Depuis la fin du VIe siècle, la domination de la République s’étendait
sur l’ensemble des trois grandes péninsules qui, se détachant du continent du
nord, s’enfoncent au milieu des eaux méditerranéen : domination en plus d’un
endroit mal assise, si l’on considère que dans les régions du nord et de
l’ouest, en Espagne, que dans les vallées ligures de l’Apennin, et dans
celles des Alpes, que dans les montagnes de la Thrace et de la Macédoine enfin,
nombre de peuplades libres ou à moitié libres osaient encore porter le défi à
la molle insouciance du gouvernement romain. Les relations continentales de
l’Italie avec l’Espagne, de l’Italie avec la Macédoine étaient
demeurées très superficielles ; et quant aux pays d’au delà des
Pyrénées, des Alpes et des Balkans, aux vastes contrées qu’arrosent le Rhône,
le Rhin et le Danube, tous restaient en dehors de la sphère politique de
Rome. L’heure est venue de nous demander ce qu’elle avait fait pour assurer
de ce côté la sécurité de son empire, ou pour l’arrondir ; et aussi de
raconter comment un jour s’en vinrent frapper aux portes du Septentrion, les
peuples innombrables dont les flots avaient de tout temps roulé derrière la
barrière puissante des montagnes, faisant rudement voir au monde
gréco-romain, qu’il se vantait à tort d’être l’unique tenancier de la terre.
Nos regards se porteront d’abord sur le pays d’entre les
Alpes et les Pyrénées. Depuis longtemps les Romains y commandaient sur toute
la côte de la
Méditerranée, par l’intermédiaire de Massalie, leur
cliente, l’une des plus anciennes et des plus puissantes parmi les cités
fédérées et en réalité dépendantes. Ses stations maritimes, Agathè (Agde) et Rhodè
(Rosas)
à l’ouest, Tauroention (La Ciotat),
Olbia (Hyères),
Antipolis (Antibes)
et Nicæa (Nice)
à l’est, assuraient le cabotage par mer, et la route de terre entre les deux
chaînes de montagnes : par ses relations mercantiles et politiques elle
pénétrait au loin à l’intérieur. En l’an 600 [154 av. J.-C.], les Romains, moitié
à son instigation, moitié conduits par leur propre intérêt, avaient poussé
une expédition au sein des Alpes, au nord d’Antipolis et de Nicæa, chez les
Ligures Oxybiens et les Déciètes. Ils avaient livré maints
combats sérieux et souvent non sans pertes, et avaient contraint les
montagnards à remettre à Massalie des otages gardés en permanence, et à lui
payer tribut annuel. On peut admettre comme chose vraisemblable, qu’à la même
époque, et dans toute la contrée qui reconnaissait l’alliée de Rome pour
suzeraine, la culture de la vigne et de l’olivier, qui y avait fleuri d’abord
à l’instar de l’agriculture massaliote, avait été supprimée dans l’intérêt
des grands propriétaires de domaines et des marchands italiens[1]. C’est aussi dans
un but de spéculation mercantile que les Romains, en 611 [-143], sous
la conduite du consul Appius Claudius, font la guerre aux Salasses.
L’enjeu de la lutte n’est autre que les mines et lavages d’or de Victumulæ
(dans le pays de Verceil
et de Bard, et dans tout le val de la Doire Baltée).
La grande extension de ces lavages, qui enlevaient aux habitants de la plaine
inférieure les eaux nécessaires à l’agriculture, amena d’abord de la part de
Rome une tentative d’arrangement pacifique, puis bientôt l’intervention
armée. Comme toutes les guerres de ce siècle, celle-ci débute par une défaite
des Romains ; elle se termine par la soumission du peuple salasse ;
et la région de l’or devient la propriété du trésor public. A quelque
quarante ans de là (654
[100 av. J.-C.]), la colonie d’Époredia (Ivrée) est fondée sur le
territoire conquis : comme Aquilée commande les passes orientales des
Alpes, elle a pour mission de les commander à l’ouest.
Mais les expéditions dans les Alpes avaient pris une plus
sérieuse tournure, lorsque Marcus Fulvius Flaccus, le fidèle allié de Gaius
Gracchus et consul en 629 [-125], était venu dans cette région avec le
commandement suprême. Le premier il entra dans la voie des conquêtes au delà
de la grande chaîne. A cette époque, au milieu de la nation des Celtes
partagée en nombreuses peuplades, celle des Bituriges avait perdu son
ancienne et réelle hégémonie ; et tandis qu’elle n’avait gardé qu’une sorte
de préséance honoraire, la prédominance dans toute la région qui va des
Pyrénées à la Méditerranée
et au Rhin, appartenait aujourd’hui aux Arvernes[2]. On n’exagère
rien, sans doute, en disant que grâce à cela ils pouvaient mettre jusqu’à
cent quatre-vingt mille hommes en campagne. Les Eduens [Hædui : du pays d’Autun] leur disputaient le
premier rang, quoique inégaux en forces. Au nord-est des Gaules, les rois des
Suessions (Soissons)
réunissaient sous leur protectorat toute la fédération des Belges, s’étendant
jusqu’à la Bretagne.
Les voyageurs grecs racontaient merveille des magnificences
de la cour du roi arverne Luern [Luerius].
Ils l’avaient vu, entouré d’une suite brillante, hommes de clan, chasseurs
avec les meutes accouplées, et troupes de chanteurs errants, parcourant les
villes de son royaume, monté sur son char rehaussé d’argent, jetant l’or à
pleines mains à la foule, et surtout réjouissant le cœur de ses poètes sur
qui tombait la pluie aux jaunes reflets. Il tenait table ouverte dans une
salle de mille cinq cents doubles pas carrés : tout passant était convié à
des festins, véritables noces de Gamache. Ce qu’il y a de certain, c’est que
de nombreuses monnaies d’or du pays nous ont été conservées, et qu’elles
attestent chez les Arvernes une richesse peu commune en même temps qu’une
civilisation relativement avancée.
La première attaque de Flaccus ne fut point dirigée contre
eux, mais contre les peuplades de la région d’entre les Alpes et le Rhône, où
les aborigènes ligures s’étaient mêlés avec les bandes celtiques venues à une
époque postérieure, et avaient formé une nation celto-ligurienne, comparable
à la nation celtibérienne. Il combattit d’abord, et avec succès (629-630 [125-124 av.
J.-C.]), les Salyens ou Salluviens, cantonnés aux
environs d’Aix, et dans le val de la Durance ; et leurs voisins au nord, les Voconces
(départements de
Vaucluse et de la Drôme).
Son successeur Gaius Sextius Calvinus (631-632 [-123/-122]), marcha contre
les Allobroges, le puissant clan celtique du val d’Isère, descendus en
masse à la prière de Tutomotulus, roi des Salyens, expulsé par les
Romains, et qui voulaient l’aider à reconquérir son royaume. Ils furent
battus dans les environs d’Aix. Comme ils refusaient néanmoins de livrer le
transfuge, ils se virent envahis par Gnœus Domitius Ahenobarbus (632 [-122]),
venu après Calvinus. Jusqu’ici la nation reine parmi les Celtes avait assisté
immobile aux progrès des Romains. Le roi arverne Bituit, fils de
Luern, semblait peu se soucier d’entrer dans les complications d’une guerre
sérieuse, pour le seul intérêt de son protectorat mal assis sur les peuplades
de l’est. Mais les Romains faisant mine d’aller chercher les Allobroges
jusque chez eux, il offrit sa médiation, qui fut refusée. Aussitôt il marcha,
avec toutes ses forces au secours des Allobroges ; et les Eduens, par contre,
se rangèrent du côté des Romains. A la nouvelle de cette levée de boucliers, la République envoya sur
les lieux Quintus Fabius Maximus, consul pour 633 [121 av. J.-C.], lequel
opérant sa jonction avec Ahenobarbus, devait faire face à l’orage. Le 8 août
633, eut lieu, sur la limite sud du canton allobroge, aux confluent de
l’Isère et du Rhône, le choc qui décida du sort de la Gaule méridionale. En
voyant le pont de bateaux qu’il avait fait jeter sur le Rhône, successivement
couvert par les hordes innombrables des clans accourues à son appel, le roi
Bituit n’eut plus qu’un regard de dédain pour l’armée romaine trois fois plus
faible rangée en bataille sur l’autre rive : Il n’y
en a même pas assez, s’écriait-il, pour
rassasier les chiens de mes Gaulois ! Mais ses Gaulois avaient
affaire à un petit-fils du vainqueur de Pydna. Maximus remporta une victoire
décisive ; et le pont s’étant rompu sous la masse des fuyards, la plus
grande partie des bandes arvernes périt. Le roi se déclara impuissant à prêter
dorénavant aide efficace aux Allobroges, et il les invita même à faire la
paix avec Maximus. Ils se soumirent, et le consul, décoré du surnom d’Allobrogique,
s’en retourna en Italie, laissant à Ahenobarbus le soin de mener à fin la
guerre avec les Arvernes. La tâche était facile. Mais Ahenobarbus, furieux de
ce que Bituit avait conseillé aux Allobroges de se soumettre au consul et non
à lui-même, s’empare de l’Arverne traîtreusement, et l’expédie à Rome, où le
Sénat, tout en ayant un blâme pour la violation de la foi jurée, n’en retient
pas moins la victime, et va jusqu’à exiger en sus la remise du fils de
Bituit, Congonnetiac. Aussitôt, et pour cette cause, paraît-il, la
guerre à peu prés éteinte se rallume : l’on en vient une seconde fois aux
mains, non loin de Vindalium (au-dessus d’Avignon), à l’embouchure de la Sorgue. La
bataille n’est pas plus heureuse pour les Arvernes : ils ne tiennent pas
devant les légions et surtout devant les éléphants d’Afrique. Enfin ils
demandent la paix, et le calme se rétablit dans les Gaules[3].
Toutes ces opérations militaires eurent pour conséquence
l’établissement d’une nouvelle province romaine entre les Alpes maritimes et
les Pyrénées. Les peuplades à l’est du Rhône tombent sous la suzeraineté de la République : dès ce
jour, probablement, elles lui payent tribut, à moins qu’elles n’aient à le
payer à Massalie. Dans la région d’entre Rhône et Pyrénées, les Arvernes
demeurent libres ; et ne servent aux Romains aucune redevance : mais ils
délaissent toute la partie la plus méridionale de leur territoire médiat ou
immédiat, toute la zone située au midi des Cévennes jusqu’à la mer, et tout
le cours supérieur de la
Garonne jusqu’à Tolosa (Toulouse). Comme, en exigeant cet
abandon, les Romains avaient pour but de relier l’Espagne à l’Italie, ils
occupent aussitôt la contrée, et se mettent sans délai à l’œuvre des routes,
le long de la côte. Pour cela, ils assignent à Massalie, déjà propriétaire
d’une ligne de stations maritimes sur ce point, une bande riveraine de la
mer, d’une largeur variable de 1/5 à 3/10 de mille (allemand : de 2,960 à 4,440 mètres environ), et allant du
pied des Alpes au Rhône, avec mission d’y tenir la chaussée en bon état
d’entretien. Du Rhône aux Pyrénées, ils établissent eux-mêmes une voie
militaire, qui prend de son fondateur Domitius Ahenobarbus, l’appellation de
voie Domitienne. Comme d’usage, avec la construction des routes va de
pair l’édification de nouvelles forteresses. A l’est, ils choisissent
l’emplacement même où Gaius Sextius a battu les Gaulois. La beauté et la
fertilité du lieu ; ses sources froides et chaudes y invitaient les
émigrants. Bientôt on vit s’élever la ville romaine des Bains de Sextius (Aquæ Sextiæ).
A l’ouest, les colons s’établirent à Narbo, antique cité celtique,
située sur les rives d’un cours d’eau navigable, l’Atax (Aude), à peu
de distance de la mer, déjà nommée par Hécatée, importante et
rivalisant avec Massalie, dès avant l’arrivée des Romains, par la traite qui
s’y faisait de l’étain britannique. Aix n’a pas le droit municipal, elle
demeure simple station militaire[4]. Narbonne au
contraire, poste avancé, fondé de même pour tenir les Gaulois en bride, mais
dédié particulièrement à Mars [Narbo Martius], reçut
le titre de colonie romaine [colonia civium Rom.] :
elle fut la résidence habituelle du gouverneur de la nouvelle province
transalpine, de la province Narbonnaise, pour lui donner le nom sous
lequel elle est plus connue.
Toutes ces extensions de territoire avaient eu les
Gracques et leur parti pour promoteurs, dans le but évident d’ouvrir un champ
nouveau et inépuisable aux projets de colonisation. On y eût trouvé les mêmes
avantages qu’en Sicile et en Afrique, sans compter qu’il était plus aisé d’y
arracher la terre aux indigènes, que d’enlever aux capitalistes italiens les
champs fertiles de la Sicile
et de la Libye. La
chute de Gaius Gracchus eut aussi son contrecoup dans la Transalpine ;
la conquête s’y limita ; on cessa de fonder des villes nouvelles.
Pourtant si l’on ne persévéra pas dans l’accomplissement de l’idée première,
il n’en resta pas moins une création d’une certaine importance. La contrée
soumise aux armes de Rome, et l’édification de Narbonne, à qui le Sénat
avait, mais en vain, préparé le sort de la colonie de Carthage, demeurèrent
comme des pierres d’attente ; montrant aux futurs successeurs de
Gracchus et la voie à suivre, et le monument à achever. On ne peut douter que
la caste marchande, qui ne pouvait faire concurrence qu’à Narbonne au
commerce gallo-britannique de Massalie, n’ait défendu le nouvel établissement
contre le mauvais vouloir des aristocrates.
La tâche imposée à Rome au nord-est de l’Italie était la
même qu’au nord-ouest. Mais de ce côté, sans la négliger tout à fait, elle ne
l’accomplit qu’imparfaitement : elle y fit moins même qu’ailleurs. Par la
fondation d’Aquilée (571
[183 av. J.-C.]), elle s’était assuré la possession de la
péninsule de l’Istrie : l’Épire et l’ancien domaine des maîtres de Scodra lui
obéissaient en grande partie, et depuis plus longtemps. Mais sa domination ne
s’étendait nulle part à l’intérieur ; et elle n’était guère que nominale
le long de cette côte inhospitalière, courant de l’Istrie à l’Épire, au
milieu de ces chaînes de montagnes et de ces cuvettes profondes,
enchevêtrées, sauvages, sans vallées, sans fleuves, sans plages maritimes, et
protégées par le long archipel d’îles rocheuses, qui sur ce point séparent la Grèce de l’Italie bien
plus qu’elles ne les rapprochent. Dans cette région, la ville de Delmion
servait de centre à la confédération des Delmates ou Dalmates,
aux mœurs rudes comme leurs monts : les peuples voisins avaient atteint déjà
un haut degré de civilisation, qu’on ignorait encore en Dalmatie l’usage de
la monnaie, et que, la propriété privée n’étant point encore en usage, on y
faisait tous les huit ans le partage des champs entre les membres divers de
la communauté. Là, le seul métier indigène était la piraterie sur terre et
sur mer. Les peuplades dalmates, dans les temps antérieurs, avaient vécu avec
Scodra dans le lien d’une suzeraineté peu étroite : les expéditions
romaines contre la reine Teuta et Démétrius de Pharos les avaient atteintes
en passant ; mais à l’avènement de Genthios elles s’étaient affranchies,
et par là soustraites à la condition faite à l’Illyrie, tombée sous la suprématie
romaine, après la chute du royaume de Macédoine. La République abandonna
d’abord à lui-même ce pays qui n’avait rien qui put la tenter. Mais bientôt
il lui fallut écouter les plaintes de ses sujets d’Illyrie, des Daorsiens
notamment, vivant sur les bords de la Narenta au sud de la Dalmatie, et des
habitants de l’île d’Issa (Lissa), dont les stations continentales de Tragyrion
(Trau)
et d’Epetion (non
loin de Spalato) avaient tous les jours à souffrir. Rome envoya
donc une ambassade. Elle revint bientôt avec cette réponse : que les Dalmates n’avaient jamais pris garde aux Romains,
et ne s’en voulaient pas davantage occuper dans l’avenir ! En 598
[156 av. J.-C.],
une armée légionnaire descendit sur la côte avec le consul Gaius Marcius
Figulus. Il s’enfonça dans le pays, mais fut bientôt ramené vers les
possessions romaines. Publius Scipion Nasica, son successeur, put s’emparer
enfin de la grande et forte place de Delmion, après quoi la confédération mit
bas les armes et se reconnut sujette. Mais ce pays, soumis à la surface,
était trop pauvre pour mériter un administrateur spécial : comme on l’avait
fait déjà pour les possessions plus importantes de l’Épire ; on le fit
gouverner depuis l’Italie, par le fonctionnaire préposé à la Gaule cisalpine ; et
cette situation se perpétua, même après l’érection de la Macédoine en province (608 [-146])
et la délimitation de sa frontière au nord de Scodra[5].
Quoi qu’il en soit, la transformation de l’ancien royaume
de Persée en pays immédiat et sujet, donne aussitôt une importance grande aux
rapports de Rome avec les peuples du nord-est. Elle est désormais dans
l’obligation de défendre contre les tribus barbares qui l’avoisinent, la
frontière septentrionale et orientale de son nouvel empire : de même et
à peu de temps de là (621
[133 av. J.-C.]), par l’acquisition de la Chersonèse de
Thrace (péninsule de Gallipoli),
jadis annexe du royaume des Attalides, elle hérite du devoir, accepté jadis
par les rois de Pergame, de défendre Lysimachie contre les Thraces.
De cette double base, de la vallée du Pô, et de la Macédoine, les Romains
pouvaient maintenant diriger leurs opérations vers les sources du Rhin et du
Danube, et se rendre maîtres des montagnes du nord, dans la limite des
besoins de leur sécurité au sud. Là encore, la nation la plus puissante était
la nation celtique. A en croire la tradition locale, les hordes gauloises
parties des régions occidentales et des rivages de l’Océan, se seraient à la
même heure répandues dans la vallée du Pô, au midi de la grande chaîne, et au
nord dans les pays du Rhin supérieur et du Danube. L’une de ces tribus
celtiques s’était établie sur les deux bords du premier des deux fleuves.
Riches et puissants, vivant en paix et en alliance avec Rome, dont ils ne
touchaient nulle part l’empire, les Helvètes s’étendaient des bords du
Léman au Main, occupant les territoires de la Suisse, de la Souabe et de la Franconie
modernes. Après eux, et sur leurs confins venaient les Boïes, occupant la Bavière et la Bohême de nos jours[6]. Plus au sud-est
encore, on trouvait une autre race celtique, fixée en Styrie et en Carinthie
sous le nom de Taurisques, et Noriques plus tard ; et en
Frioul, en Carniole et en Istrie sous le nom de Carnes. Noréia,
leur ville (non loin
de Saint-Vit, au nord de Klagenfurt), était florissante
et célèbre, à raison des mines de fer activement exploitées dans le pays.
Mais ce qui y attirait plus encore les Italiens, c’étaient les riches mines
d’or récemment découvertes. Les indigènes expulsèrent d’ailleurs tous les
étrangers et gardèrent leur Californie pour eux seuls. Selon leur habitude,
les Gaulois en envahissant ainsi les deux versants des Alpes, n’avaient guère
occupé que la plaine et les premières collines : quant à la montagne, et à la
région de l’Adige et du Pô inférieur, ils les avaient négligées : elles
étaient restées aux indigènes plus anciens, dont l’histoire n’a pu encore
établir la nationalité, les Rætiens, cantonnés dans les rochers de la Suisse orientale et du
Tyrol, les Euganéens et Vénètes, dans le pays de Padoue et de
Venise. Si bien qu’aux extrémités de son double courant l’invasion celtique
se rejoignait presque ; et qu’une étroite ligne de populations locales
séparait seule les Gaulois Cénomans de Brixia [Brescia] des Gaulois
Carniques du Frioul. Depuis longtemps les Romains avaient dans les Euganéens
et les Vénètes des amis et sujets : mais les peuplades alpestres étaient
encore libres, et descendant sans cesse de leurs montagnes, se livraient à
des incursions continuelles dans la plaine au nord du Pô, pillant, brûlant,
commettant mille atrocités dans les villes prises, massacrant la population
mâle jusqu’aux enfants dans les langes, représailles terribles sans doute
contre les razzias des Romains dans leurs vallées. On se fera l’idée
des dangers auxquels était exposée la Transpadane, en se rappelant qu’en 660 [94 av. J.-C.]
une horde rhétienne détruisit de fond en comble la grande ville de Comum.
Quand l’on voit ainsi se confondant et s’entremêlant au
nord et au midi des Alpes
les tribus celtiques et non celtiques, on comprend de même quels immenses
mélanges de peuples s’étaient aussi opérés sur les rives du bas Danube. Là,
point de haute montagne, point de muraille naturelle qui les séparât. Chez
les Illyriens, dont les Albanais de nos jours semblent être le dernier
débris, la population avait subi une forte infusion de sang gaulois, à
l’intérieur principalement : les armes, la tactique militaire y étaient
partout celles des Gaulois. Aux Taurisques touchaient les Japydes
assis sur les Alpes Juliennes, dans la Croatie actuelle,
et jusque vers Firme et Zeng. Illyriens d’origine, ils étaient
maintenant à demi Celtes. A leur suite venaient sur le littoral les Dalmates,
dont nous avons déjà parlé : les Gaulois ne semblent pas avoir jamais pénétré
dans leurs âpres montagnes. Mais dans le massif intérieur habitaient les Scordisques,
Celtiques eux aussi, ils avaient écrasé le peuple des Triballes,
puissant jadis : ils avaient joué le principal rôle dans les expéditions des
Gaulois contre Delphes. Maîtres du pays, de la basse Save à la Morawa (Bosnie et Servie),
ils se répandaient au loin à travers la Mœsie, la Thrace et la Macédoine : on faisait
des récits effrayants de leur bravoure et de leur cruauté. Ils avaient pour
principale place d’armes la forte Segestica ou Siscia, à
l’embouchure de la Kulpa
dans la Save.
Pour ce qui est des populations de la Hongrie, de la Valachie et de la Bulgarie de nos jours,
elles étaient encore hors de vue : les Romains, sur la limite orientale de la Macédoine, n’avaient
de contact, qu’avec les Thraces, dans la chaîne du Rhodope [Despoto-Dagh,
rameau de l’Hœmus].
En face de ces vastes régions barbares, un gouvernement
plus énergique que ne l’était alors celui de la République eût eu
fort à entreprendre pour organiser la défense régulière et efficace de la
frontière : mais ce qui fut fait par la restauration en vue d’une telle tâche
n’allait pas même au niveau des plus minces exigences. Non qu’il n’y ait eu
souvent des expéditions dirigées contre les peuplades des Alpes : en 636 [118 av. J.-C.],
Rome assiste à un triomphe pour une victoire sur les Stoéniens, logés,
on le suppose, dans la montagne au-dessus de Vérone : en 659 [-95], le
consul Lucius Crassus fouille en tous sens les vallées, passe les habitants
au fil de l’épée : pourtant il n’en tue point assez, à ce qu’il parait, pour
mener son triomphe à son tour, et réunir ainsi les lauriers militaires à sa
gloire d’orateur. Mais comme tout cela n’était que simples razzias,
enflammant la colère des indigènes sans leur ôter le moyen de nuire ;
comme après chaque incursion, les troupes rentraient aussitôt, la condition
de la Transpadane
n’en fut pas, à dire le vrai, améliorée. A l’autre extrémité de l’empire,
dans l’est, la République
parait ne s’être en rien préoccupée de ses voisins : à peine si nous
entendons parler de quelques combats livrés aux Thraces, en 651 [-103], et
aux Mœdiens, dans la chaîne qui sépare la Macédoine de la Thrace, en 657 [-97]. Les
luttes furent plus fréquentes et plus sérieuses du côté de l’Illyrie. Là, la turbulence
des Dalmates suscitait tous les jours les plaintes de leurs voisins et des
marins naviguant dans les eaux de l’Adriatique ; et sur la frontière du
nord de la Macédoine,
laquelle, selon l’expression pittoresque d’un Romain, s’arrêtait là où cessaient
d’atteindre l’épée et la lance du soldat de la République, les
combats ne sont pas finis qu’aussitôt ils recommencent. En 619 [-135], une
armée marche contre les Ardiéens ou Vardœens, et les Pléræens
ou Paraliens, tribu dalmate postée au nord des bouches de la Narenta, qui ne cesse de
troubler la mer et la côte voisines : Rome lui ordonne de s’éloigner dans
l’intérieur. Elle s’établit alors dans l’Herzégovine actuelle, et
commence à y cultiver la terre : mais ne pouvant s’habituer à une telle vie
dans la rude contrée qui lui est assignée, elle dépérit bientôt. Vers le même
temps, une expédition marche de Macédoine contre les Scordisques, qui sans
nul doute avaient fait cause commune avec les pillards de la côte. Un peu
plus tard (625 [129
av. J.-C.]), le consul Tuditanus, de concert, avec Decimus
Brutus, l’énergique conquérant des Galléques espagnols, attaque les
Japydes, et quoique défait dans un premier combat, il les écrase, et porte
les armes romaines dans le cœur de la Dalmatie, jusque sur les bords de la Kerka, à 25 milles
allemands (50 lieues)
d’Aquilée. Désormais les Japydes vivent paisibles et en amitié avec Rome.
Mais à dix ans de là (635
[-119]), les Dalmates se soulèvent de nouveau, appuyés cette
fois par un mouvement des Scordisques. Pendant que le consul Lucius Cotta
marche contre ces derniers, et pousse jusqu’à Ségestica, Lucius Metellus,
son collègue, et second frère du Numidique (il s’appellera un jour le Dalmatique [Dalmaticus]), se jette sur les autres,
les bat, et passe l’hiver à Salone (Spalato), qui, de ce jour, devient
vraisemblablement la principale place d’armes des Romains. Je fixerais aussi
à la même date l’établissement de la voie Gabinienne, allant de Salone
vers les pays de l’est, par Andetrium (non loin de Mousch) et autres
lieux. L’expédition du consul Marcus Æmilius Scaurus contre les
Taurisques, en 639[7]
[-115],
ressemble davantage à une guerre faite en vue de la conquête : Scaurus le
premier chez les Romains a franchi la chaîne des Alpes orientales au point où
leur faîte s’abaisse, entre Trieste et Laybach. Il impose à
l’ennemi un traité d’amitié et d’hospitalité, donnant toute sécurité au
commerce assez actif qui se poursuit entre Rome et la contrée, sans entraîner
la République,
comme l’eût fait un assujettissement formel, dans les complications du
mouvement des peuples au nord de la chaîne. Quant aux reconnaissances parties
de la Macédoine
et dirigées alors vers le Danube, elles ne donnent d’abord que de fâcheux
résultats : le consul Gaius Porcius Caton (640 [114 av. J.-C.]) se laisse
surprendre par les Scordisques dans les monts Serbes : son armée est
complètement anéantie, et il s’enfuit honteusement avec quelques hommes : le
préteur Marcus Didius a grand’peine à couvrir la frontière. Après
Caton, les consuls qui lui succèdent sont plus heureux : citons Metellus
Caprarius (641-642
[-113/-112]) ; Marcus Livius Drusus (642-643 [-112/-111]),
le premier général romain qui ait atteint le Danube, et enfin Marcus
Minucius (644 [-110]),
qui porte ses armes jusqu’à la Morawa[8], et inflige aux
Scordisques une telle défaite, qu’à partir de ce jour, ils tombent presque
dans l’oubli. Alors une autre tribu prend leur place, celle des Dardaniens
(en Serbie),
destinés à jouer le rôle important dans toute la région qui va du nord de la Macédoine au Danube.
Mais les victoires eurent des suites que les vainqueurs
avaient été loin de pressentir. Depuis longtemps déjà, un peuple errant se mouvait sur la zone
septentrionale des régions occupées par les Celtes aux deux côtés du Danube.
Ce peuple s’appelait les Cimbres ou Chempho (les preux, ou, pour emprunter la
traduction de leurs ennemis, les brigands).
Il est probable que cette appellation, antérieurement à l’exode, était
devenue celle de toute la nation. Ils venaient du septentrion. Les premiers
Gaulois contre lesquels ils se choquèrent, autant qu’on le peut savoir,
furent les Boïes de Bohême. Des causes de leur départ, de la direction de
leur mouvement, les contemporains ont négligé de nous rien dire de précis. Y
suppléer par voie d’induction serait chose impossible, les événements
contemporains au nord de la
Bohème et du Main, et à l’est du Rhin inférieur, se
dérobant totalement à nos regards[9]. En revanche, les
faits les plus clairs démontrent que le noyau des Cimbres, et aussi celui des
hordes pareilles des Teutons qui se joignirent à eux un peu plus tard, loin
d’appartenir à l’arbre celtique, comme les Romains l’ont cru d’abord, se
rattachait au contraire à l’élément germanique. Les deux petites tribus
portant le même nom, restes probables de la grande nation, et délaissées
jadis dans la patrie primitive, les Cimbres dans le Danemark actuel, les
Teutons dans l’Allemagne du nord, sur la plage de la Baltique, où déjà un
contemporain d’Alexandre le Grand, Pythéas, les a signalés à propos de la
traite de l’ambre : les Cimbres et les Teutons inscrits au catalogue des
peuples germaniques parmi les Ingœvons, à côté des Chauques :
l’opinion de César, qui le premier parmi les Romains sut constater la
différence entre Gaulois et Germains, et qui range formellement parmi ces
derniers les Cimbres, dont il a encore dû voir bon nombre : enfin les noms
mêmes de ces peuples, leurs caractères physiques et ethnologiques, leur genre
de vie, tout, chez eux, les rattache à la grande famille du nord, et surtout
à la famille germaine. D’autre part, on comprend aisément, qu’après quelque
vingt ou trente ans de vie voyageuse, peut-être, l’essaim ramassant dans ses
courses à travers les pays celtiques des frères d’armes et des volontaires
toujours bien accueillis, se soit grossi d’une foule d’aventuriers gaulois.
Rien d’étonnant dès lors, si l’on voit à la tête des Cimbres des chefs
portant un nom celte, ou si les Romains emploient comme éclaireurs des
espions parlant la langue celtique. Prodigieuse fut leur marche : les
Romains n’avaient encore rien vu de pareil. Ce n’était là ni une horde de
brigands à cheval, ni la croisade d’un printemps
sacré ou de toute une jeunesse envoyée à l’étranger. C’était tout
un peuple en cours d’émigration, marchant avec femmes et enfants, avec tout
son bien et son avoir, à la recherche d’une nouvelle patrie. Chez les peuples
du nord encore nomades, le char avait son importance, inconnue des Hellènes
et des Italiques : les Celtes, eux aussi, l’emmenaient avec eux dans leurs
guerres. Avec son rideau de cuir tendu par-dessus, il servait de maison à la
famille ; la femme, les enfants, le chien du maître même, tous y
trouvaient place, pêle-mêle, à côté du mobilier. Les hommes du sud virent
avec étonnement ces grands corps sveltes, ces longues tresses d’un blond
foncé, ces yeux azurés, ces femmes aux formes vigoureuses et puissantes, ne
le cédant qu’à peine à leurs maris en taille et en vigueur ; les enfants
surtout, à la tête blanche comme la tête des vieillards (ainsi les Italiens
émerveillés caractérisaient les cheveux couleur de lin de la jeune
progéniture de ces peuples). Quant à leur manière de se battre, elle
était à peu près celle des Celtes d’alors, qui n’en venaient plus aux mains
tête nue, portant l’épée ou l’épieu, selon l’ancienne pratique des Gaulois
d’Italie, mais avaient revêtu le heaume de bronze, richement orné souvent, et
lançaient une arme de jet redoutable, la materis[10]. Ils avaient
aussi gardé la grande et large épée, et le petit pavois : enfin, ils
revêtaient la cuirasse. Ils ne manquaient pas de cavalerie, quoique sous ce
rapport les Romains leur fussent supérieurs. Pour tout ordre de bataille, ils
se massaient comme autrefois, sans art, en une sorte de phalange profonde
autant que large, et dont les premiers rangs, aux jours des combats plus
périlleux, se tenaient enchaînés par des cordes passées dans les ceintures de
métal. Les mœurs des Cimbres étaient rudes. Souvent ils dévoraient la viande
crue. Le plus brave, et autant que possible le plus haut de taille, était roi
de l’armée. Souvent aussi, de même que chez les Celtes et les autres
Barbares, ils convenaient avec l’ennemi du jour et du lieu; et avant d’en
venir aux mains, tel d’entre eux sorti des rangs provoquait un adversaire au
combat singulier. Ils se préparaient à la lutte par des gestes grossiers de
mépris et par un vacarme épouvantable; les hommes poussant leur cri de
guerre, les femmes et les enfants frappant à coups redoublés les toits de
cuir des chars. Ils se battaient bravement : la mort sur le champ d’honneur
leur semblait la seule qui fût digne de l’homme libre : mais la lutte
heureusement finie, ils s’indemnisaient dans les excès d’une bestialité
révoltante, ayant parfois promis à leurs dieux guerriers l’offrande de tout
ce que la victoire aurait donné au vainqueur. En pareil cas, tout le butin
mobilier était brisé : les chevaux étaient tués, et les captifs pendus ou mis
en réserve pour de sanglants sacrifices. Ils avaient pour prêtresses des femmes
aux cheveux grisonnants, enveloppées de vêtements blancs, allant pieds nus.
Comme l’Iphigénie de la fable dans le pays des Scythes, elles immolaient les
victimes, et prophétisaient l’avenir qu’elles lisaient dans le sang des
prisonniers de guerre ou dès criminels. Je ne saurais dans toutes ces
coutumes faire le départ de ce qui était de l’usage commun des Barbares du
nord, de ce qui venait des Celtes, ou de ce qui venait des Germains : mais
faire accompagner et guider l’armée par des prêtresses, et non par des
prêtres, constitue indubitablement un trait de mœurs germaniques. Ainsi
s’avançaient les Cimbres au travers d’un pays inconnu, monstrueuse cohue de
peuples divers, agglomérés autour de ce noyau d’aventuriers germains,
originaires des bords de la
Baltique ; assez semblables à ces armées d’émigrants
qui, surchargés de bagages, et mêlés entre eux, s’en vont au delà des mers à
la poursuite de leurs rêves de fortune ; conduisant par monts et par
vaux leur forteresse roulante [wagenburg] avec cette adresse qui caractérise la vie
nomade ; hostiles à la civilisation, et destructeurs comme l’ouragan ou
la vague en furie : mais comme la vague aussi, capricieux, irréfléchis,
courant aujourd’hui en avant, demain s’arrêtant tout d’un coup : puis, se précipitant
de côté, ou revenant en arrière. Ils arrivaient et frappaient à l’instar de
l’éclair : à l’instar de l’éclair, ils disparaissaient ! Pourquoi ne
s’est-il pas rencontré un homme qui, secouant la torpeur du siècle, se soit
ingénié à observer diligemment et à décrire le prodigieux météore ?
Quand longtemps après, la science a cru retrouver la chaîné dont cette
émigration armée forme un anneau, en même temps qu’elle était la première,
parmi les expéditions venues du fond de la Germanie, qui se vînt
heurter contre la civilisation antique la science arrivait, hélas trop tard :
la tradition immédiate et vivante des faits s’était irrémissiblement perdue.
Quoi qu’il en soit, le peuple sans patrie des Cimbres,
arrêté longtemps devant les portes du sud par les Celtes du Danube et les
Boïes principalement, trouve jour enfin à briser la barrière. On était au
lendemain des attaques dirigées par les Romains contre ces mêmes Gaulois
danubiens. Ceux-ci les appelèrent-ils à leur secours contre les légions
envahissantes ? Ou n’est-ce pas plutôt l’invasion romaine qui les aurait
empêchés de se garder suffisamment du côté du nord ? Les Cimbres
traversant le pays des Scordisques, entrèrent (641 [113 av. J.-C.]) dans celui des
Taurisques, et s’approchèrent des passes des Alpes de Carniole, que couvrait
le consul Gnæus Papirius Carbon, posté sur les hauteurs en avant
d’Aquilée. Soixante-dix ans plus tôt, une tribu gauloise ayant voulu
s’établir sur le versant méridional, avait dû, sur l’ordre de Rome, évacuer
le territoire déjà occupé sans résistance : à l’heure où nous sommes
encore, la crainte du nom romain eut la puissance d’arrêter les Transalpins.
Les Cimbres n’attaquèrent pas. Ils reculèrent même, Carbon leur enjoignant
d’avoir à quitter le pays des Taurisques, hôtes et amis de la République,
injonction dont les traités avec ce peuple ne faisaient nullement un devoir
au consul ; et ils s’apprêtèrent à suivre les guides donnés par celui-ci
pour les reconduire à la frontière. Mais ces guides avaient été vendus pour
les faire tomber dans une embuscade où les attendait Carbon. On en vint aux
mains, non loin de Noréia (dans la Carinthie).
Les Cimbres trahis vainquirent le traître, et lui tuèrent une partie de son
monde : sans un orage qui sépara les armées, c’en était fait de celle de la République. Ils
auraient pu aussitôt descendre en Italie : ils aimèrent mieux tourner à
l’ouest. S’ouvrant un chemin le long de la rive gauche du Rhin et au travers
du Jura, bien moins par la force des armes, qu’en s’accommodant avec les
Helvètes et les Séquanes, ils reparaissent, quelques années après la défaite
de Carbon, dans le voisinage du territoire romain. En 645 [109 av. J.-C.],
Marcus Junius Silanus entre dans la Gaule méridionale, et s’en va défendre le pays
des Allobroges que met en danger l’invasion. Les Cimbres lui demandent une
assignation de terres, où ils puissent s’établir en paix, demande d’ailleurs
inadmissible. Pour toute réponse, le consul attaque : mais il est
complètement battu, et son camp tombe aux mains de l’ennemi. Pour réparer son
désastre, il faut recourir à de nouvelles levées : or déjà les
enrôlements rencontrent des difficultés telles, que le Sénat provoque le
rapport des lois votées, dit-on, sur l’initiative de Gaius Gracchus, et qui
ont abrégé la loi du service militaire. Cette fois encore, au lieu de
poursuivre leur victoire, les Cimbres envoient une ambassade en Italie,
renouvelant leur demande de terres où ils puissent s’établir : en même temps,
ils s’occupent à soumettre les cantons celtiques d’alentour. La province romaine
et l’armée de nouvelle formation eurent ainsi un peu de répit : mais tout à
coup voici qu’un autre ennemi se lève dans la Gaule même. Les Helvètes
avaient beaucoup souffert dans leurs combats incessants avec leurs voisins du
nord. Entraînés par l’exemple des Germains, ils veulent à leur tour passer
dans la Gaule
occidentale, où ils trouveront de plus paisibles et plus fertiles demeures :
peut-être qu’aussi, quand les bandes des Cimbres ont traversé leur pays, ils
ont noué alliance avec eux. Quoi qu’il en soit, tous les hommes valides des Tougènes
(localité inconnue)
et des Tigorins (sur
le lac de Morat, au pied du Jura), conduits par Divicon,
franchissent le Jura[11], et poussent
jusque dans le pays des Nitiobriges (non loin d’Agen, sur la Garonne). Là ils
rencontrent devant eux l’armée du consul Lucius Cassius Longinus, qui
se laisse attirer dans une embuscade. Il y périt, lui, son lieutenant, le
consulaire Gaius Pison, et la plupart de ses soldats. Le commandant
intérimaire, Gaius Popillius, qui s’était réfugié dans le camp, à peu
de temps de là capitule et, passe sous le joug, livrant aux Helvètes la
moitié de ses bagages et munitions, et aussi des otages (647 [107 av. J.-C.]).
Les choses en viennent à ce point, que Tolosa, l’une des plus fortes villes de
la province romaine, se soulève contre la République et jette
sa garnison dans les fers. Bientôt pourtant, comme les Cimbres s’attardent
ailleurs, et comme les Helvètes, provisoirement, ne menacent plus la
province, le nouveau général envoyé de Rome, Quintus Servilius Cœpion,
a le temps de se porter sur Tolosa, et de la reprendre grâce à une trahison.
Il y pille tout à loisir les immenses richesses amoncelées dans l’antique et
célèbre sanctuaire de l’Apollon gaulois. Quelle aubaine pour le trésor public
obéré ! Malheureusement les vases d’or et d’argent, envoyés à Marseille
sous trop faible escorte, sont enlevés en route par une bande de brigands, et
disparaissent sans laisser de traces : le consul et ses officiers passèrent
pour avoir monté le coup (648 [106 av. J.-C.]). Cependant on se remit sur la
défensive, et garnissant la province de trois fortes armées, on attendit
qu’il plût à l’ennemi principal, aux Cimbres, de renouveler leur attaque. Ils
vinrent en 649 [-105],
conduits par leur roi Boiorix, et songeant cette fois sérieusement à
une descente en Italie. Cœpion, passé proconsul, commandait sur la rive
droite du Rhône : sur la rive gauche était le consul Gnœus Mallius Maximus,
et souslui, à la tête d’un corps séparé, son lieutenant, le consulaire Marcus
Æmilius Scaurus. Scaurus assailli le premier est écrasé : fait
prisonnier, il est amené au quartier ennemi, où le roi, en entendant son
captif l’avertir fièrement de se garder d’envahir l’Italie avec ses Cimbres,
entre en fureur et le tue. Sur ces entrefaites, Maximus donne ordre au
proconsul de repasser le Rhône. Cœpion obéit à contrecœur et se montre enfin
près d’Arausio (Orange),
sur le bord droit du fleuve, où toutes les forces romaines se concentrent.
Leur masse imposante donne à penser aux Cimbres, qui veulent négocier.
Malheureusement les deux généraux vivaient dans la plus complète
mésintelligence. Le consul Maximus, homme de mince extraction et incapable,
avait le pas de par la loi sur son collègue proconsulaire, plus fier et mieux
né, mais non meilleur capitaine. Cœpion se refusa à camper en commun, à se
concerter pour des opérations d’ensemble : après comme avant., il prétendait
à l’indépendance absolue dans son commandement. En vain les délégués du Sénat
tentèrent un accommodement. Une entrevue des deux généraux, exigée par leurs
officiers, ne fit qu’élargir la rupture. A peine Cœpion eut-il vu Maximus en
pourparlers avec les Cimbres, que le croyant sur le point d’avoir seul
l’honneur de leur soumission, il se jeta soudain sur eux avec tout son corps
d’armée. Il fut anéanti, son camp capturé (6 octobre 649 [-105]) ; et sa
défaite ne fit que préparer la destruction complète du deuxième corps.
Quatre-vingt mille soldats romains, dit-on, restèrent sur le terrain, sans
compter quarante mille personnes appartenant à la cohue innombrable et sans
défense du train. Dix hommes seulement auraient échappé. Ce qu’il y a de sûr,
c’est que dans les deux armées bien peu en revinrent, les Romains ayant
combattu le fleuve à dos.
Par les pertes matérielles et par l’effet moral, la
catastrophe d’Orange dépassait même la journée de Cannes. Les défaites
successives de Carbon, de Silanus, de Longinus n’avaient pas fait sur les
Italiens une impression profonde. On s’était habitué désormais aux guerres
débutant par les insuccès ; mais on avait une inébranlable foi dans la
puissance invincible des armes romaines, et se préoccuper des exceptions
pourtant assez nombreuses à la règle eût semblé un souci superflu. Toutefois
le désastre d’Orange, les Cimbres vainqueurs et déjà aux pieds des Alpes non
défendues : la révolte éclatant de nouveau et avec plus de force que
jamais parmi les populations d’en deçà de la chaîne et aussi en
Lusitanie : l’Italie ouverte et sans armée : quel effrayant réveil
venant chasser tous les rêves ! Aussitôt on a devant les yeux les tumultes
gaulois du IVe siècle, dont le retentissement dure encore, et la journée
de l’Allia, et l’incendie de Rome ; et la détresse présente, doublant la
puissance des anciens souvenirs, la terreur de l’invasion se répand dans
toute la péninsule : tout l’Occident croit sentir l’ébranlement prochain de
la domination romaine. Comme au lendemain de Cannes, un sénatus-consulte
abrége le temps du deuil[12]. Les enrôlements
nouveaux attestent d’ailleurs la disette d’hommes la plus navrante. Tout
Italien valide est astreint à jurer qu’il ne quittera pas l’Italie : aux
capitaines de navires des ports italiens, il est interdit d’embarquer aucun
homme en état de porter les armes. Que serait-il arrivé (c’est à n’oser le dire),
si les Cimbres, immédiatement après leur double victoire, avaient franchi les
portes des Alpes ? Mais le torrent se détourna encore et alla inonder le
territoire des Arvernes, qui se défendirent à grand’peine : puis, las bientôt
de cette guerre de sièges, les Cimbres, tournant le dos à l’Italie,
s’enfoncèrent à l’ouest, du côté des Pyrénées.
Certes, s’il avait été possible à l’organisme décrépit de
la cité romaine de se relever vivace au sortir d’une crise, l’heure avait
sonné sans doute où, passant par un de ces merveilleux retours de fortune, si
nombreux dans son histoire, Rome se voyait assez en péril pour réveiller
toutes les énergies, tout le patriotisme de ses habitants : en même
temps la menace n’éclatait pas assez subite, pour qu’il ne restât plus d’espace
au libre jeu des forces préservatrices. Loin de là, nous assistons encore aux
tristes phénomènes qui déjà, quatre années avant et à la suite des insuccès
de la guerre d’Afrique, se sont manifestés. De fait, en Numidie comme en
Gaule, le mal était de même nature. Là, peut-être, l’oligarchie prise en
masse avait commis la faute, tandis qu’ici c’était aux individus et aux
fonctionnaires qu’il fallait s’en prendre : mais l’opinion publique, dans
tous les cas, voyait juste, quand elle flétrissait la banqueroute d’un
pouvoir qui, creusant sous lui l’abîme, sacrifiait la veille l’honneur de
l’État, et compromettrait le lendemain son existence même. Aujourd’hui comme
alors, nul ne se faisait illusion sur le siège de la maladie : mais nul non
plus n’osait seulement tenter le véritable et sérieux remède. Le vice gisait
dans le système. Qui l’ignorait ? Et pourtant, cette fois encore, on se
borne à s’attaquer à quelques hommes que l’on veut faire responsables.
L’ouragan se déchaîna d’ailleurs sur les hautes têtes des aristocrates, avec
d’autant plus de furie que les malheurs de 649 [105 av. J.-C.] dépassaient beaucoup
ceux de 645 [-109]
en étendue et en gravité. Et de même encore, le peuple se laisse conquérir au
sentiment instinctif mais sûr de la nécessité de la tyrannie, comme moyen
contre l’oligarchie. Plus que jamais il se montre favorable à tout officier
de renom qui voudra forcer la main au pouvoir ou tentera de remplacer le
régime actuel par une dictature.
Quintus Cœpion fut le premier sacrifié. C’était justice.
Le désastre d’Orange était dû surtout à son insubordination, sans compter
l’affaire du détournement du butin de Toulouse, où les présomptions les plus
fortes, sinon la preuve même, l’accusaient. L’opposition avait contre lui un
autre et non moins sérieux motif de haine : pendant son consulat n’avait-il
pas eu l’audace de vouloir ôter aux capitalistes leurs sièges de jurés. Pour
le frapper, on se départit de l’ancien et respectable adage : le vase fût-il souillé : honorez encore la sainteté de la
fonction ! Jadis, comprimant le blâme dans leur poitrine, les
citoyens romains avaient silencieusement accueilli l’auteur du désastre de
Cannes : aujourd’hui, contre la régie constitutionnelle, l’homme coupable de
la défaite d’Orange est destitué du proconsulat par un plébiscite, chose
inouïe depuis les crises où la royauté avait sombré ! Ses biens
confisqués font retour au trésor (649 [105 av. J.-C.]). Un peu plus tard une autre loi
l’expulse du Sénat (650
[-104]). Ce n’est point encore assez : le peuple veut d’autres
victimes : mais il veut surtout le sang de l’ex-proconsul. En 651 [-103], sur
la motion d’un certain nombre de tribuns marchant avec l’opposition, Lucius
Appuleius Saturninus et Gaius Norbanus en tête, il est institué un
tribunal d’exception pour connaître des crimes de vol et de haute trahison
commis dans la Gaule ;
et quoiqu’en fait, la détention préventive et la peine de mort en matière
politique aient été abolies, le malheureux Cœpion est emprisonné : on ne s’en
cache pas, il y va pour lui d’une sentence et de la peine capitales ! Le
parti du gouvernement essaye d’arrêter la motion au moyen de l’intercession
tribunitienne : mais quand les tribuns veulent opposer leur veto, on
les chasse violemment de l’assemblée ; et, dans le tumulte, les
principaux du Sénat sont assaillis et, blessés à coups de pierres. Il fallut
bien en passer par le procès criminel ; et la querelle en 651 [103 av. J.-C.]
suivit la même marche que six années auparavant. La condamnation frappa
Cœpion, son collègue dans le commandement suprême, Gnæus Mallius Maximus, et
une foule d’autres personnages de marque : un tribun du peuple, ami de
Coepion, eut toutes les peines du monde à sauver la vie du principat accusé
en sacrifiant pour lui sa propre vie civile[13].
Mais une question se posait, bien autrement importante que
la pâture donnée à la vengeance. Comment allait-on mener la guerre au-delà
des Alpes : et d’abord, à qui conférer le généralat ? Avec des esprits
moins prévenus, un choix convenable n’eût point été chose difficile. Rome, si
l’on songe à la gloire des anciens temps, n’était point riche alors en
notabilités militaires : pourtant elle n’était point sans avoir des généraux
qui s’étaient illustrés, Quintus Maximus, dans la Gaule, Marcus Æmilius
Scaurus, et Marcus Minucius dans la région danubienne, Quintus Metellus,
Publius Rutilius Rufus et Gaius Marius en Afrique. Il ne s’agissait plus de
combattre un Pyrrhus, un Hannibal, mais seulement de rétablir en face des
Barbares du nord le renom de la supériorité tant de fois établie des armes et
de la tactique romaines. Il ne fallait point un héros : il suffisait d’un bon
et vigoureux soldat. Mais, à cette heure, tout devenait possible, tout,
hormis une décision impartiale en matière d’administration. Aux yeux de
l’opinion, le gouvernement avait fait banqueroute à toute confiance, et la
sentence portée contre lui par le peuple au temps de la guerre de Jugurtha,
ne pouvait pas ne pas être aujourd’hui tout ce qu’elle avait été hier. Aussi
les meilleurs capitaines appartenant à l’aristocratie durent-ils céder la
place au cours même de leur brillante carrière, aussitôt qu’il eut surgi un
autre officier de renom. Rabaissant leurs services devant l’assemblée
populaire, et s’intitulant le candidat de l’opposition, celui-ci se fit du
coup porter jusqu’au pinacle. Qu’y a-t-il d’étonnant à voir se renouveler de
plus fort, après les défaites de Gnæus Mallius et de Quintus Cœpion,
l’incident qui s’était produit même après les victoires de Metellus ?
Donc, malgré la loi qui ne voulait pas qu’on pût être promu deux fois de
suite au consulat, Gaius Marius osa briguer une élection nouvelle à la
fonction suprême. Non seulement il fut nommé pour 650 [104 av. J.-C.], alors qu’il
commandait encore en Afrique : non seulement il lui fut donné pour province
le généralat de la guerre des Gaules : mais le consulat lui fut en outre
déféré pour cinq années consécutives (650-654 [-104/-100]). Insulte
manifeste et calculée à l’adresse de la noblesse, de ses sentiments
exclusifs, et de ses dédains insensés et aveugles envers l’homme
nouveau ! L’événement n’en était pas moins inouï dans les fastes de la République : il
constituait une atteinte flagrante à l’esprit de ses libres lois. Quoi qu’il
en soit, le commandement suprême, inconstitutionnellement conféré au premier
général démocrate, laissera des traces profondes, à jamais visibles, dans
tout le système de l’organisation militaire. Marius en a commencé déjà la
transformation en Afrique ; et durant les cinq années de son imperium,
obéissant en cela aux nécessités des temps plutôt encore qu’à l’entraînement
de ses pouvoirs illimités, il achèvera de faire des milices citoyennes une
armée soldée et permanente.
Le nouveau chef des troupes se montra donc de l’autre côté
des Alpes, suivi d’un nombreux et solide état-major : on y voyait Lucius
Sylla, l’audacieux officier qui avait ramené Jugurtha captif, et qui va se
distinguer de nouveau. Marius amena en outre une troupe vaillante d’Italiques
et de fédérés. Mais il ne trouva plus devant lui l’ennemi contre qui il
marchait. Les étonnants vainqueurs d’Orange, après avoir pillé la rive gauche
du Rhône, avaient, comme nous l’avons dit, passé les Pyrénées, et
bataillaient à cette heure même avec les braves indigènes de la côte du nord
et de l’intérieur de l’Espagne. Il semble en vérité que dès leur première
apparition dans l’histoire, les Germains aient voulu manifester ce talent qui
caractérise leur race, leur inhabileté d’entreprise ! Marius eut donc
pleinement le temps de ramener à l’obéissance les Tectosages qui avaient fait
défection, de fixer la fidélité hésitante des tribus sujettes ligures et
gauloises, d’appeler à lui les secours et les contingents des peuples alliés,
Massaliotes, Allobroges, Séquanes et autres, à qui les Cimbres faisaient
courir les mêmes dangers qu’à Rome. D’un autre côté, usant d’une sévérité
opportune, et d’une impartiale justice envers tous, petits et grands, dans
l’armée à lui confiée, il y rétablit promptement la discipline : il rendit au
soldat la vigueur nécessaire pour les rudes devoirs de la prochaine campagne,
lui imposant tantôt de longues marches, tantôt d’immenses travaux de
fortification ; lui faisant creuser le canal du Rhône, concédé plus tard
à Massalie et qui facilita les transports expédiés d’Italie à l’armée. Marius
garda d’ailleurs la plus stricte défensive, sans franchir la frontière de la
province. Enfin, en 651 [103
av. J.-C.], à ce qu’il parait, le torrent cimbrique, arrêté en
Espagne par l’héroïque résistance des peuples indigènes, et surtout des
Celtibères, reflua sur les Pyrénées, et de là vers l’océan Atlantique, où
tout le pays de la chaîne pyrénéenne à la Seine se soumit aux terribles conquérants.
Ceux-ci ne rencontrèrent de résistance qu’aux confins de la valeureuse
confédération des Belges : mais là pendant qu’ils occupaient le territoire
des Vellocasses (Rouen),
un contingent puissant leur arriva. Trois tribus helvétiques, les Tigorins,
les Tougènes et une autre, qui déjà s’étaient mesurées avec les Romains sur
les bords de la Garonne,
vinrent grossir leurs rangs. De plus, la horde des Teutons se joignit à eux.
Germains comme les Cimbres, les Teutons, chassés de leur patrie et des
rivages de la Baltique,
par des événements que la tradition ne nous fait pas connaître, arrivaient
dans la région de la Seine,
conduits par leur roi Teutobod[14].
Tout l’immense rassemblement ne put vaincre l’opiniâtre
valeur des Belges. C’est alors que les chefs germains se résolurent à prendre
définitivement le chemin de l’Italie avec leurs bandes récemment grossies.
Mais pour ne point avoir à traîner l’embarrassant butin partout ramassé, ils
le laissèrent sous la garde d’une division de six mille hommes, lesquels,
après de nombreuses pérégrinations, devinrent la souche du peuple des Aduatuques
(sur la Sambre). Quant au
gros de l’armée, soit à cause du mauvais état des routes des Alpes, soit pour
des motifs à nous inconnus, il se partagea en deux. Les Cimbres avec les
Tigorins, refranchissant le Rhin, rebroussèrent à l’est et suivirent la route
déjà pratiquée par eux en 641 [113 av. J.-C.], tandis que les nouveaux venus, les
Teutons, unis aux Tougènes et aux Ambrons, l’élite de l’armée
cimbrique, éprouvés déjà dans la journée d’Orange, se dirigeaient vers les
cols de l’ouest au travers de la
Gaule romaine. Ce fut donc la seconde horde qui cette fois
passa le Rhône sans obstacle, dans l’été de 652 [102 av. J.-C.] : après trois
ans presque de répit laissé aux Romains, elle allait recommencer la lutte.
Marius l’attendait, bien approvisionné et fortement posté au confluent de
l’Isère : gardant ainsi les deux uniques routes militaires de l’Italie,
celle du Petit-Saint-Bernard, et la voie longeant la mer. Les Teutons
attaquent aussitôt le camp romain qui leur barre le passage : et trois jours
durant, l’ouragan fait rage autour de l’enceinte ; mais la sauvage ardeur des
Barbares se brise contre un ennemi plus savant dans la guerre de forteresses,
et contre le sang-froid du général de la République. Fatigués
de leurs pertes sanglantes, les hardis jouteurs se décident à abandonner le
siège, et continuent leur marche sur l’Italie, en passant devant le camp.
Pendant six jours consécutifs on les voit défiler, ce qui d’ailleurs prouve
moins l’énormité de leur nombre, que l’encombrement de leur train et de leurs
équipages. Marius entend immobile et impassible les provocations et les
insultes ; et quand les Teutons demandent aux Romains s’ils n’ont rien à faire dire à leurs femmes en Italie,
il ne se laisse pas entraîner à prendre l’offensive. Sage et prudente
conduite ! Mais, en ne se jetant pas avec ses légions en masse sur les
longues colonnes du téméraire envahisseur, ne faisait-il pas bien voir quelle
mince confiance il avait dans ses soldats mal aguerris ? Il ne lève ses
tentes qu’après le défilé de toute la horde : alors, il la suit pas à pas, en
bon ordre, et campant soigneusement toutes les nuits. Les Teutons voulaient
gagner la route maritime : après avoir descendu le long du Rhône, ils
arrivent dans les environs d’Aquæ Sextiæ, toujours suivis par l’armée
romaine. Là, eut lieu un premier choc entre les troupes légères liguriennes
de Marius, et les Celtes Ambrons, placés à l’arrière-garde des Barbares.
Commencée en puisant de l’eau, la bataille devient générale : les Romains
l’emportent après une chaude mêlée, et poursuivent les fuyards jusqu’au
rempart de leurs chariots. Enhardis par ce premier succès, général et soldats
se préparent à une lutte qui sera décisive. Le troisième jour, Marius range
ses troupes sur la colline même où il plante son camp. Au même moment, les
Teutons longtemps impatients de se mesurer avec leurs adversaires, montent à
l’assaut des hauteurs et en viennent aux mains. Longue et rude fut la journée
: jusqu’à l’heure de midi , les Germains tinrent solides comme un mur mais à
ce moment, leurs muscles s’affaissant sous l’ardeur, nouvelle pour eux, du
soleil provençal, ils prennent l’alarme et leurs rangs hésitants se
débandent, quand, sur leur dos, une troupe de valets du train romains
débouchent à grands cris d’un abri boisé. Toute la horde est dispersée : tous
les Barbares, cela va de soi en pays étranger, sont pris ou tués : le roi
Teutobod est parmi les captifs ; et parmi les morts, on compte en foule les
femmes. Sachant le traitement qui les attend dans l’esclavage, elles se sont
fait hacher, sur les chars, après une lutte désespérée : ou bien déjà
captives, après avoir en vain supplié le vainqueur de les consacrer au culte
des Dieux et des vierges sacrées de Vesta, elles se sont tuées elles-mêmes (été de 652 [102 av.
J.-C.])[15].
La Gaule
respirait en paix et il était grand temps : car déjà, les frères d’armes des
Teutons se montraient en deçà des Alpes italiennes. Faisant corps avec les
Helvètes, les Cimbres s’étaient sans nulle difficulté transportés des bords
de la Seine
aux sources du Rhin, et franchissant les Alpes par le col du Brenner,
ils étaient descendus dans la plaine italique par les vallées de l’Eisack
et de l’Adige. Le consul Quintus Lutatius Catulus aurait dû
couvrir les défilés : mais il connaissait mal le pays ; il avait
craint d’être tourné, et n’osant pas s’enfoncer dans la montagne, il s’était
posté sur la rive gauche de l’Adige, au-dessous du lieu où est Trente :
un pont jeté sur le fleuve assurait sa retraite par la rive droite. A la vue
des Cimbres, descendant en masses éparses du haut pays, la panique s’empare
de son armée : légionnaires et cavaliers prennent la fuite, ceux-ci
courant tout droit jusque vers Rome ; ceux-là gagnant les hauteurs
voisines où ils se croient en sûreté. Catulus, à l’aide d’une ruse de guerre,
a bien de la peine à ramener le gros de ses hommes sur le fleuve. Et, avant
que l’ennemi, déjà maître du cours supérieur, ait pu, en jetant dans le
torrent des arbres et des poutres, renverser le pont et couper ainsi les
Romains de leur ligne de retraite, il passe sur l’autre bord. Mais il avait
dû laisser une légion sur la rive gauche. Déjà le lâche tribun qui la
commandait voulait capituler, quand un centurion, Gnœus Petreius, d’Atina,
le tua, se fit jour au travers de l’ennemi, et regagna l’armée. Celle-ci
était sauvée : l’honneur militaire était sauf aussi : mais on payait cher
l’inoccupation des passes, et la retraite précipitée des légions. Catulus dut
reculer jusqu’à la rive droite du Pô, laissant toute la plaine transpadane au
pouvoir des Cimbres : Rome ne communiquait plus que par mer avec Aquilée.
Ces événements se passaient durant l’été de 652 [102 av. J.-C.],
au moment même où la bataille d’Aix décidait de la fortune des Teutons. Si
les Cimbres avaient poussé leur pointe sur Rome, ils l’eussent mise en grand
danger. Mais fidèles à leurs habitudes de repos durant l’hiver, ils
s’attardent et se délectent d’abord dans ce riche pays, où ils trouvent des
quartiers clos et couverts, des bains chauds, des boissons, et des mets
nouveaux et savoureux. Les Romains eurent ainsi le temps de réunir les forces
de l’Italie, et d’aller à leur rencontre. L’heure était passée de reprendre
l’œuvre qui aurait tant souri à un général démocrate, et de ressaisir le
vaste plan de la conquête des Gaules, sur lequel Gaius Gracchus avait
peut-être arrêté sa pensée. Du champ de bataille d’Aix, Marius ramène sur le
Pô son armée triomphante : il va passer quelques jours à Rome, où il rejette
le triomphe offert, jusqu’à ce qu’il ait complété la destruction des
Barbares : puis, il rejoint les armées réunies. Au printemps de 653 [101 av. J.-C.],
celles-ci, fortes de cinquante mille hommes, franchissent de nouveau le Pô,
et marchent droit aux Cimbres, qui de leur côté remontaient sans doute le
fleuve, pour l’aller passer, non loin de sa source. La rencontre se fit sous Vercellœ
(Verceil),
non loin du confluent de la Sésia[16], là même où
Hannibal avait livré sa première bataille sur le sol italien. Les Cimbres
dénoncèrent la bataille, et suivant leur coutume envoyèrent demander aux
Romains le lieu et l’heure. Marius les donna : il désigna la journée du
lendemain (30 juillet
653 [-101]), et le champ Raudique, vaste plaine où la
cavalerie romaine, bien supérieure à celle de l’ennemi, pouvait se développer
tout à l’aise. On en vint aux mains avec l’ennemi, surpris et devancé tout
ensemble : sa cavalerie perdue dans les brouillards épais du matin se trouva
tout à coup engagée avec les escadrons romains plus forts qu’elle. Rejetée en
arrière, elle alla tomber sur les fantassins, qui se rangeaient en ordre de
combat. Les Romains eurent complètement le dessus, sans qu’il leur en coûtât
beaucoup d’hommes : les Cimbres furent anéantis. Heureux purent être appelés
tous ceux que la mort avait couchés sur le champ de bataille, et ce fut le
sort du plus grand nombre, y compris le vaillant roi Boiorix : plus heureux
du moins étaient-ils que leurs frères d’armes, qui se tuèrent de désespoir
après la bataille, ou qui, traînés sur le marché aux esclaves de Rome et
livrés à un maître cruel, payèrent l’un après l’autre pour l’injure commise
par ces peuples du nord, assez osés pour avoir trop tôt tourné leurs
convoitises vers les splendides régions du sud. A la nouvelle de la ruine des
Cimbres, les Tigorins, demeurés sur les derniers contreforts des Alpes, avec
l’intention de les suivre, s’en retournèrent dans leur patrie. Ainsi donc, de
toute cette avalanche humaine, qui treize ans durant, avait roulé du Danube à
l’Èbre, et de la Seine
au Pô, jetant l’effroi parmi les nations, les uns gisaient à terre, les
autres subissaient la corvée de l’esclave : les enfants perdus des
émigrations germaines avaient soldé leur dette : le peuple sans patrie des
Cimbres, avec tous ses compagnons de route, avait cessé d’être.
A Rome, les partis politiques vont recommencer leurs
malheureuses querelles, pour ainsi dire, sur les cadavres des Germains, sans
jeter les yeux plus longtemps sûr ce grand chapitre du livre de l'histoire
universelle, dont la première page s'était ouverte sans place donnée au
sentiment plus pur du devoir accompli par tous, aristocrates et démocrates.
Dès le lendemain du combat éclate la rivalité la plus haineuse entre les deux
généraux ; divisés dans la politique, divisés aussi comme militaires par les
résultats si différents de leurs deux récentes campagnes. Catulus faisait
valoir, non sans apparence de raison, que la victoire était due à l'effort
des troupes rangées au centre et qu'il avait commandées ; que ses soldats
avaient rapporté trente et un étendards, quand ceux de Marius n'en
rapportaient que deux : ses légionnaires eux-mêmes avaient promené les envoyés
de la ville de Parme au milieu des corps amoncelés sur le champ de bataille,
leur disant que si Marius avait tué mille ennemis, Catulus en avait tué dix
mille ! Et néanmoins Marius fut tenu pour le vrai vainqueur. C'était
justice ! De par la supériorité du rang, il commandait en chef dans le
grand jour : il avait sur son collègue l'incontestable supériorité du talent
et de l'expérience militaires : de plus et surtout la seconde victoire, celle
de Verceil, n'avait été possible que grâce à la première, celle d'Aquæ
Sextiœ. Mais, en ce moment, ce furent bien moins ces raisons solides que les
considérations de parti qui attachèrent au seul Marius le renom glorieux
d'avoir sauvé Rome des Teutons et des Cimbres. Catulus était un personnage,
élégant, et sage : de plus, orateur agréable, tellement que l'harmonie de son
langage semblait l'éloquence même : auteur d'assez bons mémoires, poète dans
l'occasion, connaisseur et critique excellent dans les choses d'art, il
n'était rien moins que l'homme selon le cœur du peuple : sa victoire n'en
était point une pour l'aristocratie. Tout autres étaient les batailles menées
par le rude fils de paysan, qui, parti des rangs du commun peuple, était
monté aux sommets du pouvoir, et avait conduit le peuple au triomphe. Ses batailles,
tombeau des Cimbres et des Teutons, étaient aussi la défaite du pouvoir. Il
s'y rattachait de bien autres espoirs que la simple pensée de pouvoir aller
en toute sûreté, désormais, commercer au delà des Alpes, ou labourer la terre
en deçà. Vingt ans s'étaient écoulés depuis le jour où le corps sanglant de
Gaius Gracchus avait flotté sur le Tibre : pendant vingt ans Rome avait
subi et maudit le gouvernement restauré de l'oligarchie : Gracchus restait
sans vengeur : à l'édifice qu'il avait commencé, nul architecte n'avait remis
la main. Chez beaucoup de citoyens, vivaient la haine et l'espoir, chez
beaucoup des plus mauvais, chez beaucoup des meilleurs. L'homme était-il
enfin trouvé qui allait apporter et la vengeance et l'accomplissement des
vœux ? Cet homme était-il le fils du journalier d'Arpinum ?
Était-on bien sur le seuil de la nouvelle et seconde révolution, tant
redoutée par les uns, tant appelée par les autres ?
|