Après la bataille de Pydna, l’État romain vécut dans le
repos le plus profond durant tout un long siècle : à peine si çà et là
quelque agitation se manifeste à la surface. L’empire territorial s’étendait
sur les trais continents : l’éclat de la puissance romaine, la gloire du nom
romain allaient sans cesse croissant : tous les yeux se tenaient tournés vers
l’Italie : tous les talents, toutes les richesses y affluaient : il semblait
que l’âge d’or dût s’y rouvrir au bien-être de la paix, aux joies
intellectuelles de la vie. Les hommes de l’Orient parlaient entre eux avec
étonnement de la grande République de l’Ouest, qui
tenait assujettis les royaumes voisins et éloignés, redoutée de quiconque
entendait prononcer son nom ; conservant soigneusement l’amitié et la paix
avec ses amis et les peuples qui se reposaient en elle... Ainsi les Romains
s’étaient élevés à une grande puissance... Et néanmoins, nul n’y portait le
diadème, ou ne revêtait la pourpre pour paraître plus grand que les
autres... ; mais déléguant chaque année leur souveraine magistrature...,
tous, ils lui obéissaient, sans qu’il y eût au milieu d’eux d’envie ni de
jalousie parmi eux... [I Macchab., 8, 12-16]
Tel était en effet l’aspect des choses, vues de loin : de
prés, le tableau n’était plus le même. Le gouvernement aristocratique de Rome
marchait à grands pas à la ruine de son propre ouvrage. Non que les fils et
les petits-fils des vaincus de Cannes et des vainqueurs de Zama eussent pleinement
dégénéré ou qu’ils eussent perdu la tradition de leurs grands ancêtres. Les
hommes assis dans le Sénat n’étaient point absolument changés ; mais les
temps étaient autres. Là où le gouvernement appartient à un nombre restreint,
exclusif, de vieilles familles en possession de la richesse séculairement
assise et de l’influence politique héréditaire, on voit celles-ci, à l’heure
du danger, déployer une incomparable persistance : elles obéissent à
l’héroïque esprit du sacrifice. Que les temps redeviennent calmes, aussitôt
elles se laissent aller à l’étroitesse des vues, à l’égoïsme, à la mollesse :
l’un et l’autre phénomène s’engendrent de la même cause, l’hérédité du
pouvoir et le pouvoir appartenant à une corporation. Depuis longtemps le mal
existait à l’état latent : il ne lui avait fallu, pour germer et grandir, que
le soleil de la prospérité. Il y avait certes un sens profond dans le mot de
Caton, se demandant ce qu’il adviendrait de Rome,
quand Rome n’aurait plus personne à craindre ! Elle en était arrivée
là. Ce voisin qui eût pu se montrer redoutable, elle l’avait anéanti : les
hommes nés et élevés sous l’ancien régime, à la rude école des guerres
d’Hannibal, ces hommes, dernier écho du grand siècle jusque dans les jours de
leur vieillesse tardive, la mort les prenait tous l’un après l’autre : la
voix du dernier d’eux, la voix de Caton l’Ancien, avait cessé de retentir au
Sénat et sur la place publique. Une jeune génération avait mis la main aux
affaires ; et les actes de sa politique étaient une péremptoire et
cruelle réponse à la question posée parle vieux patriote. Déjà nous avons dit
comment elle gouvernait les sujets, comment, sous sa direction, marchaient
les araires extérieures. Au dedans, l’insouciance est plus grande
encore ; s’il est possible : le vaisseau va où le vent le pousse ; et
si, par gouvernement de l’intérieur, il faut entendre autre chose que
l’expédition des affaires au jour le jour, Rome en vérité n’est plus
gouvernée. Le corps dirigeant n’a qu’une pensée à laquelle il obéisse : maintenir,
et s’il se peut faire, accroître les privilèges par lui usurpés. Ce n’est
point l’État qui, pour sa fonction, a droit sur le citoyen le plus utile et
le meilleur : c’est chacun des membres de la grande camaraderie, qui se
prétend un droit inné à la fonction suprême dans l’État. Rien ne diminue ce
droit, ni l’injuste concurrence de ses égaux, ni les entreprises du
concurrent évincé! La coterie des nobles[1] n’a plus qu’un
but au bout de tous ses efforts : empêcher la réélection au consulat, et exclure
désormais les hommes nouveaux ! En
l’an 603 [151 av.
J.-C.], elle réussit à faire passer dans la loi les prohibitions
tant souhaitées[2] :
et elle assure enfin, au profit des nobles, le régime des nullités
politiques. Tout va de pair alors : l’inaction au dehors : au dedans,
l’exclusion des simples citoyens et la méfiance réciproque entre les membres
de l’ordre noble, à qui appartient le pouvoir. Ne point permettre aux hommes
du commun les actions d’éclat qui leur seraient un titre d’anoblissement,
c’est là le plus sûr moyen de les tenir loin de la caste
aristocratique ; et à ce gouvernement des demi-mesures, un noble
lui-même serait incommode, s’il revenait dans Rome. vainqueur et conquérant
de la Syrie
ou de l’Égypte.
Toutefois, il existait encore une opposition, dont les
tentatives produisirent quelques résultats. On améliora l’organisation
judiciaire. L’insuffisance de la juridiction administrative, à l’encontre des
magistrats des provinces, exercée directement par le Sénat ou déléguée par
lui, dans l’occasion, à des commissions extraordinaires, cette
insuffisance sautait aux yeux ; en 645 [149 av. J.-C.], innovation féconde
pour le droit et la vie publics à Rome, il est établi, sur la motion de
Lucius Calpurnius Pison, une commission permanente (quæstio
ordinaria) avec mission d’instruire sur les plaintes des
provinciaux contre les magistrats romains, pour fait de concussion[3].
On voulut aussi émanciper les comices et les enlever à
l’influence prépondérante de l’aristocratie. Les démocrates de Rome croyaient
trouver leur panacée dans le vote secret des assemblées du peuple : ce vote
fut institué, par la loi Gabinia (615 [-139]), pour les élections aux
magistratures ; par la loi Cassia (617 [-137]), pour les tribunaux
populaires ; et enfin par la loi Papiria (623 [-131]), pour l’admission
ou le rejet des motions législatives. Bientôt aussi (vers 625 [-129]) un
plébiscite obligea les sénateurs à la remise du cheval public lors de
leur admission dans la Curie,
leur enlevant par là le droit de vote privilégié dans les dix-huit centuries
équestres[4] : toutes mesures
tendant évidemment à affranchir le corps électoral de la mainmise de l’ordre
gouvernant. Peut-être que le parti duquel elles émanaient crut voir en elles
le point de départ de la régénération politique : vaine illusion !
Elles n’apportèrent aucun remède à la nullité, à l’asservissement de l’organe
suprême et légal du pouvoir dans l’État ; mais bientôt le vice des
choses apparut plus palpable encore à tous, intéressés et non intéressés. Dès
l’an 609 [145 av.
J.-C.], jouant une comédie non moins vaine et menteuse, on avait
affiché la reconnaissance formelle de l’indépendance souveraine du peuple, et
quittant le lieu de ses anciennes assemblées, au pied de la Curie, on les avait
transférées sur la place du Marché [le Forum]. La querelle de la souveraineté populaire
contre la domination réelle et constitutionnelle des nobles n’était guère
qu’apparente, après tout. Les partis luttaient à coup de phrases et de mots
sonores : dans les faits immédiats, leur action ne se faisait point sentir.
Durant tout le VIIe siècle, c’est dans les élections annuelles aux fonctions
civiles, au consulat et à la censure notamment, que la vie politique se
manifeste. Les élections, voilà bien les questions grandes et brûlantes :
mais les cas sont rares où les principes opposés s’incarnent dans les
diverses candidatures ; d’ordinaire les compétitions ne touchent qu’aux
personnes. Que la majorité des votants se porte sur un Cœcilius ou sur
un Cornelius, peu importe : la politique générale n’a rien à y voir.
S’il est quelque chose qui corrige et transforme les vices des factions,
c’est le libre mouvement des masses dans l’État et leur commun progrès vers
le but idéal qu’elles professent : à Rome, les partis ne jouaient qu’un jeu
misérable, au profit des coteries qui se disputaient le pouvoir. Il était
relativement facile à tout noble Romain d’entrer par la questure et le
tribunat du peuple dans la carrière des fonctions publiques [cursus honorum] : mais, pour arriver jusqu’au
consulat et à la censure, il ne fallait pas moins que de grands efforts et
les efforts de longues années. Des prix nombreux à recueillir dans la lutte,
il en était peu qui payassent le labeur ; et les combattants, selon le
mot d’un poète des temps postérieurs, avaient à courir dans une lice,
largement ouverte au début, mais allant en se rétrécissant. Tout marcha bien,
tant que les fonctions ne furent que des honneurs
; tant que, pour conquérir de rares couronnes, il ne se présenta que des
hommes forts et capables, militaires, hommes d’État, jurisconsultes ! A
cette heure, où l’ordre noble se renferme en lui et se resserre, la
concurrence n’a plus d’avantages : il ne lui reste que ses inconvénients. A peu
d’exceptions près les jeunes gens des familles gouvernantes se jettent dans
la carrière politique, et leur ambition hâtive et sans maturité veut des
moyens de parvenir plus efficaces, plus rapides que n’étaient jadis les
services rendus à la chose publique. Se créer des relations influentes, voilà
la première condition du succès ; et l’on ne va plus, comme autrefois,
les chercher dans les camps : on les sollicite dans l’antichambre des grands
personnages. Aller, le matin, attendre le lever du patron ; se montrer en
public à sa suite, c’était là jadis l’affaire des clients et des affranchis :
aujourd’hui, le patron compte des nobles dans sa clientèle nouvelle. Mais le
peuple, lui aussi, est un maître puissant ; et comme tel, respect lui
est dû. La populace se montre exigeante : déjà elle veut que le futur consul
reconnaisse le peuple souverain et lui fasse honneur dans tout homme
déguenillé qui rôde dans la rue : déjà il faut que le candidat en quête de
votes (ambitus), salue tous les électeurs par
leur nom et leur serre la main. Les nobles se précipitent, et mendient les
charges en se dégradant. Le candidat qui réussit ne s’est pas seulement
prosterné chez les hauts et puissants, il s’est aussi humilié sur la place
publique : il a fait les yeux doux à la foule ; il a débité à tous ses
petits soins et ses prévenances, et ses flatteries élégantes ou grossières.
Il crie à la réforme ; il se dit démocrate pour se faire un public qui
le connaisse et qui l’aime : moyens d’autant plus efficaces, qu’ils ne vont
pas au fond des choses, et ne servent que de passeport à la personne. Bientôt
chez les jeunes gens imberbes, de noble naissance, il devint de mode, pour
entamer la vie publique par une action d’éclat, de s’affubler du rôle de
Caton. On les vit alors, assaisonnant de leur passion inexpérimentée leur
rhétorique enfantine, se chercher de leur autorité privée quelque homme haut
placé et impopulaire qu’ils pussent accuser. Entre les mains de ces avocats
de l’État, qui les laissait faire, la noble institution de la justice, la
discipline politique n’étaient plus qu’une manœuvre de brigue et de
candidature. Depuis longtemps, donner au peuple des jeux, et des fêtes
magnifiques, et ce qui pis est, les lui promettre, était devenu la condition
préalable et légale de l’obtention du consulat ; et nous voyons, par les
prohibitions édictées en 595 [159 av. J.-C.], que déjà les voix s’achètent à prix
d’argent. A courtiser tous les jours les faveurs de la foule, l’aristocratie
minait le sol sous elle. Or, conséquence la plus funeste peut-être entre
toutes, comment concilier longtemps la situation et les droits du gouvernant
à l’encontre du gouverné avec cette attitude mendiante et ces flatteries à
l’adresse de la foule ? Le gouvernement devait être le salut du peuple :
il fut pour lui une peste funeste. Il n’osa plus disposer de la vie et de la
fortune des citoyens, selon les nécessités et les besoins de la patrie. Il
les laissa s’habituer à la dangereuse et égoïste pensée qu’ils avaient, de
par la loi, l’exemption de tous impôts directs et se payant à l’avance :
après la guerre contre Persée, en effet, il n’en fut plus demandé au peuple.
Dût l’armée elle-même et l’organisation militaire y périr, on n’ose plus
contraindre le Romain à s’en aller servir au delà des mers ; or l’on
sait ce qu’il en coûte au magistrat qui tenterait de mettre en vigueur les
anciennes et odieuses lois du recrutement.
La Rome
de ces temps offre le spectacle des multiples abus enchevêtrés les uns dans
les autres, et dérivant d’une oligarchie en pleine dégénérescence et d’une
démocratie à ses débuts encore, mais déjà rongée aux vers en son germe. A
n’en juger que par les noms que les deux factions se sont données, les grands (optimales) tendent à
faire prévaloir la volonté des meilleurs ; les populaires (populares)
n’ont égard qu’à la cité tout entière : mais, dans la réalité, on ne
trouverait à Rome ni une aristocratie complète, ni un peuple constitué et se
régissant lui-même. Des deux côtés, on se bat pour une ombre : des deux
côtés, il n’y a que des rêveurs ou des hypocrites. La gangrène politique a
fait partout un égal ravage : la nullité est égale dans les deux camps. En
haut, comme en bas, condamnés à un statu quo forcé, les deux partis
n’ont ni un plan, ni même une simple pensée politique, qui les puisse aider à
sortir de leur immobilité stérile ; et au fond, ils s’accommodent entre
eux, tant et si bien qu’ils se rencontrent sans cesse dans les mêmes moyens
et les mêmes buts partiels : les alternatives de leurs succès ne sont
que des changements de tactique : rien qui manifeste un mouvement dans l’idée
politique. Certes, pour la
République, mieux eût valu voir l’aristocratie, ôtant
l’élection au peuple, établir directement au profit des grands l’hérédité des
charges à tour de rôle ; mieux eût valu, aussi, voir la démocratie introniser
définitivement son propre régime ! Mais les grands et les populaires, au
commencement du VIIe siècle, se sentaient trop nécessaires les uns aux autres
pour se livrer ainsi une bataille à mort : incapables de s’anéantir réciproquement,
ils ne l’eussent pas voulu, dans tous les cas. Et pendant ce temps, l’édifice
de la République
allait se disjoignant dans toutes ses assises politiques et morales ; il
penchait déjà vers sa chute.
La crise vint, d’où allait sortir la révolution romaine.
Mais elle ne commença pas par les misérables conflits dont nous venons de
parler. Elle fut plutôt économique et sociale. Ici encore le gouvernement
romain laissait les choses à elles-mêmes. Le mal, qui fermentait de longue
main, arriva à maturité sans obstacle, et se développa avec une rapidité et
une puissance inouïes. Dans tous les temps, l’économie sociale n’avait connu
que deux éléments ou facteurs, se recherchant et se haïssant éternellement :
l’élément agricole et celui de l’argent. Jadis, en alliance étroite avec la
grande propriété, la finance avait fait à la classe rurale une guerre
séculaire. Le paysan vaincu et détruit, il semblait que la paix ne se pouvait
conclure que sur les ruines de la cité elle-même. Cette issue déplorable des
choses avait été prévenue, grâce aux guerres extérieures heureuses, grâce aux
partages en grand par là rendus possibles des terres domaniales conquises au
loin. Nous avons fait voir plus haut, qu’à l’heure où sous des noms nouveaux
ressuscitait l’antagonisme entre patriciens et plébéiens, le capital
démesurément accru avait amené un nouvel orage sur la tête des classes
rurales. Mais la route parcourue n’est plus la même. Autrefois, le petit
paysan, écrasé par les frais, s’était transformé en simple métayer,
pour le compte de son créancier : actuellement il périt par la concurrence
des céréales venues d’au-delà de la mer ; ou produites par le travail
servile. On marchait avec le siècle : la guerre de l’argent contre le
travail, ou mieux contre la liberté individuelle, se continua, comme toujours
naturellement, en empruntant les formes les plus rigoureuses du droit. Si à
la différence des anciens temps, l’homme libre ne tombe plus dans l’esclavage
par l’effet de la dette, l’esclave régulièrement acheté et payé est substitué
au travailleur : le capitaliste prêteur, domicilié à Rome, suit pas à pas la
révolution économique, et se change en industriel et en planteur. En dernière
analyse, le résultat est le même : avilissement de la petite propriété
rurale, refoulement par les grands domaines et raréfaction de la petite
culture dans une partie des provinces d’abord, et bientôt dans l’Italie
propre : les grands domaines eux-mêmes, en Italie, appliqués de préférence à
l’élève du bétail, à la production de l’huile et du vin ; enfin les bras
libres disparaissant dans les provinces et en Italie devant les bandes des
esclaves. De même que la noblesse nouvelle fait courir à l’État plus de
dangers que le patriciat, car il ne suffira plus d’un simple changement dans
la constitution pour la mettre de côté ; de même, le capital et sa puissance
actuelle enfanteront des maux plus grands qu’ils ne l’ont fait aux IVe et Ve
siècles, par la raison que les réformes dans la loi civile ne sauront plus
les atteindre.
Mais avant de raconter ce second grand conflit entre le
travail et le capital, il convient de faire connaître sommairement le système
même de l’esclavage à Rome, sa nature et son étendue. Nous n’avons point ici
affaire à l’ancien esclavage rural, cette institution relativement innocente,
où tantôt l’on voit le paysan menant la charrue avec l’homme qui est à
lui ; et tantôt, possédant plus de terre qu’il n’en peut cultiver, on
voit le maître le placer sur une métairie détachée de son domaine comme
régisseur ou fermier, à la charge de remise d’une partie des fruits. Ce
régime, d’ailleurs, s’est perpétué clans tous les temps : autour de Côme,
sous les empereurs, on le rencontrera encore le plus souvent ; mais il
n’est plus qu’une exception locale. Les pays où il subsiste sont privilégiés ;
et la constitution de la propriété y assure au laboureur une condition plus
douce. Ce que nous avons à étudier, c’est le grand domaine à esclaves, tel
qu’il s’est formé sous l’influence des capitaux immenses accumulés à Rome, de
même qu’autrefois il en était advenu à Carthage. L’esclavage des anciens
temps se recrutait amplement par les prisonniers faits à la guerre et par
l’hérédité servile : comme l’institution américaine, l’esclavage, au
VIIe siècle, exige son approvisionnement au moyen de chasses humaines systématiquement
organisées. La population servile va diminuant sans cesse, sous un régime qui
ne tient compte ni de la vie humaine ni de la reproduction des familles : les
troupeaux d’esclaves amenés sur le marché à la suite des guerres ne suffisent
point à combler les déficits. Nulle terre n’est épargnée, si le triste gibier
s’y trouve ; en Italie même, on vit quelquefois le maître se saisir de
l’ouvrier des champs libre et pauvre, et le jeter dans les rangs de ses
esclaves. Mais le pays nègre, pour les Romains, c’était l’Asie
occidentale[5].
Là, les corsaires crétois et ciliciens, faisant régulièrement métier de
courir sus aux esclaves et de les vendre, parcouraient en ravisseurs les
côtes de Syrie et les îles de l’Archipel grec : là, les publicains
de Rome, leur faisant concurrence dans les États soumis à la clientèle,
organisaient eux-mêmes des chasses monstrueuses, et incorporaient leurs
captifs dans la cohue qu’ils traînaient à leur suite. Un jour, vers 650 [104 av. J.-C.],
le roi de Bithynie dut demander grâce, et se dire impuissant à fournir son
contingent de milices : tous les hommes valides, dans son royaume, lui
avaient été enlevés par les publicains. La grande échelle de Délos était
devenue le centre commercial de la traite : c’était là que les trafiquants
d’esclaves vendaient et livraient leur marchandise aux spéculateurs d’Italie
: entre le lever et le coucher du soleil, on vit une fois débarquer et vendre
dix mille malheureux. Nous pouvons juger par là du nombre immense des
victimes, et pourtant la demande restait toujours au-dessus de l’offre. Ce
phénomène n’a rien qui étonne. Dès le VIe siècle, en étudiant l’état
économique de la société romaine, nous avons constaté que les grandes
cultures, dans l’antiquité, avaient en quelque sorte le travail servile pour
fondement nécessaire. Œuvres de spéculation pure, il leur fallait pour
instrument l’homme dégradé légalement à l’état de bête de somme. Les métiers
étaient mis en grande partie dans les mains des esclaves, le maître en tirant
le profit. C’est par les esclaves organisés à l’échelon inférieur de la
perception, que les compagnies fermières des impôts opéraient lé recouvrement
des deniers publics. Les esclaves allaient au fond des mines, récoltaient les
résines, étaient enchaînés à tous les travaux de fatigue : des troupeaux
d’hommes étaient offerts pour les fouilles en Espagne ; acceptés de
grand cœur par les chefs d’exploitation, ils rapportèrent un gros intérêt au
maître qui les louait. En Italie, la récolte des vignes et des oliviers ne se
fait plus par les hommes de service attachés au domaine ; un
propriétaire d’esclaves la soumissionne à l’entreprise. Enfin, la garde des
troupeaux de bétail est confiée à des esclaves : déjà, nous avons montré
ceux-ci, parcourant armés, souvent même à cheval, les grands pays de pâture
de l’Italie. L’économie pastorale s’étend aussi bientôt dans les provinces,
et y devient pour le capitaliste romain une affaire de spéculation favorite.
A peine la Dalmatie,
par exemple, a-t-elle été conquise (599 [155 av. J.-C.]), qu’elle est envahie par lui, et
qu’il y organise en grand l’élève du bétail selon la méthode italienne : mais
le mal le plus funeste sortit sans contredit du système des plantations. On
ne voyait plus sur les champs que des bandes d’esclaves, marqués souvent au
fer rouge, les ceps aux jambes, travaillant à la glèbe, durant le jour, sous
la surveillance du régisseur, et la nuit, enfermés le plus souvent tous
ensemble dans un cachot souterrain [ergastulum]. Ce
système, avait été importé jadis d’Orient à Carthage: puis, les Carthaginois
l’avaient introduit en Sicile, où, par cette raison, il semble s’être
développé de meilleure heure et plus complètement qu’en toute autre région
soumise à l’empire de Rome[6]. Le territoire de
Leontium comprenait 30.000 jugères (7.560 hectares) de terres arables
tombées dans le domaine public, il fut amodié par les censeurs ; et
quelques dizaines d’années après les Gracques, nous le voyons partagé entre
quatre-vingt-quatre fermiers, détenteurs chacun de 360 jugères en moyenne (hect. 90,720), tous
étrangers, à l’exception d’un seul, qui est Léontin, tous par conséquent
capitalistes et spéculateurs pour la plupart Romains. Ceux-ci étaient
ardemment entrés dans la voie que leur avait tracée Carthage. Le bétail de
Sicile, le blé de Sicile, produits du travail servile, donnaient lieu à
d’immenses affaires ; Romains ou non Romains, ces trafiquants avaient
étendu sur toute l’île et leurs pâturages et leurs plantations. Mais l’Italie
du moins avait été épargnée. Cette forme la plus funeste de l’esclavage y
était encore presque partout ignorée. L’Étrurie fut, à ce qu’il semble,
envahie la première ; et quarante ans après l’époque où nous sommes, les
plantations s’y pratiquent sur la plus grande échelle. Très probablement
aussi, elle avait déjà des cachots à esclaves. Mais dans le reste de la
péninsule, la culture se fait encore communément par des mains libres, ou par
des esclaves non enchaînés. Il y a aussi de grands travaux qui s’exécutent à
l’entreprise et sur marché conclu. Témoignage frappant de la condition
différente de l’esclavage en Sicile et en Italie, quand éclate dans l’île la
révolte servile de 619-622 [135-132 av. J.-C.], les esclaves de la Cité Mamertine
sont les seuls qui n’y prennent point part. Or, ils vivent sous la règle
italienne. Sonde qui voudra les profondeurs de cette mer de douleurs et de
misères ; il suffit d’un coup d’œil jeté sur la condition de ces plus
infimes et plus malheureux des prolétaires, pour affirmer aussitôt, sans
crainte d’être démenti, que les nègres n’ont eu qu’une goutte du calice à
boire, auprès des maux soufferts par les esclaves romains. En ce moment, je
ne veux considérer que les dangers suspendus sur la République, que les
nécessités effrayantes qu’ils imposent au gouvernement. Assurément celui-ci
n’avait point créé le prolétariat servile; et son pouvoir n’allait pas
jusqu’à être maître de le supprimer d’un coup ; à cela faire, il eût
fallu un remède pire que le mal. Tout au plus eût-il été donné au
gouvernement, en recourant aux procédés d’âne police de sûreté rigoureuse, de
garantir la vie et la propriété des gouvernés, menacés sans cesse par les
armées d’esclaves, et d’essayer d’en réduire le nombre, en favorisant, en
relevant le travail libre. Cette double mission, voyons comment l’aristocratie
romaine a su la remplir.
Les conspirations et les guerres serviles éclatant partout
montrent assez comment la policé était faite. En Italie, des drames sanglants
semblèrent prêts à renaître, pareils à ceux du lendemain des guerres
d’Hannibal : il fallut tout à coup saisir et mettre à mort cent cinquante
esclaves à Rome, quatre cent cinquante à Minturnes et quatre mille à Sinuessa
(621 [133 av.
J.-C.]). Dans les provinces, on le comprend, la situation était
pire encore. A la même époque, sur le grand marché de Délos, et dans les
mines d’argent de l’Attique, les révoltés ne cédèrent que devant les armes
employées contre eux. La guerre contre Aristonicos et contre les habitants de la
Ville du Soleil (Asie-Mineure), ne
fut autre que la guerre de ceux qui possédaient contre des rebelles de même
espèce. Mais en Sicile, comme bien on le prévoit, sur cette terre promise des
planteurs, le mal fit explosion dans des proportions inouïes. Le brigandage y
avait de tout temps existé, surtout à l’intérieur : tout à coup il se change
en une insurrection. Il y avait à Enna (Castrogiovanni) un planteur nommé Damophilos,
rival des spéculateurs italiens par l’étendue de ses affaires industrielles
et l’énormité de son capital vivant : un beau jour ses esclaves ruraux
entrent en fureur, l’assaillissent et le tuent. Puis, leurs bandes sauvages
accourent à Enna, et y massacrent les citoyens en masse. Aussitôt la révolte
devient générale : partout les martres sont assassinés ou faits esclaves à
leur tour : l’armée des insurgés, nombreuse déjà, met à sa tête un homme
ayant le don des miracles, crachant le feu et débitant des oracles.
Originaire d’Apamée de Syrie, Eunus (tel était son nom d’esclave)
s’appelle désormais Antiochus, roi des Syriens. Et pourquoi non ?
Quelques années avant, n’avait-on pas vu un autre Syrien de ses pareils,
lequel n’était rien moins que prophète, placer sur sa tête, dans Antioche
même, le diadème des Séleucides (Diodotos Tryphon) ? Le roi nouveau de Sicile
choisit pour son général un autre
esclave grec, du nom d’Achæos ; et celui-ci, brave et actif, se
met à parcourir l’île. Les rudes pasteurs des montagnes accourent à lui de
près et de loin ; il n’est pas jusqu’aux travailleurs libres, qui, dans
leur haine immense contre les planteurs, ne fassent cause commune avec les
insurgés. Sur un autre point du pays, leur exemple est imité par un esclave
cilicien, Cléon, jadis brigand dans sa patrie. Il occupe
Agrigente ; et profitant de la mésintelligence des chefs romains, les
bandes serviles remportent quelques succès, couronnés bientôt par une
complète victoire sur le préteur Lucius Hypsœus, dont elles détruisent
l’armée en grande partie formée des contingents siciliens, et dont elles
prennent le camp. Tout le pays est en leur pouvoir : selon les évaluations
les plus modérées, leur nombre s’élève à soixante-dix mille hommes
valides ; et durant trois années consécutives, de 620 à 622 [134-132 av. J.-C.],
Rome se voit forcée d’envoyer contre eux les consuls et les armées
consulaires. Enfin, après maints combats indécis, ou même malheureux, elle
vient à bout de l’insurrection, en réduisant Tauromenium et Enna.
Devant Enna, où s’étaient réfugiées les bandes les plus déterminées, s’y
maintenant dans une position quasi imprenable, avec l’opiniâtreté d’hommes
qui n’attendent ni salut ni grâce, les consuls Lucius Calpurnius Pison
et Publius Rupilius avaient dû se tenir postés deux ans durant : la
place investie tomba par la famine et non par la force des armes romaines[7].
Tels étaient les beaux résultats de la police de sûreté
organisée et conduite par le Sénat ou ses délégués en Italie et dans les
provinces. Pour éteindre le prolétariat, il ne faut rien moins que toute la
puissance ou toute la sagesse administratives : souvent même elles n’y
peuvent suffire ; mais, du moins, peut-on sans beaucoup d’efforts,
l’annuler politiquement dans toute société grande et bien constituée. En
vérité, il serait par trop commode de n’avoir à redouter des classes pauvres
et dénuées que les dangers, que font courir les ours et les loups des forêts.
Aux trembleurs politiques seuls, ou à ceux-là qui ne touchent aux affaires
qu’en ayant sottement peur de la foule, il sied de prédire la destruction de
l’ordre social, par l’effet des révoltes serviles et par les insurrections
des prolétaires. A Rome, on ne sut même pas, l’effort était facile, refréner
ces masses opprimées ; et pourtant on était en pleine paix ; et
pourtant l’État avait dans la main des moyens d’action inépuisables. Grave
symptôme de faiblesse que cette insuffisance du gouvernement de la République : symptôme
d’autres vices encore ! Le préteur romain avait dans ses attributions
légales la mission de pourvoir à la sûreté des routes, et de punir du
supplice de la croix tous les esclaves arrêtés faisant métier de brigandage :
comment, en effet, contenir les esclaves autrement que par la terreur ?
Aussi voyons-nous le fonctionnaire romain d’alors, toutes les fois que les
routes dans l’île sont envahies, ordonner aussitôt une razzia. Mais,
mettre les brigands à mort, cela nuirait aux planteurs italien ! Que
fait alors le préteur ? Il remet les captifs à leurs maîtres ceux-ci
seront les justiciers, et en feront à leur volonté. Or, ces maîtres sont gens
économes ! Quand les gardiens de leurs troupeaux leur réclament des
habits, ils leur répondent par des coups de bâton, et leur demandent si les
voyageurs s’en vont tout nus par le pays ? Nous savons où conduisit une
telle connivence : aussi, après la révolte domptée, le consul Publius
Rupilius crucifia tous les esclaves qui tombèrent dans ses mains. Plus de
vingt mille furent suppliciés. Cette fois, il y avait danger trop grand à
épargner encore le capital des spéculateurs !
Si l’on avait voulu rendre la vie au travail libre et
diminuer le prolétariat servile, l’entreprise, infiniment plus difficile, eût
promis indubitablement d’immenses résultats à la République. Or,
le gouvernement ne fit rien ou à peu près rien pour cela. Au temps de la
première crise sociale, la loi avait prescrit au propriétaire l’emploi sur
son domaine d’un nombre d’ouvriers libres proportionnel au nombre de ses
esclaves. Plus tard, le gouvernement avait fait traduire en latin un écrit
carthaginois sur l’agriculture : premier et unique exemple d’une œuvre
littéraire inspirée et approuvée par le Sénat. Mais ce livre, sans nul doute,
enseignait les méthodes des plantations phéniciennes, et il allait aussi
devenir le manuel des spéculateurs italiens. Les mêmes tendances se
manifestent dans des faits plus importants, ou plutôt, dans ce qui est pour
Rome une question capitale, dans tout son système colonial. Il n’était pas
besoin de grande clairvoyance, les souvenirs des premières tempêtes
s’imposant à tous les yeux, pour comprendre que, contre les progrès funestes
du prolétariat rural, il n’était qu’un seul et efficace remède. L’émigration,
sur une large et régulière échelle, trouvait d’ailleurs à Rome, dans l’état
même des affaires extérieures, les occasions et les moyens les plus
favorables. Jusque vers la fin du VIe siècle, on avait lutté contre
l’anéantissement progressif de la petite propriété par la création incessante
de nouveaux domaines au profit des paysans. Toutefois l’œuvre avait été
partielle, bien qu’elle fût conçue dans les vastes proportions commandées par
le salut public : le Sénat n’avait point touché aux terres domaniales,
occupées jadis par les particuliers. Il avait permis même des occupations
nouvelles sur le territoire conquis. Ailleurs, dans le pays de Capoue
notamment, sans donner la terre à des occupants, il s’était gardé d’en faire
le partage, annexant simplement d’immenses régions au domaine usager.
Et néanmoins les assignations trop rares, on le voit, avaient produit un bien
considérable : bon nombre de citoyens pauvres y trouvant un utile secours,
l’espérance avait lui au cœur de tous. Mais à dater de la fondation de Luna (577 [177 av. J.-C.]),
nous ne rencontrons plus trace d’assignations coloniales, si ce n’est le fait
isolé de la colonie picentine d’Auximum (Osimo), en 597 [-157]. Le
motif en est simple. Après la soumission des Boïes et des Apuans, il ne
restait plus en Italie de territoire à conquérir (nous passons sous silence les quelques vallées
ligures, qui n’appelaient guère les colons). La conquête s’arrêtant,
il aurait fallu en venir au partage des terres domaniales affermées ou occupées
: ce qui eût été attenter aux privilèges de l’aristocratie. De même qu’elle a
lutté contre un tel projet, il y a trois siècles, elle luttera encore
aujourd’hui. Distribuer les territoires dont Rome s’était emparée hors de
l’Italie semblait chose par trop impolitique : il fallait que l’Italie restât
souveraine ; il fallait maintenir debout la muraille qui séparait les
sujets provinciaux de leurs dominateurs. Que si l’on ne voulait pas
abandonner les intérêts de la politique à hautes visées, ou aussi les intérêts
de caste, il ne restait plus rien à faire au pouvoir que d’assister passif à
la ruine de la classe agricole en Italie ; et c’est là ce qui arriva. Les
capitalistes achetèrent comme devant la dépouille des petits
cultivateurs : ceux-ci voulaient-ils s’entêter, ils se voyaient
dépossédés sans contrat ni vente, et souvent, on le comprend, par les plus
mauvais moyens. Que de fois, pendant que le paysan laboure son champ,
l’ennemi survient qui expulse femme et enfants ; puis, le malheureux n’a plus
qu’à céder devant le fait accompli. Les grands propriétaires ne veulent plus
des bras libres, et préfèrent aussi les esclaves : les esclaves ne sont pas
sans cesse mis en réquisition pour le service militaire ! Le peu qui
demeure des anciens prolétaires est bientôt asservi et courbé sous le même
niveau douloureux. Le blé produit à vil prix par la Sicile envahit le marché,
refoule les blés d’Italie et les avilit à leur tour. En Étrurie, la vieille
aristocratie indigène s’était promptement liguée avec les spéculateurs. Dès
l’an 620 [134 av.
J.-C.], les choses en sont venues là qu’il n’existe plus dans tout
le pays un seul citoyen libre. A Rome, on put dire tout haut, et en pleine
place publique; que les animaux ont un repaire, mais
que, pour les citoyens, il ne leur reste rien que l’air et le soleil !
Ils s’appellent les maîtres du monde, et ils ne possèdent pas une motte de
terre ! Veut-on le commentaire éloquent de ces sinistres
paroles ? Que l’on consulte les listes civiques ! De la fin des
guerres d’Hannibal à l’an 595 [-159], le nombre des citoyens va croissant, chose qui
s’explique facilement par les distributions faites tous les jours et sur une
grande échelle des terres domaniales : après 595, où le cens a donné trois
cent vingt-huit mille citoyens valides, on entre dans une période constamment
décroissante : les listes de l’an 600 [-154] tombent au chiffre de trois
cent vingt-quatre mille ; celles de 607 [-147] tombent à trois cent
vingt-deux mille ; celles de 623 [-131] à trois cent dix-neuf mille :
résultats déplorables pour une époque de profonde paix au dedans et au
dehors. A suivre une telle pente, la population ne devait plus compter
bientôt que des planteurs ou des esclaves. L’État romain devait-il donc finir
comme l’empire parthe ? Ne serait-il pas réduit bientôt à aller chercher
ses soldats sur les marchés à esclaves ?
Telle était la situation des affaires intérieures et
extérieures au moment où l’État romain entrait dans le VIIe siècle de son
histoire. Où que les yeux se portassent, ils ne rencontraient qu’abus et
décadence. Quel homme sage et voulant le bien pouvait ne pas voir l’urgence
du péril et la nécessité d’y pourvoir ? De tels hommes, Rome en comptait
un bon nombre. Mais si, parmi eux, il en était un qui semblât appelé à
prendre en main les réformes politiques et sociales, c’était assurément le
fils de prédilection de Paul-Émile, le petit-fils adoptif du grand Scipion, Publius
Cornelius Scipio Æmilianus Africanus, celui qui portait son glorieux
surnom et par droit d’héritage et par droit de conquête ! Modéré,
prudent comme son père, il avait un corps de fer ; il avait aussi
l’esprit de décision qui n’hésite pas devant la nécessité immédiate des
circonstances. Dans sa jeunesse, il avait évité les sentiers battus des
débutants politiques ; ne se montrant ni dans les antichambres des
sénateurs considérables, ni dans les prétoires où retentissaient les
déclamations des redresseurs de torts. Il aimait ardemment la chasse : à
seize ans, ayant fait campagne contre Persée à la suite de son père, on l’avait
vu, pour toute récompense de ses actions d’éclat, solliciter son droit de
libre parcours dans les réserves et garennes royales, intactes depuis quatre
années. Par-dessus toutes choses, il donnait ses loisirs aux jouissances
scientifiques et littéraires. Grâce aux soins paternels, il avait pénétré
dans le vrai sanctuaire de la
Grèce civilisée, allant bien au delà de l’hellénisme
trivial, avec le faux goût de sa culture à demi ébauchée. Doué d’une raison
droite et ferme, il savait séparer le bon grain de l’ivraie ; et la noblesse
toute romaine de son allure en imposait aux cours de l’Orient et aux citadins
moqueurs d’Alexandrie. A la fine ironie de son discours, à la pureté
classique de son parler latin, on reconnaissait l’atticisme de sa Grécité.
Sans être écrivain de profession, il mit cependant par écrit, comme Caton,
ses harangues politiques ; et comme les lettres de sa sœur adoptive, la
mère des Gracques, ces harangues furent tenues, par- les critiques
littéraires des âges postérieurs, pour des chefs d’œuvres de prose et des
modèles. Il attirait chez lui les meilleurs lettrés grecs et romains ;
et ses préférences, souvent plébéiennes, ne lui suscitèrent pas peu souvent
les jaloux soupçons de ceux de ses collègues du Sénat, qui ne demandaient leur illustration qu’à leur
seule naissance. Honnête et sûr de caractère : tous avaient foi dans sa
parole, amis et ennemis ; il n’aimait ni les grandes bâtisses ni la
spéculation ; il vivait simplement ; et dans les affaires d’argent
agissait avec loyauté et désintéressement. Sa libéralité, son laisser-aller
même étonnaient l’avidité mercantile de ses contemporains. Il fut brave
soldat et bon capitaine : il rapporta de la guerre d’Afrique la couronne que
Rome décernait à celui de ses enfants qui avait sauvé l’armée au péril de ses
jours. Passé général, il mena à fin glorieusement la guerre que, simple
officier, il avait vu commencer. Toutefois, il n’eut jamais de bien
difficiles missions à accomplir, et ne put pas donner complètement la mesure
de ses talents militaires. Pas plus que son père, Scipion Émilien ne fut une
nature de génie. Il aimait Xénophon de préférence : comme lui, calme et froid
soldat ; comme lui, sobre écrivain. Homme juste et droit, s’il en fut,
mieux que personne il semblait appelé à étayer l’édifice déjà chancelant et à
préparer la réforme de l’organisation sociale. Il apporta son aide là où il
le put, et de son mieux : détruisant, empêchant les abus, il améliora
notamment la justice. Son influence et son appui ne manquèrent point à Lucius
Cassius, citoyen actif aussi, et animé des sentiments austères de
l’antique honneur. Malgré la violente résistance des grands, ils firent passer la loi qui
introduisait le vote secret dans les tribunaux populaires, demeurés encore le
plus important organe de la juridiction criminelle. Adolescent, il n’avait
pas voulu se produire dans les accusations publiques : homme mûr, il
traduisit devant les tribunaux de grands coupables appartenant à
l’aristocratie. Devant Carthage et Numance, nous le retrouvons, moral et sage
toujours, chassant de son camp les mauvais prêtres et les femmes, ramenant la
soldatesque sous la loi de fer de la vieille discipline. Censeur, en 612 [142 av. J.-C.],
il balaye impitoyablement l’élégante cohue des débauchés au menton poli. Il a des mots sévères pour le
peuple : il l’exhorte à la fidélité et aux mœurs intègres des temps anciens.
Il ne le savait que trop, d’ailleurs (et qui ne le savait avec lui ?), renforcer la justice,
apporter çà et là un remède isolé, ce n’était pas guérir le mal qui rongeait
la société. Et pourtant, il ne tenta rien de décisif. Gaius Lælius (consul en 614 [-140]),
son plus vieil ami, son maître et son confident politique, eut un jour l’idée
d’une motion impliquant le retrait de toutes les terres domaniales de
l’Italie, non aliénées par l’État, mais détenues par les occupants :
en les distribuant à des colons, on eût assurément enrayé le mouvement
décroissant des classes rurales. Mais il lui fallut abandonner son projet
devant l’orage qui déjà se soulevait ; et son inaction lui valut le
surnom de Sage [Sapiens]. Scipion pensait comme Lælius.
Il avait la pleine conscience du danger : ne s’agissait-il que de payer de sa
personne, il marchait droit à l’abus avec sa bravoure loyale, et quel que fut
le citoyen qu’il avait devant lui ; mais convaincu, d’autre part, qu’il
fallait, pour assurer le salut de la patrie, le payer au prix d’une
révolution pareille aux révolutions sorties de la réforme, aux IVe et Ve
siècles, il en concluait, à raison ou à tort, que le remède était pire que le
mal. Il se plaça donc, avec son petit cercle d’amis, entre les aristocrates,
qui ne lui pardonnèrent jamais l’appui par lui prêté à la loi Cassia, et les
démocrates, qui le tenaient pour modéré, et qu’il ne voulait pas suivre :
isolé pendant sa vie, après sa mort vanté par les deux partis ;
aujourd’hui le champion et défenseur des conservateurs, demain le précurseur
des réformistes. Avant lui, les censeurs, en se démettant de leur charge,
avaient demandé aux Dieux l’accroissement de la puissance et de la grandeur
de Rome : Scipion, au sortir de la censure, leur demanda de veiller au salut
de la
République. Invocation douloureuse, qui nous dit le secret
de sa pensée !
L’entreprise devant laquelle avait reculé l’homme qui,
tirant deux fois l’armée romaine du fossé, l’avait par deux fois conduite à
la victoire, un jeune homme obscur, et sans passé, l’osa tenter. Tiberius
Sempronius Gracchus, ainsi il s’appelait, voulut être le sauveur de
l’Italie (591-621 [163-133
av. J.-C.]). Son père, avait porté le même nom que lui (consul en 577 [-177]
et 591 [-163], censeur en 585 [-169]), et s’était montré
de tous points le type de l’aristocrate romain. Édile, il avait, non sans
dommage pour les cités sujettes, donné les jeux avec une splendeur
extraordinaire, et encouru par là le blâme sévère et mérité du Sénat.
Ailleurs, en intervenant dans le triste procès dirigé contre les Scipions,
ses ennemis personnels, il avait obéi à son humeur chevaleresque et à ses
penchants de caste : durant sa censure, en se prononçant ouvertement contre
l’admission des affranchis aux votes des centuries, il avait lutté pour les
principes conservateurs ; enfin, préteur de la province de l’Èbre en
Espagne, il avait rendu de grands et durables services à la patrie par sa
bravoure et sa justice, et assuré dans les souvenirs des populations sujettes
le respect et l’amour de son nom.
Le jeune Tiberius eut pour mère Cornélie, la fille
du vainqueur de Zama. Scipion, reconnaissant du généreux appui que lui avait
prêté son adversaire politique, s’était choisi celui-ci pour gendre. Tout le
monde connaît Cornélie, cette femme illustre, haute de cœur et cultivée
d’esprit. Après la mort de son mari, beaucoup plus âgé qu’elle, elle refusa
un jour la main du roi d’Égypte ; elle éleva ses trois enfants en leur
mettant sous les yeux la vie de leurs père et grand-père. L’aîné des deux
fils, Tiberius, était une bonne et honnête nature. L’œil doux et calme,
tranquille par caractère, il ne semblait rien moins que fait pour être un agitateur
des masses populaires. Toutes ses relations, toutes ses idées le rattachaient
à la société des Scipions : avec son frère et sa sœur, il en partageait
les élégances et l’instruction philhellènes. Scipion Émilien, son cousin,
devint aussi son beau-frère ; à dix-huit ans, servant sous ses ordres
dans la guerre où périt Carthage, il mérita par sa valeur l’éloge de
l’austère capitaine, et remporta des distinctions militaires. Que dans cet
intelligent esprit la conviction se soit faite de la décadence romaine et au
sommet du corps politique et dans ses membres ; il n’y a rien là qui,
doive nous étonner. Il vivait dans un milieu où dominait cette pensée. Il y
apprit surtout à croire à la nécessité de la restauration des classés
rurales. Adepte juvénile des doctrines réformatrices, il voulut en poursuivre
à outrance la réalisation : les jeunes gens d’ailleurs n’étaient point les
seuls qui ne comprissent rien à la reculade de Lælius, et qui la taxassent de
faiblesse. Appius Claudius, ex-consul (611 [143 av. J.-C.]), ex-censeur (618 [-136]),
l’un des plus considérables du Sénat, dans son langage passionné et puissant,
apanage ordinaire des Claudiens, avait reproché aux Scipions et aux amis des
Scipions l’abandon timide de leurs projets de lois agraires, d’autant plus
amer, dit-on, dans son blâme, qu’il avait eu jadis Scipion Émilien pour
compétiteur aux fonctions censoriales. Publius Crassus Mucianus, alors
grand pontife, respecté de tous, peuple et sénat, et comme homme et comme
jurisconsulte, avait parlé dans le même sens. Son frère, Publius Mucius
Scævola, le fondateur de la jurisprudence scientifique à Rome, semblait
lui-même ne pas désapprouver les réformes projetées ; et son opinion
avait une autorité d’autant plus grande, qu’il s’était à peu près tenu en dehors
des partis. Enfin pareille,était la manière de voir de Quintus Metellus,
le vainqueur de la
Macédoine et de l’Achaïe, moins estimé encore pour ses
faits de guerre, que tenu, dans sa vie privée, et dans sa vie publique, pour
le modèle des mœurs et de la discipline anciennes. Tiberius Gracchus vivait
côte à côte avec ces hommes illustres : Appius, surtout, dont il avait
épousé la fille, et Mucianus, dont son frère était le gendre. Entreprendre de
ses propres mains la réforme dès qu’il aurait pu conquérir une situation
politique lui permettant l’initiative légale, tel était le dessein auquel il
s’abandonnait tout entier. Plus d’un motif personnel l’y poussait d’ailleurs.
On se rappelle quel rôle il avait joué devant Numance, au traité de paix
conclu par Mancinus. Ce traité rédigé par lui, le Sénat l’avait déclaré nul :
le général avait été livré à l’ennemi : Tiberius lui-même, avec les autres
officiers de l’armée, eût subi le même sort, n’eût été la faveur dont il
jouissait auprès du peuple. Devant une telle injure, sa fierté loyale
s’indignait ; il gardait rancune à l’aristocratie qui régnait dans Rome.
Il n’était pas jusqu’aux rhéteurs, avec lesquels il discourait tous les jours
sur la politique et la philosophie, Diophane de Mytilène, Gaius
Blossius de Cymè, qui ne caressassent son idéal, et ne l’aidassent à
prendre un corps. Ses projets transpirant au dehors, des voix approbatives se
firent entendre : les encouragements lui vinrent de divers côtés ; au
petit-fils du grand Africain il appartenait de prendre en main la cause des
pauvres et le salut de l’Italie !
Le 10 décembre 620 [134 av. J.-C.], Tiberius Gracchus
entra en charge en qualité de tribun du peuple. Devant tous les yeux
s’étalaient à nu les plaies sociales, conséquences effrayantes d’une mauvaise
administration, et la décadence politique, militaire, économique et morale du
peuple romain. Des deux consuls de l’année, l’un combattait sans succès
contre les esclaves révoltés de Sicile ; l’autre, Scipion Émilien,
depuis plusieurs mois campé devant une petite ville espagnole, avait la
mission, non de la vaincre, mais de l’écraser. Si Gracchus avait eu besoin
d’une excitation nouvelle pour passer de la pensée à l’action, il l’eût
trouvée dans les conjonctures présentes, pleines d’angoisses pour tous les
bons patriotes. Son beau-père lui promettait et ses conseils et son
concours : il pouvait compter sur l’appui de Scævola, le
jurisconsulte, élu la veille consul pour 621 [133 av. J.-C.]. A peine en
fonctions, Gracchus propose une loi agraire qui, sous plus d’un rapport,
n’est autre que le renouvellement de la loi Licinia-Sextia de 387 [-367]. Elle
dispose que l’État opérera, sans dédommagement envers les occupants et
possesseurs, le retrait de toutes les terres domaniales. Elle ne touchait pas
d’ailleurs à celles affermées, comme était le territoire de Capoue. Chaque
occupant conservait 500 jugères (hect. 126) ; chacun de ses fils 250 (hect. 63), le tout à titre perpétuel
et garanti, sans que jamais l’allocation dépassât 1000 jugères (hect. 252). A
défaut de cette maintenue partielle, le détenteur dépossédé avait droit à une
compensation sur le domaine. Pour les améliorations, bâtiments et plantations
incorporées, il devait aussi, ce semble, recevoir une indemnité. Les terres
domaniales rentrant ainsi dans la main de l’État, on les divisait en lots de
30 jugères (7 hect.
560) ; on les tirait au sort ; on les abandonnait aux
citoyens ou aux alliés italiques, non en toute propriété, mais à bail
perpétuel et héréditaire, le nouveau possesseur s’engageant à les tenir en
culture et à payer une modique rente au trésor. Des triumvirs, à titre de
fonctionnaires réguliers et permanents dans la cité, devaient être chaque
année élus par le peuple dans ses comices : ils auraient à faire exécuter le
retrait territorial et le partage ; chose plus importante et plus
difficile encore, ils trancheraient les questions de propriété, et diraient
quelles terres appartenaient au domaine de l’État, quelles autres à celui des
particuliers. Le partage une fois commencé se devait continuer sans fin, et
s’appliquer à toute la classe besogneuse. Une fois les domaines italiques
épuisés, si étendus, si difficiles à délimiter et à reconstituer qu’ils
fussent, il serait alors procédé à d’autres et plus amples mesures : le
trésor, par exemple, aurait à verser une somme annuelle aux triumvirs, pour
l’achat et le partage de nouveaux biens-fonds en Italie. Comparée aux lois Liciniennes,
la loi agraire Sempronia s’en distinguait largement : 1° par ses
dispositions spéciales en faveur du possesseur héréditaire ; 2° par le
caractère emphytéotique et l’inaliénabilité qu’elle imprimait aux possessions
nouvelles ; 3° et surtout par la permanence des fonctionnaires
répartiteurs : à défaut de ces mesures de prévoyance, la loi ancienne, on
peut le dire, avait manqué le but, et son effet n’avait pas de durée.
La guerre était déclarée aux grands domainiers,
aujourd’hui, comme il y a trois siècles, principalement représentés dans le
Sénat : pour la première fois depuis bien des années, on voyait un magistrat
se lever seul contre le gouvernement aristocratique, et lui faire une
opposition sérieuse. L’aristocratie accepta le combat, et recourut aussitôt à
ses armes habituelles, neutralisant le fonctionnaire par le fonctionnaire. Marcus
Octavius, autre tribun et collègue de Gracchus, adversaire décidé du
projet, le tenant pour mauvais en toute bonne foi, vint déclarer son
intercession au moment du vote : c’était là, d’après la constitution, écarter
du même coup la motion. Gracchus, à son tour, suspend le cours des affaires
publiques et de la justice, et met les scellés sur les caisses du trésor : on
le laisse faire, si incommode que soit la mesure, l’année tirant sur sa fin.
A bout d’expédients, le tribun rapporta son projet devant le peuple :
Octavius répéta son intercession. En vain son collègue et son ami, jusqu’à ce
jour, le suppliait de sauver avec lui l’Italie : il lui répondit que, sur les
moyens de salut pour l’Italie, on pouvait différer d’avis ; mais que son
droit de veto constitutionnel contre la motion d’un collègue était
chose certaine, incontestable ! A ce moment, le Sénat tenta d’ouvrir à
Tiberius une porte de retraite : deux consulaires lui vinrent proposer
d’aller conférer de sa motion au sein de la Curie, proposition que le tribun s’empressa
d’accueillir. Il en voulut tirer la conclusion que le Sénat ne repoussait
plus le principe du partage agraire : en cela, il s’abusait du tout au tout.
Le Sénat n’était rien moins que disposé à une telle concession : les
pourparlers tournèrent court, sans résultat. Gracchus avait épuisé tous les
moyens légaux. Jadis, en pareil cas, sans se rebuter, on laissait passer
l’année ; puis, l’année d’après, on réveillait la motion ; et on la
rapportait devant le peuple, tant et si bien que l’énergie de la demande de
réforme et la puissance de l’opinion publique entraînaient à la fin toutes
les résistances. Aujourd’hui, on allait plus vite en besogne. Gracchus se
voyait arrivé à la crise suprême : abandonnerait-il la cause de la
réforme ? Commencerait-il la révolution ?... Il opta pour la
révolution. Il déclara au peuple qu’il fallait qu’Octavius ou lui sortit du
collège des tribuns ; et il proposa à son collègue de faire voter les
comices sur le congé à donner à l’un ou à l’autre. Dans l’esprit de la
constitution, destituer un magistrat n’était pas chose possible :
naturellement, Octavius rejeta une proposition qui, ayant le tort de violer
la loi, lui faisait en outre injure à lui-même. Aussitôt Gracchus rompt
violemment : il se retourne vers le peuple, et lui demande si le tribun n’a pas forfait à sa charge, qui agit contre
l’intérêt populaire ? L’assemblée lui donne son plein
assentiment, habituée qu’elle est depuis longtemps à dire oui sur toutes les
motions, et ce jour-là composée presque en totalité de la foule des prolétaires
accourus de la campagne pour prêter appui à un projet de loi d’une importance
à leurs yeux capitale. Sur l’ordre de Gracchus, les appariteurs enlèvent
Marcus Octavius du banc des tribuns : la loi agraire, votée par acclamation,
est saluée de cris de joie : les premiers triumvirs répartiteurs sont
aussitôt nommés. Les votes proclament l’auteur même de la loi, son frère
Gaius, à peine âgé de vingt ans, et son beau-père Appius Claudius.
L’exécution de la loi devenait une affaire de famille. Le ressentiment de
l’aristocratie s’en accrut d’autant. Quand, selon l’usage, les nouveaux
fonctionnaires allèrent demander au Sénat leur indemnité d’installation et
leur honoraire, leur demande fut refusée, et il ne leur fut assigné qu’un
ridicule traitement de 24 as par jour (10 gros 10 fr 20, environ). La discorde
croissante alla s’envenimant. Les haines s’étendent, et de politiques
deviennent personnelles. Dans toutes les cités, même parmi celles des alliés
italiques, les opérations de délimitation, de retrait et de partage du
domaine ne faisaient que semer la discorde. L’aristocratie avouait, sans
détour, qu’elle subirait peut-être la loi, ne pouvant autrement faire ;
mais qu’elle voulait à tout prix se venger de celui qui, de son chef, l’avait
proposée et fait voter. Quintus Pompeius déclarait que le jour où
Gracchus sortirait du tribunat, il le mettrait en accusation ; et cette
menace n’était en aucune façon la plus violente parmi celles en tous lieux
colportées. Ne s’estimant plus en sûreté dans Rome, non sans juste raison, le
tribun ne se montrait plus sur la place publique sans une escorte de trois ou
quatre mille hommes, ce qui lui valut en plein Sénat les reproches amers de
Metellus ; et pourtant Metellus n’était point défavorable à la réforme. La
loi agraire votée, Gracchus s’était cru arrivé au but : il voyait
aujourd’hui qu’il n’était qu’à la première étape de sa carrière. Le peuple, assurément, lui devait
reconnaissance ; mais c’en était fait de lui, s’il n’avait d’autre
bouclier que la reconnaissance du peuple, du jour où il ne lui serait plus
indispensable, du jour où, par de nouveaux et plus vastes projets, il ne
rattacherait plus de nouveaux intérêts, de nouveaux espoirs à sa cause. Sur
ces entrefaites, le testament du dernier roi de Pergame vint donner aux Romains
l’empire et les richesses des Attalides : aussitôt T. Gracchus de demander le
partage du trésor pergaménien au profit des possesseurs de terre investis de
la veille, à titre de frais de premier établissement ; et, contre tous
les usages anciens, de revendiquer pour les citoyens le droit de statuer
souverainement sur le sort de la nouvelle province. Il préparait, dit-on,
encore d’autres lois populaires, le raccourcissement du service
militaire ; l’extension du droit de provocation ; la
suppression du privilège acquis aux sénateurs de siéger comme jurés en
justice ; et enfin l’admission des alliés italiques au droit de cité
romaines ! On ne saurait dire, en vérité, jusqu’où seraient allés ses
desseins. Ce qui est certain, c’est qu’il ne voyait son salut que dans la
prorogation de sa charge pour une seconde année ; et que, pour obtenir
du peuple une telle concession, inconstitutionnelle au premier chef, il lui
fallait mettre en avant réformes sur réformes. D’abord, il avait simplement
voulu sauver la République ;
aujourd’hui, c’est de lui-même qu’il s’agit, et le sort de la République est
l’enjeu de sa vie. Les tribus, se réunirent pour les élections des tribuns de
l’année suivante, et leurs premières sections votèrent pour Tiberius ;
mais l’opposition du parti contraire fut assez forte pour que les comices
dussent se séparer sans avoir rien fait : on renvoya au lendemain la suite
des opérations. Gracchus mit tout en mouvement, moyens permis et moyens
défendus : il se montra dans la foule en habits de deuil, recommandant ses
jeunes enfants au peuple. Prévoyant le cas où ses adversaires arrêteraient
encore l’élection, il avait aussi pris des mesures pour les faire chasser
violemment par ses amis de l’enceinte publique des comices, qui se tenaient
sous le temple capitolin. Le vote recommença donc le jour qui suivit :
les voix se prononcèrent comme la veille ; le parti aristocratique, de
son côté, s’opiniâtrant dans sa résistance. Un grand tumulte se fit. Les
citoyens se dispersent ; l’assemblée électorale est dissoute
forcément ; le temple capitolin se ferme ; on se raconte par la
ville, tantôt que Tiberius a déposé tous les tribuns, tantôt qu’il est bien
décidé à se continuer dans sa charge, sans réélection. Le Sénat s’était réuni
dans le temple de la
Fidélité, tout voisin de celui de Jupiter ; et les
ennemis les plus acharnés de Tiberius s’y répandaient contre lui en
invectives : à ce moment, il porta la main à son front, voulant faire
comprendre à la multitude agitée et bruyante que sa vie était en péril. Aussitôt
ceux qui luttent contré lui se récrient qu’il demande au peuple le diadème
des rois. On somme le consul Scævola de faire mettre à mort le traître ;
et comme Scævola, modéré par caractère, nullement hostile d’ailleurs à la
réforme agraire, repousse la motion insensée et barbare tout ensemble ; Scipion
Nasica, le consulaire, le plus dur et le plus fougueux des aristocrates,
se lève : il invite ses amis à s’armer comme ils le pourront et à le suivre.
Les électeurs ruraux n’étaient revenus en ville qu’en très petit nombre : les
citoyens urbains se retirent épouvantés, en voyant se précipiter du temple
tous ces hauts personnages, l’œil enflammé, tenant levés des bâtons et des
pieds d’escabeaux : Gracchus, avec la petite troupe de ses partisans,
cherchait à s’enfuir. Il tombe en descendant la rampe du Capitole : atteint
par un de ces furieux, — Publius Satureius et Lucius Rufus se
disputèrent plus tard l’honneur d’avoir été son bourreau, — il est frappé à
la tempe d’un coup de bâton, et reste sur la place, gisant aux pieds des
statues des sept rois de Rome, à côté du temple de la Fidélité. Trois
cents de ses partisans meurent autour de lui, comme lui assommés. Le soir
venu, les cadavres sont jetés dans le Tibre : en vain Gaius Gracchus avait de
mandé qu’on lui rendit le cadavre de son frère ! Jamais Rome n’avait
traversé d’aussi funeste journée ! La seconde crise sociale se signalait
à son début par une catastrophe sanglante, dépassant tout ce qui s’était vu
durant les discordes plus que séculaires des premières dissensions civiles.
Dans les rangs de l’aristocratie, la terreur s’empira des meilleurs mais
quoi ! Le mal était fait ! A moins d’abandonner les plus
considérables du parti aux vengeances de la foule, il fallait bien accepter
en masse la responsabilité de l’attentat consommé : on se résigna. On
proclama officiellement que Gracchus avait aspiré à la royauté : on justifia
le meurtre commis par le précédent de Servilius Ahala : une commission
spéciale fut nommée pour informer contre les complices de Tiberius ; et
en prononçant aussi la sentence, capitale contre de nombreux Romains de
condition infime, son président, le consul Publius Popilius, prendra
soin d’imprimer le sceau d’une sorte de légalité rétroactive à l’assassinat
du champion populaire (622
[132 av. J.-C.]). Nasica, principalement en butte à la fureur
du peuple, avait au moins le courage de ses actes : il les confessait et s’en
vantait tout haut : on l’envoie en Asie sous un prétexte honorable ; et
bientôt, pendant son absence, il sera nommé pontife suprême (624 [-130]).
Ici encore, les modérés ne se séparèrent pas de leurs collègues. Gaius
Lælius prit part à l’information contre les fauteurs de Gracchus :
Publius Scævola, celui-là même qui avait voulu empêcher le meurtre, s’en fit
plus tard l’avocat en plein Sénat : enfin, Scipion Émilien, à son retour
d’Espagne (622 [-132]),
invité lui-même à s’expliquer publiquement, et à dire s’il approuvait ou non
le supplice, infligé à son beau-frère, ne répondit que par une équivoque,
déclarant que Tiberius avait été justement mis à mort, s’il avait vraiment
visé à se faire roi.
Essayons de formuler un jugement sur ces événements dont
les conséquences furent si graves. En instituant un collège de
fonctionnaires, avec mission d’arrêter la décroissance continue de la
population rurale par la création quotidienne, aux frais de l’État, de
nouvelles parcelles agraires, on mettait assez à nu l’une des plaies du
système économique : mais, dans les circonstances politiques et sociales
actuelles, l’entreprise était utile et bien conçue. Le partage des domaines
n’était point en soi une affaire de parti ; on le pouvait mener jusqu’à
la dernière motte de terre, sans toucher le moins du monde à la
constitution ; sans ébranler le régime aristocratique. De même, le droit
existant n’en recevait nulle atteinte. La propriété des domaines appartenait
à l’État, c’était chose reconnue : investi précairement, le détenteur eût
été, le plus souvent, mal fondé à invoquer la possession de bonne foi, à
titre de propriétaire ; et, l’eût-il pu faire, en un cas exceptionnel,
qu’on l’aurait aussitôt repoussé par le moyen de l’imprescriptibilité du
domaine public, suivant la loi romaine. Le partage des terres n’était qu’un
mode d’user de la propriété, loin d’en être la suppression ; les juristes se
montraient unanimes dans leur opinion sur la légalité de l’opération. Mais,
la constitution et le droit sauvegardés, était-ce une tentative bien
politique que cette revendication du domaine au nom de l’État ? Qu’on se
rappelle l’effet produit de nos jours par les prétentions tout à coup
soulevées de tel grand propriétaire, se réveillant après la longue inaction
de ses droits d’ailleurs incontestables, et en réclamant un beau jour le
complet exercice ! Il en fut de même des objections et des colères suscitées
par Ies rogations des Gracques, et avec meilleure raison. On ne pouvait le
nier, depuis trois siècles, la plupart des domaines occupés s’étaient
transmis dans les familles à titre héréditaire et privé ; le signe de la
propriété publique, plus facile à effacer, de sa nature, que celui de la
propriété privée, avait totalement disparu ; et les détenteurs actuels
tenaient leur investiture ou d’un contrat de vente, ou de tel autre contrat
onéreux. Qu’importe l’opinion des jurisconsultes dans la pratique des
affaires ? Le retrait agraire ne sera pas autre chose que
l’expropriation du grand domainier au profit du prolétaire des
campagnes ; l’homme d’État n’aurait pu lui-même lui donner une autre
qualification. Les personnages influents du siècle de Caton en avaient jugé
ainsi, comme le prouve un fait qui se passa de leur vivant. On se souvient
que les territoires de Capoue et des villes voisines avaient été annexés au
domaine, en 543 [211
av. J.-C.]. Là, durant les temps de troubles et de calamités qui
suivirent, presque partout le domaine privé s’était substitué à la propriété
de l’État. Mais, dans les dernières années du VIe siècle, quand, sous
l’incitation et par l’influence de Caton, principalement, on tenta partout de
serrer les rênes, une décision du peuple ordonna la reprise des terres de
Campanie, et leur amodiation au profit du Trésor (582 [172 av. J.-C.]). Les
possesseurs ne produisaient pas de titre formel et préalable : la connivence
des autorités avait favorisé leur occupation, qui ne s’était guère continuée
plus d’un siècle ; et pourtant on ne les déposséda que contre indemnité
payée sur les fonds du Trésor par le préteur urbain Publius Lentulus (consul en 589[8] [-165]), et
de l’ordre exprès du Sénat. Pour comporter des dangers moindres, la condition
emphytéotique et l’inaliénabilité imposées aux nouvelles assignations n’en
avaient pas moins leurs inconvénients sérieux. Rome avait dû sa grandeur au
principe essentiellement libre de son commerce intérieur et extérieur ;
or, c’était aller contre le génie de ses institutions, que d’imposer d’en
haut aux classes rurales nouvellement établies sur les lotissements fonciers
des méthodes et des modes fixes d’exploitation, que de les placer, elles aussi,
sous le coup d’un droit de retrait, que de les enserrer dans les étroites
gênes du système économique ci-dessus décrit.
La loi agraire Sempronia prêtait donc le flanc à de graves
reproches. Mais ces reproches n’étaient rien moins que décisifs. Et quelque
mal qu’il y eût à exproprier les grands possesseurs des domaines, encore
était-ce là le seul et unique remède à apporter à un mal plus grand. On
arrêtait ainsi pour longtemps en Italie la décadence de la classe agricole,
décadence au bout de laquelle était la ruine de l’État. Et je m’explique
aisément l’attitude des hommes les plus considérables et des meilleurs
patriotes parmi les conservateurs, des Gaius Lælius, des Scipion Émilien,
tout les premiers approuvant ou souhaitant les partages fonciers.
Malheureusement, si dans son principe et son but,
l’entreprise de Tiberius Gracchus avait paru bonne et salutaire au plus grand
nombre des sages amis de la
République, il en fut autrement de la voie dans laquelle il
était entré. Nul patriote, nul homme de marque ne l’approuva et ne put
l’approuver. Rome alors obéissait au gouvernement sénatorial. A faire passer
une mesure de gouvernement à l’encontre de la majorité des votants dans le
Sénat, on ouvrait la porte à la révolution. Gracchus était un
révolutionnaire, selon l’esprit de la loi constitutionnelle, quand il
apportait sa motion agraire au peuple : il était un révolutionnaire, selon
l’esprit de la loi, quand, détruisant l’un des rouages de la machine de
l’État, l’infaillible correctif des empiétements du tribunat sur les
attributions du Sénat dirigeant, il mettait la main, non pour une fois mais à
tout jamais, sur le droit d’intercession de ses collègues, en
provoquant la destitution de l’un d’eux. Il n’était point de sophisme qui pût
justifier cet acte illégal au premier chef. Et pourtant je place ailleurs
l’immoralité et l’impolitique de sa conduite. Le code de la haute trahison
n’a point d’articles définis pour l’histoire : certes, c’est faire la
révolution que d’évoquer dans la cité la lutte d’une force vive contre les
autres forces ; mais le révolutionnaire, à ce compte, est peut-être
aussi l’homme d’État qui voit le mieux et qui mérite la louange. L’erreur
capitale de la révolution des Gracques a porté sur un élément de fait souvent
négligé, sur la constitution même de l’assemblée du peuple. La loi agraire de
Spurius Cassius et celle de Tiberius Gracchus étaient au fond semblables, et
par leurs dispositions et par leur but : mais Spurius et Tiberius débutèrent
tout différemment. C’est que rien ne se ressemblait moins que la cité de
Rome, alors qu’elle partageait le butin fait sur les Volsques avec les Latins
et les Herniques, et que la
Rome du temps des Gracques, envoyant ses gouverneurs dans
ses provinces d’Asie et d’Afrique. L’une était une simple ville, rassemblant
à volonté et son peuple et son gouvernement : l’autre est devenue un grand
État : elle ne sait plus réunir tous les citoyens dans une seule et même
assemblée primaire : qu’elle tente de le faire, qu’elle demande un vote, une
décision à tout son peuple au loin convoqué, le vote, la décision seront
déplorables ou ridicules. Rome payait à son tour la faute des institutions
politiques de l’antiquité, laquelle n’a jamais su passer de la cité à l’État
véritable, ou, pour le dire plus clairement, de l’organisation primaire au
système parlementaire. A Rome, l’assemblée souveraine était ce qu’elle serait
en Angleterre, si, au lieu de leurs députés, les électeurs avaient tous entrée
dans la chambre ; rude et aveugle multitude, emportée au souffle de tous
les intérêts et de toutes les passions, chez qui s’évanouissaient
l’intelligence et la vue claire des choses, incapable de saisir les rapports
divers ou de prendre une décision qui lui fût propre : cohue sans nom, enfin,
quoique s’appelant le peuple (sauf en de rares exceptions), où s’agitaient et votaient
quelques centaines, quelques milliers d’hommes, ramassés dans la rue !
Dans les tribus, dans les centuries, le peuple ne comptait d’ordinaire ses
représentants qu’en nombre à peine suffisant et tout à fait illusoire,
absolument comme dans les curies, où les trente licteurs le représentaient
légalement ; et de même encore que la loi Curiate n’était guère autre
chose que la décision dictée par le magistrat qui avait convoqué ces trente
licteurs, de même, à l’époque où nous sommes, la décision sortie des tribus
ou des centuries n’était rien de plus que la motion du magistrat, auteur de
la rogation : il avait suffi, pour lui donner force légale, d’un petit nombre
de votants avec leur oui obligé. Du moins, dans ces assemblées votantes, dans
ces comices, à si peu près qu’on y regardât pour leur laisser ce nom, les
votants étaient des citoyens ; mais dans les réunions populaires pures et
simples, dans les concions (contio, concilium[9]), quiconque se
présentait, porté sur deux jambes, Égyptien ou Juif, traîneur de rue ou
esclave, avait droit à prendre place et à acclamer. Aux yeux de la loi, un
tel meeting n’était rien, absolument rien : il ne pouvait ni voter ni prendre
une décision. Il n’en dominait pas moins : l’opinion de la rue était devenue
une puissance : criant ou se taisant, applaudissant ou proclamant son
allégresse, sifflant l’orateur ou hurlant à ses discours, l’attitude de cette
cohue importait fort. Combien peu étaient assez braves pour lui tenir tète, à
l’exemple de Scipion Émilien, quand il fut hué pour sa déclaration au sujet
de la mort de son beau-frère : Taisez-vous,
s’écria-t-il, vous qui n’avez pas l’Italie pour mère, mais pour
belle-mère ! Et comme ils tempêtaient plus fort, il reprit : Croyez-vous donc que, mis en liberté, vous me ferez peur,
vous que j’ai fait mener jadis enchaînés sur le marché aux esclaves ?
Il était assez regrettable déjà d’avoir à passer par les comices pour les
élections et le vote des lois. Leur mécanisme rouillé ne fonctionnait plus.
Mais permettre aux masses, dans les comices, et surtout dans les concions,
des empiétements sur l’administration, ôter des mains du Sénat l’instrument
destiné à prévenir ces usurpations, permettre à cette vile multitude, qui se
décorait du nom de peuple, de se
donner à elle-même par décret des terres avec appartenances et dépendances,
laisser à quiconque, par ses relations et son influence sur le prolétariat,
avait le moyen de gouverner la rue pendant quelques heures, lui laisser,
dis-je, la faculté d’imprimer à ses motions le sceau légal de la volonté
souveraine du peuple, c’était marquer non les débuts mais la fin des
libertés : on était loin de la vraie démocratie ; on touchait à
l’empire monarchique. Caton et ses amis avaient fait sagement, au siècle
précédent, en ne voulant point apporter de semblables rogations au vote
populaire, en les maintenant dans les attributions sénatoriales. Aussi, les
contemporains de Gracchus, les hommes du cercle des Scipions
considéraient-ils la loi agraire Flaminienne, de 522 [232 av. J.-C.],
comme le premier pas dans une voie dangereuse, comme le point de départ de la
décadence romaine. C’est pour cela qu’ils regardèrent tomber, sans le défendre,
l’auteur du partage des terres domaniales ; c’est pour cela qu’ils
virent, dans la catastrophe terrible où il périt, un frein mis à de telles
tentatives, tout en persévérant eux-mêmes avec énergie dans l’utile mesure
des assignations nouvelles. Telle était la misère de la situation due des
patriotes excellents, condamnés à l’hypocrisie la plus lamentable,
abandonnaient à la fois le criminel à son sort, et s’appropriaient les
profits du crime ! C’est pour cela encore qu’ils n’étaient pas tout à
fait hors de la vérité, ceux des ennemis de Tiberius qui l’accusèrent de
prétendre à la royauté. Mais, dit-on, cette ambition ne germa jamais dans son
esprit ! A le justifier ainsi, on l’accuse de nouveau. Les vices du
régime aristocratique étaient tels que s’il avait été au pouvoir d’un seul de
renverser le Sénat et se mettre à sa place, il eût rendu service à la République peut-être,
loin qu’il lui eût nui. Mais pour cela faire, il fallait un hardi joueur : or
Tiberius Gracchus n’était rien autre chose qu’un homme de capacité médiocre.
Patriote, conservateur, et voulant le bien au fond, il ne sut pas mesurer la
portée de son entreprise : croyant appeler à lui le peuple, il souleva la
multitude : il mettait, sans le savoir, la main sur la couronne ; puis,
un beau jour, emporté par l’inexorable logique des faits dans les sentiers de
la démagogie et de la tyrannie, il en commissionna la loi agraire dans sa
famille ; força les caisses du trésor public ; sous le coup de la
nécessité et de la peur, entassa réformes sur
réformes, et descendit dans la rue avec ses gardes du corps pour y
livrer de déplorables combats ! Si digne de compassion qu’il nous
apparaisse, l’usurpateur se manifestait en lui à chacun de ses pas !
Puis, tout à coup, les monstres déchaînés de la révolution se saisirent du
conspirateur trop faible, et l’étouffèrent ! Il périt honteusement dans
une émeute sanglante, condamnable au premier chef, comme elle est la
condamnation de la tourbe des nobles qui s’y précipita. Le nom de Tiberius
Gracchus est resté paré de l’auréole du martyr : mais, comme d’ordinaire, en
allant à lui, la gloire a fait fausse route. Les meilleurs parmi ses
contemporains en jugèrent autrement. En recevant la nouvelle de la
catastrophe, Scipion Émilien s’écria avec Homère : Ainsi
périsse quiconque a fait de pareilles œuvres ! Et plus tard,
quand le jeune frère du tribun fit mine à son tour de le suivre, Cornélie lui
écrivit ces graves paroles : Quand donc cela
finira-t-il ? quand notre maison cessera-t-elle d’être folle ? Où
vous arrêterez-vous enfin ?... Et quand, aurons-nous honte d’agiter et
de troubler la République ?
[10] Ce n’est point
ici la mère anxieuse qui parle, c’est la fille du vainqueur de Carthage, pour
qui il est de plus grands maux encore que la mort de ses enfants !
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