La littérature romaine avait des racines dans un sol tout particulier : elle a obéi à des incitations presque inconnues chez les autres peuples. Pour la bien juger, il faut, à l’époque où nous sommes, porter d’abord son attention sur l’instruction et les amusements publics. Toute culture intellectuelle procède de la langue : il en fut ainsi dans Rome. On sait déjà quelle haute importance y avaient la parole et les monuments écrits ! Là, à cet âge où, selon nos idées modernes, l’homme serait un adolescent à peine, on voyait les citoyens aborder avec pleine capacité l’administration de leur fortune ; et improviser, s’il le fallait, des discours devant le peuple assemblé ! Aussi, non contents d’attacher un haut prix à la pratique libre et élégante de l’idiome national, les Romains s’appliquèrent-ils dès l’enfance à s’en approprier toutes les ressources. En outre, dès les temps des guerres d’Hannibal, la connaissance du grec est généralement répandue en Italie : bien auparavant même, dans les régions cultivées des hautes classes sociales, on s’est familiarisé déjà avec une langue devenue l’instrument commun de la civilisation au milieu du monde antique ; et à l’heure où la fortune de Rome démesurément accrue, la met partout en contact incessant avec les étrangers et les pays du dehors, l’usage du grec est tenu pour essentiellement utile, sinon pour absolument nécessaire, aux marchands et aux hommes d’État romains. Ce n’est pas tout. Des troupes d’esclaves, d’affranchis italiens habitaient les murs de Rome : grecs de naissance pour la plupart ou à demi grecs, par eux la langue, les mœurs grecques descendaient et se propageaient jusque dans les dernières couches de la population métropolitaine. Feuilletez les comédies d’alors, vous y rencontrerez dans la bouche du commun peuple un idiome, qui, tout latin qu’il est, suppose, pour être bien compris, la connaissance du parler grec, aussi complètement que l’anglais de Sterne, ou que l’allemand de Wieland, exigeaient la connaissance du français[1]. Quant aux personnages appartenant aux familles sénatoriales, ils ne parlaient pas seulement grec devant les Grecs, ils publiaient encore leurs discours, comme le fit Tiberius Gracchus (consul en 577 et 591 [177 et 163 av. J.-C.]) pour sa harangue prononcée à Rhodes : enfin, à l’époque de la guerre d’Hannibal, ils écrivaient en langue grecque des chroniques sur lesquelles nous aurons plus tard à revenir. Certains même allèrent plus loin encore. Tandis que les Grecs adressaient en latin leurs hommages à Flamininus, il leur rendait leur compliment en monnaie grecque ; et l’on vit alors le grand capitaine des Énéiades consacrer des dons pieux aux divinités helléniques, selon le rit grec, avec inscriptions en distiques grecs[2]. Et Caton, ne s’en va-t-il pas un jour gourmander un sénateur qui s’est fait chanter, dans un festin à la grecque, une mélopée grecque avec récitatif modulé ? C’est au milieu de pareilles influences que l’instruction
publique se développa dans Rome. On croit communément que sous le rapport des
connaissances générales et élémentaires, l’antiquité serait restée de
beaucoup en arrière de la civilisation moderne. Erreur grande ! Jusque
dans les basses classes au contraire, et chez les esclaves eux-mêmes, la
lecture, l’écriture, le calcul étaient choses vulgaires ; et Caton, à
l’exemple de Magon, exige, sur toute chose, de l’esclave régisseur d’un
domaine, qu’il sache lire et écrire. Longtemps avant lui, déjà, l’instruction
élémentaire et la connaissance du grec étaient assurément répandues : mais
c’est à dater de son siècle que l’éducation littéraire, dépouillant la livrée
d’une simple et matérielle routine, revêt le caractère et aspire au but d’une
véritable culture de l’esprit. Avant lui, dans la vie sociale ou politique,
savoir le grec est en soi tout indifférent. Nul privilège pour le savant, de
même que de nos jours il n’y a nul bénéfice à savoir le français pour
l’habitant d’un village de La haute société romaine a. compris que sans abandonner
l’usage de la langue grecque, il est aussi besoin d’anoblir la langue
nationale et de l’accommoder au progrès de la civilisation nouvelle,
entreprise qui ramenait encore à l’idiome des Grecs par une multitude de
chemins. Comme dans les autres industries, comme dans les métiers
mercenaires, la distribution des services économiques, à Rome, mettait
presque exclusivement l’enseignement du latin lui-même dans la main des
esclaves, des affranchis, des étrangers, ou, pour mieux dire, d’individus
tous Grecs ou Grecs à demi[4]. Et qu’on ne
s’étonne point d’un tel résultat : l’alphabet latin, on l’a vu ailleurs,
ressemblait fort à celui des Hellènes : les deux langues étaient voisines et
de près apparentées. Ce n’est pas tout, le système de l’instruction se modela
de lui-même profondément sur les formes et le système helléniques. Nul
n’ignore combien c’est un difficile problème que de trouver et coordonner les
matériaux et les formes les mieux appropriés à l’éducation morale et
littéraire de la jeunesse, et combien il est plus difficile encore de se
débarrasser à temps du bagage et de l’appareil antérieurs, quand ils
deviennent surannés ! Aussi, en face, des besoins d’une éducation
progressive, les Romains ne surent-ils rien trouver de mieux, pour lui donner
satisfaction, que de transporter purement et simplement dans Rome les
méthodes grammaticales et littéraires de Un second phénomène attiré nos regards. J’ai décrit plus haut les progrès et l’extension des jeux, des amusements populaires. De bonne heure le théâtre occupe une place importante parmi eux. A l’origine, les courses de chars en formaient comme le motif principal. Mais elles n’ont lieu qu’une seule fois ; elles ne remplissent que le programme de la dernière journée des fêtes, et les jours qui précèdent sont presque en entiers consacrés aux jeux de la scène. Pendant longtemps les représentations scéniques ne sont autre chose que des danses ou des farces : si parfois il s’y mêle quelques chants improvisés sur place, ils ne comportent ni dialogue ni action quelconque. Voici venir pour la première fois le vrai drame ! C’étaient encore des Grecs qui avaient la direction des festivités des jeux romains. Ingénieux amuseurs de la foule, auteurs inventifs des divertissements qui tuent le temps et chassent l’ennui, ils se sont faits les Intendants des plaisirs des Romains. Or, en Grèce, il n’était point de plaisirs plus populaires et plus variés que les spectacles de la scène. Les donneurs de fêtes et tous leurs acolytes y virent aussi une riche mine à exploiter dans Rome. L’ancienne chanson scénique latine contenait peut-être les germes d’un drame national, mais pour le faire épanouir il eût fallu un poète et un public également doués de facultés originales, sachant frapper les esprits, et sachant ressentir le coup porté. Tel ne fut point le génie des Romains, ni plus tard, ni surtout à l’époque où nous sommes. En eût-il été autrement que l’improvisation hâtive commandée aux amuseurs populaires n’eût permis ni le calme qui prépare le noble fruit dans son germe, ni le temps qui le conduit à la maturité. Il fallait pourvoir, ici encore, à un besoin tout factice, tout en dehors des aptitudes nationales : on voulait un théâtre, alors que les pièces de théâtre faisaient défaut. Voila sur quels éléments dut se fonder la littérature
latine : ses lacunes et sa pauvreté, tiennent nécessairement et manifestement
à ses origines. L’art vrai s’abreuve aux sources de la liberté individuelle,
aux joies et aux jouissances de la vie. Certes, ces biens précieux, l’Italie
aussi les a possédés : mais à Rome, où la solidarité d’une pensée commune et
de communs devoirs refoulait les libres et joyeux instincts de
l’individualisme au profit de la fortune politique de la métropole, l’art
s’est trouvé comme étouffé en naissant, et s’est rapetissé au lieu de
grandir. Le point culminant des prospérités romaines est un siècle sans
littératures ! Il faut, pour ouvrir à celle-ci sa carrière, les
premières atteintes portées à la nationalité compacte de Rome ; alors
elle arrive à la suite des influences cosmopolites de La poésie, à Rome, ne jaillit donc point à son début des profondeurs de l’âme du poète : elle est le produit artificiel de l’école, qui a besoin de manuels écrits en latin, et du théâtre, qui a besoin de pièces latines. Tous les deux, l’école et le théâtre, sont essentiellement anti-romains et révolutionnaires. L’oisiveté qui se prélasse les yeux béants devant les spectacles scéniques est un crime pour le Romain de la vieille roche ; sa rudesse de Philistin, son amour de l’action, entrent en révolte : il reste du fond du cœur attaché à l’ancienne et politique maxime du droit de sa patrie, selon laquelle nul n’est maître ni valet parmi les citoyens, nul n’y doit être millionnaire ou mendiant, une même culture, une même croyance les embrassant tous ! L’école nouvelle avec ses pratiques d’éducation nécessairement exclusives est donc un danger pour l’État : elle détruit le sentiment de l’égalité ! — Et de fait, l’école et le théâtre ont été les deux plus puissants leviers de l’esprit des temps nouveaux, et leur puissance s’est doublée quand, ils ont parlé latin. Écrivant ou parlant en grec, on n’eut pas cessé d’être Romain ! Mais voici qu’on s’accoutume, sous la livrée de la langue romaine, à penser et à vivre comme les Grecs. Qu’une telle révolution ait fait tache au milieu même d’un grand et brillant siècle conservateur, cela se comprend; elle n’en offre pas moins le plus remarquable et le plus instructif des spectacles. C’est alors que l’hellénisme projette ses rameaux dans toutes les directions, et partout où la politique ne lui ferme point aussitôt le passage : c’est alors aussi que le pédagogue et le maître des plaisirs du peuple, s’appuyant l’un sur l’autre, mettent au monde la littérature latine. Chez les plus anciens écrivains de Rome on trouve déjà comme en noyau tout le produit des œuvres postérieures. Le Grec Andronicos (avant 482 jusqu’au delà de 547 [272 – 207 av. J.-C.]), appelé depuis, en sa qualité de citoyen romain, Lucius[5] Livius Andronicus, était venu tout jeune à Rome (en 489), avec la multitude ces prisonniers tarentins : il appartenait au vainqueur de Séna, Marcus Livius Salinator (consul en 535 et 547 [-291/-207]). Sa tâche servile consistait à jouer et à écrire pour la scène, à copier des textes, à enseigner le latin et le grec ; tantôt aux enfants de la maison du maître, tantôt, hors de la maison, à des enfants d’hommes riches. Son talent le mit en évidence ; son maître l’affranchit, et le gouvernement, qui souvent avait utilisé ses services ; qui, notamment, après l’heureuse fin de la guerre contre Hannibal, en 547, l’avait chargé de composer un hymne d’actions de grâces, le gouvernement, par une faveur insigne et toute spéciale, donna une place dans les cérémonies publiques du temple de Minerve Aventine à la confrérie nouvelle des poètes et des auteurs dramatiques. Les œuvres d’Andronicus procédèrent de son double métier. Pédagogue, il traduisit l’Odyssée, se servant du texte latin pour enseigner le latin, enseignant le grec sur le texte grec. Ce fut là le premier des livres d’école pratiqués à Rome ; il est resté en usage pendant plusieurs siècles. Auteur et artiste dramatique, Andronicus ne se contenta pas d’écrire des pièces de théâtre, comme ses autres confrères ; il les recueillit dans ses livres, ou plutôt il alla partout les lire et les publia en nombreuses copies. Ce qu’il nous importe le plus de constater, c’est qu’il substitua le drame grec à l’ancien cantique lyrique du théâtre romain. Un an après la fin de la première guerre punique, en 514 [240 av. J.-C.], son premier drame fut représenté sur la scène. C’est un événement historique, en vérité, que l’épopée, la tragédie et la comédie, confiées ainsi à la langue vulgaire par cet homme devenu Romain bien plus qu’il n’était resté Grec. Quant à ses œuvres, en elles-mêmes, elles étaient sans valeur artistique. Andronicus ne prétendait point à l’originalité, et en tant que traductions, se écrits portent le cachet d’une barbarie d’autant plus saisissante que sa pauvre et rude poésie a dépouillé déjà la fleur de la naïveté primitive, et qu’elle marche boiteuse et bégayante à la suite de chefs-d’œuvre d’une merveilleuse civilisation littéraire. Quand, il se sépare nettement de son modèle, ce n’est point par l’effet d’une libre aspiration, c’est uniquement dans sa grossièreté de copiste qu’il s’en va à la dérive : tantôt plat et brutal, tantôt guindé et ampoulé, il parle une langue dure, pleine d’épines[6]. Je crois volontiers, avec les anciens critiques de Rome, qu’une fois sorti des bancs de l’école, l’enfant quittait les livres obligés d’Andronicus et n’y revenait jamais une seconde fois. Ne méconnaissons pas, néanmoins, que ces travaux, sous beaucoup de rapports, ont influé sur les temps qui suivirent ; ils ouvrirent la porte aux traductions latines, ils conquirent pour le vers grec droit de bourgeoisie chez les Romains. On se demandera peut-être pourquoi Andronicus n’a copié que le vers dramatique, conservant dans son Odyssée la mesure et le moule du vers national saturnien. La raison en est claire. Si les iambes et les trochées de la tragédie et de la comédie grecques s’imitaient aisément en latin, il n’en allait point de même avec le dactyle épique. Ces premiers essais littéraires furent promptement dépassés. Les épopées et les drames de Livius, aux yeux des Romains des siècles postérieurs, juges excellents sans aucun doute, n’eurent plus bientôt qu’une valeur d’antiquaire et de curiosité, semblables à des statues Dœdaliennes, raides, sans mouvement et sans expression. Mais les bases étaient posées ; la génération qui suivit n’eut plus qu’à élever sur elles l’édifice des arts lyrique, épique et dramatique. Il est d’un haut intérêt d’en étudier l’histoire. Par l’étendue et le nombre des productions, par son influence sur la foule, le drame appelle tout d’abord l’attention. Il est en tête du mouvement poétique. L’antiquité n’a jamais connu nos théâtres avec entrée payante à prix fixe : à Rome, aussi bien qu’en Grèce, les spectacles formaient l’un des éléments essentiels des jeux civiques, anniversaires ou extraordinaires. Le gouvernement se montra d’abord ou voulut se montrer peu favorable à l’extension des fêtes populaires ; il ne les croyait pas, et avec raison, sans dangers ; et, de propos délibéré, il se refusa longtemps à laisser construire des théâtres de pierre[7]. On élevait pour en tenir lieu, au jour venu de la fête, un échafaud en bois, avec estrade ou avant-scène pour les acteurs (proscœnium, pulpitum), avec décoration de fond, ou scène (scœna) : en avant, s’étendait en fer à cheval l’espace en pente, sans siéges ni degrés, réservé au public. Les spectateurs apportaient leurs siéges ; sinon ils se tenaient debout, accroupis ou couchés[8]. Il se peut que les femmes aient été de bonne heure placées à part, et reléguées au fond dans la partie supérieure et la moins commode de l’hémicycle ; toutefois il n’y eut, point encore, à vrai dire, de places réservées, jusqu’en l’an 560 [194 av. J.-C.], où, comme on l’a vu déjà, les sénateurs s’arrogèrent par privilège les premières places dans la partie là plus basse et la plus avantageusement située de la cavea. — Le public n’était rien moins que choisi, dans ces anciens temps : non que les hautes classes se tinssent tout à fait à l’écart des jeux populaires : les pères de la cité estimaient qu’il y allait de leur devoir et des convenances de s’y montrer en personne. Mais d’un côté, puisqu’il s’agissait de fêtes civiques, les esclaves et les étrangers demeurant exclus, tout citoyen y avait ses entrées libres pour lui, sa femme et ses enfants[9] ; et par suite l’auditoire n’était guère autrement composé qu’il ne l’est de nos jours aux feux d’artifice et aux spectacles gratis. Naturellement tout s’y passait sans beaucoup d’ordre : les enfants criant, les femmes caquetant et se disputant : par-ci par-là quelque courtisane faisant mine de se hisser sur le proscœnium[10]. Ce n’était point jour de fête pour les gens de police : plus d’un manteau était saisi et consigné, et la verge du licteur avait souvent à faire son office. — A l’avènement du drame grec, les exigences allant croissant en ce qui touche le personnel scénique, il sembla qu’on se soit trouvé tout d’abord à court d’acteurs. Un jour, une pièce de Nœvius fut exécutée par des amateurs dilettantes à défaut d’artistes professionnels. La position sociale de ceux-ci n’y gagea rien ; d’ailleurs le poète, le scribe (scriba, comme il s’appelait) et le compositeur appartenaient comme le passé à la plus humble classe des ouvriers ; ils étaient placés au rang le plus has dans l’opinion publique, et la police les malmenait fort. Aussi quiconque tenait à sa considération personnelle se gardait de toucher aux choses du théâtre : le directeur (dominus gregis, factionis, ou choragus), d’ordinaire aussi le principal acteur, était le plus souvent un affranchi : le reste de la troupe se composait d’esclaves. Nous ne rencontrons pas d’homme libre parmi les compositeurs dont les noms nous sont parvenus. Leur salaire n’était pas seulement minime — peu d’années après la fin de l’époque actuelle, donner 8.000 sesterces (600 thaler = 2.250 fr.) à un poète de théâtre c’était faire exceptionnellement les choses : — ils n’étaient d’ailleurs rétribués qu’autant que la pièce avait réussi. Une fois payés, tout était fini : point de concours, point de prix d’honneur décerné, comme à Athènes : enfin, et comme chez nous, l’assistance applaudissait ou sifflait. Il ne se jouait qu’une pièce dans la même journée[11]. — Telle était la condition faite à l’art : il n’était qu’un infâme métier, loin d’être en honneur ; et l’artiste se voyait de même tenu en mépris ! Quoi d’étonnant dès lors que le théâtre national des Romains n’ait brillé, en naissant, ni par l’originalité, ni par le sentiment artistique ? A Athènes, les plus nobles descendant dans la lice, leurs généreux efforts avaient donné la vie au drame grec. Le drame romain, dans son ensemble, n’en pouvait être qu’une très pauvre copie ; et vraiment, il faut admirer chez lui la multitude des gracieux détails et des traits ingénieux de l’esprit dont il a su, malgré tout, se parer ! La comédie prit tout d’abord le pas dans les créations du théâtre romain : l’auditoire fronçait
le sourcil aux premiers vers de la tragédie, quand il s’était cru convié à la
fable joyeuse de l’autre Muse. Aussi l’époque actuelle a-t-elle produit de
vrais comiques, des Plaute, des Cœcilius ; elle n’a pas de
poètes tragiques. Prenons tous les drames contemporains dont nous savons les
noms : on y compte trois comédies pour une tragédie. Naturellement, les
faiseurs ou plutôt les traducteurs de pièces s’attaquèrent à celles qui
étaient le plus en faveur sur la scène grecque ; et, par cette raison,
ils se renfermèrent à peu près exclusivement dans le genre de L’intrigue de la pièce y est d’une fatigante uniformité.
Toujours ou presque toujours elle roule sur l’amour d’un jeune homme qui
poursuit et obtient, au grand dam de la cassette paternelle, au préjudice de
quelque teneur de mauvais lieu, la possession d’une jeune fille douée
indubitablement de toutes les grâces de son sexe, et d’une très douteuse
moralité. Le drame marche invariable vers son dénouement à l’aide des écus
soutirés par fraude ; il a pour cheville ouvrière le valet rusé, qui invente
les fourberies nécessaires, et procure les fonds, pendant que notre jeune fou
se lamente sur ses peines de cœur, et son escarcelle vide ! Il n’y
manque ni les dissertations obligées sur les joies et les souffrances de
l’amour, ni les scènes larmoyantes des adieux, ni les amants menaçant de se
tuer dans leur désespoir : l’amour enfin, ou mieux les ardeurs amoureuses, au
dire des anciens critiques eux-mêmes, voilà le soufre et la vie du drame
poétique de l’école de Ménandre. L’intrigue se termine toujours, du moins
chez Ménandre, par un bon mariage, après que, pour l’édification et le plaisir
des auditeurs, la vertu de la jeune fille s’est produite au grand jour :
il a été reconnu aussi qu’elle est la fille, longtemps perdue, d’un riche
personnage, et qu’à tous égards elle est un parti avantageux. Outre les
pièces d’amour, il y a aussi les pièces simplement émouvantes : telles sont
le Rudens (le Cordage) de Plaute, où il ne
s’agit que de naufrage et de droit d’asile ; le Trinumus
(les trois Deniers)
et les Captifs (Captivi). Ici nulle intrigue amoureuse :
on y voit un ami qui se sacrifie pour son ami, un esclave qui se sacrifie
pour son maître. Ce théâtre est comme un tapis à compartiments dont tous les
dessins se répètent : à tous propos viennent les a parte d’un individu
qui écoute, sans être vu ; on y frappe sans cesse à la porte des
maisons : les esclaves courent les rues, chacun selon son métier. Les
masques y figurent en nombre fixe, huit vieillards, sept valets, par exemple
: le poète n’a qu’à choisir parmi eux pour les besoins de la pièce ; et
ils ont contribué plus que tout le reste à cette uniformité scénique si
monotone. L’école comique de Ménandre rejeta promptement l’élément lyrique de
l’ancien mode ; elle bannit les chœurs, et se restreignit au dialogue ou
au simple récit : intentions politiques, passion vraie, élévation poétique,
tout cela lui fit défaut. On le comprend d’ailleurs, l’auteur n’avait nulle
prétention aux grands effets de la poésie : il visait avant tout à occuper
l’esprit par le sujet même de sa pièce, ce en quoi la nouvelle comédie, avec
l’intrigue compliquée de sa fable extérieure, et la conception absolument
vide de sa donnée morale, différait totalement de la comédie ancienne. Le
poète visait aussi au fini des détails : les conversations curieusement
aiguisées faisaient à la fois son triomphe et le plaisir des auditeurs.
L’embrouillement des fils de l’intrigue, les méprises inattendues y sont tout
à fait de mise avec les folies et les licences d’une fable impossible :
le dénouement de Ces comédies sont bourrées de jeux de mots, de grosses
plaisanteries, d’énigmes, de tout ce qui déjà défrayait les propos de table,
à Athènes, à défaut de sujets de conversation plus sérieux. Les poètes
n’écrivaient plus pour tout un peuple, comme avaient fait jadis Eupolis
et Aristophane : leurs œuvres s’adressaient à un cercle peu nombreux
d’hommes cultivés, à une société choisie et spirituelle, mais avec tant
d’autres sociétés non moins bien douées, s’en allant en décadence au milieu
même de ses ingénieux et inactifs loisirs, et usant ses heures à déchiffrer
des rébus et à jouer de vraies charades ! Aussi le drame d’alors ne
retrace-t-il pas l’image du temps ; vous n’y trouverez la trace ni des grands
faits de l’histoire ni des révolutions, morales et intellectuelles ? Qui se
serait douté, à les lire, que Philémon et Ménandre avaient été les
contemporains d’Alexandre et d’Aristote ? Miroir élégant, et fidèle de la
belle société d’Athènes, jamais la comédie nouvelle ne touche d’autres
sujets. Nous ne la connaissons plus guère dans son ensemble que par les
imitations souvent mêlées des comiques de Rome : mais là encore, sous un
costume plus grossier, elle a su conserver et son charme et sa grâce. Prenez
les pièces empruntées au meilleur des poètes du genre, à Ménandre : vous y
voyez les personnages vivre de la vie que Ménandre a menée et qu’il a
observée autour de lui : elle y est ingénieusement dépeinte, avec ses
agréments tranquilles de tous les jours, bien plutôt que dans ses égarements
et ses excès. Les relations aimables de la famille : le père et la
fille, le mari et la femme, le maître et l’esclave avec leurs petites passions,
leurs petites crises d’intérieur, tous viennent tour à tour poser devant le
peintre commun : tous ces portraits, domestiques sont achevés, et tout
l’effet des couleurs s’est conservé. Rappellerai-je l’orgie des esclaves, par
exemple, qui termine la comédie du Stichus
[de Plaute] ?
Quel tableau d’une incomparable réussite, que celui des deux drôles faisant
gala avec leur maigre pitance, et courtisant, ensemble leur commune amie, Stéphanion
! Quelle piquante allure que celle de ces grisettes élégantes, fardées et
pomponnées, les cheveux arrangés à la dernière mode, la robe traînante et
brochée d’or, ou de ces courtisanes qui vous font assister à leur
toilette ? Vous passer, en revue à leur suite, tantôt l’entremetteuse de
la plus vulgaire espèce, comme Telles furent les dernières créations de la poésie grecque :
elle y manifeste encore son indestructible puissance plastique, mais elle ne
descend plus jusque dans les profondeurs du cœur humain : la copie est tout
extérieure, et le sentiment moral s’efface au moment même où le poète a pris
son plus brillant essor. Chose remarquable, dans tous ces caractères, dans
tous ces portraits, la vérité psychologique est remplacée par les déductions
et les développements matériels de l’idée type. L’avare y ramassé des rognures d’ongle : il regrette les larmes versées comme une dépense perdue !
Pourtant, qu’on se garde de faire un crime au poète de la légèreté
superficielle de sa touche. Si la comédie nouvelle pèche par l’absence de
profondeur, par le vide de la pensée poétique ou morale, il en faut reporter
le tort au peuple tout entier. Voilà sur quels fondements et avec quels matériaux la
comédie romaine a été construite. Ses conditions esthétiques lui interdisaient l’originalité ; et tout
d’abord, il le faut croire, la police locale lui mit un frein et comprima son
essor. Nous connaissons un nombre considérable de pièces latines du VIe
siècle de Rome : il n’en est pas une seule parmi elles qui ne s’annonce
comme une imitation d’une autre pièce grecque. Son titre n’est complet que
quand il énoncé, et le nom du drame, et celui du poète hellène. Dispute-t-on,
cela arrive parfois, sur la nouveauté
de tel ou tel drame ? sachez que la dispute ne roule jamais que sur une
question de priorité de traduction. La scène est toujours placée en pays
étranger, c’est même une règle obligatoire ; et le genre tout entier a reçu
son nom de comédie à pallium (fabula palliata), parce que le lieu
de l’action n’est point à Rome, mais d’ordinaire à Athènes ; et parce
que les personnages sont grecs, ou en tout cas ne sont point romains. Dans
les détails mêmes, le costume étranger est rigoureusement maintenu, là
surtout où le Romain le moins cultivé manifesterait des goûts, des sentiments
décidément opposés à ceux de la fable dramatique. Le nom de Rome ne s’y
rencontré jamais ; jamais il n’y est fait mention des Romains : si
quelque allusion s’adresse à eux on les appelle des étrangers en bon grec (barbari).
Cent et cent fois l’or et l’argent monnayé jouant un rôle, la monnaie romaine
n’y est jamais nommée. Ce serait se faire une singulière idée de Nœvius,
de Plaute, de tous ces hommes d’un si grand et si souple talent, que
de croire qu’ils ont agi de libre parti pris. Non ! En se plaçant ainsi,
carrément et singulièrement, loin de Rome, leur comédie obéissait, à n’en pas
douter, à de tout autres nécessités qu’à des règles d’esthétique. Exposer le
tableau des rapports sociaux dans Rome, tels que ceux que déroule la comédie
nouvelle à Athènes, c’eût été, aux yeux de Plus rigoureuse encore était la prohibition imposée aux auteurs de nommer un personnage vivant avec éloge ou avec blâme, ou de faire insidieusement allusion à quelques-uns des événements du jour. Cherchez dans tout le répertoire de Plaute et des comiques venus après lui, vous n’y trouverez pas un mot, un seul mot ayant pu jamais attirer un procès pour injure ou pour diffamation[18]. A part quelques plaisanteries fort légères, le poète respecte toujours les susceptibilités chatouilleuses de l’orgueil municipal italien : chez lui, jamais d’invectives contre les cités vaincues, si ce n’est quand, par une exception remarquable, il est ouvert libre carrière à sa verve moqueuse contre les malheureux habitants de Capoue et d’Atella ; ou quand encore il se raille à plusieurs reprises des prétentions fastueuses, et du mauvais latin des Prœnestins. Des choses et des événements du présent, Plaute et ses confrères ne disent rien, sauf tel ou tel vœu émis pour les succès dans la guerre[19] ou la prospérité dans la paix. En revanche, à toutes les pages, le poète s’en prend aux usuriers et aux accapareurs en général, aux dissipateurs, aux candidats qui corrompent les élections, aux triomphateurs trop nombreux, aux entrepreneurs de la recette des amendes, aux fermiers des impôts et aux saisies qu’ils pratiquent ; il se récrie contre les hauts prix des marchands d’huile, et une autre fois, la seule, dans le Curculio (le Charançon), comme par ressouvenir des Parabases de la comédie de l’ancienne Athènes, il lance une longue et d’ailleurs peu dangereuse tirade sur la foule qui s’agite dans le Forum. Mais bientôt il s’interrompt dans son accès de patriotisme vertueux et autorisé : Mais ne suis-je pas fou de
m’inquiéter des choses de l’État, quand les magistrats sont là qui s’en
occupent ? En somme, on ne peut rien imaginer de plus anodin, de plus docile que la comédie du VIe siècle, sous le rapport de la politique[20]. Toutefois, le plus ancien des auteurs comiques de Rome dont le nom ait retenti jusqu’à nous, Gnœus Nœvius, avait fait notablement exception à la règle. Non que je prétende qu’il ait écrit des pièces romaines et originales : mais du moins, à en juger par les quelques débris de sa poésie qui se sont conservés, il osa toucher sans cesse aux choses et aux personnes. N’est-ce pas lui qui bafoue un peintre du nom de Théodote ? N’est-ce pas lui qui s’attaque au grand vainqueur de Zama, dans des vers que n’aurait point démentis Aristophane ? Et cet homme, qui accomplit
glorieusement tant de grandes choses, dont les exploits sont vivants et fructifient,
cet homme à qui seul portent respect tous les peuples, un jour, son père l’a
ramené de chez sa maîtresse à demi vêtu ! Prenait-il son dire à la lettre, quand il s’écriait : Aujourd’hui, jour de fête de la liberté, je veux librement parler ? Il dut plus d’une fois s’exposer aux rigueurs de la police ! Quand il adressait à son public de dangereuses questions de la nature de celle-ci : Comment un si puissant État tombe-t-il sitôt en ruines ? Ne lui fut-il pas aussitôt répondu avec le registre des délits de la police ? C’est la faute des nouveaux et
beaux diseurs, et des jeunes fous !... Mal en prit à Nœvius de ses diatribes politiques et de ses invectives débitées sur le théâtre. La police romaine ne pouvait ni lui octroyer un tel privilège ni tolérer sa licence. Notre poète fut mis en carcere duro. Il y resta jusqu’à ce que dans d’autres œuvres comiques il eût publiquement expié ses irrévérences et fait amende honorable. Mais bientôt ayant récidivé, il fut exilé, dit-on [Aul. Gell, III, 3]. La leçon était sévère : elle profita à ses successeurs, et l’un d’eux donne clairement à entendre qu’il se soucia fort de ne pas se faire mettre un bâillon à la bouche, comme son confrère Nœvius ! Ainsi se produisit dates l’ordre littéraire un résultat non moins étonnant peut-être que la défaite d’Hannibal sur les champs de bataille. A l’heure où les événements suscitaient au sein du peuple les anxiétés les plus fiévreuses, le théâtre populaire à Rome naît et grandit, sans prendre couleur au contact, des choses politiques. Pendant ce temps, enfermée clans d’étroites barrières par
les exigences des mœurs et par celles de la police locale, la poésie manqua
du souffle de vie. Nœvius n’exagérait rien quand il enviait, pour le poète de
Obligés, ainsi, à cause de leur public, à bouleverser
toute l’économie des pièces originales, les comiques romains étaient
inévitablement conduits à faire entrer dans leur fable toutes sortes
d’incidents amalgamés pêle-mêle, et
n’ayant rien de commun avec l’art de la composition dramatique. Il leur
fallut rejeter fréquemment des rôles tout entiers, les remplacer par d’autres
choisis dans le répertoire du même maître ou d’un autre poète, ce qui, je
l’avoue, ne leur réussit pas aussi mal qu’on le pourrait croire. Il est vrai
de dire que chez le modèle grec, la charpente des pièces était ramenée à des
règles purement matérielles, et que les personnages et les mobiles de
l’action ne variaient guère. Les poètes, du moins les plus anciens, se
permettaient aussi les plus étranges licences. Prenez le Stichus de Plaute, joué en 554 [200 av. J.-C.],
et d’ailleurs excellent, vous y voyez deux jeunes femmes que leurs pères
s’évertuent à faire divorcer d’avec leurs maris restés absents depuis trop
longtemps. Elles se conduisent en louables Pénélopes, jusqu’à ce qu’un beau
matin les maris reviennent enrichis par le commerce : alors tout s’arrange
pour le mieux, au moyen d’une jolie esclave donnée en cadeau au
beau-père ! Dans Dans l’exécution de détail, le poète avait d’une part à mettre les choses sous les yeux mêmes, et le plus près possible, de son public romain : d’un autre côté, la loi de police l’astreignait à placer sa scène à l’étranger. De là, les plus singuliers contrastes ! Au milieu de ce monde tout grec, quoi de plus étrange que d’entendre appeler par leurs noms les divinités romaines, que d’entendre parler la langue appartenant au droit sacré, aux institutions militaires ou judiciaires de Rome ? Les édiles, les triumvirs y coudoient les agoranomes et les démarques ! Le drame se passe en Étolie ou à Épidaure : mais voilà que les spectateurs sont sans plus de façon ramenés au Vélabre ou au Capitole. C’est de la barbarie assurément qu’un tel mélange, que toutes ces dénominations de localités latines foisonnant en pleine Grèce. Pourtant, je l’avoue, ces impossibilités amusent jusque dans leur naïveté. Mais ce que je ne puis tolérer, c’est l’élégance de l’original étouffée sous l’enveloppe grossière de la traduction latine. L’auditoire, il est vrai, n’avait lui-même rien d’attique, et le poète romain a cru tout le premier à là nécessité de ce travestissement. Quelquefois aussi, les nouveaux comiques d’Athènes, par le cynisme de leurs conceptions, ne laissaient plus rien à faire au copiste futur. Il est telle comédie de Plaute, l’Asinaire, par exemple, dont la trivialité et la platitude inouïes ne sont assurément pas du fait seul de l’imitateur. Au résumé, la comédie romaine est grossière avec préméditation, soit que le poète y ait ajouté de son cru, soit, tout au moins, que sa compilation affecte de reproduire les excès de l’original. Les coups de bâton pleuvent sans fin ni trêve : les coups de fouet y menacent comme grêle le dos des esclaves, et rappellent à ne pas s’y tromper la discipline de la maison de Caton : de même, les tirades et les invectives continuelles contre les femmes remettent en mémoire les colères du vieux censeur contre le beau sexe. Enfin, quand le comique romain veut inventer, quand il veut jeter le sel de sa plaisanterie sur les élégances du dialogue athénien, il tombe souvent dans la niaiserie vide et dans la brutalité la plus incroyable du langage[24]. — En revanche, on ne saurait trop louer le souple et sonore vers comique des Latins. Ce vers fait honneur aux poètes de l’époque. Si le trimètre iambique, qui domine chez les Grecs , et s’adapte admirablement à l’allure du dialogue tempéré, a été constamment remplacé chez les imitateurs romains par le tétramètre iambique ou trochaïque, il faut se garder à ce sujet de les accuser d’impéritie : au besoin, ils maniaient fort bien aussi le trimètre ; mais s’accommodant de préférence au goût moins exercé de leur public, ils flattaient son oreille avec les harmonies plus remplies du grand vers, alors même qu’il n’y avait pas convenance parfaite à s’en servir. Enfin la mise en scène atteste l’indifférence profonde et
de l’impresario et de l’auditoire pour les règles esthétiques du
drame. Les vastes dimensions du théâtre, chez les anciens, la représentation
donnée en plein jour, ne laissaient pas de prise aux finesses du geste : des
hommes y jouaient les rôles de femmes : il fallait communiquer à la voix
un plus ample volume, toutes conditions scéniques et acoustiques exigeant
l’emploi du masque sonore. Les Romains adoptèrent les mêmes pratiques : quand
la pièce était jouée par des amateurs, ceux-ci ne se montraient jamais que
masqués. Il n’en fut point ainsi pour les représentations des comédies
traduites ; les acteurs ne reçurent pas le masque obligé et artistique
de Tels étaient les principaux caractères de la comédie romaine au VIe siècle. L’importation du drame grec à Rome, les conditions suivant lesquelles elle eut lieu nous ont valu, après tout, sur les deux civilisations voisines, des tableaux d’un inestimable prix, à ne les envisager qu’au point de vue de l’histoire. Mais comme l’art et les mœurs chez le modèle se trouvaient alors à un médiocre niveau, chez le copiste ils descendirent plus bas encore. Toute cette cohue mendiante, que les arrangeurs romains ne laissèrent en scène que sous bénéfice d’inventaire, semble hors de sa route, et comme perdue sur le théâtre latin : plus de caractères finement touchés : la comédie elle-même n’a plus pied sur le terrain du réel les personnes et les situations s’y mêlent arbitrairement et sans raison comme les cartes que bat le joueur. L’original montrait la vie au vrai : la copie n’en montre plus que la charge. Et comment faire mieux avec une direction théâtrale, qui, ayant annoncé des jeux à la grecque, flûtistes, chœurs dansants, tragédiens et athlètes, ne craindra pas pour clore son programme de le changer en une mêlée de coups ? Comment mieux faire avec ce public grossier, qui, selon le mot des poètes des temps postérieurs, quittera le théâtre en masse, dès qu’il verra poindre ailleurs un pugiliste, un danseur de corde, ou un lutteur ? Et puis, qu’on n’oublie pas l’humble condition de ces anciens comiques de Rome. Pauvres esclaves ou artisans qu’ils étaient, eussent-ils eu le goût meilleur, et un meilleur coup d’œil, encore leur fallait-il lutter contre la rudesse frivole de leurs auditeurs ? Tout ce qu’ils pouvaient faire en deçà du miracle, ils l’ont fait. Ils ont compté dans leur bande un certain nombre de génies vifs et pleins de sève, qui, recevant leurs sujets tout faits des mains de l’étranger, les ont su ramener, tout au moins, dans le cadre de la poétique nationale, et illuminant les voies frayées avant eux, ont ainsi mis au jour des créations réjouissantes et d’une incontestable importance. A leur tête est Gnœus Nœvius, le premier qui dans
Rome ait mérité le nom de poète. Autant qu’il est possible d’asseoir un
jugement sur son compte, d’après les opinions des anciens eux-mêmes et sur le
vu des trop minces fragments qui nous en restent, il a été l’un des plus
remarquables et des plus considérables auteurs de toute la littérature
latine. Contemporain de L. Andronicus, mais plus jeune que lui, il marquait
déjà au début des guerres d’Hannibal : il parait n’avoir fini d’écrire
qu’après ces mêmes guerres closes. — Il se rattache en général à la filiation
de l’esclave Tarentin, et comme il arrive d’ordinaire là où la littérature
est importée toute faite, il suit son maître dans tous les sentiers où
celui-ci s’engageait. A la même heure qu’Andronicus, il écrit des épopées,
des tragédies, des comédies, lui prenant jusqu’au système de sa
versification. Il y a cependant un abîme entre les deux poètes, comme entre
leurs poésies. Nœvius n’est ni un affranchi, ni un pédant d’école, ni un
acteur dramatique : il est citoyen, non des plus considérables, sans reproche
toutefois, d’une des cités latines de S’il était permis aux immortels de pleurer les mortels, les divines Camènes pleureraient Nœvius le poète : car, du jour où il est descendu sous les voûtes de l’Orcus, les Romains ont désappris le parler de la langue latine[29]. Une telle fierté n’était point malséante chez l’homme qui s’était conduit en brave dans les guerres contre Hamilcar et Hannibal, qui les avait vus tomber vaincus : elle convenait au poète qui, dans ce siècle profondément agité, dans ces jours consacrés aux délirantes allégresses de la victoire, avait trouvé la juste note et la véritable expression du sentiment populaire. Nous avons dit ailleurs quelles affaires il se fit avec les triumvirs, et comment, exilé de Rome pour la liberté de son langage, il alla finir ses jours à Utique. Là, comme d’ordinaire à Rome, l’individu fut sacrifié au bien public ; et le beau dut le céder à l’utile. Nœvius eut pour contemporain Titus Maccius Plautus, plus jeune que lui (500-570 [204-180 av. J.-C.]). De beaucoup son inférieur dans l’ordre des conditions sociales, Plaute se fit aussi une idée bien moins haute de la mission du poète. Il était né à Sassina, petite ville jadis ombrienne, mais peut-être déjà latinisée. Il exerça à Rome le métier d’acteur, y gagna de l’argent ; perdit sa fortune dans des spéculations commerciales malheureuses : puis, devenu poète de théâtre et arrangeur de comédies grecques, il se consacra exclusivement à ce genre littéraire, sans d’ailleurs prétendre, à ce qu’il semble, à des conceptions plus originales. Les artisans en comédie étaient alors nombreux ; mais leurs noms, à presque tous, ont disparu de l’histoire. En général, ils ne publiaient pas leurs pièces[30], et ce qui reste de leur répertoire a été transmis à la postérité sous le nom du plus populaire d’entre eux, de Plaute. Les littérateurs du siècle suivant ont compté jusqu’à cent trente pièces plautiniennes, pour la plupart ou tout à fait étrangères à notre auteur, ou qui n’ont été que revues et retouchées par lui. Les principales nous sont parvenues. Ce n’en est pas moins chose fort difficile que de porter un jugement motivé sur ses mérites et son génie : souvent même on tenterait l’impossible à vouloir le faire, puisque nous ne possédons pas les drames originaux. Des arrangements faits sans choix, et s’attaquant aux mauvaises pièces aussi bien qu’aux bonnes ; les arrangeurs, esclaves de la police et du public avant tout ; nulle préoccupation d’art chez l’auteur ou chez l’auditeur, pour plaire à celui-ci, la bouffonnerie et la trivialité remplaçant la grâce de l’original, voila les caractères généraux de toutes ces pièces sorties de la même fabrique de traduction ; leurs défauts sont partout les mêmes, et ne sauraient être reprochés à tel ou tel des écrivains (scriptores). Mais ce qu’il faut louer chez Plaute au moins, c’est la langue qu’il manie en maître, c’est le rythme qu’il varie, c’est l’habileté rare des situations heureusement posées et conduites au profit de l’effet scénique ; c’est le dialogue presque toujours aisé, d’un tour excellent souvent ; enfin, et par-dessus tout, c’est sa gaieté verte et pleine de sève, s’épanchant en heureuses saillies, n’épuisant jamais son vocabulaire d’invectives plaisantes, de mots composés les plus divertissants, arrivant à l’effet comique, irrésistible, par les tableaux d’une mimique heureuse, par les situations et les jeux de scène jetés à propos dans son drame ! A tous ces mérites, on reconnaît la main de l’homme qui a longtemps vécu sur le théâtre. Non que j’hésite à reconnaître qu’il faille reporter aux comédies originales bien des détails réussis que l’arrangeur n’a eu qu’à transférer dans l’œuvre nouvelle, plutôt qu’il ne les a inventés lui-même. On ne sera que juste et bienveillant tout ensemble, en disant que ce qui lui appartient dans ces comédies est d’assez médiocre valeur ; et pourtant c’est par là qu’il a conquis sa popularité. Il fut le poète dramatique national ; il garda toujours la première et la meilleure place sur le théâtre latin ; et après la chute de Rome et, du monde romain les comiques du monde moderne revinrent à lui plus d’une fois[31]. Moins que pour Plaute encore nous serions en mesure de
juger par nous-mêmes du génie de Statius Cœcilius, le troisième et
dernier comique de l’époque (nous disons le dernier : car Ennius, qui écrivit aussi des
comédie, n’y obtint aucun succès). Cœcilius, comme son illustre
confrère, était d’humble condition et par son origine et par son métier. Né
dans On trouvera sévères peut-être les jugements de l’histoire littéraire envers les comiques latins. Que si tout en tenant compte à quelques-uns du talent souvent estimable qui brille dans leur répertoire de traductions dramatiques, elle se voit en même temps forcée de leur refuser la palme du génie artistique ou de nier qu’ils aient ressenti les pures aspirations de l’art, elle prononcera une sentence plus rigoureuse encore, lorsqu’elle mesurera leur influence sur la marche des mœurs. La comédie grecque qu’ils copient, pratique la doctrine de l’indifférence en matière de morale : jamais elle ne s’élève au-dessus du niveau de la corruption publique. La comédie romaine naît et grandit, au contraire, dans un siècle flottant encore entre l’austérité antique et la dégénérescence qui commence ; elle devient aussitôt l’école officielle de l’hellénisme et du vice ! Immorale partout, dans le cynisme de son langage comme dans ses accès de sentimentalité lascive, usurpant à faux le nom de l’amour, et prostituant ainsi les corps et les âmes ; affecte-t-elle la générosité des idées, elle va à rebours aussitôt du vrai et du naturel ! Puis, glorifiant et mettant en scène la vie des tavernes, mêlant ensemble les grossièretés rustiques du Latium et les raffinements d’une civilisation étrangère, elle prêche à l’assistance la dépravation grecque entée sur la démoralisation croissante de Rome ! Plus d’un pressentait ce résultat. En veut-on la preuve ! qu’on lise ces quelques vers de l’Épilogue des Captifs (Plaute). Spectateurs, cette pièce est écrite selon la loi des chastes mœurs ! Vous n’y avez vu ni amours, ni caresses, ni supposition d’enfant, ni argent escroqué, ni jeune galant affranchissant une courtisane à l’insu de son père. Elles sont rares chez les poètes, les comédies comme celle-ci, où les bons apprennent à être meilleurs. Si donc elle vous plaît, si nous avons pu plaire, et ne pas encourir votre mécontentement, faites ce signe !... (l’acteur applaudit). Vous qui voulez que la vertu ait sa récompense, donnez vos applaudissements ! On peut voir par là quelle était la pensée du parti des mœurs au sujet de la comédie grecque. Ajoutons que dans ce drame honnête des Captifs, cette avis rara[32] tant vantée par le poète, la morale n’est bonne qu’à tromper et séduire plus sûrement l’innocence. Qui peut douter que de tels enseignements n’aient rapidement avancé et mûri la corruption ? Un jour Alexandre de Macédoine, entendant lire une comédie de l’école nouvelle, n’y trouva que dégoût, et le poète, de s’excuser, disant que la faute n’en était point à lui, mais au roi ; et que pour se plaire à son théâtre il fallait mener la vie de tavernes et de tripots, donner et recevoir des coups tous les jours à propos de quelque fille ! — Cet homme connaissait son métier ; et si nous voyons les Romains prendre plaisir peu à peu, au spectacle des comédies grecques, nous savons aussi ce qu’il leur en coûtera. A mon sens, le tort du gouvernement n’est point tant de n’avoir presque rien fait en faveur de cette poésie dramatique, que de l’avoir seulement tolérée. Le vice se propage sans qu’il soit besoin de chaires publiques, je le veux : encore n’est-ce pas là une raison pour le laisser monter en chaire. Mais, dit-on, cette comédie à l’instar des Grecs n’osait pas mettre le pied au milieu des institutions de Rome ; elle ne touchait pas à la personne des Romains ! Excuse mauvaise ; pur artifice de langage ! Elle eût été moins dangereuse, je le crois, s’il lui avait été ouvert plus libre carrière ; si la mission de l’artiste s’anoblissant, il avait pu créer une poésie originale et vraiment romaine. La poésie aussi a une puissante force morale ; elle sait guérir les profondes blessures qu’elle inflige ! Donc, le gouvernement fit trop ou trop peu : les demi-mesures de sa politique intérieure, et le cagotisme immoral de sa police ont assurément contribué à précipiter encore la marche effrayante de la corruption romaine. Pendant que dans la métropole le poète comique, sous le
coup des prohibitions officielles, ne peut mettre sur la scène, soit les
événements intéressant la patrie, soit ses concitoyens eux-mêmes, il gagne sa
cause ailleurs, et la comédie nationale des peuples latins, laissée à sa
liberté entière, trouve jour à se produire. En effet, à l’époque où nous
sommes, les Latins ne sont point encore fondus dans la cité romaine ; et
le dramaturge, maître de porter sa fable à Athènes et à Massalie, la peut
aussi placer dans l’une des villes jouissant du droit de Latinité ;
telle est l’origine de la comédie latine originale (fabula togata)[33] : Titinius,
le premier poète qui l’ait écrite florissait vraisemblablement vers la fin de
la période des guerres puniques[34]. Qui parlent osque et volsque, ne
sachant dire mot en latin ! La tragédie grecque fut importée à Rome à la même époque
que le drame comique. Elle avait une valeur plus grande, et ses conditions
d’avenir étaient meilleures et plus faciles. Chez les Grecs elle avait pour
fondement les poèmes d’Homère, également familiers aux Romains, dont les
légendes nationales y allaient de même plonger leurs racines. Il fallait bien
moins de temps à un étranger pour se naturaliser, en quelque sorte, dans ce
monde idéal des mythes héroïques, qu’au milieu des bruits de l’Agora
d’Athènes. Et cependant, la tragédie, elle aussi, quoique d’une façon moins
tranchée, moins générale, a revêtu le costume grec et s’est dénationalisée. A
cette époque le théâtre tragique des Hellènes appartenait tout entier à Euripide
(274-348 [480-406
av. J.-C.]). De là, par suite, l’influence décisive du grand poète
sur le théâtre des Romains. Nous sortirions de notre sujet si nous voulions
tenter l’étude complète de ce personnage remarquable, dont l’autorité parmi
ses contemporains et durant les siècles qui suivirent, fut chose plus
étonnante encore que le génie. Mais comme il a donné après lui son mouvement
moral et sa forme particulière au drame tragique de Le mot vrai, le mot profond de la tragédie, celui qui la résume moralement et poétiquement, c’est que pour l’homme agir et souffrir sont tout un. Telle fut la maxime du drame tragique chez les anciens : il met en scène l’homme agissant et souffrant, mais sans l’individualiser jamais. La grandeur d’Eschyle ne saurait être surpassée, quand il nous fait voir l’homme aux prises avec le destin, et le secret de cette grandeur réside précisément dans sa peinture, vue de haut et d’ensemble. Les puissances luttant entre elles y sont esquissées à grands traits : ce qu’il y a de l’homme et de l’individu dans Prométhée, dans Agamemnon, disparaît dans une sorte de nimbe poétique. Sophocle se rapproche davantage de nous : il retrace déjà en larges traits quelques-unes des conditions sociales ; il peint le roi, le vieillard, la sœur : mais le microcosme humain observé sous toutes ses faces, voilà ce qui échappe à ses héroïques pinceaux. Déjà il atteint à un beau résultat ; il n’atteint pas au résultat le plus parfait. Montrer l’homme tout entier, savoir fondre en un ensemble idéal toutes ces figures, achevées chacune en soi et pourtant distinctes, c’eût été là, un merveilleux progrès ! Et sous ce rapport, il faut bien, l’avouer, les génies d’Eschyle et de Sophocle sont restés en deçà de Shakespeare ! Vient à son tour Euripide qui, lui, entreprend de peindre l’homme tel qu’il est. Évolution toute logique, historique même si l’on peut dire, mais où la poésie n’a plus rien à gagner. En effet, Euripide renverse l’antique tragédie, mais il ne lui est pas encore donné de créer la tragédie moderne ; et il s’arrête à moitié chemin, dans toutes les voies où il s’engage. Le masque, cet organe qui ne laisse rien passer des mouvements et de la vie de l’âme, et qui traduit le jeu mobile de la sensibilité par la rigidité d’une expression toute générale ; le masque, était une nécessité pourtant dans la tragédie à grands types des anciens. Par la même raison il ne pouvait s’accorder avec le drame à caractères : Euripide néanmoins le conserva. Avec le sentiment merveilleux et profond de la situation, la tragédie, ne pouvant se donner pleine et libre carrière, s’était gardée d’entrer dans le vif de l’élément dramatique et de le reproduire : elle l’avait comme enveloppé sous le costume épique des dieux et des héros d’un monde surhumain, et sous les cantates lyriques de ses chœurs. On le sent, quand on étudie Euripide, il voulut briser toutes ces entraves ; il se transporta avec ses sujets de drame dans les temps déjà à demi historiques ; et son chœur recula au second plan de l’intérêt scénique, tellement que, plus tard, on l’omit souvent en exécutant ses pièces, non d’ailleurs sans de graves inconvénients. Quoi qu’il en soit, il garde, je le répète, son chœur devenu presque inutile, et il n’ose pas encore amener ses personnages jusque sur le terrain du réel. Expression complète et vraie de son siècle, il est en plein dans le grand courant historique et philosophique du jour ; mais en même temps il puise à des sources déjà troublées ! Ne faut-il pas à la haute poésie les ondes pures et sans mélange de la tradition nationale ? La crainte pieuse des dieux jette comme un reflet du ciel sur le drame des vieux tragiques : sous les horizons étroits et fermés de l’ancienne Hellade, les auditeurs se sentaient pénétrés par un charme adoucissant. Dans le monde d’Euripide au contraire, il ne se fait plus que la terne lueur de la méditation morale : au lieu des dieux, vous êtes en face de conceptions abstraites ; par-ci par-là seulement les rares éclairs des passions traversent les nuages grisâtres du ciel. La vieille et intime croyance au destin a disparu du fond des âmes : le destin n’est plus qu’un despote tyrannisant les corps, et dont les victimes traînent leurs chaînes en grinçant des dents ! L’absence de foi, ou mieux, la foi au désespoir, rencontre dans la bouche du poète des accents d’une puissance démoniaque. On le conçoit, du reste, Euripide n’arrive plus à cette hauteur des conceptions plastiques, où l’artiste emporté par sa création se perd en elle ; où l’effet poétique triomphe et éclate dans l’œuvre tout entière. De là son insouciance marquée pour la composition même de ses fables tragiques : souvent il les esquisse à la hâte ; il ne ramène ni l’action ni le personnage à un centre puissant : c’est Euripide encore qui invente, à proprement parler, le prologue familier où se construit le nœud de l’intrigue et l’apparition commode, pour la dénouer à la fin, du Deus ex machina, ou de tel autre procédé pareillement grossier. En revanche, il est merveilleux dans les détails, et sait
faire oublier l’irréparable défaut du manque d’ensemble par l’infinie
multiplicité des effets. Là, il est vraiment un maître, quoique entaché
souvent de sentimentalité sensuelle et recherchant de préférence lés
assaisonnements de haut goût, quoique relevant l’amour par le meurtre et
l’inceste, et aiguillonnant ainsi la sensibilité purement physique du
spectateur ! Certes rien de plus beau dans leur genre que la peinture de
Polyxène et de sa mort volontaire, que celle de Phèdre consumée
par la flamme de son amour clandestin ; et par-dessus tout, que le
tableau splendide de ces Bacchantes soulevées par un mystérieux
délire ! Pourtant la pureté artistique et morale leur font défaut, et Aristophane
est dans le vrai quand il reproche au grand tragique de ne pas savoir mettre
une Pénélope sur la scène ! Quoi de plus déplaisant que ses
héros, quand encore, et par trop souvent, ils ne provoquent pas le
sourire ? Citerons-nous son triste Ménélas, dans l’Hélène ;
son Andromaque, son Électre, qui n’est qu’une pauvre paysanne,
son Télèphe, ce marchand infirme et ruiné ? Mais dès que sa fable
quittant les régions héroïques se rapproche davantage du terre à terre de la
vie commune, dès qu’elle descend des hauteurs tragiques pour se placer au
sein de la famille et entrer presque dans le domaine de la comédie
sentimentale, les effets les plus heureux se multiplient sous sa plume.
Rappellerai-je ici l’Iphigénie en Aulide, l’Ion, et cette Alceste,
la création la mieux réussie peut-être de son nombreux répertoire ?
Ailleurs, mais avec moins de succès, Euripide s’attaque à l’intelligence de
son auditoire, et veut le prendre par l’intérêt de l’action. De là les
complications, et les jeux de scène ! Tandis que l’ancienne tragédie
agit sur le cœur, c’est plutôt à la curiosité du spectateur que le drame
nouveau s’adresse ; de là encore un dialogue raisonneur, affiné en
pointes, et parfois insupportable à tous autres auditeurs qu’aux subtiles
citoyens d’Athènes : de là ces sentences disposées comme les fleurs dans
les plates-bandes d’un jardin ; de là enfin tout cet appareil
psychologique, qui n’a rien de commun avec les sensations sortant
immédiatement du sujet, et demande ses effets à l’observation et à la logique
générales. Dans C’est en effet Nous sommes infiniment moins bien renseignés sur le
répertoire tragique que sur celui de la comédie romain. En somme, on peut
affirmer qu’il subit les mêmes lois. Il se compose en grande partie de
traductions de pièces grecques. Les sujets sont de préférence puisés dans les
aventures du siège de Troie, ou dans les légendes qui s’y rattachent. La
raison en est manifeste. Tout ce cycle mythique était devenu familier aux Romains
grâce aux leçons des pédagogues. Et puis, n’y avait-il pas là tout un bagage
commode de moyens matériels de terreur, le meurtre d’une mère, les
infanticides dans les Euménides, dans Alcméon, dans Chresphonte,
dans Mais au milieu des remaniements opérés par la tragédie romaine, ce qui nous trappe le plus, après la suppression du masque, c’est la suppression du chœur. Le théâtre comique à Rome ne comportait plus ce dernier ; et l’arrangement même de la scène ne lui laissait plus de place : l’orchestre avec son autel au centre (όρχήστρα, θυμέλη), où se mouvait le chœur athénien avait disparu, ou n’était plus qu’une sorte de parquet abandonné à certains spectateurs[36]. Aussi à Rome plus d’évolutions, plus de danses artistement mêlées de musique et de chant déclamé, et si parfois le chœur essaye de se produire encore, il n’a plus ni sens ni importance. Pareillement, les arrangeurs tragiques ne se faisaient faute ni de changer le mètre, ni d’abréger ou de bouleverser les détails. Prenons l’Iphigénie latine : soit que le poète ait copié un autre modèle, soit qu’il ait inventé cette modification, nous y voyons le chœur des femmes d’Euripide changé en un chœur de soldats. Pour nos modernes, les tragédies du VIe siècle de Rome ne sauraient s’appeler de bonnes traductions : néanmoins il convient de reconnaître que le drame d’Ennius a reproduit son original avec une fidélité plus exacte que la comédie plautinienne ne l’a fait pour Ménandre[37]. L’histoire de la tragédie grecque à Rome, et son influence
morale ont passé, comme on voit, par les mêmes phases que la comédie. Si par
le fait, et à cause des différences entre les deux genres, l’hellénisme a pu
se maintenir plus pur et plus vivace dans le genre tragique, il n’en est pas
moins vrai que là aussi les exigences de la scène locale ont provoqué, chez
Ennius, son principal représentant, et chez ses confrères, des manifestations
plus nettement antinationales, et des tendances propagandistes dont ils
avaient d’ailleurs la pleine con science. Si Ennius ne fut pas le plus grand
poète du VIe siècle, il a été du moins le poète le plus influent de son
époque. Le Latium n’était pas sa patrie : à moitié Grec par son point de
départ (il était
Messapien d’extraction, et Grec par l’éducation), il vint à
trente-cinq ans se fixer à Rome. Simple domicilié d’abord, ensuite citoyen (en 570 [184 av. J.-C.]),
il y vécut, fort petitement d’abord, du produit de ses leçons de latin et de
grec, du prix de ses pièces dramatiques, et enfin et surtout des générosités
des Romains illustres, des Publius Scipion, des Titus Flamininus, des Marcus
Fulvius Nobilior, ces fervents partisans des idées de l’hellénisme nouveau,
toujours prêts à payer le poète qui chantait leur éloge et celui de leurs
aïeux, ou qui, faiseur de vers officiels , les accompagnait, dans les camps,
sa lyre toute montée, pour la louange de leurs futurs exploits. Ennius un
jour a élégamment retracé et les conditions de sa vie de client et les
heureuses aptitudes qui l’y avaient fait trouver des succès[38]. Cosmopolite par
sa naissance et par sa condition sociale, il avait su s’assimiler toutes les
nationalités au milieu desquelles il avait vécu : à la fois grec, latin,
osque même, il s’était gardé de se donner à un seul peuple. Tandis que chez
les autres poètes primitifs de Rome, la grécité a conquis leurs efforts et
leurs œuvres, plutôt qu’ils n’ont eu le dessein de se livrer à elle ; tandis
qu’ils ont tous plus ou moins essayé de se placer sur le terrain national et
populaire, Ennius, lui, avec une netteté merveilleuse d’esprit, est entré en
pleine liberté dans sa voie révolutionnaire ; il ne déguise pas le moins
du monde sa pensée, et c’est de toute sa force qu’il pousse les Italiques
dans la direction néo-grecque ! La tragédie fut son plus efficace instrument.
Quand on fouille dans les débris de ses drames, on constate qu’il possédait à
fond tout l’ancien répertoire tragique de Ce n’est donc point par le pur effet du hasard que la plupart de ses pièces, que les plus fameux de ses drames ont été empruntés à Euripide ? Certaines autres considérations, je l’accorde, ont pu dicter ses choix et ses remaniements, mais elles n’ont pu à elles seules lui faire une loi de refouler carrément Euripide dans son propre cadre ; de laisser plus que lui encore l’ancien chœur en oubli ; et d’accuser jusqu’à l’excès l’effet matériel. Il agissait de dessein prémédité, quand il reprenait le Thyeste en sous-œuvre, et ce Télèphe, fameux par l’immortelle moquerie d’Aristophane ; quand il s’attaquait lui aussi à ces princes, vrais princes de la misère, à Ménalippe, la femme philosophe ! Dans ce dernier drame surtout l’action entière en veut à la religion nationale, entre en lutte avec elle, au nom des dogmes de la philosophie naturelle, et ne vise à rien moins qu’à la renverser. En toute occasion, Ennius décoche ses flèches et ses tirades les plus acérées contre la foi aux prodiges. Pour moi, je l’ai dit et je le dirai toujours : il y a des dieux au ciel ? Mais je tiens qu’ils n’ont souci du genre humain ; autrement, les bons seraient heureux, et mal adviendrait aux mauvais. Or, il n’en est point ainsi ! Comprenne qui pourra comment la censure théâtrale de Rome a pu laisser passer de telles irrévérences ! Jusque dans ses poèmes didactiques, Ennius a scientifiquement professé une irréligiosité pareille, déjà nous avons eu l’occasion de le dire : évidemment, de telles doctrines lui tenaient au cœur. Joignez-y, symptômes concordants après tout, un esprit d’opposition fortement colorée de radicalisme[39], les louanges données aux joies de la table, selon la mode grecque, et surtout l’abandon du dernier des éléments nationaux de la poésie latine, du mètre saturnien, auquel il substitue l’hexamètre hellénique ! A Dieu ne plaise que nous contestions à l’écrivain son génie multiforme, son élégante souplesse dans tous les genres ! Il a su ajuster l’hexamètre à une langue rebelle au dactyle ; il parvint, sans nuire, d’ailleurs, à la marche naturelle de la phrase parlée, à se mouvoir sûrement et librement parmi des formes, des quantités et des mesures avant lui inconnues. Tout cela ne prouve qu’une chose, c’est que son talent portait le costume grec plutôt que le costume romain[40] ! Quand vous rencontrez quelque fragment sorti de sa plume, ce qui vous frappe, c’est bien moins la rudesse latine que la recherche affectée et vraiment grecque des assonances[41]. Bref, sans être un grand poète, il fut un poète élégant et serein, ayant le tour vif, une sensibilité vraie, mais ne se trouvant en verve que quand il chaussait le cothurne, et manquant absolument de la veine comique. Je m’explique son orgueil de latin hellénisé, son dédaigneux regard pour les grossiers et durs accents des esprits des forêts et des poètes du temps jadis ! Je comprends ses enthousiastes éloges pour la poésie artistique et artificielle : Salut, poète Ennius ! qui verses
aux mortels les vers enflammés coulant de ta poitrine ! Il savait bien, cet homme ingénieux et habile, que sa voile s’enflait sous les vents propices : avec lui la tragédie grecque envahit Rome, elle y triomphera à toujours ! Et pourtant, à la même heure, un audacieux et moins
heureux navigateur se lançait dans des eaux solitaires à la poursuite d’un
but plus élevé. Non content d’importer, comme Ennius, sinon avec un égal
succès, la tragédie grecque sur la scène romaine, Nœvius s’essaya dans la
voie toute neuve du drame national (fabula prœtextata).
Ici, nul obstacle devant ses pas ; il prend ses sujets indifféremment
dans la légende de Rome et dans l’histoire contemporaine du pays latin. C’est
ainsi qu’il compose l’Éducation de Romulus et de
Remus, le Loup, où figurait
Amulius, le roi d’Albe ; et son Clastidium,
où il célèbre la victoire de Marcellus sur les Gaulois, en 539 [215 av. J.-C.].
Ennius lui-même, suivant son exemple, voulut représenter aussi le Siège d’Ambracie, et la victoire de son patron Nobilior,
en 565 [-189],
victoire dont il avait été le témoin. Quoi qu’il en soit, les pièces romaines
furent toujours une rareté ; et le genre, un instant essayé, disparut
promptement du théâtre : la lutte était trop inégale entre les cycles
légendaires de Loin de moi pourtant de me défendre de l’impression que j’éprouve : quand je vois à Rome aussi, ce poète, chantre des batailles où lui-même a combattu, s’essayant à son tour dans le drame historique, et nous montrant les rois et les consuls là où seuls, avant lui, les héros et les dieux avaient eu la parole, il me semble assister en personne à la grande crise des guerres puniques et à ses grandioses résultats ! C’est de même vers ces temps que commencent à Rome les lectures poétiques. Déjà, Livius Andronicus, en récitant ses vers dans son école, avait introduit, à Rome tout au moins, l’usage de la lecture de l’écrit par son auteur, usage qui, chez les anciens, suppléait à la publication. Ici le poète ne courait point absolument après son pain ; il n’en advint pas comme de la poésie scénique, en butte à la défaveur de l’opinion. Dès la fin du VIe siècle, on cite plus d’un Romain notable qui s’est produit en public, son manuscrit à la main[42]. Du reste, la poésie récitée était aussi principalement cultivée par les auteurs dramatiques. Elle ne jouait qu’un rôle très secondaire à côté des œuvres du théâtre. Les amateurs assistant à ces lectures devaient encore être fort restreints. Les poésies lyriques, didactiques et épigrammatiques faisaient mince figure. Quant aux cantates des fêtes religieuses dont les annales prennent la peine de nommer les auteurs : quant aux inscriptions des temples et des tombeaux qui conservent le mètre saturnien, on peut dire qu’elles restent vraiment étrangères à la littérature. La seule poésie de quelque intérêt qui se produisît dans cet ordre d’œuvres, prenait d’ordinaire le nom de satyre (satura) : c’est chez Nœvius encore qu’on la rencontre. Autrefois, on le sait, on appelait de ce nom les anciennes compositions sans action ni dialogue, qui, à dater de Livius, avaient disparu de la scène envahie définitivement par le drame des Grecs. Dorénavant, ces poésies récitées ressemblent à nos poésies mêlées modernes. Elles n’appartiennent à aucun genre, à aucune variété littéraire, et comprennent tout ce qui n’étant ni épopée ni drame, revêt une forme libre et une couleur tout individuelle. Nous laissons de côté les Poésies morales [Carmen de moribus], sur lesquelles nous aurons à revenir, et qui, se rattachant par leur sujet aux plus anciens essais de la poésie didactique populaire, avaient adopté sans doute le vers saturnien. Cette fois encore, nous aurons à citer Ennius, actif et
fécond dans ce genre autant que dans les autres. Il a publié soit dans son Recueil
de satyres, soit ailleurs, une multitude de petits poèmes, de brefs
récits tirés des légendes de la patrie ou de l’histoire contemporaine,
imitations du roman religieux d’Évhémère[43], ou des poésies
sur la philosophie naturelle circulant alors sous le nom d’Épicharme ;
ou encore du livre sur Venons maintenant à des œuvres plus considérables,
intéressantes pour l’histoire. Les poètes du siècle s’essayèrent aussi dans
la chronique. Nœvius, le premier, tenta de mettre en récit versifié et
continu la légende et les faits contemporains. C’est ainsi que s’attaquant
aux guerres puniques, il les narre simplement, sans apprêt, disant tout net
les choses comme elles sont : ne rejetant aucun détail qui semblerait
trivial : ne fardant jamais les temps historiques à l’aide de couleurs
ou d’ornements rehaussés de poésie. Il se place en réaliste pur au sein de l’époque
présente ; et la raconte presque prosaïquement dans son vers national
saturnien[44].
De ce travail de Nœvius, je ne puis rien dire que ce que j’ai dit déjà de son
drame national. Tandis que l’épopée comme la tragédie grecque n’avaient eu
leur plein et libre essor que, dans l’époque héroïque : du moins était-ce une
pensée neuve, grandiose et enviable chez notre poète, que celle de jeter sur
les faits contemporains le manteau éclatant des vers. J’accorde que
l’exécution a été fautive, et qu’on n’eût trouvé sans doute rien de plus dans
Ennius, à son tour, eut la même pensée : mais, alors que
le sujet du livre est le même, quelle différence dans l’exécution ! En
politique, en poésie, Nœvius reste toujours latin : son rival, au contraire,
passe tout entier aux Grecs. L’un, pour une donnée neuve, cherche une forme
nouvelle ; l’autre l’accommode et l’enferme, dans l’épopée hellénique. Il
quitte le vers saturnien pour l’hexamètre : il surcharge le narré des faits
du costume poétique, visant-là la mise en scène plastique, à l’instar des Homérides.
Quand la matière s’y prête, il traduit tout simplement Homère : a-t-il à dire
les funérailles des soldats tombés à Héraclée, aussitôt il copie les
funérailles de Patrocle. Sous la cape du tribun militaire Marcus Livius
Stolon, bataillant en Istrie, vous retrouvez l’Ajax de l’Iliade :
Ennius ne fera pas grâce au lecteur de l’invocation homérique à Quelle était en somme la valeur de ces fameuses Annales ? On s’en rendra facilement compte, en
se rappelant nos appréciations sur les mérites généraux et les lacunes du
talent d’Ennius, contemporain de la grande époque des guerres puniques. Avec
tous les Italiens, il ressentit vivement les impressions populaires, et
emporté par l’élan commun, il eut fréquemment cette bonne fortune d’atteindre
à la simplicité des poèmes homériques : plus souvent encore, son vers
réfléchit la solennité, la prudhomie romaines. Naturellement aussi, sa
composition épique est absolument défectueuse au fond, il ne put en resserrer
l’appareil, s’ingéniant après coup, parfois, à y intercaler quelque chant en
l’honneur d’un héros ou d’un patron que la postérité aurait sans lui oublié.
Les Annales, dans leur ensemble, n’ont donc été qu’une tentative
avortée. Vouloir refaire une Iliade, c’est condamner d’avance tout le plan de
son œuvre ; et Ennius a le premier donné l’exemple de ces productions
hybrides, moitié épopée, moitié histoire, de ces revenants littéraires qui se
perpétuent jusqu’à nos jours, -ne sachant pas vivre et ne sachant pas mourir.
Et pourtant il a eu un incontestable succès. Avec la meilleure foi du monde
il s’est donné pour l’Homère romain, de même que Klopstock l’a fait
plus tard en Allemagne : ses contemporains, et plus qu’eux encore la
postérité, ont cru naïvement en lui. Les générations qui suivirent se
transmettaient l’héritage d’une respectueuse admiration pour le poète de la poésie romaine ; et Quintilien,
l’élégant critique, a pu s’écrier un jour : Révérons
Ennius à l’égal des bois sacrés et antiques, où les hauts chênes séculaires
nous imposent moins le sentiment de leur beauté qu’un religieux
respect ! Qu’on ne s’étonne pas d’un tel enthousiasme : le
phénomène s’est reproduit souvent dans des
conditions pareilles. L’Énéide, La littérature de la prose est née à Rome, peu de temps après les premières œuvres poétiques : mais elle s’est produite d’une autre manière. Elle n’a point reçu les incitations artificielles de l’école et du théâtre, qui avaient comme forcé la muse poétique avant l’heure ; elle n’a point subi non plus les obstacles artistiques, qui resserrèrent la comédie, par exemple, dans les sévères barrières de la censure théâtrale. Quand dans la société romaine choisie, la note d’infamie s’attache encore aux chanteurs de tréteaux, les prosateurs, au contraire, ne sont en aucune façon mis au ban de l’opinion. La conséquence, c’est que la littérature de la prose, pour y être moins considérable et moins active que la poésie, y comporte le progrès selon des lois plus naturelles. Tandis que l’une est presque tout entière dans la main des hommes de basse condition ; tandis que parmi les poètes fameux du temps, vous ne rencontrez le nom d’aucun Romain notable, à peine si parmi les prosateurs en citerait-on un seul qui n’appartienne pas à quelque famille sénatoriale. C’est dans le cercle même de la haute aristocratie, chez les consulaires, chez les anciens censeurs, Fabiens, Gracques, Scipions, que cette littérature débute et grandit : par suite encore, les tendances conservatives, nationales, y persistent plus fortement que chez les poètes. Néanmoins, dans ses branches même les plus importantes, dans l’histoire, par exemple, la prose n’échappe pas non plus à l’influence de l’hellénisme : celui-ci bientôt aussi la domine et l’entraîne, et dans le fond, et dans la forme. Point d’histoire proprement dite à Rome, avant le siècle
des guerres d’Annibal. Les notices des registres de la ville
appartiennent aux archives officielles et non à l’art littéraire ; elles
ne tiennent jamais compte de l’ensemble et de l’enchaînement des choses.
Tandis que par un phénomène caractéristique du génie romain, l’empire de A peu près vers le même temps parurent, écrites en langue grecque, les compositions historiques de Quintus Fabius Pictor (après 553 [-201])[46], qui vivait à l’heure de la seconde guerre pudique, et fut considérable autant par sa naissance qu’à raison de la part active qu’il prit aux affaires ; et celles de Publius Scipion, fils de l’Africain (vers 590 [-164]). Les uns, utilisant les progrès de la versification, s’adressaient à un public déjà familier avec la poésie ; les autres, préférant l’appareil tout fait de la prose grecque, mettaient ainsi à la portée des esprits cultivés ; à l’étranger, des documents dont l’intérêt matériel allait désormais bien au delà des frontières du Latium. La première méthode fut celle des plébéiens : les écrivains des hautes classes adoptèrent la seconde. Nous avons vu de même, en Allemagne, au siècle du grand Frédéric, s’élever à côté de la littérature des pasteurs de village et des régents d’école, une littérature aristocratique, ne sachant que la langue française, et publiant en français le récit des batailles prussiennes, par la plume des rois et des généraux, tandis que Gleim et Ramler chantaient leurs chants de guerre dans l’idiome national[47]. Quoi qu’il en soit, ni les Chroniques versifiées, ni les écrits grecs des annalistes ne constituent encore la véritable littérature historique latine. Celle-ci ne commence qu’à Caton, à vrai dire : c’est de Caton seulement, de son Histoire des origines (Libri originum), que date la première composition nationale en ce genre, et en même temps le premier ouvrage important écrit en prose chez les Romains[48]. La publication s’en place à la fin de notre période[49]. Tous ces livres, grecs ou non de langue, ne ressemblaient en rien par la conception aux œuvres historiques de la Grèce[50]. Que si pourtant on les compare aux sèches notices des grandes annales de la ville, ils comportaient déjà un récit vaste et suivi, une ordonnance relativement savante. Ils embrassaient, autant qu’il nous est donné de nous en rendre compte, tous les événements accomplis depuis la fondation de Rome jusqu’à l’époque contemporaine. Quelques-uns pourtant, à en croire leur titre, se bornaient à des sujets plus limités. Nœvius ne racontait que la première guerre avec Carthage : Caton ne traitait que des Origines. En somme ils se rattachent par leurs récits à trois périodes principales, aux temps légendaires, aux temps historiques antérieurs et aux temps contemporains. Les origines se perdaient dans les ténèbres des siècles
légendaires. Il n’en fallait pas moins les raconter en détail. De là des
difficultés sans nombre. Deux voies s’ouvraient devant l’écrivain, nous
l’avons remarqué ailleurs, inconciliables l’une avec l’autre : l’une, plus
nationale, indiquée déjà et fixée par écrit dans les brèves énonciations des Annales
de la ville ; l’autre frayée par le grec Timée, et qui n’avait pu
demeurer inconnue aux chroniqueurs de Rome. Dans le premier système, Rome se
rattachait à Albe En dehors des origines, les historiographes grecs ne
s’étaient d’ailleurs que peu ou point occupés de Rome. Aussi, pour nous, tout
le récit des faits subséquents découle exclusivement des sources nationales,
là même où en face des rares documents qui nous restent, il n’est plus guère
possible d’opérer le départ entre les traditions étrangères aux Annales
publiques et les notices extraites de celles-ci, entre les événements
transmis par elles aux premiers chroniqueurs et les additions qu’ils y ont pu
faire de leur cru. Du moins ces chroniqueurs ne sont-il pas coupables des
plagiats anecdotiques commis plus tard envers Hérodote[51] : ils n’avaient
point songé encore à demander aux Grecs, pour ces temps, la matière de leur
narration. Mais bientôt, et le fait n’en est que plus curieux, tous les
écrivains, Caton, l’ennemi des Grecs à leur tête, se voient, bon gré mal gré,
entraînés par le courant : ils tentent, non seulement de rattacher Rome à Les récits qui courent le pays suivent la pente des temps
durant toute l’ère des rois jusqu’à l’institution de L’histoire contemporaine, en revanche, est cultivée avec suite et détails. Nœvius raconte la première guerre punique, dont il a été le témoin oculaire ; Fabius donne le récit de la seconde. Ennius consacre treize des dix-huit livres de sa chronique à l’époque de Pyrrhus jusqu’à la guerre d’Istrie : Caton enfin, dans les quatrième et cinquième livres de sa composition historique, expose les faits qui se placent entre la première guerre punique inclusivement, et la guerre contre Persée. Dans ses deux derniers livres, changeant sans doute sa méthode, il s’arrête davantage au narré des événements qui ont signalé les vingt dernières années de sa vie. Qu’Ennius, dans son histoire des guerres avec Pyrrhus, se soit ou non aidé des travaux de Timée ou d’autres auteurs grecs c’est ce qui importe peu. Il faut tenir pour constant que, dans leur ensemble, tous ces récits, ou se fondent sur l’expérience personnelle du chroniqueur et les confidences de témoins directs ; ou s’appuient simplement les uns sur les autres. Nous assistons à la même heure aux débuts des genres épistolaire et oratoire qui se rattachent tout d’abord à l’histoire et la complètent. Ici encore, c’est Caton qui fraye la voie. Des temps antérieurs il ne nous est rien parvenu, à moins qu’on ne veuille tenir note de quelques oraisons funèbres, tirées longtemps plus tard des archives des familles nobles, comme celle, par exemple, que l’on prête à Quintus Fabius, l’adversaire d’Hannibal, et qu’il aurait, sur ses vieux jours, consacrée à son fils, enlevé dans la force de l’âge. Pour Caton, choisissant toutes les pièces de quelque intérêt historique parmi les innombrables harangues qu’il avait prononcées au cours de sa longue et active carrière, il les avait considérées comme ses mémoires politiques. Il les avait insérées en partie dans son grand ouvrage, ou publiées en appendice, à titre de documents plus spéciaux. Il donna de plus un recueil de ses lettres. Non contents de traiter des faits de l’histoire romaine, les écrivains du siècle avaient aussi porté les yeux au dehors. Il n’était point en effet de Romain lettré qui n’eut une certaine teinture de l’histoire des autres pays. On rapporte du vieux Fabius, qu’il savait les guerres des peuples étrangers à Rome, non moins bien que celles de Rome elle-même. Caton lisait familièrement Thucydide et les historiographes grecs. Néanmoins, à l’exception du livre d’anecdotes et de maximes colligé par lui pour son usage personnel, nous ne rencontrons rien parmi les écrivains latins contemporains qui vaille la peine d’une simple mention. La littérature historique de Rome, dans l’innocence de ses débuts, ignore ce que c’est que le sens critique : auteurs et lecteurs, tous acceptent, sans s’en offusquer, les contradictions les plus grossières dans le fond et dans la forme. Le second Tarquin, déjà homme fait à là mort de son père, n’est monté sur le trône que trente neuf ans après lui. Les annalistes n’en font pas moins un adolescent au jour de son avènement. Pythagore n’est venu en Italie qu’un siècle environ avant l’expulsion des rois : l’historien romain n’en fait pas moins l’ami du sage Numa. Les ambassadeurs envoyés, en 262 [492 av. J.-C.], par Rome à Syracuse, y traitent avec le tyran Denys, qui, en réalité, n’a pris le gouvernement que quatre-vingt-six ans plus tard (348 [-406]). Mais c’est dans la chronologie romaine que se rencontrent surtout des naïvetés choquantes. Comme, selon la computation des Romains, dont les éléments principaux ont été exposés par nous à l’époque précédente, là fondation de Rome se place deux cent quarante ans avant la consécration du temple Capitolin, trois cent soixante ans avant l’incendie des Gaulois : comme, selon les historiographes grecs, ce dernier événement répond à l’archontat de Pyrgion, à Athènes (388 av. J.-C., ou année 1 de la 98e olympiade), il s’ensuit que la fondation de la ville aurait eu lieu dans la première année de la 8e olympiade. Cette même année, d’après le canon d’Eratosthène, alors admis sans conteste, ne serait autre que la 436e à dater de la chute de Troie. Eh bien ! malgré l’impossibilité flagrante, le fondateur de Rome n’en sera pas moins le petit-fils du Troyen Énée. Caton, qui savait compter, en bon financier qu’il était, avait bien fait toucher la contradiction du doigt, mais sans proposer une solution du problème : ce n’est pas lui qui à imaginé la série des rois albains, plus tard acceptés, par les historiens. — La même ignorance critique se manifeste jusque dans les récits des temps historiques. Ils portent tous le cachet de cette partialité aveugle que le froid et amer Polybe reproche à la chronique de Fabius, à propos du récit fait par ce dernier des commencements de la seconde guerre punique. La méfiance pourtant siérait mieux ici que le reproche. D’est-ce pas. se montrer ridiculement exigeant que de demander aux Romains du temps d’Hannibal un équitable jugement sur leur grand adversaire ? D’ailleurs, les pères de l’histoire, à Rome, n’avaient point absolument tronqué, dénaturé les faits, toute juste part faite aux entraînements de leur naïf patriotisme ! C’est de même à l’époque où nous sommes qu’appartiennent
les commencements de la culture et de la littérature scientifiques.
Jusqu’alors l’instruction commune avait consisté dans la lecture, l’écriture
et la connaissance du droit civil usuel[52]. Mais les
contacts continuels avec les Grecs amenèrent promptement le besoin d’une
éducation plus large : transplanter directement la science grecque à
Rome, n’était point assez, on voulut de plus la remanier et la modifier dans
le sens purement romain. — La science de la langue nationale se développe la
première, et prépare l’avènement de la grammaire latine : on applique
à l’idiome italique les règles établies pour la langue sœur de Les Romans du VIe siècle ne touchèrent ni à la rhétorique, ni à la philosophie. Leur éloquence se concentrait encore dans les besoins quotidiens de la vie publique : les maîtres étrangers n’avaient point prise sur elle. Caton, le sincère et naïf orateur, ne se lassait pas de vider la coupe de sa raillerie et de sa colère sur la fastidieuse école isocratique, avec son éternel apprentissage de la parole, et son impuissance à jamais parler. — Quant à la philosophie grecque, vulgarisée qu’elle était par l’enseignement indirect de la poésie didactique et dramatique, elle avait conquis déjà une certaine influence : toutefois les jugements ayant cours sur elle sentaient leur ignorance agreste, et on ne la voyait pas s’introduire dans Rome, sans quelque appréhension mêlée de prévoyance instinctive. Caton appelait sans façon Socrate un bavard, un révolutionnaire justement condamné pour attentat envers les croyances et les dieux de sa patrie ; et quant à ceux des Romains qui osaient s’adonner aux études philosophiques. Ennius semble s’être fait l’interprète exact de leurs opinions. De la philosophie ! soit : j’en
veux un peu, mais je ne la veux pas toute. Il est bon de la déguster, mais
non de s’y plonger ! Les maximes poétiques, les conseils sur l’art oratoire se
rencontraient aussi parmi les écrits de Caton l’ancien. On peut croire que
ces livres constituaient comme la quintessence, ou, si on l’aime mieux, comme
le caput mortuum de la rhétorique et
de la philosophie grecques à Rome. Les sources où il a directement puisé pour
son livre sur les mœurs [carmen de moribus]
n’étaient autres que les antiques mœurs des ancêtres qu’il préconise
par-dessus tout, et probablement aussi que les écrits moraux de l’école
pythagoricienne. Quant à ses ouvrages sur l’art oratoire, il avait
puisé dans Thucydide ; et plus particulièrement dans les harangues de
Démosthène, dont il avait fait une étude assidue. Il semble que pour
apprécier l’esprit et les tendances de ce manuel, il suffise de se
rappeler la règle d’or, qu’il indique à l’orateur, règle tant prônée par la
postérité : a rem tene, verba sequentur
[Possédez votre sujet : les mots viendront !].
— Il avait en outre écrit des livres propœdeutiques, sur l’art de
guérir, sur l’art militaire, sur l’économie rurale et la jurisprudence,
toutes sciences plus ou moins soumises à l’influence de Les Romains ne sont plus les barbares des premiers siècles
: désormais ils apportent une attention suivie aux questions relatives à la
mesure des temps. La première horloge solaire est placée au Forum en 491 [-263],
introduisant avec elle l’usage de l’heure grecque (ώρα,
hora) : seulement il convient
de noter que le cadran a été fait pour le méridien de Catane, située à 4
degrés plus au sud que Rome. Il n’en devient pas moins le régulateur officiel
durant tout un siècle. — A la fin de notre période, se rencontrent dans les
hautes classes quelques hommes ayant le goût des sciences mathématiques. Manius
Acilius Glabrio, consul en 563 [-191], essaye de remédier aux erreurs
du calendrier par une loi donnant pouvoir au collège des pontifes d’ajouter
ou de retrancher à volonté les mois intercalaires. Le remède ne corrigea rien
: il fut même pire que le mal. Mais la cause du mal tenait moins à
l’impéritie des théologiens romains qu’à leur mauvaise foi. Deux ans après,
un personnage versé dans les sciences de On mettait de même à profit les expériences des aïeux et celles du jour ; tant dans l’agriculture que dans le métier des armes. Pour la première, nous avons un document important et précis dans celui des deux traités de Caton (de re rustica) que les siècles nous ont légués. Mais l’empirisme local ne suffisait déjà plus, et dans ces matières comme dans les autres branches plus élevées de la littérature, les travaux des Grecs viennent se fondre avec les traditions des Latins : la science phénicienne apporte aussi son contingent ; par où nous voyons que les œuvres étrangères n’étaient en aucune façon négligées à Rome. Dans la jurisprudence, il n’en est point ainsi, ou du moins les emprunts sont minimes. Les juristes du temps se bornent à donner des avis [responsa] aux consultants, et des leçons à leurs jeunes auditeurs : mais de leur enseignement oral sort bientôt tout un corps de règles traditionnelles, qui vont aussi se déposer dans quelques œuvres écrites. Laissant de côté un rapide précis de Caton, nommons ici le livre plus important de Sextus Ælius Pœtus, surnommé le subtil (Catus). Il fut le premier praticien du temps : en récompense de ses utiles travaux, il se vit successivement porté au consulat (556 [198 av. J.-C.]) et à la censure (560 [-194]) ; et publia son livre tripartite, ou son commentaire sur les Douze Tables, contenant les textes, leur explication scientifique, surtout leur interprétation, quand les mots vieillis ne se comprenaient plus facilement, et en troisième lieu le formulaire des actions. Que dans sa glose il ait sacrifié à l’influence des grammairiens grecs, nul n’en peut douter : toutefois son formulaire se rattachait décidément à l’ancien style d’Appius, et à l’évolution progressive de la procédure populaire. Au résumé on eût pu assez, exactement juger de l’état des sciences à la fin du VIe siècle par ces petits manuels que Caton avait composés à l’usage de son fils, sorte d’encyclopédie exposant en brèves sentences, tout ce qu’il convenait de savoir à un honnête homme (vir bonus) d’alors, en rhétorique, en médecine, en agriculture, en art militaire, en jurisprudence. Point de distinction encore entre les sciences de l’enseignement élémentaire et celles spéciales. Le Romain cultivé ne leur demande que ce qui lui est en général nécessaire ou utile. Admettons toutefois une exception pour la grammaire latine, laquelle, par rapport à la forme, n’a point encore reçu les développements que comporte une science philologique plus avancée ; et aussi pour la musique et pour toute la série des connaissances physiques et mathématiques. Ce qu’on recherche avant tout, c’est le savoir immédiatement pratique : on ne veut rien autre chose, et l’on va au plus court et au plus simple. Si l’on use des Grecs, c’est pour vanner en quelque sorte et extraire les utiles préceptes perdus dans la masse confuse de leurs dissertations. Ayez l’œil sur la littérature des Grecs, mais gardez-vous de vous y enfoncer. Ainsi s’exprime l’un des adages catoniens. Telle fût aussi l’origine d’une foule de livres et de manuels domestiques, débarrassés sans nul doute des subtilités et des obscurités des écrivains grecs, mais privés en même temps de l’acuité de sens, et de la profondeur qui les distinguent. Par leurs qualités et leurs défauts, ces livres ont exactement et en tout temps donné la mesure des rapports mutuels entre la civilisation romaine et la science hellénique. La poésie et la littérature sont venues à Rome au jour où Rome conquérait la souveraineté du monde, au jour où, selon l’expression d’un poète du temps de Cicéron : Hannibal ayant été vaincu, la
muse, vêtue en guerrière, a marché d’un pas rapide, au devant du rude peuple
des Quirites. Le mouvement intellectuel s’était aussi propagé dans les
pays Sabelliques et Étrusques. On rencontre çà et là quelques mentions de
tragédies en langue toscane. Les poteries à inscriptions osques trahissent
chez l’artiste à qui elles sont dues la connaissance familière de la comédie
grecque. Nous sommes fondés à nous demander si à l’époque où Nœvius et Caton
écrivaient à Rome, il n’y a point eu aussi sur les bords de l’Arno et du
Vulturne une littérature locale parallèle à la littérature romaine, et comme
elle imitant Lorsque De même que la littérature helléniste de ces temps est
l’esclave de ses propres tendances, de même aussi l’école nationale opposante
subit, quoi qu’elle en ait, la réaction d’influences venues de Jetons aussi un regard sur les arts architectoniques et plastiques. Constatons-le, d’abord, en ce qui touche les premiers : le luxe, encore à ses débuts, se fait moins remarquer dans les constructions publiques que dans les édifices privés. C’est seulement vers la fin de la période, au temps de la censure de Caton (570 [184 av. J.-C.]) qu’on ne se contente plus, à l’égard de celles-là, de satisfaire simplement aux nécessités communes : on se préoccupe aussi de la commodité générale ; on établit des réservoirs en pierre (lacus) approvisionnés par les aqueducs (570) ; on élève des portiques, (575, 580 [-179, -174]) ; on importe dans la ville les prétoires de justice et les salles des marchés d’Athènes, les basiliques (στοάβασίλειος). Le premier de ces bâtiments, assez semblable par sa destination à nos Bourses ou à nos bazars modernes, le portique des Argentiers ou le portique Porcien avait été élevé par Caton non loin de la curie (570 [-184]). Il en fut bientôt construit d’autres, et l’on vit un jour disparaître toutes les échoppes qui garnissaient les deux côtés longs du Forum, pour faire place aux majestueuses colonnades des basiliques. C’est aussi au cours du VIe siècle, au plus tard, que d’importants changements, effectués dans les habitations, atteignirent profondément toute l’économie de la vie domestique. On voit peu à peu l’atrium se séparer de la cour (cavum aedium) ; il y a désormais, un jardin avec son péristyle (peristylium), des pièces spéciales pour serrer les titres et archives (tablinum), des chapelles, des cuisines, des chambres à coucher. À l’intérieur, les colonnes deviennent d’un emploi usuel. Dans la cour et l’atrium, elles soutiennent la toiture ouverte au centre, et les galeries qui entourent le jardin (peristylium). Partout c’est la maison grecque qui est copiée ou imitée. Les matériaux sont encore de qualité ordinaire : nos ancêtres, dit Varron, habitaient des maisons de briques ; seulement, pour se garder de l’humidité, ils construisaient un soubassement peu élevé en pierre. La plastique n’a laissé aucune trace : on sait seulement que les Romains modelaient en cire et en ronde bosse les effigies de leurs aïeux. Il est fait mention plus souvent de la peinture et des peintres. Manius Valerius avait fait peindre sur les murailles latérales de la salle du Sénat le tableau de la bataille gagnée par lui devant Messine en 491 [263 av. J.-C.] sur les Carthaginois et sur Hiéron de Syracuse. C’est là la fresque historique la plus ancienne : beaucoup d’autres suivirent : elles furent à l’art plastique, ce que, peu de temps après, l’épopée et le drame romains ont été à la poésie. On trouve cités, comme peintres : un certain Théodote, objet des moqueries de Nœvius, qui dit de lui : Barricadé derrière des toiles,
assis dans le lieu sacré, peignit des Lares folâtres, de son pinceau de queue de bœuf. Marcus Pacuvius de Brindes, qui décora de ses peintures le temple d’Hercule, sur le forum boarium (c’est aussi lui qui dans sa vieillesse, s’est fait un nom comme imitateur des tragiques grecs) ; et Marcus Plautius Lyco (ou Ludius)[57], d’Asie Mineure (ou d’Étolie), qui orna le temple de Junon, à Ardée, et y reçut le droit de cité en récompense, de ses beaux travaux. Ce qui paraît certain, c’est que l’art n’est encore que chose secondaire, c’est qu’il tient plutôt du métier, c’est que, bien plus que la poésie elle-même, il est resté dans la main des Grecs ou des quasi Grecs. Déjà cependant nous rencontrons dans les rangs de la haute société les premiers indices du dilettantisme futur : déjà les collectionneurs se montrent. On se prend à admirer les splendeurs des temples corinthiens et attiques, à regarder avec dédain les vieilles figures d’argile posées sur les toits des temples romains ; et Lucius Paullus lui-même, pourtant frère d’opinion de Caton bien plus que des Scipions, étudie et juge en connaisseur le Jupiter de Phidias. Après la reddition de Syracuse (542 [212 av. J.-C.]), Marcus Marcellus, le premier, enlève en masse ces trésors d’art, qui viendront successivement enrichir la capitale des dépouilles des villes grecques conquises : quelques hommes de l’ancienne souche s’élèvent bien contre ces pratiques. Le vieil et austère Quintus Maximus, en entrant dans Tarente (545 [-209]), défend de toucher aux colonnes des temples, et veut qu’on laisse aux Tarentins leurs dieux irrités : mais la mode l’emporte, et le pillage continue. Titus Flamininus (560 [194 av. J.-C]), Marcus Fulvius Nobilior (567 [-187]), tous deux représentants principaux de l’Hellénisme, et, aussi bien qu’eux, Lucius Paullus (587 [-167]), remplissent les édifices publics des productions du ciseau grec. Les Romains pressentent dès cette époque que le culte des arts et de la poésie constituent une partie essentielle de la civilisation grecque, ou mieux, de la civilisation moderne mais, tandis que pour s’approprier la poésie, il leur manque la faculté et le génie poétiques, il leur semble du moins que dans le domaine des arts, l’étude et la réunion des chefs-d’œuvre pourront suffire. Aussi Rome aura-t-elle un jour une littérature artistique, alors, que nul n’y tentera même de créer ou faire progresser un art pur romain[58] ! |
[1] La langue de Plaute
se caractérise même par l’emploi d’un certain nombre de mots purement grecs : stratioticus,
machœra, nauclerus, trapezita, danista, drapeta, œnopolium, bolus, malacus,
morus, graphicus, logus, apologus, techna, schema, etc. Le poète y
ajoute parfois l’interprétation en latin, mais seulement quand le mot grec
appartient à un ordre d’idées étrangères à son vocabulaire habituel. Dans le Truculentus (I, 1, 60), par ex., dans un
vers peut-être interpolé, il est vrai, on lit : Phronesis
est sapientia. Ailleurs, le comique jette des bribes de grec au milieu
de sa phrase : dans
Πράγματα
μοί παρέχεις. — Dabo
μέγα xαxόν, ut opinor…
[Tu m’ennuies ! — Il t’en cuira, je le crains.]
Ailleurs, il joue sur le mot. Sic dans les Bacchis (2, 3, 6)
………
est opus chryso Chrysalo ……
[il faut de l’or à Chrysale. - V. aussi, ibid., 4, 4, 53].
Ennius, de son côté, suppose que l’étymologie des mots Alexander, Andromache, est connue de tous ses auditeurs (Varron, de Ling. lat., 7, 82). Citons encore comme tout à fait curieux certains mots forgés et à demi grecs : ferritribax, plagipatida, pugilice ; ou le vers bien connu du Miles gloriosus (2, 2, 58) : Euge : EUSCHEME hercle adstitit sic DULICE et comœdice ! [Voyez, par Hercule ! quels airs de comédie le drôle se donne !]
[2] Voici l’une des Épigrammes poétiques qui partent le nom de Flamininus :
Écoutez
: ô Dioscures, joyeux et habiles écuyers !
Fils
de Jupiter ! Tyndarides qui régnez à Sparte ! écoutez !
Titus,
descendant d’Énée, vous dédia cette noble offrande,
Quand il donna la liberté aux peuples hellènes !
[3] [Marschen, Ditmarschen : le Marais :
nom donné à la région basse et humide de la côte occidentale du Holstein et du
Schleswig. Il répond exactement à notre Marais de Vendée et aux Pays-Bas de
Hollande. M. Mommsen fait ici allusion à son pays natal :
[4] Citons, comme exemple, Chilon, l’esclave de Caton l’Ancien, qui réalisa d’assez beaux bénéfices pour son maître, en sa qualité de pœdagogue (Plutarque, Cat. maj., 20).
[5] On n’applique pas
encore, dans
[6] Citons ce vers d’une de ses tragédies [Festus, p. 433, éd. Müll.]
Quem
ego nefrendem alui lacteam immulgens opem…
Que j’ai nourri, quand il m’avait pas de
dents, des trésors, du laitage…
— Prenez l’Odyssée, liv. XII, vers 16 et suiv. :
.....
ούδ' άρα Κίρxην
Èξ
Αϊδεω έλθόντες
έλήθομεν, άλλά
μάλ' ωxα
΅Ηλθ'
έντυναμένη·
άμα δ'
άμφίπολοι
φέρον αύτή
Σϊτον xαί xρέα πολλά, xαι αϊθοπα οΐνον έρυθρόν...
Mais Circé nous vit revenant des enfers, et de
suite elle vint à nous toute parée ; ses servantes apportaient avec elle le
pain, les nombreuses viandes, et le vin rouge et généreux…
Voici la traduction de Livius Andronicus :
Tỏpper
cỉti ad aédis — vénimủs Cỉrcae
Simul
dủona cỏrani (?) — pỏrtant ảd nảvis
Mỉlia
ảlia in ỉsdem — inserinuntur.
Ce qui frappera le plus le lecteur dans cette traduction, ce n’est point tant son incorrection barbare, que le contresens de l’écrivain, qui fait venir Ulysse chez Circé, tandis que, suivant Homère, c’est Circé qui va au-devant d’Ulysse. — Ailleurs (livre XV, v. 373), il tombe dans un quiproquo plus risible encore, et traduit αίδοίοισιν έδωxα (j’en donnai à mes respectables (hôtes) :) par le mot lusi (je jouai). V. Festus, Epit. V° affatim, p. 11, Müll. — Tous ces minimes détails ne sont pas sans intérêt pour l’histoire : ils montrent à quel humble degré de la culture littéraire en étaient encore, avec leurs vers mal dégrossis, ces premiers pédagogues de Rome. Remarquez aussi qu’Andronicus, tout natif qu’il était de Tarente, ne paraît pas savoir le grec comme on sait sa langue mère.
[7] A la vérité, il en fut élevé un, dès 575 [179 av. J.-C.], sur l’hippodrome Flaminien, pour les jeux d’Apollon (Tite-Live, 40, 50. — Becker, Topic., P. 605). Mais, suivant toutes les vraisemblances, il fut rasé presque aussitôt (Tertullien, de Spectac., 40).
[8] En 599 [155 av. J.-C.], il n’y avait encore ni banquette, ni sièges (Ritsch., Parerg., I, p. XVIII, XX, 214. Cf. Ribbeck, Trag., p. 285). Or, comme l’auteur des Prologues de Plaute, et Plaute lui-même, font d’assez fréquentes allusions à un public assis (Miles glor., act. II, sc. 1, v. 3, 4; Aulul., act. IV, sc. 9, v. 6 ; Trucul., in fine ; Epidic., in fine), il en faut conclure que les spectateurs apportaient le plus souvent leurs siéges, ou se mettaient par terre.
[9] En tout temps, les femmes et les enfants ont été admis au théâtre à Rome (Valère-Maxime, 6, 3, 12. — Plutarque, Quœst. rom., 14. — Cicéron, de Harusp. resp., 12, 24. — Vitruve, 5, 3, 1. — Suétone, Aug., 44, etc.). Les esclaves en étaient de droit exclus (Cicéron, de Harusp. resp., 12, 36. — Ritschl., Parerg., I, p. XIX, 223). Il en faut dire autant des étrangers, à l’exception toutefois des hôtes publics : ceux-ci prenaient place au milieu ou à côté des sénateurs (Varron, 5, 155. — Justin, 43, 5,10 ; Suétone., Aug., 44).
[10] [V. le prologue du Pœnulus, vers 17 et suiv.]
[11] On aurait tort, se
fondant sur quelques indications des prologues de Plaute (Casina, v. 17 ; Amphitr.,
65) de penser qu’il y avait un prix décerné après concours (Ritschl, Parerg., 1, 229). Le passage souvent
cité du Trinumus (v. 706) appartenait
probablement au texte grec original, et semble avoir été purement et simplement
transcrit par le traducteur. Sur ce point, le silence des Didascalies et des Prologues,
en ce qui touche les juges et les prix eux-mêmes, est à la fois décisif et
s’accorde avec la tradition. — Nous ajoutons qu’on ne jouait qu’un drame par
jour. Nous voyons, en effet (Pœnulus,
10), que les spectateurs quittaient leur logis pour voir commencer la pièce, et
que, la pièce finie, ils rentraient chez eux (Epidic.; — Pseudol. ; — Rudens ; — Stichus ; — Trucul., in
fine). Il ressort de tous ces textes que les Romains allaient au théâtre après
leur second déjeuner (prandium), et qu’ils rentraient dans leurs
demeures pour l’heure du dîner. A ce compte, la représentation durait de
[12] Nous ne parlons que pour mémoire de quelques rares emprunts faits aussi à la comédie moyenne, qui n’est autre chose que le genre de Ménandre non encore arrivé à son point de perfection. Quant à la comédie ancienne, nulle trace d’imitation ne s’en rencontre dans la vieille littérature de Rome. L’Hilarotragédie, dont l’Amphitryon de Plaute nous offre le spécimen, a reçu, il est vrai, des historiens littéraires de Rome, le nom de comédie Rhinthonienne ; mais les comiques nouveaux d’Athènes avaient aussi écrit des parodies de ce genre, et l’on ne s’expliquerait pas pourquoi, ayant devant les mains les poètes athéniens de la nouvelle école, les Romains auraient été remonter jusqu’à Rhinthon [de Tarente ou Syracuse] et aux anciens, pour leur demander des modèles.
[13] [Toutes les appréciations qui vont suivre, et une bonne partie de celles qui précèdent, sont puisées, le lecteur l’a pressenti, dans les textes mêmes et les fragments des comiques grecs et latins. Déjà, en lisant l’alinéa qui précède, on a pu reconnaître une allusion aux v. 52 et 59 du prologue de l’Amphitryon
Quid
contraxistis frontem ? quia tragœdiam
Dixi
futuram hanc ? …… commutavero
Eamdem
hanc, si vollis ; faciam ex tragœdia
Comœdia
ut sit ……]
[14] [Le Curculio
et
[15] [Dont Cicéron disait, dans son Cato major : Quam gaudebat …… Truculento Plautus, quam Pseudolo !]
[16] [On sait que Molière lui a pris plus d’un trait de son Harpagon, et notamment l’idée et certains détails comiques du fameux monologue.]
[17] [Aussi le poète a-t-il cru devoir s’excuser devant son public. Mais son excuse, où la prend-il ? Ecoutons-le :
Si ces vieillards n’avaient été des vauriens dès leur jeune âge, vous ne les verriez pas aujourd’hui salir leurs cheveux blancs ! Et l’auteur ne les eut point mis en scène, s’il n’avait pas vu souvent des pères rivaux de leurs fils, dans les lieux de prostitution ! (Plaute, Bacchis, Epilogue)]
[18] Bacchides, 35. — Trinumus, 3, 1, 8. — Trucul.,
3, 2, 25. — Nœvius aussi, qui d’ordinaire se gênait moins que ses confrères, se
moque des Prœnestins et des Lanuviens (Comm.,
21, R.). Les rapports furent fréquemment tendus entre les Prœnestins et les
Romains (Tite-Live, 23, 20, 42, 1) : les exécutions qui eurent lieu au temps
des guerres de Pyrrhus et la catastrophe contemporaine de Sylla en font foi. —
Naturellement, la censure n’arrêtait pas au passage les plaisanteries
innocentes, comme celles qu’on lit dans les Captifs
(Captivi),
1, 2, 56 et 4, 2, 191). — Notons aussi le curieux compliment adressé à Massalie
dans
[19] C’est par un vœu
de ce genre que se termine le prologue de
Voilà l’histoire ! — Bonne santé je vous dis. Puisse votre vrai courage vous donner la victoire, comme au temps jadis. Conservez vos alliés, les anciens et les nouveaux. Augmentez vos auxiliaires par la justice de vos lois. Ecrasez vos ennemis ; cueillez les lauriers et la gloire, et que le Carthaginois vaincu soit punit ! (Cistell., Prolog., in fine)
[20] On ne saurait trop
y regarder avant d’interpréter tel ou tel passage de Plaute dans le sens d’une
allusion aux événements du jour. La critique moderne a dû rejeter bon nombre de
traductions par trop subtiles et évidemment faussées. Ne faudrait-il pas
regarder ainsi comme ayant dû tomber sous le coup de la censure tel passage se
référant aux Bacchanales, dans
[21] Peut on donner un autre sens à ce passage remarquable de sa Jeune fille de Tarente [Tarentilla] ?
Ce
qui devrait, à bon compte, ne valoir un succès sur la scène, il n’est nulle
part de roi qui veuille me le contester ! combien chez les rois l’esclave est
mieux traité, que l’homme libre ici ?
[22] Rappelons ce que
dit Euripide des sentiments ayant cours dans
[23] [Ainsi parle le chef de la troupe (grex) : il annonce, le dénouement qui se fera, comme on dirait aujourd’hui, derrière la toile :
Spectateurs, nous allons vous dire ce qui va se passer dans ce logis. On découvrira que cette Casina est la fille du voisin, et elle épousera Euthynice, le fils de notre maître.]
[24] Citons pour exemple, la scène du Stichus, où le père de famille, passant en revue avec ses filles les qualités que doit réunir une bonne épouse, se pose tout à coup la question la plus incongrue du monde, et se demande lequel vaut le mieux d’épouser une jeune fille où une veuve, uniquement pour amener une réponse non moins déplacée dans la bouche de celle qui la fait, et une sortie contre les femmes qui n’est autre chose qu’un absurde lieu commun. Mais ce n’est là qu’une peccadille. — Dans le Collier, (Πλόxιον) de Ménandre, un mari conte à un voisin sa peine :
J’ai
épousé Lamia, l’héritière ; te l’avais-je dit ? Non. — Cette maison est à elle,
ainsi que les champs et tout ce qui est alentour. Mais quel fléau, le pire de
tous, que cette femme ! A charge à tous : non pas à moi seul, mais à son fils,
à sa fille plus encore ! — Le mal est sans remède, je le vois bien !
Dans l’imitation latine, du poète Cœcilius, le dialogue simple et élégant tout ensemble du comique d’Athènes fait place aux grossièretés qui suivent :
Ainsi,
ta femme est une pie-grièche ? — Tu me le demandes ! — Mais… — oh ! ne m’en
parle pas ! Quand je rentre et que je m’assieds, il me faut essayer d’abord le
baiser d’une bouche à jeun ! — Ah ! c’est frapper juste ! Elle veut te faire
rendre ce que tu as bu dehors !
[V. Aul. Gell., 2, 23. - Tout le chapitre est consacré à une intéressante comparaison entre Cœcilius et Ménandre.]
[25] Même quand, plus tard, leurs théâtres se construisirent en pierre, les Romains ne placèrent pas sous les acteurs ces grands vases acoustiques dont firent tant usage les architectes grecs (Vitruve, 5, 5, 8).
[26] Il règne une confusion fâcheuse dans les documents biographiques qui le concernent. Ayant porté l’épée durant la première guerre punique, il n’a pu naître plus tard que 495 [259 av. J.-C]. Dès 519 [-235], on joua ses drames, ceux de ses débuts, sans doute (Aul. Gell., 12, 21, 45). L’opinion commune plaçait sa mort en 550 [-204] : mais Caton doutait de l’exactitude de cette date (Cicéron, Brut., 15, 60), et Caton avait raison. Si elle eût été vraie, il aurait fini à l’étranger pendant la guerre d’Hannibal. Mais ses vers satiriques sur Scipion sont évidemment postérieurs à la bataille de Zama. Sa vie se place donc entre 490 et 560 [-264/-194]. Il aurait été dès lors le contemporain des deux Scipions, morts en 543 [-211] (Cicéron, de Rep., 4, 10) : il aurait été de dix ans plus jeune qu’Andronicus, et de dix ans aussi, peut-être, l’aîné de Plaute. A. Gelle fait directement allusion à son origine campanienne ; et lui-même, s’il était possible de douter de sa nationalité latine, la mentionne dans son épitaphe bien connue. Fut-il citoyen romain, ou seulement citoyen, de Calès ou de quelque autre cité latine de Campanie ? La seconde hypothèse paraît la plus probable, et par là s’expliquent facilement les rigueurs impitoyables de la police romaine envers lui. Dans tous les cas, il n’a pas été acteur, puisqu’il servait dans l’armée.
[27] Que l’on compare, pour s’en rendre compte, ce début, de sa tragédie de Lycurgue avec le fragment qui nous reste aussi de Livius :
Vous
qui veillez auprès du royal cadavre, allez de suite vers ces lieux ombragés on
poussent les arbres semés d’eux-mêmes.
Ou encore les paroles célèbres adressées par Hector à Priam, dans les Adieux d’Hector :
Etre
loué par toi m’est doux, Ô mon père, toi
que louent les hommes !
Ou enfin, ce joli vers de
A
l’un, un signe ; à l’autre, un coup d’œil ; elle aime l’un, elle tient l’autre
!
[28] [Gottsched (1700, † 1766), né prés de Kœnigsberg, critique, grammairien et littérateur, chef de l’école littéraire puriste du XVIIIe siècle.]
[29] [Orgueil campanien ! s’écrie Aul. Cell. Mais cet orgueil est justifié par l’assentiment de tous les bons juges nationaux, Caton, Cicéron, etc.]
[30] Il faut bien admettre cela : autrement on ne saurait comprendre comment les anciens ont pu hésiter si souvent sur l’authenticité ou la non authenticité de tels et tels drames de l’école plautinienne. En effet, nul écrivain romain, autant que Plaute, n’a laissé prise à d’insolubles incertitudes. A cet égard, comme aussi sous d’autres rapports, il existe entre Shakespeare et lui des analogies assurément remarquables !
[V. A Gell., I, III, 3, de noscendis explorandisque Plauti comœdiis. On retrouvera dans cette curieuse dissertation plus d’un précieux détail dont M. Mommsen a fait profit.]
[31] [Je ne puis
résister au devoir de citer ici l’excellente traduction française de Plaute par
M. Naudet (Collect. Panckoucke), et
surtout la fine et érudite notice biographique qu’il a plus récemment publiée
dans
[32] [M. Mommsen dit textuellement ce corbeau blanc, locution familière qui correspond à notre merle blanc.]
[33] Dans la langue
juridique et technique, le mot togatus désigne
plus spécialement l’Italien, par opposition avec l’étranger, et aussi avec le
citoyen de Rome. Tel est surtout le sens de la phrase formula togatorum (Corp. insc. lat., I, n° 200, v. 21, 50).
Il faut entendre par là les miliciens italiotes, en dehors du cadre des
légions. Hirtius est le premier qui ait appelé Gallia togata
[34] L’Histoire littéraire est muette en ce qui le concerne. Tout ce que l’on peut conclure d’un passage de Varron, c’est qu’il était l’aîné de Térence (558-595 [196-159 av. J.-C.]) (V. Ritschl, Parerg., 1, 194). Mais il n’y faut point aller chercher autre chose, et s’il paraît vrai que, des deux groupes de poètes que Varron compare, le second, composé de Trobea, d’Atilius et de Cœcilius, serait en somme plus ancien que l’autre (Titinius, Térence, Atta), il ne s’en suit pas le moins du monde que lainé du jeune groupe soit plus jeune aussi que le moins âgé du groupe antérieur.
[35] Des quinze
comédies titiniennes dont les titres nous sont parvenus, il en est cinq
seulement à rôle d’homme principal (Baratus
? Cœcus, Fullones, Hortensius, Quintus, Varus). On en compte neuf appartenant à l’autre sexe (Gemina, Jurisperita, Prilia ? Privigna, Psattria ou Fereratinatis,
Selina, Tibicina, Veliterna, Ulubrana ?) Dans deux de ces pièces (
[36] [Il était réservé aux sénateurs et personnages de distinction, comme aujourd’hui nos fauteuils ou stalles d’orchestre, qui sont loués à plus haut prix.]
[37] Citons, comme
terme de comparaison, les fragments qui suivent de
Plût
au ciel que le navire Argo n’eût jamais volé vers la terre de Colchos, le long
des Symplégades azurées ; ou que
jamais dans les forêts du Pélion le pin ne fût tombé sous la hache, mettant la
rame aux mains des héros, accourus pour Pélias
à la conquête de la toison d’or ! Alors Médée, ma maîtresse, n’aurait point
navigué vers les tours d’Iotchos,
blessée au cœur de son amour pour Jason !
Voici la traduction d’Ennius :
Plût
au ciel que dans les bois du Pélion la hache n’eût pas jeté à terre le tronc
coupé des pins, ni qu’alors on eût commencé de construire ce navire, fameux sous le nom d’Argo, où montèrent
ces femmes choisis parmi les Achéens, allant,
par ordre du roi Pélias, conquérir en Colchide, aidés de la ruse, la toison
dorée du bélier ! Médée, ma maîtresse, n’eût pas quitté sa demeure, errante
aujourd’hui, le cœur malade, et blessée d’une cruelle blessure d’amour !
Les différences dans la traduction latine sont remarquables. Nous n’y signalons ni les tautologies ni les périphrases, mais bien plutôt les explications données des noms mythologiques moins connus des Romains, ou leur suppression totale. Des Symplégades, du pays d’Iotchos, il n’est plus question. Ennius dit ce que c’est que le navire Argo, que Pélias, etc. En revanche, ce qu’on appelle un contresens est chez lui fort rare.
[38] Il n’est point douteux, en effet, et les anciens le déclarent, qu’il faisait son propre portrait dans les vers qui suivent du VIIe livre de ses Chroniques,.... Le consul appelle ses affidés et confère avec eux :
Ayant ainsi parlé, il appelle un homme avec lequel il aime à partager sa table et ses discours, lui parlant d’une humeur affable de ses affairés, et se délassant des fatigues d’une journée donnée en grande partie à la chose publique, au vaste forum et à l’auguste sénat. Avec lui, il ouvre la bouche sans crainte : sujets graves ou légers, plaisanteries et jeu de mots, peu importe ! sa parole se teint de malice ou se répand en accents pleins de bontés ; il la place en lieu sûr ! Avec lui, il prend ses plaisirs et ses joies, en secret ou en public. C’est un homme qui jamais ne pense à mal ; encore moins, ne pousse à mal faire ! Léger sans méchanceté, il est savant, fidèle, doux, éloquent ; content de son sort, heureux et sensé ; disant les choses à propos : facile d’humeur, parlant peu, retenant beaucoup ; sachant les choses d’autrefois, ensevelies sous les temps ; au fait des mœurs anciennes et nouvelles ; possédant les vieilles lois divines et humaines. C’est à un tel homme…… etc. (A. Gell., XII, 4)
[Et Aulu-Gelle d’ajouter : Voilà l’ami qui convient aux hommes haut placés par la naissance et la fortune ! L. Ælius Stilo assura souvent qu’Ennius, en écrivant ces vers, avait songé à lui-même, et qu’il y avait déposé la peinture de ses mœurs et de son esprit ! (Aul. Gell., l. c.)]
[39] On lisait dans le Télèphe : Palam mutire plebeis piaculum est. Parler haut est un crime chez l’homme de la plèbe !
[40] Citons encore ici certains passages excellents pour le fond et la forme, tirés du Phœnix d’Ennius et imités d’Euripide :
Il
convient à l’homme de vivre animé par la vraie vertu, et d’ajourner sans
crainte le coupable devant la tribunal du juge. — La liberté ! elle est là où
le cœur bat fort et pur sous la poitrine ! Ailleurs, et dans la sombre nuit, se
cache le forfait !
Dans le Scipion, qui fit partie sans doute des poésies mêlées d’Ennius, on rencontrait aussi les vers pittoresques qui suivent :
Le
silence se fait dans l’immensité du monde céleste ; Neptune en courroux
commande le repos aux ondes bondissantes ; le soleil arrête ses chevaux aux
sabots ailés ; les fleuves suspendent leur cours éternel : et le vent meurt
sous la ramée !
Ce dernier fragment nous montre l’imitateur à l’œuvre et aux prises avec son modèle. Il ne fait autre chose ici que paraphraser les paroles d’un témoin du combat que se livrent Neptune (Héphœstos) et le fleuve Scamandre, dans la tragédie (primitivement sophocléenne) du Rachat d’Hector.
Constilit,
credo, Scamander : arbores vento vacant !
Voyez ! le Scamandre s’arrête : le vent meurt sous la ramée : et c’est dans l’Iliade (21, 381) que se rencontre la pensée première du tableau.
[41] Citons, par exemple, ce vers du Phœnix :
Fou
vraiment qui désire en la désirant la chose désirée !
Et encore faisons-nous grâce au lecteur de plus insipides ritournelles ! Les jeux de mots, les acrostiches n’y manquent pas non plus (v. Cicéron, de Divin., 2, 54, 111 [et les vers cités par A. Gell., 18, 2]).
[42] Sans compter Caton, on nomme deux consulaires poètes (Suétone, Vita Terent., 4) Quintus Labeo (consul en 571 [183 av. J.-C.]) et Marcus Popilius (consul en 584 [-170]). Ont ils aussi édité et publié leurs poésies ? C’est ce qu’on ignore. Il y a lieu à douter même en ce qui touche le vieux Caton.
[43] [Les fragments de l’Histoire sacrée d’Évhémère, traduits par Ennius, et que nous a conservés Lactance, sont écrits en pose. -V. Lact. Inst. divin., I, 11, 13, 14.]
[44] On peut juger du ton de son récit poétique par les menus fragments qui suivent :
Elle
(Didon) demande, aimable et le sachant déjà, comment elle a quitté Troie.
Et ailleurs :
Le
roi Amulius lève les mains au ciel et remercie les dieux.
Ailleurs encore, dans un passage tiré d’un discours, où l’on remarquera l’emploi de la forme indirecte :
Laisser
dans l’embarras des hommes si braves, ce serait une honte pour le peuple, pour
toutes les familles !
Veut-il parler du débarquement à Malte, en 498 [256 a. J.-C.] ? il dit :
L’armée
romaine descend à Malte, met à feu l’île entière, la ravage, et anéantit
l’ennemi.
Enfin, parle-t-il de la paix qui termine la guerre de Sicile (première guerre punique) ? Il s’exprime ainsi :
Il
est aussi convenu que l’on achètera de Lutatius la paix par des dons ; il
stipule en outre que tous les prisonniers, que tous les otages siciliens seront
rendus.
[45] [Ces noms sont
inconnus aujourd’hui, même en Allemagne. — Anne-Louise
Karschin, née à Schwibus, en Silésie, en 1722, fut une simple paysanne, douée
d’une singulière faculté d’improvisation poétique. Après deux mariages
malheureux, avec des hommes d’humble condition, elle vint à Berlin, où les
rénovateurs de la poésie et de la littérature nationales allemandes, Gleim, Ramler, Moses Mendelsohn
et autres, l’accueillirent avec enthousiasme et la surnommèrent
[46] L’emploi de la langue grecque par le père de l’histoire romaine en prose est attesté par Denys d’Halicarnasse, 1, 6, et par Cicéron, de Divin., 1, 21, 413. Mais Quintilien et les grammairiens postérieurs font aussi mention d’Annales latines portant le même nom d’auteur, et ce qui ajoute encore à la difficulté du problème, c’est qu’il a existé un traité très étendu de Droit pontifical, écrit aussi par un Fabius. Mais pour quiconque a étudié de près et dans son ensemble le mouvement de la littérature romaine, il paraîtra impossible d’attribuer cette dernière production à un écrivain quelconque du temps des guerres d’Hannibal. Quant aux Annales latines, il est douteux qu’elles aient été publiées à cette même époque ; sans compter qu’il y a confusion de nom, peut-être, avec un autre annaliste plus récent, Quintus Fabius Maximus Servilianus (consul en 612 [142 av. J.-C.]) ; sans compter aussi qu’il peut se faire que les Annales en langue grecque de notre Fabius aient été anciennement traduites en latin, comme le furent plus tard celles d’Acilius et d’Albinus. Enfin, n’a-t-il pas pu y avoir deux annalistes du nom de Fabius Pictor ? Nous ne voulons rien trancher. — On a aussi attribué une autre composition historique en langue grecque à un contemporain de Fabius, à Lucius Cincius Alimentus : mais ce livre n’a été, ce semble, qu’un enfant supposé et mal venu, qui daterait en réalité du siècle d’Auguste.
[47] [Gleim (1719-1803), l’Anacréon et le Tyrtée allemand, et Ramler (1725-1798), poètes prussiens tous deux, furent célèbres au dernier siècle. Leurs odes guerrières sont actuellement négligées. Du moins, et ce n’est point un mince mérite, ils furent, avec quelques autres, les précurseurs des grands poètes nationaux de l’Allemagne, sinon les fondateurs même de la glorieuse école des Lessing, des Schiller et des Gœthe.]
[48] [Et même après Caton, Cicéron dira encore que la littérature romaine ne compte pas une véritable œuvre historique : Abest historia litteris nostris, etc. (de Legib., I, 2).]
[49] Tous les travaux littéraires de Caton appartiennent à sa vieillesse (Cicéron, Cato, 11, 38. — Corn. Nepos, Cato, 3). La composition des premiers livres des Origines n’est pas antérieure à l’an 586 [168 av. J.-C.]. Elle ne lui est pas non plus de beaucoup postérieure (Pline, Hist. nat., 3, 14, 114).
[50] Polybe (40, 6, 4) prend soin d’observer qu’Albinus, au contraire de Fabius, avait su écrire une histoire sérieuse et positive à la façon des Grecs.
[51] Comme, par exemple, les incidents du siége de Gabies [Tite-Live, I, 53 et suiv.], imités des aventures de Zopyre et du tyran Thrasybule [Hérodote, III, 151 et suiv. – I, 22] ; ou encore le conte de l’exposition de Romulus enfant, copié d’après l’historiette de la jeunesse de Cyrus, du même auteur [I, 110 et suiv.].
[52] C’est ce que rapporte Plaute (Mostell., 196) : Les parents élèvent leurs enfants et les polissent : on leur enseigne les lettres, le droit, les lois. (expoliunt, docent literas, jura, leges). — Plutarque en dit autant des Romains de ce temps (Cat. maj., 20).
[53] Dans les poésies imitées d’Epicharme, il fait dériver Jupiter de quod juvat, Cérès de quod gerit fruges.
[54] Enni poeta, salve ! etc. — Notez la forme caractéristique du mot poeta, dérivé du grec vulgaire ποητής (au lieu de ποζητής) — Les potiers de l’attique mettaient d’ordinaire le mot έποησεν sur leurs œuvres. — Poeta, d’ailleurs, ne se dit que des auteurs épiques, ou des auteurs de poésies récitées. Il ne s’applique pas aux auteurs dramatiques, qui, à notre époque, sont encore tout simplement des scribes (scriba — Festus, v° p. 333, Müll.)
[55] Du cycle d’Hercule, nous voyons apparaître même les personnages secondaires, Talthybius, par exemple (Stichus, 305), Autolycus (Bacc., 275), Parthaon (Menechm., 741). De même, et quant aux faits principaux du moins, la foule à Rome avait entendu conter les légendes de Thèbes et des Argonautes, celles des Bellérophon (Bacch., 810), de Penthée (Mercat., 457), de Procné et Philomène (Rud., 604), de Sapho et de Phaon (Mil., 1247).
[56] De ces Grecs, Marcus, mon fils, je dirai en son lieu ce que j’en ai tiré de profit à Athènes ; je prouverai qu’il est bon de jeter les yeux sur leurs livres, mais non d’en faire son étude. Race vicieuse et indisciplinable [nequissimum et indocile genus illorum] ! Crois-moi comme si tu entendais parler l’oracle ! Le jour où elle nous donnera ses arts, tout sera perdu ! Et ce sera pis encore, si elle nous envoie ses médecins ! Ils ont juré entre eux de tuer tous les Barbares avec leurs médecines, et c’est ce qu’ils font, demandant salaire pour qu’on se fie à eux, et qu’ils aient plus facile de nous détruire. Nous aussi, ils nous appellent des Barbares. Entre tous les autres Opiques, ils nous souillent des plus grossières appellations. Je t’ai donc interdit les médecins ! [V. ce texte curieux dans Pline, Hist. nat., XXIX, 7.]
[57] Ce Plautius appartient bien à notre époque ou aux premiers temps de l’époque suivante (Pline, Hist. nat., 35, 10, 115). L’inscription placée au bas de ses tableaux était en hexamètres ; elle n’est donc pas plus ancienne qu’Ennius, et la collation du droit de citoyen d’Ardée est nécessairement d’une date antérieure à la guerre sociale, puisque Ardée y a perdu son autonomie.
[58] [Ici encore, M.
Mommsen me parait par trop sévère. V. sur ce point notamment Beuté, Un préjugé sur l’art romain (Revue des Deux-Mondes,