Tiberius Gracchus était mort ; mais ses deux oeuvres, le nécessaire
partage des terres et la révolution survécurent à leur auteur. En face des
classes rurales expirantes, le Sénat n’avait pas reculé devant le meurtre :
le crime commis, il n’osa pas en profiter et abolir la loi agraire Sempronia
; on peut même dire qu’après l’explosion de fureur insensée du parti
réactionnaire, cette loi s’était trouvée confirmée ; bien plus qu’elle
n’était ébranlée. La fraction de l’aristocratie, favorable aux réformes, et
qui donnait tout haut son assentiment aux assignations domaniales, avait pour
chefs Quintus Metellus, censeur de l’année (623 [131 av. J.-C.]), et Publius
Scævola : elle fit alliance avec Scipion Émilien et ses amis, lesquels
n’étaient point non plus hostiles aux réformes ; et prenant ainsi la haute
main dans le Sénat, elle fit passer un sénatus-consulte enjoignant aux
répartiteurs d’avoir à commencer leur travail. Comme aux termes de Les partages agraires arrêtés, la révolution n’en continue
pas moins sa marche. Déjà, du vivant de Scipion, la faction démocratique,
ayant ses chefs tout trouvés dans les triumvirs répartiteurs, ne s’était
point fait faute d’engager plus d’une escarmouche contre le pouvoir. Déjà
Carbon, l’un des grands orateurs du moment, appelé au tribunat en 623 [131 av. J.-C.],
avait donné maille à partir au Sénat : il avait définitivement introduit la
votation secrète dans les comices partout où l’ancien vote se maintenait
encore, et poussant l’audace jusqu’à reprendre la motion de Tiberius,
demandant que les tribuns du peuple fussent admis à se porter candidats pour
l’année qui suivrait leur sortie de charge, il avait voulu supprimer par la
voie légale l’écueil où son prédécesseur était venu échouer. La résistance de
Scipion déjoua ses plans ; quelques années plus tard, après la mort de
Scipion, sans doute, la motion passa. Le parti, avant tout, voulait
ressusciter la commission de partage, depuis si longtemps inactive :
parmi les meneurs, il n’était question de rien moins, pour lever les
obstacles venant des alliés italiques, que de leur conférer le droit de cité
en masse ; et l’agitation se fit principalement dans ce sens. Afin d’y
mettre ordre, le tribun du peuple Marcus Junius Pennus (628 [-126]),
obéissant à l’instigation du Sénat, proposa d’expulser tous les non citoyens
de la capitale : en vain les démocrates résistèrent avec Gaius Gracchus à
leur tête ; en vain les cités latines entrèrent en fermentation,
l’odieuse motion fut votée. L’année d’après (629 [125 av. J.-C.]), Marcus
Fulvius Flaccus, consul, y répondit par une rogation contraire : il
voulait que tout habitant d’une ville alliée pût obtenir la cité romaine sur
demande portée devant les comices. -Mais Flaccus resta presque seul de son
opinion : Carbon à ce moment avait changé de camp, et se posait en
aristocrate zélé ; et quant à Gaius Gracchus, alors questeur de
Sardaigne, il était absent. Le Sénat l’emporta donc facilement sur le consul,
et le peuple lui-même se montra peu disposé à communiquer ses privilèges à
d’autres et plus nombreux élus. Flaccus dut quitter Rome, pour aller prendre
le commandement de l’armée dans le pays celte. Devançant par ses conquêtes
dans Sur ces entrefaites, Gaius Gracchus reparut dans la capitale. Ses ennemis le redoutant, avaient tenté de le retenir en Sardaigne : ils avaient à dessein omis de lui expédier les congés usuels. Mais lui, sans hésiter, était revenu. A son tour, ils le traduisent en justice, et l’accusent d’avoir trempé dans l’affaire de Frégelles (629-630 [125-124 av. J.-C.]). Acquitté par le peuple, il relève le gant, se porte candidat au tribunat, et est élu, pour l’an 631 [-123], dans des comices que signale l’affluence, extraordinaire des votants. La guerre était dénoncée. Le parti démocratique, toujours pauvre en capacités et en chefs, avait pour ainsi dire chômé pendant neuf ans : mais aujourd’hui la trêve a pris fin : un homme s’est mis à la tête des réformistes, plus loyal que Carbon, plus habile que Flaccus, ayant enfin tout ce qu’il faut pour entraîner et pour commander ! Gaius Gracchus (601-633 [-153/-121]), plus jeune de neuf ans que son
frère, n’avait avec lui que bien peu de ressemblance. Comme Tiberius, il
fuyait les joies et les habitudes grossières : comme lui, d’ailleurs, cultivé
d’esprit et brave soldat. Il s’était distingué devant Numance, sous les
ordres de son beau-frère, et plus tard en Sardaigne. Mais par le talent, le
caractère et surtout l’ardeur, il dépassait de beaucoup la taille du premier
des Gracques. A la sûreté de sa marche, à la netteté de ses vues, au milieu
même des embarras les plus divers et parmi tant d’efforts déployés pour
assurer le vote et l’exécution des lois nombreuses dont il se fit plus tard
le promoteur, on ne peut méconnaître dans le jeune tribun l’homme d’État de
premier ordre. De même, au dévouement entier et fidèle. jusqu’à la mort de
ses plus proches amis, on jugera quelles facultés aimantes enrichissaient
cette noble nature. Durant neuf ans, il avait puisé à l’école de la douleur
et des humiliations subies l’énergie de la volonté et de faction : la
flamme de sa haine, comprimée, mais non amoindrie au fond de sa poitrine,
allait pouvoir enfin se déchaîner contre le parti coupable à ses yeux des
maux de la patrie et du meurtre de son frère. La passion terrible qui
s’agitait en lui en avait fait le premier des orateurs que Rome ait jamais
entendus : sans cette passion et ses égarements, nous aurions à le compter
sans doute parmi les plus grands politiques de son siècle. Que si nous jetons
les yeux sur les rares débris de ses plus fameuses harangues, nous y
retrouverons la trace d’une puissante et irrésistible parole[3] : nous comprenons
encore comment à l’entendre ou seulement à le lire, on se sentait emporté par
l’ouragan de son discours. Toutefois, si grand orateur qu’il fût, la colère
le dominait souvent, et alors le flot se troublait ou s’aheurtait, au plus
fort de son éloquence. Image fidèle de sa carrière politique et de ses
souffrances ! Chez lui, plus rien de la veine sentimentale de Tiberius,
de cette débonnaireté à vue courte et peu claire, recourant aux supplications
et aux larmes pour ramener un adversaire politique. Entrant au contraire et
sans broncher dans la voie de la révolution, il marche droit à son but et à
sa vengeance ! Comme toi, lui écrit sa
mère, j’estime que rien n’est plus beau et plus
grand [que la vengeance] à la condition, toutefois, que Tiberius avait été au devant du peuple, sa réforme unique
à la main. Mais Gaius se présentait avec une série de projets divers, formant
en réalité toute une constitution nouvelle, ayant pour pierre angulaire et
principal point d’appui la rééligibilité des tribuns à leur sortie de charge
et pour l’année suivante, mesure, comme on sait, déjà passée en force de loi.
Les chefs populaires pouvaient désormais conquérir une situation qui ne fût
pas éphémère, et qui les protégeât par elle-même : mais il fallait encore
s’assurer le pouvoir matériel; avoir à soi, par conséquent, la multitude
habitant la capitale, et se l’attacher par le lien de l’intérêt. Qu’il ne
fallût pas faire fond sur les, campagnards venant à Rome de temps à autre, on
ne le savait que trop. Un premier moyen s’offrit, celui des distributions de
grains. Souvent déjà, les blés de la dîme provinciale avaient été donnés au
peuple à vil prix. Gracchus décida qu’à l’avenir tout citoyen, résidant à
Rome et qui se ferait inscrire, aurait droit à une prestation mensuelle (5 modii, à ce que l’on
croit : 5/6 du boisseau de Prusse = Toutes les dispositions prises jusque-là avaient trait directement à la grosse question des prolétaires à côté d’elles, il en fut résolu d’autres, répondant aux tendances générales du moment. À la rigueur traditionnelle des institutions de la cité, on voulut substituer des éléments plus humains, plus en rapport avec les idées avant cours. Et tout d’abord les adoucissements portèrent sur le système militaire. Selon le vieux droit public, la durée du service était ainsi réglée : nul citoyen ne pouvait être appelé à faire campagne avant sa seizième année révolue et après l’échéance de sa quarante-quatrième année. A la suite de l’occupation des Espagnes, le service ayant commencé à devenir permanent, une loi spéciale avait pour la première fois décidé que tout soldat obtiendrait son congé après six ans consécutifs de campagne, ce congé d’ailleurs non définitif et ne protégeant pas contre un appel ultérieur. Plus tard, au commencement du VIIe siècle, peut-être, il était passé en règle que vingt années de service à pied et dix années de service à cheval emportaient la pleine libération[6]. Gracchus renouvela et remit en vigueur la loi, tous les jours violemment enfreinte, qui interdisait l’appel du citoyen à l’armée avant sa dix-septième année commencée : ce fut lui aussi, à ce que l’on peut croire, qui détermina le nombre plus court des années de campagne dues par le soldat avant son exonération : enfin, il lui fit donner le vêtement gratuit, alors qu’auparavant la valeur en était déduite de la solde. Au même moment se produisent, jusque dans la justice
militaire, les effets de ces mêmes tendances maintes fois révélées dans la
législation des Gracques : quand elle ne va pas jusqu’à supprimer la peine de
mort, cette législation la ramène à une application moins fréquente. A
l’avènement de En ce qui touche les créances et les dettes, Gaius Gracchus n’innove point ; toutefois, à en croire des témoins très considérables, il aurait donné aux débiteurs l’espoir, d’une atténuation ou même d’une remise. Si le fait est vrai, il faudrait encore ranger une telle promesse parmi les conceptions radicales servant à payer le prix de sa popularité. Tout en s’appuyant sur la foule, qui attendait ou recevait de lui l’amélioration de sa condition matérielle, Gracchus travaillait non moins énergiquement à la ruine de l’aristocratie. Bien convaincu de la fragilité du pouvoir de tout chef politique qui ne règne que parla populace, il mit aussi ses soins à semer la division dans l’aristocratie, à en entraîner une partie dans le sens de ses intérêts. Les éléments de désunion qu’il lui fallait, il Ies avait sous la main. Cette armée des riches, qui s’était levée comme un seul homme contre son frère, se composait en réalité de deux cohortes différentes, comparables sous certains rapports avec les deux aristocraties anglaises des lords et de la cité de Londres. Dans l’une se rangeait le groupe inabordable des familles sénatoriales, étrangères aux affaires de spéculation directe, et dont les immenses capitaux trouvaient emploi, soit dans la propriété foncière, soit dans les grandes associations, sous forme de parts secrètes. Les spéculateurs de profession formaient au contraire le second groupe : c’étaient eux qui géraient les sociétés : leurs opérations de gros et leurs affaires de banque s’étendaient sur tout le territoire de l’empire et de l’hégémonie de Rome. Déjà, nous avons montré comment, au cours du vie siècle principalement, ils s’étaient peu à peu élevés jusqu’au niveau des sénatoriaux, et comment, en interdisant à ceux-ci de faire le commerce, le plébiscite Claudien, œuvre de Gaius Flaminius, le précurseur des Gracques, avait établi une démarcation légale entre eux et la classe commerçante et banquière. Mais aujourd’hui l’aristocratie de l’argent, sous son nom de chevalerie, a conquis déjà l’influence décisive dans les affaires politiques. La chevalerie n’avait été à l’origine que le corps des cavaliers de la milice civique. Son nom s’était d’abord étendu, du moins dans la langue usuelle, à tous ceux qui, possesseurs d’une fortune de 400.000 sesterces au minimum (= 87.694 fr.), devaient le service à cheval : par suite, il avait bientôt servi à désigner toute la haute société romaine, sénatoriale ou non. Mais, peu de temps avant Gaius, la loi ayant déclaré l’incompatibilité entre le service de la milice à cheval, et les sièges dans la curie : les sénateurs s’étaient trouvés séparés des cavaliers, et à dater de là, la chevalerie, prise en masse, avait constitué à côté du Sénat une véritable aristocratie d’argent; quoiqu’il convienne de dire, que les sénatoriaux non sénateurs, que les fils des grandes familles sénatoriales. continuèrent d’être enrôlés dans la cavalerie et d’en porter le nom, et qu’enfin les dix-huit centuries de la cavalerie civique, composées, comme on sait, par les censeurs, ne laissèrent pas de se recruter toujours parmi les jeunes membres de l’aristocratie de race. Donc la chevalerie, ou si l’on veut, la classe du riche commerce, eut avec le Sénat gouvernant de fréquents et déplaisants, contacts. Il y avait antipathie naturelle entre la haute noblesse et des hommes dont l’argent faisait seul l’importance. Les sénateurs, les meilleurs d’entre eux surtout, se tenaient à l’écart des spéculations mercantiles, autant que les chevaliers, voués de préférence au culte des intérêts matériels, demeuraient étrangers aux questions politiques et aux querelles des coteries. Dans les provinces toutefois, de rudes collisions avaient surgi souvent entre les uns et les autres. Que si les provinciaux, en générai bien plus que les capitalistes de Rome, avaient à se plaindre de. la partialité des fonctionnaires romains, les sénateurs ne se montraient pas pour cela disposés le moins du monde à fermer. les yeux, autant que les financiers l’auraient voulu, sur les actes cupides et les excès par eux commis à l’encontre des populations sujettes. Bien qu’unies un instant en face de l’ennemi commun, en face de Tiberius Gracchus, un abîme de haine s’ouvrait entre ces deux aristocraties. Gaius, plus habile que son frère, sut l’élargir encore, et, leur alliance rompue, appeler à lui l’armée des hommes d’argent. Leur donna-t-il les insignes, par lesquels les chevaliers censitaires se distinguèrent ensuite de la foule, la bague d’or, au lieu de l’anneau usuel de fer ou de bronze [jus annuli aurei] ; la place distincte et meilleure aux jeux ? On ne le saurait affirmer : la chose n’est d’ailleurs point invraisemblable. Les insignes et privilèges dont il s’agit remontent bien à son. temps; et il était dans ses allures de conférer à la chevalerie grandissante les honneurs réservés jadis aux sénatoriaux. Il voulut, qui en doute ? imprimer à la chevalerie le caractère d’une aristocratie, également exclusive et privilégiée, et intermédiaire entre l’ordre noble et le commun peuple. Ces marques extérieures, si minces qu’elles fussent, et quand même beaucoup auraient dédaigné d’en faire usage, trouvaient d’ordinaire meilleur accueil que telle ou telle autre mesure plus importante. Toutefois, sans refuser les distinctions qu’on lui offre, le parti des intérêts matériels ne se donne jamais à ce prix seulement. Gracchus le savait sans doute: avec ce parti le plus haut enchérisseur l’emporte, mais à la condition que l’enchère soit grande et réelle. Gracchus lui offrit les taxes de l’Asie, et les jugements par jurés. L’administration financière romaine, avec son système d’impôts indirects et de redevances domaniales [vectigalia] levés par des intermédiaires, était une source d’immenses profits pour la classe des capitalistes, au grand détriment des contribuables. Quant aux revenus directs, ils consistaient, on le sait, ou bien en des sommes fixes payées par les cités, ce qui se faisait dans la plupart des prétures sans qu’il y eût place alors pour l’intervention des financiers, ou bien, comme en Sicile et en Sardaigne, en une dîme foncière [decumœ], dont la perception s’affermait dans chaque localité. Or, les provinciaux riches, et très souvent les villes redevables de la dîme elles-mêmes, en prenaient la ferme dans leurs districts respectifs, et parvenaient ainsi à tenir à l’écart les publicains [publicani] et spéculateurs de la capitale si redoutés. Quand, six ans avant le tribunat de Gaius, la province d’Asie était tombée sous la domination romaine, le Sénat y avait établi le système des cotes fixes par villes. Gaius changea tout cela en vertu d’un plébiscite[8], et chargea de taxes directes et indirectes fort lourdes la nouvelle province, jusque-là exempte : il lui imposa notamment la dîme foncière, et décida que la recette de toute la province serait donnée à bail aux entrepreneurs de Rome, fermant du même coup la porte aux capitalistes locaux, et suscitant aussitôt la formation d’une société colossale pour la prisé à ferme des dîmes, des redevances de pâture [pascua, scripturæ] et des douanes [portoria] d’Asie[9]. Et chose qui attesterait davantage, s’il en était besoin, son ferme projet d’émancipation complète de l’aristocratie d’argent au regard du Sénat, il fit décider qu’à l’avenir le taux du fermage total ou partiel, ne serait plus, comme par le passé, arbitré par celui-ci, mais qu’il serait au contraire réglé suivant certaines dispositions légales. C’était ouvrir une mine d’or aux trafiquants : au sein de la nouvelle société de haute finance [corpus], il se forma un groupe puissant, une sorte de sénat commercial qui pesa bientôt sur le vrai Sénat dans Rome. Au même moment, d’autres mesures conféraient aux financiers une influence publique et active sur l’administration de la justice. Nous avons dit plus haut, que la compétence du peuple en matière criminelle, déjà limitée à des cas peu nombreux, avait encore été réduite par Gaius. Presque tous les procès, civils ou pour crimes, se vidaient par devant un Juré spécial[10] ou par devant des commissions, tantôt permanentes [quæstiones perpetuæ], tantôt extraordinaires [extra ordinem][11]. Jusque-là juges ou commissions, tous avaient été pris dans le Sénat. Aujourd’hui, qu’il s’agisse des matières purement civiles ou de celles déférées aux commissions perpétuelles et non perpétuelles. Gracchus transfère aux chevaliers les fonctions de la judicature : il compose les listes annuelles du jury [ordo judicum], puisées dans l’ordre des centuries chevalières, de tous les individus appelés au service monté, excluant non seulement tous les sénateurs,’ mais aussi, parla fixation d’une condition d’âge, tous les jeunes miliciens appartenant aux familles sénatoriales[12]. Il n’est point téméraire de croire que la désignation aux fonctions judiciaires portait de préférence sur les principaux partenaires[13] des grandes sociétés financières de la compagnie fermière des impôts d’Asie ou antres : plus que personne, ils avaient intérêt à avoir place dans les tribunaux. La concordance des listes des jurés d’une part, et des tableaux des publicains associés de l’autre fera aisément comprendre toute la puissance de l’anti-sénat organisé par Gracchus. Auparavant; il n’y avait eu que deux pouvoirs dans l’État, le Sénat, pouvoir gouvernant et administrant, le peuple, pouvoir légiférant. La justice se partageait entre eux. Mais voici venir l’aristocratie de la finance, classe aujourd’hui. exclusive et privilégiée, assise sur la base solide des intérêts matériels : elle entre dans l’État, se place auprès de l’exécutif, auprès de l’aristocratie dirigeante : elle contrôle et elle juge ! Les décisions des jurés ne pouvaient pas né pas être toujours l’expression pure. et simple des antipathies du commerce contre la noblesse; et devant le tribunal qui vérifiait ses comptes, le sénateur, ancien gouverneur provincial, n’avait plus ses pairs pour juges : son existence civile était mise à la merci des gros trafiquants et des banquiers. La querelle entre la, finance et la préture quittait la province et le terrain de l’administration locale, et se transportait à Rome sur le terrain des procès de concussion. Après avoir séparé en deux camps l’aristocratie des riches, Gaius fournissait, aux haines leur aliment de chaque jour et leur facile issue. Ainsi, il avait ses armes prêtes, les prolétaires et les trafiquants : il se mit à l’œuvre sans tarder. Pour jeter à bas l’oligarchie gouvernante du Sénat, il fallait, nous l’avons montré, enlever à celui-ci par les réformes législatives les attributions essentielles de sa compétence ; il fallait aussi, à l’aide de mesures directes, personnelles et même transitoires, miner jusque. dans ses fondements la caste noble. Gaius le fait. La haute administration appartenait au Sénat : il la lui enlève, tantôt déférant aux comices les questions les plus graves, ce qui revenait à les trancher lui-même par les coups d’autorité de la puissance tribunicienne, tantôt diminuant les attributions sénatoriales jusque dans l’expédition des affaires courantes, tantôt enfin attirant toutes choses directement à lui. Les premières de ces mesures, nous les avons fait connaître tout à l’heure : le nouveau maître avait sur les caisses du trésor mainmise absolue, indépendante du Sénat, par ces distributions régulières de blé, qui grevaient les finances publiques d’une charge lourde et permanente : il disposait du domaine, envoyant des colonies décrétées non plus par sénatus-consultes, mais par plébiscites : il disposait enfin dé, l’administration provinciale, ayant renversé, encore par une loi populaire, le système de l’impôt établi par le Sénat en Asie, et l’ayant remplacé par les fermes données aux publicains de Rome. Sans enlever complètement au même corps l’une de ses plus importantes prérogatives dans le mouvement des affaires usuelles, le partage et la détermination des provinces consulaires, il annihile l’influence indirecte par ce moyen exercée, en faisant décider que le partage aura lieu dès avant l’élection consulaire. Enfin, dans son activité infatigable, il concentre dans ses mains les attributions les plus diverses, les plus compliquées : il surveille en personne les distributions de céréales, choisit les jurés, va installer les colons surplace, malgré sa fonction qui l’attache au sol de Rome; règlemente les routes, conclut les marchés relatifs aux travaux publics, conduit les délibérations dans la curie, dirige les élections pour le consulat : bref, il habitue le peuple à voir uni seul homme à la tête. de toutes choses. La vigueur et l’habileté de son gouvernement personnel refoulent dans l’ombre l’action molle et boiteuse du collège sénatorial. Ses conquêtes sur la juridiction des sénateurs sont plus irrésistibles encore. Il les a dépouillés, nous l’avons vu, de leurs droits ordinaires de justice : mais ce n’est point assez pour lui, il leur ôte encore la juridiction qu’ils s’arrogent en matière de haute administration. Aux termes de la loi par lui renouvelée sur les appels[14], il interdit, sous les peines les plus sévères, l’établissement, par voie de sénatus-consulte, des commissions jugeant le fait de haute trahison. C’était une commission pareille qui, instituée après le meurtre de Tiberius, avait aussi sévi contre ses partisans. En somme, le Sénat avait perdu son droit de contrôle ; et il ne lui restait plus, en fait de pouvoirs administratifs, que ceux que le nouveau chef de l’État avait bien voulu lui laisser. Cependant Gaius ne se tenait point pour satisfait : la constitution remaniée, il prit aussi l’aristocratie gouvernante corps à corps. Faisant la part à sa vengeance, on le voit donner effet rétroactif à la loi ci-dessus mentionnée, et poursuivre Publius Popillius, l’homme sur qui, depuis la mort récente de Nasica, les haines démagogiques s’étaient de préférence acharnées. Popillius est contraint à l’exil. Chose remarquable pourtant, la motion n’a passé dans les tribus qu’à dix-huit voix contre dix-sept, comme si, dans les questions où sont en jeu les personnes, l’aristocratie conservait encore son influence sur les masses. Aux termes d’une autre motion encore moins justifiable et dirigée cette fois contre Marcus Octavius, quiconque avait perdu ses fonctions en vertu d’un plébiscite était déclaré incapable d’occuper jamais un emploi public. Mais Gaius céda aux supplications de sa mère ; et retirant cet odieux projet, s’épargna l’ignominie de la violence ouverte faite au droit public par la légalisation d’une inconstitutionnalité notoire, et par un acte de basses représailles envers un honnête homme, qui jamais n’avait eu une parole amère pour Tiberius, ou qui ne lui avait tenu tête que pour obéir à la loi, à la lettre de son devoir, tel qu’il le savait comprendre. Une dernière mesure imaginée par le tribun dépassait la portée de toutes les autres : mesure, il est vrai, entourée de difficultés immenses et qui resta à l’état de projet. Gains voulut renforcer ou plutôt doubler le Sénat par la création de trois cents membres, choisis par les comices du peuple dans les rangs des chevaliers. Noyer le Sénat dans cette énorme fournée, c’était achever son asservissement, et le mettre dans l’entière dépendance du dominateur suprême. Tel était l’ensemble de la constitution réformée de Gaius
Gracchus. Durant les deux années de son tribunat (631 -632 [123-122 av. J.-C.]), il
parvint à en établir les dispositions principales, sans rencontrer de
résistance sérieuse, sans avoir à user de violence sur sa route. Au milieu des
récits confus des chroniqueurs, il n’est plus possible de démêler dans quel
ordre se suivirent les décrets et les actes; et l’histoire demeure sans
réponse à plus d’une question sortie des entrailles mêmes du sujet. J’estime
pourtant qu’aucun détail essentiel ne nous manque : nous avons la
connaissance sûre et claire des choses ; et Gaius enfin nous apparaît dans
toute la réalité de son caractère. Loin qu’il se laisse emporter comme son
frère au courant d’événements plus forts que lui, il a son plan, grandiose et
fortement conçu ; et il le réalise dans ses parties capitales au moyen
d’une série de lois. Que la constitution Sempronienne n’ait été d’ailleurs en
aucune façon ce que l’ont crue tant de braves gens dans les temps anciens et
modernes, à savoir une reconstruction de Disons à la décharge de Gaius que ces contradictions tenaient à sa situation bien plus qu’à sa personne. Au seuil de toute tyrannie s’ouvre un dilemme fatal, moralement et politiquement : le même homme doit agir à la fois, si j’ose le dire, et comme un chef de bandits, et comme le premier citoyen du pays : ce dilemme, il a coûté, cher à Périclès, à César, à Napoléon ! Gains eut aussi le tort de ne point céder seulement à la nécessité : il marcha, emporté par une passion funeste : il obéit à la vengeance qui, prévoyant sa ruine, lance la torche sur la maison de l’ennemi. Il a donné leur vrai nom à ses lois organiques de la justice, à des institutions créées pour diviser l’aristocratie : Autant de poignards, s’écriait-il, jetés sur la place publique, pour que les citoyens (les plus considérables s’entend) les relevassent et se débarrassassent entre eux ! Il fut un incendiaire. Si tant est qu’elle a été l’œuvre d’un homme, je ne veux pas soutenir que Gaius Gracchus tout seul ait fait la révolution de cent ans, qui date de lui. Mais encore une fois il fut bien le fondateur de ce prolétariat hideux de la capitale romaine, qui, flatté. d’en haut et soudoyé, gangrené jusqu’à la moelle par la concentration des multitudes opérée à l’appel des annones, ayant d’ailleurs conscience de sa force, se montra tantôt niais, tantôt pervers dans ses exigences ; et qui, grimaçant tous les jours la souveraineté populaire, a pendant cinq siècles pesé comme une montagne sur la société romaine, jusqu’à ce que vint l’heure où il s’abîma avec elle. Et néanmoins, s’il fut le plus grand des criminels politiques, Gaius fut aussi le régénérateur de sa patrie. Quand viendra la monarchie romaine, vous n’y trouverez pas une pensée, un organe, qui ne remonte à lui. C’est de lui que procède la maxime que le territoire des cités conquises échoit au domaine particulier de l’état conquérant : maxime ayant sa racine dans le droit traditionnel de la guerre chez les anciens peuples, mais demeurée jusque-là étrangère à la pratique du droit public. Elle servit d’abord à revendiquer pour l’État la faculté d’assujettir ces territoires à l’impôt, comme lé fit Gains pour l’Asie, ou de les soumettre à la colonisation comme il le fit en Afrique : elle devint plus tard l’une des règles fondamentales de l’empire. C’est de lui que procède la tactique à l’usage des démagogues se faisant chefs de l’État, qui s’appuient sur les intérêts matériels pour renverser l’aristocratie gouvernante, et qui, substituant une administration sévère et régulière à une administration vicieuse, légitiment après coup par là l’inconstitutionnalité de leurs réformes. Gaius a le premier inauguré l’égalité des provinces et de Rome, égalité que la monarchie seule devait nécessairement et complètement asseoir : en voulant rebâtir Carthage que sa rivalité avec l’Italie avait perdue, en ouvrant. les provinces à l’émigration italienne, il attacha le premier anneau de la longue et bienfaisante chaîne du développement social ultérieur. Chez cet homme étrange, véritable constellation politique, le bon droit et les fautes, le bonheur et le malheur se mêlent, si bien que l’histoire à qui il sied de juger, l’histoire s’arrête, et ne prononce pas la sentence. Gracchus avait édifié les principales parties de sa constitution nouvelle ; il mit la main à une entreprise non moins difficile. La question des alliés italiens était toujours pendante. Ce qu’en pensaient les meneurs de la démocratie, ils l’avaient montré jusqu’à l’évidence. Ils auraient voulu I’extension la plus grande possible du droit de cité romaine, non point seulement pour arriver au partage des domaines occupés par les Latins, mais aussi et avant tout, dans le but de fortifier leur clientèle avec la masse énorme des citoyens nouveaux, de mettre les comices entièrement dans leur puissance, par l’extension correspondante du corps électif, et enfin de niveler toutes les différences entre les ordres, différences sans nulle signification désormais, la constitution républicaine gisant à terre. Mais à cela faire, ils entraient en conflit avec leur propre parti, avec la multitude elle-même, d’ordinaire prête à dire oui sur toutes les questions, qu’elle les eut comprises ou non. Par la raison fort simple que la cité romaine était pour eux un titre, donnant droit directement ou indirectement à des parts de bénéfices très palpables, très importants, ils ne se sentaient point enclins à voir augmenter le nombre des actionnaires. Le rejet de la loi Fulvia en 629 [125 av. J.-C.], la révolte de Frégelles venue à la suite, attestaient assez et l’obstination intéressée de la faction dominant dans les comices, et les impatientes exigences des alliés. Toutefois, son second tribunat tirant vers sa fin (632 [-122]), et pour obéir aux engagements vraisemblablement pris envers ces derniers, Gracchus se jeta dans une nouvelle entreprise. Appuyé par Marcus Flaccus, qui, malgré sa qualité d’ancien consul, s’était aussi fait nommer pour la deuxième fois tribun du peuple pour pousser à l’admission de la loi jadis proposée par lui sans succès, il reporte à l’ordre du jour des comices. La collation du droit de cité aux Latins, et la collation du droit latin à tous les autres fédérés italiques. Mais il vient se heurter contre l’opposition réunie du Sénat et de la multitude. Veut-on savoir ce qu’était leur coalition, et quelles étaient leurs armes ? Qu’on écoute les brèves et nettes paroles du consul Gaius Fannius, combattant la motion dans le Forum. Le hasard nous en a conservé un fragment. Ainsi, vous croyez, s’écriait l’optimate, que quand vous aurez donné la cité aux Latins, vous serez ce que vous êtes en ce moment devant moi ; que vous trouverez votre place encore dans les comices, dans les jeux, dans les amusements publics ? Ne voyez-vous pas, plutôt, que ces gens rempliront tout ? Au Ve siècle, le peuple, qui dans un seul jour fit citoyens tous les Sabins, n’eût pas manqué de siffler et conspuer l’orateur : au vide les raisons du consul lui semblent excellentes : il croirait payer .trop cher, à ce prix, les assignations offertes par Gracchus sur le domaine latin. Le Sénat ayant réussi à expulser tous les non citoyens de la ville au grand jour du vote, il était facile de prévoir le sort réservé à la motion. Un collègue du tribun, Livius Drusus, déclara tout d’abord son intercession : et le peuple accueillit son veto de telle façon que Gaius n’osa plus ni pousser plus loin les choses, ni traiter Drusus comme son frère avait fait Marcus Octavius, en 620 [134 av. J.-C.]. Ce succès était grand pour le Sénat : il y puisa du courage, et tentant un dernier effort pour jeter à bas le démagogue jusqu’alors invincible, il l’attaqua avec ses propres armes. La force de Gracchus était dans la faction des marchands et dans la populace, dans celle-ci surtout, armée réelle des partis, alors que nul ne disposait des milices légionnaires. Enlever aux financiers ou à la populace les droits conquis d’hier, c’est ce à quoi le Sénat ne pouvait évidemment songer : à la moindre tentative contre les lois nouvelles de l’annone ou de l’organisation judiciaire, les rues se seraient soulevées : violence brutale ou attaque moins grossière en la forme, l’émeute eût balayé tous ces sénateurs sans défense. Mais il était manifeste, aussi, que leur mutuel avantage tenait seul rapprochés et Gracchus et les commerçants et les prolétaires. Pour les commerçants, les intérêts matériels satisfaits ; pour les prolétaires, l’annone assurée, c’était assez : peu leur importait d’ailleurs de recevoir des mains de Gaius ou d’un autre ! Pour le moment, tout au moins, les institutions créées par le tribun étaient inébranlables, sauf une seule, son pouvoir personnel. La fragilité de son pouvoir tenait à un vice radical, aucune promesse de fidélité n’y attachant l’armée au capitaine. Dans la constitution nouvelle, tous les organes étaient susceptibles de vie, mais il y manquait le lien moral entre celui qui commande et ceux qui obéissent, élément capital sans lequel l’État ne se tient debout que sur des pieds d’argile ! Le rejet de la loi du droit de cité conféré aux Latins avait dessillé tous les yeux : il était trop clair, que la foule, en votant avec Gracchus, n’avait jamais voté que pour elle-même. L’aristocratie ne laissa pas tomber la leçon : elle alla offrir le combat sur son terrain à lui, au promoteur des annones et des assignations. Loin de ne faire que donner à la foule des largesses égaies aux largesses de Gracchus, distributions de blé ou autres, elle voulut, cela est tout simple, le dépasser encore dans cette voie; Un jour, à la demande du Sénat, on vit le tribun Marcus Livius Drusus proposer à ces hommes pour qui étaient créées les assignations des Gracques, de déclarer les lots. francs et libres de toute taxe à l’avenir, de les constituer en toute propriété libre et transmissible : puis bientôt, au lieu des colonies transmaritimes, de pourvoir aux besoins du prolétariat par la fondation de douze colonies italiques, de trois mille hommes chacune, le peuple désignant les fonctionnaires préposés à leur conduite. Drusus enfin, laissant de côté la commission de famille imaginée par les Gracques, renonçait pour son compte à participer en rien aux honneurs de la mise à exécution. C’étaient les Latins, il faut le dire, qui allaient faire les frais de ce nouveau projet ; car, dans toute l’Italie, il n’existait plus ailleurs que chez eux de terres domaniales occupées et de quelque étendue. Drusus avait imaginé d’autres innovations encore, et parmi elles, pour dédommager, sans doute, les Latins de leurs sacrifices, il était. dit qu’à l’avenir le soldat latin ne pourrait plus être bâtonné sur l’ordre de l’officier romain, mais seulement sur l’ordre de son officier national. Le plan de l’aristocratie n’était rien moins qu’habile. Œuvre brutale d’une concurrence ambitieuse, cette belle alliance entre la noblesse et la populace ne se resserrait visiblement qu’à la condition de fouler les Latins sous le poids accru tous les jours d’une tyrannie exercée en commun ! Et puis la question se posait d’elle-même : où donc trouver sur la péninsule les occupations domaniales nécessaires à l’établissement de douze cités nouvelles privilégiées et populeuses? Les domaines italiques-y suffiraient-ils, alors que déjà tous ou presque tous on les avait distribués ? Y suffiraient-ils, même en confisquant les terres concédées séculairement aux Latins ? Et quant à Drusus, s’en venir déclarer, comme il le fit, qu’il ne mettrait pas la main à l’exécution de sa loi, n’était-ce pas maladresse signe, ou même presque insigne folie ? Mais à stupide gibier il suffit du plus grossier engin. De plus, circonstance malheureuse et qui décida tout, peut-être, alors que son influence personnelle était le noeud de la question, Gracchus à cette même heure installait en Afrique sa colonie de Carthage son factotum dans la capitale, Marcus Flaccus, ne sut être que violent et malhabile, et travaillait en quelque sorte pour ses adversaires. Le peuple ratifia les lois Liciennes avec le même empressement que les lois Semproniennes autrefois : donnant comme d’habitude à son bienfaiteur nouveau l’avantage que le bienfaiteur ancien n’avait plus la possibilité des moyens modérés. La candidature de Gracchus à un troisième tribunat, pour l’an 633 [121 av. J.-C.], échoua, non sans de graves irrégularités commises, dit-on, par les tribuns qui dirigeaient l’élection, et qu’il avait naguère offensés. Sa défaite électorale était la ruine de son pouvoir. Un second coup lui fut porté par la nomination des consuls, pris tous les deux dans les rangs des ennemis de la démocratie : l’un d’eux était ce Lucius Opimius, le préteur de 629 [-125], signalé par la prise de Frégelles. Le Sénat avait désormais à sa tête l’un des chefs les plus ardents et les moins dangereux du parti ultra noble : il avait le ferme dessein d’attaquer son dangereux adversaire à la première occasion. Cette occasion se produisit bientôt. Le 10 décembre 632 [-122], Gracchus sortait de charge :
le 1er janvier 633 [-121], Opimius entrait dans son consulat. Le combat
s’engagea, comme de juste, à l’occasion de la plus utile et de la plus
impopulaire des mesures de l’ex-tribun, la reconstruction de Carthage. A la
colonisation transmaritime on n’avait opposé d’abord que l’arme indirecte de
la colonisation italique, plus attrayante pour l’émigrant. Mais voici que des
rumeurs circulent : on se raconte que les hyènes d’Afrique ont déterré
et renversé les pierres bornes posées la veille sur le territoire de la nouvelle
Carthage ; et les prêtres romains d’attester aussitôt que ces prodiges et ces
signes sont un avertissement manifeste : les Dieux défendent la
reconstruction de la ville maudite! Le Sénat à son tour de se déclarer obligé
en conscience à proposer une loi qui prohibe la colonie de Junonia. A ce moment même Gracchus, avec une
commission composée de ses partisans, s’occupait à choisir les futurs colons.
Le jour du vote, il se montra au Capitole, où l’assemblée du peuple était
convoquée, voulant faire rejeter la motion, grâce à l’appui de tous les
siens. Il eût désiré éviter la violence ; pour ne pas donner à ses
adversaires le prétexte qu’ils cherchaient : mais il n’avait pu empêcher
qu’un grand nombre de ses amis, se rappelant la fin de Tiberius, et trop au
courant des projets des aristocrates, ne vinssent en armes sur le lieu. Dans
l’état de surexcitation des esprits ; il fallait s’attendre à quelque
voie ‘de fait. Le consul L. Opimius ayant brûlé la victime accoutumée sur
l’autel de Jupiter Capitolin, tout à coup, l’un de ses appariteurs, tenant
dans ses mains les entrailles sacrées, ordonne aux
mauvais citoyens d’évacuer le temple : il semble vouloir mettre la
main sur Gaius : un des fanatiques de ce dernier tire son épée, et abat le
malheureux. Un tumulte affreux s’élève. En vain Gracchus s’efforce de se
faire entendre : en vain il repousse toute responsabilité dans le meurtre
sacrilège : il ne fait, en élevant la voix, que fournir un prétexte de
plus à l’accusation. Quand il a parlé, il a, sans s’en apercevoir au milieu
du bruit, coupé la parole à un tribun qui parlait lui-même au peuple : or un
décret oublié, du temps des querelles des ordres (la loi Icilia),
statue les peines les plus sévères contre l’interrupteur. Le consul Opimius
prit ses mesures ; il fallait écraser à main armée une révolte qui
n’allait à rien moins qu’à renverser la constitution républicaine (ainsi les aristocrates
qualifiaient-ils les événements de la journée !). Il passa la
nuit tout entière dans le temple de Castor, sur le Forum. Au jour levant, les
archers crétois occupèrent le Capitole : |
[1] [Eidemque primus fecei ut de agro poplico aratoribus cederent paastores... V. l’inscription de Polla dans le Val di Diana (Principauté citérieure) ; M. Mommsen la commente, Corp. insc., n° 551, p. 154 : Il y eut là un forum Popillii, dont l’inscription raconte l’établissement]
[2] A cet événement se rapporte son discours contra legem judiciariam Tib. Gracchi, laquelle n’était pas le moins du monde, comme on l’a soutenu, une loi organique de procédure criminelle, mais bien un supplément à la rogation agraire : ut tribuni judicarent, qua publicus alter, qua privatus esset. (Tite-Live, ep. 58)
[3] Citons seulement cette phrase d’une harangue où il annonce au peuple les lois qu’il veut proposer : Si vellem apud vos verba facere et a vobis postulare, cum genere summo orlus essem, et eum fratrem propter vos amisissem, nec quisquum de P. Africani et Tiberii Gracchi familia nisi ego et puer restaremus, ut pateremini hoc tempore me quiescere, ne a stirpe genus nostrum interiret, et uti cliqua propago generis nostri reliqua esset : haud scio an lubentibus a vobis impetrassem (Scholiast. Ambrosianus ad Cicer. orat. pro Sulla, 9, p. 365, éd. Orelli).
[Si je voulais vous parler de moi, et vous dire que je suis de la plus illustre origine, que j’ai perdu mon frère pour l’amour de vous, qu’il ne reste plus personne, si ce n’est moi et un enfant, de la maison de l’Africain et de Tiberius Gracchus ! Si je voulais vous demander de me laisser en repos aujourd’hui, pour que notre famille ne périsse pas tout entière, pour qu’il en surgisse encore quelque rejeton, j’imagine que peut-être je l’obtiendrais de votre bon vouloir !]
[4] [Déjà, nous avons fait allusion à cette lettre dans la note 10 : Dices, pulchrum esse inimicos ulcisci. Id neque majus, neque pulchrius cuiquam, atque esse mihi videlur ; sed si liecat respublica salva ea persequi. Sed quatenus id fieri non potest, multo tempore, multisque partibus inimici nostri, non peribunt ; arque uti nunc sunt, erunt potius, quam respublica profligetur atque pereat. (Corn. Nep., fragm., p. 305, éd. Lemaire.)]
[5] [V. Dict. de Smith, v° horreum. — On voyait encore les ruines des greniers Semproniens au XVIe siècle, entre l’Aventin et le Monte-Testaceo]
[6] C’est ainsi qu’il convient de concilier, j’imagine, le dire d’Appien (Hist., p. 78), suivant lequel le soldat qui a six ans de service peut solliciter son congé, avec les indications plus connues et fournies par Polybe (6, 19) : Marquardt [Alterth. (Antiquités rom., 3, 2, 286, note 1580] les apprécie comme il convient. On ne peut préciser exactement la date des deux innovations : la première est vraisemblablement antérieure à l’an 603 [151 av. J.-C.] (Nitzsch, Gracch. (les Gracques) p. 23) ; la seconde était certainement en vigueur dès le temps de Polybe. Que Gracchus soit l’auteur d’une réduction du temps de service légal, c’est ce qui semble ressortir d’un passage d’Asconius, in Cornel., p. 68. — cf. Plutarque, Tib. Gracch., 16. — Dion, fragm., 7, Bekk.
[7] [Juge criminel en matière d’assassinat, Hostilius s’était laissé corrompre ouvertement (aperte cepit pecunias ob rem judicandam). P. Scævola, tribun du peuple, l’accusa. Le consul Gn. Cœpion reçut du peuple l’ordre d’instruire. Hostilius s’exila d’abord (nec respondere ausus : erat enim res aperta) : mais à son retour, poursuivi de nouveau, il s’empoisonna dans sa prison (ne in carcere necaretur venenum bibit). — V. Ascon., in Scaur., p. 23, Orell. — Cie., de fin, 2, 16. — Rein, Criminalrecht der Rœm (Droit crim. des Rom.), p. 405, 602]
[8] C’est bien lui, et
non Tiberius, qui fut l’auteur de la loi en question : on le sait aujourd’hui,
de source certaine, par un passage de Fronton dans ses Lettres à Verus [sur
[9] [V. à ce propos, Dict. de Smith, Vis Vectigalia, publicani, etc.]
[10] [Le judex ou recuperator donné aux parties par le magistrat saisi de la cause]
[11] [V. Dict. de Smith, Vis judex, prœtor. — Originairement les judicia populi ou publica ne comprenaient que les cas d’adultère, de stupre (stuprum), de parricide (paricidium), de meurtre dolo malo, de faux, de violence publique ou privée, de péculat, de concussion (peculatus, repetundœ), et de brigue déloyale (ambitus). On à vu que les commissions permanentes avaient été plus tard établies pour le jugement de certains crimes déterminés. Les commissions extraordinaires, nommées pour une cause et un cas spécial, cessaient de siéger, la cause une fois jugée]
[12] [Nous possédons encore presque dans son entier la nouvelle ordonnance, nécessitée par la réforme du personnel de judicature, et spéciale au crime de concussion. Elle est connue sous le nom de lex Servilia, ou mieux Acilia Repetundarum. On en trouvera le texte et le commentaire au Corp. insc. lat., n° 198]
[13] [Je me sers de ce mot anglais à dessein les parts ou actions des sociétaires ayant à Rome aussi le nom de partes]
[14] Identique, à ce qu’il semble, avec sa loi ne quis judicio circumveniatur.
[15] [Dans le sens grec de royauté absolue]
[16] Nous possédons
encore un long fragment d’une harangue de Gaius sur la grosse affaire de la
possession de
[17] [Déesse des Mânes, rangée parmi les Numina mala. — V. Preller, Myth., hoc v°, VIIe sect., p. 458]