un par chacune des autres provinces : deux restaient en ville : venaient ensuite les quatre questeurs de la flotte [classici] : enfin les consuls en prenaient deux avec eux, à l’armée : total dix-neuf questeurs annuellement employés. On ne sait où placer le vingtième et dernier.

[17] La fédération italique est bien autrement ancienne ; mais elle n’est qu’une confédération d’États, et non pas comme l’Italie, à dater de Sylla, un territoire spécial et délimité à l’intérieur de l’empire romain uni.

[18] [La lance (hasta) était le symbole de la propriété quiritaire. — Festuca auteur utebantur quasi hastœ loto, signo quodam justi dominii, quod maxime sua esse credebant, quœ ex hoslibus cepissent : unde in centumviralibus judiciis hasta prœponitur (Gaius, Comm., IV, 16). — V. dans Cicéron, de Orat. 1, 38, l’énumération d’une foule de procès attribués à la compétence des centumvirs. — Nous n’avons pas voulu entrer ici dans des détails que tous les juristes connaissent : en ce qui touche la procédure romaine en général, nous renvoyons nos lecteurs aux livres spéciaux de Walter (Gesch. des rœm. R. : Hist. du Droit rom.), Tigerstroem (de Judicibus apud Romanos, Berlin, 1826), et aux commentateurs de Gaius, liv. IV ; des Institutes de Justinien, liv. IV, tit. 18, et du Digeste, liv. V, tit. 1 de Judiciis, tit. 48 de Judiciis publicis. — Signalons d’ailleurs, à propos des centumvirs, l’étude spéciale fort curieuse de Hollweg (Ueber die Competenz des Centumviralgerichts)]

[19] [Majestatem minuere est de dignitate, aut amplitudine, aut potestate populi… aliquid derogare (Cicéron, de Invent., II, 17). — Majestas est in imperii atque in nominis populi Romani dignitate quain minuit is qui per vira multitudinis rem ad seditionem vocavit (Cicéron, Part. orat., 30). — V. l’énumération des lois cornéliennes dans Smith, Dict., V° Leges Corneliœ]

[20] [M. Mommsen fait ici allusion aux prescriptions des Douze Tables et aux lois Oppia (213 [541 av. J.-C.]), Orchia (181 [-573]), Fannia (161 [-593]), Didia (143 [-611]) et Licinia (103 [-651]). — V. Smith, Dict., Sumptuariœ, leges]

[21] [On se rappelle que le magistrat, à Rome, donnait au juge ou au jury la formule ou le point de droit du procès ; ou, si l’on veut, lui posait la question à laquelle il avait à répondre]

[22] [En ce cas aussi, ils sont remplacés dans la fonction censorale par les deux quatuorvirs annuels qui leur succèdent dans la fonction consulaire. — V. Handb., Becker-Marquardt, III, 1er part., pp. 359 et suiv.]

[23] [Il ne s’agit pas ici de la lex Julia municipalis, connue par les Tables d’Héraclée (V. Mommsen, Corp. Insc. Lat., pp. 119 et s.) ; mais de la loi du consul Lucius Julius Cœsar]

[24] [Sic, au texte]

[25] [Lex Cornelia, de XX quœstoribus (V. Sigonius, de antiquo jure civ. Rom., p. 183-212 ; Tacite, Ann., 11, 22, et Mommsen, Corp. Insc., p. 108). — On lit en tête : L. Cornelius l. f. diciator… populum joure rogavit, populusque joure scivit…]

[26] [Cf. son portrait, dans Plutarque, Sylla, 2. — Sylla, disaient les caustiques Athéniens, Sylla, c’est une mûre saupoudrée de farine !]

[27] [La voici, selon Appien (bell. civ., I, 101) : Un laboureur était mordu par les poux, durant son travail. Il s’arrêta, et nettoya sa tunique. Mais il était mordu toujours ; alors, pour n’être plus gêné en travaillant, il brûla sa tunique. — Je conseille, aurait ajouté Sylla, à tous ceux qui ont été vaincus par deux fois, de ne pas m’obliger à user du fer et du feu une troisième !]

[28] [Il prend dans les inscriptions et dans sa correspondance le surnom d’Epaphroditus. — Plutarque, Sylla, 19, 34]

[29] [Écrits vraisemblablement en latin (Plutarque, Sylla, 6, 31). — On en trouve quelques citations dans A. Gell., I, 12, XX, 6]

[30] [C’était le mot de Carbon. — Plutarque, 28]

[31] [Même avec le correctif qu’il emploie, notre auteur ne va-t-il pas au delà du juste, en comparant, de si loin que ce soit, Sylla, l’heureux et le blasé, mais aussi Sylla le sanglant, avec l’admirable et vertueuse figure de Washington ? Il est des noms qui jurent à les simplement rapprocher. Washington a donné à sa patrie l’indépendance et la grandeur ; Sylla n’a sauvé la sienne que pour un jour, au profit d’une faction !]

[32] Euripide, Médée, 847 : Que nul ne me croie lâche et faible, et tranquille d’humeur : je suis tout autre, implacable pour mes ennemis, et douce à mes amis !

[33] Et non la phtiriase [morbus pedicolosus, maladie engendrant les poux et la vermine], comme le disent quelques récits [Plutarque notamment : Sylla, 37] : par la très bonne raison que cette maladie est purement imaginaire. — [Quant aux Mémoires, Sylla les avait poussés jusqu’au vingt-deuxième livre quand il mourut. Nous ne les connaissons guère que par ce qu’en dit Plutarque (Sylla, 6, 37), qui en fit usage pour ses biographies de Sylla, Marius, Sertorius et Lucullus. Heeren a soutenu qu’ils furent écrits en grec (de fontibus Plutarchi, p. 151 ) : tout porte à croire le contraire, à en juger par les citations d’A. Gell. (I, 12, XX, 6). Continués par un affranchi de Sylla, Epicadus (Suétone, de illust. Grammat., 12), ils avaient été dédiés à Lucullus (Plutarque, Lucullus, 1)]

[34] [Le portrait de Sylla, homme politique et législateur, tracé par la plume de M. Mommsen, semblera presque nouveau à quiconque, en France, n’est pas au courant des travaux de la science historique à l’étranger. Cette remarquable et puissante figure a toujours plus étonné qu’elle n’a été jugée : chez nous, on ne connaît guère dans Sylla que l’homme aux proscriptions, et le débauché qui abdique pour achever sa vie dans les plus honteux plaisirs. — Montesquieu l’a voulu peindre en une ligne : Sylla qui confondit la tyrannie, l’anarchie et la liberté (Esprit des Lois, VI, 15) : mais il y a peut-être là un brillant cliquetis de mots, plutôt qu’un jugement exact. J’aime mieux le précis qu’il écrit ailleurs : Sylla fit des lois très propres à ôter la cause des désordres qu’on avait vus... (Grandeur et décadence des Rom., XI). Ici, je trouve une étude incomplète, riche du moins en considérations solides et vraiment politiques. Mais le caractère de l’homme, le portrait est nécessairement laissé de côté. Notre grand publiciste, cependant, avait eu l’esprit frappé de l’effrayante grandeur de celui que M. Mommsen appelle le premier régent absolu de Rome : le Dialogue d’Eucrate et Sylla, si déclamatoire, si peu réel qu’il soit, atteste un travail sérieux d’imagination et de pensée. — Parmi les études faites à l’étranger, nous citerons, outre les publications de Voekerstaet (de L. Corn. Sulla legistatore, Lugd. Batavor., 1846), et de Wittich (de Reip. Rom. ea forma, qua L. Sulla totam rem Romanam commutavit, Lipsiæ, 1834), le remarquable livre de Zachariœ (L. Corn. Sylla, genannt der Glückliche, als Ordner des Rœm. Freistaates [L. C. Sylla, surnommé l’Heureux, organisateur de la Rép. rom.], Heidelb., 1834), et l’article Sylla, dans l’histoire de la Gens Cornelia, dans Drumann (Geschichte Roms... nach Geschlechtern [Hist. de Rome par les Gentes, durant son passage de la république à la monarchie], Kœnigsberg, 1835-1844). C’est là qu’on retrouve condensés et discutés avec une érudition formidable tous les faits, tous les documents que les auteurs anciens (Plutarque et Appien principalement) et les inscriptions nous ont conservés. — Chez nos modernes, on lira avec fruit un récit bien conçu et un jugement bien résumé de M. Duruy (Hist. Romaine, t. II, ch. XXI, XXII) : V. surtout p. 295 : Il y a deux choses dans la vie publique de Sylla, et celle à laquelle on songe le moins est la plus grande ! … M. Michelet n’a donné que quelques coups de pinceau rapides ; il saisit le drame ; il ne s’arrête pas devant l’œuvre de restauration politique et législative. — Je le dirai sans flatterie, la meilleure page qu’on ait écrite en France sur Sylla, se lit dans la Vie de J. César, t. I, ch. VI. Elle contient une esquisse vraie, cursive et complète : l’impérial auteur a su donner à son portrait toute l’importance qu’il mérite, et il termine par cette conclusion, qui concorde avec les conclusions de M. Mommsen. Il laissait l’Italie domptée, mais non soumise ; les grands au pouvoir, mais sans autorité morale ; ses partisans enrichis, mais tremblants pour leurs richesses ; les nombreuses victimes de la tyrannie terrassées, mais frémissantes sous l’oppression ; enfin Rome avertie qu’elle est désormais sans défense contre l’audace d’un soldat heureux ! — L’histoire des cinquante dernières années et surtout la dictature de Sylla, montrent jusqu’à l’évidence que l’Italie demandait un maître !

De fait, est-ce que des Gracques à Auguste l’histoire de Rome est autre chose qu’une révolution perpétuelle, avec ses vicissitudes et ses horreurs ? Dès cette heure, il n’y a plus de milieu : ou la dissolution, incurable, totale, de la République, et avec elle la ruine immédiate de la civilisation : ou la concentration des pouvoirs dans une seule main, et la consolidation du monde romain pour quelques siècles encore ! Mais n’anticipons pas sur un jugement que les événements politiques se chargeront de porter, et de mettre à exécution !]