Nous avons exposé plus haut dans quelle situation tendue
et équivoque Sylla avait laissé l’Italie, quand au commencement de 667 [87 av. J.-C.],
il partit pour Tant que Sylla resta en Italie, les conjurés se tinrent cois, et par de bonnes raisons. Mais dès que, cédant, non aux exhortations du consul Cinna, mais â la nécessité des choses qui l’appelait en Orient, le proconsul tant redouté eut mis le pied sur son navire, celui-ci, appuyé par la majorité du collège des tribuns, s’empressa de proposer les lois qui n’étaient que la réaction convenue contre la restauration syllanienne de 666 [-88] : on y créait l’égalité civile au profit des nouveaux citoyens et des affranchis, comme Sulpicius en avait fait la motion : on provoquait la restitution entière des bannis appartenant à la révolution sulpicienne. Les nouveaux citoyens affluèrent dans Rome pour s’y réunir aux affranchis, en imposer à leurs adversaires, et au besoin leur faire violence. Mais le parti du gouvernement était décidé à ne point faiblir : il opposa consul à consul, Gnæus Octavius à Lucius Cinna, et tribun à tribun. Des deux côtés, au jour du vote, on se montra en armes, pour la plupart, sur la place des comices. Les tribuns fidèles au Sénat prononcèrent l’intercession, et quand on voulut les assaillir, l’épée à la main, jusque sur la tribune aux harangues, Octavius répondit aux voies de fait par les voies de fait. Ses bandes serrées d’hommes armés balayèrent la voie sacrée et le Forum ; puis furieuses et sans écouter les ordres plus doux de leur chef, elles taillèrent en pièces les masses rassemblées devant elles. Le Forum, en ce jour d’Octavius, fut abreuvé de plus de sang qu’il n’en avait jamais vu ou qu’il n’en vit jamais verser : on y compta jusqu’à dix mille cadavres laissés sur la place ! Cinna appela à lui les esclaves, leur promettant la liberté après le combat ; mais sa voix demeura sans puissance, comme l’avait été un an avant la voix de Marius : il ne resta plus aux meneurs qu’à fuir. La constitution ne donnait aucun moyen d’action contre les chefs de la conspiration, tant que courait leur année de charge. Mais un oracle, plus loyaliste que pieux, avait prédit le retour de la paix, si le consul Cinna et les six tribuns du peuple, ses partisans, étaient envoyés en exil. Aussi, sans rien demander à la loi, et simplement en conformité de l’heureuse parole saisie au passage par les gardes des oracles, le Sénat s’empressa-t-il de destituer le consul, de faire élire Lucius Cornelius Merula à sa place, et de le mettre au ban des révolutionnaires fugitifs. La crise semblait devoir s’arrêter là et ne faire que grossir de quelques recrues le groupe des dissidents réunis en Numidie. Assurément, le mouvement n’aurait pas eu d’autres suites,
si le Sénat, toujours mol et paresseux, n’avait pas négligé de contraindre
les fugitifs à sortir immédiatement d’Italie, et s’il ne leur avait pas
laissé la possibilité de renouveler en quelque sorte l’insurrection italique,
en se portant les champions et les émancipateurs des nouveaux citoyens. Sans
rencontrer qui les empêchât, ils se montrèrent à Tibur, à Præneste, dans
toutes les villes du Latium et de Ainsi la tempête s’amoncelait sur Rome : il devenait urgent d’y rappeler de suite, pour la couvrir, les troupes du gouvernement[1]. Mais les forces de Metellus étaient arrêtées par les Italiques dans le Samnium et devant Nola Strabon seul eût pu accourir au secours de Rome. Il parut et planta son camp près de la porte Colline. A la tête de son armée nombreuse et aguerrie, il lui eût été facile d’anéantir aussitôt et d’un seul coup les bandes faibles encore des insurgés : mais tel n’était point son plan, à ce qu’il parut. Il laissa la situation s’aggraver jusqu’au jour où Rome se trouva comme investie. Cinna avec son corps et celui de Carbon campa sur la rive droite du Tibre devant Rome, en face du Janicule, et Sertorius alla sur la rive gauche se poster en face de Pompée, tout proche de la muraille de Servius. Marius avec sa troupe successivement grossie et, portée à trois légions, et ses nombreux vaisseaux de guerre, occupa l’une après l’autre les places maritimes, prit ensuite Ostie par trahison, et, triste présage de la terreur prochaine, la livra à ses bandes féroces qui y tuèrent et pillèrent à volonté. L’interruption du commerce était déjà un grand danger pour Rome : par l’ordre du Sénat, les murs et les portes sont mis en état de défense, et la levée citoyenne est appelée sur le Janicule. Strabon par son inaction éveillait chez tous, grands et petits, l’étonnement et l’effroi. Pourtant, si on le soupçonna de s’entendre avec Cinna, le soupçon ne sembla pas fondé : il livra un sérieux combat à la division de Sertorius : un autre jour, grâce à des intelligences nouées avec un officier de la garnison, Marius ayant pu pénétrer sur le Janicule, il vint au secours d’Octavius et réussit à en chasser les insurgés en leur tuant beaucoup de monde. Il ne voulait donc pas se joindre aux chefs insurrectionnels, encore moins se mettre à leur suite. Il semble que son intention ait été plutôt, profitant de la détresse du moment, de vendre son appui au gouvernement et au peuple romain, de se faire désigner consul pour l’année suivante, et de se, rendre ainsi maître du pouvoir. Mais le Sénat n’entendait point, pour échapper à la tentative d’un usurpateur, se jeter dans les bras d’un autre : il tourna ses yeux ailleurs. Un sénatus-consulte exprès conféra la cité à toutes les cités italiques, compromises autrefois dans la révolte et la guerre sociale, et que leur forfaiture avait fait exclure de l’ancienne alliance[2]. Désormais il était officiellement constaté que Rome, dans sa longue lutte avec l’Italie, avait joué son existence, non sur un grand et sérieux enjeu, mais par pure vanité : on la voyait au premier embarras survenant, et pour se procurer quelques milliers de soldats de plus, jeter à l’eau tout le gain acheté si cher durant la guerre sociale. Les cités à qui le don était fait envoyèrent d’ailleurs leurs troupes; mais au lieu des nombreuses légions promises, le contingent fourni atteignit à peine dix mille hommes. Il importait bien davantage d’entrer en arrangement avec les Samnites et les Nolans, ce qui eût permis d’appliquer à la défense de Rome le corps de Metellus, général sur qui le Sénat pouvait absolument compter. Mais les Samnites mirent en avant des exigences rappelant le souvenir des fourches caudines : ils voulaient la restitution du butin fait sur eux, des captifs et des transfuges, l’abandon du butin par eux fait sur les Romains, et la collation du droit de cité tant à eux-mêmes qu’aux Romains passés dans leurs rangs. Malgré la misère des temps, le Sénat repoussa ces conditions d’une paix déshonorante : il ordonna à Metellus de laisser sur les lieux une petite division, et de marcher au plus vite sur Rome avec tout ce qu’il pourrait prendre de soldats dans l’Italie du sud. Il obéit : mais voici ce qui arriva. Les Samnites n’ayant plus devant eux que le légat de Metellus, Plautius, avec une mince armée, l’attaquèrent et le battirent : les Nolans firent une sortie et brûlèrent la ville voisine d’Abella, alliée de Rome ; puis bientôt Cinna et Marius ayant accordé aux Samnites tout ce qu’ils demandaient (l’honneur du nom romain en était tombé là !), ceux-ci envoyèrent leur contingent grossir les rangs des révoltés. Autre échec sensible : après un combat malheureux pour les troupes du gouvernement, Ariminum est occupé par leurs adversaires, et toute communication fermée entre Rome et la vallée du Pô, d’où lui arrivaient des hommes et des munitions. La disette, la faim entrèrent dans la grande et populeuse cité remplie d’armes et de soldats, mais vide d’approvisionnements. Marius surtout s’attachait à lui couper les vivres. Déjà il avait jeté un pont de bateaux sur le Tibre et barrait la navigation : il s’empare d’Antium, de Lanuvium, d’Aricie et d’autres lieux circonvoisins, ferme toutes les voies de terre, et se gorge à l’avance de sa vengeance, passant au fil de l’épée tous ceux qui lui résistent. Il ne laisse la vie sauve qu’à ceux qui trahissent et lui livrent leur cité. Bientôt les maladies contagieuses engendrées par la misère dévorent les masses armées entassées sous les murs de Rome : onze mille vétérans de Strabon, six mille soldats d’Octavius périssent. Et pourtant le Sénat ne désespère point : la mort subite de Strabon lui-même est tenue, à événement heureux. Il ne fut point emporté par la peste, du moins on le croit ; un éclair l’aurait foudroyé dans sa tente : la foule, exaspérée contre lui pour tant de motifs, arracha son cadavre de dessus la bière et le traîna par les rues. Ce qui lui restait de troupes se réunit à celles d’Octavius. L’arrivée de Metellus et la mort de Strabon ayant rétabli l’égalité des forces, l’armée gouvernementale se prépara à combattre les insurgés au pied du mont Albain. Mais les esprits, des soldats de Rome étaient ébranlés ; et quand ils virent Cinna marcher à eux, ils l’acclamèrent comme s’il eût encore été leur consul et leur général : Metellus crut prudent de ne point engager la mêlée ; les légions rentrèrent au camp. Les Optimates eux-mêmes hésitaient et se divisaient. Tandis que les uns, avec le consul Octavius, toujours inflexible dans son entêtement à courte vue, s’opposaient à toute concession, Metellus, plus habile soldat et politique plus sage, tentait un accommodement. Mais son entrevue avec Cinna ne fit qu’enflammer la colère des ultras des deux partis : Marius taxa Cinna de lâcheté, Octavius appela Metellus un traître. Quant aux soldats, inquiets, égarés, se méfiant, non sans raison, de l’incapacité d’Octavius, ils invitèrent Metellus à prendre le commandement ; et comme il s’y refusait, on les vit, jeter leurs armes ou déserter en masse à l’ennemi. Dans Rome, le peuple, sous l’aiguillon de la souffrance, se montrait chaque jour plus indocile. Le héraut de Cinna ayant promis la liberté aux esclaves transfuges, les esclaves passèrent en foule de la ville dans le camp ennemi. Et pendant ce temps, Octavius s’opposait à un projet de sénatus-consulte affranchissant tous ceux qui s’enrôleraient. Il n’était que trop manifeste que le gouvernement régulier avait le dessous, et qu’il ne lui restait plus, si encore la chose était possible, qu’à entrer en composition avec les chefs des bandes assiégeantes, comme fait le voyageur trop faible avec les chefs de brigands. On renvoya à Cinna des parlementaires, mais qui élevèrent des difficultés, et pendant les pourparlers Cinna fit camper son armée devant les portes. A ce moment sortit un tel flot de déserteurs qu’il n’y eut plus de place pour discuter les conditions, et que le Sénat, se soumettant à merci au consul exilé par lui, le supplia seulement d’épargner le sang de ses concitoyens. Cinna le promit, sans vouloir s’y engager, sous serment. Marius à ses côtés avait assisté, sombre et muet, aux conférences. Les portes de Rome s’ouvrirent. Le consul entra avec ses légions : mais Marius, affectant ironiquement le souvenir de la loi qui l’avait frappé, se refusa à mettre le pied dans la ville, avant qu’une autre loi le lui permit. Les comices se rassemblèrent en hâte pour voter sa réintégration. Il passa outre alors, et aussitôt commença le régime de la terreur. Il avait été décidé qu’on ne choisirait pas les victimes : qu’on tuerait en masse tous les notables du parti aristocratique ; que leurs biens seraient confisqués. Les portes de la ville se referment ; et, durant cinq jours et cinq nuits, le massacre se prolonge sans paix ni trêve. Quelques-uns s’étaient enfuis ou avaient été oubliés : on les recherche et on les tue chaque jour : la chasse de sang s’étend ensuite pendant des mois sur toute l’Italie. Le consul Gnæus Octavius périt le premier. Fidèle à la maxime qu’il avait souvent à la bouche, aimant mieux perdre la vie que de fléchir devant des criminels hors la loi, il refuse encore de s’échapper, et vêtu des insignes de sa charge, il attend sur le Janicule l’assassin, qui accourt sans délai. En ces jours périrent Lucius Cœsar (consul en 664 [90 av. J.-C.]), l’illustre vainqueur d’Acerræ : Gaius, son frère, dont l’ambition malvenue avait évoqué les tumultes sulpiciens, orateur et poète distingué d’ailleurs, par-dessus tout homme sociable et aimable : Marcus Antonius (consul en 655 [-89]), sans conteste le premier avocat de son temps, depuis que Lucius Crassus était mort : Publius Crassus (consul en 657 [-87]), qui avait honorablement commandé dans les guerres d’Espagne et sociale, et même pendant le siège de Rome : enfin, une multitude d’hommes considérables du parti du gouvernement, et parmi eux les riches surtout, particulièrement recherchés par les séides cupides de Marius et de Cinna. Énumérons d’autres morts plus lamentables encore, celle de Lucius Merula, qui avait, contre son propre gré, succédé à Cinna : accusé pour ce crime, et cité devant les comices, il devança l’inévitable condamnation, s’ouvrit les veines, et rendit l’âme devant l’autel de Jupiter, dont il était le prêtre, après avoir déposé les bandelettes sacrées, comme le voulait la règle pieuse imposée à tout flamine à l’heure de la mort : celle de Quintus Catulus (consul en 652 [-102]), jadis, à l’heure glorieuse de la victoire et du triomphe, le compagnon de ce même Marius, qui aux supplications des proches de son ancien collègue n’a répondu que par des monosyllabes cruels : Il faut qu’il meure ! C’est Marius, en effet, qui a voulu l’horrible hécatombe ! C’est lui qui a désigné les victimes et les bourreaux. Il n’y eut de forme de procès qu’en des cas très rares, pour Merula, pour Catulus. D’ordinaire, un regard, le silence même envers ceux qui le saluaient, était un arrêt, un arrêt exécuté sur l’heure : ses victimes à terre, la vengeance de Marius n’était point encore assouvie : il défendit de leur faire des funérailles. Par son ordre, — Sylla l’avait précédé dans cette voie funeste, — on cloua sur la tribune, au Forum, les têtes des sénateurs suppliciés : de nombreux cadavres restèrent gisants sur la place publique ; et celui de Gaïus Cæsar, traîné devant le tombeau de Quintus Varius, dont il avait été l’accusateur, sans doute, y fut de nouveau percé de coups. Enfin, on vit l’odieux vieillard embrasser publiquement l’assassin qui lui apportait, pendant qu’il était à table, la tête d’Antonius. Il avait fait chercher celui-ci dans la retraite où il se tenait caché. On avait eu quelque peine à l’empêcher de l’aller tuer lui-même. Ses légions d’esclaves, et surtout une bande d’Ardyœens lui servaient de suppôts, et dans ces sanglantes saturnales ne se faisaient point faute de fêter leur liberté nouvelle par le pillage des maisons de leurs anciens maîtres, tuant et souillant tous ceux qu’ils y trouvaient. Les fureurs de Marius désespéraient ses compagnons. Sertorius conjura le consul d’y mettre à tout prix un terme : Cinna lui-même était épouvanté. Mais la démence, en de tels temps est, elle aussi, une puissance : on se précipite dans l’abîme pour se sauver du vertige. Ce n’était d’ailleurs pas chose facile que de lier les bras à Marius et à ses bandes ; et Cinna, loin d’en avoir le courage, se donna le vieux général pour collègue dans le consulat de l’année suivante. A ce régime de sang, les plus modérés parmi les vainqueurs se sentaient paralysés tout autant que les hommes du parti vaincu. Seuls, les capitalistes voyaient sans trop de peine les fiers oligarques humiliés enfin sous le poids de cette main étrangère ! Et puis, de toutes les confiscations, de toutes les ventes à l’encan, la meilleure part ne leur arrivait-elle pas ? De là le surnom de coupeurs de bourse, qui leur fut donné par le peuple. A l’auteur de tous ces maux, au vieux Marius, les destins avaient
accordé les deux vœux qu’il avait formés. Ils lui donnaient de se venger de
toute la cohorte noble qui avait terni ses victoires et empoisonné ses
défaites : aux coups d’épingle il avait répondu par des corps de poignard. Au
commencement de l’année qui suivit, il revêtit une fois encore la
magistrature suprême, accomplissant son rêve d’un septième consulat, rêve
promis par l’oracle, et qu’il poursuivait depuis tantôt treize ans. Tout ce
qu’il avait voulu, les Dieux le lui laissaient prendre : mais en ce jour
aussi, selon la loi d’une ironie fatale, et comme aux temps de la légende
antique, la mort allait l’enlever au milieu même de ses souhaits comblés.
L’honneur de son pays, durant son premier consulat, il en avait été le jouet
durant sa sixième magistrature : consul pour la septième fois, il était là,
maudit de tous les partis, chargé de la haine de tout un peuple, lui, l’homme
loyal, l’homme habile et intègre des débuts désormais, le chef ignominieux et
en démence d’une hideuse bande d’assassins ! Il ne fut pas sans le sentir.
Ses jours se passaient dans l’ivresse de ses fureurs, les nuits dans les
insomnies : il se mit à boire pour oublier. Puis survint une fièvre violente
qui, sept jours durant, le tint alité : dans son délire de malade, il livrait
en Asie-Mineure les batailles et récoltait les lauriers promis à Sylla ;
puis, le Quoi qu’il en soit, plus d’un événement survint après lui, qui rappelait ces temps néfastes : on vit Gaius Fimbria, lequel plus que nul autre avait trempé ses mains dans les tueries de Marius, au milieu même des funérailles du consul, tenter un assassinat sur un personnage illustre, respecté de tous, épargné par Marius lui-même, sur le suprême pontife Quintus Scœvola (consul en 659 [95 av. J.-C.]). Comme Scævola guérit de sa blessure, il osa l’accuser en forme du crime, disait-il par une plaisanterie éhontée, de n’avoir pas voulu se laisser tuer. Mais Sertorius rassembla un jour les bandits marianiens, sous prétexte d’acquitter leur solde : puis les ayant entourés avec des soldats celtes dont il était sûr, il les tailla tous en pièces, au nombre de quatre mille au moins. Avec la terreur était venue la tyrannie. Cinna resta quatre années consécutives à la tête de l’État, en qualité de consul (667-670 [-87/-84]), se nommant régulièrement lui-même, lui et ses collègues, sans le vote du peuple : il semblait vraiment que les démocrates tinssent en mépris et repoussassent à toujours les comices souverains. Jamais homme du parti populaire, avant ou depuis Cinna, n’a exercé le pouvoir absolu aussi complètement et aussi longtemps que lui en Italie et dans la plupart des provinces : il n’en est point non plus dont l’administration soit restée aussi nulle et sans but. Naturellement on reprit la loi proposée jadis par Sulpicius, et plus tard par Cinna lui-même, et qui assurait l’égalité du vote entre les nouveaux citoyens, les affranchis et les citoyens anciens : elle fut, par un sénatus-consulte exprès, confirmée et mise en vigueur (670 [-84]). On nomma des censeurs (668 [-86]) chargés de répartir tous les Italiques dans les trente-cinq tribus : et par un retour étrange, en l’absente de candidats idoines, Philippus fut nommé censeur, lui le consul de 663 [-91] et l’auteur principal de l’échec de Drusus, alors que celui-ci avait voulu donner le vote aux Italiques. Il lui appartenait aujourd’hui de les inscrire sur les rôles du cens ! Quant aux institutions réactionnaires fondées par Sylla en 666 [-88] on pense bien qu’elles furent supprimées. On fit tout pour plaire au prolétariat : c’est ainsi qu’alors disparurent, je pense, les restrictions apportées, peu d’années avant, aux distributions de céréales ; que, sur la motion du tribun du peuple Marcus Junius Brutus, on commença au printemps de 671 [83 av. J.-C.] la fondation d’une colonie à Capoue, selon les plans de Gaius Gracchus ; et qu’une loi sur le crédit, dont l’auteur était Lucius Valerius Flaccus le Jeune, ramena toutes les créances à la quatrième partie de leur valeur nominale, annulant les trois autres quarts à la décharge du débiteur. Mais ces lois, les seules touchant à la constitution qui aient été promulguées durant le règne de Cinna, elles étaient toutes dictées sous la pression du moment ; et ce qu’il y a de plus déplorable dans cette catastrophe de la politique romaine, c’est qu’au lieu d’appartenir à un système quelconque, si pauvre qu’il fût, elles étaient promulguées au hasard et sans plan suivi. On caressait le peuple et, à la même heure, on le blessait inutilement, en affichant un dédain insensé, pour la régularité constitutionnelle des élections. On aurait pu trouver un point d’appui chez les financiers, et on leur infligeait la plus sensible blessure par la loi du crédit. Les étais les plus solides du régime, même sans rien faire, on les avait dans les nouveaux citoyens : on accepta volontiers leur assistance ; mais en même temps on ne songea pas à régler définitivement la condition étrange des Samnites qui, citoyens romains de nom désormais, n’en revendiquaient pas moins tout haut leur indépendance particulière comme le seul but et le prix de tant de combats, et entendaient la défendre contre tous et un chacun. Après avoir traqué et tué les plus notables sénateurs comme des animaux atteints de la rage, on n’avait rien fait pour ramener le Sénat à l’intérêt du gouvernement ou, tout ou moins, pour lui inspirer un effroi durable, en sorte que le gouvernement lui-même n’était rien moins que sûr de vivre. Ce n’était point ainsi que Gaius Gracchus avait compris la ruine de l’oligarchie : jamais il n’eût toléré que le maître nouveau du pouvoir, sur son trône édifié de ses mains, se comportât à l’instar d’un roi fainéant. Après tout, Cinna avait été poussé à ces hauteurs, non par la force de sa volonté, mais par le pur hasard : comment s’étonner de le voir demeurer là, à la place où l’avait jeté le flot de la tempête révolutionnaire, jusqu’au jour où un autre flot le viendrait reprendre ? Cette même alliance de la force à qui rien ne résiste,
avec la complète impuissance et l’incapacité, chez les meneurs, se manifeste
dans la guerre que fait à l’oligarchie le pouvoir révolutionnaire ; et
pourtant c’est de là que dépend son existence. En Italie, il est maître
absolu de la situation. Parmi les anciens citoyens, beaucoup penchaient pour
la démocratie : le plus grand nombre, l’armée des gens d’ordre, tout en détestant
les horreurs de la tyrannie de Marius, ne voyaient dans une restauration
oligarchique que l’avènement d’un second règne de la terreur au profit de
l’autre parti. L’impression des forfaits de 667 [87 av. J.-C.] n’avait pas laissé de
traces relativement profondes dans la nation prise en masse, parce qu’ils
n’avaient guère atteint que l’aristocratie de Rome, et parce que, durant les
trois années qui suivirent, un gouvernement calme et tolérable avait en
quelque sorte effacé de cuisants souvenirs. Et quant aux citoyens nouveaux,
formant au moins le cinquième des Italiques, s’ils n’étaient point partisans
décidés du régime actuel, ils n’en détestaient pas moins l’oligarchie. Comme
l’Italie, la plupart des provinces, D’une autre part la lettre de Sylla, qu’eu égard aux circonstances, on pouvait dire modérée, éveillait dans le parti du juste milieu un espoir d’arrangement amiable. La majorité dans le sénat, sur la proposition du vieux Flaccus, voulut tenter une réconciliation : le proconsul serait invité à revenir en Italie, avec promesse d’un sauf-conduit : on sommerait les consuls Cinna et Carbon de suspendre leurs armements jusqu’à l’arrivée de la réponse attendue d’Asie. A ces propositions, Sylla n’opposa pas un refus absolu : mais ne voulant point encore venir en personne, il fit déclarer par ses affidés qu’il ne demandait rien que la réintégration complète des bannis et le châtiment, par voie de procès, des crimes commis ; que du reste, loin de solliciter des sûretés pour lui-même, il les apporterait au contraire à ceux qui étaient à Rome. Ses envoyés trouvèrent d’ailleurs la situation complètement modifiée en Italie. Sans prêter attention à la décision sénatoriale, Cinna, au sortir de la séance, s’était rendu à l’armée et la voulut faire embarquer. Mais en recevant l’ordre de prendre la mer durant la saison mauvaise, les troupes du quartier général d’Ancône, indociles d’ordinaire, se mirent en révolte et Cinna fut massacré (premiers jours de 674 [84 av. J.-C.]) : son collègue Carbon se vit forcé à rappeler même les divisions qui déjà avaient passé l’eau. On ne pouvait plus songer à porter la guerre en Grèce, et l’on alla prendre ses quartiers d’hiver à Ariminum. Néanmoins les offres faites au nom de Sylla n’en reçurent pas meilleur accueil. Le Sénat les rejeta toutes et, sans permettre à ses envoyés de mettre le pied dans Rome, il lui intima l’ordre de poser bas les armes. Et cette attitude décisive n’était point l’œuvre de la coterie des Marianiens. Il lui avait fallu, à l’heure critique, abandonner le siége consulaire qu’elle avait si longtemps usurpé et ouvrir les comices électoraux pour l’année 671 [-83], où tout allait se dénouer. Les votes ne se réunirent ni sur Carbon, le précédent consul, ni sur l’un des bons officiers de la faction prédominante, comme Quintus Sertorius ou Gaius Marius le fils : ils allèrent tomber sur Lucius Scipion et Gaius Norbanus, deux personnages sans valeur, tous les deux incapables de se battre, Scipion incapable de parler : le premier avait trouvé faveur devant la foule, parce qu’il était l’arrière-petit-fils du vainqueur d’Antiochus : le second, parce qu’il avait été l’ennemi politique des oligarques. On haïssait les Marianiens, moins à cause de leurs crimes qu’à cause de leur nullité : mais à ne plus vouloir d’eux, la grande majorité de la nation voulait encore moins de Sylla et d’une restauration aristocratique. On songea sérieusement à la défense. Pendant que Sylla effectuait son passage en Asie, gagnait l’armée de Fimbria et que Fimbria se donnait la mort de sa propre main, le gouvernement romain mettait à profit l’année de répit qui lui était laissée et armait avec énergie : cent mille soldats étaient debout, dit-on, contre Sylla au jour de son débarquement, et plus tard il en eut le double à combattre. Contre de telles forces, Sylla n’avait à mettre dans l’autre plateau de la balance que ses cinq légions, quarante mille hommes à peine, en y joignant quelques renforts levés en Macédoine et dans le Péloponnèse. Mais cette armée, pendant sept années de rude guerre en Italie, en Grèce, en Asie, s’était déshabituée de la politique : elle était toute à son général, qui fermait les yeux sur les excès du soldat, luxure, bestialité, meurtre de ses officiers ; qui ne lui demandait que d’être brave et fidèle, et lui offrait l’appât de récompenses fabuleuses. Elle avait pour Sylla cet attachement enthousiaste d’autant plus puissant chez le militaire que d’ordinaire il riait des plus nobles et des plus vulgaires passions réunies dans la même poitrine. Les Syllaniens se jurèrent spontanément, selon l’usage du soldat romain, de se soutenir les uns et les autres : et chacun, spontanément aussi, apporta son denier d’épargne au général pour contribuer aux frais de la guerre. Mais quelque imposante que fût cette troupe compacte en face des masses ennemies, Sylla n’en savait pas moins qu’il ne pourrait pas vaincre l’Italie avec cinq légions, pour peu qu’il y eût d’unité dans la résistance. Rien de plus facile, sans doute, que d’abattre le parti populaire et ses misérables autocrates : mais à côté de ce parti, il voyait debout, et faisant avec lui cause commune, l’immense armée des hommes qui ne voulaient pas de la terreur d’une restauration oligarchique, et tous les nouveaux citoyens, aussi bien ceux que la loi Julia avait détournés d’entrer dans l’insurrection italienne que ceux dont la levée de boucliers avait naguère mis Rome à deux doigts de sa ruine. Il voyait et appréciait clairement la situation, sachant se garder de la colère aveugle et de l’opiniâtreté égoïste qui étaient la plaie de la majorité de son parti. L’édifice de l’État en flammes, ses amis massacrés, ses maisons détruites, sa famille chassée et errante, rien ne lui avait fait quitter son poste avant l’heure, avant qu’il eût vaincu l’ennemi de la patrie et préservé la frontière de l’empire. Aujourd’hui qu’il mettait la main aux affaires d’Italie, il y apportait le même sens patriotique et la même modération prudente : il fit ce qu’il put pour calmer les modérés et les nouveaux citoyens, et pour prévenir le retour, sous le nom de guerre civile, de la guerre bien autrement dangereuse des anciens citoyens et des alliés italiques. Sa première dépêche au Sénat n’avait rien demandé que le droit et la justice, repoussant expressément la pensée d’une terreur nouvelle. Conséquent avec lui-même, il offrait le pardon à quiconque se détacherait des révolutionnaires ; et il faisait promettre à ses soldats sous la foi du serment, homme par homme, qu’ils traiteraient les Italiens en compatriotes, en amis. Les assurances les plus positives ayant garanti aux nouveaux citoyens le maintien de leurs droits politiques, Carbon, par contre, avait voulu réclamer des otages à toutes les cités : mais celles-ci s’indignèrent, et le Sénat lui-même avait dû désavouer son consul. Pour Sylla, en vérité la grande difficulté tenait à ce que dans ces temps sans foi, sans loi, les nouveaux citoyens, tout en ne mettant pas en doute la loyauté de ses intentions, étaient fondés à douter qu’il lui fût possible d’obtenir de la majorité du Sénat qu’on leur tint parole après la victoire. Au printemps de 671 [83 av. J.-C.], Sylla prenait terre
à Brindes avec ses légions. A cette nouvelle, le Sénat déclare que la patrie
est en danger et confère aux consuls des pouvoirs illimités : mais les chefs
du parti, incapables et ineptes, n’ont rien su prévoir, et l’arrivée de
Sylla, après des années d’attente, vient encore les surprendre. L’armée était
toujours à Ariminum : les ports n’avaient point de garnison sur tout le
littoral du sud-est pas un seul soldat. Aussi qu’arriva-t-il ? Brindes la
première, l’importante place de Brindes, peuplée de citoyens nouveaux, et de
nombreux transfuges ouvrit sans résistance ses portes au général de
l’oligarchie ; toute L’adhésion de Pompée leur ayant apporté un grand appui moral et un renfort matériel, Sylla et Metellus, quittant l’Apulie, se rendirent en Campanie par le pays des Samnites toujours en état d’insurrection. L’ennemi avec son corps principal s’y trouvait déjà : il semblait que le jour décisif fût proche. L’armée du consul Norbanus stationnait devant Capoue, où se fondait la colonie nouvelle avec tout l’appareil démocratique : la seconde armée s’avançait aussi par la voie Appienne. Mais Sylla avait atteint Norbanus avant qu’elle n’eût pu joindre celui-ci. Un dernier essai d’accommodement n’avait eu d’autres suites qu’un attentat sur la personne de son envoyé. Exaspérés, ses soldats se jettent aussitôt sur Norbanus : se précipitant du haut du mont Tifata, ils dispersent du premier choc l’ennemi posté dans la plaine : Norbanus, avec le reste de ses hommes, se réfugie dans la place de Capoue colonisée révolutionnairement, et dans Néapolis, ville à nouveaux citoyens. Il y est aussitôt bloqué. Les troupes de Sylla jusqu’alors inquiètes de leur petit nombre en face des masses ennemies, avaient conquis dans la victoire le sentiment de leur supériorité militaire : sans s’amuser à faire le siège des débris de l’armée battue, Sylla se contente de cerner les villes où ils se cachent, puis s’avance sur la voie Appienne jusqu’à Teanum, où est Scipion. A lui aussi, avant d’en venir aux mains, il offre la paix, et, je crois, de très bonne foi. Scipion, se voyant le plus faible, accepte : une trêve est conclue. Entre Calès et Teanum a lieu l’entrevue des deux généraux, tous les deux appartenant à des familles d’égale noblesse, tous les deux hommes d’éducation, et de mœurs élégantes, anciens collègues dans le Sénat. On s’entendit vite sur les points de détail ; et déjà Scipion avait expédié un message à Capoue, sollicitant l’avis de son collègue. Mais voici que les soldats des deux camps se mêlent. Les Syllaniens, enrichis des dons et de l’or distribués par leur général, font comprendre, la coupe en main, aux recrues peu belliqueuses de Scipion qu’il vaut mieux les avoir pour camarades que pour ennemis : Sertorius donne en vain l’avis au consul de couper court à ces dangereux tête-à-tête. Sur ces entrefaites l’accord qui semblait conclu n’eut pas lieu, et Scipion dénonça l’armistice. Mais Sylla soutint que cette dénonciation était tardive, que les conventions étaient parfaites ; et à la même heure, sous le prétexte que leur général rompait l’armistice à tort, les soldats passèrent en masse dans les rangs ennemis. La scène finit par un embrassement universel auquel assistèrent, bon gré malgré, les officiers de l’armée de la révolution. Sylla somme le consul de se démettre de sa charge, lui offrant à lui et à tout son état-major une escorte de cavalerie pour se retirer où ils voudraient : mais à peine libre, Scipion reprit les insignes de sa charge et se mit à recruter de nouvelles troupes, sans d’ailleurs rien faire d’important. Sylla et Metellus prirent leurs quartiers d’hiver en Campanie, et, une seconde tentative d’arrangement avec Norbanus ayant échoué, continuèrent tout ce temps à tenir Capoue bloquée. La première campagne avait donné à Sylla l’Apulie, le
Picenum et Mais la révolution semblait puiser des forces nouvelles
dans son désespoir. Le consulat est donné à deux de ses plus opiniâtres
chefs, à Carbon, pour la troisième fois, et à Gaius Marius le fils. Celui-ci
n’avait que vingt ans et sa nomination était inconstitutionnelle : mais
qu’importe ? Est-ce qu’on avait souci de la constitution ? Quintus
Sertorius, dans cette occasion et ailleurs, se permit bien d’importunes
critiques : il fut envoyé en recrutement en Étrurie, et de là dans sa
province, en Espagne. Pour remplir le trésor, on fit fondre tous les vases d’or
et d’argent des temples de Rome : on en tira d’énormes valeurs, car au bout
de plusieurs mois de guerre, il restait encore en caisse plus de L’armée des Optimates se partagea. Le proconsul
Metellus, appuyé sur l’insurrection du Picenum, tenta de pénétrer dans la
haute Italie, pendant que Sylla, parti de Campanie, marchait droit sur Rome.
Carbon alla à la rencontre de Metellus : Marius se réserva d’attaquer le
corps principal dans le Latium. Sylla, arrivant par la voie Latine, rencontra
l’ennemi à Signia, et celui-ci, reculant jusqu’au lieu appelé le Port
Sacré [Sacriportus],
entre cette ville et la principale place d’armes des Marianiens, Præneste, y
prit position pour le combat. L’armée de Marius comptait 40.000 hommes :
l’humeur farouche et la bravoure de son chef en faisaient le digne fils de
son père. Mais il n’avait pas sous ses ordres les bandes éprouvées que
l’autre Marius avait menées dans ses batailles : jeune, inexpérimenté qu’il
était, il pouvait encore moins se comparer au vieux capitaine. Ses hommes ne
tardèrent pas à plier : et pendant la mêlée une de ses divisions, passant à
l’ennemi, accéléra la défaite. Plus de la moitié des Marianiens furent tués
ou pris : le reste, ne pouvant ni tenir ni aller gagner l’autre rive du
Tibre, se jeta tant bien que mal dans la forteresse voisine. Quant à Rome,
abandonnée, sans provisions, elle était irrévocablement perdue. Marius donna
ordre de l’évacuer au prêteur Lucius Brutus Damasippus qui y commandait, mis
avant, d’y mettre à mort tous les hommes notables du parti contraire,
épargnés jusqu’à ce jour. L’atroce proscription, par laquelle le fils
renchérissait sur le père, fut consommée : Damasippus convoqua le Sénat sous
un prétexte quelconque, et les proscrits tombèrent, les uns dans Les troupes de Marius s’étaient repliées en désordre dans les forteresses voisines de Norba et de Præneste, et lui-même avec sa caisse militaire et la plus grande partie des fugitifs avait pris refuge dans cette dernière place. Sylla, répétant sa manoeuvre de l’année précédente devant Capoue, laissa devant Præneste un de ses plus solides officiers, Quintus Ofella, avec l’ordre de l’enfermer et de l’affamer derrière une forte ligne de circonvallation, sans user ses forces à l’assaut des murailles. Pour lui, il fit avancer ses troupes de divers côtés et occupa Rome sans résistance. L’ennemi l’avait abandonnée, ainsi que la contrée d’alentour. A peine s’il prit le temps de calmer par un discours les alarmes du peuple et de prescrire les arrangements les plus indispensables : puis, de suite, il partit pour l’Étrurie, pour s’y réunir à Metellus et chasser ses adversaires de l’Italie du nord. Pendant ce temps, Metellus. avait rencontré sur l’Æsis
[Esino, entre
Ancône et Sinigaglia], qui séparait le Picenum du pays gaulois,
le lieutenant de Carbon, Carrinas, et l’avait battu : mais Carbon étant
survenu en personne avec son armée supérieure en nombre, il avait dû renoncer
à pousser plus loin. Carbon, de son côté, à la nouvelle du combat de Sacriportus,
inquiet pour ses communications, avait reculé jusqu’à la chaussée
Flaminienne, voulant prendre poste à Ariminum, son point de jonction. Là il
garderait à la fois les passes de l’Apennin et la vallée du Pô. Dans le
mouvement de retraite, son ennemi lui enleva plusieurs divisions : Sena
Gallica tomba aux mains de Pompée, et l’arrière-garde fut dispersée par une
charge brillante de cavalerie. Carbon n’en atteignit pas moins son but. Le
consulaire Norbanus prit alors le commandement dans la région padane, et
Carbon passa en Étrurie. Mais Sylla y arrivait avec ses légions
victorieuses ; et ce qui en changeait la face des choses, des Gaules, de
l’Ombrie, de Rome, trois armées convergeaient pour se donner la main. D’un
autre côté Metellus passe devant Ariminum avec la flotte, s’avance sur
Ravenne et va se placer à Faventia sur la ligne, d’Ariminum au Pô, détachant
en avant, vers Placentia, un corps commandé par Marcus Lucullus,
questeur de Sylla et frère de son amiral durant la guerre contre Mithridate.
Le jeune Pompée et son émule Crassus pénètrent, eux aussi, du Picenum dans
l’Ombrie par les passages des montagnes, rejoignent la voie Flaminienne à
Spoletium, où ils battent à leur tour Carrinas et l’enferment dans la place.
Mais pendant une nuit pluvieuse, Carrinas s’échappe et va, non sans avoir
perdu du monde, se réunir à son général en chef. Enfin Sylla marche de Rome
sur l’Étrurie: son armée est divisée en deux corps. L’un, longeant la côte,
bat les troupes qu’il rencontre à Saturnia (entre l’Ombrone et Albegna)
: l’autre, que Sylla conduit, se heurte contre Carbon, dans le val du Clanis,
et livre un combat heureux à ses cavaliers espagnols. Une autre et plus
importante bataille s’engage entre Carbon et Sylla en personne dans le pays
de Clusium [Chiusi]
: elle reste, à vrai dire, indécise, ou plutôt Carbon y a l’avantage, car il
arrête la marche jusque-là victorieuse de son adversaire. Aux alentours de
Rome, la chance semble aussi tourner en faveur des révolutionnaires. C’est là
que tout le poids de la guerre va peut-être se concentrer. Pendant que le
parti oligarchique a accumulé ses forces en Étrurie, la démocratie fait
partout effort pour briser le blocus de Præneste. Il n’est pas jusqu’au
préteur de Sicile, Marcus Perpenna qui ne vienne au secours de la
place : il ne semble, pas, du reste, qu’il ait pu arriver jusque sous ses
murs. Un corps considérable détaché de l’armée de Carbon, sous les ordres de Marcius
n’est pas plus heureux : surpris par la division syllanienne postée à
Spoletium, battu, démoralisé, le désordre, le manque de vivres, la révolte en
ont raison : une partie retourne à Carbon, une autre gagne Ariminum, le reste
se disperse. Mais voici que de l’Italie du sud arrivent de grands renforts.
Les Samnites, conduits par Pontius, de Telesia (Telese, sur le
Volturne), les Lucaniens, par leur vieux et habile général Marcus
Lamponius, se sont fait jour au travers de tous les obstacles ; et passant
par Mais pendant que la guerre sévit incertaine dans l’Étrurie et dans le Latium, un combat décisif a été livré sur le Pô. Là, le général démocrate, Gaius Norbanus, avait jusqu’alors eu le dessus, attaquant avec des forces supérieures le lieutenant de Metellus, Marcus Lucullus, le forçant à s’enfermer dans Plaisance, et enfin se portant à l’encontre de Metellus lui-même. Il le joint à Faventia, et commet la faute de l’attaquer sur le soir, malgré la fatigue de ses soldats épuisés par une longue marche. Aussi est-il complètement défait, et son armée se dissout tout entière : à peine mille hommes s’en retournent en Étrurie. A cette nouvelle, Lucullus sort de Plaisance, et se jette sur les troupes encore postées à Fidentia (entre Plaisance et Parme). Les soldats lucaniens d’Albinovanus désertent en masse ; et leur chef, voulant faire oublier qu’il a hésité à trahir, fait tuer les principaux officiers révolutionnaires dans un banquet où il les a invités : le reste, quand il le peut, s’empresse de faire sa paix. A la suite de ces heureux événements, Ariminum, la caisse militaire et les provisions de l’ennemi tombent dans les mains de Metellus. Norbanus s’embarque et fuit à Rhodes : tout le pays d’entre les Alpes et l’Apennin se soumet aux Optimates. Les troupes jusque-là employées dans l’Italie du nord
étaient enfin libres de se tourner contre l’Étrurie, la dernière contrée où
les démocrates tinssent encore la campagne. Carbon était dans son camp de
Clusium : en apprenant la fatale nouvelle, il perdit courage ; et
quoique encore à la tête d’une grosse armée, il s’enfuit secrètement de son
prétoire, et alla s’embarquer pour l’Afrique. Ses soldats abandonnés, ou
suivirent en partie son exemple en rentrant chacun chez eux, ou furent
détruits par Pompée : Carrinas ramassa quelques débris avec lesquels il alla
rejoindre l’armée alliée à Præneste. Là, les choses étaient au même état :
mais la catastrophe finale approchait. Le renfort amené par Carrinas n’était
point assez nombreux pour que Sylla eût rien à craindre dans ses positions :
déjà s’approchait l’avant-garde des troupes de l’oligarchie, quittant, avec
Pompée, l’Étrurie où elle n’avait plus rien à faire en peu de jours
démocrates et Samnites, tous allaient être pris dans un réseau de fer. C’est
alors que les chefs se décidèrent à quitter Præneste, et à se jeter en force
sur Rome, éloignée seulement d’une forte journée de marche. Militairement,
leur perte était certaine : en prenant cette direction, ils laissaient
aux mains de Sylla la voie Latine, leur unique ligne de retraite ; et
auraient-ils pris Rome, qu’enfermés dans la grande ville, mal appropriée pour
la défense, resserrés entre les armées deux fois plus nombreuses de Metellus
et de Sylla, ils allaient être écrasés bientôt. Mais, loin qu’ils pensassent
à leur salut, ils n’avaient plus en vue que leur vengeance : marcher sur Rome
était une dernière joie pour la fureur des révolutionnaires, pour le
désespoir du peuple sabellique. Et Pontius de Telesia ne faisait que dire aux
siens toute sa pensée quand il leur déclarait que, pour
se débarrasser des loups destructeurs de la liberté italienne, il fallait
anéantir la forêt où ils avaient leur repaire. Jamais Rome n’avait
couru dangers plus grands. Le 1er novembre 672 [82 av. J.-C.],
Pontius, Lamponius, Carrinas, Damasippus, débouchant par la voie Latine,
vinrent camper à un quart de mille de La guerre tirait à sa fin. La garnison de Præneste se
rendit, quand, reconnaissant les têtes de Carrinas et des autres officiers
révolutionnaires, lancées par-dessus les murs de la place, elle apprit
l’issue de la bataille de Rome. Le consul Gaius Marius et le fils de Pontius,
qui la commandaient, tentèrent de s’enfuir : n’ayant pas réussi, ils se
tuèrent l’un l’autre. La foule se laissa aller, et Cethegus l’y encourageait,
à l’espoir d’obtenir grâce devant le vainqueur. Mais les temps étaient passés
de faire grâce. Jusqu’au dernier moment, Sylla avait pardonné à quiconque
revenait à lui : après sa victoire, il se montra inflexible vis-à-vis des chefs
ou des villes qui n’avaient pas voulu céder. Il y avait douze mille
prisonniers dans Præneste : les femmes, les enfants, la majeure partie, des
Romains et quelques Prænestins eurent leur liberté : quant aux anciens
sénateurs de Rome, à presque tout le peuple de la ville et à tous les
Samnites, ils furent désarmés et passés par les armes : la ville fut mise à
sac avec ses richesses. Après de telles rigueurs, les cités à nouveaux
citoyens qui luttaient encore ne pouvaient que s’opiniâtrer dans leur résistance.
A Norba, où Æmilius Lepidus pénétra par trahison, les habitants se
frappèrent mutuellement et mirent le feu à leur ville, voulant enlever à
leurs bourreaux leur vengeance et leur butin. Dans En ce qui touche le Samnium, le dictateur avait déclaré
que Rome n’aurait point de repos tant que subsisterait le peuple samnite et
qu’il fallait que son nom fût désormais effacé de la terre. Et de même qu’à
Rome et qu’à Præneste les cadavres des captifs massacrés avaient témoigné que
sa parole était une réalité, de même nous le voyons encore entreprendre en
personne une campagne de dévastation, s’emparer d’Æsernia[7] (674 ? [-80]),
et changer en désert un pays florissant et peuplé qui ne s’en relèvera
jamais. A la même heure, Tuder [Todi, près du Tibre] était prise
d’assaut par Marcus Crassus. En Étrurie, Populonium se défendit plus
longtemps : il en fut de même de l’imprenable Volaterræ, où des débris de
l’ancienne faction, trois légions, s’étaient reformées. Là, le siège dura
deux ans, conduit d’abord par Sylla lui-même, puis par l’ex-préteur Gaius
Carbon, frère du consul de la démocratie. Ce ne fut qu’au cours de la
troisième année, à dater de la bataille de Il restait encore à faire dans les provinces. Sylla envoya en Espagne Gaius Annius et Valerius Flaccus comme préteurs, l’un de la province Ultérieure, l’autre de la province de l’Èbre. Le difficile labeur de forcer les Pyrénées leur fut épargné. Le général préposé par Sertorius à leur garde ayant été assassiné par l’un de ses officiers, les troupes s’étaient débandées. Trop faible pour se défendre, Sertorius rassembla rapidement le peu de troupes sur lesquelles il pouvait de suite mettre la main et s’embarqua à Carthagène. Où allait-il ? Il n’en savait rien. A la côte d’Afrique peut-être, aux îles Canaries même ; partout, pourvu qu’il se mît hors d’atteinte du bras de Sylla. L’Espagne se soumit sans difficulté aux délégués du dictateur (vers 673 [-81]), et Flaccus livra quelques combats heureux aux Celtes dont il avait dû traverser le pays, puis aux Celtibères de la péninsule (674 [-80]). Gnæus Pompée avait été envoyé en Sicile en qualité de propréteur : Perpenna, le voyant accoster avec cent vingt voiles et six légions, évacua l’île aussitôt. Le propréteur expédia une escadre à Kossyra, pour y enlever les officiers marianiens qui y avaient trouvé asile. Marcus Brutus et ses compagnons furent exécutés sur place : quant à Carbon, l’ancien consul, Pompée avait ordonné de le lui ramener à Lilybée. Oublieux de l’assistance qu’il en avait reçue en d’autres et dangereux temps, il voulut le livrer lui-même au bourreau (672 [82 av. J.-C.]). De Sicile passant en Afrique avec des forces écrasantes, il eut bientôt refoulé l’armée déjà nombreuse qu’avaient ramassée Ahenobarbus et Hiarbas, et, sans vouloir prendre encore le titre d’Imperator qui lui était décerné, il donna le signal de l’assaut de leur camp. Il en finit avec eux en ce même jour. Ahenobarbus restait mort sur la place, et quant à Hiarbas, Bogud aidant Pompée, il se vit une seconde fois assailli dans Bulla[8], où il périt, et Hiempsal remonta sur le trône de ses ancêtres. Une grande razzia, exécutée contre les habitants du désert, un certain nombre de tribus gétules, jadis reconnues libres par Marius, aujourd’hui ramenées sous l’autorité de Hiempsal, rendirent au nom romain son lustre et sa puissance. Quarante jours après son arrivée à la côte d’Afrique, Pompée avait accompli sa mission (674 ? [-80]). Le Sénat lui manda d’avoir à licencier son armée, ce qui impliquait le refus du triomphe : d’après la tradition, il n’y avait pas droit, n’ayant commandé qu’extraordinairement. Le général murmura tout bas, ses soldats murmurèrent à voix haute : un moment on put craindre que l’armée d’Afrique ne se révoltât contre le Sénat et que Sylla n’eût à marcher contre son gendre. Il céda : le jeune capitaine put se vanter d’être le premier Romain à qui fut échu l’honneur du triomphe (12 mars 673 [-79]) avant l’entrée dans le Sénat ; et au retour de cette expédition fertile en exploits faciles, il s’entendit saluer par l’heureux Dictateur (Félix), non sans quelque ironie peut-être, du surnom de Grand ! Dans l’est, après le départ de Sylla, au printemps de 671 [83 av. J.-C.],
les armes ne s’étaient pas non plus reposées, pas plus qu’en Italie. La
restauration de l’état ancien des choses, l’assujettissement nécessaire de
plus d’une ville asiatique, coûtèrent encore de nombreux et sanglants
combats. Lucius Lucullus se vit obligé, par exemple, après avoir épuisé tous
les moyens de la douceur, de mener des troupes devant la cité libre de
Mitylène, et une première victoire en rase campagne ne mit pas fin à la
résistance obstinée des habitants. Vers le même temps, de nouvelles
complications naissaient entre Mithridate et le préteur d’Asie, Lucius
Murena. Mithridate, après la paix, s’était aussitôt occupé à rétablir son
autorité ébranlée dans les provinces septentrionales : il avait pacifié
d’abord les Colchidiens, en leur donnant pour gouverneur son énergique fils
Mithridate ; puis, bientôt, s’étant défait de lui, il préparait une
expédition dans son royaume du Bosphore. Archélaos, toujours réfugié auprès
de Murena, soutenait que ces armements étaient dirigés contre Rome : aussitôt
Murena, sous le prétexte que le roi détenait indûment quelques districts de
Cappadoce, pénétra avec ses soldats dans Comana[9] (de Cappadoce) et
viola la frontière du Pont (671 [-83]). Mithridate se plaignit au Romain d’abord,
puis, sa plainte n’étant point écoutée, au Sénat. Les envoyés de Sylla se
montrèrent : ils désavouèrent le préteur : mais celui-ci ne tint pas compte
de leurs avis, et franchissant l’Halys, il entra sur le territoire
incontestablement pontique. Alors Mithridate résolut de repousser la force
par la force : Gordios, son général, devait tenir tête aux Romains,
jusqu’à ce que le roi pût arriver avec une plus nombreuse armée et écraser
l’agresseur. Ce plan réussit. Murena, vaincu, repassa non sans pertes
sensibles la frontière et revint en Phrygie : les garnisons romaines furent
expulsées de toute Après dix ans de révolution et d’insurrection dans l’Ouest et dans l’Orient, le calme était enfin venu : l’État romain avait reconquis l’unité dans le gouvernement et la paix au dedans et au dehors. Au lendemain des terribles convulsions de la crise dernière, dans le calme seul il y avait un grand’ bienfait. Le monde romain pourra-t-il obtenir davantage ? La main puissante qui naguère a mené à bien l’œuvre difficile de la victoire sur l’ennemi, saura-t-elle aussi enchaîner la révolution, œuvre plus difficile encore ? Saura-t-elle, par le plus étonnant des miracles, rétablir sur de solides assises l’ordre social et politique qui chancelle ? A l’avenir à en décider. |
[1] Tous les détails qui suivent reposent en bonne partie sur le récit nouvellement découvert de Licinianus, qui nous fait connaître un grand nombre de faits jusqu’ici ignorés, et qui surtout nous en donne la suite et l’enchaînement d’une façon plus précise.
[2] Le sénatus-consulte ne fut point confirmé par les comices ; Cicéron nous l’apprend (Philipp., 12, 11, 27). Le Sénat paraît n’avoir fait que proroger le délai de la loi Plautia-Papiria, ce à quoi l’usage traditionnel l’autorisait. En somme, c’était conférer d’un coup la cité à tous les Italiques.
[3] Lucius Valerius Flaccus, consul en 668 [86 av. J.-C.], d’après les fastes, n’est point le même que le Flaccus, consul en 654 [-100] : il porte le même nom, mais il est plus jeune ; il est son fils peut-être. D’abord, la loi prohibitive de la réélection au consulat fut consécutivement appliquée, nous l’avons vu, à dater de l’an 603 environ, jusqu’en 673 [-151/-81] ; et il n’est point probable que l’exception admise pour Scipion Émilien et pour Marius se soit aussi produite pour Flaccus. Secondement, quand les auteurs nomment l’un ou l’autre des Flaccus, ils ne font jamais mention d’un double consulat, alors qu’une telle mention eût été pourtant nécessaire (Cicéron, pro Flac., 32, 17). En troisième lieu, le Lucius Valerius Flaccus qu’on voit agir à Rome, en 669 [-85], comme prince du Sénat, et partant comme consulaire (Tite-Live, 83), ne saurait être le Flaccus, consul en 668 [-84], puisque celui-ci alors était déjà parti pour l’Asie, et peut-être même déjà mort. Le consul de 654 [-100], censeur en 657 [-97], est bien celui que Cicéron (ad Attic., 8, 3, 6) désigne parmi les consulaires présents à Rome en 667 [-87] : en 669 [-85], il devait être indubitablement le doyen des anciens censeurs vivants, et par suite il avait la condition requise pour la principauté du Sénat : on le trouve encore interroi et maître de la cavalerie, en 672 [-82]. Au contraire, le consul de 668 |-86], qui mourut à Nicomédie, n’est autre que le père du Lucius Flaccus que Cicéron défendit plus tard (pro Flacc., 25, 61, cf. 23, 55. 32, 77).
[4] Il ne peut s’agir ici que de L. J. Brutus Damasippus ; car Marcus Brutus, le père du Libérateur, était tribun du peuple en 671 [83 av. J.-C.], et par conséquent ne pouvait avoir de commandement à l’armée.
[5] Les auteurs enseignent que Sylla se posta dans le défilé qui commandait l’unique accès de Præneste (Appien, 1, 90), et les événements ultérieurs font voir que la route de Rome lui restait ouverte, à lui et à l’armée de secours. Évidemment il occupait le chemin transversal, qui partant de la voie Latine, par laquelle arrivaient les Samnites, se détourne vers Palestrina par Valmontone : dans cette situation, il avait ses communications libres sur Præneste, et l’ennemi pouvait se porter sur la capitale par la voie Latine ou par la voie Labicane.
[6] [
[7] Peut-être qu’un autre nom se cache sous la leçon fruste de Tite-Live, 89 : mtam in Samnio : V. Strabon, 5, 3, 10.
[8] [Auj. Béjié, dans l’État de Tunis, au sud-est de Bône]
[9] [Sur le Sarus (le Seihan), au nord du Taurus : auj. el Bostan]