L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre V — Les peuples du Nord.

 

 

Depuis la fin du VIe siècle, la domination de la République s’étendait sur l’ensemble des trois grandes péninsules qui, se détachant du continent du nord, s’enfoncent au milieu des eaux méditerranéen : domination en plus d’un endroit mal assise, si l’on considère que dans les régions du nord et de l’ouest, en Espagne, que dans les vallées ligures de l’Apennin, et dans celles des Alpes, que dans les montagnes de la Thrace et de la Macédoine enfin, nombre de peuplades libres ou à moitié libres osaient encore porter le défi à la molle insouciance du gouvernement romain. Les relations continentales de l’Italie avec l’Espagne, de l’Italie avec la Macédoine étaient demeurées très superficielles ; et quant aux pays d’au delà des Pyrénées, des Alpes et des Balkans, aux vastes contrées qu’arrosent le Rhône, le Rhin et le Danube, tous restaient en dehors de la sphère politique de Rome. L’heure est venue de nous demander ce qu’elle avait fait pour assurer de ce côté la sécurité de son empire, ou pour l’arrondir ; et aussi de raconter comment un jour s’en vinrent frapper aux portes du Septentrion, les peuples innombrables dont les flots avaient de tout temps roulé derrière la barrière puissante des montagnes, faisant rudement voir au monde gréco-romain, qu’il se vantait à tort d’être l’unique tenancier de la terre.

Nos regards se porteront d’abord sur le pays d’entre les Alpes et les Pyrénées. Depuis longtemps les Romains y commandaient sur toute la côte de la Méditerranée, par l’intermédiaire de Massalie, leur cliente, l’une des plus anciennes et des plus puissantes parmi les cités fédérées et en réalité dépendantes. Ses stations maritimes, Agathè (Agde) et Rhodè (Rosas) à l’ouest, Tauroention (La Ciotat), Olbia (Hyères), Antipolis (Antibes) et Nicæa (Nice) à l’est, assuraient le cabotage par mer, et la route de terre entre les deux chaînes de montagnes : par ses relations mercantiles et politiques elle pénétrait au loin à l’intérieur. En l’an 600 [154 av. J.-C.], les Romains, moitié à son instigation, moitié conduits par leur propre intérêt, avaient poussé une expédition au sein des Alpes, au nord d’Antipolis et de Nicæa, chez les Ligures Oxybiens et les Déciètes. Ils avaient livré maints combats sérieux et souvent non sans pertes, et avaient contraint les montagnards à remettre à Massalie des otages gardés en permanence, et à lui payer tribut annuel. On peut admettre comme chose vraisemblable, qu’à la même époque, et dans toute la contrée qui reconnaissait l’alliée de Rome pour suzeraine, la culture de la vigne et de l’olivier, qui y avait fleuri d’abord à l’instar de l’agriculture massaliote, avait été supprimée dans l’intérêt des grands propriétaires de domaines et des marchands italiens[1]. C’est aussi dans un but de spéculation mercantile que les Romains, en 611 [-143], sous la conduite du consul Appius Claudius, font la guerre aux Salasses. L’enjeu de la lutte n’est autre que les mines et lavages d’or de Victumulæ (dans le pays de Verceil et de Bard, et dans tout le val de la Doire Baltée). La grande extension de ces lavages, qui enlevaient aux habitants de la plaine inférieure les eaux nécessaires à l’agriculture, amena d’abord de la part de Rome une tentative d’arrangement pacifique, puis bientôt l’intervention armée. Comme toutes les guerres de ce siècle, celle-ci débute par une défaite des Romains ; elle se termine par la soumission du peuple salasse ; et la région de l’or devient la propriété du trésor public. A quelque quarante ans de là (654 [100 av. J.-C.]), la colonie d’Époredia (Ivrée) est fondée sur le territoire conquis : comme Aquilée commande les passes orientales des Alpes, elle a pour mission de les commander à l’ouest.

Mais les expéditions dans les Alpes avaient pris une plus sérieuse tournure, lorsque Marcus Fulvius Flaccus, le fidèle allié de Gaius Gracchus et consul en 629 [-125], était venu dans cette région avec le commandement suprême. Le premier il entra dans la voie des conquêtes au delà de la grande chaîne. A cette époque, au milieu de la nation des Celtes partagée en nombreuses peuplades, celle des Bituriges avait perdu son ancienne et réelle hégémonie ; et tandis qu’elle n’avait gardé qu’une sorte de préséance honoraire, la prédominance dans toute la région qui va des Pyrénées à la Méditerranée et au Rhin, appartenait aujourd’hui aux Arvernes[2]. On n’exagère rien, sans doute, en disant que grâce à cela ils pouvaient mettre jusqu’à cent quatre-vingt mille hommes en campagne. Les Eduens [Hædui : du pays d’Autun] leur disputaient le premier rang, quoique inégaux en forces. Au nord-est des Gaules, les rois des Suessions (Soissons) réunissaient sous leur protectorat toute la fédération des Belges, s’étendant jusqu’à la Bretagne. Les voyageurs grecs racontaient merveille des magnificences de la cour du roi arverne Luern [Luerius]. Ils l’avaient vu, entouré d’une suite brillante, hommes de clan, chasseurs avec les meutes accouplées, et troupes de chanteurs errants, parcourant les villes de son royaume, monté sur son char rehaussé d’argent, jetant l’or à pleines mains à la foule, et surtout réjouissant le cœur de ses poètes sur qui tombait la pluie aux jaunes reflets. Il tenait table ouverte dans une salle de mille cinq cents doubles pas carrés : tout passant était convié à des festins, véritables noces de Gamache. Ce qu’il y a de certain, c’est que de nombreuses monnaies d’or du pays nous ont été conservées, et qu’elles attestent chez les Arvernes une richesse peu commune en même temps qu’une civilisation relativement avancée.

La première attaque de Flaccus ne fut point dirigée contre eux, mais contre les peuplades de la région d’entre les Alpes et le Rhône, où les aborigènes ligures s’étaient mêlés avec les bandes celtiques venues à une époque postérieure, et avaient formé une nation celto-ligurienne, comparable à la nation celtibérienne. Il combattit d’abord, et avec succès (629-630 [125-124 av. J.-C.]), les Salyens ou Salluviens, cantonnés aux environs d’Aix, et dans le val de la Durance ; et leurs voisins au nord, les Voconces (départements de Vaucluse et de la Drôme). Son successeur Gaius Sextius Calvinus (631-632 [-123/-122]), marcha contre les Allobroges, le puissant clan celtique du val d’Isère, descendus en masse à la prière de Tutomotulus, roi des Salyens, expulsé par les Romains, et qui voulaient l’aider à reconquérir son royaume. Ils furent battus dans les environs d’Aix. Comme ils refusaient néanmoins de livrer le transfuge, ils se virent envahis par Gnœus Domitius Ahenobarbus (632 [-122]), venu après Calvinus. Jusqu’ici la nation reine parmi les Celtes avait assisté immobile aux progrès des Romains. Le roi arverne Bituit, fils de Luern, semblait peu se soucier d’entrer dans les complications d’une guerre sérieuse, pour le seul intérêt de son protectorat mal assis sur les peuplades de l’est. Mais les Romains faisant mine d’aller chercher les Allobroges jusque chez eux, il offrit sa médiation, qui fut refusée. Aussitôt il marcha, avec toutes ses forces au secours des Allobroges ; et les Eduens, par contre, se rangèrent du côté des Romains. A la nouvelle de cette levée de boucliers, la République envoya sur les lieux Quintus Fabius Maximus, consul pour 633 [121 av. J.-C.], lequel opérant sa jonction avec Ahenobarbus, devait faire face à l’orage. Le 8 août 633, eut lieu, sur la limite sud du canton allobroge, aux confluent de l’Isère et du Rhône, le choc qui décida du sort de la Gaule méridionale. En voyant le pont de bateaux qu’il avait fait jeter sur le Rhône, successivement couvert par les hordes innombrables des clans accourues à son appel, le roi Bituit n’eut plus qu’un regard de dédain pour l’armée romaine trois fois plus faible rangée en bataille sur l’autre rive : Il n’y en a même pas assez, s’écriait-il, pour rassasier les chiens de mes Gaulois ! Mais ses Gaulois avaient affaire à un petit-fils du vainqueur de Pydna. Maximus remporta une victoire décisive ; et le pont s’étant rompu sous la masse des fuyards, la plus grande partie des bandes arvernes périt. Le roi se déclara impuissant à prêter dorénavant aide efficace aux Allobroges, et il les invita même à faire la paix avec Maximus. Ils se soumirent, et le consul, décoré du surnom d’Allobrogique, s’en retourna en Italie, laissant à Ahenobarbus le soin de mener à fin la guerre avec les Arvernes. La tâche était facile. Mais Ahenobarbus, furieux de ce que Bituit avait conseillé aux Allobroges de se soumettre au consul et non à lui-même, s’empare de l’Arverne traîtreusement, et l’expédie à Rome, où le Sénat, tout en ayant un blâme pour la violation de la foi jurée, n’en retient pas moins la victime, et va jusqu’à exiger en sus la remise du fils de Bituit, Congonnetiac. Aussitôt, et pour cette cause, paraît-il, la guerre à peu prés éteinte se rallume : l’on en vient une seconde fois aux mains, non loin de Vindalium (au-dessus d’Avignon), à l’embouchure de la Sorgue. La bataille n’est pas plus heureuse pour les Arvernes : ils ne tiennent pas devant les légions et surtout devant les éléphants d’Afrique. Enfin ils demandent la paix, et le calme se rétablit dans les Gaules[3].

Toutes ces opérations militaires eurent pour conséquence l’établissement d’une nouvelle province romaine entre les Alpes maritimes et les Pyrénées. Les peuplades à l’est du Rhône tombent sous la suzeraineté de la République : dès ce jour, probablement, elles lui payent tribut, à moins qu’elles n’aient à le payer à Massalie. Dans la région d’entre Rhône et Pyrénées, les Arvernes demeurent libres ; et ne servent aux Romains aucune redevance : mais ils délaissent toute la partie la plus méridionale de leur territoire médiat ou immédiat, toute la zone située au midi des Cévennes jusqu’à la mer, et tout le cours supérieur de la Garonne jusqu’à Tolosa (Toulouse). Comme, en exigeant cet abandon, les Romains avaient pour but de relier l’Espagne à l’Italie, ils occupent aussitôt la contrée, et se mettent sans délai à l’œuvre des routes, le long de la côte. Pour cela, ils assignent à Massalie, déjà propriétaire d’une ligne de stations maritimes sur ce point, une bande riveraine de la mer, d’une largeur variable de 1/5 à 3/10 de mille (allemand : de 2,960 à 4,440 mètres environ), et allant du pied des Alpes au Rhône, avec mission d’y tenir la chaussée en bon état d’entretien. Du Rhône aux Pyrénées, ils établissent eux-mêmes une voie militaire, qui prend de son fondateur Domitius Ahenobarbus, l’appellation de voie Domitienne. Comme d’usage, avec la construction des routes va de pair l’édification de nouvelles forteresses. A l’est, ils choisissent l’emplacement même où Gaius Sextius a battu les Gaulois. La beauté et la fertilité du lieu ; ses sources froides et chaudes y invitaient les émigrants. Bientôt on vit s’élever la ville romaine des Bains de Sextius (Aquæ Sextiæ). A l’ouest, les colons s’établirent à Narbo, antique cité celtique, située sur les rives d’un cours d’eau navigable, l’Atax (Aude), à peu de distance de la mer, déjà nommée par Hécatée, importante et rivalisant avec Massalie, dès avant l’arrivée des Romains, par la traite qui s’y faisait de l’étain britannique. Aix n’a pas le droit municipal, elle demeure simple station militaire[4]. Narbonne au contraire, poste avancé, fondé de même pour tenir les Gaulois en bride, mais dédié particulièrement à Mars [Narbo Martius], reçut le titre de colonie romaine [colonia civium Rom.] : elle fut la résidence habituelle du gouverneur de la nouvelle province transalpine, de la province Narbonnaise, pour lui donner le nom sous lequel elle est plus connue.

Toutes ces extensions de territoire avaient eu les Gracques et leur parti pour promoteurs, dans le but évident d’ouvrir un champ nouveau et inépuisable aux projets de colonisation. On y eût trouvé les mêmes avantages qu’en Sicile et en Afrique, sans compter qu’il était plus aisé d’y arracher la terre aux indigènes, que d’enlever aux capitalistes italiens les champs fertiles de la Sicile et de la Libye. La chute de Gaius Gracchus eut aussi son contrecoup dans la Transalpine ; la conquête s’y limita ; on cessa de fonder des villes nouvelles. Pourtant si l’on ne persévéra pas dans l’accomplissement de l’idée première, il n’en resta pas moins une création d’une certaine importance. La contrée soumise aux armes de Rome, et l’édification de Narbonne, à qui le Sénat avait, mais en vain, préparé le sort de la colonie de Carthage, demeurèrent comme des pierres d’attente ; montrant aux futurs successeurs de Gracchus et la voie à suivre, et le monument à achever. On ne peut douter que la caste marchande, qui ne pouvait faire concurrence qu’à Narbonne au commerce gallo-britannique de Massalie, n’ait défendu le nouvel établissement contre le mauvais vouloir des aristocrates.

La tâche imposée à Rome au nord-est de l’Italie était la même qu’au nord-ouest. Mais de ce côté, sans la négliger tout à fait, elle ne l’accomplit qu’imparfaitement : elle y fit moins même qu’ailleurs. Par la fondation d’Aquilée (571 [183 av. J.-C.]), elle s’était assuré la possession de la péninsule de l’Istrie : l’Épire et l’ancien domaine des maîtres de Scodra lui obéissaient en grande partie, et depuis plus longtemps. Mais sa domination ne s’étendait nulle part à l’intérieur ; et elle n’était guère que nominale le long de cette côte inhospitalière, courant de l’Istrie à l’Épire, au milieu de ces chaînes de montagnes et de ces cuvettes profondes, enchevêtrées, sauvages, sans vallées, sans fleuves, sans plages maritimes, et protégées par le long archipel d’îles rocheuses, qui sur ce point séparent la Grèce de l’Italie bien plus qu’elles ne les rapprochent. Dans cette région, la ville de Delmion servait de centre à la confédération des Delmates ou Dalmates, aux mœurs rudes comme leurs monts : les peuples voisins avaient atteint déjà un haut degré de civilisation, qu’on ignorait encore en Dalmatie l’usage de la monnaie, et que, la propriété privée n’étant point encore en usage, on y faisait tous les huit ans le partage des champs entre les membres divers de la communauté. Là, le seul métier indigène était la piraterie sur terre et sur mer. Les peuplades dalmates, dans les temps antérieurs, avaient vécu avec Scodra dans le lien d’une suzeraineté peu étroite : les expéditions romaines contre la reine Teuta et Démétrius de Pharos les avaient atteintes en passant ; mais à l’avènement de Genthios elles s’étaient affranchies, et par là soustraites à la condition faite à l’Illyrie, tombée sous la suprématie romaine, après la chute du royaume de Macédoine. La République abandonna d’abord à lui-même ce pays qui n’avait rien qui put la tenter. Mais bientôt il lui fallut écouter les plaintes de ses sujets d’Illyrie, des Daorsiens notamment, vivant sur les bords de la Narenta au sud de la Dalmatie, et des habitants de l’île d’Issa (Lissa), dont les stations continentales de Tragyrion (Trau) et d’Epetion (non loin de Spalato) avaient tous les jours à souffrir. Rome envoya donc une ambassade. Elle revint bientôt avec cette réponse : que les Dalmates n’avaient jamais pris garde aux Romains, et ne s’en voulaient pas davantage occuper dans l’avenir ! En 598 [156 av. J.-C.], une armée légionnaire descendit sur la côte avec le consul Gaius Marcius Figulus. Il s’enfonça dans le pays, mais fut bientôt ramené vers les possessions romaines. Publius Scipion Nasica, son successeur, put s’emparer enfin de la grande et forte place de Delmion, après quoi la confédération mit bas les armes et se reconnut sujette. Mais ce pays, soumis à la surface, était trop pauvre pour mériter un administrateur spécial : comme on l’avait fait déjà pour les possessions plus importantes de l’Épire ; on le fit gouverner depuis l’Italie, par le fonctionnaire préposé à la Gaule cisalpine ; et cette situation se perpétua, même après l’érection de la Macédoine en province (608 [-146]) et la délimitation de sa frontière au nord de Scodra[5].

Quoi qu’il en soit, la transformation de l’ancien royaume de Persée en pays immédiat et sujet, donne aussitôt une importance grande aux rapports de Rome avec les peuples du nord-est. Elle est désormais dans l’obligation de défendre contre les tribus barbares qui l’avoisinent, la frontière septentrionale et orientale de son nouvel empire : de même et à peu de temps de là (621 [133 av. J.-C.]), par l’acquisition de la Chersonèse de Thrace (péninsule de Gallipoli), jadis annexe du royaume des Attalides, elle hérite du devoir, accepté jadis par les rois de Pergame, de défendre Lysimachie contre les Thraces.

De cette double base, de la vallée du Pô, et de la Macédoine, les Romains pouvaient maintenant diriger leurs opérations vers les sources du Rhin et du Danube, et se rendre maîtres des montagnes du nord, dans la limite des besoins de leur sécurité au sud. Là encore, la nation la plus puissante était la nation celtique. A en croire la tradition locale, les hordes gauloises parties des régions occidentales et des rivages de l’Océan, se seraient à la même heure répandues dans la vallée du Pô, au midi de la grande chaîne, et au nord dans les pays du Rhin supérieur et du Danube. L’une de ces tribus celtiques s’était établie sur les deux bords du premier des deux fleuves. Riches et puissants, vivant en paix et en alliance avec Rome, dont ils ne touchaient nulle part l’empire, les Helvètes s’étendaient des bords du Léman au Main, occupant les territoires de la Suisse, de la Souabe et de la Franconie modernes. Après eux, et sur leurs confins venaient les Boïes, occupant la Bavière et la Bohême de nos jours[6]. Plus au sud-est encore, on trouvait une autre race celtique, fixée en Styrie et en Carinthie sous le nom de Taurisques, et Noriques plus tard ; et en Frioul, en Carniole et en Istrie sous le nom de Carnes. Noréia, leur ville (non loin de Saint-Vit, au nord de Klagenfurt), était florissante et célèbre, à raison des mines de fer activement exploitées dans le pays. Mais ce qui y attirait plus encore les Italiens, c’étaient les riches mines d’or récemment découvertes. Les indigènes expulsèrent d’ailleurs tous les étrangers et gardèrent leur Californie pour eux seuls. Selon leur habitude, les Gaulois en envahissant ainsi les deux versants des Alpes, n’avaient guère occupé que la plaine et les premières collines : quant à la montagne, et à la région de l’Adige et du Pô inférieur, ils les avaient négligées : elles étaient restées aux indigènes plus anciens, dont l’histoire n’a pu encore établir la nationalité, les Rætiens, cantonnés dans les rochers de la Suisse orientale et du Tyrol, les Euganéens et Vénètes, dans le pays de Padoue et de Venise. Si bien qu’aux extrémités de son double courant l’invasion celtique se rejoignait presque ; et qu’une étroite ligne de populations locales séparait seule les Gaulois Cénomans de Brixia [Brescia] des Gaulois Carniques du Frioul. Depuis longtemps les Romains avaient dans les Euganéens et les Vénètes des amis et sujets : mais les peuplades alpestres étaient encore libres, et descendant sans cesse de leurs montagnes, se livraient à des incursions continuelles dans la plaine au nord du Pô, pillant, brûlant, commettant mille atrocités dans les villes prises, massacrant la population mâle jusqu’aux enfants dans les langes, représailles terribles sans doute contre les razzias des Romains dans leurs vallées. On se fera l’idée des dangers auxquels était exposée la Transpadane, en se rappelant qu’en 660 [94 av. J.-C.] une horde rhétienne détruisit de fond en comble la grande ville de Comum.

Quand l’on voit ainsi se confondant et s’entremêlant au nord et au midi des Alpes les tribus celtiques et non celtiques, on comprend de même quels immenses mélanges de peuples s’étaient aussi opérés sur les rives du bas Danube. Là, point de haute montagne, point de muraille naturelle qui les séparât. Chez les Illyriens, dont les Albanais de nos jours semblent être le dernier débris, la population avait subi une forte infusion de sang gaulois, à l’intérieur principalement : les armes, la tactique militaire y étaient partout celles des Gaulois. Aux Taurisques touchaient les Japydes assis sur les Alpes Juliennes, dans la Croatie actuelle, et jusque vers Firme et Zeng. Illyriens d’origine, ils étaient maintenant à demi Celtes. A leur suite venaient sur le littoral les Dalmates, dont nous avons déjà parlé : les Gaulois ne semblent pas avoir jamais pénétré dans leurs âpres montagnes. Mais dans le massif intérieur habitaient les Scordisques, Celtiques eux aussi, ils avaient écrasé le peuple des Triballes, puissant jadis : ils avaient joué le principal rôle dans les expéditions des Gaulois contre Delphes. Maîtres du pays, de la basse Save à la Morawa (Bosnie et Servie), ils se répandaient au loin à travers la Mœsie, la Thrace et la Macédoine : on faisait des récits effrayants de leur bravoure et de leur cruauté. Ils avaient pour principale place d’armes la forte Segestica ou Siscia, à l’embouchure de la Kulpa dans la Save.

Pour ce qui est des populations de la Hongrie, de la Valachie et de la Bulgarie de nos jours, elles étaient encore hors de vue : les Romains, sur la limite orientale de la Macédoine, n’avaient de contact, qu’avec les Thraces, dans la chaîne du Rhodope [Despoto-Dagh, rameau de l’Hœmus].

En face de ces vastes régions barbares, un gouvernement plus énergique que ne l’était alors celui de la République eût eu fort à entreprendre pour organiser la défense régulière et efficace de la frontière : mais ce qui fut fait par la restauration en vue d’une telle tâche n’allait pas même au niveau des plus minces exigences. Non qu’il n’y ait eu souvent des expéditions dirigées contre les peuplades des Alpes : en 636 [118 av. J.-C.], Rome assiste à un triomphe pour une victoire sur les Stoéniens, logés, on le suppose, dans la montagne au-dessus de Vérone : en 659 [-95], le consul Lucius Crassus fouille en tous sens les vallées, passe les habitants au fil de l’épée : pourtant il n’en tue point assez, à ce qu’il parait, pour mener son triomphe à son tour, et réunir ainsi les lauriers militaires à sa gloire d’orateur. Mais comme tout cela n’était que simples razzias, enflammant la colère des indigènes sans leur ôter le moyen de nuire ; comme après chaque incursion, les troupes rentraient aussitôt, la condition de la Transpadane n’en fut pas, à dire le vrai, améliorée. A l’autre extrémité de l’empire, dans l’est, la République parait ne s’être en rien préoccupée de ses voisins : à peine si nous entendons parler de quelques combats livrés aux Thraces, en 651 [-103], et aux Mœdiens, dans la chaîne qui sépare la Macédoine de la Thrace, en 657 [-97]. Les luttes furent plus fréquentes et plus sérieuses du côté de l’Illyrie. Là, la turbulence des Dalmates suscitait tous les jours les plaintes de leurs voisins et des marins naviguant dans les eaux de l’Adriatique ; et sur la frontière du nord de la Macédoine, laquelle, selon l’expression pittoresque d’un Romain, s’arrêtait là où cessaient d’atteindre l’épée et la lance du soldat de la République, les combats ne sont pas finis qu’aussitôt ils recommencent. En 619 [-135], une armée marche contre les Ardiéens ou Vardœens, et les Pléræens ou Paraliens, tribu dalmate postée au nord des bouches de la Narenta, qui ne cesse de troubler la mer et la côte voisines : Rome lui ordonne de s’éloigner dans l’intérieur. Elle s’établit alors dans l’Herzégovine actuelle, et commence à y cultiver la terre : mais ne pouvant s’habituer à une telle vie dans la rude contrée qui lui est assignée, elle dépérit bientôt. Vers le même temps, une expédition marche de Macédoine contre les Scordisques, qui sans nul doute avaient fait cause commune avec les pillards de la côte. Un peu plus tard (625 [129 av. J.-C.]), le consul Tuditanus, de concert, avec Decimus Brutus, l’énergique conquérant des Galléques espagnols, attaque les Japydes, et quoique défait dans un premier combat, il les écrase, et porte les armes romaines dans le cœur de la Dalmatie, jusque sur les bords de la Kerka, à 25 milles allemands (50 lieues) d’Aquilée. Désormais les Japydes vivent paisibles et en amitié avec Rome. Mais à dix ans de là (635 [-119]), les Dalmates se soulèvent de nouveau, appuyés cette fois par un mouvement des Scordisques. Pendant que le consul Lucius Cotta marche contre ces derniers, et pousse jusqu’à Ségestica, Lucius Metellus, son collègue, et second frère du Numidique (il s’appellera un jour le Dalmatique [Dalmaticus]), se jette sur les autres, les bat, et passe l’hiver à Salone (Spalato), qui, de ce jour, devient vraisemblablement la principale place d’armes des Romains. Je fixerais aussi à la même date l’établissement de la voie Gabinienne, allant de Salone vers les pays de l’est, par Andetrium (non loin de Mousch) et autres lieux. L’expédition du consul Marcus Æmilius Scaurus contre les Taurisques, en 639[7] [-115], ressemble davantage à une guerre faite en vue de la conquête : Scaurus le premier chez les Romains a franchi la chaîne des Alpes orientales au point où leur faîte s’abaisse, entre Trieste et Laybach. Il impose à l’ennemi un traité d’amitié et d’hospitalité, donnant toute sécurité au commerce assez actif qui se poursuit entre Rome et la contrée, sans entraîner la République, comme l’eût fait un assujettissement formel, dans les complications du mouvement des peuples au nord de la chaîne. Quant aux reconnaissances parties de la Macédoine et dirigées alors vers le Danube, elles ne donnent d’abord que de fâcheux résultats : le consul Gaius Porcius Caton (640 [114 av. J.-C.]) se laisse surprendre par les Scordisques dans les monts Serbes : son armée est complètement anéantie, et il s’enfuit honteusement avec quelques hommes : le préteur Marcus Didius a grand’peine à couvrir la frontière. Après Caton, les consuls qui lui succèdent sont plus heureux : citons Metellus Caprarius (641-642 [-113/-112]) ; Marcus Livius Drusus (642-643 [-112/-111]), le premier général romain qui ait atteint le Danube, et enfin Marcus Minucius (644 [-110]), qui porte ses armes jusqu’à la Morawa[8], et inflige aux Scordisques une telle défaite, qu’à partir de ce jour, ils tombent presque dans l’oubli. Alors une autre tribu prend leur place, celle des Dardaniens (en Serbie), destinés à jouer le rôle important dans toute la région qui va du nord de la Macédoine au Danube.

Mais les victoires eurent des suites que les vainqueurs avaient été loin de pressentir. Depuis longtemps déjà, un peuple errant se mouvait sur la zone septentrionale des régions occupées par les Celtes aux deux côtés du Danube. Ce peuple s’appelait les Cimbres ou Chempho (les preux, ou, pour emprunter la traduction de leurs ennemis, les brigands). Il est probable que cette appellation, antérieurement à l’exode, était devenue celle de toute la nation. Ils venaient du septentrion. Les premiers Gaulois contre lesquels ils se choquèrent, autant qu’on le peut savoir, furent les Boïes de Bohême. Des causes de leur départ, de la direction de leur mouvement, les contemporains ont négligé de nous rien dire de précis. Y suppléer par voie d’induction serait chose impossible, les événements contemporains au nord de la Bohème et du Main, et à l’est du Rhin inférieur, se dérobant totalement à nos regards[9]. En revanche, les faits les plus clairs démontrent que le noyau des Cimbres, et aussi celui des hordes pareilles des Teutons qui se joignirent à eux un peu plus tard, loin d’appartenir à l’arbre celtique, comme les Romains l’ont cru d’abord, se rattachait au contraire à l’élément germanique. Les deux petites tribus portant le même nom, restes probables de la grande nation, et délaissées jadis dans la patrie primitive, les Cimbres dans le Danemark actuel, les Teutons dans l’Allemagne du nord, sur la plage de la Baltique, où déjà un contemporain d’Alexandre le Grand, Pythéas, les a signalés à propos de la traite de l’ambre : les Cimbres et les Teutons inscrits au catalogue des peuples germaniques parmi les Ingœvons, à côté des Chauques : l’opinion de César, qui le premier parmi les Romains sut constater la différence entre Gaulois et Germains, et qui range formellement parmi ces derniers les Cimbres, dont il a encore dû voir bon nombre : enfin les noms mêmes de ces peuples, leurs caractères physiques et ethnologiques, leur genre de vie, tout, chez eux, les rattache à la grande famille du nord, et surtout à la famille germaine. D’autre part, on comprend aisément, qu’après quelque vingt ou trente ans de vie voyageuse, peut-être, l’essaim ramassant dans ses courses à travers les pays celtiques des frères d’armes et des volontaires toujours bien accueillis, se soit grossi d’une foule d’aventuriers gaulois. Rien d’étonnant dès lors, si l’on voit à la tête des Cimbres des chefs portant un nom celte, ou si les Romains emploient comme éclaireurs des espions parlant la langue celtique. Prodigieuse fut leur marche : les Romains n’avaient encore rien vu de pareil. Ce n’était là ni une horde de brigands à cheval, ni la croisade d’un printemps sacré ou de toute une jeunesse envoyée à l’étranger. C’était tout un peuple en cours d’émigration, marchant avec femmes et enfants, avec tout son bien et son avoir, à la recherche d’une nouvelle patrie. Chez les peuples du nord encore nomades, le char avait son importance, inconnue des Hellènes et des Italiques : les Celtes, eux aussi, l’emmenaient avec eux dans leurs guerres. Avec son rideau de cuir tendu par-dessus, il servait de maison à la famille ; la femme, les enfants, le chien du maître même, tous y trouvaient place, pêle-mêle, à côté du mobilier. Les hommes du sud virent avec étonnement ces grands corps sveltes, ces longues tresses d’un blond foncé, ces yeux azurés, ces femmes aux formes vigoureuses et puissantes, ne le cédant qu’à peine à leurs maris en taille et en vigueur ; les enfants surtout, à la tête blanche comme la tête des vieillards (ainsi les Italiens émerveillés caractérisaient les cheveux couleur de lin de la jeune progéniture de ces peuples). Quant à leur manière de se battre, elle était à peu près celle des Celtes d’alors, qui n’en venaient plus aux mains tête nue, portant l’épée ou l’épieu, selon l’ancienne pratique des Gaulois d’Italie, mais avaient revêtu le heaume de bronze, richement orné souvent, et lançaient une arme de jet redoutable, la materis[10]. Ils avaient aussi gardé la grande et large épée, et le petit pavois : enfin, ils revêtaient la cuirasse. Ils ne manquaient pas de cavalerie, quoique sous ce rapport les Romains leur fussent supérieurs. Pour tout ordre de bataille, ils se massaient comme autrefois, sans art, en une sorte de phalange profonde autant que large, et dont les premiers rangs, aux jours des combats plus périlleux, se tenaient enchaînés par des cordes passées dans les ceintures de métal. Les mœurs des Cimbres étaient rudes. Souvent ils dévoraient la viande crue. Le plus brave, et autant que possible le plus haut de taille, était roi de l’armée. Souvent aussi, de même que chez les Celtes et les autres Barbares, ils convenaient avec l’ennemi du jour et du lieu; et avant d’en venir aux mains, tel d’entre eux sorti des rangs provoquait un adversaire au combat singulier. Ils se préparaient à la lutte par des gestes grossiers de mépris et par un vacarme épouvantable; les hommes poussant leur cri de guerre, les femmes et les enfants frappant à coups redoublés les toits de cuir des chars. Ils se battaient bravement : la mort sur le champ d’honneur leur semblait la seule qui fût digne de l’homme libre : mais la lutte heureusement finie, ils s’indemnisaient dans les excès d’une bestialité révoltante, ayant parfois promis à leurs dieux guerriers l’offrande de tout ce que la victoire aurait donné au vainqueur. En pareil cas, tout le butin mobilier était brisé : les chevaux étaient tués, et les captifs pendus ou mis en réserve pour de sanglants sacrifices. Ils avaient pour prêtresses des femmes aux cheveux grisonnants, enveloppées de vêtements blancs, allant pieds nus. Comme l’Iphigénie de la fable dans le pays des Scythes, elles immolaient les victimes, et prophétisaient l’avenir qu’elles lisaient dans le sang des prisonniers de guerre ou dès criminels. Je ne saurais dans toutes ces coutumes faire le départ de ce qui était de l’usage commun des Barbares du nord, de ce qui venait des Celtes, ou de ce qui venait des Germains : mais faire accompagner et guider l’armée par des prêtresses, et non par des prêtres, constitue indubitablement un trait de mœurs germaniques. Ainsi s’avançaient les Cimbres au travers d’un pays inconnu, monstrueuse cohue de peuples divers, agglomérés autour de ce noyau d’aventuriers germains, originaires des bords de la Baltique ; assez semblables à ces armées d’émigrants qui, surchargés de bagages, et mêlés entre eux, s’en vont au delà des mers à la poursuite de leurs rêves de fortune ; conduisant par monts et par vaux leur forteresse roulante [wagenburg] avec cette adresse qui caractérise la vie nomade ; hostiles à la civilisation, et destructeurs comme l’ouragan ou la vague en furie : mais comme la vague aussi, capricieux, irréfléchis, courant aujourd’hui en avant, demain s’arrêtant tout d’un coup : puis, se précipitant de côté, ou revenant en arrière. Ils arrivaient et frappaient à l’instar de l’éclair : à l’instar de l’éclair, ils disparaissaient ! Pourquoi ne s’est-il pas rencontré un homme qui, secouant la torpeur du siècle, se soit ingénié à observer diligemment et à décrire le prodigieux météore ? Quand longtemps après, la science a cru retrouver la chaîné dont cette émigration armée forme un anneau, en même temps qu’elle était la première, parmi les expéditions venues du fond de la Germanie, qui se vînt heurter contre la civilisation antique la science arrivait, hélas trop tard : la tradition immédiate et vivante des faits s’était irrémissiblement perdue.

Quoi qu’il en soit, le peuple sans patrie des Cimbres, arrêté longtemps devant les portes du sud par les Celtes du Danube et les Boïes principalement, trouve jour enfin à briser la barrière. On était au lendemain des attaques dirigées par les Romains contre ces mêmes Gaulois danubiens. Ceux-ci les appelèrent-ils à leur secours contre les légions envahissantes ? Ou n’est-ce pas plutôt l’invasion romaine qui les aurait empêchés de se garder suffisamment du côté du nord ? Les Cimbres traversant le pays des Scordisques, entrèrent (641 [113 av. J.-C.]) dans celui des Taurisques, et s’approchèrent des passes des Alpes de Carniole, que couvrait le consul Gnæus Papirius Carbon, posté sur les hauteurs en avant d’Aquilée. Soixante-dix ans plus tôt, une tribu gauloise ayant voulu s’établir sur le versant méridional, avait dû, sur l’ordre de Rome, évacuer le territoire déjà occupé sans résistance : à l’heure où nous sommes encore, la crainte du nom romain eut la puissance d’arrêter les Transalpins. Les Cimbres n’attaquèrent pas. Ils reculèrent même, Carbon leur enjoignant d’avoir à quitter le pays des Taurisques, hôtes et amis de la République, injonction dont les traités avec ce peuple ne faisaient nullement un devoir au consul ; et ils s’apprêtèrent à suivre les guides donnés par celui-ci pour les reconduire à la frontière. Mais ces guides avaient été vendus pour les faire tomber dans une embuscade où les attendait Carbon. On en vint aux mains, non loin de Noréia (dans la Carinthie). Les Cimbres trahis vainquirent le traître, et lui tuèrent une partie de son monde : sans un orage qui sépara les armées, c’en était fait de celle de la République. Ils auraient pu aussitôt descendre en Italie : ils aimèrent mieux tourner à l’ouest. S’ouvrant un chemin le long de la rive gauche du Rhin et au travers du Jura, bien moins par la force des armes, qu’en s’accommodant avec les Helvètes et les Séquanes, ils reparaissent, quelques années après la défaite de Carbon, dans le voisinage du territoire romain. En 645 [109 av. J.-C.], Marcus Junius Silanus entre dans la Gaule méridionale, et s’en va défendre le pays des Allobroges que met en danger l’invasion. Les Cimbres lui demandent une assignation de terres, où ils puissent s’établir en paix, demande d’ailleurs inadmissible. Pour toute réponse, le consul attaque : mais il est complètement battu, et son camp tombe aux mains de l’ennemi. Pour réparer son désastre, il faut recourir à de nouvelles levées : or déjà les enrôlements rencontrent des difficultés telles, que le Sénat provoque le rapport des lois votées, dit-on, sur l’initiative de Gaius Gracchus, et qui ont abrégé la loi du service militaire. Cette fois encore, au lieu de poursuivre leur victoire, les Cimbres envoient une ambassade en Italie, renouvelant leur demande de terres où ils puissent s’établir : en même temps, ils s’occupent à soumettre les cantons celtiques d’alentour. La province romaine et l’armée de nouvelle formation eurent ainsi un peu de répit : mais tout à coup voici qu’un autre ennemi se lève dans la Gaule même. Les Helvètes avaient beaucoup souffert dans leurs combats incessants avec leurs voisins du nord. Entraînés par l’exemple des Germains, ils veulent à leur tour passer dans la Gaule occidentale, où ils trouveront de plus paisibles et plus fertiles demeures : peut-être qu’aussi, quand les bandes des Cimbres ont traversé leur pays, ils ont noué alliance avec eux. Quoi qu’il en soit, tous les hommes valides des Tougènes (localité inconnue) et des Tigorins (sur le lac de Morat, au pied du Jura), conduits par Divicon, franchissent le Jura[11], et poussent jusque dans le pays des Nitiobriges (non loin d’Agen, sur la Garonne). Là ils rencontrent devant eux l’armée du consul Lucius Cassius Longinus, qui se laisse attirer dans une embuscade. Il y périt, lui, son lieutenant, le consulaire Gaius Pison, et la plupart de ses soldats. Le commandant intérimaire, Gaius Popillius, qui s’était réfugié dans le camp, à peu de temps de là capitule et, passe sous le joug, livrant aux Helvètes la moitié de ses bagages et munitions, et aussi des otages (647 [107 av. J.-C.]). Les choses en viennent à ce point, que Tolosa, l’une des plus fortes villes de la province romaine, se soulève contre la République et jette sa garnison dans les fers. Bientôt pourtant, comme les Cimbres s’attardent ailleurs, et comme les Helvètes, provisoirement, ne menacent plus la province, le nouveau général envoyé de Rome, Quintus Servilius Cœpion, a le temps de se porter sur Tolosa, et de la reprendre grâce à une trahison. Il y pille tout à loisir les immenses richesses amoncelées dans l’antique et célèbre sanctuaire de l’Apollon gaulois. Quelle aubaine pour le trésor public obéré ! Malheureusement les vases d’or et d’argent, envoyés à Marseille sous trop faible escorte, sont enlevés en route par une bande de brigands, et disparaissent sans laisser de traces : le consul et ses officiers passèrent pour avoir monté le coup (648 [106 av. J.-C.]). Cependant on se remit sur la défensive, et garnissant la province de trois fortes armées, on attendit qu’il plût à l’ennemi principal, aux Cimbres, de renouveler leur attaque. Ils vinrent en 649 [-105], conduits par leur roi Boiorix, et songeant cette fois sérieusement à une descente en Italie. Cœpion, passé proconsul, commandait sur la rive droite du Rhône : sur la rive gauche était le consul Gnœus Mallius Maximus, et souslui, à la tête d’un corps séparé, son lieutenant, le consulaire Marcus Æmilius Scaurus. Scaurus assailli le premier est écrasé : fait prisonnier, il est amené au quartier ennemi, où le roi, en entendant son captif l’avertir fièrement de se garder d’envahir l’Italie avec ses Cimbres, entre en fureur et le tue. Sur ces entrefaites, Maximus donne ordre au proconsul de repasser le Rhône. Cœpion obéit à contrecœur et se montre enfin près d’Arausio (Orange), sur le bord droit du fleuve, où toutes les forces romaines se concentrent. Leur masse imposante donne à penser aux Cimbres, qui veulent négocier. Malheureusement les deux généraux vivaient dans la plus complète mésintelligence. Le consul Maximus, homme de mince extraction et incapable, avait le pas de par la loi sur son collègue proconsulaire, plus fier et mieux né, mais non meilleur capitaine. Cœpion se refusa à camper en commun, à se concerter pour des opérations d’ensemble : après comme avant., il prétendait à l’indépendance absolue dans son commandement. En vain les délégués du Sénat tentèrent un accommodement. Une entrevue des deux généraux, exigée par leurs officiers, ne fit qu’élargir la rupture. A peine Cœpion eut-il vu Maximus en pourparlers avec les Cimbres, que le croyant sur le point d’avoir seul l’honneur de leur soumission, il se jeta soudain sur eux avec tout son corps d’armée. Il fut anéanti, son camp capturé (6 octobre 649 [-105]) ; et sa défaite ne fit que préparer la destruction complète du deuxième corps. Quatre-vingt mille soldats romains, dit-on, restèrent sur le terrain, sans compter quarante mille personnes appartenant à la cohue innombrable et sans défense du train. Dix hommes seulement auraient échappé. Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans les deux armées bien peu en revinrent, les Romains ayant combattu le fleuve à dos.

Par les pertes matérielles et par l’effet moral, la catastrophe d’Orange dépassait même la journée de Cannes. Les défaites successives de Carbon, de Silanus, de Longinus n’avaient pas fait sur les Italiens une impression profonde. On s’était habitué désormais aux guerres débutant par les insuccès ; mais on avait une inébranlable foi dans la puissance invincible des armes romaines, et se préoccuper des exceptions pourtant assez nombreuses à la règle eût semblé un souci superflu. Toutefois le désastre d’Orange, les Cimbres vainqueurs et déjà aux pieds des Alpes non défendues : la révolte éclatant de nouveau et avec plus de force que jamais parmi les populations d’en deçà de la chaîne et aussi en Lusitanie : l’Italie ouverte et sans armée : quel effrayant réveil venant chasser tous les rêves ! Aussitôt on a devant les yeux les tumultes gaulois du IVe siècle, dont le retentissement dure encore, et la journée de l’Allia, et l’incendie de Rome ; et la détresse présente, doublant la puissance des anciens souvenirs, la terreur de l’invasion se répand dans toute la péninsule : tout l’Occident croit sentir l’ébranlement prochain de la domination romaine. Comme au lendemain de Cannes, un sénatus-consulte abrége le temps du deuil[12]. Les enrôlements nouveaux attestent d’ailleurs la disette d’hommes la plus navrante. Tout Italien valide est astreint à jurer qu’il ne quittera pas l’Italie : aux capitaines de navires des ports italiens, il est interdit d’embarquer aucun homme en état de porter les armes. Que serait-il arrivé (c’est à n’oser le dire), si les Cimbres, immédiatement après leur double victoire, avaient franchi les portes des Alpes ? Mais le torrent se détourna encore et alla inonder le territoire des Arvernes, qui se défendirent à grand’peine : puis, las bientôt de cette guerre de sièges, les Cimbres, tournant le dos à l’Italie, s’enfoncèrent à l’ouest, du côté des Pyrénées.

Certes, s’il avait été possible à l’organisme décrépit de la cité romaine de se relever vivace au sortir d’une crise, l’heure avait sonné sans doute où, passant par un de ces merveilleux retours de fortune, si nombreux dans son histoire, Rome se voyait assez en péril pour réveiller toutes les énergies, tout le patriotisme de ses habitants : en même temps la menace n’éclatait pas assez subite, pour qu’il ne restât plus d’espace au libre jeu des forces préservatrices. Loin de là, nous assistons encore aux tristes phénomènes qui déjà, quatre années avant et à la suite des insuccès de la guerre d’Afrique, se sont manifestés. De fait, en Numidie comme en Gaule, le mal était de même nature. Là, peut-être, l’oligarchie prise en masse avait commis la faute, tandis qu’ici c’était aux individus et aux fonctionnaires qu’il fallait s’en prendre : mais l’opinion publique, dans tous les cas, voyait juste, quand elle flétrissait la banqueroute d’un pouvoir qui, creusant sous lui l’abîme, sacrifiait la veille l’honneur de l’État, et compromettrait le lendemain son existence même. Aujourd’hui comme alors, nul ne se faisait illusion sur le siège de la maladie : mais nul non plus n’osait seulement tenter le véritable et sérieux remède. Le vice gisait dans le système. Qui l’ignorait ? Et pourtant, cette fois encore, on se borne à s’attaquer à quelques hommes que l’on veut faire responsables. L’ouragan se déchaîna d’ailleurs sur les hautes têtes des aristocrates, avec d’autant plus de furie que les malheurs de 649 [105 av. J.-C.] dépassaient beaucoup ceux de 645 [-109] en étendue et en gravité. Et de même encore, le peuple se laisse conquérir au sentiment instinctif mais sûr de la nécessité de la tyrannie, comme moyen contre l’oligarchie. Plus que jamais il se montre favorable à tout officier de renom qui voudra forcer la main au pouvoir ou tentera de remplacer le régime actuel par une dictature.

Quintus Cœpion fut le premier sacrifié. C’était justice. Le désastre d’Orange était dû surtout à son insubordination, sans compter l’affaire du détournement du butin de Toulouse, où les présomptions les plus fortes, sinon la preuve même, l’accusaient. L’opposition avait contre lui un autre et non moins sérieux motif de haine : pendant son consulat n’avait-il pas eu l’audace de vouloir ôter aux capitalistes leurs sièges de jurés. Pour le frapper, on se départit de l’ancien et respectable adage : le vase fût-il souillé : honorez encore la sainteté de la fonction ! Jadis, comprimant le blâme dans leur poitrine, les citoyens romains avaient silencieusement accueilli l’auteur du désastre de Cannes : aujourd’hui, contre la régie constitutionnelle, l’homme coupable de la défaite d’Orange est destitué du proconsulat par un plébiscite, chose inouïe depuis les crises où la royauté avait sombré ! Ses biens confisqués font retour au trésor (649 [105 av. J.-C.]). Un peu plus tard une autre loi l’expulse du Sénat (650 [-104]). Ce n’est point encore assez : le peuple veut d’autres victimes : mais il veut surtout le sang de l’ex-proconsul. En 651 [-103], sur la motion d’un certain nombre de tribuns marchant avec l’opposition, Lucius Appuleius Saturninus et Gaius Norbanus en tête, il est institué un tribunal d’exception pour connaître des crimes de vol et de haute trahison commis dans la Gaule ; et quoiqu’en fait, la détention préventive et la peine de mort en matière politique aient été abolies, le malheureux Cœpion est emprisonné : on ne s’en cache pas, il y va pour lui d’une sentence et de la peine capitales ! Le parti du gouvernement essaye d’arrêter la motion au moyen de l’intercession tribunitienne : mais quand les tribuns veulent opposer leur veto, on les chasse violemment de l’assemblée ; et, dans le tumulte, les principaux du Sénat sont assaillis et, blessés à coups de pierres. Il fallut bien en passer par le procès criminel ; et la querelle en 651 [103 av. J.-C.] suivit la même marche que six années auparavant. La condamnation frappa Cœpion, son collègue dans le commandement suprême, Gnæus Mallius Maximus, et une foule d’autres personnages de marque : un tribun du peuple, ami de Coepion, eut toutes les peines du monde à sauver la vie du principat accusé en sacrifiant pour lui sa propre vie civile[13].

Mais une question se posait, bien autrement importante que la pâture donnée à la vengeance. Comment allait-on mener la guerre au-delà des Alpes : et d’abord, à qui conférer le généralat ? Avec des esprits moins prévenus, un choix convenable n’eût point été chose difficile. Rome, si l’on songe à la gloire des anciens temps, n’était point riche alors en notabilités militaires : pourtant elle n’était point sans avoir des généraux qui s’étaient illustrés, Quintus Maximus, dans la Gaule, Marcus Æmilius Scaurus, et Marcus Minucius dans la région danubienne, Quintus Metellus, Publius Rutilius Rufus et Gaius Marius en Afrique. Il ne s’agissait plus de combattre un Pyrrhus, un Hannibal, mais seulement de rétablir en face des Barbares du nord le renom de la supériorité tant de fois établie des armes et de la tactique romaines. Il ne fallait point un héros : il suffisait d’un bon et vigoureux soldat. Mais, à cette heure, tout devenait possible, tout, hormis une décision impartiale en matière d’administration. Aux yeux de l’opinion, le gouvernement avait fait banqueroute à toute confiance, et la sentence portée contre lui par le peuple au temps de la guerre de Jugurtha, ne pouvait pas ne pas être aujourd’hui tout ce qu’elle avait été hier. Aussi les meilleurs capitaines appartenant à l’aristocratie durent-ils céder la place au cours même de leur brillante carrière, aussitôt qu’il eut surgi un autre officier de renom. Rabaissant leurs services devant l’assemblée populaire, et s’intitulant le candidat de l’opposition, celui-ci se fit du coup porter jusqu’au pinacle. Qu’y a-t-il d’étonnant à voir se renouveler de plus fort, après les défaites de Gnæus Mallius et de Quintus Cœpion, l’incident qui s’était produit même après les victoires de Metellus ? Donc, malgré la loi qui ne voulait pas qu’on pût être promu deux fois de suite au consulat, Gaius Marius osa briguer une élection nouvelle à la fonction suprême. Non seulement il fut nommé pour 650 [104 av. J.-C.], alors qu’il commandait encore en Afrique : non seulement il lui fut donné pour province le généralat de la guerre des Gaules : mais le consulat lui fut en outre déféré pour cinq années consécutives (650-654 [-104/-100]). Insulte manifeste et calculée à l’adresse de la noblesse, de ses sentiments exclusifs, et de ses dédains insensés et aveugles envers l’homme nouveau ! L’événement n’en était pas moins inouï dans les fastes de la République : il constituait une atteinte flagrante à l’esprit de ses libres lois. Quoi qu’il en soit, le commandement suprême, inconstitutionnellement conféré au premier général démocrate, laissera des traces profondes, à jamais visibles, dans tout le système de l’organisation militaire. Marius en a commencé déjà la transformation en Afrique ; et durant les cinq années de son imperium, obéissant en cela aux nécessités des temps plutôt encore qu’à l’entraînement de ses pouvoirs illimités, il achèvera de faire des milices citoyennes une armée soldée et permanente.

Le nouveau chef des troupes se montra donc de l’autre côté des Alpes, suivi d’un nombreux et solide état-major : on y voyait Lucius Sylla, l’audacieux officier qui avait ramené Jugurtha captif, et qui va se distinguer de nouveau. Marius amena en outre une troupe vaillante d’Italiques et de fédérés. Mais il ne trouva plus devant lui l’ennemi contre qui il marchait. Les étonnants vainqueurs d’Orange, après avoir pillé la rive gauche du Rhône, avaient, comme nous l’avons dit, passé les Pyrénées, et bataillaient à cette heure même avec les braves indigènes de la côte du nord et de l’intérieur de l’Espagne. Il semble en vérité que dès leur première apparition dans l’histoire, les Germains aient voulu manifester ce talent qui caractérise leur race, leur inhabileté d’entreprise ! Marius eut donc pleinement le temps de ramener à l’obéissance les Tectosages qui avaient fait défection, de fixer la fidélité hésitante des tribus sujettes ligures et gauloises, d’appeler à lui les secours et les contingents des peuples alliés, Massaliotes, Allobroges, Séquanes et autres, à qui les Cimbres faisaient courir les mêmes dangers qu’à Rome. D’un autre côté, usant d’une sévérité opportune, et d’une impartiale justice envers tous, petits et grands, dans l’armée à lui confiée, il y rétablit promptement la discipline : il rendit au soldat la vigueur nécessaire pour les rudes devoirs de la prochaine campagne, lui imposant tantôt de longues marches, tantôt d’immenses travaux de fortification ; lui faisant creuser le canal du Rhône, concédé plus tard à Massalie et qui facilita les transports expédiés d’Italie à l’armée. Marius garda d’ailleurs la plus stricte défensive, sans franchir la frontière de la province. Enfin, en 651 [103 av. J.-C.], à ce qu’il parait, le torrent cimbrique, arrêté en Espagne par l’héroïque résistance des peuples indigènes, et surtout des Celtibères, reflua sur les Pyrénées, et de là vers l’océan Atlantique, où tout le pays de la chaîne pyrénéenne à la Seine se soumit aux terribles conquérants. Ceux-ci ne rencontrèrent de résistance qu’aux confins de la valeureuse confédération des Belges : mais là pendant qu’ils occupaient le territoire des Vellocasses (Rouen), un contingent puissant leur arriva. Trois tribus helvétiques, les Tigorins, les Tougènes et une autre, qui déjà s’étaient mesurées avec les Romains sur les bords de la Garonne, vinrent grossir leurs rangs. De plus, la horde des Teutons se joignit à eux. Germains comme les Cimbres, les Teutons, chassés de leur patrie et des rivages de la Baltique, par des événements que la tradition ne nous fait pas connaître, arrivaient dans la région de la Seine, conduits par leur roi Teutobod[14].

Tout l’immense rassemblement ne put vaincre l’opiniâtre valeur des Belges. C’est alors que les chefs germains se résolurent à prendre définitivement le chemin de l’Italie avec leurs bandes récemment grossies. Mais pour ne point avoir à traîner l’embarrassant butin partout ramassé, ils le laissèrent sous la garde d’une division de six mille hommes, lesquels, après de nombreuses pérégrinations, devinrent la souche du peuple des Aduatuques (sur la Sambre). Quant au gros de l’armée, soit à cause du mauvais état des routes des Alpes, soit pour des motifs à nous inconnus, il se partagea en deux. Les Cimbres avec les Tigorins, refranchissant le Rhin, rebroussèrent à l’est et suivirent la route déjà pratiquée par eux en 641 [113 av. J.-C.], tandis que les nouveaux venus, les Teutons, unis aux Tougènes et aux Ambrons, l’élite de l’armée cimbrique, éprouvés déjà dans la journée d’Orange, se dirigeaient vers les cols de l’ouest au travers de la Gaule romaine. Ce fut donc la seconde horde qui cette fois passa le Rhône sans obstacle, dans l’été de 652 [102 av. J.-C.] : après trois ans presque de répit laissé aux Romains, elle allait recommencer la lutte. Marius l’attendait, bien approvisionné et fortement posté au confluent de l’Isère : gardant ainsi les deux uniques routes militaires de l’Italie, celle du Petit-Saint-Bernard, et la voie longeant la mer. Les Teutons attaquent aussitôt le camp romain qui leur barre le passage : et trois jours durant, l’ouragan fait rage autour de l’enceinte ; mais la sauvage ardeur des Barbares se brise contre un ennemi plus savant dans la guerre de forteresses, et contre le sang-froid du général de la République. Fatigués de leurs pertes sanglantes, les hardis jouteurs se décident à abandonner le siège, et continuent leur marche sur l’Italie, en passant devant le camp. Pendant six jours consécutifs on les voit défiler, ce qui d’ailleurs prouve moins l’énormité de leur nombre, que l’encombrement de leur train et de leurs équipages. Marius entend immobile et impassible les provocations et les insultes ; et quand les Teutons demandent aux Romains s’ils n’ont rien à faire dire à leurs femmes en Italie, il ne se laisse pas entraîner à prendre l’offensive. Sage et prudente conduite ! Mais, en ne se jetant pas avec ses légions en masse sur les longues colonnes du téméraire envahisseur, ne faisait-il pas bien voir quelle mince confiance il avait dans ses soldats mal aguerris ? Il ne lève ses tentes qu’après le défilé de toute la horde : alors, il la suit pas à pas, en bon ordre, et campant soigneusement toutes les nuits. Les Teutons voulaient gagner la route maritime : après avoir descendu le long du Rhône, ils arrivent dans les environs d’Aquæ Sextiæ, toujours suivis par l’armée romaine. Là, eut lieu un premier choc entre les troupes légères liguriennes de Marius, et les Celtes Ambrons, placés à l’arrière-garde des Barbares. Commencée en puisant de l’eau, la bataille devient générale : les Romains l’emportent après une chaude mêlée, et poursuivent les fuyards jusqu’au rempart de leurs chariots. Enhardis par ce premier succès, général et soldats se préparent à une lutte qui sera décisive. Le troisième jour, Marius range ses troupes sur la colline même où il plante son camp. Au même moment, les Teutons longtemps impatients de se mesurer avec leurs adversaires, montent à l’assaut des hauteurs et en viennent aux mains. Longue et rude fut la journée : jusqu’à l’heure de midi , les Germains tinrent solides comme un mur mais à ce moment, leurs muscles s’affaissant sous l’ardeur, nouvelle pour eux, du soleil provençal, ils prennent l’alarme et leurs rangs hésitants se débandent, quand, sur leur dos, une troupe de valets du train romains débouchent à grands cris d’un abri boisé. Toute la horde est dispersée : tous les Barbares, cela va de soi en pays étranger, sont pris ou tués : le roi Teutobod est parmi les captifs ; et parmi les morts, on compte en foule les femmes. Sachant le traitement qui les attend dans l’esclavage, elles se sont fait hacher, sur les chars, après une lutte désespérée : ou bien déjà captives, après avoir en vain supplié le vainqueur de les consacrer au culte des Dieux et des vierges sacrées de Vesta, elles se sont tuées elles-mêmes (été de 652 [102 av. J.-C.])[15].

La Gaule respirait en paix et il était grand temps : car déjà, les frères d’armes des Teutons se montraient en deçà des Alpes italiennes. Faisant corps avec les Helvètes, les Cimbres s’étaient sans nulle difficulté transportés des bords de la Seine aux sources du Rhin, et franchissant les Alpes par le col du Brenner, ils étaient descendus dans la plaine italique par les vallées de l’Eisack et de l’Adige. Le consul Quintus Lutatius Catulus aurait dû couvrir les défilés : mais il connaissait mal le pays ; il avait craint d’être tourné, et n’osant pas s’enfoncer dans la montagne, il s’était posté sur la rive gauche de l’Adige, au-dessous du lieu où est Trente : un pont jeté sur le fleuve assurait sa retraite par la rive droite. A la vue des Cimbres, descendant en masses éparses du haut pays, la panique s’empare de son armée : légionnaires et cavaliers prennent la fuite, ceux-ci courant tout droit jusque vers Rome ; ceux-là gagnant les hauteurs voisines où ils se croient en sûreté. Catulus, à l’aide d’une ruse de guerre, a bien de la peine à ramener le gros de ses hommes sur le fleuve. Et, avant que l’ennemi, déjà maître du cours supérieur, ait pu, en jetant dans le torrent des arbres et des poutres, renverser le pont et couper ainsi les Romains de leur ligne de retraite, il passe sur l’autre bord. Mais il avait dû laisser une légion sur la rive gauche. Déjà le lâche tribun qui la commandait voulait capituler, quand un centurion, Gnœus Petreius, d’Atina, le tua, se fit jour au travers de l’ennemi, et regagna l’armée. Celle-ci était sauvée : l’honneur militaire était sauf aussi : mais on payait cher l’inoccupation des passes, et la retraite précipitée des légions. Catulus dut reculer jusqu’à la rive droite du Pô, laissant toute la plaine transpadane au pouvoir des Cimbres : Rome ne communiquait plus que par mer avec Aquilée.

Ces événements se passaient durant l’été de 652 [102 av. J.-C.], au moment même où la bataille d’Aix décidait de la fortune des Teutons. Si les Cimbres avaient poussé leur pointe sur Rome, ils l’eussent mise en grand danger. Mais fidèles à leurs habitudes de repos durant l’hiver, ils s’attardent et se délectent d’abord dans ce riche pays, où ils trouvent des quartiers clos et couverts, des bains chauds, des boissons, et des mets nouveaux et savoureux. Les Romains eurent ainsi le temps de réunir les forces de l’Italie, et d’aller à leur rencontre. L’heure était passée de reprendre l’œuvre qui aurait tant souri à un général démocrate, et de ressaisir le vaste plan de la conquête des Gaules, sur lequel Gaius Gracchus avait peut-être arrêté sa pensée. Du champ de bataille d’Aix, Marius ramène sur le Pô son armée triomphante : il va passer quelques jours à Rome, où il rejette le triomphe offert, jusqu’à ce qu’il ait complété la destruction des Barbares : puis, il rejoint les armées réunies. Au printemps de 653 [101 av. J.-C.], celles-ci, fortes de cinquante mille hommes, franchissent de nouveau le Pô, et marchent droit aux Cimbres, qui de leur côté remontaient sans doute le fleuve, pour l’aller passer, non loin de sa source. La rencontre se fit sous Vercellœ (Verceil), non loin du confluent de la Sésia[16], là même où Hannibal avait livré sa première bataille sur le sol italien. Les Cimbres dénoncèrent la bataille, et suivant leur coutume envoyèrent demander aux Romains le lieu et l’heure. Marius les donna : il désigna la journée du lendemain (30 juillet 653 [-101]), et le champ Raudique, vaste plaine où la cavalerie romaine, bien supérieure à celle de l’ennemi, pouvait se développer tout à l’aise. On en vint aux mains avec l’ennemi, surpris et devancé tout ensemble : sa cavalerie perdue dans les brouillards épais du matin se trouva tout à coup engagée avec les escadrons romains plus forts qu’elle. Rejetée en arrière, elle alla tomber sur les fantassins, qui se rangeaient en ordre de combat. Les Romains eurent complètement le dessus, sans qu’il leur en coûtât beaucoup d’hommes : les Cimbres furent anéantis. Heureux purent être appelés tous ceux que la mort avait couchés sur le champ de bataille, et ce fut le sort du plus grand nombre, y compris le vaillant roi Boiorix : plus heureux du moins étaient-ils que leurs frères d’armes, qui se tuèrent de désespoir après la bataille, ou qui, traînés sur le marché aux esclaves de Rome et livrés à un maître cruel, payèrent l’un après l’autre pour l’injure commise par ces peuples du nord, assez osés pour avoir trop tôt tourné leurs convoitises vers les splendides régions du sud. A la nouvelle de la ruine des Cimbres, les Tigorins, demeurés sur les derniers contreforts des Alpes, avec l’intention de les suivre, s’en retournèrent dans leur patrie. Ainsi donc, de toute cette avalanche humaine, qui treize ans durant, avait roulé du Danube à l’Èbre, et de la Seine au Pô, jetant l’effroi parmi les nations, les uns gisaient à terre, les autres subissaient la corvée de l’esclave : les enfants perdus des émigrations germaines avaient soldé leur dette : le peuple sans patrie des Cimbres, avec tous ses compagnons de route, avait cessé d’être.

A Rome, les partis politiques vont recommencer leurs malheureuses querelles, pour ainsi dire, sur les cadavres des Germains, sans jeter les yeux plus longtemps sûr ce grand chapitre du livre de l'histoire universelle, dont la première page s'était ouverte sans place donnée au sentiment plus pur du devoir accompli par tous, aristocrates et démocrates. Dès le lendemain du combat éclate la rivalité la plus haineuse entre les deux généraux ; divisés dans la politique, divisés aussi comme militaires par les résultats si différents de leurs deux récentes campagnes. Catulus faisait valoir, non sans apparence de raison, que la victoire était due à l'effort des troupes rangées au centre et qu'il avait commandées ; que ses soldats avaient rapporté trente et un étendards, quand ceux de Marius n'en rapportaient que deux : ses légionnaires eux-mêmes avaient promené les envoyés de la ville de Parme au milieu des corps amoncelés sur le champ de bataille, leur disant que si Marius avait tué mille ennemis, Catulus en avait tué dix mille ! Et néanmoins Marius fut tenu pour le vrai vainqueur. C'était justice ! De par la supériorité du rang, il commandait en chef dans le grand jour : il avait sur son collègue l'incontestable supériorité du talent et de l'expérience militaires : de plus et surtout la seconde victoire, celle de Verceil, n'avait été possible que grâce à la première, celle d'Aquæ Sextiœ. Mais, en ce moment, ce furent bien moins ces raisons solides que les considérations de parti qui attachèrent au seul Marius le renom glorieux d'avoir sauvé Rome des Teutons et des Cimbres. Catulus était un personnage, élégant, et sage : de plus, orateur agréable, tellement que l'harmonie de son langage semblait l'éloquence même : auteur d'assez bons mémoires, poète dans l'occasion, connaisseur et critique excellent dans les choses d'art, il n'était rien moins que l'homme selon le cœur du peuple : sa victoire n'en était point une pour l'aristocratie. Tout autres étaient les batailles menées par le rude fils de paysan, qui, parti des rangs du commun peuple, était monté aux sommets du pouvoir, et avait conduit le peuple au triomphe. Ses batailles, tombeau des Cimbres et des Teutons, étaient aussi la défaite du pouvoir. Il s'y rattachait de bien autres espoirs que la simple pensée de pouvoir aller en toute sûreté, désormais, commercer au delà des Alpes, ou labourer la terre en deçà. Vingt ans s'étaient écoulés depuis le jour où le corps sanglant de Gaius Gracchus avait flotté sur le Tibre : pendant vingt ans Rome avait subi et maudit le gouvernement restauré de l'oligarchie : Gracchus restait sans vengeur : à l'édifice qu'il avait commencé, nul architecte n'avait remis la main. Chez beaucoup de citoyens, vivaient la haine et l'espoir, chez beaucoup des plus mauvais, chez beaucoup des meilleurs. L'homme était-il enfin trouvé qui allait apporter et la vengeance et l'accomplissement des vœux ? Cet homme était-il le fils du journalier d'Arpinum ? Était-on bien sur le seuil de la nouvelle et seconde révolution, tant redoutée par les uns, tant appelée par les autres ?

 

 

 



[1] Si en mettant ce renseignement dans la bouche de l’Africain en 625 [129 av. J.-C.] (De rep., 3, 9, 6) Cicéron n’a point commis un anachronisme, il n’est pas possible de lui donner une autre portée. La prohibition ne peut avoir trait à l’Italie du nord et à la Ligurie ; car nous voyons la viticulture prospère chez les Génuates, en 637 [-117] (V livre III, chap. XII, note 29, in fine) : il ne saurait non plus être question de la région contiguë à Massalie (Justin., 43, 4. — Posidon., Fragm. 25, éd. Müller. — Strabon, 4, 179). On sait enfin quelle exportation considérable d’huile et de vin se faisait d’Italie vers les pays du Rhône, au VIIe siècle de Rome.

[2] Peuple de l’Auvergne. Sa capitale, Nemetum ou Nemossus, n’était pas loin du Clermont actuel.

[3] L’abréviateur de Tite-Live et Orose placent la bataille de Vindalium avant celle de l’Isère ; mais Florus et Strabon (4, 191) la placent après, et ils ont raison. D’une part, selon les extraits de Tite-Live lui-même, et selon Pline (Hist. nat., 7, 50), Maximus a livré celle-ci étant consul : d’autre part, dans les fastes capitolins, on lit que Maximus non seulement eut le triomphe avant Ahenobarbus, mais qu’encore, il l’eut pour sa victoire sur les Allobroges et le roi des Arvernes, tandis que son rival ne triompha que des Arvernes. Or n’est-il pas évident que la bataille contre les Allobroges et les Arvernes réunis s’est donnée avant celle livrée aux Arvernes seuls ?

[4] Il n’y eut point de colonie à Aix, comme le veut à tort l’abréviateur de Tite-Live (ep. 61), mais seulement un castellum (Strabon, 4, 180 — Vell. Patère, 1, 15. — Madwig, opusc., 1, 303). Pareille était la condition d’Italica et de beaucoup d’autres localités. Vindonissa (Windisch), par exemple, qui, légalement, ne fut jamais autre chose qu’une bourgade celtique, grâce au camp fortifié construit à côté, devint une ville fort importante. [V. le mot castellum, au Dict. de Rich.]

[5] Livre IV, chapitre I. — Les Pirustes, dans la vallée du Drin, appartinrent à la province de Macédoine, bien qu’ils battissent le pays et passassent souvent dans celle d’Illyrie (Illyricum), voisine (César, Bell. G., 5, 1).

[6] Entre la forêt Hercynienne (c’est-à-dire la rauhe Alp [haut plateau du Wurtemberg]), le Rhin et le Main, habitaient les Helvétiens, dit Tacite (Germ., 28), et plus loin les Boïes. Posidonius (Strabon, 7, 293) affirme aussi que les Boïes, au temps où ils détournèrent le grand courant des Cimbres, habitaient la forêt Hercynienne, c’est-à-dire les montagnes allant de la rauhe Alp jusqu’au Bœmerwald (montagnes de Bohême). Et César ne les contredit pas, quand il les place au delà du Rhin (Bell. G., 1, 5) : le point de départ de ses observations étant l’Helvétie, il a pu très bien entendre par là la région située au nord-est du lac de Constance, donnée concordante avec celle de Strabon (7, 292), qui de même fait confiner l’ancien pays boïen avec le lac de Constance, et qui ne cesse d’être exact que quand il range parmi les riverains du lac les Vindéliciens ; ceux-ci ne se sont établis en ce lieu qu’après le départ des Boïes. Les Boïes, en effet, ont été chassés bien avant Posidonius (avant 650 [104 av. J.-C]) par les Marcomans et d’autres peuples germains. Au temps de César on en rencontrait des débris errant dans la Carinthie (César, Bell. G., 1, 5), qui de là se rendirent en Helvétie et dans la Gaule occidentale : un autre essaim se fixa prés du lac Balaton, où les Gètes l’anéantirent vers 700 [-54]. Là le pays a emprunté le nom (Deserta Boïrum) de cette branche, la plus tourmentée entre toutes de la famille des peuples boïes (cf. liv. III, chap. VII, à la note 1).

[7] Les fastes triomphaux les nomment Galli Karni : ils s’appellent Ligures Taurisci (car telle est la vraie leçon au lieu de Ligures et Caurisci) dans Aurelius Victor.

[8] Velleius et Eutrope nous enseignent que le peuple vaincu par Minucius est celui des Scordisques : d’où ressort l’erreur de Florus, qui mentionne l’Hebrus (la Maritza), au lieu du Margus (la Morawa).

[9] Non qu’à l’instar de ceux qui nous ont transmis ce détail, nous regardions absolument comme une fable le fait que des inondations immenses, survenues sur les côtes de la mer du Nord, auraient englouti de grands pays et chassé en masse tout ce peuple (Strabon, 7, 293). Mais le fait s’appuie-t-il sur la tradition ou sur une conjecture ? C’est ce qu’on ne peut décider.

[10] [Espèce de javeline (Strabon, 4, 4, 3. — Tite-Live, 7, 24. — César, Bell. G., 1, 26). Elle avait un fer large]

[11] On veut, le plus souvent, que les Tougènes et les Tigorins aient marché sur la Gaule avec les Cimbres : mais Strabon (7, 293) ne le dit en aucune façon ; et le fait concorderait mal avec le mouvement nettement séparé attribué aux Helvètes. Les traditions relatives à ces guerres sont pleines de lacunes : et quand on en trace le tableau, il faut vraiment, comme pour la guerre avec les Samnites, ne prétendre qu’au plus modeste à-peu-près.

[12] A ce fait se rattache certainement le fragment de Diodore. — Fragm. Vatic., p. 122.

[13] Il est probable que la destitution du proconsul, laquelle emportait accessoirement la confiscation de ses biens (Tite-Live, ep. 67), fut prononcée par l’assemblée du peuple, immédiatement après la bataille d’Arausio (6 octobre 649 [105 av. J.-C.]). On voit d’ailleurs qu’il s’écoula un certain temps entre cette destitution et la catastrophe finale, puisque ce n’est qu’en 650 [-104] que fut votée la motion, expressément dirigée contre Cœpion, et aux termes de laquelle la destitution du haut fonctionnaire devait entraîner la perte de son siège dans le Sénat (Ascon., in Cornel., 78). On lit dans les fragments de Licinianus (aux ann. 649 et 651 ) le passage suivant : Cn. Manlius ob eamdem causam quam et Cepio L. Saturnini rogatione e civitate est cito (?) ejectus (passage qui, par parenthèse, donne la clef d’une allusion qui se rencontre dans Cicéron : de orat., 2, 28, 125). Nous savons ainsi désormais que la loi qui acheva la ruine de Cœpion a été proposée par Lucius Appuleius Saturninus. Or, cette loi n’est autre que la loi Appuleia, qui punissait le crime de lèse-majesté envers la République [imminutœ majestalis : Cicéron, de orat., 2, 25, 107 : 2, 49, 201], ou qui, comme nous l’avions déjà dit dans la première édition [allemande] de ce livre (Il, p. 193), sur la rogation de Saturninus, avait établi une commission extraordinaire chargée d’instruire contre les cas de haute trahison pratiqués durant le tumulte cimbrique. C’est d’elle enfin que sortit la question instituée pour informer sur le vol de l’or de Toulouse (Cicéron, de nat. Deor., 3, 30, 74) : de même les autres tribunaux d’exception auxquels il est fait allusion dans le passage de Cicéron ont été créés sur rogations spéciales : la question à fin d’informer sur tel grave délit de corruption [de pecunia capta ob rem judicandam], par la loi Mucia, de 613 [-141] : celle relative à l’inceste des Vestales [de incestu], par la Peducœa, de 641 [-113] ; et celle relative à la guerre de Jugurtha, par la loi Mamilia, de 644 [-110]. En comparant ces espèces diverses, on constate que les tribunaux d’exception, à l’encontre des juridictions ordinaires, pouvaient prononcer et ont en effet prononcé la condamnation capitale. Je sais d’un autre côté que le tribun du peuple Gaius Norbanus est également désigné comme le promoteur du procès fait à Cœpion, et que même il aurait été plus tard appelé à son tour à en répondre (Cicéron, de orat., 2, 40, 167 : 2, 48, 199 : 2, 49, 200. — Orat. part., 30, 905, et alias). Mais, dans ce fait, je ne vois rien qui contredise la donnée ci-dessus : comme d’usage, la rogation était portée par plusieurs tribuns à la fois (ad Herenn., 1, 14, 21. — De orat., 2, 17, 197) ; et Saturninus étant mort dans l’intervalle, quand la faction aristocratique put songer à sa vengeance, elle s’attaqua aussitôt à ceux de ses collègues qui vivaient encore. Quant à la date de la seconde et finale condamnation de Cœpion, déjà nous avons fait voir l’erreur de l’opinion commune et très peu réfléchie qui la place en 659 [-95], dix ans après la bataille d’Orange. Elle se fonde uniquement sur ce que Crassus était consul (659), lorsqu’il parla en faveur de Cœpion (Cicéron, Brut., 11, 162) : mais il est par trop manifeste que Crassus n’était point son avocat ; il ne fit que prendre la parole dans le procès alors intenté à Norbanus, par Publius Sulpicius Rufus, lequel Rufus demandait vengeance de la poursuite jadis exercée contre Cœpion. D’après ce que j’ai dit plus haut, on pourrait admettre la date de 650 [-104] : mais depuis que nous avons appris que Saturninus a été l’accusateur principal, il n’y a plus à hésiter qu’entre l’année 651 [-103], où Saturninus est pour la première fois nommé tribun (Plutarque, Mar., 11. — Orose, 5, 17. — Appien, 1, 28. — Diodore, p. 608-631), et l’année 654 [-100], où il revêt une seconde fois ces mêmes fonctions. De raisons décisives en un sens ou dans l’autre, je n’en sais guère, si ce n’est que la grande vraisemblance parle pour l’an 651 [-103]. On était alors presque au lendemain du désastre subi dans la Gaule. Puis, parmi les détails assez complets que nous possédons sûr : le second tribunat de Saturninus, nous n’y trouvons rien qui se réfère à Quintus Cœpion le père et aux voies de fait judiciaires exercées contré lui. On tirera argument peut-être de ce que Saturninus, durant ce second tribunat, et à l’occasion de ses projets de colonisation, aurait voulu utiliser les sommes versées au trésor à titre de restitution de l’or de Toulouse (de vir. illust., 73, 5 ; et sur ce passage, Orelli, ind. legg., p. 137). Cette allusion ne me convainc pas : on a bien pu d’ailleurs faire confusion entre la première loi agraire africaine de Saturninus et sa seconde loi générale. Enfin, il y eut comme un retour ironique du sort, retour habituel aux procès politiques de Rome, à cette époque, dans l’accusation postérieurement suivie contre Norbanus, et basée précisément sur la loi dont il était l’un des auteurs (Cicéron, Brut., 89, 385 [Varius…, sua lege damnatus]). Il n’en résulte pas le moins du monde que l’Appuleia, au lieu d’être une loi d’exception, ait eu le caractère de loi générale, punissant tous les crimes de haute trahison, ainsi que l’a fait plus tard la Cornelia.

[14] Nous nous appuyons ici sur les indications relativement plus dignes de foi de l’Epitomé de Tite-Live (où on lit : reversi in Galliam in Vellocassis se Teutonis conjunxerunt) et de J. Obsequens, écartant les témoignages de moindre valeur, qui font apparaître plus tôt les Teutons, les montrant même (Appien, Celtic., 13) réunis aux Cimbres, dès la bataille de Noreia. Nous rattachons aussi à notre opinion les données fournies par César (Bell. G, 1, 33 : 2, 4, 29). En parlant de la marche des Cimbres sur la province romaine et l’Italie, il n’a pu avoir en vue que l’expédition de 652 [102 av. J.-C.].

[15] [Après la campagne d’Hannibal sur le Rhône, la bataille d’Aix est l’un des premiers et des plus ineffaçables souvenirs que l’histoire romaine ait laissés dans les Gaules. Les lieux mêmes ont été marqués à son nom. J’en ai pu lire jadis le récit, mon Plutarque à la main, jetant les yeux sur le ruisseau de l’Arc, où s’engagea la bataille entre les goujats (calones) de l’armée venus pour puiser de l’eau et les Teutons : sur la montagne de Sainte-Victoire (Victoriœ Mons), qui domine Aix : sur cette ferme du Déloubre (Delubrum), où se dressa sans doute le temple bâti en commémoration de l’heureux événement ; et sur les campagnes du village de Pourrières (compi putridi), engraissées du sang des vaincus]

[16] On a voulu à tort, s’écartant de la tradition, porter aux alentours de Vérone le lieu de la bataille. On oubliait qu’entre les combats livrés sur l’Adige et la journée décisive, il s’était écoulé tout un hiver, qu’il y avait eu de nombreux mouvements de troupes, et que Catulus, selon le dire exprès de Plutarque (Mar., 24), avait été refoulé sur la rive droite du Pô. Et même en tenant compte d’une autre indication (Hieron., Chronic.) aussi doublement inexacte, et suivant laquelle on se serait battu dans la région du Pô, là même où Stilicon plus tard écrasera les Gètes, c’est-à-dire non loin de Cherasco, sur le Tanaro ; encore arriverait-on plus près de Verceil que de Vérone.