Inquiet et ne respirant qu’à peine, au milieu des orages
révolutionnaires, des cris d’alarme et du bruit des citoyens qui se portaient
à l’incendie, le gouvernement romain avait perdu de vue les affaires des
provinces : il avait négligé surtout celles de l’Orient asiatique, où les
nations lointaines et peu guerrières ne s’imposaient point à l’attention
immédiate de la
République, autant. que l’Espagne, l’Afrique et les
peuplades voisines de l’autre versant des Alpes. Après l’incorporation du
royaume d’Attale, contemporaine des commencements de la révolution, Rome,
durant toute une génération d’hommes, avait donc cessé d’intervenir d’une
façon sérieuse dans les événements de l’Orient; si ce n’est pourtant quand
les excès intolérables des pirates de l’Archipel avaient forcé la République à
l’érection de la province Cilicienne, en 652 [102 av. J.-C.]. Encore
l’établissement nouveau n’était-il rien de plus qu’une station permanente
pour une petite escadre et les quelques troupes préposées à la garde des mers
de l’est. La restauration, consolidée par la chute de Marius en 654 [-100],
songea enfin à tourner de ce côté les yeux.
Sur beaucoup de points la situation restait telle que nous
l’avons laissée, il y a trente ans. A la mort d’Évergète II (637
[-117]), le royaume d’Égypte, avec ses deux annexes de la Cyrénaïque et de
Chypre, s’était dissous, moitié légalement, moitié de fait. Cyrène devint le
lot du fils naturel du roi défunt, Ptolémée Apion, et se sépara à toujours.
Dans l’Égypte propre, Cléopâtre († 665 [-89]), la veuve d’Évergète,
et ses deux fils Sôter II Lathyre († 673 [-81]), et Alexandre Ier
(† 666 [-88]),
se firent une guerre acharnée ; et à son tour Chypre s’émancipa pour un
long temps. Les Romains ne voulurent pas se mêler de toutes ces
querelles ; mais quand en 658 [-96], la
Cyrénaïque leur échut en vertu du testament d’Apion, mort
sans enfant, ils se gardèrent de refuser le legs : toutefois ils laissèrent
le pays à peu près à lui-même, y déclarant villes libres toutes les cités
grecques, Cyrène, Ptolémaïs, Bérénice [Gernah,
Tolométa, Benghazi], et leur assignant même la jouissance de
l’ancien domaine royal. Quant à la surveillance du préteur d’Afrique sur ce
territoire, elle était, vu son éloignement, plus nominale encore que celle du
préteur de Macédoine sur les villes libres de la Grèce. Ces
arrangements avaient pour cause, non le philhellénisme, mais simplement la
faiblesse ou la négligence du gouvernement romain. Ils eurent les résultais
qu’on avait vus déjà se dérouler en Grèce sous l’empire des mêmes
circonstances : le pays fut déchiré par les guerres civiles et lés
usurpations, tellement qu’un général romain y ayant été amené par le hasard
en 668 [-86],
les habitants le supplièrent de mettre ordre au mal et de leur donner une
organisation solide et durable.
En Syrie les choses, en marchant à peu près de même, avaient marché plus mal encore. Pendant une
guerre de succession de vingt ans qui se débattit entre les deux frères
utérins Antiochus Grypus († 658 [96 av. J.-C.]) et Antiochus de Cyzique (659 [-95]),
et se continua entre leurs deux fils, après eux, le trône, objet de tant de
disputes, était devenu une vaine ombre : les Rois de la mer de
Cilicie, les Scheiks arabes du désert de Syrie, les princes de Judée,
et les magistrats des grandes cités y étaient plus forts que les têtes
couronnées. A cette époque, les Romains fondèrent des postes dans la Cilicie occidentale : à
cette époque aussi les Parthes achevèrent l’occupation définitive de
l’importante région de la
Mésopotamie.
Vers le temps des Gracques la monarchie des Arsacides
avait eu à traverser une crise dangereuse, dangereuse surtout à la suite des
agressions répétées, des tribus touraniennes. Le neuvième Arsacide,
Mithridate II, ou le Grand (630-667 ? [-124/-87 ?]) avait toutefois reconquis pour
son trône la prédominance dans l’Asie intérieure, refoulant les Scythes au
nord, et étendant ses frontières du côté de la Syrie et de l’Arménie.
Mais vers la fin de son règne, paralysé par des discordes incessantes, il vit
se révolter contre lui, et les grands du royaume et son propre frère Orodès
: puis bientôt ce frère le renversa et le tua. Alors l’Arménie, pays
insignifiant jusque-là, s’élève et grandit. Quand elle s’était déclarée
indépendante, l’Arménie s’était divisée en deux parts, la moitié
septentrionale ou Arménie propre, appartenant aux Artaxiades ; la
moitié méridionale ou Sophène, appartenant aux Zariadrides.
Bientôt l’’Ariaxiade Tigranes (régnant depuis 666 [-88]) l’avait réunie tout entière
dans sa main, et avec ses forces doublées, profitant de la faiblesse des
Parthes, le nouveau roi avait brisé les liens de sa dépendance envers
ceux-ci, reconquis les territoires jadis enlevés par eux ; et comme la
suprématie, en Asie, avait jadis passé des Achœménides aux Séleucides, et des
Séleucides aux Arsacides, l’Arménie à son tour la possédait aujourd’hui.
Dans l’Asie-Mineure, le partage des territoires était
demeuré à peu de chose près tel qu’il s’était opéré par la main de Rome, à la
dissolution du royaume des Attales : seulement, la Grande Phrygie
avait été enlevée au roi de Pont, lorsque Gaius Gracchus avait eu vent des
intelligences pratiquées entre Mithridate Evergète et le consul Aquillius :
érigée en pays libre, on l’avait rattachée à la province d’Asie, comme il en
était de la Grèce
au regard de la Macédoine
(vers 634 [-120]).
Quant aux états clients, Bithynie, Cappadoce, Pont, principautés de Galatie
et de Paphlagonie, quant aux nombreuses ligues de cités, et aux villes
libres, leur situation extérieure ne s’était pas sensiblement modifiée. Au
dedans, au contraire, la domination romaine avait pris un tout autre
caractère ; et ce changement tenait à une double cause. D’abord, ainsi
qu’il arrive toujours sous un régime tyrannique, l’oppression avait été
croissant : puis les révolutions de Rome avaient étendu jusqu’en ces pays
leurs désastreux effets. Je rappellerai seulement les mainmises exercées sur
la propriété foncière dans la province d’Asie, par Gaius Gracchus, les dîmes
et les douanes instituées agi profit de Rome, et ces chasses aux esclaves,
que Ies publicains menaient de front avec les perceptions douanières. Aussi,
bien lourde déjà à l’origine, la domination de Rome était devenue
insupportable : ni le diadème des rois, ni la hutte du paysan n’étaient
à l’abri de la confiscation : tout épi qui poussait, poussait au profit du
collecteur romain de la dîme : tout enfant né de parents libres, grandissait
pour le pourvoyeur romain d’esclaves. L’Asiatique, passif indéfiniment,
supportait tous ces maux : non que la patience ou la réflexion le fissent
demeurer calme ; mais il obéissait à ce manque d’initiative qui fait le
principal trait du caractère oriental : dans ces paisibles contrées, au
milieu de ces nations efféminées, des crimes étonnants, effroyables, se
fussent longtemps, impunément consommés peut-être, si un homme ne s’était pas
levé, qui donna enfin le signal.
Le roi de Pont, à cette heure, était Mithridate VI,
surnommé Eupator (né
vers 624, † 691 [130-63 av. J.-C.]), descendant direct au
seizième degré, en ligne paternelle, du fils du roi Darius, fils
d’Hystaspé ; descendant au huitième degré du fondateur ‘du royaume
pontique, Mithridate Ier, et se rattachant par sa mère aux Alexandrides et
aux Séleucides. Son père, Mithridate Évergète, étant mort prématurément à
Sinope sous les coups d’un meurtrier, il était monté sur le trône, ayant à
peine onze ans (631 [-123]).
Mais le diadème ne lui apporta d’abord que misère et que dangers. Ses
tuteurs, et, dit-on, sa mère elle-même, que le testament paternel avait
appelée à la régence, en voulaient à sa vie : toutefois le royal pupille sut
échapper aux poignards de ses protecteurs légaux : il erra misérable pendant
sept années, changeant toutes les nuits d’asile, fugitif dans son propre
royaume, et menant la vie du chasseur nomade et sans patrie. Ainsi l’enfant
devint homme et homme fort. Ce que nous savons de lui se fonde principalement
sur le témoignage écrit des contemporains : prenons garde pourtant que les
légendes qui courent comme l’éclair, en Orient, ont fait aussitôt une auréole
au puissant roi, et l’ont paré des attributs d’un Samson et d’un Roustam !
Une telle auréole, après tout, convient à la figure de Mithridate, comme la
couronne de nuages au pic sourcilleux. Si les lignes principales ressortent
plus en couleur et plus fantastiques, elles ne sont ni brouillées ni beaucoup
altérées. Les pièces de l’armure dont se revêtait le corps gigantesque du roi
de Pont, excitaient l’étonnement des Asiatiques et plus encore celui des
Italiens. A la course, il forçait la bête la plus rapide ; à cheval, il
domptait la monture la plus rétive ; il parcourut une fois 25 milles [allemands = 50 lieues]
en un jour ; en se jetant d’un animal sur un autre : monté sur son char,
il conduisait à seize chevaux. Il gagna nombre de prix dans les joutes de
vitesse (c’eût été
jouer gros jeu, il est vrai, que de vaincre le roi). En chasse et en
plein galop, il frappait le gibier à coup sûr ; à table enfin, il
défiait ses convives, faisant des banquets une gageure, et y remportant le
prix donné au buveur le plus solide, au plus intrépide mangeur. Dans le harem
et ses plaisirs enfin, il n’avait point d’égal, à en croire les attestations
licencieuses de ses maîtresses grecques dont les billets doux se retrouvèrent
un jour dans ses papiers. Du côté des besoins de l’esprit, il se donnait
carrière dans le champ sans limite des superstitions, consacrant bon nombre
de ses heures à l’interprétation des songes, à la fantasmagorie des mystères,
et grossièrement adonné d’ailleurs à tous les raffinements de la civilisation
des Grecs. Il aimait leur art et leur musique : il faisait collection de
choses précieuses, de riches ustensiles, de vieilles et splendides curiosités
de la Grèce
et de la Perse
: son baguier notamment était célèbre. Historiens, philosophes, poètes grecs
foisonnaient autour de lui ; et dans les festivités de sa cour, à côté
du prix pour les mangeurs et les buveurs, il en avait un aussi pour le
bouffon le plus joyeux et pour le meilleur chanteur. Tel était l’homme : le
sultan était pareil à l’homme. En Orient, où les rapports de maître à sujet
sont réglés par la nature et non par la loi, faux ou fidèle, il y a du chien
chez ce dernier ; le maître, lui, est méfiant et cruel. Quel roi jamais
a dépassé la méfiance et la cruauté de Mithridate ? Par son ordre
périrent violemment, ou moururent au fond d’une prison perpétuelle, pour des
crimes ou des trahisons réelles ou imaginaires, sa mère, son frère, ses sœurs
qui furent aussi ses épouses, trois de ses fils, trois de ses filles. On
trouva dans ses papiers secrets, atrocité encore plus révoltante, des
sentences de mort toutes préparées à l’avance contre quelques-uns de ses plus
fidèles serviteurs. Un jour on le verra, vrai sultan jusqu’au bout, faire tuer
tout son harem, pour que l’ennemi ne s’en fasse pas un trophée de victoire :
sa concubine la plus aimée, une belle Éphésienne, n’aura de lui que la
faveur, dernière du choix de son supplice. Il étudia, il expérimenta les
poisons et les antidotes : à ses yeux c’était là une branche importante des
travaux du gouvernement ; il voulut habituer son corps à
l’empoisonnement à fortes doses. De même que tout jeune il n’avait eu autour
de lui que trahisons et que meurtres, et qu’il avait appris de tous, même de ses
plus proches, à pratiquer le meurtre et la trahison pour son compte ; de
même il subit forcément, son histoire en témoigne, les conséquences de cette
éducation funeste : toutes ses entreprises échouèrent par l’infidélité de ses
plus intimes serviteurs. Ajoutez à ce tableau quelques exemples d’une
généreuse justice : punissant impitoyablement les traîtres, il épargnait
d’ordinaire le complice lorsqu’il était dans la dépendance personnelle du
principal coupable. Mais de tels accès d’équité se rencontrent chez tout
tyran, si brutal qu’il soit. Ce qui distingue Mithridate entre tous, c’est
son activité inouïe. Un beau matin il s’enferme dans son château fort, et
demeure des mois entiers invisible : on le croit perdu, quand tout à coup il
revient, ayant parcouru incognito toute l’Asie-Mineure, et ayant fait le
relevé militaire et du pays et des habitants. Il a l’éloquence facile, et de
plus, il sait parler et donner le droit sans truchement et dans leurs langues
aux vingt-deux nations sur lesquelles il règne : remarquable trait chez
l’actif dominateur de l’Orient aux cent idiomes ! De son gouvernement à
l’intérieur la tradition écrite ne nous apprend malheureusement que peu de
chose : nous savons du moins qu’il ressemble à celui de tous les sultans
d’Asie, avec des amas de trésors, des armées innombrables, que le roi dans
ses plus jeunes années confie à quelque condottiere grec, au lieu de les
commander et de les conduire lui-même à l’ennemi, et enfin des satrapies
nouvelles ajoutées tous les jours aux satrapies ! Des autres éléments
plus nobles de l’administration, tendances civilisatrices, maniement utile
des oppositions nationales, vues originales et profondes, de tout cela nul
vestige dans les sources; et il serait téméraire à nous de placer Mithridate
sur la même ligne que les grands Osmanlis, qu’un Mahomet II ou qu’un Soliman.
En dépit de sa culture hellénique, qui ne lui sied guère mieux qu’à ses
Cappadociens leur armure à la romaine, il n’est toujours pour nous qu’un pur
Oriental : rude, plein de convoitises sensuelles, superstitieux, cruel, sans
foi, sans scrupule : organisation puissante d’ailleurs, et merveilleusement
douée au physique, tellement qu’à le voir se débattre et se frayer fièrement
sa route, puis lutter, infatigable jusqu’au bout, on lui croirait un grand
talent, que dis je, un vrai génie ! Je veux bien qu’en ce siècle de la République romaine
agonisante, il fût plus aisé de tenir tête à celle-ci qu’aux temps de Scipion
ou de Trajan : je veux que les embarras de Rome en Italie, à l’heure des troubles
asiatiques, aient permis à Mithridate une résistance deux fois aussi longue
que celle de Jugurtha : il n’en reste pas moins vrai qu’avant les guerres
contre les Parthes, il a été le seul qui, dans l’Orient, se soit montré, pour
les Romains, un ennemi avec qui ils aient eu à compter, et qui se soit
défendu contre eux comme le lion du désert contre le chasseur. Mais tout
hommage rendu à la résistance tenace qui s’appuie sur les seules forces
physiques, notre estime en vérité doit-elle aller plus loin ?
Quel que soit d’ailleurs le jugement qu’on porte sur
l’homme, la figure de Mithridate restera grande dans l’histoire. Ses guerres
ont donné lieu au dernier tressaillement de l’opposition politique dans la Hellade contre Rome;
elles sont aussi l’avant-coureur d’un vaste soulèvement contre la suprématie
de la République,
soulèvement suscité par des antagonismes d’un tout autre ordre et bien
autrement profonds ; elles manifestent enfin la réaction nationale de
l’Asie contre les Occidentaux. Comme Mithridate était homme de l’Orient, son
royaume était de même oriental : à la cour et chez les grands, on trouvait la
polygamie et le harem. La religion des habitants des campagnes, la religion
officielle autour du trône était l’ancien culte asiatique ; et l’hellénisme
superficiel local n’y différait guère de celui des Tigranes d’Arménie ou des
Arsacides de l’empire parthe. Que les Grecs de l’Asie-Mineure eussent d’abord
cru trouver dans le roi de Pont un point d’appui pour leurs rêves politiques,
je le concède : mais la partie engagée dans ses batailles n’eut rien de
commun avec l’enjeu des journées de Magnésie et de Pydna. Après un long temps
de repos, une période nouvelle s’ouvrait dans ce duel gigantesque de
l’Occident avec l’Orient, qui commence aux champs de Marathon, que le monde
ancien a légué à la génération présente, et qui peut-être demandera encore
des milliers d’années à l’avenir, comme il les a pris au passé.
Si tranchée qu’apparaisse dans tout son être et ses actes
la personnalité vraiment étrangère et anti-hellénique du roi cappadocien,
nous n’en ressentons pas moins une difficulté grande à en fixer le caractère
et l’élément national une appréciation générale, une vue de l’ensemble, voilà
tout ce que l’histoire nous livre. Dans l’immense domaine de la civilisation
antique, nulle contrée autant que l’Asie-Mineure ne présente un échiquier
recouvert d’une multitude de races, diverses entre elles, superposées ou
entremêlées de temps immémorial : par suite, nulle part aussi la nationalité
ne flotte plus indistincte. Les peuples sémitiques se succèdent sur une
chaise non interrompue depuis. la
Syrie jusqu’en Chypre et en Cilicie ; et sur les côtes
cariennes et lydiennes, c’est encore leur sang qui semble prédominer : au
contraire, la pointe nord-ouest est occupée par les Bithyniens, d’une souche
apparentée avec les Thraces. Quant à l’intérieur et à la côte septentrionale,
on y trouve en foule des peuples indo-germaniques, tout à fait rapprochés de
la famille iranienne. Des idiomes d’Arménie et de Phrygie[2], et de celui de
Cappadoce nous pouvons dire en toute vraisemblance, qu’ils confinent au
zend ; et comme il paraît constant que chez les Mysiens les langues
lydienne et phrygienne se mêlaient, il en faut conclure l’existence sur ce
point d’une tribu mêlée sémitique-iranienne, comparable au peuple assyrien.
En ce qui touche les pays qui s’étendent entre la Cilicie et la Carie, malgré les débris
nombreux de l’écriture et de la langue indigènes parvenus jusqu’à nous,
j’avoue que nous manquons de données précises : on peut croire que les
habitants y appartenaient partie aux Sémites, partie aux Iraniens. Enfin,
dans une précédente étude, nous avons dit comment sur cet amas confus de
peuples la Grèce
avait jeté le réseau de ses villes marchandes, comment l’Asie-Mineure avait
été conquise à l’hellénisme par le génie guerrier et la puissance
intellectuelle de ses voisins.
Telles étaient les régions où régnait Mithridate. Son
empire propre occupait la Cappadoce
de la mer Noire, ou la contrée Pontique. Posté à l’extrémité nord-est
de la Péninsule,
touchant à l’Arménie, en contacts quotidiens avec elle, la nationalité
iranienne du Pont s’y était sans doute maintenue plus pure que dans le reste
de l’Asie-Mineure. La
Hellade n’avait pas su jeter là de profondes racines. Si ce
n’est le long des côtes, où l’on rencontrait bon nombre de comptoirs grecs,
les étapes commerciales importantes de Trapezus [Trébizonde],
d’Amisos [Samsoun],
et surtout la ville natale et la résidence de Mithridate, la florissante Sinope,
le pays avait gardé d’ailleurs son aspect primitif. Non qu’il fût un désert.
Loin de là, de même que de nos jours encore la région Pontique est l’une des
plus riantes de la terre, et qu’on y voit se succédant les champs de blé, les
forêts et les arbres fruitiers de même au temps de Mithridate elle était bien
cultivée, et relativement bien peuplée. De villes, à proprement parler, elle
n’en avait qu’en petit nombre, mais seulement des châteaux, servant de
réduits aux laboureurs, et au roi de trésors fortifiés où s’entassaient les produits
de l’impôt : dans la
Petite Arménie seule, on a compté soixante-cinq de ces
petites citadelles royales. Il n’apparaît point que Mithridate ait rien fait
activement pour pousser à la construction des villes, phénomène tout simple
pour qui sait quelle était sa situation et se rend compte de cette réaction
réelle, progressive, contre l’hellénisme, dont il subissait l’influence sans
peut-être en avoir bien conscience lui-même. Mais il ne s’en montre que plus
actif, à la manière orientale : sans cesse affairé, sans cesse reculant de
tous côtés les limites d’un royaume déjà vaste, à supposer même qu’on exagère
en donnant à celui-ci 500.000 allemands (4.000 lieues) de circonférence. Nous
rencontrons ses armées, ses flottes, ses envoyés le long de la mer Noire, en
Arménie, en Asie-Mineure. Mais nulle part il n’avait le champ plus libre et
plus grand que sur les rivages orientaux et septentrionaux de l’Euxin.
Essayons de jeter de ce côté un coup d’œil, quelque difficile, ou plutôt
quelque impossible qu’il soit de retracer clairement le tableau des conquêtes
royales. Sur la côte orientale, presque inconnue avant Mithridate, et que le
premier il a ouverte à l’histoire, nous le voyons arracher à ses princes
locaux le pays de Colchide, sur le Phase (Mingrélie et Imérétie),
avec l’échelle déjà considérable de Dioscuriade [plus tard Sebastopolis,
aujourd’hui Iskuriah]. Il en fait une satrapie pontique. Au
nord ses entreprises sont encore plus fructueuses[3]. Par la nature de
leur sol, leur température variable, oscillant du climat de Stockholm à celui
de Madère, par les sécheresses absolues et l’absence de neige qui durent
souvent vingt-deux mois et plus, les steppes immenses, plats et déboisés, qui
s’étendent au-delà de l’Euxin et du Caucase et de la mer Caspienne, se montrent
aujourd’hui rebelles à l’agriculture, et plus encore à la colonisation fixe :
il en était de même dans les temps anciens, bien qu’en remontant à deux mille
ans avant notre ère, les conditions climatériques y étaient peut-être un peu
moins mauvaises[4].
Là, les peuplades, apportées par l’émigration, s’accommodant au régime des
lieux, s’adonnèrent et s’adonnent encore en partie, à la vie nomade et
pastorale; changeant sans cesse leurs demeures et leurs pâtures, menant leurs
innombrables troupeaux de boeufs, plus souvent de chevaux, et voiturant leur
mobilier et leurs demeures sur des chars. Leurs armes, leur manière de
guerroyer, étaient conformes à leur vie : les habitants des steppes se
battaient presque toujours à cheval et sans ordre : ils portaient le heaume
et la cuirasse de peau, le bouclier recouvert de cuir : ils avaient l’épée,
la lance et l’arc : véritables ancêtres des modernes Cosaques, marchant de
l’est à l’ouest, ils avaient poussé devant eux les Scythes indigènes, de race
mongolique sans doute, lesquels se rattachaient par les mœurs et les
caractères physiques aux peuples actuels de la Sibérie. Ils
appartenaient eux-mêmes, Sauromates, Roxolans ou Jazyges,
à la famille Sarmate, d’origine slave, dit-on communément, bien que
les dénominations qui leur sont données, rappellent davantage les idiomes
médique et persique, et que peut-être il conviendrait de les rattacher tous
au grand tronc du Zend. Ailleurs, les essaims thraces, les Gètes
notamment, qui poussèrent jusques sur le Dniestr, avaient suivi la
route opposée ; et entre les uns et les autres, enfants perdus de la
grande migration germanique, dont la masse principale n’a jamais atteint la
mer Noire, se mouvaient sur le Dniepr des tribus qu’on disait Celtes,
et le peuple des Bastarnes, et plus loin aux bouches du Danube, celui
des Peucétiens. Nulle part d’État constitué : chaque race obéit
à ses princes, à ses anciens.
En face de ces barbares, et bien différents se montraient
aussi les Grecs, dont les établissements nombreux sur ces plages, avaient été
fondés au temps de leur puissante prospérité commerciale, par la cité de
Milet, notamment. Ces établissements constituaient, tantôt de simples
comptoirs, tantôt des stations pour la pêche, si productive dans ces mers,
tantôt enfin des colonies agricoles : car ainsi que nous l’avons dit, la côte
nord de la mer Noire offrait dans les anciens temps quelques localités
fertiles qu’on n’y retrouverait peut-être plus aujourd’hui. Comme les
Phéniciens en Libye, les Hellènes, en échange du sol dont ils avaient obtenu
la jouissance, payaient aux maîtres du pays, la taille et l’impôt foncier.
Parmi les plus importantes échelles, on citait la ville libre de Chersonèse
(non loin de Sébastopol),
chez les Scythes, la péninsule Taurique (Crimée) : là, malgré les difficultés
locales, une constitution bien ordonnée et le sage esprit des citoyens
avaient engendré le bien-être. Plus loin, sur le flanc opposé de la
presqu’île, était Panticapée (Kertsch), à cheval sur la route de la mer Noire à la
mer d’Azov, gouvernée depuis l’an 457 [297 av. J.-C.] de Rome, par des
magistrats citoyens à titre héréditaire, qui plus tard prirent le titre de
rois du Bosphore, et formèrent les dynasties des Archœanaktides, des Spartocides
et des Pœrisades. La culture des céréales et la pêche dans la mer
d’Azov, avaient fait à cette ville une fortune rapide. Au temps de Mithridate
son territoire s’étendait encore sur toute la moitié de la Crimée, y compris Théodosie
[Kaffa],
la ville de Phanagorie, sur la pointe opposée du continent asiatique,
et toute la région Sindique (sur la côte, au sud du Kouban). En des temps meilleurs, les
maîtres de Panticapée avaient régné, en terre ferme, sur tous les peuples de
la côte orientale de la mer d’Azov et de la vallée du Kouban : sur mer, leur
flotte avait été la reine de l’Euxin. Mais rien ne saurait exprimer combien,
dans ces postes, frontière de la civilisation grecque, on ressentait à cette
heure le triste abaissement de la nationalité hellénique ! Athènes seule
parmi les états de la Hellade
avait, à ses beaux jours, tenté de remplir son devoir de puissance dirigeante
: à quoi il faut ajouter que le blé des côtes pontiques lui faisait grand
besoin, et qu’elle obéissait forcément à un intérêt vital. Après la chute de
la puissance maritime d’Athènes, tous ces pays furent laissés à eux-mêmes.
Les états grecs continentaux ne réussirent jamais à s’y implanter
profondément, en dépit des efforts et de Philippe, le père d’Alexandre, et
plus tard de Lysimaque. Rome à son tour, quand ayant conquis la Macédoine et
l’Asie-Mineure, elle avait contracté le devoir de servir de bouclier à la
civilisation hellénique, partout où besoin serait, Rome négligea et la voix
impérieuse de son intérêt, et la voix de l’honneur. Bientôt Sinope tomba :
puis Rhodes s’affaissa sur elle-même ; et l’isolement des Grecs, perdus
sur les rivages septentrionaux de la mer Noire, devint complet. Veut-on avoir
l’image vivante de leur condition déplorable au milieu des bandes des
Barbares ? qu’on lise l’inscription d’Olbia (non loin des bouches du
Dniepr, près d’Oczakow), contemporaine sans doute de
Mithridate. Cette inscription atteste que les citoyens sont tenus d’envoyer
leur tribut annuel au roi barbare, en son camp : de plus, s’il vient
s’établir devant la ville, ou s’il ne fait même que passer, on lui doit
offrir le cadeau ; il faut aussi parfois gorger d’offrandes les moindres
chefs, et toute la horde : il en coûterait cher à se montrer parcimonieux.
Mais les caisses de la ville sont vides : on mettra les ex-voto pieux
en gage ! Pendant ce temps les peuples du désert frappent aux portes : la
campagne est ravagée, les laboureurs sont enlevés en masse ; et ce qui
pis est, les Scythes, voisins d’Olbia, trop faibles à leur tour, et cherchant
un abri contre la furie des Celtes plus sauvages encore, tentent de s’emparer
de la cité murée, en sorte que ses habitants désertent par foules : le peu
qui reste songe à se rendre à l’assiégeant.
Tel était l’état des choses quand Mithridate, franchissant
l’arête du Caucase à la tête de sa phalange du royaume macédonienne,
descendit dans les vallées du Kouban et du Térek : à la même heure sa
flotte se montrait dans les eaux de Crimée. Naturellement et comme à
Dioscuriade, les Grecs accoururent à bras ouverts au-devant de lui : ils
voyaient un libérateur dans ce roi à demi hellénisé, et dans ses Cappadociens
armés à la grecque. L’événement faisait voir quelle occasion Rome avait
perdue. Les maîtres de Panticapée ne pouvaient plus suffire aux tributs
énormes exigés d’eux par leurs voisins. La ville de Chersonèse, à ce moment
même, était serrée de prés par le roi des Scythes Taurisques et ses cinquante
fils : tous ils firent sans hésiter le sacrifice, ceux-là de leur petite
royauté héréditaire, ceux-ci de leur liberté qu’ils avaient su longtemps défendre,
pour sauver du moins un dernier bien, leur nationalité grecque. Ils n’eurent
point à se repentir. Mithridate, avec ses troupes disciplinées, avec ses
braves généraux Diophantos et Néoptolème vint facilement à bout
des hordes des steppes. Néoptolème les battit dans le détroit de Panticapée,
moitié sur l’eau, moitié sur la glace, durant l’hiver : Chersonèse fut
débloquée, les forts des Tauriens tombèrent, et le roi, construisant à propos
une ligne de citadelles ; s’assura la possession incontestée de la Péninsule. Pendant
ce temps Diophantos marchait sur les Roxolans (d’entre Don et Dniepr), qui venaient au
secours des Tauriens : ses 6.000 phalangites mirent en fuite 80.000 barbares,
et les armes du roi de Pont furent portées jusqu’au Dniepr. C’est ainsi qui
Mithridate conquit un second empire, contigu au royaume de ses pères, et
comme celui-ci, ayant pour assises principales toute unie ligne de villes de
commerce grecques. Cet empire du Bosphore, comme on l’appelait,
comprenait toute la Crimée
actuelle, avec les langues de terre situées en face sur la côte asiatique :
il versait annuellement dans la cassette et les magasins royaux 200 talents (314.000 thaler = 1.177.500
fr.) et 180.000 boisseaux de blé [164.434.780 litres]. Quant aux peuples des
steppes, depuis les pentes septentrionales du Caucase jusqu’aux bouches du
Danube, ils entrèrent ou dans la clientèle du roi de Pont, ou dans son
alliance, et lui procurèrent une foule de ressources, ou à tout le moins
l’avantage d’un inépuisable champ d’enrôlement pour ses armées.
Non content de ces magnifiques succès dans le nord,
Mithridate se tourne en même temps du côté de l’est et de l’ouest. Il fond
complètement dans ses états la Petite Arménie, jusque-là dépendante, mais non
partie intégrante du royaume de Pont ; et chose plus avantageuse encore,
il entre en union étroite avec le roi de la Grande Arménie.
Il donne à Tigrane sa fille Cléopâtre en mariage ; grâce surtout
à son appui, l’Arménien se dégage de la domination des Arsacides, et
conquiert à son tour en Asie la situation qu’ils y avaient jadis. On croit
qu’aux termes d’une convention conclue entre les deux rois, Tigrane devait
s’emparer de la Syrie
et de l’Asie centrale, pendant que Mithridate occuperait l’Asie-Mineure et
les côtes de la mer Noire : ils s’étaient promis mutuellement secours. Nul
doute que la pensée de ce traité ne fût venue de Mithridate, bien autrement
actif et capable que l’autre : il lui fallait couvrir ses derrières, et se
procurer un allié puissant, et sûr.
Enfin le roi jeta ses vues sur la Paphlagonie et la
Cappadoce[5]. La Paphlagonie,
disait-il, lui appartenait aux termes d’un testament du dernier des Pylæménides
en faveur de son père Mithridate V Evergète. Mais il se heurta aux,
prétentions opposées de la lignée royale légitime et illégitime; et le pays
lui-même protesta. En ce qui touche la Cappadoce, les rois de Pont ne pouvaient
oublier que ce royaume et la
Cappadoce de mer n’avaient fait qu’un
autrefois, et que les idées de réunion s’y étaient maintenues vivaces.
Mithridate commence par occuper la Paphlagonie de concert avec Nicomède,
roi de Bithynie : partageant avec lui leur commune conquête, il l’a mis
entièrement dans ses intérêts. Et pour couvrir en quelque sorte la violence
faite à la foi publique, les deux rois installent comme régent nominal un
fils de Nicomède, qui prend le nom de Pylæmène. En Cappadoce la
politique des deux alliés est plus perfide encore. Le roi Ariarathe VI
est massacré par Gordios, sinon d’ordre exprès, en tous cas dans
l’intérêt exclusif de Mithridate Eupator, son beau-frère : il laisse un fils
du même nom que lui, qui ne peut résister aux envahissements du Bithynien
qu’avec l’aide équivoque de son oncle. Mithridate, en échange, exige qu’il
laisse rentrer en Cappadoce le meurtrier fugitif d’Ariarathe VI. Là-dessus,
rupture et guerre : déjà les deux armées sont en présence quand l’oncle
appelle son neveu à une entrevue, et tue de sa main le jeune prince désarmé.
Gordios, l’assassin du père, prend aussitôt le gouvernement pour le compte du
roi de Pont, et malgré l’insurrection du peuple, qui réclame, pour maître le
dernier fils du roi défunt : mais celui-ci ne peut tenir contre les forces
démesurément supérieures de Mithridate. Ce roi populaire ne tarde pas
d’ailleurs à mourir ; et le roi de Pont a le champ libre devant lui,
d’autant mieux que de la race royale de Cappadoce, il ne reste plus personne.
Comme on avait fait en Bithynie, un faux Ariarathe est proclamé : il règne de
nom : c’est toujours Gordios, le lieutenant de Mithridate , qui gouverne.
Le roi de Pont était alors plus puissant qu’aucun prince
indigène n’avait pu l’être depuis longues années. Au nord, comme au sud de la
mer Noire, et jusqu’au centre de l’Asie-Mineure, tout lui obéissait. Ses
ressources pour la guerre de mer et de terre semblaient inépuisables. Il
récoltait des soldats à volonté depuis les bouches du Danube jusqu’au Caucase
et à la mer Caspienne : Thraces, Scythes, Sauromates, Bastarnes, Colchidiens,
Ibériens (peuple
de la Géorgie),
se pressaient à l’envi sous ses enseignes : mais c’était surtout chez les
Bastarnes, plus belliqueux, qu’il allait chercher des armées. Pour sa flotte,
la satrapie de Colchide lui donnait le lin, le chanvre, la résine et la cire,
et surtout les bois excellents apportés par les torrents du Caucase ; il
louait en Phénicie ses capitaines de navire et ses pilotes. On dit qu’il
était venu en Cappadoce, à la tête de 600 chars armés de faux, de 10.000
chevaux, et de 80.000 hommes de pied : encore n’avait-il pas, pour cette
guerre, mis en réquisition toutes ses troupes disponibles. En l’absence de la
flotte romaine, ou d’une autre force maritime, les escadres du Pont,
s’appuyant sur Sinope et les havres de Crimée, demeuraient, à l’exclusion de
tous, maîtresses de la mer Noire.
La
République avait assisté patiemment aux usurpations
consommées de tous côtés par Mithridate, et à cet imposant agrandissement,
œuvre de vingt années, peut-être. Elle avait, laissé un simple État client se
transformer en une grande puissance militaire, qui mettait jusqu’à cent mille
hommes sous les armes : elle vivait en étroite alliance avec ce nouveau
Grand-roi d’Orient, parvenu, un peu grâce à son aide, à la tête des États de
l’Asie centrale ; confisquant tous les royaumes, toutes les principautés à
l’entour de soi, sous mille prétextes faux, qui semblaient une moquerie et un
outrage pour l’État protecteur toujours mal renseigné, et placé trop
loin ; se fortifiant jusque sur le continent d’Europe ; assis, dans
la personne de son chef, sur un trône royal, dans la presqu’île Taurique ;
étendant enfin ses frontières, à titre de suzerain, jusqu’aux régions
voisines de la Thrace
et de la Macédoine.
Non que le Sénat n’eût délibéré sur ce grave événement.
Mais en acceptant les faits accomplis dans l’affaire de la succession
paphlagonienne, en tolérant les usurpations de Mithridate, fondées sur le
titre d’un faux testament, celles de Nicomède, avec son faux. Pylæmène, ce
grand corps ne montrait que trop combien, sans s’y tromper d’ailleurs ;
il s’attachait avidement à tout prétexte plausible de non intervention.
Néanmoins les injures allaient croissant et s’aggravant. Les princes des
Scythes Tauriques, chassés de la
Crimée, se tournaient vers Rome et demandaient
secours ; et s’il était encore, quelque sénateur qui prit souci des
maximes traditionnelles de la politique romaine, il devait se souvenir
qu’autrefois et dans de semblables occurrences le passage du syrien Antiochus
en Europe, et l’occupation militaire de la Chersonèse de Thrace,
avaient été le signal de la guerre d’Asie. L’occupation de la Chersonèse Taurique
par le roi du Pont devait être encore moins tolérée ! Enfin la République se décida
à agir quand on apprit que la réunion de la Cappadoce au Pont
venait de se consommer. Nicomède de Bithynie, qui de son côté avait voulu en
prendre possession sous le nom d’un autre pseudo Ariarathe, et qui voyait son
prétendant évincé par la créature de Mithridate, Nicomède n’avait pas manqué
de solliciter d’urgence l’intervention des Romains. Le Sénat exigea que
Mithridate rétablit les princes scythes. La faiblesse du gouvernement avait
fait tellement dévoyer la politique, qu’en ce jour, au lieu de défendre les
Hellènes contre les Barbares, on se voyait conduit à soutenir les Scythes
contre leurs demi compatriotes. La Paphlagonie fut déclarée indépendante. Le faux
Pylæmène de Nicomède et Mithridate reçurent injonction d’avoir à vider la
contrée. De même, le faux Ariarathe eut ordre de quitter la Cappadoce ; et
comme les représentants du pays refusaient la liberté que Rome leur offrait,
il fut déclaré qu’un roi serait nommé à l’élection. Il y avait de l’énergie
dans toutes ces décisions. Malheureusement, au lieu de les appuyer d’une
armée, on envoya en Cappadoce Lucius Sylla, propréteur de Cilicie, avec la
petite poignée d’hommes mise à sa disposition pour combattre les brigands et
les pirates. Mais le souvenir de l’antique vigueur des Romains faisait plus
pour eux dans l’Orient que leur triste gouvernement actuel ; et Sylla, à
force d’habileté et d’énergie personnelles, suppléa à ce qui faisait défaut
du côté du Sénat. Mithridate se retira, se contentant de pousser en avant le
Grand-roi Tigrane d’Arménie, plus libre que lui d’agir contre les Romains.
Les soldats de Tigrane entrèrent donc en Cappadoce. Aussitôt Sylla ramasse
son monde, s’adjoint les contingents alliés, franchit le Taurus, et bat le
régent Gordios avec ses bandes arméniennes. Il n’en faut pas davantage.
Mithridate cède sur tous les points : c’est Gordios qui endosse la faute de
tous les troubles de Cappadoce : quant au faux Ariarathe, il s’évanouit :
enfin le choix du peuple, que les partisans du Pont s’efforcent en vain de
porter sur la personne de Gordios, tombe sur un notable du pays, Ariobarzane[6].
Sylla, poussant plus loin, arriva dans la région de
l’Euphrate dont les eaux reflétèrent pour la première fois les enseignes
romaines. Pour la première fois aussi les Romains se trouvèrent en contact
avec les Parthes qui, à la suite de leurs démêlés avec Tigrane, avaient jugé
à propos de se rapprocher des Occidentaux. Dans cette rencontre des deux grandes
puissances de l’est et de l’ouest, on parut des deux côtés tenir à ne rien
céder des prétentions réciproques à l’empire universel. Mais Sylla, plus
audacieux que l’envoyé parthe, prit et garda la place d’honneur durant les
conférences entre celui-ci et le roi cappadocien. Cette fière attitude lui
valut plus de gloire que ses victoires en Orient : le Parthe au contraire
paya son humiliation de sa tête. D’ailleurs l’entrevue n’eut pour le moment
aucune suite. Les décisions prises par le Sénat à l’encontre de Mithridate
furent exécutées. Il évacua la
Paphlagonie : il consentit, verbalement du moins, à la
restauration des chefs scythes. Le statu quo d’avant la guerre sembla
rétabli dans tout l’Orient (662 [92 av. J.-C.]).
Ainsi en était-il pour le dehors. Au fond des choses, on
ne retrouvait guère trace de l’état ancien. A peine Sylla a-t-il quitté
l’Asie, que Tigrane d’Arménie tombe de nouveau sur le roi de Cappadoce
Ariobarzane, le chasse, et réinstalle à sa place le prétendant du Pont,
Ariarathe. En Bithynie, où après la mort du vieux roi Nicomède II (vers 663 [-91]),
Nicomède III Philopator, son fils, avait été reconnu et par son peuple
et par le Sénat, il surgit aussi un prétendant, Socrate, son frère,
qui s’empara du trône. Manifestement, ces discordes nouvelles, en Cappadoce
comme en Bithynie, avaient Mithridate pour auteur médiat et intéressé, bien
qu’il parut officiellement s’abstenir. Chacun le savait, Tigrane se mouvait
sous sa main : de plus, derrière Socrate, chez les Bithyniens, marchaient des
soldats du Pont, et c’étaient les assassins gagés de Mithridate qui
menaçaient la vie du roi légitime. En Paphlagonie, les princes indigènes
avaient pu se maintenir : mais Mithridate n’en était pas moins maître de
toute la côte jusqu’à la frontière bithynienne, soit qu’à l’occasion de
l’appui prêté à Socrate il l’eût réoccupée, soit même qu’il ne l’eût point
évacuée. Quant à la Crimée
et aux pays voisins, il n’avait jamais pensé sérieusement à retirer ses
soldats : bien plus, il marcha en avant dans la voie des conquêtes.
La
République, dont le secours était imploré par Nicomède et
Ariobarzane, envoya en Asie, pour y appuyer le préteur Lucius Cassius,
le consulaire Manius Aquillius : cet officier avait fait ses preuves dans
les guerres cimbrique et de Sicile. Aquillius d’ailleurs n’avait point de
commandement militaire, point de troupes : il venait en diplomate : mais en
même temps les clients d’Asie et Mithridate recevaient l’ordre de l’assister
à main armée. Il arriva alors ce qui s’était passé il y a deux ans.
L’officier romain prit avec lui, pour mener à fin sa mission, le petit corps
du préteur de la province d’Asie, et les contingents des Phrygiens et des
Galates : Nicomède et Ariobarzane purent remonter sur leur trône chancelant.
Quant à Mithridate, il s’était, sous divers prétextes, soustrait aux
réquisitions de soldats à fournir : mais il s’était en même temps gardé de
résister ouvertement, et même il avait fait mettre à mort Socrate, le
prétendant bithynien (664
[90 av. J.-C.]).
De tout cela ressortait une confusion étrange. Mithridate
se savait parfaitement incapable de lutter contre Rome sur les champs de
bataille ; aussi eut-il beaucoup mieux aimé n’en point venir à la
rupture et à la guerre déclarée. Sans ce parti pris, il faut avouer que
jamais l’occasion n’eut paru meilleure d’en venir aux mains. Au moment où
Aquillius entrait en Bithynie et en Cappadoce, l’insurrection italienne était
à son point culminant ; il y avait là de quoi donner du cœur au plus
pusillanime ennemi. Mithridate n’en laissa pas moins l’année 664 [90 av. J.-C.]
s’écouler tout entière sans tirer parti de l’heure favorable. Il ne laissait
pas pourtant que de pousser activement et avec persistance ses projets sur
l’Asie-Mineure. Cette étrange politique de paix et de conquête tout ensemble
ne pouvait durer. Elle fait voir que le roi de Pont n’appartenait pas aux
hommes d’État de la grande école, et qu’il ne savait ni préparer la bataille
comme Philippe de Macédoine, ni se résigner comme Attale ; mais qu’en
véritable sultan qu’il était, il oscillait perpétuellement entre les
convoitises ambitieuses, et le sentiment de son infériorité relative. Je me
rends compte pourtant de sa conduite au début de ses démêlés avec Rome. Une
expérience de vingt années lui avait appris la politique actuelle de la République. Il
n’ignorait pas que le Sénat romain n’avait en aucune façon la manie des
armes, et que même il la redoutait plus que lui, Mithridate, ayant fait
l’expérience des dangers que tout généralat faisait courir au gouvernement
dans la capitale, et les souvenirs de la guerre cimbrique et de Marius étant
encore tout récents. Le roi sut agir en conséquence. Il ne craignit pas de
s’engager dans une voie où il se fait cent fois heurté contre une déclaration
de guerre s’il avait eu devant lui un gouvernement énergique, non asservi à
l’égoïsme. En même temps il évitait soigneusement toute cause d’hostilité
ouverte, et qui aurait obligé le Sénat à prendre malgré lui les armes. Dès
que les choses tournaient au sérieux, il reculait, devant Aquillius comme
devant Sylla : évidemment, il espérait n’avoir pas toujours en face de lui
des capitaines vigoureux et fiers ; il espérait comme Jugurtha
rencontrer aussi des Scaurus et des Albinus. Espoir qui n’avait rien d’insensé,
je l’avoue ! Et pourtant l’exemple de Jugurtha ne pouvait-il pas aussi
lui faire voir combien il était peu sûr de ne compter qu’avec la corruption
du général et de l’armée de Rome. De là à vaincre le peuple romain, il y
avait loin encore !
Ainsi restait-on, entre la paix et la guerre ; et il
y avait apparence que la situation se prolongerait. Mais Aquillius voulut en
finir, et la République
persistant à ne pas pousser Mithridate à une déclaration ouverte
d’hostilités, il eut recours au roi Nicomède. Celui-ci, placé dans la main du
général de Rome, et son débiteur tant pour les frais de la guerre précédente
que pour les sommes qu’il lui avait garanties, ne put résister à ses
incitations, et commença l’attaque contre le Pont. Ses vaisseaux barrèrent le
Bosphore aux vaisseaux du roi : ses troupes s’avancèrent au-delà de la
frontière, et mirent à sac la région d’Amastris[7]. Mithridate se
tint coi, inébranlable dans son calme : au lieu de rejeter les Bithyniens
chez eux, il porta plainte devant les ambassadeurs de Rome, leur demandant ou
leur médiation, ou la permission de se défendre lui-même. Aquillius décida
que, quoi qu’il arrivât, il fallait garder la paix avec Nicomède. La réponse
était trop claire. Rome avait déjà tenu la même politique envers Carthage.
Elle livrait la victime à sa meute obéissante, et elle lui interdisait de se
défendre. Mithridate, comme Carthage, comprit qu’il était perdu : mais au
lieu de se rendre à merci, comme les Phéniciens dans leur désespoir, le roi
de Sinope fit tout le contraire : il rassembla ses troupes et sa flotte. Dût-on périr, s’écria-t-il, il faut lutter contre les brigands ! Aussitôt il ordonne à
Ariobarzane, son fils, d’entrer en Cappadoce ; en même temps qu’il
envoie au Romain ses fondés de pouvoirs pour lui remontrer dans quelle
extrémité il se trouve, et solliciter une dernière explication. Elle fut
telle qu’il y devait attendre. Ni le Sénat, ni le roi de Pont, ni celui de
Bithynie n’avaient voulu la rupture : mais Aquillius la voulait, et la guerre
éclata (fin de 665 [89
av. J.-C.]).
Mithridate, contraint à la lutte, retrouva toute son
énergie et fit ses préparatifs politiques et militaires. Il renforça d’abord
son alliance avec le roi d’Arménie : en obtint la promesse d’une armée de
secours qui, s’avançant en Asie-Mineure, y occuperait le pays pour le compte
du Pont. Tigrane devait avoir le butin pour sa part. Le roi partite, que
Sylla avait froissé par ses manières hautaines, resta à l’écart, ni hostile
aux Romains, ni leur allié. Mithridate s’efforçait de jouer au regard des
Grecs le rôle d’un Philippe ou d’un Persée : il se fit le bouclier de
l’hellénisme contre l’étranger. Ses ambassades abordaient en Égypte,
s’adressaient aux derniers débris vivants de la libre Hellade, s’abouchaient
avec la ligue des cités crétoises, implorant tous ceux pour qui Rome avait
forgé des fers, leur demandant de se soulever à la dernière heure pour le
salut de la nationalité grecque. Il réussit auprès des Crétois, qui prirent
en grand nombre du service dans ses armées. Il comptait sur la révolte
successive des plus petits États clients, des Numides de la Syrie, des républiques
grecques ; sur celle des provinces, et surtout sur le soulèvement de
l’Asie-Mineure tant opprimée. En même temps on travaillait la Thrace, et l’on agitait
jusqu’à la Macédoine.
La piraterie, active et florissante déjà, se voit traitée
en alliée ; elle est partout la bienvenue : partout on lui ouvre la voie, et
les escadres des corsaires, se disant à la solde du Pont, se montrent
rapidement et portent la terreur au loin dans les eaux de la Méditerranée. A
cette même heure, l’Asie s’émouvait et se réjouissait à la nouvelle des
troubles intérieurs de la
République : elle s’enquérait frémissante des combats de
l’insurrection italienne, vaincue déjà il est vrai, mais debout et luttant
pour longtemps encore. Que si elle ne tenta pas d’entrer en rapports directs
avec les mécontents et les révoltés, elle n’en reçut pas moins le secours
d’une légion étrangère, armée, organisée à la romaine, ayant pour
noyau des transfuges de Rome et d’Italie. Depuis les guerres persiques, on
n’avait point vu en Orient un tel déploiement de forces ! Mithridate,
dit-on, sans compter l’armée auxiliaire des Arméniens, entrait en campagne à
la tête de deux cent cinquante mille hommes de pied, et de quarante mille
chevaux. Il mettait en mer trois cents vaisseaux pontés et cent embarcations
ouvertes : tous chiffres qui n’ont rien d’exagéré, si l’on songe à sa
puissance et aux tribus innombrables des steppes qui lui obéissaient !
Les chefs de ses armées, les deux frères Néoptolème et Archélaos, entre
autres, étaient des Grecs, hommes de guerre prudents et éprouvés ; et
parmi ses soldats il ne manquait point de combattants braves, ne craignant
pas la mort. Dans ses bandes, les armures rehaussées d’or et d’argent, les
riches vêtements des Scythes et des Mèdes, se mêlaient et contrastaient
joyeusement avec l’airain et le fer des cavaliers hellènes. Sans doute il n’y
avait ni unité savante ni organisation militaire qui rattachassent ensemble
ces masses mouvantes aux mille couleurs : sans doute ce n’était là encore
qu’une monstrueuse machine de guerre asiatique, incapable de résister jamais
au choc d’une troupe mieux disciplinée ! Bien des fois déjà, et il y
avait à peine un siècle, on en avait fait l’épreuve dans les champs de
Magnésie ! Les Romains n’envoyaient pas moins tout l’Orient se lever en
armes devant eux, alors qu’au même moment il s’en fallait qu’ils eussent dans
l’ouest, des perspectives plus rassurantes. De quelque nécessité qu’il fut pour
Rome de déclarer la guerre à Mithridate, le moment, certes, ne pouvait tomber
plus mal. Aussi paraît-il vraisemblable que Manius Aquillius, en provoquant
la rupture entre la
République et le roi, n’obéissait qu’aux calculs égoïstes
de son intérêt personnel. Rome n’avait alors en Asie que le petit corps
d’armée de Lucius Cassius, avec les milices locales. Empêchée qu’elle était
par la crise militaire et financière qui s’était déclarée au lendemain de
l’insurrection italienne, elle ne pouvait, à tout le mieux, faire débarquer
une armée de légionnaires en Asie avant l’été de 666 [88 av. J.-C.]. Jusque-là,
quels dangers ne couraient pas ses agents ! On espéra pourtant que la Province serait
suffisamment couverte, et saurait se défendre. L’armée bithynienne, avec Nicomède,
gardait ses positions de l’année précédente en Paphlagonie, entre Amastris et
Sinope : elle avait sur ses derrières, en Bithynie, en Galatie, en Cappadoce,
les divisions de Lucius Cassius, de Manius Aquillius et de Quintus Oppius, la
flotte romano-bithynienne fermant pendant ce temps le Bosphore.
Mithridate prit l’offensive dès les premiers jours du
printemps (666 [-88]).
Son avant-garde, cavalerie et troupes légères, rencontra tout d’abord les
Bithyniens sur l’Amnias [Gœk-Irmak], affluent de l’Halys [Kisil-Irmak],
non loin de Tesch-Kœpri, et malgré la supériorité du nombre culbuta
l’ennemi au premier choc. L’armée se débanda, abandonnant son camp et la
caisse militaire au vainqueur. Ce début si brillant était dû principalement à
Néoptolème et Archélaos. Les milices asiatiques, moins solides encore,
postées par Nicomède en arrière, se tinrent pour battues avant même d’en
venir aux mains ; à l’approche des généraux de Mithridate, elles se
dispersaient. Puis vint le tour d’une division romaine, qui essuya une
défaite en Cappadoce. Cassius essaya de se maintenir en Phrygie avec les
soldats du pays ; il lui fallut quitter la place sans oser combattre, et
jeter seulement quelques hommes sûrs dans les villes du Haut Méandre,
comme Apamée[8]. Pendant ce
temps, Oppius évacuait de même la Pamphylie, et s’enfermait dans Laodicée
de Phrygie [Eski-Hissar].
Enfin Aquillius, reculant à son tour, était atteint sur le Sangare [Skagarija],
en Bithynie, et si complètement battu qu’il perdait son camp et allait se
réfugier dans la Province,
à Pergame. La Province,
envahie elle-même, est bientôt conquise ; Pergame tombe. Le Bosphore est
occupé, et le roi s’empare des navires qu’il y trouve. Mithridate, après
chaque victoire, avait mis en liberté tous les prisonniers faits sur les
milices d’Asie, et ne négligeait rien pour accroître les sympathies
nationales déjà inclinées vers lui. Maître du pays jusqu’au Méandre, à
l’exception d’un très petit nombre de places, il apprenait à cette même heure
qu’une nouvelle révolution avait éclaté dans Rome ; que le consul Sylla,
désigné pour marcher contre lui, au lieu de s’embarquer, se retournait contre
la capitale ; et que les généraux de la République, occupés à
de sanglants combats, se disputaient le commandement de l’expédition d’Asie.
Rome semblait se précipiter d’elle-même dans l’abîme : quoi d’étonnant si les
partisans en faible nombre qu’elle comptait encore dans l’Asie-Mineure y
étaient comme noyés sous les masses populaires qui se jetaient dans les bras
de Mithridate ? Hellènes et indigènes, tous l’acclamaient comme leur
libérateur ; et retrouvant en lui le divin vainqueur des Indes, ils le
saluaient du nom de nouveau Dyonisos !
Les villes, les îles, envoyaient sur son passage des ambassades au Dieu sauveur, l’invitant à les visiter ;
et les populations en habits de fête couraient le recevoir hors des portes.
Dans quelques cités, on alla jusqu’à lui livrer garrottés les officiers
romains qui s’y étaient attardés. Laodicée lui remit Quintus Oppius, et
Mytilène de Lesbos le consulaire Aquillius[9]. Qui ne sait la
fureur du Barbare, quand le sort des armes le rend maître de celui qui l’a
fait trembler ? Elle se déchargea cruellement sur le malheureux
promoteur des hostilités. Tantôt enchaîné debout aux flancs d’un Bastarne à
la monture rapide, tantôt attaché sur un âne, et contraint de proclamer tout
haut son propre nom, le vieux Romain est traîné dans toute
l’Asie-Mineure ; et quand enfin, après ce triste spectacle, il arrive à
Pergame où trône alors Mithridate, le roi, pour punir son avarice, seule
cause de la guerre, ordonne qu’on lui verse de l’or fondu dans la gorge. Il
meurt dans les tourments. Mais ce n’était point assez de l’ironie sauvage
d’un tel supplice, qui seul déjà devrait faire rayer le nom de Mithridate de
la liste des grands et nobles caractères. Il envoie d’Éphèse à tous ses
satrapes et à toutes les cités l’ordre de tuer, le même jour, à la même
heure, sans distinction d’âge ni de sexe, tous les Italiens, libres ou non
libres, qui résident dans le pays : toute assistance donnée à ces malheureux
sera impitoyablement punie : leurs cadavres seront jetés en pâture aux
vautours ; et de leurs biens confisqués, moitié appartiendra aux meurtriers,
moitié reviendra au roi. Partout, hormis dans quelques rares districts, dans
l’île de Cos, par exemple, l’ordre épouvantable s’exécuta ponctuellement : le
même jour, quatre-vingt mille, d’autres disent cent cinquante mille
malheureux, hommes, femmes et enfants, tous désarmés, sinon tous innocents,
furent massacrés de sang-froid en Asie-Mineure : œuvre d’horrible carnage, où
se donnaient carrière non pas seulement la soif, relativement pardonnable, de
la vengeance, mais aussi et surtout la mauvaise foi des débiteurs, qui
saisissaient cette occasion de supprimer leurs créanciers, ainsi que la servilité
ignoble des Asiatiques, toujours prêts à faire office de bourreau sur un
signe de leur sultan ! Cruauté politiquement insensée d’ailleurs, et
sans but : Mithridate avait-il donc besoin du sang pour enrichir ses
finances ? Et la conscience de l’immense crime pouvait-elle transformer
l’habitant de l’Asie-Mineure en guerrier ? Cruauté allant droit contre
le but, à mieux dire : car elle poussait le Sénat à faire énergiquement la
guerre, s’il était encore capable d’énergie : car elle frappait à la fois et
les Romains, et les Italiques non romains, alliés naturels de
Mithridate ! Non, la sentence de mort lancée d’Éphèse n’était rien autre
qu’un acte d’aveugle et bestiale vengeance ! Et s’il s’y est attaché je
ne sais quelle fausse apparence de sauvage grandeur, il n’y faut voir que
l’illusion créée par les colossales perspectives de cette manifestation de
l’absolue puissance d’un sultan d’Orient.
Quoiqu’il en soit, Mithridate était gonflé d’une joie
superbe : il avait commencé la guerre par désespoir : mais ses victoires
faciles et inattendues, mais le départ tant retardé du redoutable Sylla,
laissaient sa pensée s’ouvrir aux plus vastes ambitions. Établi comme à
demeure dans l’Asie citérieure, il avait fait de Pergame, résidence
habituelle du magistrat romain, sa capitale nouvelle ; et laissant à son
fils du même nom le gouvernement de son ancien royaume de Sinope, il
organisait en autant de satrapies pontiques la Cappadoce, la Phrygie, la Bithynie. Les
grands du royaume et ses favoris se voyaient enrichis, ou pourvus de grands
fiefs ; et à toutes les villes il était fait remise et de l’arriéré de
l’impôt, et de l’impôt à venir pendant cinq années : mesure financière aussi
maladroite que le meurtre des résidents romains, si par là le roi croyait
s’assurer de la fidélité des Asiatiques. Il est vrai de dire que son trésor
regorgeait des sommes énormes provenant des dépouilles des Italiens et des
confiscations : dans la seule île de Cos, il avait enlevé 800 talents (1.250.000 thaler –
4.677.500 fr.), laissés en dépôt par les Juifs. Tout le nord de la
péninsule asiatique, et la plupart des îles voisines étaient en sa puissance
: sauf les petits dynastes de Paphlagonie, il n’était presque plus de chef
qui tint encore pour Rome : ses flottes commandaient dans tous les
parages de la mer Égée. Au sud-ouest seulement, les ligues des cités
cariennes et lyciennes, et la ville de Rhodes lui refusaient hommage. En
Carie, il réduit Stratonicée par les armes : mais Magnésie sur le
Méandre soutient vaillamment un long et rude siége, où le meilleur des
généraux royaux, Archélaos, se fait battre et reçoit une blessure. Rhodes, où
les Romains fugitifs se sont retirés avec Lucius Cassius, leur préteur,
Rhodes, à son tour, est attaquée par mer et par terre. Il semble qu’elle va
succomber devant les énormes forces envoyées contre elles. Mais les marins de
Mithridate, si bravement qu’ils fassent leur devoir sous les yeux de leur
roi, ne sont que de maladroits novices. Les escadres rhodiennes battent les
flottes pontiques quatre fois plus nombreuses, et rentrent au port avec les
navires qu’elles ont capturés. Du côté de terre, le siège ne marche pas
mieux ; et après avoir vu détruire une partie de ses travaux, Mithridate
abandonne l’entreprise. Cette île si importante, et la portion du continent
qui lui fait face, restent aux Romains.
Mais, profitant des conséquences funestes de la révolution
Sulpicienne et des désordres intérieurs survenus si mal à propos dans la République,
Mithridate, non content de la conquête de presque toute la province d’Asie,
devait en même temps diriger ses attaques contre l’Europe. Depuis l’an 662 [92 av. J.-C.],
les Barbares voisins de la frontière macédonienne avaient renouvelé leurs
incursions, au nord et à l’est, avec une persistance et une violence incroyables.
En 664 et 665 [-90/-89],
les Thraces dévastèrent la
Macédoine et tout l’Épire, et pillèrent le temple de
Dodone. Chose plus étrange, à ces incursions se joignait une tentative de
restauration macédonienne, au profit d’un prétendant du nom d’Euphènes.
Assurément le roi de Pont, en communication avec les Thraces par la Crimée, n’était point
étranger à leurs mouvements. Le préteur Gaius Sentius résista comme il
put, avec le secours d’autres Thraces, les Denthélètes : mais bientôt
accoururent d’autres ennemis, auxquels il ne pouvait tenir tête. Emporté par
ses succès, Mithridate, comme jadis Antiochus, avait conçu l’audacieux projet
de faire de l’empire de l’Asie et de la Grèce l’enjeu de toute cette guerre : il
dirigeait en conséquence sur le continent d’Europe ses meilleures troupes de
terre et de mer. Son fils Ariarathe, traversant la Thrace, pénétra en
Macédoine, bouleversa tout le pays sur sa route, et le divisa en satrapies
asiatiques. Abdère, Philippes deviennent les principales citadelles de l’empire
pontique d’Europe. La flotte, conduite par le plus habile des capitaines du
roi, par Archélaos toujours, se montra dans la mer Égée, où les Romains
comptaient à peine une voile. Délos, leur grande étape dans ces parages,
Délos succombe : près de vingt mille hommes, Italiens pour la plupart, y sont
massacrés. L’Eubée succombe à son tour : bientôt toutes les îles à l’est du
cap Malée sont dans la main de l’ennemi : rien n’empêche désormais
l’envahissement de la Grèce
continentale. A ce moment les flottes royales, parties de l’Eubée, allèrent
donner contre l’importante place de Démétriade : mais leur attaque fut
repoussée par le brave Bruttius Sura, lieutenant du préteur de
Macédoine, qui avec une poignée d’hommes et quelques navires ramassés à la
hâte, les battit et reprit même l’île de Scyathos. Il ne put toutefois
empêcher l’ennemi de s’établir en terre ferme. Là, Mithridate, par la
propagande des idées de nationalité, venait en aide à l’œuvre de ses armes. A
Athènes, il avait pour principal instrument un certain Aristion,
esclave athénien par sa naissance, sophiste de son métier, ayant tenu jadis
école d’épicuréisme. Aujourd’hui, se targuant de la faveur du roi, il tranche
du Pistéthère[10]. Il a appris, en
faisant brillamment son chemin à la cour, à jeter au peuple de la poudre aux
yeux : il annonce avec aplomb que Carthage va venir au secours de
Mithridate, Carthage, depuis tantôt soixante années couchée dans ses
ruines ! Les discours du nouveau Périclès, la promesse que leur faisait
Mithridate de leur rendre leur antique possession de Délos, enflammèrent les
Athéniens. Quelques-uns, plus sages, s’enfuirent : mais la populace et une
couple ou deux de littérateurs en démence répudièrent solennellement la
suzeraineté de Rome. Puis, l’ex-philosophe, transformé en satrape, assisté
d’une horde de soldats du Pont, inaugure un régime d’impudeur et de sang. Le
Pirée devint un port de débarquement pour la flotte pontique. A mesuré que
ses troupes envahissaient le continent, presque tous les petits États, dits libres,
se donnaient à Mithridate, Achéens, Laconiens, Bœotiens, jusqu’aux frontières
thessaliennes. Sura, ayant reçu quelques renforts de Macédoine, s’avança en
Bœotie : il voulait secourir Thespies. Pendant trois jours il se battit à
Chéronée contre Archélaos et Aristion, sans résultat décisif : il lui fallut
enfin se retirer à l’approche des troupes portiques accourues du fond du
Péloponnèse (fin de
666, commencement de 667 [88-87 av. J.-C.]). Telle était la
supériorité de Mithridate et sur terre, et surtout sur mer, qu’il lui vint
une ambassade des révoltés italiens, lui demandant de descendre dans la
péninsule : mais déjà l’insurrection était à demi terrassée; sa requête fut
repoussée.
L’empire territorial de Rome courait plus d’un danger.
L’Asie-Mineure et la Grèce
totalement perdues la
Macédoine en partie occupée par l’ennemi : le pavillon de
Mithridate dominant sans rival dans les mers d’Orient : en Italie, la révolte
quoique frappée au coeur, maîtresse encore de vastes pays : au dedans une
révolution apaisée de la veille, mais dont l’incendie menaçait de se rallumer
à toute heure ; enfin, une crise terrible, commerciale et financière,
conséquence des troubles de l’Italie et des pertes énormes subies en Asie par
les capitalistes : par-dessus tout, une disette totale de bonnes troupes :
telle était la situation. La
République avait besoin de trois armées : il en fallait une
à Rome, pour y comprimer la révolution; une autre en Italie, pour achever d’y
abattre la révolte; une troisième, pour la guerre d’Asie. Or, on n’avait en
tout que la seule armée de Sylla : les divisions du nord, dans la main peu
sûre de Gnæus Strabon, étaient un embarras, non une force. Entre les trois
partis Sylla avait à choisir : nous avons vu qu’il se décida pour la guerre
d’Asie. Résolution importante assurément, grand acte de patriotisme
peut-être ! Dans ce conflit des intérêts généraux de la République et de ses
intérêts privés, Sylla donnait aux premiers la préférence ! En dépit des
dangers auxquels son éloignement allait. laisser en butte et ses institutions
nouvelles, et son parti, il prit la mer et aborda sur la côte d’Épire, dans
les premiers jours de 667 [87 av. J.-C.]. Mais il ne venait point avec l’appareil
accompagnant autrefois les généraux en chef de Rome. Son armée, qui comptait
cinq légions, ou trente mille hommes au plus[11], n’était guère
plus considérable qu’une armée consulaire ordinaire. Ce n’était rien encore
que cela. Aux époques des anciennes guerres d’Orient, jamais Rome n’avait
laissé l’armée sans flotte : toujours même elle avait dominé les mers.
Aujourd’hui Sylla s’en venant reconquérir deux continents et les îles de la
mer Égée, arrivait sans un seul vaisseau de ligne. Autrefois le général de
Rome débarquait avec sa caisse pleine : il tirait de Rome et par mer tous
les approvisionnements lui faisant besoin. Sylla arrivait les mains
vides : les sommes levées à grande peine pour la campagne de 666 [-88] ayant
été dépensées en Italie, il lui fallait vivre de réquisitions. Autrefois
c’était dans le camp opposé que le général allait chercher celui qu’il avait
à combattre ; et depuis la fin de la lutte des ordres dans Rome, toutes les
factions dans la cité se réunissaient contre l’ennemi du pays : aujourd’hui
on trouvait des Romains de marque sous les étendards de Mithridate ; et
plusieurs grands peuples de l’Italie voulaient entrer dans son alliance.
Était-on sûr que le parti démocratique allait suivre le noble exemple de
Sylla, et ferait trêve à son hostilité, pendant que celui-ci tirait l’épée
contre le roi d’Asie ? Mais l’intrépide capitaine, sur qui pesaient
toutes ces difficultés, n’était point d’humeur à se préoccuper des dangers
éloignés pendant qu’il avait affaire sur l’heure. Il offre au roi la paix,
moyennant le retour complet au statu quo ante bellum ; et comme
il essuie un refus, il marche, aussitôt débarqué, des ports d’Épire en
Bœotie, bat les généraux de Mithridate, Archélaos et Aristion, près du mont Tilphousios[12], et se remet
immédiatement et presque sans résistance en possession de tout le continent
grec, à l’exception d’Athènes et du Pirée, où s’est jeté l’ennemi. Un coup de
main tenté sur ces deux places échoue. Une division, commandée par Lucius
Hortensius, réoccupe la
Thessalie et pousse jusqu’en Macédoine : une autre, sous Munatius,
se poste devant Chalcis d’Eubée, et barre la route au corps ennemi de
Néoptolème. Sylla enfin plante son camp non loin d’Éleusis et de Mégare, d’où
il commande la Grèce
et le Péloponnèse, tout en continuant le siège d’Athènes et de son port. Les
villes grecques, comme toujours, esclaves de la crainte prochaine, se
soumirent à merci, et s’estimèrent heureuses d’en être quittes moyennant
fourniture en hommes et munitions, et moyennant une amende en argent.
Mais les sièges, en Attique, marchèrent moins vite. Sylla
se vit contraint à construire tout le lourd matériel des engins du temps :
les bois des jardins de l’Académie et du Lycée y passèrent.
Archélaos menait la défense avec autant d’activité que d’intelligence. Armant
tous ses matelots mis à terre, il reconquit la supériorité du nombre ;
grâce à leur renfort, repoussa aisément l’attaque romaine, et fit même des
sorties fréquentes et heureuses. A peu de temps de là pourtant, une seconde
armée, conduite par Dromichaète, vint se faire battre sous les murs
d’Athènes. La mêlée fut rude, et Lucius Licinius Murena, lieutenant de
Sylla, y gagna un renom de bravoure. Malgré tout, le siège n’avançait pas. De
la Macédoine,
où les Cappadociens s’étaient définitivement établis, il arrivait par mer des
secours en grand nombre et réguliers, auxquels Sylla ne pouvait fermer le
Pirée. Quant à Athènes, si les munitions commençaient à y décroître, la
proximité des deux places permettait à Archélaos de tenter souvent le
ravitaillement de l’une par l’autre; et il y réussit plus d’une fois. L’hiver
de 667-668 [87-86
av. J.-C.] se passa tout entier dans cette situation fatigante,
sans résultats. Dès que la saison le permit, Sylla se jeta de nouveau sur le
Pirée : l’impétuosité de son attaque, ses machines de jet, ses mines
réussirent enfin à ouvrir la brèche dans la puissante muraille de Périclès,
et les Romains montèrent à l’assaut. Repoussés une première fois, quand ils
revinrent à la charge, ils trouvèrent derrière le pan de mur abattu un second
rempart en demi-lune ; là, les assaillants criblés de traits de trois
côtés, ne purent tenir : ils battirent en retraite. Le siège actif cessa
et fut converti en blocus. Pendant ce temps, Athènes avait épuisé tous ses
vivres, et la garnison offrait de capituler. Mais Sylla renvoie les messagers
diserts qui lui apportent ces propositions : Il
n’est pas venu en étudiant, mais en général ; il n’acceptera qu’une
reddition pure et simple. Aristion hésite encore : il sait quel sort
l’attend. Sylla fait placer les échelles, et la ville est emportée presque
sans qu’elle se défende (1er
mars 668 [-86]). Aristion se jette dans l’Acropole ; puis
bientôt se rend à son tour. Le Romain livre la ville au soldat, qui se gorge
de sang et de pillage : les principaux meneurs sont exécutés. Puis il
restitue à la cité sa liberté : il lui restitue jusqu’à Délos, déjà donnée
par Mithridate. Athènes cette fois encore était sauvée par ses morts
illustres !
Le maître épicurien vaincu, Sylla ne se sentait pas moins
sur un terrain mauvais et chancelant. Il guerroyait depuis plus d’un an, sans
action d’éclat, sans avoir pu faire de sérieux progrès. Tous ses efforts
venaient se briser contre une place maritime ; et pendant ce temps
l’Asie était laissée à elle-même. Pendant ce temps les lieutenants de
Mithridate venaient d’achever par la prise d’Amphipolis la conquête de
la Macédoine. Sans
une flotte, tous les jours le fait ressortait plus manifeste, il ne pouvait
ni assurer ses communications et ses approvisionnements au milieu de l’essaim
des navires ennemis et des pirates, ni reprendre le Pirée, sans compter les
îles et l’Asie. Comment donc se procurer ces vaisseaux si nécessaires ?
Il était à bout de moyens. Durant l’hiver (667-688 [87-86 av. J.-C.]), il
avait expédié Lucius Licinius Lucullus, le plus habile et le plus
capable de ses officiers, avec mission de parcourir tous les parages de
l’est, et d’y ramasser une marine à tout prix. Lucullus s’en revenait avec
des embarcations non pontées, empruntées aux Rhodiens et à d’autres moindres
cités : mais il donne dans une nuée de pirates, et ne leur échappe que
par le plus heureux hasard, en perdant presque toute sa flottille. Il change
de navire, et trompant l’ennemi, passe par la Crète et Cyrène, et va à
Alexandrie. La cour d’Égypte refuse poliment, mais nettement sa demande de
secours. Combien était tombée la puissance de Rome ! Autrefois quand les
rois d’Égypte mettaient toutes leurs flottes à son service, elle les
remerciait. Aujourd’hui Ies hommes d’État d’Alexandrie ne lui feraient pas
crédit d’une seule voile! Joignez à cela les difficultés d’argent. Sylla déjà
avait vidé les trésors dé Jupiter Olympien, de l’Apollon de Delphes, de
l’Asklepios d’Épidaure, et pour indemniser les dieux, il leur avait donné la
moitié du territoire de Thèbes confisqué. Mais quelque graves que fussent ces
embarras militaires et financiers, ils n’approchaient pas du mal créé par le
contrecoup des troubles mêmes de Rome. Là, la ruine se faisait, précipitée,
immense, entraînant toutes choses, et dépassant la portée même des plus
tristes appréhensions. La révolution s’y était emparée du pouvoir, avait
destitué Sylla et nommé à sa place au commandement de l’armée d’Asie le
consul démocrate Marcus Valerius Flaccus. Chaque jour on attendait son
arrivée en Grèce. Le soldat inclinait pour Sylla, qui avait tout fait pour le
maintenir en bonnes dispositions : mais, les vivres et l’argent venant à
manquer, avec un général révoqué, mis au ban, avec son successeur déjà en
marche, à quelle issue ne fallait-il pas s’attendre ? Sans compter que
la guerre tirait en longueur contre un ennemi opiniâtre, et maître de la
mer !
Ce fut Mithridate qui entreprit de dégager Sylla. Selon
toute apparence, du moins, ce fut lui qui, blâmant le système de sage
défensive de ses généraux, leur donna l’ordre d’en venir aux mains et de
vaincre au plus tôt l’ennemi. Déjà, en 667 [87 av. J.-C.], son fils Ariarathe,
lancé de la Macédoine
sur la Grèce,
avait marché à Sylla : une mort subite, atteignant le prince non loin du cap Tisée,
en Thessalie, avait fait retourner l’expédition en arrière. Mais voici qu’apparaît
son successeur, Taxiles (668 [-86]), poussant devant lui la division romaine
laissée dans ce pays. Il arrive aux Thermopyles avec cent mille fantassins
environ et dix mille cavaliers. Dromichaète se joint à lui. Archélaos de son
côté, bien plus pour obéir au roi que contraint par les armes romaines,
Archélaos évacue le Pirée, en partie d’abord, puis en totalité, et va aussi
se réunir à l’armée pontique dans les plaines de la Bœotie. Sylla,
après avoir détruit le Pirée et ses merveilleuses murailles, se met en route
à son tour, voulant atteindre les Pontiques, et leur livrer la bataille
décisive avant l’arrivée de Flaccus. En vain Archélaos conseille aux siens de
ne point se laisser aller à un tel jeu : il vaut mieux, suivant lui, occuper
les côtes, tenir la mer, et laisser Sylla se morfondre. Comme ils ont fait
autrefois avec Darius, avec Antiochus, les Orientaux se précipitent au
combat, en masse, en aveugles, tels que des animaux furieux qui se jettent
dans l’incendie. Folie plus que jamais impardonnable ! Attendant
quelques mois encore, ils auraient pu assister en spectateurs à la bataille
entre Flaccus et Sylla.
Quoiqu’il en soit, la rencontre des armées eut lieu dans
la plaine du Céphise, non loin de Chéronée (mars 668 [-86]). L’armée romaine, même
grossie de la division ramenée de Thessalie devant l’ennemi, laquelle avait
pu heureusement effectuer sa jonction avec le corps principal, même grossie
des contingents des Grecs, avait en face d’elle des forces trois fois plus
nombreuses. La cavalerie de Mithridate, surtout, était de beaucoup supérieure
à celle de Sylla. La configuration du terrain la rendait très dangereuse.
Aussi fallut-il que Sylla couvrit ses flancs par des fossés palissadés : sur
son front une chaîne de palissades, pareillement placée entre ses deus
lignes, le protégeait contre les chars à faux. Quand ceux-ci approchèrent,
ouvrant le combat, la première ligne des Romains se retira aussitôt derrière
sa muraille de pieux, et les chars s’y vinrent choquer. Leur désordre
s’augmente sous la grêle des frondes et les traits des archers romains. Ils
se rejettent sur leur armée, et mettent la confusion jusque dans la phalange
des Macédoniens et dans le corps des transfuges italiques. Archélaos,
ramenant rapidement sa cavalerie des flancs au centre, la précipite sur les
Romains, pour donner à l’infanterie le temps de se rétablir.: elle attaque
avec furie, et pénètre jusque dans les rangs des légionnaires; mais Sylla les
forme aussitôt en masses serrées, et tient tète de tous côtés aux cavaliers
qui le chargent: Puis il prend aussi sa cavalerie, et va de sa personne, se
jeter avec elle sur le flanc découvert de l’ennemi : les Asiatiques, cèdent
sans combattre, et en reculant ils refoulent leurs cavaliers. C’est alors
qu’au moment même où l’hésitation paralyse ces derniers, un mouvement général
des fantassins romains, dégagés à propos, décide de la victoire. En vain,
pour empêcher la fuite, Archélaos fait fermer les portes du camp. le massacre
n’en est que plus grand ; et quand enfin les barrières s’ouvrent, les Romains
entrent pêle-mêle avec les Asiatiques. On dit qu’Archélaos rentra dans
Chalcis avec moins de douze hommes. Sylla avait couru après lui jusqu’à
l’Euripe : il ne put franchir l’étroit bras de mer.
La victoire était grande : les suites en furent médiocres.
suites médiocres Que faire sans une flotte ? Et puis le vainqueur, au
lieu de poursuivre l’Asiatique, avait à se défendre contre ses compatriotes.
En mer, on ne voyait qu’escadres du Pont naviguant même au-delà du cap Malée
: au lendemain de la bataille de Chéronée, Archélaos débarquait dans Zacynthe
avec des troupes, et tentait de s’y loger. D’un autre côté, Lucius Flaccus
avait abordé en Épire avec deux légions, non sans avoir perdu du monde en
route par la tempête et par les croiseurs de l’ennemi dans la mer Adriatique.
Déjà ses troupes occupaient la
Thessalie : il fallut que Sylla marchât tout d’abord à lui.
Les deux armées romaines campaient l’une en face de l’autre, à Melitæa, sur
le revers septentrional de l’Othrys : le choc semblait inévitable.
Mais ayant pu se convaincre que les soldats de son adversaire n’étaient en
aucune façon disposés à trahir leur général victorieux pour un démocrate
inconnu ; que même ses avant-postes commençaient à déserter pour le camp de Sylla,
Flaccus refusa un combat par trop inégal, et s’enfonçant dans le nord, gagna
l’Asie par la Macédoine
et la Thrace.
Mithridate battu, il espérait voir s’ouvrir la carrière à
des succès décisifs. Ici, que la conduite de Sylla ait de quoi surprendre un juge
exclusivement militaire, je le conçois : il laissa, en effet, s’échapper un
ennemi plus faible ; et au lieu de le poursuivre, il revint à Athènes,
où il passa, à ce qu’il semble, tout l’hiver (668-669 [86-85 av. J.-C.]). Il faut
pourtant reconnaître qu’il obéissait à de graves motifs politiques. Il voyait
les choses avec assez de modération et de patriotisme pour vouloir n’avoir
pas à vaincre un général romain, tant qu’il avait encore affaire aux
Asiatiques ; et dans ces temps de déplorable confusion, c’était à ses
yeux peut-être la solution la meilleure que de faire combattre l’ennemi
commun, en Asie par l’armée des révolutionnaires, en Europe par l’armée de
l’oligarchie. Avec le printemps de 669 [-85], il reprend donc en Europe son
travail d’Hercule. Mithridate, toujours infatigable, a continué ses
préparatifs en Asie-Mineure : bientôt il envoie en Eubée une armée
presque égale à celle qui a été dispersée à Chéronée. Dorilaos la
commande. Elle franchit l’Euripe, et va se joindre aux débris des soldats d’Archélaos.
Le roi de Pont, mesurant la force de ses armées sur ses victoires faciles
contre les milices de Bithynie et de Cappadoce, n’a pas compris que les
choses ont pris pour lui en Occident une toute autre et défavorable tournure
: déjà ses courtisans chuchotent à son oreille le mot de trahison contre
Archélaos qu’ils accusent. Il donne à sa nouvelle armée l’ordre péremptoire
d’attaquer une seconde fois, et d’en finir assurément avec les Romains. Il
fut fait selon la volonté du maître : on se battit du moins, si l’on n’enleva
pas la victoire. Le choc eut encore lieu dans la plaine du Céphise, non loin
d’Orchomène. Les Asiatiques jetèrent hardiment leur nombreuse et excellente
cavalerie sur l’infanterie de Sylla, qui fléchit et commença à céder. Le danger
était pressant. Sylla saisit une enseigne, et poussant à l’ennemi, avec ses
officiers et son état-major : Si l’on vous demande,
cria-t-il à ses soldats, où vous avez abandonné
votre général, vous répondrez : à Orchomène ! En l’entendant, les
légions font volte-face ; elles repoussent les cavaliers ennemis, et les
rejetant sur les fantassins, mettent ceux-ci facilement en fuite. Le
lendemain elles enveloppent et enlèvent le camp asiatique : la plupart des
soldats de Mithridate sont tués, ou se noient dans les marais du lac Copaïs :
un petit nombre, avec Archélaos, rentre en Eubée. Les cités bœotiennes
payèrent chèrement leur seconde défection : quelques-unes furent rasées. Rien
n’empêchait plus d’entrer en Macédoine et en Thrace. Philippes occupée, Abdère
évacuée spontanément par sa garnison pontique, tout le continent européen
nettoyé, tels furent les fruits de la victoire. La troisième année de la
guerre tirant sur sa fin (669 [85 av. J.-C.]) Sylla alla prendre ses quartiers
d’hiver en Thessalie. Au printemps de 670[13] [-84], il
pensait pouvoir enfin débarquer en Asie. A cet effet, il donna l’ordre de lui
construire des vaisseaux dans tous les arsenaux thessaliens.
Pendant ce temps il s’était fait de grands changements en
Asie-Mineure. Mithridate, reçu comme le libérateur des Grecs, y avait
inauguré son empire en proclamant l’indépendance des cités et l’immunité des
impôts : mais à l’enthousiasme de la première heure l’amère désillusion avait
presque aussitôt fait suite. Le roi était immédiatement rentré dans son
caractère, et substituant à celle du magistrat romain sa tyrannie bien
autrement pesante, il avait poussé à bout la patience habituelle de ses
nouveaux sujets, qui partout se soulevaient. Le sultan du Pont eut alors
recours aux grands moyens. Il donna la liberté aux villes alliées,
dépendantes des cités principales, et le droit de bourgeoisie aux simples
résidents ; il remit leurs dettes à tous les débiteurs ; il donna des
champs à qui n’en avait pas ; et il affranchit les esclaves, dont quinze
mille allèrent combattre dans l’armée d’Archélaos. Je laisse à penser quels
excès terribles suivirent la révolution sociale, tombant ainsi du haut du
trône. Les grandes villes marchandes, Smyrne, Colophon, Éphèse, Tralles,
Sardes, fermèrent leurs portes aux officiers du roi, ou les tuèrent, et se
déclarèrent pour Rome[14]. A Adramytte,
le gouverneur de Mithridate, Diodore, philosophe de réputation, comme
Aristion, mais d’une autre école, et comme lui d’ailleurs, âme damnée de la
politique royale, mit à mort tout le conseil de la cité : sur l’ordre du
maître, Chios, suspecte de pencher pour Rome, fut taxée à une amende de 2.000
talents (3.150.000
thaler = 11.812.500 fr.) ; et comme le versement n’en fut pas
reconnu exact, ses habitants saisis, garrottés et conduits en masse sur des
navires, se virent, sous la surveillance de leurs propres esclaves,
transportés vers les côtes de Colchide : leur île pendant ce temps était
repeuplée par une colonie de Pontiques. De même en Galatie, le roi donna
l’ordre de massacrer dans un même jour tous les chefs des Celtes asiatiques,
avec leurs femmes et leurs enfants : il installa une satrapie à leur place.
Les exécutions se consommèrent presque toutes, ou dans le camp même du roi,
ou dans le pays galate : mais, quelques-uns des chefs ayant pu fuir, se
mirent à la tête de leurs tribus encore puissantes, et chassèrent le
gouverneur royal, Eumachos. Qu’on ne s’étonne pas après cela de voir
Mithridate tous les jours en butte aux poignards des assassins : il fit faire
le procès et condamner à mort mille six cents individus impliqués
successivement dans des complots contre sa personne.
Pendant que ses fureurs meurtrières, suicide véritable de
sa puissance, poussent au désespoir et aux armes ses sujets nouveaux, les
Romains le serrent enfin de près et par mer et par terre. Lucullus, après
avoir vainement tenté de faire sortir contre lui les flottes égyptiennes,
s’était tourné du côté des villes syriennes, pour leur demander des vaisseaux
de guerre. Il avait réussi., et ce premier noyau de sa flotte s’étant grossi
de ce qu’il avait pu ramasser dans les ports cypriotes, pamphyliens et
rhodiens, il se trouvait désormais en état d’agir. Mais il évita de se
mesurer avec des forces trop inégales, ce qui ne l’empêcha point de remporter
d’importants succès. L’île et la péninsule Cnidiennes sont occupées : il
attaque Samos, et enlève à l’ennemi Chios et Colophon.
Flaccus, de son côté, gagnant Byzance par la Macédoine et la Thrace, avait passé le
détroit et pris terre à Chalcédoine (668 [86 av. J.-C.]). Là, éclate une insurrection parmi
ses soldats, prétendant que leur chef a détourné leur part de butin : elle a
pour instigateur et pour âme Gaius Flavius Fimbria, l’un des
principaux officiers de l’armée dont le nom, comme orateur de la foule, est
proverbial dans Rome, et qui, se séparant de son général, a continué dans le
camp les allures de la démagogie du Forum. Flaccus est déposé d’abord, puis
bientôt mis à mort, non loin de là, à Nicomédie : la voix du soldat appelle
Fimbria au commandement en chef. Il va de soi que le nouveau chef ferme les
yeux sur tous les excès : à Cyzique, ville amie, les habitants sont
contraints sous peine de mort à livrer tous leurs biens à la soldatesque, et
pour l’exemple, deux des plus notables sont exécutés d’abord. Et pourtant
cette révolution militaire eut des suites heureuses. Fimbria n’est point un
général incapable comme Flaccus. Il a de l’énergie et du savoir faire. Il bat
à Miletopolis (sur
le Rhyndakos, non loin de Brousse), le jeune Mithridate
qui marchait contre lui en sa qualité de satrape royal. Surpris au milieu de
la nuit, écrasé, il laisse ouverte la route qui mène à l’ancien chef-lieu de
la province romaine, à Pergame, la capitale actuelle du Pont. Fimbria en
chasse le roi, qui se sauve au port voisin de Pitané, et s’y embarque.
A ce moment Lucullus se montre avec sa flotte. Fimbria le conjure de lui
prêter secours : on pourrait ainsi s’assurer la capture de Mithridate. Mais
chez Lucullus, l’aristocrate l’emporte sur le patriote : il s’éloigne, et le
roi gagne Mytilène. Sa situation était critique (fin de 669 [85 av. J.-C.]). Il
avait perdu l’Europe : toute l’Asie-Mineure se soulevait contre lui, ou était
occupée par une armée romaine, qui le menaçait lui-même, campée à deux pas de
lui. La flotte de Lucullus avait livré deux combats heureux en vue de la côte
troyenne, l’un au cap Lecton [pointe de Baba-Kalessi], l’autre sous Ténédos : elle
tenait dans son poste, y ralliant tous les navires construits par l’ordre de
Sylla en Thessalie ; et, commandant désormais l’Hellespont, elle garantissait
au général et à l’armée du Sénat, pour l’ouverture du printemps, un passage
en Asie, sûr et facile.
Mithridate jugea qu’il fallait négocier. En d’autres
circonstances, l’auteur de l’édit de sang d’Éphèse n’aurait jamais pu raisonnablement
espérer la paix : mais au milieu des convulsions intérieures de Rome, en face
d’un général mis au ban du pouvoir, avec tous ses partisans victimes d’une
persécution épouvantable, en face des chefs des armées républicaines luttant
l’un contre l’autre, et pourtant en guerre contre un seul et commun ennemi,
le roi devait espérer la paix, la paix même avantageuse. Il avait à choisir
entre Fimbria et Sylla. Il entama des pourparlers avec tous les deux. Mais
dès le début, il avait, ce semble, l’intention de conclure avec Sylla, à son
sens, décidément plus fort que l’autre. Donc, et par son ordre, Archélaos
invita Sylla à se rendre en Asie auprès du monarque, lui promettant
l’assistance de celui-ci contre la faction démagogique de Rome. Mais tout
désireux qu’il était d’en finir promptement avec l’Asie, pour pouvoir se
tourner du côté de l’Italie, où l’appelaient tant d’intérêts pressants,
Sylla, froid et sagace jusqu’au bout, repoussa dédaigneusement les bienfaits
de l’alliance proposée, à la veille de la guerre civile qui l’attendait en
Occident. Vrai Romain jusqu’au bout, il ne voulut pas entendre parler de
concessions déshonorantes et désavantageuses. Les conférences s’étaient
ouvertes durant l’hiver de 669 à 670 [85-84 av. J.-C.], à Délion, sur la côte bœotienne,
en face de l’Eubée. Il refusa nettement d’abandonner un pouce de terre, et
fidèle à la vieille maxime des hommes d’État de Rome, persistant dans les
termes stricts des conditions exigées avant la bataille, il eut la sagesse de
la modération, et n’éleva pas ses prétentions. Il réclama la restitution de
toutes les conquêtes royales, de celles même non encore reprises par les
armes, Cappadoce, Paphlagonie, Galatie, Bithynie, Asie-Mineure, îles de
l’Archipel : il réclama la remise des captifs et des transfuges, celle des
quatre-vingts vaisseaux d’Archélaos, qui devenaient un appoint important pour
la mince flotte de Rome : il voulut enfin la solde et l’approvisionnement de
son armée, et une indemnité de guerre relativement modique de 3.000 talents (4.750.000 thaler =
17.812.500 fr.). Les gens de Chios transportés au-delà de la mer Noire
devaient être ramenés chez eux : on rendait leurs familles aux Macédoniens
amis qui avaient fui, et un certain nombre de vaisseaux aux villes alliées de
Rome. De Tigrane, qui à la rigueur eût pu être compris dans le traité, il ne
fut rien dit par personne : nul ne se souciait, en faisant mention de lui, de
se jeter dans des complications et des lenteurs sans fin. On rentrait donc
dans l’état de possession avant la guerre ; et certes, pour le roi il n’y
avait rien d’humiliant à de telles conditions[15]. Archélaos, se
disant qu’il avait obtenu relativement au-delà de ce qu’on pouvait attendre,
et que de toutes façons il n’obtiendrait pas plus, se bâta d’arrêter les
préliminaires, suspendit les hostilités, et retira ses troupes de toutes les
places que les Asiatiques occupaient encore en Europe. Mais voici que
Mithridate repousse une telle paix : il veut du moins que la République n’insiste
pas pour la remise des vaisseaux, et lui abandonne la Paphlagonie : il
fait en même temps valoir les conditions bien meilleures que Fimbria se dit
prêt à lui octroyer. Sylla s’offense de ce qu’on met ses offres en balance
avec celles d’un aventurier sans pouvoirs légitimes : il a été d’ailleurs
jusqu’à l’extrême limite des concessions : il rompt brusquement les
pourparlers. Dans l’entre-temps, il a réorganisé la Macédoine, châtié les
Dardaniens, les Cintiens et les Mœdiens [de Thrace], donnant ainsi du butin à
ses soldats, et se rapprochant de l’Asie, où de toutes manières il entend
aller régler ses comptes avec Fimbria. L’heure arrivée, il met en mouvement
ses légions, réunies dans la
Thrace, et sa flotte cingle vers l’Hellespont. Mais
Archélaos avait fini par arracher à son maître le consentement qui coûtait
tant à l’orgueil de celui-ci. Ses efforts pour la paix n’en étaient pas moins
vus de mauvais œil à la cour de Mithridate : on alla jusqu’à l’accuser de
trahison ; et bientôt il dut quitter le Pont, et se réfugier chez les
Romains, qui lui firent un accueil empressé et le comblèrent d’honneurs. De
leur côté les soldats romains murmuraient : le riche butin sur lequel ils
avaient compté leur allait échapper. C’était là la vraie cause de leur
mécontentement, bien plutôt que l’impunité scandaleusement octroyée à ce roi
barbare, à ce meurtrier de quatre-vingt mille de leurs frères, à l’auteur de
tous les maux indicibles dont avaient souffert l’Italie et l’Asie, et qui
s’en retournait chez lui gorgé de tous les trésors volés à l’Orient. Je ne
doute pas que Sylla lui-même n’ait subi avec douleur les nécessités du
moment. Mais les complications de la politique intérieure venaient
malheureusement à la traverse de la mission bien simple de son généralat en
Asie, et lui faisaient une loi, après ses grandes victoires, de se contenter,
d’une paix telle quelle. Tout au moins faut-il admirer son désintéressement
et sa prudence, et dans la conduite de la guerre, et dans l’acte de
conclusion de la paix. La guerre, contre un prince à qui obéissaient tous les
rivages de la mer Noire, et dont les dernières négociations mettaient au jour
l’opiniâtreté superbe, aurait demandé à elle seule des années ; et
l’Italie, d’autre part étant à deux doigts de sa perte, peut-être était-il
déjà trop tard pour y conduire les quelques légions que Sylla avait dans les
mains, et pour engager la lutte avec la faction maîtresse du pouvoir !
[16] Mais avant de
songer à partir, il fallait se défaire du hardi meneur, qui s’était emparé de
l’Asie, à la tête de l’armée des démocrates : sans quoi, pendant que Sylla
s’en irait d’Asie en Italie pour y étouffer la Révolution, on le
verrait, lui aussi, accourir d’Orient au secours des révolutionnaires: Sylla
reçut à Cypséla sur l’Hébrus [Ipsala, sur la
Maritza, en Roumélie] la nouvelle de la
ratification du traité : il continua de marcher en avant. Le roi Mithridate,
disait-il, désirait une conférence où s’achèverait le pacte de la paix :
prétexte habile, et qui n’était mis en avant, sans doute, que pour colorer le
passage de l’Hellespont et le duel avec Fimbria.
Il franchit donc la mer, menant avec lui ses légions et
Archélaos : puis, s’étant rencontré sur la rive asiatique à Dardanos
avec Mithridate, et ayant conclu verbalement la paix, il continua sa marche,
poussa jusqu’à Thyatira, non loin de Pergame, où Fimbria avait son
camp, et dressa le sien tout à côté. Ses soldats, bien supérieurs aux
Fimbriens par le nombre, la discipline, l’esprit de conduite et l’énergie,
tenaient en mépris les bandes découragées, abattues du général démocrate, et
ce général sans mission lui-même. Parmi celles-ci, les désertions allaient
croissant. Quand Fimbria donna le signal, elles se refusèrent à combattre
contre des concitoyens, et ne voulurent même pas déposer entre ses mains le
serment requis de fidélité durant le combat. Un assassin dirigé contre Sylla
manqua son coup : une entrevue sollicitée par Fimbria fut rejetée avec
hauteur : Sylla se contenta de l’envol d’un de ses officiers offrant des
sûretés personnelles à son adversaire. Quelque audacieux et criminel qu’il
fût, Fimbria n’était point un lâche : il refusa le vaisseau qu’on lui
donnait, et un asile chez les Barbares : il rentra à Pergame et se perça de
son épée dans le temple d’Esculape. Les plus compromis, parmi les siens, se
réfugièrent chez Mithridate ou chez les pirates, qui les reçurent à bras
ouverts : tout le reste de son armée passa sous les enseignes de Sylla. Elle
se composait de deux légions, en qui d’ailleurs le vainqueur n’avait point
confiance. Au lieu de les prendre avec lui pour aller guerroyer en Italie, il
aima mieux les laisser en Orient, où les villes et les campagnes n’étaient
rien moins que remises des convulsions de la veille. Il plaça à leur tête,
ainsi qu’à la tête du gouvernement de l’Asie romaine, son meilleur capitaine,
Lucius Licinius Murena. Naturellement, les mesures révolutionnaires
prises par Mithridate, l’affranchissement des esclaves, l’annulation des
dettes, furent révoquées : toutefois cette restauration, en maints endroits,
ne put se faire sans tirer l’épée. La justice eut son jour de triomphe, la
justice comme l’entendaient les vainqueurs. Tous les partisans notables de
Mithridate, les fauteurs des meurtres consommés sur les Italiens payèrent de
leur vie leurs crimes. Il fallut verser comptant, aussitôt la répartition
faite entre les contribuables, toutes les dîmes, tous les tributs arriérés
des cinq dernières années : ils eurent de plus à payer une indemnité de
guerre de 20.000 talents (32.000.000 thaler = 120.000.000 fr.). Lucius Lucullus resta
dans le pays pour activer les rentrées. Moyens de rigueur terribles, et non
moins exécrables dans leurs conséquences ! Mais à qui les met en regard
du décret et des massacres d’Éphèse, elles semblent presque se réduire à de
minces représailles. Quant aux autres spoliations consommées, elles ne
dépassèrent pas la limite habituelle, si l’on en juge par le butin porté plus
tard en triomphe dans Rome (en or et en argent il n’alla pas au-delà de 8.000.000 thaler =
30.000.000 fr.). Mais les cités fidèles, comme Rhodes, comme le pays
de Lycie et Magnésie du Mœandre, obtinrent toutes de riches présents. Rhodes
recouvra une partie des possessions qu’elle avait perdues après la guerre
contre Persée. Des lettres de liberté et d’autres privilèges dédommagèrent,
en tant que faire se pouvait, les habitants de Chios, à raison des maux
qu’ils avaient soufferts, et les habitants d’Ilion, victimes des folles
fureurs de Fimbria, pour avoir noué des intelligences avec son adversaire.
Quant aux rois de Bithynie et de Cappadoce, Sylla les avait emmenés avec lui
aux conférences de Dardanos, et leur avait fait jurer, à Mithridate et à eux,
de vivre désormais en paix et en bon voisinage. Mithridate, toutefois,
s’était fièrement refusé à laisser paraître en sa présence Ariobarzane, qui n’était
point de sang royal, Ariobarzane l’esclave,
comme il l’appelait. Gaius Scribonius Curio eut la mission de veiller
au rétablissement de l’ordre de choses légal dans les deux royaumes évacués
par lui.
Sylla touchait enfin le but. Après quatre ans de guerre,
le roi de Pont rentrait dans la clientèle de Rome. L’unité du gouvernement
était reconstituée comme devant dans la Grèce, dans la Macédoine et dans
l’Asie-Mineure. L’honneur et la victoire étaient satisfaits, sinon dans la
mesure de l’ambition romaine, du moins dans celle rigoureusement nécessaire.
Sylla s’était illustré comme capitaine et comme soldat. Il avait su conduire
son char par les sentiers les plus difficiles, avancer au travers de mille
obstacles, guidé tantôt par l’opiniâtreté intelligente et tantôt par le sage
esprit des concessions. Il avait combattu et vaincu à la façon d’Hannibal,
conquérant dans une première victoire les moyens et les ressources
nécessaires pour une seconde et plus pénible lutte. Il laissa ses soldats se
refaire de leurs longues fatigues dans l’abondance de leurs quartiers d’hiver
en Asie ; puis s’embarquant au printemps de l’an 671 [83 av. J.-C.],
sur seize cents navires, il alla d’Éphèse au Pirée, gagna Patrœ par
terre, y retrouva sa flotte qui l’attendait et s’en revint, avec toutes ses
troupes, prendre pied à Brundisium. Il s’était fait précéder d’une missive au
Sénat, où ne relatant que ses campagnes de Grèce et d’Asie, il semblait
ignorer qu’il avait été destitué : son silence annonçait la restauration
prochaine.
|