La destruction du royaume de Macédoine avait couronné
l’édifice de la souveraineté de Rome. Des Colonnes d’Hercule aux embouchures
du Nil et de l’Oronte, son empire consolidé manifestait le fait accompli. Il
était comme le dernier mot du Destin, pesant sur les peuples du poids d’une
inévitable sentence, et ne leur laissant que le choix entre la ruine après
une résistance sans espoir, ou la mort au bout du désespoir qui se résigne.
L’histoire s’adresse à l’homme sérieux qui la lit : elle exige, qu’il
traverse avec elle les bons et les mauvais jours, les paysages du printemps
et ceux qu’assombrit l’hiver ! Si tel n’était point son droit, celui qui
l’écrit se déroberait certes volontiers à l’ingrate mission de la suivre dans
ses détours multiples et pourtant monotones ; de raconter avec elle les longs
combats du puissant contre le faible, tantôt dans ces contrées espagnoles
déjà absorbées par la conquête, et tantôt dans ces régions de l’Afrique, de la Grèce et de l’Asie, qui
n’obéissent encore qu’à la loi de la clientèle. Et pourtant, quelque
insignifiants qu’ils paraissent, et rejetés qu’ils sont au second plan du tableau,
les incidents de la lutte veulent être envisagés dans l’ensemble : ils y
gagnent une signification profonde. La condition de l’Italie ne se peut
connaître et comprendre qu’en assistant à la réaction de la province sur la
métropole.
En dehors des pays annexés naturellement à l’Italie, et
où, d’ailleurs, les indigènes ne se montrent point partout absolument soumis,
nous voyons encore les Ligures, les Corses et les Sardes, fournir aux
Romains, non pas toujours à leur honneur, les trop fréquentes occasions de triomphes sur de simples villages.
Rome, au commencement de la troisième période de son
histoire, n’exerce une domination complète que dans les deux seules provinces
espagnoles qui s’étendent dans l’est et dans le sud de la Péninsule pyrénéenne.
Ailleurs déjà, j’ai dit quel y était l’état des choses : j’ai montré les
Celtes, les Phéniciens, les Hellènes et les Romains s’y agitant pêle-mêle. On
y voyait se croisant et se heurtant dans leur mille contacts les
civilisations les plus diverses et les plus inégales : à côte de la Barbarie absolue, la
vieille culture des Ibères ; dans les places de commerce, les
civilisations plus savantes de la
Phénicie et de la
Grèce, à côté de la Latinité grandissante ; celle-ci,
représentée surtout par la foule des Italiens travaillant à l’exploitation
des mines, ou par les fortes et permanentes garnisons romaines. Faut-il, dans
le nombre des villes nouvelles, citer la Romaine Italica (non loin de Séville,
aujourd’hui) ; la colonie latine de Cartéia[1] (sur la baie de Gibraltar),
l’une, avec Agrigente, la première cité de langue et d’institutions latines
qui aurait été fondée au delà des mers ; l’autre, Cartéia, qui aurait
été la dernière. Italica avait eu pour fondateur Scipion l’Ancien. Au moment
de quitter l’Espagne (548
[206 av. J.-C.]), il y avait installé ceux de ses vétérans qui
voulurent s’y fixer à demeure ; non qu’il y eût établi un véritable
municipe ; il n’en fit plutôt alors qu’une ville de marché[2]. Cartéia, au
contraire, ne fut fondée qu’en l’an 583 [-171]. On voulut pourvoir à
l’établissement des nombreux enfants de troupe nés du commerce des soldats
romains avec les Espagnoles esclaves. Esclaves eux-mêmes selon la lettre de
la loi, ils avaient grandi, libres de fait. Officiellement et formellement
affranchis, ils allèrent se fixer à Cartéia, au milieu des anciens habitants
de la ville, érigée, dans ces circonstances, au titre de colonie du droit
latin. — Pendant près de trente années à dater de l’organisation par Tiberius
Sempronius Gracchus de la province de l’Èbre, (575, 577, [-179/-177]), les
établissements espagnols avaient joui en somme des bénédictions de la paix :
à peine si l’on rencontre à cette époque trace d’une ou deux expéditions
contre les Celtibères et les Lusitaniens. Mais en l’an 600 [-154], surgirent
des événements plus graves. Conduits par un chef du nom de Punicus,
les Lusitaniens se jetèrent sur la province romaine, battirent les deux
préteurs réunis, et leur tuèrent beaucoup de monde. Les Vettons (entre le Tage et le
Haut-Douro) saisirent aussitôt l’occasion de faire cause commune avec
eux ; et, renforcés par ces nouveaux alliés, les Barbares poussèrent leurs
incursions jusqu’à la
Méditerranée. Ils ravagèrent même le pays des Bastulo-Phéniciens,
non loin de la capitale romaine de Carthage la Neuve (Carthagène).
Leurs attaques parurent assez sérieuses à Rome, pour qu’on s’y décidât à
l’envoi d’un consul sur les lieux, ce qui ne s’était pas vu depuis, 559 [195 av. J.-C.].
Et comme il y avait urgence à faire partir les secours, les deux consuls
entrèrent en charge deux mois et demi à l’avance. A cette cause se rapporte
l’investiture des fonctionnaires annuels suprêmes, placée désormais au 1er
janvier, au lieu du 15 mars. Par suite, le commencement de l’année fut fixé à
la même date, usitée depuis lors jusqu’à nos jours. — Mais avant l’arrivée du
consul Quintus Fulvius Nobilior avec ses troupes, le preneur de
l’Espagne Ultérieure, Lucius Mummius et les Lusitaniens, guidés par Cœsarus,
le successeur de Punicus tombé mort dans un combat, en vinrent aux
mains (601 [-153]).
La fortuné sourit d’abord aux romains : l’armée lusitanienne fut culbutée, et
son camp pris. Malheureusement les légionnaires, en partie épuisés par de
longues marches, ou se débandant en partie dans l’ardeur de la poursuite,
donnèrent prise à l’ennemi déjà vaincu. Celui ci, revenant sur eux, les défit
totalement. L’armée romaine perdit son camp, sa son tour, et laissa neuf
mille morts sur le terrain. Aussitôt l’incendie de la guerre se rallume
partout le pays. Les Lusitaniens de la rive gauche du Tage, commandés par Caucaenus,
se jettent sur les Celtiques, sujets de Rome (dans l’Alemtéjo), et
s’emparent de Conistorgis, leur ville [sur la Guadiana].
Là-dessus ils envoient aux Celtibères, en témoignage de leur victoire et
comme appel au combat, les insignes militaires conquis sur Mummius. Là non
plus ne manquait point l’élément inflammable. Deux petites peuplades
celtibères, voisines des puissants Arévaques (non loin des sources du Douro et du Tage),
les Belliens et les Titthiens, avaient résolu de se réunir tous
dans Ségéda [S.
Jago de la Higuera,
près Jaen] l’une de leurs villes. Pendant qu’ils sont occupés à
en fortifier les murailles, les Romains leur enjoignent d’avoir à cesser ce
travail : toute nation sujette qui se permet de fonder une ville lui
appartenant en propre contrevient à l’ordre de choses établi par Sempronius
Gracchus ! En même temps, on leur réclame les prestations en argent et
en hommes, qu’ils doivent, il est vrai, selon la lettre des traités, mais
depuis longues années tombées en désuétude. Les Espagnols se refusent à
obéir. Il ne s’agit là que de l’agrandissement d’une ville, et non de sa
construction ; et quant aux redevances, non seulement elles ont été
suspendues, mais même les Romains en ont fait jadis remise. Sur ces
entrefaites, Nobilior arrive dans la Citérieure, avec une arme de prés de trente
mille hommes : il a des cavaliers numides et dix éléphants. Les murs de
la nouvelle ville n’étaient point encore achevés : presque tous les Ségédans
se soumirent. Mais quelques-uns, plus déterminés, allèrent se réfugier chez
les Arévaques, les suppliant de faire cause commune avec eux. Ceux-ci,
enhardis par la victoire récente des Lusitaniens sur Mummius, se lèvent et
choisissent pour général Carus, un des émigrés de Ségéda. Trois jours après
ce brave chef n’était plus qu’un cadavre mais les Romains battus perdaient
six mille des leurs. On était au 23 août, jour de la fête des Vulcanales,
jour de triste mémoire depuis lors[3]. Toutefois, les
Arévaques, consternés de la mort de Carus, se retirèrent dans Numance,
leur plus forte place (Garrray,
à une lieue espagnole de Soria, sur le Douro). Nobilior les y
suivit. Une seconde bataille eut lieu sous les murs mêmes de la ville. Les
Romains, grâce à leurs éléphants, refoulèrent d’abord les Barbares dans la
forteresse : mais, un des éléphants ayant reçu une blessure, jeta tout à coup
le désordre dans les rangs des Romains : les Espagnols, cette fois
encore, firent un retour offensif, et défirent leur ennemi.
Après cet échec, que d’autres échecs suivirent, après la
perte d’un corps de cavalerie envoyé en quête des contingents que Rome avait
réclamés, la situation des Romains dans la Citérieure était des
plus mauvaises ; à ce point, que la place d’Ocilis, où ils avaient
leur caisse et leurs magasins militaires, se rendit aux insurgés. Déjà les
Arévaques, dans l’illusion de la victoire, croyaient pouvoir dicter la paix.
— Mais Mummius, dans la province méridionale, avait eu meilleure chance, et
ses succès venaient contrebalancer les défaites de l’armée du Nord. Tout
affaibli qu’il s’était vu lui-même par ses précédents désastres, il sut
attaquer en temps opportun les Lusitaniens, imprudemment éparpillés sur la
rive droite du Tage ; puis, passant sur la rive gauche, où ils parcouraient
tout le territoire des Romains et se montraient déjà jusque sur la côte
d’Afrique, il dégagea toute la province méridionale. L’année suivante (602 [152 av. J.-C.]),
le Sénat envoya dans le Nord des renforts considérables, et remplaça
l’incapable Nobilior par le consul Marcus Claudius Marcellus :
celui-ci préteur en Espagne en 586 [-168], y avait fait ses preuves, et
depuis, deux fois consul, avait maintenu sa réputation d’homme de guerre.
L’habileté de ses mesures stratégiques, et plus encore sa douceur, rétablirent
promptement les affaires. Ocilis se rendit ; et, les Arévaques auxquels il
avait donné l’espoir de la paix, en échange d’une modique amende, conclurent
une trêve, et envoyèrent des députés à Rome. Marcellus libre alors de ses
mouvements, passa ensuite dans la
province méridionale, où les Vettons et les Lusitaniens, faisant leur
soumission au préteur Marcus Atilius, n’avaient plus bougé tant qu’il était
resté dans le pays, mais, lui parti, s’étaient révoltés de nouveau, et
pillaient les alliés de Rome. Il suffit de l’arrivée du consul pour ramener
le calme : il passa l’hiver à Corduba
[Cordoue]
; et pendant ce temps, dans toute la Péninsule, on n’entendit plus le bruit des
armes. A Rome, les négociations se suivaient avec les Arévaques. Chosé
singulière, et qui peint d’un trait la condition intérieure des Espagnes, la
paix ne fut pas conclue, à l’instigation des affidés de la faction romaine
chez les Arévaques eux-mêmes. Ils représentèrent instamment que la paix leur
serait funeste, ajoutant que si Rome ne voulait pas condamner tous ses
partisans à la ruine, il fallait qu’elle se décidât ou à expédier chaque
année une armée et un consul en Espagne, ou à faire dès maintenant un
terrible exemple. Les ambassadeurs arévaques furent donc congédiés avec une réponse
qui ne disait rien ; et l’on opta pour la continuation de la guerre.
Marcellus reçut l’offre de reprendre l’année suivante les opérations
militaires (603 [151
av. J.-C.]). Mais, soit, comme on l’a prétendu, qu’il enviât à son
successeur, attendu bientôt en Espagne, la gloire d’avoir mené la guerre à
fin ; soit que, plutôt et à l’instar de Gracchus, il crût qu’à bien traiter
les Espagnols, il y avait la première condition d’une paix vraie et durable,
il s’aboucha, dans une secrète entrevue, avec les hommes les plus
considérables d’entre les Arévaques ; et un traité fut conclu sous les
murs de Numance. Ceux-ci se soumettaient à merci ; on leur imposa des
redevances en argent et la remise d’otages, moyennant quoi ils rentrèrent
dans les conditions des anciens traités. — Sur ces entrefaites, le nouveau
consul Lucius Lucullus arriva à l’armée. Il trouvait la guerre
terminée par un pacte formel : pour lui, ce semble, il n’y avait plus ni
gloire ni surtout argent à gagner en Espagne. Mais il y sut bien pourvoir !
Il se jette sur les voisins des Arévaques à l’ouest, sur les Vaccéens,
peuple celtibère, indépendant encore, et qui vivait dans la meilleure
intelligence avec Rome. Ceux-ci de demander en quoi ils ont péché : pour
toute réponse, Lucullus s’en va surprendre une de leurs villes, Cauca (Coca, 8 lieues espagn. à l’ouest de Ségovie).
Les habitants, épouvantés, achètent une capitulation au poids de l’or ;
mais, en dépit d’elle, les Romains entrent dans la cité, et sans l’ombre d’un
prétexte, les massacrent ou les font esclaves. Après ce noble exploit où
vingt mille hommes avaient péri, Lucullus poussa plus loin. Partout le vide
s’était fait dans les villages et dans les bourgs : quelques villes,
comme la forte place d’Intercatia[4], comme Pallantia (Palenza), la capitale du pays,
fermèrent leurs portes. La rapacité du consul s’était prise dans ses propres
filets. Quelle cité eût osé ou voulu traiter avec un général, violateur de la
foi jurée ? Les habitants prirent tous la fuite, ne laissant rien à
piller derrière eux. Bientôt il devint impossible de rester plus longtemps
dans ces contrées incultes. A Intercatia, du moins, les Espagnols purent
entrer en pourparlers avec un tribun militaire d’un nom déjà illustre, avec Scipion
Émilien, le propre fils du vainqueur de Pydna, et le fils adoptif du
vainqueur de Zama. Prêtant confiance à sa parole, alors qu’ils auraient douté
de celle du consul, ils signèrent une convention, aux termes de laquelle
l’armée romaine vida la contrée, ayant reçu d’abord du bétail et des
vêtements. A Pallantia, au contraire, il fallut lever le siége, faute de
vivres ; et dans leur retraite, les troupes eurent à se défendre jusque sur
les bords du Douro contre les Vaccéens acharnés à les poursuivre. Lucullus
passa alors dans le Sud, où, dans cette même année, le préteur Servius
Sulpicius Galba s’était fait battre par les Lusitaniens ; et les
deux généraux prirent leurs quartiers d’hiver tout près l’un de l’autre,
Lucullus chez les Turdétans, Galba sous Conistorgis. Puis, en 604 [150 av. J.-C.],
ils attaquèrent les Lusitaniens de concert. Lucullus remporta quelques
avantages sur les bords du détroit de Gadès. Galba fit davantage ; et,
traitant avec trois peuplades lusitaniennes, sur la rive droite du Tage, il
leur promit de les établir ailleurs et dans de meilleures demeures : sur
quoi les Barbares, venus à lui au nombre de sept mille, arec l’espoir d’une
distribution de terres fertiles, se virent tout à coup divisés en trois
groupes, et désarmés. Partie fut vendue, le reste fut taillé en pièces.
Jamais peut-être il n’y eut de guerre entachée de plus de perfidie et de plus
de cruauté cupide, que celle menée par ces deux Romains. Ils revinrent en
Italie, chargés de trésors mal acquis : l’un échappant à la condamnation,
l’autre ne fut pas même accusé. C’est ce Galba que, dans sa
quatre-vingt-cinquième année, et peu de mois seulement avant de mourir, le
vieux Caton voulut traduire devant le peuple, pour y rendre compte de sa
conduite : ses enfants, qui supplièrent pour lui, et son or pillé en Espagne,
le démontrèrent innocent quand même.
A dater de ce jour, l’Espagne retombe comme par le passé,
sous le régime des prêteurs. Non qu’il faille attribuer ce résultat aux
succès sans gloire de Lucullus et de Galba. La cause en est plutôt dans
l’explosion de la quatrième guerre de Macédoine, et de la troisième guerre
punique de 605 [-149].
Les perfidies de Galba avaient exaspéré les Lusitaniens, bien loin de les
réduire. Aussi ne manquèrent-ils point de se répandre aussitôt sur tout le
territoire Turdétan. Le proconsul Gaïus Vetilius[5] (607-608 [147/-146])
marche contre eux, les bat, et les refoule tous sur une colline, où, il
semble qu’ils soient perdus sans ressource. Déjà presque, ils ont capitulé.
Mais tout à coup Viriathus se lève. D’une naissance obscure, habitué
dès l’enfance à défendre bravement son troupeau contre les bêtes fauves et
les brigands, il s’est rendu redoutable comme chef de partisans, dans de
nombreuses et sanglantes rencontres. Il est de ceux en petit nombre qui
naguère ont su échapper au piège tendu par Galba aux Lusitaniens : et
aujourd’hui il les exhorte à ne pas croire aux promesses des généraux de Rome
; il les sauvera, s’ils le veulent suivre ! Sa voix, son exemple les
entraînent ; il est mis à la tête des bandes espagnoles. Par son ordre, elles
se dispersent et s’enfuient par petites troupes ; se rendant par divers
chemins au lieu, que Viriathus leur a assigné. Pour lui, il a réuni un corps
de mille chevaux d’élite sur lesquels il peut compter ; et avec eux il
couvre la retraite. Les Romains, qui n’ont point de cavalerie légère, n’osent
courir, divisés, après les Barbares, en face d’un corps qui fait, si bonne
contenance. Pendant deux jours entiers, le héros barre le passage avec sa
bande à toute l’armée romaine : puis soudain il s’évanouit, et rejoint les
Lusitaniens au lieu assigné pour le rendez-vous général. Le chef des Romains,
en voulant le poursuivre, donne dans une embuscade habilement préparée, y
perd moitié des siens, y est fait prisonnier et tué lui-même : le reste se
sauve à grande peine, du côté du détroit et se réfugie dans la colonie de
Cartéia. Cinq mille hommes des milices espagnoles sont expédiés en toute
hâte, des bords de l’Èbre pour renforcer l’armée battue : mais Viriathus les
surprend en marche et les détruit. Il est maître absolu de toute la contrée
des Carpétans, à ce point que les Romains ne s’aventurent plus à l’y
aller chercher. Reconnu pour roi, il commande désormais à tous les
Lusitaniens, sachant unir dans l’exercice du pouvoir et la majesté altière du
prince et la simplicité d’allures de l’ancien berger. Point d’insigne qui le
distingue du commun soldat. Le jour de ses noces, il s’assoit à la riche
table de son beau-père, le prince Astolpa, dans l’Espagne
romaine ; puis, sans avoir touché à la vaisselle d’or et aux mets
précieux, il prend sa fiancée sur son cheval, et l’emmène dans sa montagne.
Jamais sa part de butin ne fut plus forte que celle de ses compagnons.
Seules, sa haut taille et sa parole acérée le font reconnaître de ses
soldats ; il leur donne à tous l’exemple de la modération et de la
constance : il dort tout armé : au combat, il est le premier dans la mêlée.
Dans ce siècle terre à terre, c’est un héros d’Homère qui ressuscite : le nom
de Viriathus retentit glorieusement dans toutes les Espagnes ; et la
brave nation croit avoir trouvé en lui l’homme qui, enfin brisera les fers
apportés par l’étranger. — Des succès prodigieux, dans le nord et dans le sud
signalèrent en effet ses premières campagnes. Il sut attirer sur la rive
droite du Tage le préteur Gaïus Plautius (608-609 [146-145 av. J.-C.]), dont
il avait déjà écrasé l’avant-garde ; et le battit si complètement, qu’il
lui fallut rentrer danses quartiers d’hiver en plein cœur de l’été. Accusé
plus tard devant le peuple d’avoir déshonoré Rome, le malheureux fut
contraint à s’exiler. Après lui, Viriathus anéantit l’armée de Claudius
Unimanus, préteur, ce semble, de la province Citérieure, remporte une
troisième victoire sur Gaïus Nigidius, et ravage tout le plat pays.
Sur les montagnes on ne voyait plus que trophées portant les insignes des
préteurs romains et les armes des légionnaires vaincus : à chaque nouveau
triomphe du roi des Barbares, l’étonnement et la honte redoublaient dans
Rome. Enfin on donne la guerre à conduire à un meilleur capitaine, au consul Quintus
Fabius Maximus Æmilianus, second fils du vainqueur de Pydna (609 [-145])
: mais en même temps on n’ose pas envoyer dans cette Espagne, où le service
est odieux au légionnaire, les vétérans éprouvés revenus de la veille de
Macédoine et d’Afrique. Maximus n’emmène avec lui que deux légions toutes
neuves, et aussi peu solides que l’armée d’Espagne elle-même, démoralisée par
ses revers. Les premières rencontres ayant encore tourné à l’avantage des
Lusitaniens, le Romain, homme prudent, tient ses soldats enfermés dans son
camp sous Urso (Ossuna, au sud-est de Séville),
refuse le combat qui lui est tous les jours offert ; et ne reprend la
campagne que l’année suivante (610 [-144]), après qu’il a aguerri ses troupes dans de
petites courses militaires ; et luttant enfin à meilleures chances contre un
ennemi de beaucoup supérieur, après d’heureux faits d’armes, il va prendre
ses quartiers d’hiver, dans Corduba. Malheureusement, il est remplacé bientôt
par le lâche et malhabile préteur Quinctius : les Romains essuient
défaite sur défaite : en plein été encore leur général rentre dans Corduba,
tandis que Viriathus inonde avec ses bandes toute la province méridionale (611 [-143]).
Il a pour successeur Quintus Fabius Maximus Servilianus, frère adoptif
de Maximus Æmilianus, qui, descendu dans la Péninsule avec deux
légions et dix éléphants, essaye de pénétrer en Lusitanie. Fabius livre toute
une série de batailles indécises ; repousse non sans peine un assaut dirigé contre
son camp ; et en fin de compte, se voit contraint de rentrer dans la
province romaine. Viriathus l’y suit : mais, comme à son tour il est délaissé
par ses troupes, qui tout à coup s’en retournent chez elles, selon l’usage
des insurgés Espagnols, il rentre lui-même en Lusitanie (612 [-142]).
— L’année suivante, Servilianus reprit l’offensive, traversa les bassins du
Bætis et de l’Anas, poussa chez l’ennemi, et y occupa nombre de cités.
Parmi les prisonniers qui tombèrent en foule dans ses
mains, il choisit les chefs (500 environ) qui furent mis à mort, et fit couper les mains
aux sujets romains coupables d’avoir passé à l’ennemi : le reste fut fait
esclave et vendu. Mais à lui aussi la guerre d’Espagne réservait de soudains
et funestes retours. Tandis que les Romains, exaltés par le succès, étaient
occupés au siège d’Érisané, Viriathus
les surprit, les battit et les rejeta sur un rocher, où il les tenait
absolument captifs. Comme avait fait jadis le chef des Samnites aux Fourches
Caudines, il accorda la paix, se contentant de faire reconnaître par
Servilianus l’indépendance de la
Lusitanie, et son titre de roi du pays. La puissance de
Rome semblait tombée aussi bas que l’honneur de son nom. Enchantés de n’avoir
plus sur les bras une guerre incommode et pesante, peuple et Sénat, tous
ratifièrent le traité. Mais Servilianus, sur ces entrefaites, ayant été
remplacé par Quintus Servilius Cœpion, son frère germain et son
successeur en charge, celui-ci, ne se tint pas pour content des concessions
faites ; et le Sénat eut la faiblesse d’autoriser d’abord le consul à
ourdir de secrètes machinations contre Viriathus, puis bientôt même il ferma
tout au moins les yeux sur la rupture, ouverte et sans cause, des paroles
échangées. Cœpion entra donc en Lusitanie, et parcourut toute la contrée,
allant jusqu’à la région des Vettons et des Gallèques. Mais Viriathus trop
faible, évitait la bataille, et, par d’habiles manœuvres échappait sans cesse
à son adversaire (614
[140 av. J.-C.]). L’année suivante (615 [-139]), il n’eut pas seulement
affaire à Cœpion, qui recommençait ses attaques : la province du Nord,
dégagée cette fois, envoya aussi en Lusitanie son armée, commandée par Marcus
Popilius. Viriathus demanda la paix à tout prix. Les Romains exigèrent la
remise de tous les transfuges originaires de leurs deux provinces, et celle
même du beau-père de Viriathus. Ils furent livrés, et les malheureux eurent
la tête tranchée ou les mains coupées. Ce n’était point assez. Jamais les
Romains ne dénonçaient du premier coup aux vaincus les rigueurs de leur sort.
Une exigence en suivit une autre, chaque jour plus dure, plus
intolérable ; puis, les Lusitaniens virent arriver l’ordre de remettre
leurs armes. Viriathus se rappela la triste fin de ses compatriotes, jadis
désarmés de même par Galba : il courut encore à son épée, mais trop tard. Ses
hésitations avaient laissé germer la trahison autour de lui : trois de ses
fidèles Audas, Ditalcon et Minucius d’Urso, désespérant
de la victoire, lui arrachèrent la permission de renouer avec Cœpion des
pourparlers, et ne s’en servirent que pour acheter une amnistie et d’autres
récompenses pour eux-mêmes. Ils vendirent à l’étranger la tête du héros de
l’Espagne. De retour au camp, ils portèrent à Viriathus l’assurance du succès
de leurs négociations ; puis la nuit, ils le poignardèrent dans sa tente
durant son sommeil. Les Lusitaniens honorèrent sa mémoire par des funérailles
sans égales, où l’on vit combattre deux cent couples de gladiateurs. Dignes
de lui, même après sa mort, ils ne désertèrent point la lutte avec
Rome ; et à la place de leur roi assassiné, ils élurent un nouveau chef
de guerre. Tautamus, c’était son nom, conçut le plan hardi de
surprendre et d’enlever Sagonte; mais il n’avait ni la sagesse, ni les
talents militaires de son prédécesseur. Son expédition échoua : attaqué par
les Romains au passage du Bœtis, il dut se rendre : Les Lusitaniens
étaient domptés : ils avaient eu à se défendre non point tant contre la
guerre loyale, que contre le meurtre et la trahison sortis de leurs rangs
aussi bien qu’apportés par l’ennemi.
Pendant que la province du Sud était visitée par les
bandes de Viriathus et de ses Lusitaniens, dans le nord et chez les peuples
celtibères, non sans le concours des premiers, une guerre également sérieuse
avait éclaté. Les succès éclatants de Viriathus avaient également suscité en
610 [144 av.
J.-C.] la révolte des Arévaques, forçant par là le consul Quintus
Cœcilius Metellus, envoyé en Espagne au secours de Maximus Æmilianus, à
se tourner d’abord contre les Celtibères. Il déploya sur ce terrain nouveau,
et momentanément, dans le siège de la ville de Contrebia
[Santander ?]
tenue avant lui pour imprenable, les talents militaires qui avaient signalé
déjà sa campagne victorieuse contre le faux Philippe en Macédoine (v. infra) : au bout
des deux années de son commandement (611, 619 [-143-142]), la province septentrionale était
pacifiée. Seules, les places de Termantia
et de Numance[6]
tenaient encore leurs portes fermées ; mais bientôt une capitulation fut
conclue, et les Espagnols en accomplirent à peu près les conditions.
Toutefois, quand on en vint à la remise des armes, leur fierté se souleva,
comme l’avait fait la fierté de Viriathus : ils voulaient garder leur épée
dont ils savaient si bien se servir ; et ils se résolurent, conduits par
un chef audacieux, Megaravicus, à continuer la lutte. Il y avait folie
à le tenter. L’armée romaine, dont le consul Quintus Pompeius venait
de prendre le commandement (613 [-141]) comptait quatre fois autant de soldats que
la population armée de Numance. Pourtant le général, malhabile de Rome essuya
sous les murs des deux villes de pénibles défaites (613, 614 [-141/-140]) ; et ne
pouvant imposer la paix aux Barbares, il aima mieux la faire par la voie des
négociations. Il semble qu’il se serait définitivement accordé avec Termantia
; il renvoya aussi tous les prisonniers aux gens de Numance, leur promettant
sous main d’équitables conditions si la ville se rendait à merci. Les
Numantins, fatigués de la guerre, accueillirent ses propositions, et dans le
fait, le général romain se montra d’abord aussi modéré que possible. Déjà
captifs et transfuges étaient restitués, déjà les otages avaient été remis
ainsi qu’en grande partie la somme d’argent convenue, quand (en 615 [139 av. J.-C.])
arriva au camp le nouveau général envoyé de Rome, Marcus Popillius Lœnas.
Aussitôt que Pompée se vit déchargé du commandement qui passait sur d’autres
épaules, afin de n’avoir plus à rendre compte à Rome d’une paix honteuse dans
l’opinion de ses concitoyens, il enfreignit sa parole ; bien mieux, il
la nia ; et les Numantins se présentant, apportant le solde de leur
contribution de guerre, il soutint en face d’eux et de ses propres officiers
qu’aucun traité n’avait été conclu. L’affaire est déférée à la sentence du
Sénat, et pendant qu’elle s’instruit, la guerre chôme devant Numance. Lœnas,
de son côté, pousse une pointe en Lusitanie, où il contribue à précipiter la
chute de Viriathus ; il se jette aussi chez les Lusons, voisins
des Numantins et ravage leur territoire. Enfin la sentence est envoyée : elle
ordonne la continuation de la guerre : le Sénat s’est fait le complice de la
friponnerie de Pompée. Loin de faillir, les Numantins exaspérés acceptent la
lutte ; ils battent Lœnas d’abord, et après lui Gaïus Hostilius
Mancinus, son successeur (617 [-137]).
L’heure de la catastrophe allait sonner, bien moins amenée
par l’héroïsme guerrier des Numantins, que par les vices de l’armée romaine,
où tout allait à la débandade, où le chef donnait l’exemple de la mollesse et
de l’indiscipline, où de jour en jour les excès et la débauche, les
dérèglements et la lâcheté ruinaient le soldat. Sur une simple et fausse
rumeur que les Cantabres et les Vaccéens marchaient au secours
de Numance, l’armée évacua ses campements durant la nuit, sans en avoir reçu
l’ordre, et alla se cacher derrière les lignes que Nobilior avait construites
seize ans avant. Aussitôt les Numantins, avertis de cette fuite, se lancent
après les Romains qu’ils enveloppent ; il ne reste plus à ceux-ci qu’à s’ouvrir
la route l’épée au poing, ou qu’à conclure la paix aux conditions dictées
aujourd’hui par l’ennemi. Le consul était un honnête homme, faible de
caractère et de nom obscur ; heureusement Tiberius Gracchus était
questeur à l’armée. Digne héritier de l’influence de son père, l’ancien et
sage ordonnateur de la province de l’Èbre, il pesa sur les Celtibères, et,
persuadés par eux, les Numantins se tinrent pour satisfaits d’une paix
équitable que jurèrent tous les hauts officiers des légions. Mais le Sénat de
rappeler aussitôt son général, et de porter devant le peuple, après un long
délibéré, la motion qu’il convenait d’agir comme à l’époque du traité des
Fourches Caudines. La ratification sera refusée, et la responsabilité du
traité sera rejetée sur ceux qui l’ont souscrit. Dans la règle du droit, tout
le corps des officiers, sans exception, aurait dût être frappé : mais,
grâce à leurs relations, Gracchus et les autres sont épargnés ; Mancinus
qui, malheureusement pour lui, ne tenait point à la haute aristocratie, est
seul désigné et paye pour sa faute et pour la faute commune. On vit en ce
jour un consulaire romain dépouillé de ses insignes et traîné jusqu’aux
avant-postes ennemis ; et comme les Numantins ne voulaient pas le
recevoir (c’eût été
admettre la nullité du traité), le général dégradé resta tout un jour,
nu et les mains attachées derrière le dos, devant les portes de la
ville ; lamentable spectacle pour tous, amis et ennemis ! Si
cruelle qu’elle était, la leçon n’en fut pas moins perdue pour le successeur
de Mancinus, Marcus Amilius Lepidus, son ex-collègue dans le consulat.
Pendant qu’à Rome s’instruit le procès du malheureux, il se jette, sous le
plus futile prétexte, sur les Vaccéens, comme Lucullus l’avait fait seize ans
avant, et, de concert avec le gouverneur de la province ultérieure, met le
siège devant Pallantia (618
[136 av. J.-C.]). Mauvais soldat, il se montra non moins mauvais
citoyen : après s’être attardé niaisement devant la grande et forte
ville, sans vivres, sans ressources, au milieu d’une rude et hostile contrée,
il battit en retraite, abandonnant ses blessés et ses malades, et perdit en
route la moitié de ses soldats tombés sous le fer des Pallantins. Bien lui en
prit que ceux-ci ne poussassent pas plus loin leur succès ; nul doute
que l’armée romaine, déjà en pleine dissolution, n’eût péri tout
entière ; mais il était de noble naissance, et il en fut quitte pour une
amende à son retour. Il eut pour successeurs Lucius Furius Philus (618 [-136])
et Quintus Calpurnius Pison (619 [-135]). Ceux-ci eurent encore à combattre les
Numantins ; et si leurs campagnes furent nulles, du moins s’en tirèrent-ils
sans défaite ni désastre. Enfin le gouvernement de la république sentit qu’il
y avait péril à la continuation d’un tel état de choses. On voulut en finir
avec la petite peuplade espagnole qui tenait Rome en échec ; et le
meilleur homme de guerre des Romains, Scipion Émilien, reçut par
extraordinaire le commandement de l’armée. Hâtons-nous de dire qu’on lui
mesura les moyens d’action avec une sotte parcimonie : on lui refusa net
la permission de lever des soldats, bien qu’il l’eût demandée. Les intrigues
des coteries politiques, la crainte d’irriter le peuple souverain étaient
tout puissantes. Il n’en partit pas moins escorté d’une bande nombreuse
d’amis et de clients, parmi lesquels se faisait remarquer son frère Maximus
Æmilianus, le même qui, plusieurs années avant, avait commandé les
légions dans les guerres contre Viriathus. Avec l’appui de cette troupe
choisie et sûre, dont il se fit une sorte de garde du corps, Scipion
entreprit la réorganisation complète de l’armée dégénérée d’Espagne (620 [134 av. J.-C.]).
Tout d’abord il eut à purger le camp des deux mille filles de joie, des
mauvais prêtres et de la foule des diseurs de bonne aventure qui le
remplissaient. Devenu propre à se battre, le soldat dut travailler aux lignes
et marcher tous les jours. Durant tout l’été, Scipion évita toute rencontre :
seulement il détruisit les approvisionnements dans toute la contrée, châtia
les Vaccéens, coupables d’avoir vendu du grain aux gens de Numance, et les
contraignit à reconnaître la suzeraineté de Rome. Vers l’hiver il concentra
enfin son armée sous Numance. Outre le contingent des cavaliers numides, les
soldats de pied, les douze éléphants amenés par le prince Jugurtha,
outre les auxiliaires espagnols non moins nombreux, Scipion disposait de
quatre légions au complet. Soixante mille hommes environ allaient investir
une ville qui comptait à peine huit mille hommes portant les armes.
Les assiégés osèrent leur offrir le combat. Mais sachant
bien que l’indiscipline et la désorganisation, quand elles ont duré des
années, ne se peuvent corriger d’un seul coup, Scipion refusa ses troupes.
Dans les escarmouches auxquelles donnaient lieu les sorties fréquentes des
assiégés, les légionnaires prenaient la fuite : il fallait pour les arrêter
l’intervention du général en chef en personne, et leur lâche conduite ne
justifiait que trop sa prudence. Jamais capitaine ne traita ses soldats avec
plus de mépris : le sans façon de ses actes allait de pair avec l’amertume de
son langage. Pour la première fois, là où il eût fallu tirer l’épée, les
Romains, bon gré mal gré, guerroyèrent la pioche et la bêche à la main.
L’enceinte entière de la ville assiégée, qui comptait un bon demi mille
allemand [lieue de
France], fut enfermée dans une double ligne de circonvallation, deux
fois plus grande, avec murailles, tours et fossés ; et le Douro
lui-même, par où de hardis mariniers et des plongeurs apportaient des vivres
à l’ennemi, fut hermétiquement barré. N’osant pas donner l’assaut, les
Romains prenaient la place par la famine ; sa chute était d’autant plus
sûre, que durant la belle saison les habitants n’avaient pas pu amasser de
provisions. Bientôt ils manquèrent de tout. Un des plus audacieux Numantins, Rétogène,
parvint avec quelques camarades à forcer les lignes romaines ; il alla
chez ses compatriotes des pays voisins, les supplia de ne pas laisser périr
Numance ; et ses instances ne restèrent point impuissantes auprès des
habitants de Lucia, l’une des cités
des Arévaques. Mais avant qu’ils eussent pris leur parti, Scipion, averti par
les gens de la faction romaine, se montra en force devant leur ville, et
obligea les chefs à lui livrer les meneurs (ils étaient quatre cents jeunes gens appartenant
aux meilleures et plus notables familles), et leur fit couper à tous
les mains. Les Numantins voyaient tomber leur dernier espoir. Ils envoyèrent
à Scipion une ambassade, offrant de se soumettre à certaines
conditions ; et s’adressant au brave soldat, ils demandaient d’être
traités en braves. L’ambassade revint: Scipion voulait une soumission à
merci. Le peuple furieux mit ses envoyés en pièces ; et le blocus
continua, jusqu’à ce que la faim et la maladie eussent achevé leur œuvre.
Enfin de nouveaux députés se montrèrent, disant que la ville se rendait sans
conditions. Les habitants reçurent l’ordre de se rendre le lendemain devant
les portes. Ils réclamèrent quelques jours encore pour laisser le temps de
mourir à ceux qui ne voulaient pas survivre à la liberté de leur patrie.
Scipion leur accorda ce dernier délai. Beaucoup en profitèrent. Le reste, une
troupe misérable, se rangea devant les murs. Le Romain choisit cinquante des
plus notables, pour les traîner à son triomphe ; les autres, vendus,
devinrent esclaves. La ville fut rasée, et son territoire partagé entre les
cités voisines. La catastrophe eut lieu à l’automne, de 621 [133 av. J.-C.],
dans le quinzième mois du généralat de Scipion. Numance tombée, les derniers
tressaillements de l’opposition contre Rome cessèrent dans toute la
contrée : il suffit par la suite de quelques promenades militaires et de
quelques amendes frappées sur les récalcitrants, pour amener dans toute
l’Espagne citérieure la reconnaissance complète de l’empire de Rome.
La domination romaine s’était aussi fortifiée dans la
province Ultérieure ; et accrue par la soumission de la Lusitanie. Le
consul Decimus Junius Brutus, successeur de Cœpion, établit les Lusitaniens, prisonniers de guerre, dans
les alentours de Sagonte, et donna à Valencia
(Valence),
leur nouvelle cité, l’institution latine, pareille à celle de Cartéia (616 [-138]) :
il parcourut dans tous les sens la région des côtes ibères occidentales (616-618 [-138/-136]),
et le premier parmi les Romains atteignit vers ce point les rivages de
l’Atlantique. Il força les villes lusitaniennes opiniâtrement défendues par
leurs habitants, hommes et femmes tout ensemble, tua cinquante mille hommes, dit-on, dans une grand- bataille livrée aux
Gallèques, jusque-là indépendants, et les réunit à la province romaine. Les
Vaccéens, les Lusitaniens et les Gallèques domptés, la Péninsule tout
entière, à l’exception de la côte septentrionale, et nominalement tout au
moins, était assujettie. — Une commission sénatoriale s’y rendit, ayant
charge de se concerter avec Scipion et d’organiser les pays nouvellement
conquis. Scipion mit tout en œuvre pour réparer le mal fait par la politique
déloyale et sotte de ses prédécesseurs. Dix-neuf années auparavant, simple
tribun militaire, il avait vu Lucullus maltraiter indignement les Caucans
: aujourd’hui, il les fait inviter à rentrer dans leur cité et à en rebâtir
les maisons. Une suite de temps relativement meilleurs commençait pour
l’Espagne. La piraterie s’était installée comme en un dangereux repaire dans
les Baléares. Quintus Métellus les occupe en 631 [123 av. J.-C.] ; détruit
les pirates, et ouvre aux Espagnols les facilités d’un commerce bientôt
prospère. Fertiles par elles-mêmes, habitées par un peuple d’une incomparable
adresse à manier la fronde, ces îles étaient pour Rome une avantageuse
acquisition. Déjà la langue latine était en tous lieux parlée dans la
péninsule, témoin les trois mille Latins-Espagnols importés à Palma et à Pollentia
(Pollenza),
dans les îles que nous venons de nommer. Somme toute, et en dépit de nombreux
et graves abus, l’administration romaine se conserva dans le pays telle que
l’avait faite jadis le génie de Caton et de Tiberius Gracchus. Les frontières
des provinces n’eurent cependant pas peu à souffrir encore des incursions des
peuplades non soumises, ou soumises à demi, du nord ou de l’ouest. Chez les
Lusitaniens, la jeunesse pauvre avait pour habitude de s’assembler en bandes
de pillards ; de se jeter en masse, tuant et ravageant ; sur ses
voisins, sur les gens des campagnes ; et jusque dans les siècles
postérieurs, les fermes et métairies isolées ressemblèrent à des forteresses
en état de résister à un coup de main. Jamais les Romains n’ont pu étouffer
complètement le brigandage dans les montagnes inhospitalières et
impénétrables de la
Lusitanie. Désormais toutefois, il n’y aura plus, à vrai
dire, de guerres : les hordes tumultueuses seront facilement repoussées par
les préteurs, même les moins capables. En dépit de ces désordres, qui se
renouvellent seulement dans les districts de la frontière, l’Espagne, sous
les Romains, devient l’une des contrées les plus florissantes et les mieux
gouvernées : là, point de dîmes, point d’exploitants intermédiaires [middlemen] :
en même temps la population s’accroît en nombre, et le pays s’enrichit en
céréales et en bétail.
Moins heureuse tant s’en faut, dans la situation mixte qui
leur était faite, était la condition des Etats africains, grecs ou
asiatiques, entraînés dans l’orbite de la suzeraineté romaine par le
mouvement des guerres puniques, macédoniennes et de Syrie ; et par le
contrecoup de ces guerres. Pour eux, il n’y avait ni assujettissement formel,
ni réelle indépendance. L’État indépendant ne paye jamais trop cher le prix
de sa liberté, subissant, quand il en est besoin, les maux et les charges de
la guerre : l’État qui a perdu sa liberté, peut du moins trouver une
compensation dans le repos qui lui est assuré, avec ses voisins tenus en
bride par le maître. Mais les clients de Rome n’étant plus libres, n’avaient
point la paix. En Afrique, une guerre continuelle est menée sur les
frontières entre Carthage et les Numides. En Égypte, où l’arbitrage de Rome
avait tranché la question de succession au trône entre les deux frères
Ptolémée Philométor et Ptolémée Physcon [ou le Ventru], les rois
nouvellement installés à Alexandrie et, à Cyrène se disputent Chypre les
armes à la main. En Asie, dans la plupart des royaumes, en Bithynie, en
Cappadoce, en Syrie, la succession au trône est pareillement matière à des guerres
intestines ; l’intervention des puissances voisines y ajoute ses maux : de
plus, et dans des luttes sanglantes et fréquentes, les Attalides se heurtent
contre les Galates, les Attalides encore contre les rois bithyniens :
Rhodes elle-même se rue sur les Crétois. Dans la Grèce propre, se débattent
comme toujours les querelles de nains que nous savons ; il n’y a pas
jusqu’à la Macédoine,
jadis si paisible, qui ne s’agite dans de funestes dissensions, sous le coup
de ses nouvelles institutions démocratiques locales. Par la faute de tous,
maîtres et sujets, les dernières forces vives, les prospérités dernières des
nations allaient se perdant au milieu de ces querelles sans but. Les États
clients auraient dû savoir que, qui ne peut faire la guerre contre chacun, ne
doit jamais la faire ; et que, placés tous de fait et tels quels, sous
la tutelle et la garantie de Rome, il ne leur restait qu’à opter
raisonnablement entre la bonne entente avec les États voisins ou le recours à
la juridiction du suzerain. Un jour, la diète d’Achaïe se voit sollicitée par
les Crétois et les Rhodiens, qui, des deux cotés, réclament l’envoi d’un
secours fédéral, et elle délibère gravement sur la question (601 [153 av. J.-C.]) !
Pure niaiserie politique ! Il lui faut entendre alors, le chef de la
faction philo-romaine, faire nettement voir que les Achéens n’ont plus la
liberté d’entreprendre la guerre sans la permission de Rome, mettant ainsi à
nu, dans sa brutalité d’ailleurs fort malsonnante, la vérité de la situation.
Oui, la souveraineté des États clients n’avait plus rien que le nom ; au
premier, effort tenté pour rendre la vie à l’ombre, l’ombre elle-même
infailliblement, devait s’évanouir ! — Mais l’histoire doit davantage
encore ses justes sévérités à la puissance dominatrice. Pour l’État comme
pour l’individu, il n’est rien moins que facile de trouver la vraie voie, au
milieu des bas-fonds de l’insignifiance politique et le devoir et la justice
commandent à qui tient les rênes, ou de quitter le pouvoir ou de forcer les
sujets à la résignation, en les menaçant de tout l’appareil d’une supériorité
écrasante. Rome ne prit aucun des deux partis. Appelée de tous les côtés, à
la fois assiégée de supplications, elle s’entremit tous les jours dans les
affaires de l’Afrique, de la
Grèce, de l’Asie, et de l’Égypte ; mais elle le fit si
mollement, avec si peu de suite, que ses essais d’intervention n’aboutirent
d’ordinaire qu’à aggraver la confusion.
C’était le temps des commissions
d’enquête. A toute heure, les envoyés de Rome partaient pour Alexandrie
et Carthage, se rendaient à là diète Achéenne et dans les cours des rois de
l’Asie occidentale : ils instruisaient, dénonçaient leurs inhibitions,
faisaient leurs rapports, ce qui n’empêchait pas que dans les cas les plus
importants, et les plus nombreux, la décision dernière était prise à l’insu
du Sénat ou contre sa volonté. Ainsi l’on vit l’île de Chypre rattachée par
le Sénat au royaume de Cyrène, rester néanmoins dans les mains de
l’Égypte ; ainsi, l’on vit tel prince syrien monter sur le trône de ses
aïeux en se targuant d’une décision favorable des Romains alors qu’au
contraire ses prétentions avaient été naturellement repoussées ; et
qu’il s’était lui-même échappé de Rome en rompant son ban d’internement.
Ainsi encore, chose monstrueuse, un commissaire romain, périt victime d’un
meurtre flagrant, alors qu’il gérait par ordre du Sénat la tutelle de la Syrie, et le crime passa
impuni. Certes, les Asiatiques se savaient impuissants à résister aux
légions, mais ils savaient aussi combien le gouvernement romain répugnait à
expédier les milices civiques de Rome sur les bords de l’Euphrate et du Nil.
Les choses allaient donc dans ces lointaines contrées, comme il en va à
l’école quand le maître est absent ou par trop débonnaire ; et Rome, pour
tout dire, en ôtant aux peuples leur liberté, leur laissa le désordre. Elle
eût pourtant dû voir le danger : elle allait compromettant la sûreté de ses
frontières et au nord et à l’est. Hors d’état de parer au mal par de prompts
et décisifs coups de main ; ne pouvait-il se faire qu’elle vît surgir
tout d’un coup un jour de nouveaux empires, s’appuyant sur les régions du
continent central en dehors de la vaste sphère de son hégémonie, lui créant
de sérieux périls et tôt ou tard appelés à entrer en rivalité avec
elle ? Sans doute, le. monde politique partout divisé, les nations
voisines de sa frontière incapables d’un sérieux progrès politique, lui
donnaient des, gages de sécurité ; mais les yeux qui regardent n’en
constatent pas moins la gravité des circonstances à l’heure présente, surtout
dans l’Orient où la phalange de Séleucus ayant disparu, les légions d’Auguste
ne stationnaient point encore sur l’Euphrate.
Il était temps et grand temps de mettre fin aux
demi-mesures. La seule solution possible consistait à changer les États
clients de Rome en de simples gouvernements ; et la chose eût dû
s’accomplir d’autant plus vite, que les institutions provinciales romaines ne
faisaient qu’opérer la concentration de la puissance militaire dans la main
du fonctionnaire de Rome ; qu’en général elles laissaient, ou qu’elles
auraient dû laisser les cités maîtresses de l’administration et de la
justice, et qu’enfin tout ce qui y avait vie encore indépendante s’y pouvait
maintenir sous la forme des libertés municipales. Impossible de méconnaître
la nécessité de la réforme politique; mais le Sénat la retarderait-il encore,
ou l’amoindrirait-il ? Aurait-il l’énergie et la force ? Et voyant
clairement les inévitables besoins, serait-il trancher la question dans le vif ?
Portons maintenant nos regards vers l’Afrique. Là, l’ordre
de choses établi par les Romains, en Libye, avait pour loi l’équilibre entre
Carthage et le royaume numide de Massinissa. Pendant que ce royaume, sous la
main entreprenante et habile tout ensemble du souverain, s’est étendu,
fortifié et civilisé, Carthage, elle aussi, par le seul effet de la paix, est
redevenue, du moins quant à la richesse et à la population, ce qu’elle avait
pété au temps de sa grandeur et de sa puissance. Rome voyait d’un œil d’envie
mal déguisée les succès nouveaux, les ressources inépuisables, à ce qu’il
semblait, de son ancienne rivale ; et si d’abord elle avait hésité à prêter
un sérieux appui aux agressions quotidiennes de Massinissa contre les
Carthaginois, aujourd’hui elle intervenait ouvertement en faveur du Numide.
C’est ainsi qu’elle trancha un litige qui, depuis plus de trente ans, se
débattait entre le roi et Carthage. Il s’agissait de la possession de la
contrée d’Empories (dans la Byzacène),
sur la petite Syrte, l’une des régions les plus fertiles de l’ancien domaine
des Phéniciens. Les commissaires romains rendirent enfin leur sentence (vers 594 [160 av.
J.-C.]). Il fut enjoint aux Carthaginois d’avoir à évacuer les
villes qu’ils occupaient encore, et de payer au roi 500 talents (860.000 thaler, ou
3.225.000 fr.) pour les dommages intérêts de leur indue jouissance.
Enhardi par une telle décision, Massinissa de s’emparer aussitôt d’une autre
portion de pays sur la frontière occidentale du territoire de Carthage : il
lui enlève la ville de Tusca et les
grandes plaines qui longent le Bagradas. Les Carthaginois sont réduits à
aller à Rome y recommencer sans espoir un interminable procès. Après un délai
non sans dessein prolongé, une seconde commission descendit-en Afrique (597 [-157]) ;
et les Carthaginois n’ayant point voulu compromettre, à l’avance et sans
instruction préalable et exacte du litige, sur l’arbitrage à intervenir, les
commissaires s’en retournèrent sans avoir rien fait. La querelle entre les
Phéniciens et Massinissa demeura donc ouverte : mais le voyage des envoyés de
Rome eut un bien autre résultat. Marcus Caton avait été le chef de la
commission, Caton, alors l’homme le plus influent du Sénat, Caton, le vétéran
des guerres contre Hannibal, tout rempli encore de la haine et de la crainte
du nom carthaginois. Étonné et mécontent à la fois, il avait constaté de ses
propres yeux le réveil florissant de l’ennemi héréditaire de Rome : la
richesse des terres, la foule circulant dans les rues, le matériel naval immense
de la république phénicienne, lui avaient donné à penser : déjà il voyait
dans l’avenir se lever un second Hannibal, poussant contre Rome les armes et
les ressources de la patrie ! Dans sa conviction honnête et virile, si
étroite qu’on la veuille, il se disait que le salut de Rome n’était point
assuré, tant que Carthage restait debout. Revenu à, Rome, il s’empressa d’en
dire son avis en plein Sénat. Sa politique chagrine rencontra des adversaires
dans les libres penseurs du parti aristocratique, dans Scipion Nasica
surtout, qui, combattant sans ménagements les haines aveugles du vieux
censeur, démontrèrent combien était peu dangereuse à l’avenir cette ville
uniquement adonnée au négoce ; combien les Phéniciens, ses habitants, se
déshabituaient de la pensée et de la pratique de la guerre, et combien enfin
l’existence d’un grand marché commercial se pouvait concilier avec la
suprématie politique de Rome. Certes, on eût voulu faire descendre Carthage
au rang de simple ville provinciale, que la chose eût été exécutable ;
et même, au regard de sa condition présente, sa transformation m’eût point
paru sans quelques avantages aux Phéniciens. Mais ce n’était point assez pour
Caton que l’assujettissement de la cité tant odieuse, il lui fallait sa
destruction. Son opinion trouva des partisans, soit parmi les hommes
politiques, qui, voulaient faire passer les territoires d’outre-mer sous la
dépendance immédiate de la
République, soit et surtout parmi, les hommes de finance et
les grands spéculateurs, dont l’influence, était puissante, et qui, Carthage
rasée, se croyaient les héritiers directs de la grande capitale de l’argent
et du commerce. La majorité décida qu’à la première occasion favorable, — il
fallait bien l’attendre, par égard pour l’opinion publique, — la guerre serait
déclarée à Carthage et que Carthage serait rasée. Le prétexte cherché se
trouva vite. Les agressions de Massinissa, l’appui inique que lui prêtait
Rome, avaient ramené à la tête des affaires dans la ville africaine Hasdrubal
et Carthalo, les chefs de la
faction patriote. Comme les patriotes d’Achaïe, sans aller jusqu’à la révolte
contre la suprématie de Rome, ils n’en
voulaient pas moins défendre contre Massinissa, même les armes à la main,
s’ils en étaient réduits là, les droits que les traités reconnaissaient
encore à leur patrie. Ils firent bannir de Carthage quarante des partisans
les plus compromis du roi numide, et le peuple jura de ne jamais, à quelque
condition que ce fût, leur rouvrir les portes de la ville. En même temps, et
pour repousser les attaques auxquelles on s’attendait de la part du chef
ennemi, une forte armée fut levée chez les Numides indépendants. Arkobarzane,
petit-fils de Scyphax, la commandait (vers 600 [154 av. J.-C.]). Massinissa, toujours
prudent, se garda bien d’armer : il se soumit sans conditions à la
décision de Rome, en ce qui touchait les territoires sur le Bagradas. C’était
ouvrir aux Romains le spécieux prétexte d’une accusation contre Carthage :
Carthage armait évidemment pour faire la guerre à Rome il fallait qu’elle
licenciât immédiatement ses troupes et qu’elle détruisit ses
approvisionnements maritimes. Déjà le grand conseil cédait mais le peuple
s’opposa à l’exécution des ordres donnés, et les envoyés romains, porteurs de
la sentence, coururent même de grands dangers. Massinissa, aussitôt,
d’envoyer son fils Gulussa en Italie, pour dénoncer les préparatifs
qui se continuent à Carthage en vue d’une guerre de terre et de mer, et pour
hâter l’explosion des hostilités. Une nouvelle ambassade de dix envoyés
romains vient dans la cité condamnée, et y constate en effet la réalité des
armements poussés en toute hâte (602 [-152]). Cependant le Sénat, malgré l’avis de
Caton, ne veut point encore en venir à la rupture ouverte ; il est décidé, en
séance secrète, seulement, qu’il y aura déclaration de guerre, si les
Phéniciens persistent à garder leurs soldats sous les armes, et ne livrent
pas aux flammes leur matériel naval.
Sur ces entrefaites la guerre avait déjà éclaté entre les
Africains. Massinissa confiant à son fils Gulussa les bannis de Carthage, les
avait fait conduire jusqu’aux portes de la ville. Ils trouvèrent les portes
fermées. Quelques Numides s’en revenant furent massacrés. Aussitôt Massinissa
de mettre son armée en mouvement : la faction patriote dans Carthage se
prépare de son côté au combat. Mais le chef de ses troupes, Hasdrubal, était
l’un de ces généraux, trop souvent choisis à Carthage, qui ne semblent faits
que pour la ruine du soldat. On le voyait, vêtu de la pourpre, parader
fièrement comme un roi de théâtre : jusque dans le camp, son ventre était son
dieu : lourd, chargé d’embonpoint et vaniteux, il n’était rien moins que
l’homme du moment. Il eût fallu pour tirer Carthage de l’abîme le génie d’un
Hamilcar, le bras d’un Hannibal ; et encore, qui oserait dire qu’ils
eussent pu la sauver ? La bataille eut lieu : Scipion Émilien y
assistait. Alors tribun militaire à l’armée d’Espagne, il avait été envoyé
vers Massinissa pour prendre, et ramener des éléphants d’Afrique. Placé au
haut d’une colline, comme Jupiter sur l’Ida,
il vit toute la mêlée. Quoique renforcés par six mille cavaliers numides que
leur avaient donné des chefs mécontents et hostiles au roi, quoique
supérieurs à celui-ci par le nombre, les Phéniciens n’en eurent pas moins le
dessous. Après leur défaite ils offrirent et de l’argent et des cessions de
territoire ; et Scipion, à leur sollicitation, s’entremit pour le traité à
conclure : mais on ne pouvait s’entendre, les Carthaginois, en fin de compte,
refusant la remise des Numides transfuges. Toutefois, à peu de temps de là,
Hasdrubal est enveloppé par l’armée ennemie, et il accorde à Massinissa tout
ce qu’il exige extradition des transfuges, rentrée des bannis dans Carthage,
reddition des armes, passage des troupes sous le joug, payement d’un tribut
annuel de 100 talents (170.000
thaler, ou 637.500 fr.) pendant les cinquante années qui vont suivre.
Cette honteuse capitulation n’est pas même observée ; les Numides la
violent, et massacrent les bandes désarmées des Carthaginois sur la route
même qui les ramène dans leur cité !
Les Romains s’étaient gardés d’empêcher l’explosion de la
guerre, en intervenant à l’heure opportune : la guerre avec Massinissa
faisait trop bien leur affaire ; et les Carthaginois, en entrant en
campagne, contrevenaient au traité avec la République, qui leur
défendait de prendre les armes contre un allié de Rome, et de les porter au
delà de leur frontière. Et puis, ils n’avaient plus devant eux qu’un
adversaire déjà battu. Dans la prévision de l’occasion, les contingents
d’Italie avaient été mandés, les vaisseaux étaient réunis ; à toute heure, à
toute minute, la déclaration de guerre était prête. A Carthage, on essaya de
tous les moyens pour détourner la tempête. Les meneurs des patriotes,
Hasdrubal et Carthalo, sont condamnés à mort : une ambassade est envoyée
à Rome, leur imputant la responsabilité des torts. Mais à la même heure
partait d’Utique, la seconde ville des Phéniciens de Libye, d’autres
ambassadeurs, avec pleins pouvoirs de donner leur ville à Rome en toute
propriété. En présence de cette soumission spontanée de la voisine de
Carthage, il était presque dérisoire de ne vouloir expier la faute commise
que par le supplice de deux Carthaginois notables. Le Sénat décida que les
satisfactions offertes étaient insuffisantes. Quelles excuses
suffiront ? lui fut-il demandé. On répondit que les Carthaginois le
savaient. En effet; ce que Rome voulait, il n’était pas permis de l’ignorer :
mais comment se soumettre à l’affreuse pensée que la dernière heure de la
patrie avait sonné ? Une fois encore les ambassadeurs de Carthage
reprirent la route d’Italie : ils étaient trente en nombre, avec un mandat
illimité. Quand ils arrivèrent (au commencement de 605 [149 av. J.-C.]), déjà la
guerre était déclarée ; la double armée consulaire embarquée : ils
tentèrent encore de conjurer l’orage et offrirent une soumission sans
conditions. Le Sénat leur fit savoir que Rome voulait bien garantir à
Carthage son territoire, sa liberté municipale et sa législation
locale ; qu’elle garantissait aussi le domaine public et la propriété
privée, mais qu’en échange, les Carthaginois auraient d’abord, et dans le
mois, à envoyer à Lilybée, où ils seraient remis aux mains des consuls déjà
en route pour la Sicile,
trois cents otages choisis parmi les enfants des familles maîtresses du
gouvernement ; puis, qu’ils auraient à se soumettre aux ordres que les
mêmes consuls leur feraient connaître aux termes des instructions dont ils
étaient porteurs. On a crié à la duplicité de Rome : accusation certes
mal fondée, ainsi que le firent remarquer aussitôt les plus clairvoyants
d’entre les Carthaginois. La conservation de Carthage seule exceptée, tout ce
qu’ils pouvaient demander encore était accordé, et par cela même qu’il
n’était point question d’arrêter l’embarquement des troupes, le Sénat disait
assez quelles étaient ses intentions. Il agit, cela est vrai, avec une dureté
impitoyable ; mais il ne se donna pas le moins du monde les apparences de la
douceur. Pendant ce temps, à Carthage, on ne voulut pas voir, et il ne se
trouva point d’homme politique qui sût ou pousser toute cette folle multitude
de la ville à l’extrême effort de la résistance, ou la conduire à l’extrême
résignation. A la nouvelle venue à la fois de la terrible sentence qui dénonçait
la guerre, et de la réclamation des otages, alternative plus douce, on opta
aussitôt pour celle-ci, et l’on se prit à espérer : on n’avait pas le
courage, se livrant pieds et poings liés à l’ennemi mortel de Carthage,
d’envisager la situation dans la réalité de ses inévitables conséquences. Les
otages, arrivés à Lilybée, les consuls les expédièrent à Rome, et quant aux
ambassadeurs de Carthage, ils remirent à leur faire connaître en Afrique leur
décision ultérieure. Le débarquement des troupes s’opéra sans obstacle ;
les vivres réclamés furent aussitôt livrés. La Gérousie carthaginoise
vint à Utique, où les consuls avaient leur quartier général, pour y prendre
leurs ordres : le désarmement de la ville fut tout d’abord réclamé. Mais,
disaient les Carthaginois, comment nous défendre contre nos bannis, contre
Hasdrubal, qui s’est enfui pour échapper à la peine capitale, et dont l’armée
compte vingt mille rebelles ? Rome y pourvoira, leur est-il répondu. On
obéit : le conseil de la cité comparaît devant les consuls : on dépose devant
eux tout le matériel naval, tous les approvisionnements des arsenaux publics,
toutes les armes trouvées chez les particuliers — dont trois mille armes de
jet et deux cents trille armures complètes — ; et l’on demande ce que Rome
exige encore. C’est alors que se levant, le consul Lucius Marcius
Censorinus révèle aux malheureux leur sort : conformément aux
instructions du Sénat, leur ville est condamnée : elle sera rasée, mais les
habitants peuvent se retirer sur tel lieu qu’ils choisiront de son
territoire, et s’y établir à deux milles [allemands, quatre lieues] au moins de la
mer. La mesure était comble. A cet ordre cruel, les Phéniciens se
réveillent : tout ce qu’il y a en eux d’enthousiasme héroïque ou
d’illusions se rallume ; ils vont lutter comme les Tyriens jadis ont
tenu tête, à Alexandre, comme les Juifs un jour s’opiniâtreront contre
Vespasien. La patience de ce peuple avait été sans exemple ; il s’était
résigné à l’asservissement et à l’oppression : mais lorsqu’il ne s’agira plus
seulement du salut de l’État, de la liberté nationale, quand il faudra
quitter le sol aimé de la cité de ses pères, quand il faudra délaisser cette
antique et adorée patrie maritime, toute cette population de marchands et de
matelots se lèvera enfin, et sans exemple aussi sera sa fureur. De salut ou
d’espérance il ne pouvait être question : avoir l’intelligence de la
situation, c’était voir la nécessité de la subir : mais la voix des hommes,
en petit nombre, qui conseillaient de se courber sous le sort inévitable, se
perdit parmi les hurlements tumultueux de la foule, comme le cri du pilote
dans la tempête. Le peuple, dans ses illusions fanatisées, s’en prit à ses
magistrats, qui avaient voté la remise des armes et des otages, et aux
envoyés de la cité, porteurs innocents du fatal message. Ceux de ces
derniers, qui avaient osé rentrer à Carthage, payèrent leur retour de leur
vie, et quant aux rares Italiens que le hasard avait amenés dans la ville,
ils furent mis en pièces : vengeance anticipée de la destruction qui menaçait
la patrie. Nulle délibération formelle n’est prise : on est sans armes : mais
il va de soi qu’on se défendra. Les portes sont fermées : on entasse les
pierres auprès des créneaux des murailles, dépouillées de leurs anciens
approvisionnements en projectiles. Hasdrubal, petit-fils maternel de
Massinissa, reçoit le commandement : tous les esclaves sont déclarés libres.
L’armée des émigrés, qui obéit au fugitif Hasdrubal, est encore maîtresse du
territoire carthaginois, à l’exception des places maritimes occupées par les
Romains sur la côte de l’est, Hadrumète, Leptis la petite, Thapsus, Achulla et Utique : comme elle serait un
inestimable renfort, on la conjure de venir en aide à la commune patrie à
l’heure du danger. En même temps, en vrais Phéniciens qu’ils sont, les
Carthaginois cachent leur exaspération immense sous le manteau de la
faiblesse qui s’humilie. Afin de tromper l’ennemi, par un message expédié aux
consuls, ils sollicitent un armistice de trente jours, une dernière ambassade
partant pour Rome. Ils n’ignorent pas que cette demande déjà refusée une
fois, les consuls ne peuvent ni ne la veulent accorder : mais la
démarche n’en aura pas moins pour effet de confirmer les consuls dans la
supposition toute naturelle qu’après la première explosion du désespoir de la
foule, la ville sans défense se soumettra. Et de fait, les Romains
différèrent leur attaque. Profitant d’un répit précieux, les Carthaginois
refont leurs armements, et fabriquent des projectiles nuit et jour, jeunes et
vieux, hommes et femmes, tous travaillent, forgent, entassent armes et
machines : on abat les édifices publics, pour en tirer le bois et les métaux
: les femmes donnent leurs cheveux pour les cordes des arcs et des frondes :
en un temps incroyablement court les murs et les hommes sont réarmés. Et
chose par-dessus tout étonnante au milieu même des prodiges enfantés par
l’effort original et démoniaque à la fois, des haines nationales, les consuls
ne surent rien, ne virent rien, postés qu’ils étaient à quelques milles de
Carthage ! Quand enfin ils sortirent de leur camp devant Utique, las
d’attendre, et croyant n’avoir besoin que d’échelles pour monter sur les
murailles nues de la ville condamnée ; tout à coup, surpris et
épouvantés, ils se trouvent en face de remparts couronnés de
catapultes : la grande et populeuse cité, où ils croyaient entrer sans
coup férir comme en un bourg ouvert, se montre puissante encore, et toute
prête à se défendre jusqu’au dernier homme.
Carthage devait sa force et à la nature[7] et à l’art : ses
habitants, demandant leur salut à la solidité de ses murailles, avaient tout
fait de leurs mains pour ajouter aux ressources de la situation. Au fond du
vaste golfe de Tunis, entre le cap Farina à l’ouest, et le cap Bon à l’est,
se projetait du couchant vers l’orient une langue de terre entourée de trois
côtés par les eaux, et ne tenant à la terre ferme que par le sud-ouest.
Entièrement plat, et n’ayant guère qu’une largeur d’une lieue à son point le
plus étroit, l’isthme allait s’élargissant à l’intérieur du golfe, et se
termine encore par les deux hauteurs de Djebel-Kawi
et Sidi-Bou-Saïd : au milieu est
la plaine d’El-Mersa. Carthage
occupait le flanc sud, dominé par le coteau de Sidi-Bou-Saïd. La déclivité
rapide des hauteurs, les rochers et les bas-fonds nombreux en mer,
constituaient du côté du golfe une
défense naturelle des plus sûres : il avait suffi pour la compléter d’un
simple mur d’enceinte. Mais vers l’ouest ou du côté de la terre, la nature
n’ayant rien fait pour protéger la ville, les Carthaginois avaient eu recours
à tous les moyens de défense alors connus et pratiqués. Ainsi que le
démontrent les vestiges des murs récemment découverts, et qui concordent
exactement avec la description de Polybe, l’enceinte qui regardait la terre
ferme se composait d’un mur extérieur de 6 pieds et demi
d’épaisseur, flanqué par derrière et dans tout son parcours,
vraisemblablement, de grandes casemates, séparées de lui à leur tour par un
chemin couvert de 6 pieds
de large. Ces casemates avaient 14 pieds de profondeur, sans compter les
parois d’avant et d’arrière, lesquelles mesuraient largement 3 pieds chacune[8]. Cette énorme
muraille, construite en gros blocs de pierre taillée, s’élevait sur deux
étages, surmontés de créneaux et de grosses tours de quatre étages chacune.
Elle avait 45 pieds
de haut[9]. Dans l’étage
inférieur des casemates étaient des écuries et magasins à fourrage pour trois
cents éléphants ; au-dessus, il y avait des écuries pour les chevaux,
des greniers et des casernes[10]. Le rocher du
château ou Byrsa (syriaq.,
Birtha ; allem,. Burg, citadelle) dominait à une
hauteur considérable (488 pieds) il
avait mesuré en bas 2.000 doubles pas au moins[11], et venait
tomber sur le grand mur vers l’extrémité sud de celui-ci, absolument comme la
paroi rocheuse du Capitole tombait sur le mur d’enceinte, à Rome. Le plateau
du sommet portait le vaste temple du dieu de la guérison [Eschmoûn, Esculape], assis sur un soubassement
de soixante marches. Au midi de la ville, en tirant vers l’ouest, on
rencontrait le lac sans profondeur de Tunès [mare staggnum],
presque entièrement séparé du golfe par une langue de terre étroite et basse
se rattachant au flanc sud de l’isthme carthaginois [taenia, ligula[12]] : au sud-ouest,
s’ouvrait le golfe lui-même. Ici, l’on rencontrait le double port de
Carthage, ouvrage de la main de l’homme, le port extérieur ou du commerce [portus negotiatorum], formant un long quadrangle,
s’ouvrant sur la mer par le côté étroit (l’entrée n’avait que 70 pieds de large)
et avant de vastes quais à droite et à gauche ; puis le port de guerre ou
Côthon[13] affectant une
forme concave avec son île au centre où était logée l’amirauté : on n’y
accédait que par le port marchand. Entre les deux, passait l’enceinte de la
ville, qui allant vers l’est depuis Byrsa, laissait en dehors l’avant-port et
le petit isthme du lac, et enveloppait la darse intérieure dont l’entrée se
trouvait ainsi commandée comme une porte. Non loin du port de guerre en
voyait la place du Marché, se reliant par trois rues étroites à la
citadelle, celle-ci ouverts du côté de la ville. Au nord et hors de la ville
proprement dite, un vaste espace, à cette époque déjà couvert de maisons de
campagne et de jardins richement arrosés, la Magalia
(ou ville neuve, l’El-Mersa
d’aujourd’hui) avait aussi sa muraille d’enceinte se soudant à
l’enceinte de Carthage. Enfin sur l’autre hauteur de la presqu’île (le Djebel-Kawi, près du village actuel de Qamart) était la Nécropole.
Ces trois villes, la vieille, la neuve et la ville des
tombeaux, occupaient la pointe de l’isthme dans toute sa largeur d’une rive à
l’autre : elles n’étaient accessibles que par les deux grandes voies
d’Utique et de Tunès, et par l’étroite langue de terre du lac qu’aucune
muraille ne barrait, à la vérité, mais qui, sous la protection même de la
place, constituait la position avancée la plus solide pour une armée de
défense.
Mettre le siège devant une grande et forte place comme
Carthage était par soi-même déjà une pénible entreprise. Mais les difficultés
s’augmentaient encore par cette circonstance : que la défense ne se
confinait pas aux murailles de la capitale. Grâce à leurs ressources propres,
grâce au territoire environnant avec ses huit cents villes, bourgs, et
villages, en grande partie détenus alors par la faction des émigrés, grâce
enfin aux nombreuses tribus des Libyens libres ou, à demi libres, alors
hostiles à Massinissa, les Carthaginois pouvaient encore lancer en campagne
et tenir sur pied une grosse armée : l’assiégeant avait à tenir compte
de l’entraînement désespéré des émigrés ; et les rapides mouvements des
cavaliers numides lui préparaient des dangers sérieux.
Les consuls mis dans la nécessité d’un investissement dans
les règles, avaient donc une rude mission sur les bras. Manius Manilius,
qui commandait l’armée de terre, planta son camp en face du mur de la
citadelle : au même moment Lucius Censorinus avec la flotte commençait
les opérations par mer, et attaquait l’isthme du lac. L’armée carthaginoise,
sous les ordres d’Hasdrubal, était postée sur l’autre rive du lac, sous la
forteresse de Néphèris, d’où il
incommodait les soldats romains allant couper des bois pour les machines.
Habile officier de cavalerie, Himilcon Phaméas tua là, aux consuls
bons nombre d’hommes. Enfin Censorinus parvint à construire deux énormes
béliers, et à faire brèche avec eux dans cette partie plus faible de la
muraille : mais la nuit arrivait, il fallut remettre l’assaut au lendemain.
Dans la nuit, les assiégeants bouchèrent l’ouverture de la brèche ;
puis, poussant une heureuse sortie, ils endommagèrent les machines des
Romains qui, le jour venu, se trouvèrent hors de service. Les Romains n’en
tentèrent pas moins l’assaut ; mais la brèche, les pans de murs voisins, les
maisons, tout était occupé en force : ils vinrent imprudemment se jeter sur
les obstacles amoncelés, furent repoussés avec grande perte, et auraient
souffert bien davantage sans la prudence du tribun militaire Scipion Émilien
qui, prévoyant l’insuccès de leur folle attaqué, tenait ses soldats immobiles
et rassemblés non loin de la muraille, et put abriter les fuyards dans leurs
rangs. Manilius échoua plus malheureusement encore contre l’enceinte du côté
de la terre ferme. Le siége traîna en longueur. Les maladies propagées dans
le camp par les chaleurs de l’été, le départ du meilleur des deux généraux,
Censorinus, la mauvaise humeur et l’inaction de Massinissa qui, comme bien on
s’en doute, ne pouvait voir d’un œil indifférent les Romains s’emparer pour
eux-mêmes de la proie tant convoitée, puis bientôt (fin de 605 [149 av. J.-C.])
la mort du roi nonagénaire, mirent une digue à toutes les opérations
offensives. Les Romains avaient assez à faire de préserver leurs vaisseaux de
l’atteinte des brûlots de l’assiégé, leur camp de ses attaques nocturnes, et
d’assurer la nourriture des hommes et des chevaux derrière un retranchement
naval, en envoyant leurs fourrageurs dans la contrée d’alentour. Deux
expéditions lancées contre Hasdrubal avortèrent, la première même, mal guidée
et s’égarant dans un pays difficile, s’était terminée presque par un vrai
désastre. Toutefois la guerre, inglorieuse au regard des généraux et de
l’armée, était pour le tribun militaire Scipion Émilien l’occasion
d’illustres exploits. A lui revenait l’honneur, quand la nuit l’ennemi avait
assailli le camp, de l’avoir tourné, pris à dos, et forcé à la retraite. Lors
de la première pointe sur Néphèris, après le passage d’une rivière effectué,
malgré son avis, et qui allait être la perte de l’armée, il avait réussi, en
se jetant sur le flanc des Carthaginois, à dégager les légionnaires en pleine
retraite : sa bravoure, témérairement héroïque, avait sauvé même une division
que tous regardaient comme sacrifiée. Tandis que la perfidie des autres
officiers, celle du consul tout le premier, effrayait et rejetait dans la
résistance les villes et les chefs de partis d’abord enclins à se soumettre,
il avait su, lui, amener à composition l’un des meilleurs capitaines
phéniciens, Himilcon Phaméas, qui passa aux Romains avec deux mille deux
cents chevaux. Enfin, exécuteur des dernières volontés de Massinissa mourant,
il avait partagé le royaume numide entre ses trois fils, Micipsa, Gulrissa
et Mastanabal ; et rencontrant dans le second un cavalier digne
en tous points de son père, il l’avait amené aux Romains avec tous les
chevau-légers numides. Cette arme était celle qui, justement, faisait défaut
au corps expéditionnaire. Élégant de sa nature, mais marchant ferme et droit
devant soi, il rappelait son père légitime bien plus que son père
adoptif : l’envie se taisait à son sujet ; et, son nom, à la ville
et au camp, était dans toutes les bouches. Le vieux Caton lui-même, si
parcimonieux qu’il fût d’éloges, très peu de mois avant de mourir — la mort
le prit vers la fin de 605 [149 av. J.-C.], et il ne vit pas s’accomplir la
destruction de Carthage, ce grand souhait de sa vie — Caton, un jour, avait
appliqué au jeune capitaine, et à ses camarades incapables le vers d’Homère
bien connu :
Seul, il a la sagesse ; les autres s’agitent, ombres
vaines !
Au milieu de tous ces événements, l’année expirait, et le
commandement allait changer de mains : toutefois le consul Lucius Piso
(606 [-148])
ne vint qu’assez tard à l’armée, Lucius Mancinus eut la flotte sous
ses ordres. Leurs prédécesseurs avaient peu fait ; eux, ne firent rien.
Au lieu de suivre le siége ou de songer à détruire Hasdrubal, Piso s’amuse à
l’attaque des petites places maritimes phéniciennes : souvent il est
repoussé. Clupéa, par exemple, lui résiste avec succès, et après avoir perdu
tout l’été devant Hippone Diarrhytos,
après y avoir eu deux fois son matériel de siège brûlé devant les murs de la
ville, il est contraint à battre honteusement en retraite pourtant il prend Néapolis ; mais trahissant sa parole, il laisse
piller la ville, et ce manque de foi n’est rien moins que favorable à la
cause des Romains et à leurs armes. Le courage des Carthaginois grandit. Un
cheik nomade, Bithyas, leur arrive avec huit cents chevaux : leurs
envoyés entrent en pourparlers avec les rois de Numidie et de Mauritanie ; ils
nouent même des intelligences avec le faux Philippe en Macédoine. Peut-être
que sans les discordes du dedans (Hasdrubal l’émigré, suspectant l’autre Hasdrubal qui commandait dans
la ville, à cause de son alliance avec Massinissa, le fit tuer en plein Sénat)
: peut-être que sans ces dissensions, plus funestes encore que les armes
romaines, les affaires de Carthage auraient pris meilleure tournure.
Quoiqu’il en soit, on voulut à Rome mettre un terme à une
situation qui engendrait des périls, et l’on recourut aux grands et
exceptionnels moyens. Un seul homme jusque-là était revenu avec honneur des
plaines Libyques, au cours de la présente guerre : son nom même le désignait
pour le généralat. On mit de côté l’observation exacte de la loi : au lieu de
l’édilité qu’il sollicitait, Scipion Émilien fut promu au consulat avant le
temps ; et par décision spéciale, il reçut le commandement suprême de
l’armée d’Afrique. A l’heure de son arrivée à Utique (607 [147 av. J.-C.]), il
trouva les choses gravement compromises. L’amiral romain Mancinus, à qui
Pison avait nominalement confié la continuation du siège de Carthage, se
postant en face de la ville extérieure de Magalia, du côté de la mer, là où
l’accès était le plus difficile, y avait occupé un rocher escarpé, à peine
défendu, loin des quartiers habités. Il y avait concentré presque tout son
monde, assez peu nombreux d’ailleurs, dans l’espoir de pénétrer dans Magalia
de vive force. Déjà les assaillants avaient poussé jusque au-delà des portes
; déjà toute la tourbe du camp accourait en masse alléchée par l’envie de
piller, quand un effort des Carthaginois les refoula dans leurs positions, où
ils se virent presque enfermés, sans munitions, et courant les plus grands
dangers. Pour les tirer d’affaire, Scipion, à peine débarqué, envoya d’Utique
et par mer sur le point menacé les légionnaires et la milice qu’il avait
amenés avec lui : il réussit à les dégager tout en se maintenant en
possession de la hauteur : cela fait, il se rendit au camp de Pison, y prit
le commandement de l’armée et la ramena vers Carthage. Profitant de son
absence, Hasdrubal et Bithyas avaient aussitôt porté leur camp sous les murs
même de la ville et renouvelé l’attaque du rocher ; mais Scipion, revenu à
temps avec son avant-garde, empêcha leur tentative d’aboutir. Alors le siège
recommença cette fois plus sérieusement. D’abord, le général purgea le camp
de toute la cohue inutile des cabaretiers et vivandiers, et ressaisit d’une
main ferme les rênes abandonnées de la discipline. Les opérations militaires
reprirent une plus vive allure. Dans une attaque de nuit contre la ville
extérieure, les Romains, du haut d’une tour d’approche, qui les mettait de
niveau avec les murs, abordèrent les créneaux et ouvrirent une poterne par où
toute l’armée passa. Les Carthaginois abandonnèrent Magalia, leur camp devant
les portes, et mirent Hasdrubal à la tête des trente mille hommes de garnison
qui restaient à l’intérieur de la place. Celui-ci, pour débuter par un acte
d’énergie, fait ranger tous les prisonniers romains sur les murailles ; là,
sous les yeux des assiégeants, les malheureux sont martyrisés cruellement,
puis, précipités dans le fossé : quelques citoyens osent-ils blâmer, et
élever la voix, la terreur est inaugurée et leur impose silence. — Scipion,
après avoir refoulé l’ennemi dans le corps de place, veut maintenant le
couper de toutes ses communications avec le dehors. Il installe son quartier
général sur l’isthme qui relie la presqu’île de Carthage avec la terre ferme
: en vain les assiégés s’efforcent de le gêner dans ses travaux, il construit
son camp fortifié sur toute la largeur du terrain, et enferme complètement la
ville de ce côté. Pourtant il entrait encore dans le port quelques navires de
ravitaillement, tantôt hardis marchands qu’attirait l’espoir du lucre, tantôt
vaisseaux de Bithyas, qui de Néphèris, à l’extrémité du lac de Tunès,
profitait de tous les vents favorables, pour envoyer quelques
approvisionnements dans Carthage. Si dures que fussent les souffrances des
autres habitants, la garnison recevait encore des rations suffisantes. Alors
Scipion éleva, dans le golfe à partir de la langue de terre qui le séparait
de la mer une digue en empierrement de 96 pieds de large, pour
bloquer hermétiquement l’entrée du port. La ville semblait perdue du moment
qu’il devint certain que cette construction, dont les Carthaginois s’étaient
moqués d’abord et qu’ils avaient jugée impossible, allait cependant
s’achevant. Mais les surprises se succédaient à l’envi. Pendant que les
Romains travaillent à leur môle gigantesque, les assiégés travaillent aussi
jour et nuit, pendant deux mois, dans l’intérieur du havre, sans qu’il soit
donné aux Romains d’apprendre par les transfuges quel est le but de tant
d’efforts. Déjà ils se croient les maîtres de l’entrée obstruée du port,
quand soudain cinquante trois-ponts, des bateaux, des canots en nombre
immense s’élancent dans les eaux du golfe. Pendant que l’ennemi fermait
l’ancienne passe du sud, les assiégés creusait un canal du coté de l’est,
s’étaient ménagés une nouvelle issue, là où la profondeur de la mer ne
permettait pas de combler les accès. Si au lieu de venir parader seulement en
vue des assiégeants, les Carthaginois s’étaient hardiment jetés sur la flotte
romaine, à moitié désagrégée et non préparée à la lutte, c’en était fait de
celle-ci : quand ils revinrent, trois jours après, offrant la bataille, les
Romains étaient sur leurs gardes. Le combat resta indécis : .mais en
voulant rentrer les navires carthaginois se serrèrent et se choquèrent : le
dommage causé par leur fausse manœuvre équivalut à une défaite. Scipion
dirigea alors ses attaques contre le quai extérieur du port, en dehors de
l’enceinte de la ville. Il n’était que faiblement défendu par un rempart de
terre. Les machines sont dressées sur la langue de terre, et la brèche est
rapidement faite. Alors les Carthaginois, avec une audace incroyable, de
traverser à gué les bas-fonds, de se jeter sur les engins de siège, de
chasser les soldats qui les gardent : ceux-ci s’enfuient à toutes
jambes, au point que Scipion accouru avec ses cavaliers, donne ordre de
frapper sur eux sans merci. Les Carthaginois par ce succès avaient gagné du
répit ; mais Scipion fait rétablir ses machines détruites, incendie les
tours de bois qu’on lui oppose : il est maître enfin du quai et du port
extérieur. Puis il construit sur ce point une muraille égalant en hauteur
l’enceinte de la place. A dater de ce moment, le blocus est complet et par
terre et par mer, car, ainsi qu’on l’a vu, on ne pouvait arriver au second
port qu’en traversant le bassin du premier. Pour assurer davantage encore ses
positions, le consul fait attaquer par Gaïus Laelius le camp de
Néphèris, que commandait Diogène. Une ruse de guerre heureuse le fait
tomber dans ses mains les masses qui s’y étaient renfermées sont ou tuées ou
capturées. L’hiver venu, le Romain suspend ses opérations : à la faim, aux
maladies d’achever l’œuvre commencée. Les deux fléaux
de Dieu travaillèrent puissamment à leur mission dévastatrice.
Aussi, bien qu’il n’eût cessé ni ses fanfaronnades ni ses débauches
bruyantes, Hasdrubal, quand s’ouvrit le printemps (608 [146 av. J.-C.]),
n’était-il plus en état de résister à l’assaut que les Romains préparaient
contre la ville. Il incendia les ouvrages du port extérieur et se tint prêt à
repousser l’ennemi du côté du Côthon ; mais Lælius escaladant la
muraille mal défendue par des soldats que la faim avait épuisés pénétra
jusqu’au bassin intérieur. La ville était gagnée : le combat ne prit pas fin
pourtant. Les assiégeants occupèrent en force le marché qui touchait au petit
port, puis s’engagèrent dans les trois rues étroites montant de là vers
Byrsa. On avançait lentement, pied à pied, emportant l’une après l’autre les
maisons à sept étages, garnies de monde et défendues comme des citadelles. Le
soldat se frayait sa voie d’édifice en édifice par les toits contigus, ou sur
les poutres jetées d’un côté à l’autre des rues ; il tuait tout ce qu’il
rencontrait devant lui. Six jours durant se continua cette lutte
effroyable ; lutte de destruction et de mort pour les habitants, et,
souvent aussi, pleine de dangers et de détresse pour le vainqueur :
enfin, l’on arriva au pied du rocher escarpé de Byrsa : Hasdrubal s’y était
réfugié avec les troupes qui lui restaient. Pour se faire de la place,
Scipion fit brûler toutes les rues conquises par ses légionnaires, et aplanir
tous les décombres. Dans cet incendie périt misérablement la multitude non
habile à porter les armes et se cachant au fond des maisons. Alors tous ceux
qui restaient entassés dans la citadelle demandèrent merci. La vie sauve leur
fut promise : ils sortirent et se présentèrent devant le vainqueur,
trente mille hommes et vingt-cinq mille femmes en tout : ce n’était pas
la dixième partie de la population d’autrefois. Seuls, les transfuges de
l’année romaine (on
en comptait neuf cents) avec Hasdrubal, sa femme et ses deux enfants
avaient cherché asile dans le temple d’Eschmoûn (l’Esculape
phénicien) ; pour eux, pour les déserteurs, pour les assassins des prisonniers
italiens il ne pouvait y avoir de quartier. Tout à coup, affamés et épuisés,
les plus décidés d’entre eux mettent le feu au sanctuaire : Hasdrubal a peur
en face de la mort ; et s’enfuyant tout seul, il va se jeter aux pieds du
consul et supplie pour qu’on le laisse vivre. Scipion exauce sa prière :
mais quand sa femme, du haut du toit où elle s’est réfugiée avec ses enfants
et quelques débris de l’armée carthaginoise, l’a vu prosterné devant le
vainqueur; soit cœur se soulève en face de ce dernier outrage fait à la
patrie tombée : fière et amère, elle interpelle son mari, lui crie, d’avoir bien soin de sa vie ; puis elle se
précipite avec son fils dans les flammes. Le combat avait fini. — La joie au
camp, la joie dans Rome fut immense : quelques nobles esprits parmi le peuple
avaient honte pourtant du nouveau haut fait. Presque tous les captifs sont
vendus en esclavage ; d’autres périssent dans les cachots : les
principaux, Bithyas et Hasdrubal, par exemple, internés en Italie comme
prisonniers d’État ne sont point trop maltraités. Tout le mobilier, à
l’exception de l’or, de l’argent et des ex-voto consacrés, avait été
laissé en pillage aux soldats : on rendit aux villes de Sicile le butin
retrouvé dans les temples et enlevé par les Carthaginois en des temps
meilleurs (le taureau
de Phalaris, par exemple, fut remis aux Agrigentins) le surplus échut
au domaine de la
République.
Mais la plus grande partie de la ville restait encore
debout. Tout porte à croire que si Scipion avait voulu la conserver, il en
aurait du moins porté la proposition formelle au Sénat. Scipion Nasica,
de son côté, aurait parlé au nom du bon sens et de l’honneur : il n’en fut
rien. Le Sénat ordonna à son général de raser la ville propre de Carthage et
la ville extérieure de Magalia ; de raser toutes les cités restées
fidèles à Carthage jusqu’à son dernier jour, de faire passer la charrue sur
la place où naguère était debout la rivale de Rome, consommant ainsi sa ruine
jusque dans la forme du droit, et de déclarer éternellement maudits et le sol
et les champs, en telle sorte qu’on n’y vît jamais ni maisons ni moissons. Ce
qui était ordonné s’accomplit. Pendant, seize jours les ruines brûlèrent. Il
y a quelques années à peine, quand on a fouillé dans le sol de Carthage, on
les a retrouvées sous une couche de cendres épaisses de quatre à cinq pieds,
entremêlées de fragments de poutres à demi carbonisés, de morceaux de fer
rongés par la rouille et de balles de frondeurs. Là, où pendant cinq cents
ans, a vécu, travaillé et produit l’actif, l’industrieux Phénicien, les
esclaves romains vont mener paître désormais les troupeaux des maîtres vivant
loin d’eux sur la terre italienne ! Quant à Scipions que sa noble nature
n’avait point fait pour ce rôle de bourreau, il tressaillit d’horreur en
contemplant son œuvre : au lieu de l’enivrement de la victoire, le
pressentiment d’inévitables représailles dans l’avenir s’était saisi de
lui !
Restaient à prendre les arrangements nécessaires pour
l’organisation du pays conquis. On ne voulait plus, comme autrefois,
récompenser le zèle des alliés de la république en leur abandonnant les
possessions d’outremer. Micipsa et ses frères conservèrent leur ancien
territoire, auxquels s’ajoutèrent seulement les districts du Bagradas et
d’Empories, récemment enlevés à Carthage. Il leur fallut renoncer à l’espoir
longtemps choyé d’avoir un jour Carthage même pour capitale : le Sénat ne
leur lit présent que des collections de livres de la ville prise. Le
territoire carthaginois, dernier domaine immédiat de la cité, ou l’étroite
ligne des côtes africaines qui regarde la Sicile depuis le fleuve Tusca (Wadi-Saïne en face de l’île
de Galite) jusqu’à Thenae (en face de l’île de Karkénah)
est déclaré province romaine. À l’intérieur, ou les entreprises de Massinissa
avaient étroitement resserré l’empire de la république phénicienne, où déjà Vacca, Zama et Bulla
étaient tombées dans les mains des Numides, Rome laisse à ceux-ci tout le
pays par eux conquis. Mais en réglant avec un soin minutieux la ligne
frontière de la province romaine et le royaume numide qui l’enveloppait de
trois côtés, Rome témoignait assez qu’elle ne souffrirait pas contre
elle-même les attaques qu’elle avait autorisées contre Carthage : elle donna
le nom d’Afrique à sa nouvelle province, ce qui revenait à dire que la
limite actuelle n’était rien moins que définitive. Un proconsul romain,
résidant à Utique, eut le gouvernement du pays. Inutile d’établir la défense
sur un pied régulier à la frontière : partout le désert séparait les alliés
numides du pays habité. D’ailleurs les tributs et les impôts ne furent point
pesants. Les villes, qui, dès le début de la guerre, s’étaient mises du côté
des Romains. — Utique, Adrumète, la Petite-Leptis,
Thapsus, Achulla
et Usalis, pour les places maritimes,
et Theudalis à l’intérieur,
conservèrent leurs territoires propres et leurs libertés municipales ;
il en fut de même de la cité récemment fondée des transfuges de Carthage.
Quant au territoire immédiat, à l’exception d’un district abandonné à
Utique ; quant au territoire des autres villes détruites, il est
incorporé au domaine public, et comme tel il est loué à prix d’argent aux
fermiers de l’État. Pour les autres villes et bourgs, elles sont de droit
privées et de leur sol et de leurs franchise : jusqu’à nouvel ordre, pourtant,
on les laisse à titre précaire en possession de leurs champs et de leurs
institutions locales : en échange de la puissance du fond, appartenant à Rome
désormais, elles payent une rente annuelle une fois fixée (stipendium), qu’elles lèvent à leur tour sur tous les
redevables au moyen d’un impôt particulier sur les fortunes. Mais ceux qui
gagnèrent le plus à la ruine de la première place de commerce du monde, ce
furent sans contredit les marchands romains. A peine Carthage réduite en
cendres, on les vit affluer à Utique, et de là envahir tout le trafic de la
nouvelle province et des pays numides et gétules, fermés jusqu’à ce jour à
leurs entreprises.
A l’heure où tombait Carthage, la Macédoine
disparaissait aussi du milieu des nations. Les quatre petites confédérations
que le Sénat, dans sa sagesse, avait édifiées sur le sol de l’ancien royaume
démembré n’avaient pu ni garder la paix entre elles, ni l’avoir à
l’intérieur. On jugera de la situation par un fait, le seul dont le souvenir
se soit par hasard conservé : un jour, à Phacos,
tout le conseil de gouvernement de l’une de ces fédérations avait été
massacré à l’instigation d’un certain Damasippe. Ni les commissions
d’enquête envoyées de Rome (590 [164 av. J.-C.]), ni les arbitres étrangers,
Scipion Émilien (603 [-153])
et plusieurs autres, appelés sur les lieux par les Macédoniens, suivant
l’usage des Grecs, ne purent rétablir les choses sur un pied tolérable. Mais
voici que surgit tout à coup en Thrace un jeune homme se disant nommé Philippe,
se donnant pour le fils de Persée, à qui d’ailleurs il ressemble d’une façon
frappante, et de la
Syrienne Laodice. Il avait, durant son enfance et
son adolescence, vécu à Adramytte, où
il gardait, disait-il, en lieu sûr, les titres et preuves de sa royale origine.
Après une première tentative, non couronnée de succès, dans sa patrie, il
s’était tourné vers le frère de sa prétendue mère, Démétrius Sôter, de
Syrie. Il ne manquait point d’hommes ayant foi dans l’Adramyttien, et qui
assiégeaient le roi, lui demandant ou de le réinstaller dans le royaume de
ses pères, ou même de lui abandonner sa propre couronne. Démétrius voulut
mettre fin à cette folle aventure : il se saisit du prétendant et
l’envoya à Rome. Le Sénat faisait de lui si peu de cas, qu’il le relégua dans
une ville italique, sans prendre la peine de le faire surveiller. Il
s’enfuit, arriva à Milet, et y fut arrêté encore par les magistrats de la
cité, qui en référèrent aux commissaires romains. Que devaient-ils faire de
leur captif ? — Laissez-le courir ! leur fut-il répondu. C’est ce
qui eut lieu. Aussitôt il s’en vint en Thrace chercher fortune. Chose
étrange, il est reconnu et trouve appui, soit auprès des princes barbares Térés,
mari de sa soeur consanguine, et Barsabas, soit même auprès des
Byzantins, d’ordinaire plus prudents. Fort de l’assistance des Thraces, il
pénètre en Macédoine. Battu d’abord, il remporte bientôt la victoire sur les
milices locales dans l’Odomantique au
delà du Strymon : il est de nouveau
victorieux en deçà du fleuve : toute la Macédoine est dans ses mains. Son histoire a
beau n’être qu’un roman ; on a beau savoir que le vrai Philippe, fils de
Persée, est mort à Albe, dans sa dix-huitième année ; que l’aventurier
n’est rien moins que prince de Macédoine ; qu’il s’appelle Andriscos ;
qu’il n’est qu’un simple foulon d’Adramytte : le peuple macédonien, avec ses
habitudes et ses instincts monarchiques, sans se préoccuper longtemps de la
naissance légitime ou non du prétendant, rentre à son appel dans l’ornière
ancienne. Déjà arrivent tout courant des messagers de Thessalie : ils
annoncent l’invasion de leur territoire par le Pseudo-Philippe. Le
commissaire romain Nasica, envoyé de Rome sans un soldat, dans la croyance
qu’il suffirait d’un mot pour faire avorter une usurpation insensée, se voit
contraint d’appeler au plus vite les contingents de l’Achaïe et de Pergame,
et de protéger la
Thessalie, si faire se peut, avec les Achéens tout
seuls ; puis bientôt le préteur Juventius arrive (605 ? [149 av.
J.-C.]) avec une légion. Quoique inégal en forces, il attaque les
Macédoniens ; mais il est tué : son armée périt presque en entier, et la
majeure partie de la
Thessalie est occupée par Andriscos, qui y installe ainsi
qu’en Macédoine le régime le plus arrogant et le plus cruel. Enfin une armée
romaine plus forte, commandée par Quintus Cœcilius Metellus, entre en
ligne : elle s’appuie sur la flotte de Pergame, et envahit aussitôt la Macédoine. Les
Macédoniens sont vainqueurs dans une première rencontre de cavalerie : mais
les dissensions et les désertions affaiblissent l’armée de l’usurpateur : il
commet la faute de partager ses troupes en deux corps, d’en envoyer la moitié
erre Thessalie. C’était du même coup préparer aux Romains un triomphe facile
et décisif (606). Philippe se réfugia en
Thrace, chez un chef nommé Byzès : poursuivi par Metellus, après une
seconde défaite, il frit livré.
Parmi les quatre fédérations macédoniennes, il en était
qui ne s’étaient point volontiers soumises au prétendant et n’avaient cédé
qu’à la force. Selon les errements de la politique antérieure de Rome, rien
donc n’obligeait à reprendre à la Macédoine l’ombre d’indépendance qui lui avait
été laissée après la bataille de Pydna. Mais le Sénat enjoignit à Metellus de
faire une province romaine du royaume national d’Alexandre. A dater de ce
jour, Rome évidemment changeait de système ; elle remplaçait les
clientèles par l’assujettissement politique. Aussi la confiscation des ligues
macédoniennes fut-elle ressentie dans tout le cercle des États patronnés
comme une blessure commune. Pendant ce temps, Rome réunissait à la Macédoine les
possessions d’Épire qui en avaient été détachées après les victoires sur les
rois, les îles Ioniennes, les ports d’Apollonie et d’Epidamne, auparavant
compris dans les gouvernements d’Italie : en telle sorte qu’aujourd’hui,
à ce qu’il semble, la province nouvelle s’étend au nord-est jusqu’à Scodra,
point où commençait l’Illyrie. Par l’effet de ces mesures, le patronage de la
république sur les États grecs revint de droit au proconsul de Macédoine.
Celle-ci retrouva son unité avec les frontières qu’elle avait eues au temps
de ses prospérités, mais elle n’était plus un empire indépendant ; simple
province avec des institutions municipales, et aussi, tout porte à le croire,
avec des institutions régionales, elle obéissait désormais à un gouverneur et
à un questeur romains, dont on voit les noms inscrits sur les monnaies
locales, à côté du nom du pays. L’impôt resta modéré, et tel que l’avait
établi Paul-Émile : 100 talents (160.000 thalers = 637.500 francs), annuellement payés et
répartis entre les cités par sommes invariables. — Mais le pays, d’abord, eut
peine à oublier l’ère glorieuse des anciens rois. Quelques années après la
chute du Pseudo-Philippe, un autre prétendant, du nom d’Alexandre, et se
disant, comme le premier, fils de Persée, leva l’étendard de la révolte sur
les bords du Nestos (Karasou) : en peu de jours il avait seize mille
hommes autour de lui. Le questeur Lucius Tremellius eut facilement
raison de l’insurrection, et poursuivit jusque chez les Dardaniens
l’aventurier mis en fuite (612 [142 av. J.-C.]). Effort expirant de la fierté
macédonienne et du patriotisme national, qui, deux siècles plus tôt, avaient
entraîné ce peuple en Grèce et en Asie, et lui avaient fait accomplir tant de
grandes choses ! Désormais l’histoire n’enregistrera plus rien de
lui ; on sait seulement qu’il compte ses années obscures et inactives à
partir de l’organisation définitive du pays dans la condition de province
romaine (608 [-148]).
C’est aux Romains que revient maintenant la défense des frontières du nord et
de l’est, la défense de la frontière de la civilisation grecque contre la
barbarie. Ils n’y emploieront, disons-le de suite, que des forces
insuffisantes et qu’une énergie inférieure à leur mission : c’est néanmoins
pour satisfaire aux exigences militaires de la province qu’ils construisent
la grande voie Égnatienne, laquelle, dès les temps de Polybe, partait
des deux ports principaux de la côte de l’Est, Apollonie et Dyrrachium, et,
traversant tout le massif intérieur, allait toucher à Thessalonique : plus
tard même elle sera poussée jusqu’à l’Hébrus
(la Maritza[14]). La nouvelle
province servira naturellement de basé pour les expéditions contre les
Dalmates toujours remuants, et pour celles plus fréquentes dirigées contre
les peuples illyriens, celtiques et thraciques, campés au nord de la Péninsule. Ces
peuples, nous aurons plus tard à les montrer dans un tableau d’ensemble.
Plus que la
Macédoine, la
Grèce jouissait des faveurs de la puissance dominatrice :
les philhellènes romains pouvaient soutenir, non sans l’apparence de la
vérité, que les dernières commotions de la guerre contre Persée s’y étaient
apaisées, et qu’à tout prendre la situation y était en voie d’amélioration.
Les agitateurs incorrigibles appartenant au parti le plus fort, Lyciscus
en Italie, Mnasippe en Béotie, Chrematas en Acarnanie,
l’ignoble Charops en Épire, celui à qui tout honnête Romain fermait la
porte de sa maison, tous étaient descendus l’un après l’autre dans la tombe :
une autre génération avait grandi, chez qui s’étaient perdus les anciens
souvenirs et les anciennes haines. Le Sénat croyait le temps venu du pardon
et de l’oubli général ; aussi ne fit-il point difficulté, en 604 [150 av. J.-C.],
de relâcher les patriotes achéens internés depuis seize ans en Italie, et
dont la diète n’avait cessé de solliciter l’élargissement. Pourtant il se
trompait. Tout ce philhellénisme romain n’avait en aucune façon amené la
réconciliation au dedans du parti national : et rien ne le fit mieux voir que
la conduite des Grecs envers les Attalides. En sa qualité d’ami des Romains,
Eumène II avait encouru leur haine violente ; mais, à peine ont-ils appris
que la brouille s’est mise entre le roi et Rome, aussitôt le premier
reconquiert la popularité ; et de même que jadis ils avaient attendu de la Macédoine la
délivrance du joug étranger, de même aujourd’hui les Évelpides[15] attendent de
Pergame leur libérateur. Dans ce système confus de petits États, le désordre
social était manifestement à son comble. Le pays se dépeuplait, non par la
guerre ou la peste, mais par la répugnance croissante dans les hautes classes
à entrer dans le mariage, à s’embarrasser d’une femme et d’enfants ; et
pendant ce temps la Grèce
était la terre promise d’une cohue d’aventuriers sans foi ni loi, qui
venaient y attendre l’officier recruteur. Les cités tombaient au plus profond
de l’abîme de la dette : il n’y avait plus ni honneur dans les relations
d’affaires, ni crédit, qui se fonde sur l’honneur : quelques villes, Athènes
et Thèbes en tête, à bout d’expédients financiers, s’étaient effrontément
jetées dans le brigandage et pillaient leurs voisines. Au sein des
fédérations, les dissensions intestines étaient prêtes à se rallumer,
notamment entre les membres volontaires de la ligue Achéenne et ceux qui n’y
étaient entrés que forcés et contraints. Si donc les Romains croyaient, et je
l’admets, à un état de choses conforme à leur désir, s’ils avaient réellement
confiance dans le calme apparent de l’heure actuelle, bientôt ils allaient,
et à leurs dépens, reconnaître que la génération nouvelle en Grèce ne valait
pas mieux et n’était en rien plus sage que son aînée. Les Hellènes saisirent
aux cheveux la première occasion qui s’offrit d’avoir maille à partir avec la
grande République.
En 605 [149 av. J.-C.], Diœos, alors chef de la ligué
Achéenne, ayant à couvrir je ne sais quelle sale intrigue, émit tout à coup,
en pleine diète une prétention hostile aux Lacédémoniens. Il soutint que
jamais les Romains ne leur avaient accordé, en tant que membres de la ligue,
l’exercice de certains droits particuliers, l’exemption. de la juridiction
criminelle achéenne, la faculté d’envoyer à Rome deux ambassadeurs à eux.
Diœos mentait impudemment : mais la diète admit naturellement ce qu’elle
voulait croire. Aussitôt les Achéens de se préparer à faire triompher leurs
assertions les armes à la main. Les Spartiates, plus faibles, cèdent ;
ou plutôt, ceux d’entre eux dont l’extradition était réclamée, quittent leur
patrie et vont à Rome se porter plaignants devant le Sénat. Comme d’habitude,
réponse leur est donnée qu’une commission expressément envoyée fera son
enquête sur place. Mais, au lieu de rapporter les paroles du Sénat selon leur
teneur, les envoyés spartiates et achéens mentent à leur tour, et racontent,
chacun de leur côté, qu’ils ont obtenu une sentence favorable. Les Achéens,
qui ont donné secours aux Romains contre le faux Philippe, dans la récente
campagne de Thessalie, s’estiment un instant les alliés et les égaux de Rome
de par le droit et l’importance politique. Dès l’an 606 [-148], ils
pénètrent en Laconie, conduits par Damocritos, leur stratège. En vain,
à la demande de Metellus, une ambassade romaine, de passage en Grèce et se
rendant en Asie, les invite à se tenir en paix et à attendre l’arrivée des
commissaires. Un combat est livré : mille Spartiates y perdent la
vie : Sparte même succomberait, si Damocritos n’était pas un triste
capitaine autant qu’il est un triste homme d’État. La diète le dépose, et son
successeur, Diœos, l’auteur de tout le mal, continue la guerre, tout en
donnant au général redouté qui commande en Macédoine l’assurance de la
soumission complète de la ligue aux volontés de Rome. Enfin paraît la
commission si longtemps attendue : Aurelius Orestes la préside.
On dépose les armes, et la diète s’assemble à Corinthe pour recevoir les
communications des Romains. Mais quel n’est point l’étonnement et la colère
des Achéens ? Rome voulait faire cesser l’annexion violente et contre
nature de Sparte à la confédération achéenne ; et elle tranchait dans le vif
au préjudice des Achéens. Peu d’années auparavant déjà (591 [163 av. J.-C.]),
ils avaient dû abandonner leurs prétentions sur la ville étolienne de
Pleuron. Aujourd’hui, il leur est nettement enjoint d’avoir à renoncer à
toutes leurs conquêtes et acquisitions datant de la seconde guerre de
Macédoine : ils perdront Corinthe, Orchomène, Argos, Sparte dans le
Péloponnèse, et de plus Héraclée sous l’Œta
: leur ligue sera ramenée aux limites existantes au temps où la guerre d’Hannibal
a pris fin. En entendant leur condamnation, les délégués se soulèvent en
pleine place publique ; ils n’écoutent plus les Romains, font connaître
l’état des choses à la foule ; et tous, tourbe des gouvernants et des
gouvernés, décident d’abord qu’ils mettront la main sur les Lacédémoniens
présents : n’est-ce point Sparte qui a attiré sur eux l’orage ? Les
arrestations se font tumultueuses et brutales : porter un nom laconien,
porter la chaussure laconienne, c’en est assez pour être aussitôt jeté en
prison : on viole même la demeure des envoyés de Rome, pour y rechercher ceux
qui s’y seraient réfugié ; et peu s’en faut que des paroles injurieuses
pour les représentants de la
République on n’en vienne aux voies de fait. Ils s’en
retournent indignés ; ils rendent compte au Sénat de leurs griefs,
qu’ils exagèrent même. Le Sénat persista dans sa modération systématique
envers les Grecs, et se borna à de simples représentations. Sextus Julius
Cæsar se rendit à la diète, à Ægion
: usant des formes les plus douces, et sans presque faire allusion à la
réparation due pour les injures récentes, il réitéra les ordres de Rome (printemps de 607 [147
av. J.-C.]). Mais les hommes qui dirigeaient les destinées de
l’Achaïe, et Critolaos, le nouveau stratège (de mai 607 à mai 608 [-147/-146]),
en politiques profonds et avisés qu’ils s’imaginaient être, avaient conclu de
l’attitude de César qu’il fallait que les affaires de Rome allassent mal en
Afrique et en Espagne (Rome
alors guerroyait contre Carthage et Viriathus) ; ils redoublèrent
leurs duplicités et leurs offenses. On demanda à César, en vue de terminer
les différends entre les partis, d’indiquer la réunion de leurs députés à Tégée : César le voulut bien. Il s’y trouva
seul avec les Lacédémoniens, et l’on avait attendu longtemps, quand enfin
Critolaos se présenta. A l’entendre, l’assemblée générale du peuple achéen
avait seule compétence dans la question : il fallait donc renvoyer la
délibération à la prochaine réunion de la diète, c’est-à-dire à six mois.
Là-dessus César repartit pour Rome mais le peuple achéen déclara en forme, et
sur la motion du stratège, la guerre à Sparte. Metellus tenta une fois encore
la conciliation, et envoya des députés à Corinthe : l’Ecclésie (assemblée) bruyante
et tumultueuse, composée en grande partie de la populace de cette ville
commerçante et industrielle, étouffa de ses cris la voix des Romains, et les
contraignit à vider la tribune. Il y eut une indicible effervescence de joie
lorsque Critolaos s’écria qu’on voulait bien des Romains pour amis, mais non
pour maîtres ; et les membres de la diète ayant voulu s’interposer, le
peuple protégea son favori, et couvrit d’applaudissements toutes ses grandes
phrases sur la trahison des riches, la nécessité
d’une dictature militaire, et ses allusions mystérieuses à la levée de boucliers prochaine de tous les peuples et
des rois contre Rome. Dans ce mouvement révolutionnaire des esprits,
deux décisions furent prises, qui le peignent au vif : les clubs
furent déclarés en permanence jusqu’au rétablissement de la paix : tous les
procès pour dettes furent suspendus. L’Achaïe avait donc la guerre, non sans
alliés toutefois : les Thébains et les Bœotiens, et aussi les Chalcidiens se
joignaient à elle. Dès les premiers jours de 608 [146 av. J.-C.] les Achéens
entrent en Thessalie, pour réduire Héraclée sous
l’Œta, qui avait abandonné la ligue, en conformité de la sentence
du Sénat. Le consul Lucius Mummius, expédié en Grèce, n’était point
encore arrivé : aussi ce fut Metellus qui marcha au secours d’Héraclée avec
les légions de Macédoine. Quand l’armée achæo-thébaine apprend que les
Romains s’avancent, il n’est plus question de se battre : on délibère pour
savoir comment regagner le Péloponnèse et s’y mettre en sûreté ; puis on
décampe au plus vite, sans même songer à prendre position aux Thermopyles.
Metellus poursuit les fuyards il les atteint et les écrase près de Scarphée, en Locride. L’armée grecque perdit là
beaucoup de monde, en morts et en captifs : de Critolaos on n’eut jamais de
nouvelles depuis le jour de la bataille. Les débris de son armée errent par
le pays en bandes détachées ; partout demandant asile, partout on les
repousse : les milices de Patrœ sont défaites en Phocide : le corps
d’élite des Arcadiens succombe à Chéronée
: la Grèce du
nord est évacuée, et de toute la foule des Achéens, de toute la population de
Thèbes qui a pris la fuite en masse, bien peu seulement peuvent regagner le
Péloponnèse. Metellus, comme toujours, usa de douceur pour amener ces
malheureux à cesser leur folle résistance : il ordonna de relâcher tous les
Thébains, sauf un seul. Sa bienveillance échoua, non pas tant contre
l’énergie nationale que contre le désespoir d’un chef ne prenant souci que de
sa propre tête. Diæos avait été renommé stratège après la mort de Critolaos.
Il convoque tous les Grecs en armes sur l’isthme, ordonne de faire entrer
dans les cadres douze mille esclaves nés en Grèce, exige des riches de
l’argent, et quand les amis de la paix ne rachètent pas leur vie à prix d’or,
en corrompant le tyran, il les envoie à l’échafaud. La guerre continua donc,
et dans le même style. L’avant-garde achéenne comptait quatre mille hommes :
placée devant Mégare, elle s’enfuit avec Alcamène, son chef, aussitôt
qu’elle vit déboucher les aigles. Metellus se préparait à attaquer de suite
le corps principal qui gardait l’isthme : à ce moment le consul Mummius
arrive au camp avec une suite peu nombreuse et prend le commandement. Mais
les Achéens, qu’enhardit une sortie heureuse contre les avant-postes romains
surpris par eux, viennent offrir le combat à une armée double de la leur. La
bataille a lieu à Leucopétra, sur
l’isthme, les Romains l’ayant aussitôt acceptée. Dès le début, la cavalerie
achéenne se disperse et se sauve à toutes brides devant les cavaliers romains
six fois plus nombreux : les hoplites résistent, mais une division
d’élite les prend en flanc et les bouscule. La lutte finit là. Diæos s’enfuit
dans sa patrie [Mégalopolis],
tue sa femme et prend du poison. Alors les villes se soumettent sans résistance,
et l’imprenable Corinthe, où Mummius hésite durant trois jours à entrer,
craignant quelque embuscade, Corinthe elle-même est occupée sans coup férir.
Le règlement des affaires grecques fut confié au consul,
assisté d’une commission de dix sénateurs. Il se comporta, somme toute, de
façon à mériter la reconnaissance du peuple qu’il avait à ses pieds. Soit dit
en passant, il y eut folle jactance à lui à prendre le titre d’Achaïque
[Achaicus] en souvenir de ses faits de
guerre et de victoire, à bâtir et dédier un temple à Hercule victorieux.
D’ailleurs, homme nouveau, pour parler
comme les Romains d’alors, étranger au luxe et à la corruption
aristocratiques, et peu aisé de fortune, Mummius fut juste et humain dans son
administration. Il y aurait hyperbole de rhéteur à dire que Diœos seul chez
les Achéens, que Pythéas seul chez les Bœotiens, perdirent alors la
vie : à Chalcis, de cruels excès se commirent ; mais généralement les
condamnations capitales furent rares. On proposait de renverser les statues
du fondateur du parti patriote en Achaïe, de Philopœmen : Mummius s’y
opposa. Les amendes imposées aux villes n’allèrent point remplir les caisses
du trésor de Rome : une partie servit à indemniser les cités qui avaient
souffert, et il y eût plus tard remise du restant : quant aux biens des criminels
de haute trahison, on les rendit à leurs ascendants ou enfants, s’ils en
avaient, au lieu de les faire vendre au profit de l’État. Mais les trésors de
l’art furent enlevés de Corinthe, de Thespies et des autres villes, et amenés
pour partie à Rome, ou distribués pour partie aux villes de l’Italie[16] : quelques
morceaux précieux allèrent aussi, à titre de dons pieux, orner les temples de
l’Isthme, de Delphes et d’Olympie.
La même bienveillance présida aux mesures d’organisation
définitive du pays. A la vérité, comme le voulait la règle de l’institution
provinciale, les ligues séparées sont dissoutes, la ligue Achéenne
surtout ; entre les cités désormais isolées, le commerce (commercium) est restreint ou interdit : nul ne peut
acquérir la propriété foncière dans deux cités à la fois. De plus, ainsi que
Flamininus déjà avait commente de le faire, toutes les constitutions
démocratiques sont supprimées ; et dans chaque cité la haute main
appartient désormais à un conseil choisi parmi les plus riches. Chaque cité
paye aussi un impôt fixe à Rome ; et, toutes ensemble, elles obéissent
au proconsul de Macédoine, chef militaire suprême ; ayant en outre les
pleins pouvoirs administratifs et de justice, et qu’on vit parfois même évoquer
à lui, pour en connaître, les procès criminels d’une plus grande importance.
Rome cependant, laissa à ces mêmes villes leurs libertés,
c’est-à-dire, la souveraineté intérieure, purement nominale et de forme, si
l’on considère que la
République pesait sur elles par l’hégémonie qu’elle s’était
attribuée, mais qui n’en comportait pas moins l’indépendante absolue de la
propriété du sol et les droits de libre administration et de justice[17]. Et quelques
années plus tard. Rome leur rendit comme l’ombre de leur ancien état fédéral.
Elle alla même jusqu’à lever les interdits oppresseurs qui s’opposaient aux
aliénations des propriétés foncières.
Un sort plus dur était réservé à Thèbes, Chalcis et
Corinthe. Nous ne ferions point un reproche à Rome d’avoir désarmé les deux
premières, d’avoir jeté à bas leurs murs, et d’en avoir fait des villes
ouvertes ; mais c’est une tache sombre dans les annales de la République que la
destruction totale de la florissante Corinthe, de la première place de
commerce de la Grèce. De
l’ordre exprès du Sénat romain, le soldat courut sus aux habitants. Tous ceux
qui ne périrent pas furent vendus comme esclaves ; la ville ne perdit
pas seulement ses murs et sa citadelle, rigueur inévitable, dès que Rome ne
voulait pas s’y établir en force ; elle fut rasée tout entière [œquata solo] ; les imprécations solennelles d’usage
défendirent de rien reconstruire jamais sur le lieu fait désert ; et son
territoire échut en partie à Sicyone, à la charge de défrayer, à défaut
d’elle, les fêtes nationales Isthmiques : le reste fut déclaré domaine du
peuple romain. Ainsi tomba la prunelle de l’œil
de la Hellade,
le dernier et précieux joyau de cette terre de Grèce, jadis si riche en
cités !
Que si nous jetons un dernier regard sur cette grande
catastrophe, reconnaissons avec l’impartiale histoire, ce que les plus sages
d’entre les Grecs d’alors ont reconnu sans détour, qu’on ne saurait imputer à
faute aux Romains l’explosion de la guerre d’Achaïe. L’intervention des armes
romaines à été tout d’abord appelée par des violations imprudentes de la foi
jurée, par les témérités les plus folles de la part de leurs chétifs clients.
La suppression de l’indépendance vaine et vide des ligues grecques, et, avec
elles, de tout cet esprit de vertige hâbleur et pernicieux, devint un bonheur
pour la contrée.
Le gouvernement du général romain placé à la tête de la
province de Macédoine, tout en laissant beaucoup à désirer assurément, valait
infiniment mieux que le perpétuel imbroglio administratif de
confédérations chaque jour aux prises avec les commissions envoyées de Rome.
A dater de ce jour le Péloponnèse cesse d’être le grand lieu d’embauchage de
la soldatesque ; il est attesté, et la chose se comprend d’elle-même,
qu’avec le gouvernement direct de la République, la sûreté et le bien être publics
ressuscitaient à peu près partout ; les Grecs d’alors appliquaient, et
non sans raison, à la chute de leur indépendance nationale, le mot fameux de
Thémistocle : La ruine a détourné la ruine !
L’indulgence exceptionnelle de Rome envers la Hellade s’éclaire d’un
jour complet, dés qu’on jette les yeux sur la condition imposée par elle, à
la même époque, aux Phéniciens et aux Espagnols. Traiter durement les
barbares semblait chose permise ; mais envers les Grecs, les Romains du
siècle des Scipions pratiquaient déjà la maxime qui sera plus tard dans la
bouche de l’empereur Trajan : Il serait d’un barbare
et d’un homme cruel d’enlever à Athènes et à Sparte l’ombre qui leur reste de
leur ancienne liberté ! Aussi la catastrophe de Corinthe
vient-elle faire un pénible contraste sur le fond du tableau ; au milieu
des tempéraments adoucis dont use partout le vainqueur, elle soulève jusqu’à
l’indignation des panégyristes des horreurs de Carthage et de Numance. rien
ne l’excuse, en effet, dans le droit public de Rome, pas même les injures
proférées contre les ambassadeurs dans les rues de la malheureuse
ville ! Que l’on se garde pourtant d’attribuer l’odieux supplice à la
brutalité d’un seul homme, de Mummius moins que de tout autre : Mummius,
je le répète, n’a été que l’exécuteur d’une mesure froidement délibérée,
froidement délibérée en plein Sénat. Plus d’un bon juge y reconnaîtra la main
du parti mercantile, qui, à cette époque, s’est introduit dans la région
politique, et grandit à coté de l’aristocratie. En frappant Corinthe, on a
voulu frapper la rivale commerciale. S’il est bien vrai que les gros
trafiquants romains ont eu voix influente dans le règlement des affaires de la Grèce, on comprend
pourquoi Corinthe a précisément payé pour le crime de tous ; pourquoi,
non contents de la détruire dans le présent, ses juges l’ont aussi dévouée et
proscrite pour l’avenir : défendant à tous de s’établir jamais sur ce sol
propice aux échanges commerciaux. Le centre des affaires pour les spéculateurs
romains, qui maintenant affluent dans la Grèce, est transféré d’abord dans la Péloponnésienne Argos.
Mais bientôt Délos l’emporte, et devient l’entrepôt de Rome : déclarée
port franc romain en 586 [168 av. J.-C.], déjà elle a attiré une bonne part du
mouvement de Rhodes ; elle héritera définitivement de Corinthe ; et
pendant de longs siècles l’île d’Apollon, sera la grande étape des
marchandises allant de l’Orient vers les pays de l’Occident[18].
De Rome au troisième continent de l’ancien monde il y
avait déjà plus loin que des rivages de l’Italie à ceux d’Afrique, ou aux
terres de Grèce et de Macédoine que d’étroites mers séparaient seulement de
la métropole : aussi la domination de la République fit-elle
des progrès plus lents et moins complets en Asie.
Dans l’Asie Mineure, les Séleucides refoulés avaient
laissé la première place aux rois de Pergame. Loin de s’égarer dans les
traditions des monarchies fondées par les successeurs d’Alexandre, les
Attalides, en politiques froids et prudents, se gardent de rêver l’impossible ;
ils ne visent ni à étendre leurs frontières, ni à secouer le fardeau de la
suzeraineté de Rome : tous leurs efforts, avec la permission de Rome, sont
tournés vers le bien-être de leur royaume et les prospérités que donne la
paix. Mais ils ont beau faire, ils encourent par là même la jalousie et les
soupçons de la
République. Maître du rivage européen de la Propontide, de là
côte occidentale de l’Asie-Mineure et du massif intérieur jusqu’aux limites
de la Cappadoce
et de la Cilicie :
en relations étroites avec la cour de Syrie, où Antiochus Épiphane (mort en 590 [164 av.
J.-C.]) était monte sur le trône avec l’assistance des
Pergaméniens, Eumène II se voyait tenu en méfiance par ceux-là même qui
avaient fait sa grandeur. Il semblait d’autant plus grand, en effet, que ses
voisins de Macédoine et de Syrie étaient tombés plus bas. Déjà nous avons dit
plus haut que le Sénat, au lendemain de la troisième guerre de Macédoine,
avait usé envers son ancien allié des plus mauvais procédés diplomatiques,
dans le dessein exprès de l’humilier et de l’affaiblir. Les rapports entre le
roi de Pergame d’une part, et les villes commerçantes, libres ou à demi
libres, situées au milieu de ses États, ou les barbares l’avoisinant, d’autre
part, n’étaient que trop tendus déjà ; la défaveur de l’État suzerain
les rendit plus difficiles encore. Comme le traité de paix de 565 [-189] avait
laissé indécise la question de savoir si les hauteurs du Taurus, au nord de la Pamphylie et de la Pisidie, appartenaient à
la Syrie ou à
Pergame, la vaillante nation des Selges, se donnant nominalement pour
sujette du Syrien, opposa pendant de longues années la plus énergique
résistance aux efforts d’Eumène II et d’Attale II. Les impraticables montagnes
de là Pisidie lui servaient de citadelle. D’un autre côté, les Celtes d’Asie,
qui, Rome le tolérant, n’avaient d’abord point refusé obéissance aux
Pergaméniens, se révoltèrent, s’entendirent avec l’ennemi héréditaire des
Attalides, avec Prusias de Bithynie, et commencèrent soudain la guerre (587 [-167]).
Le roi n’avait plus le temps de ramasser des mercenaires : en dépit de sa
sagesse et de sa bravoure, ses milices asiatiques furent battues, et son
territoire inondé par les barbares : puis, quand, s’adressant aux
Romains, il les supplia d’intervenir, on sait quel secours il put tirer de
l’intervention que Rome lui prêta à sa manière. Toutefois, dès qu’à l’aide de
ses finances toujours en point, il eut pu mettre sur pied une armée formée de
vrais soldats, il refoula promptement les hordes sauvages qui avaient violé
ses frontières ; et quoique perdant la Galatie, quoique l’influence de Rome y réduisit
à néant ses efforts obstinés pour y rentrer dans le jeu, en dépit des
attaques ouvertes ou des machinations secrètes de ses voisins, et de ses bons
amis d’Italie, il laissa, à sa mort (vers 595 [159 av. J.-C.]), son royaume non diminué et
prospère[19].
Son frère Attale II Philadelphe (mort en 616 [-138]), fort de
l’assistance de Rome, repoussa les attaques du roi de Pont Pharnacès,
qui voulait s’emparer de la tutelle du fils mineur d’Eumène ; et, tuteur à
vie lui-même, comme Antigone Doson, il régna au lieu et place de son neveu.
Habile, actif, souple au plus haut degré, digne en tout de son nom
d’Attalide, il parvint à convaincre le Sénat de la vanité des anciennes
méfiances. Le parti anti romain l’a accusé de n’avoir été que le gardien du
pays dans l’intérêt de Rome seule, d’avoir subi sans mot dire les offenses et
les extorsions les plus criantes. Néanmoins, avec la haute protection de
Rome, il lui fut permis d’agir et de trancher d’une façon décisive dans les
démêlés relatifs aux trônes de Syrie, de Cappadoce et de Bithynie. Prusias
le Chasseur (572-605
[182-149 av. J.-C.]), roi de ce dernier pays, et qui réunissait
dans sa personne tous les vices de la barbarie et de la civilisation, ayant
un jour entamé contre lui une guerre dangereuse, l’intervention romaine le
sauva. Il s’était vu assiégé dans sa propre capitale, et une première
injonction, intimée par Rome à Prusias, qui faisait la sourde oreille, avait
été d’abord rejetée avec mépris (598-600 [-156/-154]). — Avec son pupille Attale III
Philométor (616-621 [-138/-133]),
au gouvernement tranquille et mesuré des rois bourgeois de Pergame est
substitué le régime des sultans. Attale veut-il se débarrasser, par exemple,
des amis incommodes que son père appelait en conseil, il les rassemble dans
son palais, et les fait massacrer par ses soudards, eux d’abord, puis leurs
femmes et leurs enfants : en même temps il écrit des livres sur le jardinage,
se livre à la culture des plantes vénéneuses et modèle la cire de ses propres
mains. Un beau jour la mort l’enlève. — Avec lui s’éteignait la lignée des
Attalides. En pareil cas, selon le droit public toléré par Rome envers les
États de la clientèle, le roi défunt pouvait régler sa succession par un
testament. Sa rancune de monomane envers ses sujets, rancune tant de fois
manifestée durant sa vie, lui donna-t-elle l’idée d’instituer Rome
l’héritière de son royaume ? Ou en disposant, ne faisait-il que plus
amplement reconnaître la suzeraineté de fait de Rome sur sa couronne ? On ne
sait : ce qu’il y a de sûr, c’est que le testament parlait. Les Romains
firent acte d’héritiers ; et la succession d’Attale, avec les royaumes
et les trésors de Pergame, échut à Rome, pomme de discorde nouvelle entre les
haines des partis. Le testament royal suscita d’ailleurs la guerre civile en
Asie. Confiant dans la haine des Asiatiques contre la domination de
l’étranger, Aristonicos, fils naturel d’Eumène II, se leva à Leucœ, petite ville maritime située entre
Smyrne et Phocée, et revendiqua le trône. Phocée et d’autres cités se
déclarèrent pour lui ; mais les Éphésiens, qui ne voyaient que dans la
fidélité envers Rome le salut de leurs propres privilèges, l’arrêtèrent, le
battirent sur mer à la hauteur de Cymé : il prit la fuite à l’intérieur. On
le croyait disparu pour toujours : tout à coup il revient à la tête des
nouveaux habitants de la Ville du soleil[20], ou plutôt à la
tête d’une multitude d’esclaves appelés
par lui à la liberté. Il s’empare des villes lydiennes de Thyatira et d’Apollonis ;
enlève une partie des États des Attales : des bandes de mercenaires
thraces accourent à lui. La lutte était devenue sérieuse. Les Romains
n’avaient point de légionnaires en Asie. Les villes libres et les contingents
des princes clients de Bithynie, de Paphlagonie, de Cappadoce, du Pont et
d’Arménie, ne surent pas se défendre. Aristonicos entra les armes à la main
dans Colophon, Samos, Myndos.
Déjà tout le royaume de ses pères est conquis. Enfin une armée romaine
débarque (derniers
mois de 623 [131 av. J.-C.]). Elle avait pour chef le consul et
grand pontife Publius Licinius Crassus Mucianus, l’un des hommes les
plus riches et les plus cultivés de Rome, célèbre à la fois comme orateur et
comme jurisconsulte. Crassus s’en vint camper non loin du prétendant, et mit
le siège devant Leucœ. Mais se gardant
mal durant les premiers travaux, il se laissa surprendre et battre par un
adversaire qu’il méprisait : un peloton de Thraces le fit prisonnier. Il ne
voulut pas au moins laisser à un tel ennemi la gloire de traîner en triomphe
un général en chef des armées de Rome il excita les barbares qui le tenaient
captif ; sans le connaître, et se fit massacrer par eux (au commencement de 624 [130
av. J.-C.]) : le consulaire n’était plus qu’un cadavre quand
il fut reconnu. Avec lui, à ce que l’on croit, était tombé Ariarathe, roi de
Cappadoce. A peu de temps de là, Aristonicos, à son tour, est atteint par le
successeur de Crassus, Marcus Perpenna : son armée se disperse.
Assiégé dans Stratonicée, il est pris,
conduit à Rome et décapité. Mais Perpenna meurt soudain, et c’est à Manius
Aquilius que revient la mission de briser les dernières résistances et de
réorganiser définitivement la province (625 [-129]). — Rome dispose du
territoire de Pergame comme elle avait fait de celui de Carthage. Elle
assigne la région orientale du royaume des Attales aux rois voisins, ses
clients, pour n’avoir pas à garder la frontière, et échapper ainsi à la
nécessité de l’entretien d’une garnison permanente en Asie. Elle donne
Telmissos à la Ligue
lycienne, rattache les établissements de Thrace à sa province de
Macédoine ; du surplus elle fait une nouvelle province ; et comme
elle avait donné le nom d’Afrique au gouvernement de Carthage, elle donné à
celle-ci, non sans dessein, le nom du continent dont elle fait partie (province d’Asie). Il est fait remise des impôts jadis
payés à Pergame : tout le pays est traité avec la même douceur que la Grèce et que la Macédoine. Ainsi
finit la puissance la plus considérable de l’Asie-Mineure. Elle n’est plus
qu’un, département de l’empire de Rome.
Quant aux. autres et nombreux petits États ou villes de
l’Asie occidentale, royaume de Bithynie, principautés paphlagoniennes et
gauloises, confédérations lyciennes, cariennes et pamphyliennes, cités libres
de Cyzique et de Rhodes, elles demeurent dans leur condition antérieure et
restreinte.
Au delà de l’Halys, en Cappadoce, où le roi Ariarathe V
Philopator (591-624
[163-130 av. J.-C.]), s’appuyant principalement sur les
Attalides, s’est maintenu sur le trône en dépit des attaques de son frère et
rival, Holopherne, que soutiennent les Syriens, la politique continue
à marcher selon les errements de la cour de Pergame : soumission absolue
envers Rome, obéissance marquée envers les tendances de la civilisation
grecque. A demi barbare avant Ariarathe, le pays s’ouvre par lui à la Grèce, et en même temps à
ses excès et à ses dégénérescences, au culte de Bacchus, aux scandales et aux
dérèglements de ces troupes d’acteurs ambulants, qui s’appellent des artistes ! Pour récompenser sa fidélité envers
Rome, fidélité qui lui avait coûté la vie dans la lutte contre l’usurpateur
du trône de Pergame, les Romains prennent en main la cause de son fils
mineur, Ariarathe VI, repoussent une tentative d’agression du roi de Pont
contre lui, et lui donnent la région du sud-est du royaume d’Attale, la Lycaonie,
avec les pays y confinant à l’orient, qui jadis étaient regardés comme
appartenant à la Cilicie.
Enfin, à l’extrême nord-est de l’Asie-Mineure, la Cappadoce sur mer ou, plus brièvement, l’État maritime ou le Pont,
a grandi en étendue et en importance. Peu de temps après la bataille de
Magnésie, le roi Pharnace I avait porté son territoire au delà de l’Halys,
jusqu’à Tios, sur la frontière
bithynienne ; et s’emparant de l’opulente Sinope,
avait fait sa résidence royale de l’ancienne ville libre grecque. Effrayés de
ces dangereux accroissements, ses voisins, Eumène II en tête, lui avaient aussitôt
fait la guerre (571-575
[183-179]) ; et, Rome s’interposant, lui avaient arraché
la promesse de l’évacuation de la
Galatie et de la Paphlagonie : mais la suite des événements
atteste que Pharnace, aussi bien que son successeur Mithridate V, Évergète
(598-634 [156-120
av. J.-C.]), fidèles à l’alliance romaine, durant la troisième
guerre punique, et au cours de la guerre contre Aristonicos, non seulement
s’étaient maintenus au delà de l’Halys, mais que de plus ils avaient conquis
et gardé une sorte de patronat sur les Dynastes paphlagoniens et galates. On
a ainsi la clé de l’énigme ; et l’on voit encore ce même Mithridate,
récompensé en apparence pour ses hauts faits dans la lutte contre
Aristonicos, en réalité corrompant à prix d’or le général romain, recevoir de
lui, lors du partage du royaume attalide, la Grande
Phrygie tout entière. Je ne saurais préciser
d’ailleurs jusqu’où s’étendait alors l’État Pontique, en tirant vers le Caucase et les sources de l’Euphrate. On peut croire qu’il englobait, à titre
de satrapie indépendante, la région arménienne occidentale aux alentours d’Endérès et de Diwirigi,
ou mieux, la Petite Arménie ; pour la Grande
Arménie et la Sophène,
elles constituaient encore des pays indépendants.
Pendant que Rome dominait ainsi dans les affaires de la Péninsule
d’Asie-Mineure, y réglant l’état de possession des diverses puissances, là
même où beaucoup se faisait encore sans elle ou à l’encontre de sa volonté,
elle laissait les choses à leur libre cours dans les vastes régions d’au delà
du Taurus et du Haut Euphrate jusqu’à la vallée qu’arrose le Nil. A la
vérité, le Sénat n’avait pas tenu la main à la règle politique servant de
base au traité de paix de 565 [-189] avec la
Syrie : cette règle, qui arrêtait à l’Halys et au
Taurus la limite orientale du patronat de Rome, n’était point praticable,
après tout, et tombait d’elle-même. De même que la ligne de l’horizon, dans
la nature, est une illusion des yeux, de même elle est une déception dans la
politique. En réglant par une convention formelle le nombre des vaisseaux de
guerre et celui des éléphants que le roi de Syrie pourrait avoir à
l’avenir ; en l’obligeant, par voie d’injonction expresse, à évacuer
l’Égypte déjà à demi conquise, le Sénat rabaissait le Grand-Roi ; et celui-ci
se reconnaissait pleinement le vassal et le client de Rome. Antiochus
Épiphane mort (590
[-164]), Démétrius, fils de Séleucus IV, qui vivait à
Rome en qualité d’otage, et qui prit plus tard le nom de Sôter, et le
fils mineur du dernier roi (il s’appelait Antiochus Eupator) se disputèrent la
couronne de Syrie. En Égypte où, depuis 584 [-170], deux frères avaient régné
d’abord ensemble, l’un, l’aîné, Ptolémée Philométor (573-608 [-181/-146]),
se vit un jour chassé du pays (590 [-164]) par le plus jeune, Ptolémée II Évergète
ou le Gros (Physcon,
mort en 637 [-117]) : il alla se plaindre à Rome et solliciter
sa restauration. Le Sénat régla ces difficultés, tant en Syrie qu’en Égypte,
par la voie diplomatique, mais ayant égard avant tout à l’intérêt et à
l’avantage de la
République. Sur le Nil, il rétablit Ptolémée
Philométor ; de plus, pour mettre fin à la querelle des deux frères, et
aussi pour affaiblir la puissance de l’Égypte, trop grande encore à ses yeux,
il en détacha Cyrène, et la donna à Évergète. Les Romains faisaient régner tous ceux à qui ils voulaient assurer le
royaume !, s’écriera un Juif [Macchab., 1, 8, 13] à peu de
temps de là : ils le faisaient perdre à ceux qu’ils
voulaient ! — Mais, comme on l’a dit plus haut, ce fut là la
dernière fois, pendant bien des années, que Rome voulut s’entremettre encore
dans les mouvements de l’Orient avec cette décision et cette activité
vigoureuses dont elle avait usé au regard de Philippe, d’Antiochus et de
Persée. Son propre gouvernement penchait vers la décadence ; et le mal,
pour ne réagir que plus tard, se manifestait déjà dans l’administration des
affaires extérieures. Les mains qui tiennent les rênes sont hésitantes et mal
sûres ; on les laisse flotter, pour ne pas dire tomber tout à fait. Le
roi mineur de la Syrie
est assassiné à Laodicée ;
Démétrius, le prétendant évincé, s’enfuit de Rome et, se targuant faussement
et impudemment des pleins pouvoirs du Sénat, s’empare du trône de ses pères,
devenu vacant par un crime (592 [162 av. J.-C.]). A peu de temps de là, la guerre
se rallume entre l’Égypte et Cyrène ; à propos de l’île de Chypre,
donnée par le Sénat à l’aîné d’abord, puis au plus jeune des deux
frères : malgré la dernière et formelle sentence de Rome, c’est l’Égypte
qui garde cette importante position. Ainsi, à l’heure même de sa toute
puissance, alors que la paix la plus profonde règne au dedans et au dehors,
Rome est jouée par les faibles rois de l’Orient ; ses décrets, ils les méprisent ;
son nom, ils en abusent ; son pupille, son commissaire même, ils les
tuent. Lorsque soixante-dix ans auparavant, les Illyriens avaient osé s’en
prendre à la personne d’un envoyé romain, le Sénat avait élevé sur le Forum
un monument à la victime ; et la flotte et l’armée avaient tiré
vengeance du meurtre. Aujourd’hui, le Sénat consacre de même un souvenir à Gnœus
Octavius, ainsi que le veut l’antique tradition ; mais, au lieu
d’expédier des troupes en Syrie, il reconnaît Démétrius ! On se trouvait
trop fort, sans doute, et il devenait superflu d’avoir soin de
l’honneur ! De même, et contrairement à la volonté du Sénat, Chypre
reste à l’Égypte ; de plus, Évergète, succédant à Philométor, qui vient
de mourir (608 [-146]),
réunit sans une seule main les deux royaumes, et Rome ferme les yeux. Aussi,
quoi d’étonnant, si l’influence romaine a diminué dans l’Orient ; si,
l’on y arrange ses affaires, si les événements marchent en dehors de
Rome ? Et pourtant, en vue des faits à venir, il y aurait faute à l’historien
à détourner les yeux des événements qui se déroulent dans les contrées plus
proches, comme aussi dans les pays plus reculés de l’Orient.
En Égypte, pays fermé par la nature, le statu quo
s’établit en quelque sorte de lui-même et ne se dérange pas aisément ; mais
il en va autrement en Asie, en deçà et au delà de l’Euphrate. Pendant ces
temps de sommeil de l’action de Rome sur la destinée des peuples, et à cause
même de ce défaut de direction, les peuples et les États se modifient et se
transforment. Plus loin que le grand désert Iranien, après la mort du grand
Alexandre, deux empires s’étaient formés par le mélange des éléments
indigènes avec les semences de la civilisation grecque projetées au loin dans
l’Orient. L’un, le royaume de Palimbothra, sur l’Indus, avait
progressé sous le sceptre de Tchandragoupta (Sandracottus) ; l’autre, sur
l’Oxus supérieur, constituait le puissant État Bactrien. En revenant
vers l’ouest, on rentrait dans l’empire d’Asie, amoindri déjà sous le règne
d’Antiochus le Grand, mais immense encore, allant de l’Hellespont aux
contrées de Médie et de Perse, et enfermant les bassins tout entiers de
l’Euphrate et du Tigre. Antiochus avait bien traversé le désert, et porté ses
armes dans la Parthiène et la Bactriane
: mais sous son règne aussi le Grand-Royaume avait commencé à se dissoudre.
L’Asie-Mineure, après la bataille de Magnésie, en avait été détachée ; à
la même époque, il avait perdu les deux Cappadoces, les deux Arménies, ou
l’Arménie propre, au nord-est, et la Sophène
au sud-ouest : des royautés indépendantes y avaient remplacé les principautés
syriennes. Parmi ces nouveaux États, la Grande Arménie,
sous la main des Artaxiades, atteignit promptement une grande
importance. Mais les folies du successeur d’Antiochus le Grand, Antiochus
Épiphane, et son ardeur de nivellement infligèrent à la Syrie de plus cruelles et
plus dangereuses blessures (579-590 [175-164 av. J.-C.]). Sans doute son royaume
était moins un État compacte qu’un faisceau mal relié de pays divers ; sans
doute la diversité des nationalités et des religions créait à la bonne
administration des obstacles presque insurmontables : ce n’en était pas moins
folie que de vouloir à tout prix introduire dans ses domaines le régime et le
culte gréco-romains, que de courber tous ses peuples sous une même loi
politique et religieuse. D’ailleurs cet Épiphane, vraie caricature d’un Joseph
II, n’était rien moins qu’à la hauteur d’une aussi gigantesque entreprise
: organiser le pillage des temples sur une grande échelle, pour chasser les
sectaires récalcitrants et les réformer par la violence, ne pouvait que
conduire à mal. Aussi vit-on bientôt les habitants de la province voisine de
l’Égypte, les Juifs, souples et dociles ordinairement jusqu’à l’humilité,
actifs et laborieux d’ailleurs, poussés à bout par les persécutions
religieuses, se jeter dans la révolte ouverte (vers 587 [167 av. J.-C.]). Leur
cause fut portée devant le Sénat. Rome, à cette époque, avait de justes
motifs de colère contre Démétrios Sôter ; elle redoutait une entente
entre les Attalides et les Séleucides ; et la fondation d’un État
intermédiaire entre la Syrie
et l’Égypte entrait pleinement dans ses convenances. Elle ne fit nulle
difficulté de déclarer la liberté et l’autonomie du peuple insurgé (vers 593 [-161]).
Mais elle ne fit rien de plus : aux Juifs à se tirer d’affaire sans
qu’il en coûtât un seul effort à la République. Malgré
la clause formelle du traité conclu avec eux, lequel stipulait l’assistance
de Rome, au cas où ils seraient attaqués, malgré les injonctions envoyées
d’abord aux rois de Syrie et d’Égypte d’avoir à retirer leurs troupes de la Judée, les habitants de ce
petit pays furent laissés seuls à se défendre contre le Syrien. Les lettres
de leur puissant allié ne leur étant d’aucun secours, ils avaient du moins
chez eux la race héroïque des Macchabées qui donna à l’insurrection les chefs
les plus braves et les plus prudents : les dissensions intérieure de la Syrie leur vinrent en
aide. Enfin, pendant les querelles des rois syriens Tryphon et Démétrius
Nicator, la Judée
obtient la concession de son indépendance, et l’immunité entière au regard du
tribut (612 [-142])
; puis bientôt encore, le chef de la maison des Macchabées, Simon,
fils de Mattathias, est, formellement reconnu par le Grand-Roi, comme
pontife suprême et comme prince dans Israël[21] (615 [-139]).
Une autre insurrection, plus considérable que celle des
Israélites, vers le même temps et par les mêmes causes, avait mis le feu dans
toute la région orientale, où Antiochus Épiphane, comme il avait fait à
Jérusalem, avait dépouillé les temples des divinités des Perses, se faisant
le persécuteur des adorateurs d’Ahouramazda (Ormuzd) et de Mithra,
comme il avait en Judée persécuté le peuple fidèle à Jéhovah. Là, de
même qu’en Judée, mais dans de plus vastes proportions et avec de bien autres
conséquences, la réaction s’était faite des mœurs et de la religion indigènes
contre l’hellénisme et les dieux de la Grèce : en tête du mouvement étaient les
Parthes, et de ce mouvement naquit leur empire. Les Parthwa ou Parthes étaient l’un des peuples
sans nombre englobés dans le grand royaume des Perses : de bonne heure
et pour la première fois, on les rencontre campés dans le Khoraçan actuel, au sud de la Caspienne. Vers
l’an 500 [252 av.
J.C.], sous les princes Scythiques, ou mieux Touraniens,
de la famille des Arsacides, ils sont déjà constitués en nation
indépendante ; mais ce n’est qu’un siècle plus tard qu’ils sortent de
leur obscurité. Le sixième Arsacide Mithridate Ier (579 ? – 618 [175-136 av. J.-C.])
est à vrai dire le fondateur du grand État Parthique. Ses coups achevèrent la
ruine du royaume plus puissant de la Bactriane, ébranlé déjà jusque dans ses
fondements par les attaques continuelles des hordes nomades des Scythes de la Tourane,
par ses guerres avec les empires de l’Indus, et surtout par les discordes
intestines. A la même heure, les essais avortés d’Antiochus Épiphane dans son
zèle helléniste, et les querelles de succession faisant explosion après sa
mort, avaient pareillement désolé la
Syrie : les provinces de l’intérieur étaient en pleine voie
de se séparer d’Antiochus et de l’État de la côte. En Comagène, par exemple, dans le pays placé au
nord, et confinant à la
Cappadoce, le satrape Ptolémée : le prince d’Édesse, sur l’autre rive de l’Euphrate, dans la Mésopotamie septentrionale ou Osroène
: le satrape Timarchos enfin, dans l’importante région de Médie,
s’étaient faits indépendants les uns après les autres ; ce dernier même
avait obtenu du Sénat la confirmation de son autonomie, et, fort de
l’alliance des Arméniens, il commandait dans tout le pays jusqu’à Séleucie,
sur le Tigre. Le désordre était en permanence dans l’empire Asiatique ;
les provinces, avec leurs satrapes à demi ou tout à fait indépendants, se
soulevaient chaque jour, et les choses n’en allaient pas mieux dans la
capitale, avec sa populace indisciplinée et réfractaire, pareille à la
populace de Rome ou d’Alexandrie. Toute la meute des rois voisins, Égyptiens,
Arméniens, Cappadociens, Pergaméniens, s’immisçait sans cesse dans les
affaires du Grand-Roi, attisant l’incendie des guerres de succession et des
guerres civiles : en fait, deux ou trois prétendants, lèpre incurable du
royaume, se disputaient constamment la couronne et divisaient le royaume.
Pour Rome, elle assistait inactive à ce triste spectacle quand encore (étrange
protectorat !) elle n’excitait pas le voisin contre le
Syrien ! Et maintenant, voici venir le Parthe des profondeurs de
l’Orient ; il a en main la force, il presse et refoule l’étranger de
tout le poids de sa langue, de sa religion, de son armée, de ses institutions
nationales. Ce n’est point le lieu d’exposer ici le tableau de l’empire
restauré de Cyrus : qu’il suffise de dire que, si fortement imprégné
qu’il soit encore de l’hellénisme importé par Alexandre, l’État Parthique,
quand surtout on le compare avec le royaume des Séleucides, représente
puissamment la réaction religieuse et nationale. Par lui, avec lui, le vieil
idiome de l’Irân, le magisme et
le culte de Mithra, la féodalité orientale, le cavalier nomade du désert avec
l’arc et la flèche, reparaissent sur la scène et reprennent l’avantage.
Triste condition que celle des rois de Syrie en face d’un pareil débordement
d’ennemis ! Assurément les Séleucides n’étaient point énervés, abâtardis
autant que les Lagides d’Égypte : quelques-uns firent preuve de
bravoure et de capacité : il leur fut donné parfois de repousser ou de
réduire à l’obéissance tel ou tel de ces innombrables rebelles, de ces
prétendants ou intervenants dangereux ; mais leur domination n’avait
point poussé de racines, et ils ne purent jamais, même passagèrement, porter
remède à l’anarchie croissante. Aussi ce qui devait arriver arriva. Les
provinces orientales, avec leurs satrapes laissés sans secours ou révoltés
eux-mêmes, tombent sous le joug du Parthe. La Perse, la Babylonie, la Médie, se séparent à
jamais de la Syrie ;
et la puissance envahissante touche par ses deux extrémités aux déserts de
l’Oxus et de l’Hindoukousch d’une
part, de l’autre au Tigre et au désert Arabique. Comme l’ancien royaume des
Perses et les anciens grands États d’Asie, elle est une monarchie purement
continentale ; et comme l’État Perse encore, elle se débat en des luttes
incessantes, à droite contre les peuples touraniens, à gauche contre les
Occidentaux. Quant à la Syrie,
en dehors de la zone des côtes, elle ne possède plus guère que la Mésopotamie ;
enfin, résultat obligé de ses discordes intérieures, plus encore que de
l’amoindrissement de son territoire, elle disparaît pour toujours de la liste
des grandes puissances. Que si, bien des fois menacée jusque dans ses
possessions dernières par les Parthes, elle ne succombe pas tout entière,
elle ne le doit ni aux efforts des derniers Séleucides, ni au bras secourable
de Rome ; elle est sauvée par les agitations même de la monarchie des
Parthes, et surtout grâce aux incursions dévastatrices des nomades des steppes
de la Tourane.
Cette révolution dans le système international de l’Asie
centrale constitue l’époque solsticiale de l’histoire ancienne. Après le flot
des peuples, qui s’est versé d’Occident en Orient, atteignant sa plus grande
et dernière hauteur au temps du grand Alexandre, l’heure du reflux a sonné.
La puissance Parthe s’élève, et aussitôt sont détruits tous les éléments de
l’hellénisme debout encore dans la Bactriane et sur l’Indus : l’Iran occidental
reprend pied sur les frontières qu’il a dû quitter il y a plusieurs
siècles ; il rentre dans l’ornière non effacée de sa vieille tradition.
Pendant ce temps, le Sénat de Rome donne les mains au naufrage des premières
et plus essentielles conquêtes de la politique d’Alexandre ; il laisse
ainsi ouverte la voie à ces retours offensifs qui conduiront les Orientaux
jusqu’à l’Alhambra de Grenade, jusqu’à la grande mosquée de
Constantinople !
Tant que le continent, de Rhagœ
et Persépolis à la Méditerranée, a
obéi aux Antiochos ; l’empire de Rome a aussi touché au grand désert.
Mais l’État Parthique, moins à raison de sa puissance que parce qu’il a son
centre loin des côtes, échappera toujours à la clientèle de la reine de la
mer Méditerranée. A dater de la conquête macédonienne le monde appartenant
aux Occidentaux, l’Orient a été pour eux ce que l’Amérique et l’Australie
seront plus tard pour l’Europe. Avec Mithridate Ier, la scène change, et
l’Orient rentre dans l’orbite de la politique active. Le monde ancien a
désormais deux maîtres.
Il nous reste à jeter un coup d’œil sur les affaires de
mer, quoiqu’il suffirait presque, à vrai dire, de constater qu’il n’existe
plus de puissance maritime. Carthage a été rasée : de par les traités, la Syrie a vu détruire sa
flotte de guerre ; et sous les rois fainéants de l’Égypte, sa marine,
autrefois puissante, est tombée. Si les petits États, si, notamment, les
villes marchandes possèdent encore quelques embarcations armées, comment
pourraient-ils tenir tête à la piraterie ? La poursuivre et l’écraser
est au-dessus de leurs forces à tous. Seule, Rome commande dans les eaux
méditerranéennes : de toute nécessité la tâche s’en impose à elle. Un siècle
auparavant, elle a su agir avec vigueur et décision : c’est par les bienfaits
d’une répression salutaire qu’elle a inauguré sa suprématie dans l’est, et
qu’à la joie de tous elle a fait sur les eaux une police énergique :
aujourd’hui sa surveillance endormie et complètement nulle signale la funeste
et rapide décadence du gouvernement aristocratique dans la cité, au début de
la période actuelle. De flotte lui appartenant en propre, Rome n’en a plus :
on se contente, s’il fait besoin, de mettre en réquisition les vaisseaux des
villes maritimes de l’Italie, de l’Asie Mineure et des autres pays. Aussi là
piraterie s’organise et se raffermit-elle partout. Là où touche directement
le bras de Rome dans les parages adriatiques et tyrrhéniens, on ne fait point
assez pour tuer l’hydre ; on fait du moins quelque chose. Des
expéditions dirigées vers les côtes Ligures et Dalmates ont pour objet direct
la destruction des flibustiers dans les deux mers italiennes : par la même
raison, les îles Baléares sont occupées en 631 [123 av. J.-C.]. Mais dans les
eaux de Mauritanie et de Grèce, Rome
laisse habitants et marins se tirer comme ils pourront d’affaire, fidèle
qu’elle est à sa politique de ne point se créer de soucis au loin. A demi
détruits et financièrement ruinés, abandonnés à leur déplorable sort, les
petits États des côtes sont un asile tout trouvé pour les corsaires :
combien de repaires, par exemple, l’Asie ne leur offre-t-elle pas ?
La Crète
en était infestée. Seule parmi les pays grecs, cette île avait gardé son
indépendance, grâce à sa situation heureuse, grâce aussi à la faiblesse ou à
l’insouciance des grandes puissances de l’Occident et de l’Orient. Les
commissions romaines allaient dans l’île, et s’en retournaient, moins
efficaces encore qu’en Égypte et en Syrie. Il semblait que le destin ne l’eût
laissée libre que pour mieux faire voir l’inévitable avilissement de la
liberté grecque. L’ancienne et sévère loi dorienne des cités s’y était
perdue, comme à Tarente, dans les excès d’une démagogie sans frein : le génie
chevaleresque des habitants avait fait place aux ardeurs querelleuses et
pillardes ; et un Grec honnête les peint en s’écriant que rien n’est honteux
pour le Crétois dès qu’il y a gain à faire : il n’est pas jusqu’à l’apôtre
saint Paul qui ne citera en l’approuvant la sentence d’un poète local [Épiménide] :
Un d’entre eux de cette
île, dont ils se font un prophète, a dit d’eux : Les Crétois sont toujours
menteurs, ce sont de méchantes bêtes, qui n’aiment qu’a manger et à ne rien
faire !
[22]
En dépit des pacifications romaines, bientôt les
guerres civiles transformèrent l’une après l’autre les plus florissantes
cités en des amas de ruines. Les citoyens de la vieille
île aux cent villes se faisaient bandits ; couraient sus à
l’étranger et au compatriote, pillaient sur terre et sur mer. Depuis que dans
le Péloponnèse la lèpre des embauchages avait été extirpée, c’était en Crète
que se faisait, pour les royaumes voisins, la traite des mercenaires : et
surtout la piraterie s’y était installée. Un jour, une flotte de corsaires
crétois ravagea de fond en comble la petite île de Siphnos. Rhodes enfin, ruinée déjà par la perte de ses
établissements de terre ferme, et par les coups infligés à son commerce,
Rhodes usa ses dernières forces à lutter contre les pirates de Crète (vers 600 [154 av.
J.-C.]), sans arriver à les détruire, et les Romains, quand
parfois ils s’entremirent, agirent mollement et sans résultat, à ce qu’il
parait. A côté de la Crête,
la Cilicie,
à son tour, procura aux flibustiers une seconde patrie. Ils y étaient assez
conviés déjà par l’impuissance des monarques syriens ; et ils y furent
d’ailleurs formellement appelés par Diodote Tryphon, qui, simple
esclave jadis, venait d’escalader les degrés du trône (608-615 [-146/-139]). Pour se
consolider dans son usurpation, il avait demandé leur aide et les avait
installés, richement pourvus, dans la Cilicie occidentale ou Trachée [rude], où il faisait sa principale
résidence. On tirait des gains énormes à entrer avec eux en relations, leur
grande affaire étant de ravir des esclaves et d’aller les vendre sur les
marchés d’Alexandrie, de Rhodes, de Délos : la foule des marchands les y
tenait en faveur, et les gouvernements eux-mêmes, en les tolérant, s’y
faisaient leurs complices. Enfin le mal prit de telles proportions qu’en 611 [143 av. J.-C.]
le Sénat dut envoyer à Alexandrie et en Syrie son plus grand personnage,
l’illustre Scipion Émilien lui-même. Il devait voir sur les lieux s’il y
avait un remède possible. Mais toutes les représentations de la diplomatie
étaient insuffisantes à donner des forces aux débiles rois de l’Orient. Il
aurait fallu que Rome envoyât une flotte dans ces parages : or le
gouvernement romain n’avait ni l’énergie ni l’esprit de suite nécessaires pour
un tel effort. Les choses restèrent ce qu’elles étaient ; la flotte des
corsaires constituant la seule force maritime dans les eaux d’Orient, la
chasse aux hommes et la traite y constituant la seule industrie florissante.
Rome assiste passive à toutes ces infamies ; et pendant ce temps, les
marchands romains, en connaisseurs émérites, fréquentent les marchés
d’esclaves à Délos ou ailleurs, et, trouvant dans les chefs de pirates les
meilleurs trafiquants dans l’article qu’ils recherchent, vivent avec eux sur
le pied des relations les plus actives et les plus amicales.
Nous venons d’assister à la transformation complète des
relations extérieures de Rome et du monde gréco-romain : dans l’esquisse qui
précède, et qui comprend les années écoulées depuis la bataille de Pydna
jusqu’à l’ère des Gracques, nous avons accompagné la fortune de la République des bords
du Tage et du Bagradas jusque vers ceux du Nil et de l’Euphrate. Entreprenant
le gouvernement du monde gréco-romain, Rome assumait une grande et difficile
tâche ! Elle ne la méconnut pas entièrement, mais elle ne sut point
l’accomplir. La doctrine politique du siècle de Caton était devenue
insoutenable. Confiner l’État romain en Italie, n’avoir que des clients au
dehors de la Péninsule,
ç’était se retrancher dans l’impossible : les hommes influents de la
génération nouvelle l’avaient bien compris. A la place du régime de la
clientèle, il fallait de toute nécessité établir partout la domination
romaine immédiate, sauf à laisser aux cités leurs libertés intérieures. Mais
on ne se mit point à l’œuvre avec décision et rapidité sur tous les points à
la fois ; et l’on s’annexa les provinces selon l’occasion, le caprice ou
le hasard, ou en vue d’un avantage purement accessoire ; et pendant ce
temps la plus grande partie du territoire des États clients restèrent, comme
devant, dans la condition insupportable de leur demi indépendance, ou bien,
pour ne citer que la Syrie,
échappèrent complètement à l’influence de la République. A Rome
même, un égoïsme débilitant et à courte vue s’empare de la direction
politique. On gouverne au jour le jour ; on n’expédie qu’à peine les
affaires urgentes. Par exemple, on se montre rigoureux envers les faibles :
un jour la ville libre de Mylasa, en
Carie, ayant envoyé au consul Publius Crassus (623 [131 av. J.-C.]) une
pièce de bois autre que celle requise pour la construction d’un bélier de
siège, le magistrat local est saisi et impitoyablement fouetté. Crassus
pourtant n’était point un mauvais homme, et comme fonctionnaire, il pratiquait
l’exacte justice ! En revanche, la sévérité fait défaut là où elle
serait à sa place, contre les barbares sur les frontières, et contre les
pirates. En se démettant de sa haute surveillance et de son droit de
direction au regard des provinces, l’autorité centrale livre sans contrôle
aux gouverneurs qui s’y succèdent les intérêts des sujets et ceux de l’État.
Quel enseignement ne ressort pas des événements qui se passent en Espagne, si
insignifiants qu’ils puissent être ! Moins que dans les autres provinces,
la métropole s’y était réduite au rôle de spectatrice indifférente ; et
pourtant, nous y voyons le droit des gens foulé aux pieds par ses
lieutenants. Violations inouïes de la parole et de la foi jurées ;
capitulations et traités inexécutés, comme s’ils n’étaient qu’un jeu ;
massacres en masse des populations assujetties ; assassinat soudoyé des
généraux de l’ennemi ; enfin l’honneur du nom romain traîné dans la
boue : voilà ce que l’on rencontre à chaque pas ! A l’encontre des
ordres formels du Sénat, les généraux, font la guerre ou concluent la paix :
les occasions les plus minimes suffisent à leur désobéissance : les
Numantins font-ils mine de résister, ils sont voués à la mort !
Corruption et scélératesse étrangement mêlées, et qui mènent fatalement l’État
à sa ruine ! Tous ces crimes se commettent sans qu’à Rome la punition
les réprime ! La nomination aux plus grands emplois, les questions
politiques les plus importantes, tout se décide dans le Sénat selon les
sympathies ou les haines rivales des partis : l’or des princes étrangers
a trouvé accès chez les conseillers de la République. Le
premier qui tenta de corrompre le Sénat et réussit dans sa tentative, fut Timarchos,
ambassadeur du roi de Syrie Antiochus Épiphane († 590 [164 av. J.-C.]) : après lui
ce devint chose passée en usage que l’achat des sénateurs influents par les
rois du dehors, et l’on s’étonna en voyant Scipion Émilien, dans son camp de
Numance, verser à la caisse de l’armée les dons envoyés par le Syrien. Elle
est tombée en désuétude, la noble maxime qui mettait la récompense du
commandement dans le commandement même ; qui faisait de la fonction un
devoir et une charge, tout autant qu’un droit et un avantage. Et puis voici
venir l’économie politique nouvelle, qui affranchit le citoyen de l’impôt, et
qui, traitant le sujet comme le domaine utile et exploitable de la cité, le
dépouille d’office au profit de celle-ci, ou le donne à dépouiller aux
citoyens. Criminellement tolérants envers les spéculateurs romains toujours
affamés d’or, les administrateurs des provinces les livrent à des hommes pour
qui la loi n’a plus de frein : pour eux, il faut que les armées de la République aillent
détruire les places de commerce leur faisant concurrence : les plus
splendides cités des États voisins sont immolées, non à la barbarie de
l’ambition des conquêtes, mais à la barbarie plus cruelle cent fois de
l’ambition mercantile. L’ancienne organisation militaire imposait assurément
une lourde charge aux citoyens ! Mais elle était aussi le plus puissant
et le plus solide fondement de la puissance romaine : or voilà qu’on
lamine et l’ébranle aujourd’hui. On laisse tomber, la flotte : on laisse
tomber incroyablement tout l’appareil de la guerre sur terre. On rejette sur
le sujet la rude tâche de la garde des frontières asiatiques et africaines,
et quand on ne peut s’en décharger sur lui, comme en Italie, en Macédoine, en
Espagne, on se défend misérablement contre le barbare qui frappe aux portes
de l’empire. Les hautes classes commencent à fuir l’armée, si bien qu’on a
toutes les peines du monde à recruter les cadres des officiers pour la
garnison des Espagnes. La répugnance va croissant contre le service
militaire, dans ce dernier pays surtout ; et d’autre part, les actes de
partialité et d’injustice chez les officiers chargés des levées sont cause
qu’en 602 [152 av.
J.C.], on leur enlève leurs anciennes attributions : ils n’auront
plus le droit de choisir librement les contingents requis parmi les hommes
valides : désormais le tirage au sort désignera les soldats parmi toute la
population appelée au recrutement, le tout au détriment de l’esprit militaire
dans l’armée et des aptitudes spéciales dans les diverses armes. Les
autorités n’administrent plus avec la vigueur sévère des temps passés ;
elles courtisent la popularité à l’aide des plus déplorables flatteries. Le
consul veut-il un jour exécuter sérieusement la loi et lever les troupes
nécessaires pour l’Espagne, aussitôt les tribuns d’intervenir ; et, en
vertu de leur prérogative constitutionnelle, de le mettre sous arrêt (603-616 [-151/-138]).
On se souvient aussi que quand
Scipion demanda l’autorisation de faire un appel de milices, à l’occasion du
siége de Numance, le Sénat rejeta net sa motion. Déjà les armées romaines qui
opèrent devant Carthage et Numance ressemblent aux armées des rois
syriens : boulangers, cuisiniers, mimes et bateleurs, non-combattants de
toute espèce, y font foule et dépassent quatre fois le chiffre de l’effectif
utile. Déjà les généraux de Rome ne le cèdent en rien à ceux de Carthage dans
l’art de corrompre et de ruiner les armées ; et les guerres débutent
partout par des défaites, en Afrique comme en Espagne, en Macédoine comme en
Asie. Déjà le meurtre de Gnæus Octavius restant impuni, celui de Viriathus
est considéré comme un chef-d’œuvre de la diplomatie, et la conquête de
Numance comme un grand exploit. L’honneur national et l’honneur individuel se
perdent ou se pervertissent étrangement. N’est-elle point une épigramme
sanglante et un impitoyable témoin cette statue de Mancinus, nu et enchaîné,
érigée au milieu de Rome par lui, comme se faisant gloire du sacrifice
patriotique dont il a été la victime ? Où que vous jetiez les yeux, vous
voyez en pleine et rapide décadence et les forces intérieures et la puissance
extérieure de Rome. Dans ces temps de paix relative, elle ne défend déjà plus
qu’à demi le territoire conquis dans des luttes de géants, loin qu’elle
l’agrandisse encore. C’est chose difficile à saisir que l’empire du
monde ; c’est chose encore plus difficile à garder : assez fort pour la
première tâche, le Sénat romain fléchit devant la seconde.
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