L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre IX — Cinna et Sylla.

 

 

Nous avons exposé plus haut dans quelle situation tendue et équivoque Sylla avait laissé l’Italie, quand au commencement de 667 [87 av. J.-C.], il partit pour la Grèce : l’insurrection, seulement à demi étouffée ; la principale armée, sous le commandement plus qu’à demi usurpé d’un général politiquement douteux ; la capitale livrée à la confusion d’intrigues actives et multiples ; ce n’était partout que dangers. La victoire remportée, l’épée à la main, par l’oligarchie, malgré sa modération ou à cause de sa modération même, avait fait de nombreux mécontents. Les capitalistes, saignant encore des blessures de la plus terrible crise financière que Rome eut jamais vue, murmuraient contre le pouvoir, à cause dé la loi sur l’intérêt qu’il avait promulguée, à cause des guerres d’Italie et d’Asie qu’il n’avait point empêchées. Les insurgés, j’entends ceux qui avaient déposé les armes, ne déploraient pas seulement la ruine de leurs espérances d’égalité civile avec les citoyens de la ville souveraine, ils regrettaient encore leurs anciens traités particuliers et subissaient en frémissant l’arbitraire hors la loi de leur condition de sujets. Les cités d’entre les Alpes et le Pô n’étaient pas davantage satisfaites des demi concessions obtenues ; et quant aux nouveaux citoyens et aux affranchis, l’annulation des lois sulpiciennes les rendait furieux. La populace de Rome souffrait de la gêne commune et se révoltait contre un régime du sabre qui n’avait pas admis le régime des assommeurs au nombre des institutions. Dans la ville, les partisans des citoyens bannis après la révolution sulpicienne, très nombreux encore grâce à la modération peu commune de Sylla, se donnaient mille peines pour leur obtenir la faculté du retour ; et quelques femmes, riches et de marque, n’épargnaient dans ce but ni leurs soins ni leur or. Sans doute, dans tous ces distords, il n’y avait rien qui rendît imminente une nouvelle et violente commotion : l’agitation était en grande partie sans but immédiat, et transitoire. Mais le malaise général y trouvait son aliment; il en était sorti, plus ou moins, l’assassinat de Rufus, plusieurs tentatives également criminelles contre Sylla, et surtout les élections, partiellement d’opposition, des consuls et des tribuns de l’an 667 [87 av. J.-C.]. Le nom de l’homme que les mécontents avaient porté à la tête de l’État, Lucius Cornelius Cinna, n’avait été que peu ou point prononcé jusqu’alors, si ce n’est qu’il s’était comporté en bon officier durant la guerre sociale. Sur sa personne, sur ses projets au début, nous en savons moins que sur tout autre chef de parti dans la révolution romaine. Et la cause en est, il me semble, dans ceci, que Cinna, homme tout ordinaire et guidé par le plus vil égoïsme, n’avait point eu d’abord de desseins politiques à lui et sur une large échelle. On disait, le jour où il se mit en avant, qu’il s’était vendu pour une forte somme d’or aux nouveaux citoyens et à la coterie de Marius. L’accusation a toute apparence de vérité ; mais serait-elle fausse qu’elle n’en est pas moins caractéristique : un tel soupçon n’eût jamais été attaché aux noms de Saturninus et de Sulpicius. Le mouvement en tête duquel il se mit, dans ses motifs et dans son but, n’a que la plus vide et la plus triste apparence. Il ne vient point d’un grand parti. Il sort d’une bande de mécontents, sans visées politiques, sans une arrière-pensée qui vaille qu’on la nomme, et dont l’entreprise principale était le rappel des bannis par les voies légales ou autrement. Cinna ne serait entré dans la conspiration qu’après ses complices et seulement parce que les pouvoirs des tribuns étant aujourd’hui diminués, il fallait à l’intrigue un consul qui servit de porte-voix aux motions du parti. Or, parmi les candidats consulaires de 667 [87 av. J.-C.], nul n’était un instrument plus docile que Cinna : il fut donc promu. Mais, dans la seconde ligne des meneurs, on rencontrait des hommes plus solides : le tribun du peuple Gnœus Papirius Carbon, qui s’était fait un nom par son éloquence triviale et fougueuse, et avant tout Quintus Sertorius, l’un des plus habiles officiers de l’armée, personnage remarquable sous tous les rapports, depuis qu’il avait brigué le tribunat, devenu l’ennemi personnel du général de l’armée d’Asie, et que la haine avait poussé dans les rangs des mécontents, évidemment contre tous les instincts de sa nature. Le proconsul Strabon, quoique en mauvaise intelligence avec le pouvoir, était d’ailleurs bien loin de se commettre avec la faction.

Tant que Sylla resta en Italie, les conjurés se tinrent cois, et par de bonnes raisons. Mais dès que, cédant, non aux exhortations du consul Cinna, mais â la nécessité des choses qui l’appelait en Orient, le proconsul tant redouté eut mis le pied sur son navire, celui-ci, appuyé par la majorité du collège des tribuns, s’empressa de proposer les lois qui n’étaient que la réaction convenue contre la restauration syllanienne de 666 [-88] : on y créait l’égalité civile au profit des nouveaux citoyens et des affranchis, comme  Sulpicius en avait fait la motion : on provoquait la restitution entière des bannis appartenant à la révolution sulpicienne. Les nouveaux citoyens affluèrent dans Rome pour s’y réunir aux affranchis, en imposer à leurs adversaires, et au besoin leur faire violence. Mais le parti du gouvernement était décidé à ne point faiblir : il opposa consul à consul, Gnæus Octavius à Lucius Cinna, et tribun à tribun. Des deux côtés, au jour du vote, on se montra en armes, pour la plupart, sur la place des comices. Les tribuns fidèles au Sénat prononcèrent l’intercession, et quand on voulut les assaillir, l’épée à la main, jusque sur la tribune aux harangues, Octavius répondit aux voies de fait par les voies de fait. Ses bandes serrées d’hommes armés balayèrent la voie sacrée et le Forum ; puis furieuses et sans écouter les ordres plus doux de leur chef, elles taillèrent en pièces les masses rassemblées devant elles. Le Forum, en ce jour d’Octavius, fut abreuvé de plus de sang qu’il n’en avait jamais vu ou qu’il n’en vit jamais verser : on y compta jusqu’à dix mille cadavres laissés sur la place ! Cinna appela à lui les esclaves, leur promettant la liberté après le combat ; mais sa voix demeura sans puissance, comme l’avait été un an avant la voix de Marius : il ne resta plus aux meneurs qu’à fuir. La constitution ne donnait aucun moyen d’action contre les chefs de la conspiration, tant que courait leur année de charge. Mais un oracle, plus loyaliste que pieux, avait prédit le retour de la paix, si le consul Cinna et les six tribuns du peuple, ses partisans, étaient envoyés en exil. Aussi, sans rien demander à la loi, et simplement en conformité de l’heureuse parole saisie au passage par les gardes des oracles, le Sénat s’empressa-t-il de destituer le consul, de faire élire Lucius Cornelius Merula à sa place, et de le mettre au ban des révolutionnaires fugitifs. La crise semblait devoir s’arrêter là et ne faire que grossir de quelques recrues le groupe des dissidents réunis en Numidie.

Assurément, le mouvement n’aurait pas eu d’autres suites, si le Sénat, toujours mol et paresseux, n’avait pas négligé de contraindre les fugitifs à sortir immédiatement d’Italie, et s’il ne leur avait pas laissé la possibilité de renouveler en quelque sorte l’insurrection italique, en se portant les champions et les émancipateurs des nouveaux citoyens. Sans rencontrer qui les empêchât, ils se montrèrent à Tibur, à Præneste, dans toutes les villes du Latium et de la Campanie récemment admises à la cité, demandant, obtenant partout et de l’argent et des hommes au profit de la cause commune. C’est ainsi qu’ils arrivèrent dans le camp de l’armée de siège devant Nola. Les armées, dans ces temps, appartenaient par leurs instincts à la démocratie et à la révolution, quand leur général n’avait, point assez d’autorité sur elles pour les enchaîner à sa personne. Les harangues des magistrats fugitifs, dont. plusieurs, tels que Cinna et Sertorius, se recommandaient au soldat par les bons souvenirs des dernières campagnes, produisirent sur lui une impression profonde : la destitution inconstitutionnelle du consul ami de la foule, l’usurpation du Sénat sur les droits du peuple souverain, mécontentaient le simple milicien, et quant aux officiers, l’or du consul, ou mieux des nouveaux citoyens, leur montra clairement la brèche faite à la loi. Là-dessus, l’armée de Campanie reconnaît Cinna comme consul et lui jure, homme par homme, fidélité ; elle devient le noyau régulier des bandes envoyées par les nouveaux citoyens et les cités alliées. Bientôt ces bandes, considérables par le nombre, quoique pour la plupart formées de novices, marchent de la Campanie sur la capitale. D’autres essaims arrivent par le nord. Conviés par Cinna, les bannis de l’année précédente étaient débarqués sur la côte d’Étrurie à Télamon. Ils ne comptaient guère que cinq cents hommes armés, presque tous esclaves des réfugiés, ou cavaliers numides enrôlés en Afrique ; mais Marius qui, dans cette même année, avait voulu déjà faire cause commune avec la vile populace de Rome, Marius cette fois encore, fait briser les portes des ergastula, où les grands propriétaires tenaient la nuit enfermés leurs esclaves de labour : il offre à ceux-ci la liberté et des armes, et ses offres ne sont pas dédaignées. Ce contingent servile, celui des nouveaux citoyens, les. fugitifs accourant à lui de toutes parts, grossissent rapidement sa troupe : déjà il a. réuni six cents hommes sous ses aigles, et il arme quarante navires qui se placent aux bouches du Tibre, et donnent la chasse à tous les transports chargés de blé pour la capitale. Il se met, lui et les siens, à la disposition du consul Cinna. Les chefs de l’armée de Campanie hésitaient ; les plus prudents, Sertorius entre autres, donnaient l’avis de ne point se lier trop étroitement avec un homme que son nom seul porterait infailliblement à la tête du mouvement, avec un homme d’une incapacité politique notoire, et que la soif de la vengeance rendait fou. Cinna ne voulut rien écouter ; il nomma Marius commandant en chef en Étrurie et sur mer, avec puissance proconsulaire.

Ainsi la tempête s’amoncelait sur Rome : il devenait urgent d’y rappeler de suite, pour la couvrir, les troupes du gouvernement[1]. Mais les forces de Metellus étaient arrêtées par les Italiques dans le Samnium et devant Nola Strabon seul eût pu accourir au secours de Rome. Il parut et planta son camp près de la porte Colline. A la tête de son armée nombreuse et aguerrie, il lui eût été facile d’anéantir aussitôt et d’un seul coup les bandes faibles encore des insurgés : mais tel n’était point son plan, à ce qu’il parut. Il laissa la situation s’aggraver jusqu’au jour où Rome se trouva comme investie. Cinna avec son corps et celui de Carbon campa sur la rive droite du Tibre devant Rome, en face du Janicule, et Sertorius alla sur la rive gauche se poster en face de Pompée, tout proche de la muraille de Servius. Marius avec sa troupe successivement grossie et, portée à trois légions, et ses nombreux vaisseaux de guerre, occupa l’une après l’autre les places maritimes, prit ensuite Ostie par trahison, et, triste présage de la terreur prochaine, la livra à ses bandes féroces qui y tuèrent et pillèrent à volonté. L’interruption du commerce était déjà un grand danger pour Rome : par l’ordre du Sénat, les murs et les portes sont mis en état de défense, et la levée citoyenne est appelée sur le Janicule. Strabon par son inaction éveillait chez tous, grands et petits, l’étonnement et l’effroi. Pourtant, si on le soupçonna de s’entendre avec Cinna, le soupçon ne sembla pas fondé : il livra un sérieux combat à la division de Sertorius : un autre jour, grâce à des intelligences nouées avec un officier de la garnison, Marius ayant pu pénétrer sur le Janicule, il vint au secours d’Octavius et réussit à en chasser les insurgés en leur tuant beaucoup de monde. Il ne voulait donc pas se joindre aux chefs insurrectionnels, encore moins se mettre à leur suite. Il semble que son intention ait été plutôt, profitant de la détresse du moment, de vendre son appui au gouvernement et au peuple romain, de se faire désigner consul pour l’année suivante, et de se, rendre ainsi maître du pouvoir. Mais le Sénat n’entendait point, pour échapper à la tentative d’un usurpateur, se jeter dans les bras d’un autre : il tourna ses yeux ailleurs. Un sénatus-consulte exprès conféra la cité à toutes les cités italiques, compromises autrefois dans la révolte et la guerre sociale, et que leur forfaiture avait fait exclure de l’ancienne alliance[2]. Désormais il était officiellement constaté que Rome, dans sa longue lutte avec l’Italie, avait joué son existence, non sur un grand et sérieux enjeu, mais par pure vanité : on la voyait au premier embarras survenant, et pour se procurer quelques milliers de soldats de plus, jeter à l’eau tout le gain acheté si cher durant la guerre sociale. Les cités à qui le don était fait envoyèrent d’ailleurs leurs troupes; mais au lieu des nombreuses légions promises, le contingent fourni atteignit à peine dix mille hommes. Il importait bien davantage d’entrer en arrangement avec les Samnites et les Nolans, ce qui eût permis d’appliquer à la défense de Rome le corps de Metellus, général sur qui le Sénat pouvait absolument compter. Mais les Samnites mirent en avant des exigences rappelant le souvenir des fourches caudines : ils voulaient la restitution du butin fait sur eux, des captifs et des transfuges, l’abandon du butin par eux fait sur les Romains, et la collation du droit de cité tant à eux-mêmes qu’aux Romains passés dans leurs rangs. Malgré la misère des temps, le Sénat repoussa ces conditions d’une paix déshonorante : il ordonna à Metellus de laisser sur les lieux une petite division, et de marcher au plus vite sur Rome avec tout ce qu’il pourrait prendre de soldats dans l’Italie du sud. Il obéit : mais voici ce qui arriva. Les Samnites n’ayant plus devant eux que le légat de Metellus, Plautius, avec une mince armée, l’attaquèrent et le battirent : les Nolans firent une sortie et brûlèrent la ville voisine d’Abella, alliée de Rome ; puis bientôt Cinna et Marius ayant accordé aux Samnites tout ce qu’ils demandaient (l’honneur du nom romain en était tombé là !), ceux-ci envoyèrent leur contingent grossir les rangs des révoltés. Autre échec sensible : après un combat malheureux pour les troupes du gouvernement, Ariminum est occupé par leurs adversaires, et toute communication fermée entre Rome et la vallée du Pô, d’où lui arrivaient des hommes et des munitions. La disette, la faim entrèrent dans la grande et populeuse cité remplie d’armes et de soldats, mais vide d’approvisionnements. Marius surtout s’attachait à lui couper les vivres. Déjà il avait jeté un pont de bateaux sur le Tibre et barrait la navigation : il s’empare d’Antium, de Lanuvium, d’Aricie et d’autres lieux circonvoisins, ferme toutes les voies de terre, et se gorge à l’avance de sa vengeance, passant au fil de l’épée tous ceux qui lui résistent. Il ne laisse la vie sauve qu’à ceux qui trahissent et lui livrent leur cité. Bientôt les maladies contagieuses engendrées par la misère dévorent les masses armées entassées sous les murs de Rome : onze mille vétérans de Strabon, six mille soldats d’Octavius périssent. Et pourtant le Sénat ne désespère point : la mort subite de Strabon lui-même est tenue, à événement heureux. Il ne fut point emporté par la peste, du moins on le croit ; un éclair l’aurait foudroyé dans sa tente : la foule, exaspérée contre lui pour tant de motifs, arracha son cadavre de dessus la bière et le traîna par les rues. Ce qui lui restait de troupes se réunit à celles d’Octavius. L’arrivée de Metellus et la mort de Strabon ayant rétabli l’égalité des forces, l’armée gouvernementale se prépara à combattre les insurgés au pied du mont Albain. Mais les esprits, des soldats de Rome étaient ébranlés ; et quand ils virent Cinna marcher à eux, ils l’acclamèrent comme s’il eût encore été leur consul et leur général : Metellus crut prudent de ne point engager la mêlée ; les légions rentrèrent au camp. Les Optimates eux-mêmes hésitaient et se divisaient. Tandis que les uns, avec le consul Octavius, toujours inflexible dans son entêtement à courte vue, s’opposaient à toute concession, Metellus, plus habile soldat et politique plus sage, tentait un accommodement. Mais son entrevue avec Cinna ne fit qu’enflammer la colère des ultras des deux partis : Marius taxa Cinna de lâcheté, Octavius appela Metellus un traître. Quant aux soldats, inquiets, égarés, se méfiant, non sans raison, de l’incapacité d’Octavius, ils invitèrent Metellus à prendre le commandement ; et comme il s’y refusait, on les vit, jeter leurs armes ou déserter en masse à l’ennemi. Dans Rome, le peuple, sous l’aiguillon de la souffrance, se montrait chaque jour plus indocile. Le héraut de Cinna ayant promis la liberté aux esclaves transfuges, les esclaves passèrent en foule de la ville dans le camp ennemi. Et pendant ce temps, Octavius s’opposait à un projet de sénatus-consulte affranchissant tous ceux qui s’enrôleraient. Il n’était que trop manifeste que le gouvernement régulier avait le dessous, et qu’il ne lui restait plus, si encore la chose était possible, qu’à entrer en composition avec les chefs des bandes assiégeantes, comme fait le voyageur trop faible avec les chefs de brigands. On renvoya à Cinna des parlementaires, mais qui élevèrent des difficultés, et pendant les pourparlers Cinna fit camper son armée devant les portes. A ce moment sortit un tel flot de déserteurs qu’il n’y eut plus de place pour discuter les conditions, et que le Sénat, se soumettant à merci au consul exilé par lui, le supplia seulement d’épargner le sang de ses concitoyens. Cinna le promit, sans vouloir s’y engager, sous serment. Marius à ses côtés avait assisté, sombre et muet, aux conférences.

Les portes de Rome s’ouvrirent. Le consul entra avec ses légions : mais Marius, affectant ironiquement le souvenir de la loi qui l’avait frappé, se refusa à mettre le pied dans la ville, avant qu’une autre loi le lui permit. Les comices se rassemblèrent en hâte pour voter sa réintégration. Il passa outre alors, et aussitôt commença le régime de la terreur. Il avait été décidé qu’on ne choisirait pas les victimes : qu’on tuerait en masse tous les notables du parti aristocratique ; que leurs biens seraient confisqués. Les portes de la ville se referment ; et, durant cinq jours et cinq nuits, le massacre se prolonge sans paix ni trêve. Quelques-uns s’étaient enfuis ou avaient été oubliés : on les recherche et on les tue chaque jour : la chasse de sang s’étend ensuite pendant des mois sur toute l’Italie. Le consul Gnæus Octavius périt le premier. Fidèle à la maxime qu’il avait souvent à la bouche, aimant mieux perdre la vie que de fléchir devant des criminels hors la loi, il refuse encore de s’échapper, et vêtu des insignes de sa charge, il attend sur le Janicule l’assassin, qui accourt sans délai. En ces jours périrent Lucius Cœsar (consul en 664 [90 av. J.-C.]), l’illustre vainqueur d’Acerræ : Gaius, son frère, dont l’ambition malvenue avait évoqué les tumultes sulpiciens, orateur et poète distingué d’ailleurs, par-dessus tout homme sociable et aimable : Marcus Antonius (consul en 655 [-89]), sans conteste le premier avocat de son temps, depuis que Lucius Crassus était mort : Publius Crassus (consul en 657 [-87]), qui avait honorablement commandé dans les guerres d’Espagne et sociale, et même pendant le siège de Rome : enfin, une multitude d’hommes considérables du parti du gouvernement, et parmi eux les riches surtout, particulièrement recherchés par les séides cupides de Marius et de Cinna. Énumérons d’autres morts plus lamentables encore, celle de Lucius Merula, qui avait, contre son propre gré, succédé à Cinna : accusé pour ce crime, et cité devant les comices, il devança l’inévitable condamnation, s’ouvrit les veines, et rendit l’âme devant l’autel de Jupiter, dont il était le prêtre, après avoir déposé les bandelettes sacrées, comme le voulait la règle pieuse imposée à tout flamine à l’heure de la mort : celle de Quintus Catulus (consul en 652 [-102]), jadis, à l’heure glorieuse de la victoire et du triomphe, le compagnon de ce même Marius, qui aux supplications des proches de son ancien collègue n’a répondu que par des monosyllabes cruels : Il faut qu’il meure ! C’est Marius, en effet, qui a voulu l’horrible hécatombe ! C’est lui qui a désigné les victimes et les bourreaux. Il n’y eut de forme de procès qu’en des cas très rares, pour Merula, pour Catulus. D’ordinaire, un regard, le silence même envers ceux qui le saluaient, était un arrêt, un arrêt exécuté sur l’heure : ses victimes à terre, la vengeance de Marius n’était point encore assouvie : il défendit de leur faire des funérailles. Par son ordre, — Sylla l’avait précédé dans cette voie funeste, — on cloua sur la tribune, au Forum, les têtes des sénateurs suppliciés : de nombreux cadavres restèrent gisants sur la place publique ; et celui de Gaïus Cæsar, traîné devant le tombeau de Quintus Varius, dont il avait été l’accusateur, sans doute, y fut de nouveau percé de coups. Enfin, on vit l’odieux vieillard embrasser publiquement l’assassin qui lui apportait, pendant qu’il était à table, la tête d’Antonius. Il avait fait chercher celui-ci dans la retraite où il se tenait caché. On avait eu quelque peine à l’empêcher de l’aller tuer lui-même. Ses légions d’esclaves, et surtout une bande d’Ardyœens lui servaient de suppôts, et dans ces sanglantes saturnales ne se faisaient point faute de fêter leur liberté nouvelle par le pillage des maisons de leurs anciens maîtres, tuant et souillant tous ceux qu’ils y trouvaient. Les fureurs de Marius désespéraient ses compagnons. Sertorius conjura le consul d’y mettre à tout prix un terme : Cinna lui-même était épouvanté. Mais la démence, en de tels temps est, elle aussi, une puissance : on se précipite dans l’abîme pour se sauver du vertige. Ce n’était d’ailleurs pas chose facile que de lier les bras à Marius et à ses bandes ; et Cinna, loin d’en avoir le courage, se donna le vieux général pour collègue dans le consulat de l’année suivante. A ce régime de sang, les plus modérés parmi les vainqueurs se sentaient paralysés tout autant que les hommes du parti vaincu. Seuls, les capitalistes voyaient sans trop de peine les fiers oligarques humiliés enfin sous le poids de cette main étrangère ! Et puis, de toutes les confiscations, de toutes les ventes à l’encan, la meilleure part ne leur arrivait-elle pas ? De là le surnom de coupeurs de bourse, qui leur fut donné par le peuple.

A l’auteur de tous ces maux, au vieux Marius, les destins avaient accordé les deux vœux qu’il avait formés. Ils lui donnaient de se venger de toute la cohorte noble qui avait terni ses victoires et empoisonné ses défaites : aux coups d’épingle il avait répondu par des corps de poignard. Au commencement de l’année qui suivit, il revêtit une fois encore la magistrature suprême, accomplissant son rêve d’un septième consulat, rêve promis par l’oracle, et qu’il poursuivait depuis tantôt treize ans. Tout ce qu’il avait voulu, les Dieux le lui laissaient prendre : mais en ce jour aussi, selon la loi d’une ironie fatale, et comme aux temps de la légende antique, la mort allait l’enlever au milieu même de ses souhaits comblés. L’honneur de son pays, durant son premier consulat, il en avait été le jouet durant sa sixième magistrature : consul pour la septième fois, il était là, maudit de tous les partis, chargé de la haine de tout un peuple, lui, l’homme loyal, l’homme habile et intègre des débuts désormais, le chef ignominieux et en démence d’une hideuse bande d’assassins ! Il ne fut pas sans le sentir. Ses jours se passaient dans l’ivresse de ses fureurs, les nuits dans les insomnies : il se mit à boire pour oublier. Puis survint une fièvre violente qui, sept jours durant, le tint alité : dans son délire de malade, il livrait en Asie-Mineure les batailles et récoltait les lauriers promis à Sylla ; puis, le 13 janvier 668 [86 av. J.-C.], il n’était plus. Il mourait à soixante-dix ans, dans son lit, en pleine possession de ce qu’il avait appelé la puissance et les honneurs ! Mais la Némésis est multiple ; elle ne venge pas toujours le sang par le sang. N’était-ce point une juste rétribution déjà, qu’à la nouvelle de la mort du sauveur fameux du peuple, Rome et l’Italie se prissent à respirer, plus soulagées qu’elle ne l’avaient été jadis à la nouvelle de la victoire des Champs Raudiques ?

Quoi qu’il en soit, plus d’un événement survint après lui, qui rappelait ces temps néfastes : on vit Gaius Fimbria, lequel plus que nul autre avait trempé ses mains dans les tueries de Marius, au milieu même des funérailles du consul, tenter un assassinat sur un personnage illustre, respecté de tous, épargné par Marius lui-même, sur le suprême pontife Quintus Scœvola (consul en 659 [95 av. J.-C.]). Comme Scævola guérit de sa blessure, il osa l’accuser en forme du crime, disait-il par une plaisanterie éhontée, de n’avoir pas voulu se laisser tuer. Mais Sertorius rassembla un jour les bandits marianiens, sous prétexte d’acquitter leur solde : puis les ayant entourés avec des soldats celtes dont il était sûr, il les tailla tous en pièces, au nombre de quatre mille au moins.

Avec la terreur était venue la tyrannie. Cinna resta quatre années consécutives à la tête de l’État, en qualité de consul (667-670 [-87/-84]), se nommant régulièrement lui-même, lui et ses collègues, sans le vote du peuple : il semblait vraiment que les démocrates tinssent en mépris et repoussassent à toujours les comices souverains. Jamais homme du parti populaire, avant ou depuis Cinna, n’a exercé le pouvoir absolu aussi complètement et aussi longtemps que lui en Italie et dans la plupart des provinces : il n’en est point non plus dont l’administration soit restée aussi nulle et sans but. Naturellement on reprit la loi proposée jadis par Sulpicius, et plus tard par Cinna lui-même, et qui assurait l’égalité du vote entre les nouveaux citoyens, les affranchis et les citoyens anciens : elle fut, par un sénatus-consulte exprès, confirmée et mise en vigueur (670 [-84]). On nomma des censeurs (668 [-86]) chargés de répartir tous les Italiques dans les trente-cinq tribus : et par un retour étrange, en l’absente de candidats idoines, Philippus fut nommé censeur, lui le consul de 663 [-91] et l’auteur principal de l’échec de Drusus, alors que celui-ci avait voulu donner le vote aux Italiques. Il lui appartenait aujourd’hui de les inscrire sur les rôles du cens ! Quant aux institutions réactionnaires fondées par Sylla en 666 [-88] on pense bien qu’elles furent supprimées. On fit tout pour plaire au prolétariat : c’est ainsi qu’alors disparurent, je pense, les restrictions apportées, peu d’années avant, aux distributions de céréales ; que, sur la motion du tribun du peuple Marcus Junius Brutus, on commença au printemps de 671 [83 av. J.-C.] la fondation d’une colonie à Capoue, selon les plans de Gaius Gracchus ; et qu’une loi sur le crédit, dont l’auteur était Lucius Valerius Flaccus le Jeune, ramena toutes les créances à la quatrième partie de leur valeur nominale, annulant les trois autres quarts à la décharge du débiteur. Mais ces lois, les seules touchant à la constitution qui aient été promulguées durant le règne de Cinna, elles étaient toutes dictées sous la pression du moment ; et ce qu’il y a de plus déplorable dans cette catastrophe de la politique romaine, c’est qu’au lieu d’appartenir à un système quelconque, si pauvre qu’il fût, elles étaient promulguées au hasard et sans plan suivi. On caressait le peuple et, à la même heure, on le blessait inutilement, en affichant un dédain insensé, pour la régularité constitutionnelle des élections. On aurait pu trouver un point d’appui chez les financiers, et on leur infligeait la plus sensible blessure par la loi du crédit. Les étais les plus solides du régime, même sans rien faire, on les avait dans les nouveaux citoyens : on accepta volontiers leur assistance ; mais en même temps on ne songea pas à régler définitivement la condition étrange des Samnites qui, citoyens romains de nom désormais, n’en revendiquaient pas moins tout haut leur indépendance particulière comme le seul but et le prix de tant de combats, et entendaient la défendre contre tous et un chacun. Après avoir traqué et tué les plus notables sénateurs comme des animaux atteints de la rage, on n’avait rien fait pour ramener le Sénat à l’intérêt du gouvernement ou, tout ou moins, pour lui inspirer un effroi durable, en sorte que le gouvernement lui-même n’était rien moins que sûr de vivre. Ce n’était point ainsi que Gaius Gracchus avait compris la ruine de l’oligarchie : jamais il n’eût toléré que le maître nouveau du pouvoir, sur son trône édifié de ses mains, se comportât à l’instar d’un roi fainéant. Après tout, Cinna avait été poussé à ces hauteurs, non par la force de sa volonté, mais par le pur hasard : comment s’étonner de le voir demeurer là, à la place où l’avait jeté le flot de la tempête révolutionnaire, jusqu’au jour où un autre flot le viendrait reprendre ?

Cette même alliance de la force à qui rien ne résiste, avec la complète impuissance et l’incapacité, chez les meneurs, se manifeste dans la guerre que fait à l’oligarchie le pouvoir révolutionnaire ; et pourtant c’est de là que dépend son existence. En Italie, il est maître absolu de la situation. Parmi les anciens citoyens, beaucoup penchaient pour la démocratie : le plus grand nombre, l’armée des gens d’ordre, tout en détestant les horreurs de la tyrannie de Marius, ne voyaient dans une restauration oligarchique que l’avènement d’un second règne de la terreur au profit de l’autre parti. L’impression des forfaits de 667 [87 av. J.-C.] n’avait pas laissé de traces relativement profondes dans la nation prise en masse, parce qu’ils n’avaient guère atteint que l’aristocratie de Rome, et parce que, durant les trois années qui suivirent, un gouvernement calme et tolérable avait en quelque sorte effacé de cuisants souvenirs. Et quant aux citoyens nouveaux, formant au moins le cinquième des Italiques, s’ils n’étaient point partisans décidés du régime actuel, ils n’en détestaient pas moins l’oligarchie. Comme l’Italie, la plupart des provinces, la Sicile, la Sardaigne, les deux Gaules, les deux Espagnes, acceptaient volontiers l’état de choses. En Afrique, Quintus Metellus, heureusement échappé au poignard, tenta de conserver la province aux Optimates ; il vit venir à lui Marcus Crassus, le plus jeune fils de Publius Crassus, cette victime de la proscription de Marius, et qui lui amena d’Espagne une troupe de renfort. Mais bientôt, la division s’étant mise entre eux, ils durent céder la place au préteur des révolutionnaires, Gaius Fabius Hadrianus. L’Asie était dans les mains de Mithridate : l’oligarchie, partout condamnée et abattue, n’avait plus pour dernier asile que la province de Macédoine, et encore Sylla saurait-il s’y maintenir ? Là s’étaient rendus sa femme et ses enfants, qui avaient eu mille peines à fuir, et un certain nombre de sénateurs : une espèce de Sénat se tenait à son quartier général. D’ailleurs, le gouvernement révolutionnaire faisait pleuvoir décrets sur décrets contre le proconsul des oligarques. Les comices le destituèrent et le mirent au ban de la loi, lui, Metellus, Appius Claudius et nombre d’autres réfugiés illustres. Sa maison de Rome fut rasée, ses propriétés rurales dévastées. Tous ces excès pourtant ne terminaient rien. Si Gaius Marius eût vécu, nul doute qu’il n’eût marché contre Sylla, vers ces contrées d’Orient où l’emportaient les rêves fiévreux de son lit de mort. Nous avons raconté ailleurs quelles mesures avait prises le gouvernement de Cinna, quand Marius ne fut plus. Lucius Valerius Flaccus le jeune[3] qui, Marius mort, fut promu au consulat et au commandement d’Orient (668 [86 av. J.-C.]), n’était ni bon soldat ni bon officier : Gaius Fimbria, son compagnon, avec quelque talent, ne voulait point obéir : l’armée donnée au consul était trois fois plus faible que celle de Sylla. On apprit, coup sur coup, que Flaccus, pour éviter une défaite, avait passé outre et gagné l’Asie (668 [-86]), puis que Fimbria l’avait renversé et s’était mis à sa place (premiers jours de 669 [-85]) ; puis que Sylla avait conclu la paix avec Mithridate (669-670 [-85/-84]). Jusque-là, celui-ci avait gardé le silence au regard des autorités révolutionnaires de Rome. Mais voici qu’arrive une lettre à l’adresse du Sénat, lettre dans laquelle il annonce la fin de la guerre et son prochain retour en Italie. Il respectera les droits conférés aux citoyens nouveaux : les châtiments, les exécutions, d’ailleurs inévitables, n’auront pas lieu en masse et n’atteindront que les chefs ! A cette nouvelle, Cinna se réveille de sa léthargie : il n’a rien fait jusqu’ici contre l’adversaire qui le menace que d’armer quelques hommes et de réunir quelques vaisseaux dans la mer Adriatique : aujourd’hui il se décide à passer en Grèce au plus vite.

D’une autre part la lettre de Sylla, qu’eu égard aux circonstances, on pouvait dire modérée, éveillait dans le parti du juste milieu un espoir d’arrangement amiable. La majorité dans le sénat, sur la proposition du vieux Flaccus, voulut tenter une réconciliation : le proconsul serait invité à revenir en Italie, avec promesse d’un sauf-conduit : on sommerait les consuls Cinna et Carbon de suspendre leurs armements jusqu’à l’arrivée de la réponse attendue d’Asie. A ces propositions, Sylla n’opposa pas un refus absolu : mais ne voulant point encore venir en personne, il fit déclarer par ses affidés qu’il ne demandait rien que la réintégration complète des bannis et le châtiment, par voie de procès, des crimes commis ; que du reste, loin de solliciter des sûretés pour lui-même, il les apporterait au contraire à ceux qui étaient à Rome. Ses envoyés trouvèrent d’ailleurs la situation complètement modifiée en Italie. Sans prêter attention à la décision sénatoriale, Cinna, au sortir de la séance, s’était rendu à l’armée et la voulut faire embarquer. Mais en recevant l’ordre de prendre la mer durant la saison mauvaise, les troupes du quartier général d’Ancône, indociles d’ordinaire, se mirent en révolte et Cinna fut massacré (premiers jours de 674 [84 av. J.-C.]) : son collègue Carbon se vit forcé à rappeler même les divisions qui déjà avaient passé l’eau. On ne pouvait plus songer à porter la guerre en Grèce, et l’on alla prendre ses quartiers d’hiver à Ariminum. Néanmoins les offres faites au nom de Sylla n’en reçurent pas meilleur accueil. Le Sénat les rejeta toutes et, sans permettre à ses envoyés de mettre le pied dans Rome, il lui intima l’ordre de poser bas les armes. Et cette attitude décisive n’était point l’œuvre de la coterie des Marianiens. Il lui avait fallu, à l’heure critique, abandonner le siége consulaire qu’elle avait si longtemps usurpé et ouvrir les comices électoraux pour l’année 671 [-83], où tout allait se dénouer. Les votes ne se réunirent ni sur Carbon, le précédent consul, ni sur l’un des bons officiers de la faction prédominante, comme Quintus Sertorius ou Gaius Marius le fils : ils allèrent tomber sur Lucius Scipion et Gaius Norbanus, deux personnages sans valeur, tous les deux incapables de se battre, Scipion incapable de parler : le premier avait trouvé faveur devant la foule, parce qu’il était l’arrière-petit-fils du vainqueur d’Antiochus : le second, parce qu’il avait été l’ennemi politique des oligarques. On haïssait les Marianiens, moins à cause de leurs crimes qu’à cause de leur nullité : mais à ne plus vouloir d’eux, la grande majorité de la nation voulait encore moins de Sylla et d’une restauration aristocratique. On songea sérieusement à la défense. Pendant que Sylla effectuait son passage en Asie, gagnait l’armée de Fimbria et que Fimbria se donnait la mort de sa propre main, le gouvernement romain mettait à profit l’année de répit qui lui était laissée et armait avec énergie : cent mille soldats étaient debout, dit-on, contre Sylla au jour de son débarquement, et plus tard il en eut le double à combattre.

Contre de telles forces, Sylla n’avait à mettre dans l’autre plateau de la balance que ses cinq légions, quarante mille hommes à peine, en y joignant quelques renforts levés en Macédoine et dans le Péloponnèse. Mais cette armée, pendant sept années de rude guerre en Italie, en Grèce, en Asie, s’était déshabituée de la politique : elle était toute à son général, qui fermait les yeux sur les excès du soldat, luxure, bestialité, meurtre de ses officiers ; qui ne lui demandait que d’être brave et fidèle, et lui offrait l’appât de récompenses fabuleuses. Elle avait pour Sylla cet attachement enthousiaste d’autant plus puissant chez le militaire que d’ordinaire il riait des plus nobles et des plus vulgaires passions réunies dans la même poitrine. Les Syllaniens se jurèrent spontanément, selon l’usage du soldat romain, de se soutenir les uns et les autres : et chacun, spontanément aussi, apporta son denier d’épargne au général pour contribuer aux frais de la guerre. Mais quelque imposante que fût cette troupe compacte en face des masses ennemies, Sylla n’en savait pas moins qu’il ne pourrait pas vaincre l’Italie avec cinq légions, pour peu qu’il y eût d’unité dans la résistance. Rien de plus facile, sans doute, que d’abattre le parti populaire et ses misérables autocrates : mais à côté de ce parti, il voyait debout, et faisant avec lui cause commune, l’immense armée des hommes qui ne voulaient pas de la terreur d’une restauration oligarchique, et tous les nouveaux citoyens, aussi bien ceux que la loi Julia avait détournés d’entrer dans l’insurrection italienne que ceux dont la levée de boucliers avait naguère mis Rome à deux doigts de sa ruine. Il voyait et appréciait clairement la situation, sachant se garder de la colère aveugle et de l’opiniâtreté égoïste qui étaient la plaie de la majorité de son parti. L’édifice de l’État en flammes, ses amis massacrés, ses maisons détruites, sa famille chassée et errante, rien ne lui avait fait quitter son poste avant l’heure, avant qu’il eût vaincu l’ennemi de la patrie et préservé la frontière de l’empire. Aujourd’hui qu’il mettait la main aux affaires d’Italie, il y apportait le même sens patriotique et la même modération prudente : il fit ce qu’il put pour calmer les modérés et les nouveaux citoyens, et pour prévenir le retour, sous le nom de guerre civile, de la guerre bien autrement dangereuse des anciens citoyens et des alliés italiques. Sa première dépêche au Sénat n’avait rien demandé que le droit et la justice, repoussant expressément la pensée d’une terreur nouvelle. Conséquent avec lui-même, il offrait le pardon à quiconque se détacherait des révolutionnaires ; et il faisait promettre à ses soldats sous la foi du serment, homme par homme, qu’ils traiteraient les Italiens en compatriotes, en amis. Les assurances les plus positives ayant garanti aux nouveaux citoyens le maintien de leurs droits politiques, Carbon, par contre, avait voulu réclamer des otages à toutes les cités : mais celles-ci s’indignèrent, et le Sénat lui-même avait dû désavouer son consul. Pour Sylla, en vérité la grande difficulté tenait à ce que dans ces temps sans foi, sans loi, les nouveaux citoyens, tout en ne mettant pas en doute la loyauté de ses intentions, étaient fondés à douter qu’il lui fût possible d’obtenir de la majorité du Sénat qu’on leur tint parole après la victoire.

Au printemps de 671 [83 av. J.-C.], Sylla prenait terre à Brindes avec ses légions. A cette nouvelle, le Sénat déclare que la patrie est en danger et confère aux consuls des pouvoirs illimités : mais les chefs du parti, incapables et ineptes, n’ont rien su prévoir, et l’arrivée de Sylla, après des années d’attente, vient encore les surprendre. L’armée était toujours à Ariminum : les ports n’avaient point de garnison sur tout le littoral du sud-est pas un seul soldat. Aussi qu’arriva-t-il ? Brindes la première, l’importante place de Brindes, peuplée de citoyens nouveaux, et de nombreux transfuges ouvrit sans résistance ses portes au général de l’oligarchie ; toute la Messapie, toute l’Apulie suivirent son exemple. L’armée syllanienne traversa ces contrées comme pays amis, observant, selon le serment prêté, la plus sévère discipline. De tous côtés, les restes du parti des Optimates se précipitent vers son camp. Quintus Metellus abandonne les défilés montueux de la Ligurie, où d’Afrique, il était venu se réfugier : il reprend, en qualité de collègue de Sylla, les fonctions de proconsul qui lui avaient été conférées en 667 [87 av. J.-C.], et dont la révolution l’avait dépossédé : de l’Afrique aussi, Marcus Crassus amène une petite troupe d’hommes armés. Mais les Optimates, pour la plupart, se présentaient dans la condition d’émigrés illustres ayant de hautes prétentions et fort peu d’envie de combattre : ils eurent à entendre le langage amer de Sylla contre tous ces nobles fainéants qui voulaient bien qu’on les sauvât dans l’intérêt de la République, mais n’auraient pas même laissé armer un de leurs esclaves. D’autres et plus importants transfuges se présentèrent au camp, venant du camp des démocrates : nous citerons le souple et illustre Lucius Philippus, le seul consulaire, avec une ou deux incapacités notoires, qui eût pactisé avec le gouvernement révolutionnaire et occupé sous lui des fonctions publiques. Sylla lui fit le plus prévenant accueil, et lui donna l’honorable et facile mission de reprendre la Sardaigne. Il reçut de même Quintus Lucretius Ofella et d’autres bons officiers auxquels il confia aussitôt des emplois. Il n’est pas jusqu’à Publius Cethegus, l’un des sénateurs par lui bannis après les émeutes sulpiciennes, qui n’obtint maintenant son pardon avec un poste dans l’armée. Mais un avantage plus grand encore que ces adhésions individuelles (je veux parler de la soumission du Picenum) fut procuré à Sylla par le fils de Strabon, le jeune Gnæus Pompée. Comme son père, sans liens originaires avec l’oligarchie, il avait reconnu la révolution et pris du service dans l’armée de Cinna : mais on n’oublia pas la conduite de Strabon, et la guerre qu’il avait faite aux révolutionnaires ; on fit subir maint passe-droits à son fils qui se vit menacé même de la perte de sa grande fortune, par suite d’une demande en restitution du butin, d’Asculum, butin qu’à tort ou à raison, Strabon, était accusé d’avoir détourné. Une condamnation eût été la ruine : elle fut empêchée par l’intervention protectrice et dévouée du consul Carbon, bien plus encore que par l’éloquence du consulaire Lucius Philippus et du jeune Lucius Hortensius : la rancune demeura au fond du cœur de Pompée. A la nouvelle du débarquement de Sylla, il courut dans le Picenum, où il était grand propriétaire, où du chef de son père et depuis la guerre sociale il avait dans les cités des relations considérables, et leva à Auximum (Osimo) l’étendard de la faction des Optimates. Tout le pays, peuplé en grande partie d’anciens citoyens, accourut à lui : les jeunes milices, qui pour la plupart aussi avaient servi avec lui sous son père, vinrent se ranger sous ses ordres. Il n’avait pas vingt-trois ans, mais il était brave, il était soldat autant que capitaine : on l’avait vu dans les combats de cavalerie galoper en tête des siens et s’élancer l’épée haute sur l’ennemi. Le corps des volontaires picentins s’accrut et forma bientôt trois légions. On envoya de Rome pour le combattre quelques divisions sous les ordres de Clœlius, de Gaius Albius Garrinas, de Lucius Junius Brutus Damasippus[4]. Le général improvisé, sachant tirer parti des divisions existant entre eux, leur échappa ou les battit isolés, et put enfin effectuer sa jonction avec l’armée de Sylla, très probablement en Apulie. Sylla le salua du titre d’Imperator, titre n’appartenant qu’au général, qu’au collègue placé, non en sous-ordre, mais à côté de lui : il le combla de plus de marques d’honneur que pas un de ses illustres clients, non sans l’intention affectée d’infliger ainsi une leçon indirecte à la pusillanimité de son propre parti.

L’adhésion de Pompée leur ayant apporté un grand appui moral et un renfort matériel, Sylla et Metellus, quittant l’Apulie, se rendirent en Campanie par le pays des Samnites toujours en état d’insurrection. L’ennemi avec son corps principal s’y trouvait déjà : il semblait que le jour décisif fût proche. L’armée du consul Norbanus stationnait devant Capoue, où se fondait la colonie nouvelle avec tout l’appareil démocratique : la seconde armée s’avançait aussi par la voie Appienne. Mais Sylla avait atteint Norbanus avant qu’elle n’eût pu joindre celui-ci. Un dernier essai d’accommodement n’avait eu d’autres suites qu’un attentat sur la personne de son envoyé. Exaspérés, ses soldats se jettent aussitôt sur Norbanus : se précipitant du haut du mont Tifata,  ils dispersent du premier choc l’ennemi posté dans la plaine : Norbanus, avec le reste de ses hommes, se réfugie dans la place de Capoue colonisée révolutionnairement, et dans Néapolis, ville à nouveaux citoyens. Il y est aussitôt bloqué. Les troupes de Sylla jusqu’alors inquiètes de leur petit nombre en face des masses ennemies, avaient conquis dans la victoire le sentiment de leur supériorité militaire : sans s’amuser à faire le siège des débris de l’armée battue, Sylla se contente de cerner les villes où ils se cachent, puis s’avance sur la voie Appienne jusqu’à Teanum, où est Scipion. A lui aussi, avant d’en venir aux mains, il offre la paix, et, je crois, de très bonne foi. Scipion, se voyant le plus faible, accepte : une trêve est conclue. Entre Calès et Teanum a lieu l’entrevue des deux généraux, tous les deux appartenant à des familles d’égale noblesse, tous les deux hommes d’éducation, et de mœurs élégantes, anciens collègues dans le Sénat. On s’entendit vite sur les points de détail ; et déjà Scipion avait expédié un message à Capoue, sollicitant l’avis de son collègue. Mais voici que les soldats des deux camps se mêlent. Les Syllaniens, enrichis des dons et de l’or distribués par leur général, font comprendre, la coupe en main, aux recrues peu belliqueuses de Scipion qu’il vaut mieux les avoir pour camarades que pour ennemis : Sertorius donne en vain l’avis au consul de couper court à ces dangereux tête-à-tête. Sur ces entrefaites l’accord qui semblait conclu n’eut pas lieu, et Scipion dénonça l’armistice. Mais Sylla soutint que cette dénonciation était tardive, que les conventions étaient parfaites ; et à la même heure, sous le prétexte que leur général rompait l’armistice à tort, les soldats passèrent en masse dans les rangs ennemis. La scène finit par un embrassement universel auquel assistèrent, bon gré malgré, les officiers de l’armée de la révolution. Sylla somme le consul de se démettre de sa charge, lui offrant à lui et à tout son état-major une escorte de cavalerie pour se retirer où ils voudraient : mais à peine libre, Scipion reprit les insignes de sa charge et se mit à recruter de nouvelles troupes, sans d’ailleurs rien faire d’important. Sylla et Metellus prirent leurs quartiers d’hiver en Campanie, et, une seconde tentative d’arrangement avec Norbanus ayant échoué, continuèrent tout ce temps à tenir Capoue bloquée.

La première campagne avait donné à Sylla l’Apulie, le Picenum et la Campanie : une des armées, consulaires avait disparu : l’autre, battue, était rejetée dans les murs d’une place. Déjà, forcées de choisir entre deux maîtres, les villes italiennes entraient partout en pourparlers avec lui et demandaient au général de l’oligarchie, par traités séparés et en bonne forme, la garantie des droits politiques qu’elles tenaient de la faction contraire. Sylla les entretenait dans leur espoir, et leur montrait en perspective le renversement du gouvernement révolutionnaire pour la prochaine campagne et sa rentrée dans Rome.

Mais la révolution semblait puiser des forces nouvelles dans son désespoir. Le consulat est donné à deux de ses plus opiniâtres chefs, à Carbon, pour la troisième fois, et à Gaius Marius le fils. Celui-ci n’avait que vingt ans et sa nomination était inconstitutionnelle : mais qu’importe ? Est-ce qu’on avait souci de la constitution ? Quintus Sertorius, dans cette occasion et ailleurs, se permit bien d’importunes critiques : il fut envoyé en recrutement en Étrurie, et de là dans sa province, en Espagne. Pour remplir le trésor, on fit fondre tous les vases d’or et d’argent des temples de Rome : on en tira d’énormes valeurs, car au bout de plusieurs mois de guerre, il restait encore en caisse plus de 14.000 livres d’or et plus de 6.000 livres d’argent [plus de 4.000.000 de thaler = 15.000.000 fr.]. On poussa les armements dans la partie de l’Italie, encore, considérable, qui, de gré ou de force, continuait d’appartenir à la révolution. De l’Étrurie, où les villes à nouveaux citoyens étaient nombreuses, des rives du Pô arrivaient des renforts considérables en troupes de récente levée. A l’appel du fils, les vétérans de Marius vinrent se ranger en foule sous ses enseignes. Mais ce fut dans le Samnium insurgé et dans quelques régions de Lucanie qu’on se prépara avec le plus d’ardeur à la lutte contre Sylla : non que les peuples de ces contrées ressentissent le moindre attachement pour le gouvernement révolutionnaire : si les contingents osques venaient grossir leur armée, c’est qu’ils savaient trop bien ce que leur réservaient Sylla et la restauration. Leur indépendance actuelle, tolérée par la faiblesse des Cinnaniens, n’allait-elle pas courir de nouveaux dangers ? Il valait mieux combattre Sylla : et dans cette lutte le vieil antagonisme des Sabelliens contre les Latins se réveilla une fois encore. Entre le Samnium et le Latium la guerre redevenait nationale, comme au Ve siècle : l’enjeu n’était plus une somme plus ou moins grande de droits politiques : c’était de longues haines de peuple à peuple qu’il s’agissait de rassasier dans le sang et la ruine de l’adversaire. Aussi les combats revêtent-ils aussitôt un tout autre caractère que par le passé : plus d’accommodements tentés, plus de quartier donné ou reçu : la poursuite est poussée jusqu’au bout. Ainsi commence des deux côtés la campagne de 672 [82 av J.-C.], avec des bataillons renforcés, avec une ardeur décuplée. La révolution avait brûlé ses vaisseaux et, sur la motion de Carbon, les comices avaient condamné tous les sénateurs résidant au camp de Sylla. Celui-ci se tut : ses adversaires avaient prononcé leur propre sentence.

L’armée des Optimates se partagea. Le proconsul Metellus, appuyé sur l’insurrection du Picenum, tenta de pénétrer dans la haute Italie, pendant que Sylla, parti de Campanie, marchait droit sur Rome. Carbon alla à la rencontre de Metellus : Marius se réserva d’attaquer le corps principal dans le Latium. Sylla, arrivant par la voie Latine, rencontra l’ennemi à Signia, et celui-ci, reculant jusqu’au lieu appelé le Port Sacré [Sacriportus], entre cette ville et la principale place d’armes des Marianiens, Præneste, y prit position pour le combat. L’armée de Marius comptait 40.000 hommes : l’humeur farouche et la bravoure de son chef en faisaient le digne fils de son père. Mais il n’avait pas sous ses ordres les bandes éprouvées que l’autre Marius avait menées dans ses batailles : jeune, inexpérimenté qu’il était, il pouvait encore moins se comparer au vieux capitaine. Ses hommes ne tardèrent pas à plier : et pendant la mêlée une de ses divisions, passant à l’ennemi, accéléra la défaite. Plus de la moitié des Marianiens furent tués ou pris : le reste, ne pouvant ni tenir ni aller gagner l’autre rive du Tibre, se jeta tant bien que mal dans la forteresse voisine. Quant à Rome, abandonnée, sans provisions, elle était irrévocablement perdue. Marius donna ordre de l’évacuer au prêteur Lucius Brutus Damasippus qui y commandait, mis avant, d’y mettre à mort tous les hommes notables du parti contraire, épargnés jusqu’à ce jour. L’atroce proscription, par laquelle le fils renchérissait sur le père, fut consommée : Damasippus convoqua le Sénat sous un prétexte quelconque, et les proscrits tombèrent, les uns dans la Curie même, les autres dans leur fuite et au dehors. Malgré tout le sang versé dans les dernières années, les assassins purent s’attaquer à plus d’un nom illustre. Ainsi moururent l’ex-édile Publius Antistius, beau-père de Gnæus Pompée ; l’ex-préteur Gaius Carbon, fils de l’ami bien connu, l’adversaire ensuite, de Gaius Gracchus : ils étaient, après la fin malheureuse d’autres personnages plus éloquents, les deux avocats les plus goûtés du Forum, alors presque désert. Citons aussi le consulaire Lucius Domitius, et surtout le vénérable Quintus Scævola, le grand pontife, échappé naguère au poignard de Fimbria, et qui, dans cette convulsion finale de la révolution marianienne, rougit de son sang les dalles du temple de Vesta, confié à sa garde. La foule, muette et épouvantée, vit traîner dans les rues et jeter au fleuve les cadavres de ces dernières victimes du terrorisme.

Les troupes de Marius s’étaient repliées en désordre dans les forteresses voisines de Norba et de Præneste, et lui-même avec sa caisse militaire et la plus grande partie des fugitifs avait pris refuge dans cette dernière place. Sylla, répétant sa manoeuvre de l’année précédente devant Capoue, laissa devant Præneste un de ses plus solides officiers, Quintus Ofella, avec l’ordre de l’enfermer et de l’affamer derrière une forte ligne de circonvallation, sans user ses forces à l’assaut des murailles. Pour lui, il fit avancer ses troupes de divers côtés et occupa Rome sans résistance. L’ennemi l’avait abandonnée, ainsi que la contrée d’alentour. A peine s’il prit le temps de calmer par un discours les alarmes du peuple et de prescrire les arrangements les plus indispensables : puis, de suite, il partit pour l’Étrurie, pour s’y réunir à Metellus et chasser ses adversaires de l’Italie du nord.

Pendant ce temps, Metellus. avait rencontré sur l’Æsis [Esino, entre Ancône et Sinigaglia], qui séparait le Picenum du pays gaulois, le lieutenant de Carbon, Carrinas, et l’avait battu : mais Carbon étant survenu en personne avec son armée supérieure en nombre, il avait dû renoncer à pousser plus loin. Carbon, de son côté, à la nouvelle du combat de Sacriportus, inquiet pour ses communications, avait reculé jusqu’à la chaussée Flaminienne, voulant prendre poste à Ariminum, son point de jonction. Là il garderait à la fois les passes de l’Apennin et la vallée du Pô. Dans le mouvement de retraite, son ennemi lui enleva plusieurs divisions : Sena Gallica tomba aux mains de Pompée, et l’arrière-garde fut dispersée par une charge brillante de cavalerie. Carbon n’en atteignit pas moins son but. Le consulaire Norbanus prit alors le commandement dans la région padane, et Carbon passa en Étrurie. Mais Sylla y arrivait avec ses légions victorieuses ; et ce qui en changeait la face des choses, des Gaules, de l’Ombrie, de Rome, trois armées convergeaient pour se donner la main. D’un autre côté Metellus passe devant Ariminum avec la flotte, s’avance sur Ravenne et va se placer à Faventia sur la ligne, d’Ariminum au Pô, détachant en avant, vers Placentia, un corps commandé par Marcus Lucullus, questeur de Sylla et frère de son amiral durant la guerre contre Mithridate. Le jeune Pompée et son émule Crassus pénètrent, eux aussi, du Picenum dans l’Ombrie par les passages des montagnes, rejoignent la voie Flaminienne à Spoletium, où ils battent à leur tour Carrinas et l’enferment dans la place. Mais pendant une nuit pluvieuse, Carrinas s’échappe et va, non sans avoir perdu du monde, se réunir à son général en chef. Enfin Sylla marche de Rome sur l’Étrurie: son armée est divisée en deux corps. L’un, longeant la côte, bat les troupes qu’il rencontre à Saturnia (entre l’Ombrone et Albegna) : l’autre, que Sylla conduit, se heurte contre Carbon, dans le val du Clanis, et livre un combat heureux à ses cavaliers espagnols. Une autre et plus importante bataille s’engage entre Carbon et Sylla en personne dans le pays de Clusium [Chiusi] : elle reste, à vrai dire, indécise, ou plutôt Carbon y a l’avantage, car il arrête la marche jusque-là victorieuse de son adversaire. Aux alentours de Rome, la chance semble aussi tourner en faveur des révolutionnaires. C’est là que tout le poids de la guerre va peut-être se concentrer. Pendant que le parti oligarchique a accumulé ses forces en Étrurie, la démocratie fait partout effort pour briser le blocus de Præneste. Il n’est pas jusqu’au préteur de Sicile, Marcus Perpenna qui ne vienne au secours de la place : il ne semble, pas, du reste, qu’il ait pu arriver jusque sous ses murs. Un corps considérable détaché de l’armée de Carbon, sous les ordres de Marcius n’est pas plus heureux : surpris par la division syllanienne postée à Spoletium, battu, démoralisé, le désordre, le manque de vivres, la révolte en ont raison : une partie retourne à Carbon, une autre gagne Ariminum, le reste se disperse. Mais voici que de l’Italie du sud arrivent de grands renforts. Les Samnites, conduits par Pontius, de Telesia (Telese, sur le Volturne), les Lucaniens, par leur vieux et habile général Marcus Lamponius, se sont fait jour au travers de tous les obstacles ; et passant par la Campanie, où Capoue tient toujours, ils empruntent à la garnison de la ville un détachement que Gutta commande, et se montrent, au nombre de 70.000 hommes environ, devant Præneste. Aussitôt Sylla revient dans le Latium, laissant une division qui tiendra Carbon en échec-: puis. choisissant sa position dans les défilés en avant de Præneste[5], il ferme le passage à l’armée de secours. En vain les défenseurs de la ville essaient de rompre les lignes d’Ofella : en vain les alliés tentent de déloger Sylla : ils restent tous deux inébranlables dans leurs positions, même après que Damasippus, envoyé par Carbon, est venu renforcer les Sud-Italiens.

Mais pendant que la guerre sévit incertaine dans l’Étrurie et dans le Latium, un combat décisif a été livré sur le Pô. Là, le général démocrate, Gaius Norbanus, avait jusqu’alors eu le dessus, attaquant avec des forces supérieures le lieutenant de Metellus, Marcus Lucullus, le forçant à s’enfermer dans Plaisance, et enfin se portant à l’encontre de Metellus lui-même. Il le joint à Faventia, et commet la faute de l’attaquer sur le soir, malgré la fatigue de ses soldats épuisés par une longue marche. Aussi est-il complètement défait, et son armée se dissout tout entière : à peine mille hommes s’en retournent en Étrurie. A cette nouvelle, Lucullus sort de Plaisance, et se jette sur les troupes encore postées à Fidentia (entre Plaisance et Parme). Les soldats lucaniens d’Albinovanus désertent en masse ; et leur chef, voulant faire oublier qu’il a hésité à trahir, fait tuer les principaux officiers révolutionnaires dans un banquet où il les a invités : le reste, quand il le peut, s’empresse de faire sa paix. A la suite de ces heureux événements, Ariminum, la caisse militaire et les provisions de l’ennemi tombent dans les mains de Metellus. Norbanus s’embarque et fuit à Rhodes : tout le pays d’entre les Alpes et l’Apennin se soumet aux Optimates.

Les troupes jusque-là employées dans l’Italie du nord étaient enfin libres de se tourner contre l’Étrurie, la dernière contrée où les démocrates tinssent encore la campagne. Carbon était dans son camp de Clusium : en apprenant la fatale nouvelle, il perdit courage ; et quoique encore à la tête d’une grosse armée, il s’enfuit secrètement de son prétoire, et alla s’embarquer pour l’Afrique. Ses soldats abandonnés, ou suivirent en partie son exemple en rentrant chacun chez eux, ou furent détruits par Pompée : Carrinas ramassa quelques débris avec lesquels il alla rejoindre l’armée alliée à Præneste. Là, les choses étaient au même état : mais la catastrophe finale approchait. Le renfort amené par Carrinas n’était point assez nombreux pour que Sylla eût rien à craindre dans ses positions : déjà s’approchait l’avant-garde des troupes de l’oligarchie, quittant, avec Pompée, l’Étrurie où elle n’avait plus rien à faire en peu de jours démocrates et Samnites, tous allaient être pris dans un réseau de fer. C’est alors que les chefs se décidèrent à quitter Præneste, et à se jeter en force sur Rome, éloignée seulement d’une forte journée de marche. Militairement, leur perte était certaine : en prenant cette direction, ils laissaient aux mains de Sylla la voie Latine, leur unique ligne de retraite ; et auraient-ils pris Rome, qu’enfermés dans la grande ville, mal appropriée pour la défense, resserrés entre les armées deux fois plus nombreuses de Metellus et de Sylla, ils allaient être écrasés bientôt. Mais, loin qu’ils pensassent à leur salut, ils n’avaient plus en vue que leur vengeance : marcher sur Rome était une dernière joie pour la fureur des révolutionnaires, pour le désespoir du peuple sabellique. Et Pontius de Telesia ne faisait que dire aux siens toute sa pensée quand il leur déclarait que, pour se débarrasser des loups destructeurs de la liberté italienne, il fallait anéantir la forêt où ils avaient leur repaire. Jamais Rome n’avait couru dangers plus grands. Le 1er novembre 672 [82 av. J.-C.], Pontius, Lamponius, Carrinas, Damasippus, débouchant par la voie Latine, vinrent camper à un quart de mille de la Porte Colline. La journée allait-elle répéter celle des Gaulois, du 20 juillet 365 [-389], ou devancer celle des Vandales, du 15 juin 455 de l’ère chrétienne ? Les temps n’étaient déjà plus où, à tenter, un coup de main contre Rome, il y avait folle entreprise : d’ailleurs, il ne manquait point aux agresseurs d’intelligences et d’amis dans la ville. Une troupe de volontaires sortie des murs, jeunes gens de haute famille pour la plupart, se dispersa comme menue paille devant les gros bataillons de l’ennemi. La seule espérance de salut était dans Sylla. Sylla, en effet, apprenant la marche des alliés dans la direction de Rome, s’était aussitôt mis en mouvement pour aller protéger la ville. Le moral du peuple se releva quand, le matin, arrivèrent Balbus et les premiers cavaliers : à midi, Sylla lui-même parut avec le gros de ses troupes, et de suite il les rangea  en bataille devant la Porte Colline (non loin de la Porta Pia), près du temple de Venus Erycine. Ses officiers le conjuraient de ne point en venir aux mains avec des soldats épuisés par une marche forcée : mais lui, redoutant pour Rome les événements possibles de la nuit, donna le signal, sur le tard, dans l’après-midi. La mêlée fut opiniâtre et sanglante. Son aile gauche, conduite par lui, céda et recula jusqu’au mur de la ville ; il fallut en fermer les portes : déjà les fuyards annonçaient à Ofella que la bataille était perdue. Mais plus heureux à l’aile droite, Marcus Crassus avait enfoncé l’ennemi, et, le poursuivant jusqu’à Antemnæ, donné par là du répit à la gauche qui marcha de nouveau en avant, une heure avant le coucher du soleil. On lutta toute la nuit et le lendemain durant toute la matinée : mais soudain, trois mille hommes de l’armée des démocrates ayant tourné leurs armes contre les leurs, cette trahison acheva le combat ; Rome était sauvée. L’armée insurgée, sans retraite possible, fut anéantie. Les prisonniers, trois à quatre mille en nombre, Damasippus, Carrinas et Pontius tombé blessé aux mains des légionnaires, furent, le troisième jour, conduits à la Villa publica du champ de Mars[6], et, par ordre de Sylla, taillés en pièces jusqu’au dernier : du temple voisin de Bellone, où le Sénat, que le général avait convoqué, tenait en ce moment séance, on entendait le cliquetis du fer et les gémissements des suppliciés. Exécution horrible et que rien ne justifie ! Disons-le pourtant : les hommes qui mouraient là s’étaient jetés en brigands sur la ville et sur le peuple de Rome, et, si le temps leur en avait été laissé, ils auraient tout tué et détruit par le fer et le feu.

La guerre tirait à sa fin. La garnison de Præneste se rendit, quand, reconnaissant les têtes de Carrinas et des autres officiers révolutionnaires, lancées par-dessus les murs de la place, elle apprit l’issue de la bataille de Rome. Le consul Gaius Marius et le fils de Pontius, qui la commandaient, tentèrent de s’enfuir : n’ayant pas réussi, ils se tuèrent l’un l’autre. La foule se laissa aller, et Cethegus l’y encourageait, à l’espoir d’obtenir grâce devant le vainqueur. Mais les temps étaient passés de faire grâce. Jusqu’au dernier moment, Sylla avait pardonné à quiconque revenait à lui : après sa victoire, il se montra inflexible vis-à-vis des chefs ou des villes qui n’avaient pas voulu céder. Il y avait douze mille prisonniers dans Præneste : les femmes, les enfants, la majeure partie, des Romains et quelques Prænestins eurent leur liberté : quant aux anciens sénateurs de Rome, à presque tout le peuple de la ville et à tous les Samnites, ils furent désarmés et passés par les armes : la ville fut mise à sac avec ses richesses. Après de telles rigueurs, les cités à nouveaux citoyens qui luttaient encore ne pouvaient que s’opiniâtrer dans leur résistance. A Norba, où Æmilius Lepidus pénétra par trahison, les habitants se frappèrent mutuellement et mirent le feu à leur ville, voulant enlever à leurs bourreaux leur vengeance et leur butin. Dans la Basse-Italie, Naples était déjà tombée, et Capoue, parait-il, avait ouvert ses portes : mais les Samnites n’évacuèrent Nola qu’en 674 [80 av. J.-C.]. Dans leur retraite ils perdirent le dernier survivant des grands et fameux chefs de l’insurrection italique, Gaius Papius Mutilus, le consul de cette année 664 [-90], si pleine d’espérances. Repoussé par sa femme, chez laquelle il se glissait déguisé, pour y trouver un dernier abri, il se jeta sur son épée, à Teanum, devant la porte de sa propre maison.

En ce qui touche le Samnium, le dictateur avait déclaré que Rome n’aurait point de repos tant que subsisterait le peuple samnite et qu’il fallait que son nom fût désormais effacé de la terre. Et de même qu’à Rome et qu’à Præneste les cadavres des captifs massacrés avaient témoigné que sa parole était une réalité, de même nous le voyons encore entreprendre en personne une campagne de dévastation, s’emparer d’Æsernia[7] (674 ? [-80]), et changer en désert un pays florissant et peuplé qui ne s’en relèvera jamais. A la même heure, Tuder [Todi, près du Tibre] était prise d’assaut par Marcus Crassus. En Étrurie, Populonium se défendit plus longtemps : il en fut de même de l’imprenable Volaterræ, où des débris de l’ancienne faction, trois légions, s’étaient reformées. Là, le siège dura deux ans, conduit d’abord par Sylla lui-même, puis par l’ex-préteur Gaius Carbon, frère du consul de la démocratie. Ce ne fut qu’au cours de la troisième année, à dater de la bataille de la Porte Colline (675 [79 av. J.-C.]), que la garnison capitula. Elle devait sortir la vie sauve. Mais dans ce siècle épouvantable il n’y avait plus ni droit de la guerre, ni droit disciplinaire : les soldats crièrent à la trahison, lapidèrent leurs généraux trop débonnaires, et bientôt une troupe de cavalerie, envoyée par le gouvernement romain, atteignit sur leur route les malheureux défenseurs de la ville et les massacra. L’armée victorieuse fut cantonnée dans toute l’Italie : elle occupa en force toutes les places peu sûres, et la main de fer des officiers syllaniens étouffa peu à peu les derniers frémissements de l’opposition nationale ou révolutionnaire.

Il restait encore à faire dans les provinces. La Sardaigne, il est vrai, avait été rapidement enlevée par Lucius Philippus (672 [-82]) au préteur de la révolution, Quintus Antonius ; et la Gaule transalpine n’opposait qu’une résistance faible ou même nulle. Mais en Sicile, en Espagne, en Afrique, la cause de la faction terrassée en Italie ne paraissait en aucune façon perdue. En Sicile, un révolutionnaire, Marcus Perpenna, était maître. Quintus Sertorius avait su s’attacher les provinciaux de la Citérieure, et, réunissant en une armée les Romains résidant en Espagne, il avait fermé tout d’abord les passages, des Pyrénées et fait voir que, quelque mission qui lui fût confiée, il était homme à savoir la remplir, comme il s’était montré le seul homme pratique et habile parmi les chefs incapables de l’armée démocratique. En Afrique, le préteur Hadrianus, poussant à l’excès les tendances révolutionnaires, avait commencé par affranchir les esclaves. Les marchands romains d’Utique se soulevèrent, le surprirent dans sa demeure officielle et l’y brûlèrent avec ses gens (672 [82 av. J.-C.]). Mais la province n’en resta pas moins fidèle à la faction, et le gendre de Cinna, le jeune Gnæus Domitius Ahenobarbus, officier énergique, y prit le commandement. La propagande révolutionnaire gagna dans les royaumes clients de Numidie et de Mauritanie. Là, les rois légitimes, Hiempsal II, fils de Gauda, et Bogud, fils de Bocchus, tenaient pour Sylla : mais le premier fut jeté à bas du trône par un prétendant démocratique, Hiarbas, avec l’assistance des Cinnaniens : des dissensions pareilles agitaient le royaume mauritanien. Carbon, le consul fugitif, s’était arrêté dans l’île de Kossyra (Pantellaria), entre l’Afrique et la Sicile, ne sachant s’il irait chercher un asile en Égypte, ou s’il ne tenterait pas de recommencer la lutte dans quelqu’une des provinces restées fidèles.

Sylla envoya en Espagne Gaius Annius et Valerius Flaccus comme préteurs, l’un de la province Ultérieure, l’autre de la province de l’Èbre. Le difficile labeur de forcer les Pyrénées leur fut épargné. Le général préposé par Sertorius à leur garde ayant été assassiné par l’un de ses officiers, les troupes s’étaient débandées. Trop faible pour se défendre, Sertorius rassembla rapidement le peu de troupes sur lesquelles il pouvait de suite mettre la main et s’embarqua à Carthagène. Où allait-il ? Il n’en savait rien. A la côte d’Afrique peut-être, aux îles Canaries même ; partout, pourvu qu’il se mît hors d’atteinte du bras de Sylla. L’Espagne se soumit sans difficulté aux délégués du dictateur (vers 673 [-81]), et Flaccus livra quelques combats heureux aux Celtes dont il avait dû traverser le pays, puis aux Celtibères de la péninsule (674 [-80]).

Gnæus Pompée avait été envoyé en Sicile en qualité de propréteur : Perpenna, le voyant accoster avec cent vingt voiles et six légions, évacua l’île aussitôt. Le propréteur expédia une escadre à Kossyra, pour y enlever les officiers marianiens qui y avaient trouvé asile. Marcus Brutus et ses compagnons furent exécutés sur place : quant à Carbon, l’ancien consul, Pompée avait ordonné de le lui ramener à Lilybée. Oublieux de l’assistance qu’il en avait reçue en d’autres et dangereux temps, il voulut le livrer lui-même au bourreau (672 [82 av. J.-C.]). De Sicile passant en Afrique avec des forces écrasantes, il eut bientôt refoulé l’armée déjà nombreuse qu’avaient ramassée Ahenobarbus et Hiarbas, et, sans vouloir prendre encore le titre d’Imperator qui lui était décerné, il donna le signal de l’assaut de leur camp. Il en finit avec eux en ce même jour. Ahenobarbus restait mort sur la place, et quant à Hiarbas, Bogud aidant Pompée, il se vit une seconde fois assailli dans Bulla[8], où il périt, et Hiempsal remonta sur le trône de ses ancêtres. Une grande razzia, exécutée contre les habitants du désert, un certain nombre de tribus gétules, jadis reconnues libres par Marius, aujourd’hui ramenées sous l’autorité de Hiempsal, rendirent au nom romain son lustre et sa puissance. Quarante jours après son arrivée à la côte d’Afrique, Pompée avait accompli sa mission (674 ? [-80]). Le Sénat lui manda d’avoir à licencier son armée, ce qui impliquait le refus du triomphe : d’après la tradition, il n’y avait pas droit, n’ayant commandé qu’extraordinairement. Le général murmura tout bas, ses soldats murmurèrent à voix haute : un moment on put craindre que l’armée d’Afrique ne se révoltât contre le Sénat et que Sylla n’eût à marcher contre son gendre. Il céda : le jeune capitaine put se vanter d’être le premier Romain à qui fut échu l’honneur du triomphe (12 mars 673 [-79]) avant l’entrée dans le Sénat ; et au retour de cette expédition fertile en exploits faciles, il s’entendit saluer par l’heureux Dictateur (Félix), non sans quelque ironie peut-être, du surnom de Grand !

Dans l’est, après le départ de Sylla, au printemps de 671 [83 av. J.-C.], les armes ne s’étaient pas non plus reposées, pas plus qu’en Italie. La restauration de l’état ancien des choses, l’assujettissement nécessaire de plus d’une ville asiatique, coûtèrent encore de nombreux et sanglants combats. Lucius Lucullus se vit obligé, par exemple, après avoir épuisé tous les moyens de la douceur, de mener des troupes devant la cité libre de Mitylène, et une première victoire en rase campagne ne mit pas fin à la résistance obstinée des habitants. Vers le même temps, de nouvelles complications naissaient entre Mithridate et le préteur d’Asie, Lucius Murena. Mithridate, après la paix, s’était aussitôt occupé à rétablir son autorité ébranlée dans les provinces septentrionales : il avait pacifié d’abord les Colchidiens, en leur donnant pour gouverneur son énergique fils Mithridate ; puis, bientôt, s’étant défait de lui, il préparait une expédition dans son royaume du Bosphore. Archélaos, toujours réfugié auprès de Murena, soutenait que ces armements étaient dirigés contre Rome : aussitôt Murena, sous le prétexte que le roi détenait indûment quelques districts de Cappadoce, pénétra avec ses soldats dans Comana[9] (de Cappadoce) et viola la frontière du Pont (671 [-83]). Mithridate se plaignit au Romain d’abord, puis, sa plainte n’étant point écoutée, au Sénat. Les envoyés de Sylla se montrèrent : ils désavouèrent le préteur : mais celui-ci ne tint pas compte de leurs avis, et franchissant l’Halys, il entra sur le territoire incontestablement pontique. Alors Mithridate résolut de repousser la force par la force : Gordios, son général, devait tenir tête aux Romains, jusqu’à ce que le roi pût arriver avec une plus nombreuse armée et écraser l’agresseur. Ce plan réussit. Murena, vaincu, repassa non sans pertes sensibles la frontière et revint en Phrygie : les garnisons romaines furent expulsées de toute la Cappadoce. Malgré son échec, il osa se dire victorieux et usurper le titre d’Imperator (672 [-82]) : mais la rude leçon qu’il venait de subir et les ordres de Sylla le firent se tenir désormais tranquille. On renouvela le traité de paix entre Rome et Mithridate (673 [81 av. J.-C.]). Pendant cette folle querelle, l’investissement de Mitylène avait nécessairement traîné en longueur ; il ne fut donné qu’au successeur de Murena, après un long blocus par terre et par mer, où la flotte bithynienne rendit de bons services, d’emporter enfin la place (675 [-79]).

Après dix ans de révolution et d’insurrection dans l’Ouest et dans l’Orient, le calme était enfin venu : l’État romain avait reconquis l’unité dans le gouvernement et la paix au dedans et au dehors. Au lendemain des terribles convulsions de la crise dernière, dans le calme seul il y avait un grand’ bienfait. Le monde romain pourra-t-il obtenir davantage ? La main puissante qui naguère a mené à bien l’œuvre difficile de la victoire sur l’ennemi, saura-t-elle aussi enchaîner la révolution, œuvre plus difficile encore ? Saura-t-elle, par le plus étonnant des miracles, rétablir sur de solides assises l’ordre social et politique qui chancelle ? A l’avenir à en décider.

 

 

 



[1] Tous les détails qui suivent reposent en bonne partie sur le récit nouvellement découvert de Licinianus, qui nous fait connaître un grand nombre de faits jusqu’ici ignorés, et qui surtout nous en donne la suite et l’enchaînement d’une façon plus précise.

[2] Le sénatus-consulte ne fut point confirmé par les comices ; Cicéron nous l’apprend (Philipp., 12, 11, 27). Le Sénat paraît n’avoir fait que proroger le délai de la loi Plautia-Papiria, ce à quoi l’usage traditionnel l’autorisait. En somme, c’était conférer d’un coup la cité à tous les Italiques.

[3] Lucius Valerius Flaccus, consul en 668 [86 av. J.-C.], d’après les fastes, n’est point le même que le Flaccus, consul en 654 [-100] : il porte le même nom, mais il est plus jeune ; il est son fils peut-être. D’abord, la loi prohibitive de la réélection au consulat fut consécutivement appliquée, nous l’avons vu, à dater de l’an 603 environ, jusqu’en 673 [-151/-81] ; et il n’est point probable que l’exception admise pour Scipion Émilien et pour Marius se soit aussi produite pour Flaccus. Secondement, quand les auteurs nomment l’un ou l’autre des Flaccus, ils ne font jamais mention d’un double consulat, alors qu’une telle mention eût été pourtant nécessaire (Cicéron, pro Flac., 32, 17). En troisième lieu, le Lucius Valerius Flaccus qu’on voit agir à Rome, en 669 [-85], comme prince du Sénat, et partant comme consulaire (Tite-Live, 83), ne saurait être le Flaccus, consul en 668 [-84], puisque celui-ci alors était déjà parti pour l’Asie, et peut-être même déjà mort. Le consul de 654 [-100], censeur en 657 [-97], est bien celui que Cicéron (ad Attic., 8, 3, 6) désigne parmi les consulaires présents à Rome en 667 [-87] : en 669 [-85], il devait être indubitablement le doyen des anciens censeurs vivants, et par suite il avait la condition requise pour la principauté du Sénat : on le trouve encore interroi et maître de la cavalerie, en 672 [-82]. Au contraire, le consul de 668 |-86], qui mourut à Nicomédie, n’est autre que le père du Lucius Flaccus que Cicéron défendit plus tard (pro Flacc., 25, 61, cf. 23, 55. 32, 77).

[4] Il ne peut s’agir ici que de L. J. Brutus Damasippus ; car Marcus Brutus, le père du Libérateur, était tribun du peuple en 671 [83 av. J.-C.], et par conséquent ne pouvait avoir de commandement à l’armée.

[5] Les auteurs enseignent que Sylla se posta dans le défilé qui commandait l’unique accès de Præneste (Appien, 1, 90), et les événements ultérieurs font voir que la route de Rome lui restait ouverte, à lui et à l’armée de secours. Évidemment il occupait le chemin transversal, qui partant de la voie Latine, par laquelle arrivaient les Samnites, se détourne vers Palestrina par Valmontone : dans cette situation, il avait ses communications libres sur Præneste, et l’ennemi pouvait se porter sur la capitale par la voie Latine ou par la voie Labicane.

[6] [La Villa publica, ou maison des champs publique, servant d’ordinaire d’hospitium aux ambassadeurs, et à la revue du peuple par  les censeurs. Sa construction fort ancienne remontait à l’an 320 (434 av. J.-C.)]

[7] Peut-être qu’un autre nom se cache sous la leçon fruste de Tite-Live, 89 : mtam in Samnio : V. Strabon, 5, 3, 10.

[8] [Auj. Béjié, dans l’État de Tunis, au sud-est de Bône]

[9] [Sur le Sarus (le Seihan), au nord du Taurus : auj. el Bostan]