La chute de la noblesse n’avait point enlevé leur caractère aristocratique aux institutions romaines. Nous avons déjà fait voir que l’aristocratie était immédiatement ressuscitée au sein du parti plébéien, s’y faisant même plus énergiquement sa place à certains égards que dans l’ancien patricial. Jadis l’égalité civile absolue avait existé pour tout le peuple : il n’en était plus ainsi sous le régime de la constitution réformée. Et tout d’abord celle-ci avait laissé s’établir une séparation tranchée entre la masse des simples citoyen et les maisons sénatoriales, avantagées tant dans leurs droits politiques que par la jouissance des biens domaniaux. La noblesse ancienne, à peine mise de côté, l’égalité civile à peine fondée, l’aristocratie nouvelle se montre ayant en face d’elle aussi un parti nouveau d’opposition : l’une entée en quelque sorte sur les nobles abaissés ; l’autre rattachant de même ses premières manifestations aux agitations dernières de l’ancienne opposition entre les ordres. Les commencements du parti du progrès appartiennent donc au Ve siècle, c’est au siècle suivant qu’il achève de prendre couleur et attitude. Mais ce mouvement intérieur passe inaperçu au milieu du bruit des armes et des victoires, durant les grandes guerres nationales ; et il n’est pas de moment dans l’histoire de Rome où le travail de la vie politique échappe davantage aux regards. Comme la glace qui s’étend insensiblement sur le fleuve, et en comprime le flot devenu invisible, l’aristocratie nouvelle va croissant tous les jours : mais en même temps s’accroît aussi le parti du progrès : il est le courant qui se cache en dessous, et, à son tour, épanche lentement ses ondes soulevées. Légères et peu sensibles d’abord sont les traces de cette double et contraire tendance : ses effets, à l’heure présente, ne se manifestent point par une de ces catastrophes qu’enregistre l’histoire ; et c’est chose difficile que de l’étudier dans sa marche générale et continue. Il n’en est pas moins vrai que c’est à cette même époque que va succomber l’antique système de la liberté civile, et que seront posées les pierres d’attente des révolutions futures. Or, le tableau de ces révolutions, celui même du développement des institutions romaines, demeureraient plus tard incomplets, si nous n’avions pas montré, dès ce jour, la puissante couche glacée qui recouvre le fleuve ; si nous n’avions pas fait entendre les bruits sourds et les craquements, terribles avant-coureurs de l’immense et prochaine débâcle. La noblesse romaine se rattache formellement aux institutions antiques du patriciat dans son beau temps. Les hauts fonctionnaires sortis de charge jouissaient, naturellement, de grands honneurs : mais par la suite ces honneurs se changèrent en de réels privilèges. Tout d’abord il fut permis à leurs descendants d’exposer, dans les salles de la maison, et le long des murailles où se voyait l’arbre généalogique, l’effigie en cire du grand ancêtre récemment enlevé par la mort ; et son image figurait en public aux funérailles des autres membres de la famille. Pour apprécier ce fait à sa juste importance, on se rappellera que dans la tradition italo-hellénique le culte des images allait à l’encontre de l’égalité républicaine ; qu’à Rome, par cette raison, leur exposition avait été interdite pour les vivants ; et que pour les morts on ne l’autorisait que dans certaines conditions sévèrement restreintes. La loi et la coutume avaient aussi réservé aux principaux magistrats et à leurs descendants de nombreux insignes : la bande de pourpre [latus clavus] à la tunique, l’anneau d’or au doigt [Pline, Hist. nat., 33, 4.], pour les hommes ; le harnais bosselé d’argent pour les chevaux des jeunes gens ; la toge prétexte, aussi avec sa bande de pourpre ; enfin la bulle d’or [bulla], avec son amulette, pour les enfants[1]. Distinctions futiles, dira-t-on, mais qui pourtant avaient leur importance dans une société où l’égalité civile obéissait à une règle extérieure sévère, où l’on avait vu, au temps d’Hannibal, un citoyen arrêté et tenu en prison durant des années, pour s’être montré indûment en public avec une couronne de roses sur la tête[2]. Au temps du gouvernement patricien pur, ces insignes appartenaient sans nul doute au patriciat, les grandes maisons tenant à s’y distinguer des familles moindres : mais ils acquièrent toute leur valeur politique à dater de la réforme de 387 [367 av. J.-C.], quand l’on voit les familles plébéiennes, grâce à l’égalité de droits qui vient d’être fondée, arriver au consulat, et se plaçant ainsi sur le même rang que les anciennes familles nobles, faire défiler en public les images des aïeux, comme celles-ci le pratiquent déjà toutes. La règle détermine ensuite quelles sont les magistratures auxquelles adviendront les honneurs héréditaires ; elle exclut les charges mineures, les fonctions extraordinaires, les magistratures de la plèbe ; elle n’admet que le consulat, la préture, assimilée au consulat, et l’édilité curule, qui participe aux pouvoirs de justice, et par conséquent à la souveraineté civile[3]. Quoiqu’il semble que la noblesse plébéienne, dans le sens strict du mot, n’ait pu dater que de l’admission des plébéiens aux charges curules, on la voit pourtant aussitôt afficher les tendances de caste les plus exclusives ; et je suis porté à croire que longtemps avant 387 [-367], les gentes plébéiennes sénatoriales avaient constitué déjà une sorte de noyau nobiliaire. La législation licinienne, à ce compte, équivaudrait, par ses effets, à ce que l’on appelle une fournée de pairs, dans le langage politique moderne. Les familles plébéiennes ennoblies par leurs ancêtres curules faisant corps aussitôt avec les maisons patriciennes, et conquérant: dans l’État une situation et une puissance distinctes; les choses sont bientôt ramenées, au point d’où l’on était parti : le peuple se retrouve en face d’une aristocratie gouvernante et d’une noblesse héréditaire, qui n’avaient jamais été complètement détruites : cette noblesse et cette aristocratie ne vont plus faire qu’une, et détiennent le pouvoir. La lutte entre les familles souveraines et le peuple soulevé contre elles devait nécessairement recommencer un jour. Ce jour ne se fit pas attendre. Non contente de ces insignes distinctifs, insignifiants par eux-mêmes, les nobles prétendirent aussi à la puissance séparée et absolue dans l’État : ils voulurent transformer en organes de leurs castes, anciennes et nouvelles, les institutions les plus importantes, le Sénat et la chevalerie. Le lien de la dépendance légale du Sénat de L’ordre des chevaliers est aussi devenu l’organe de l’aristocratie nobiliaire ; organe moins puissant, il est vrai, mais dont il convient de tenir compte. La nouvelle noblesse ne pouvant s’arroger encore la suprématie exclusive dans les comices, il lui parut grandement utile de s’assurer du moins une place distincte dans l’assemblée du peuple. Sur les comices par tribus, elle n’avait aucune prise : les centuries équestres de l’institution Servienne, au contraire, semblaient faites à souhait pour la conduire droit au but. La distribution de mille huit cents chevaux, fournis par la cité, fut aussi rangée parmi les attributions constitutionnelles des censeurs[4]. Ces magistrats, dans leurs choix, devaient ne s’inspirer que des intérêts de l’armée : ils devaient, aux revues refuser le cheval public à tout homme impropre au service, à raison de son âge ou pour toute autre cause. Mais tenir la main à ces strictes règles était chose difficile : les magistrats prirent en considération souvent la naissance bien plus que l’aptitude; souvent ils laissèrent leur monture à des cavaliers ayant fait leur temps, parce qu’ils appartenaient à des familles considérables ou sénatoriales. Il en résulta que les sénateurs allèrent régulièrement voter dans les centuries équestres, et que les places restantes y étaient de préférence données aux jeunes nobles. Le service militaire en souffrit : non point tant parce que la cavalerie légionnaire n’eut plus son effectif complet d’hommes valides, qu’a raison de l’atteinte grande apportée à l’égalité entre les soldats. La jeunesse noble arriva insensiblement à se soustraire au recrutement de l’infanterie, et la cavalerie devint toute aristocratique. Les faits sont l’éloquent commentaire de cet étai de choses. Pendant la guerre de Sicile on avait déjà vu les chevaliers, malgré l’ordre du consul Gaius Aurelius Cotta, se refuser à travailler aux lignes avec les légionnaires (502 [252 av. J.-C.]). Caton, durant son commandement à l’armée d’Espagne, avait eu aussi à leur tenir un langage sévère. Mais, quelque préjudiciable que fût pour l’État cette transformation de la cavalerie civique en une sorte de garde noble montée, elle n’en constituait pas moins un privilège pour l’aristocratie, laquelle s’installait ainsi dans les dix-huit centuries équestres comme dans une position retranchée, et y imposait sa loi aux votes. Il en faut dire autant des places réservées à l’ordre sénatorial dans les fêtes publiques, places tout à fait distinctes de celles abandonnées à la foule. Cette innovation fut l’œuvre du grand Scipion, et remonte à son second consulat, de 560 [194 av. J.-C.]. Le peuple entier s’assemblait pour les jeux, comme il s’assemblait pour voter dans les centuries ; et les places assignées à la noblesse dans une circonstance où il n’y avait aucun vote à émettre, faisaient ressortir davantage encore la distance officiellement proclamée entre la caste des maîtres et les sujets. Dans le gouvernement même, la mesure rencontra plus d’un blâme elle était odieuse ; elle n’était point utile, et elle donnait un démenti formel aux habiles et aux prudents du parti, qui auraient voulu masquer leur privilège politique sous les apparences de l’égalité civile. On s’expliquera facilement désormais la haute fortune de la censure, cette cheville ouvrière de la constitution des temps postérieurs. Insignifiante à son début, et placée sur la même ligne que la questure, on la voit bientôt revêtir un éclat inattendu, s’envelopper d’une auréole donnée à elle seule ; aristocratique et républicaine tout ensemble, elle devient le sommet et le couronnement de toute carrière publique heureusement parcourue. On comprend pourquoi le pouvoir lutte opiniâtrement contre l’opposition, dès que celle-ci fait mine de pousser les hommes de son parti vers cette magistrature, dès qu’elle essaye d’appeler devant le peuple, pour y rendre compte de sa conduite, le censeur en charge ou sorti de charge ! Devant une telle démonstration, le Palladium de l’aristocratie courrait trop de danger ! Il faut marcher sur l’ennemi, tous et comme un seul homme ! Qu’on se rappelle l’orage soulevé par la candidature de Caton ! Qu’on se rappelle les mesures prises par le Sénat, mesures inouïes et violatrices des formes, dans l’unique but de soustraire aux poursuites criminelles les deux censeurs abhorrés de l’an 550 [204 av. J.-C.] ! Chose non moins remarquable ! en même temps qu’il glorifie la censure, le gouvernement se méfie d’elle. Devenu son plus puissant instrument, elle est aussi celui qui engendre le plus de dangers. Il fallut bien laisser au censeur son pouvoir absolu, arbitraire, sur les listes du Sénat et des chevaliers : le droit d’exclure ne se pouvait séparer de celui d’élire ; et d’ailleurs, il convenait que le censeur eût le premier de ces droits dans la main, non point tant pour fermer le Sénat aux notabilités de l’opposition (on était prudent encore, et l’on évitait le bruit à tout prix), que pour conserver à la noblesse aussi l’auréole des vertus antiques, sa seule défense contre les attaques sous lesquelles, autrement, elle eût bien vite succombé. Le droit d’expulsion fut maintenu : mais tout en conservant à l’épée l’éclat de sa lame, on avait pris soin d’en émousser le tranchant. Le pouvoir du censeur avait ses limites dans la fonction, d’abord. Les listes des membres des corporations nobles ne pouvaient plus, comme jadis, être à toute heure modifiées : ce n’était que tous les cinq ans que s’en faisait la révision. L’intercession de l’autre censeur, le droit de cassation imparti au successeur en charge constituaient aussi des restrictions qu’il importe de noter. Mais une règle plus efficace encore, et obéie dans la pratique à l’égal d’une loi, faisait au magistrat des mœurs un devoir de ne jamais rayer des listes un sénateur ou un chevalier quelconque, sans motiver par écrit sa décision, sans procéder par conséquent à une véritable instruction judiciaire préalable[5]. Les positions occupées par la noblesse dans le Sénat, dans la chevalerie et dans la censure lui assurèrent donc la possession réelle du pouvoir ; et la constitution même tourna désormais à son profit. D’abord, et pour maintenir les fonctions publiques à leur haute valeur, on s’efforça de n’en créer que le moins possible de nouvelles, restant dès lors en deçà des besoins qui croissaient chaque jour avec l’élargissement des frontières et la multiplication des affaires. C’est ainsi qu’il fallut la pression des nécessités les plus puissantes pour qu’on se décidât à partager entre deux magistrats les procès jusqu’alors dévolus à un seul juge. Dorénavant (511 [243 av. J.-C.]), le préteur urbain connaîtra des causes entre citoyens romains ; et son collègue, de celles entre étrangers ou entre étrangers et citoyens[6]. Il est créé, par l’effet des mêmes causes, quatre proconsulats pour les provinces transmaritimes de Sicile (517 [-237]), de Sardaigne et Corse (527), et des deux Espagnes, citérieure et ultérieure (557 [-197]). L’insuffisance matérielle des fonctions de magistrature a eu de très fâcheux résultats, entre autres les formes plus que sommaires de l’instruction des procès, et l’influence abusive de la bureaucratie. Parmi les innovations dues à l’aristocratie, qui, si elles ne changeaient pas la lettre de la constitution, en dénaturaient l’esprit et en modifiaient la marche, il faut citer en première ligne les mesures prises en vue d’assurer les grades militaires ou les magistratures civiles non plus au mérite, et aux aptitudes seules, comme l’avait voulu le législateur politique, mais tout simplement à la naissance et à l’ancienneté. Pour n’être point formellement affichée dans le choix des officiers supérieur, la préférence n’en était pas moins réelle. Au cours de la période précédente, l’élection avait passé du général au peuple : au temps où nous sommes, tout l’état-major de la levée annuelle régulière, les vingt-quatre tribuns militaires des quatre légions de la milice, sont nommés dans les comices par tribus. La barrière s’élève de plus en plus infranchissable, entre les subalternes qui tiennent leur poste du choix du général, de leurs bons et braves services, et ce même état-major, à qui ses grades sont conférés par le peuple, après candidature posée en forme. Il est certain néanmoins, qu’à dater du jour où le tribunat légionnaire, cette colonne du système militaire de Rome, devient un marchepied politique pour les jeunes gens de la noblesse, on voit ceux-ci fort souvent éluder l’obligation du service, et l’élection aux grades s’entacher à la fois de tous les vices inhérents aux brigues démocratiques et aux prétentions nobiliaires exclusives. Quelle critique plus sanglante imaginer du mode nouveau des choix, que la nécessité où l’on se vit parfois placé (en 583 [-171], par exemple), de suspendre les nominations des officiers par le peuple, et de la rendre au général, comme au temps passé ? En ce qui touche les charges civiles, la réélection aux magistratures suprêmes fut assujettie à d’étroites délimitations ; et cela devait être, si l’on ne voulait pas que la royauté seulement annuelle ne devint qu’un vain mot ! Déjà durant la période précédente il avait été décidé qu’un intervalle de dix années devrait s’écouler entre un premier et un second consulat, et que le même citoyen ne pourrait pas être deux fois censeur. La loi nouvelle n’en disait pas davantage. Mais la règle alla s’affermissant ; et il fallut une disposition légale formelle pour en suspendre l’effet (en 537 [-217]) pendant toute la durée de la guerre d’Italie. Plus tard aucune dispense n’est accordée ; et la réélection, même après les dix ans, sur la fin de l’époque actuelle, devient un fait rare. A cette même date aussi (574 [-180]), une loi formelle impose aux candidats de passer par la série officielle et graduée des charges publiques : il est décrété de plus, qu’entre chaque degré, il y aura un délai déterminé d’inactivité, et en outre une condition d’âge afférente aux diverses charges, si les mœurs et l’usage n’ont depuis longtemps déjà posé ces limites. C’est dans tous les cas chose grave que le simple usage passant dans la loi, que les conditions d’aptitude ramenées a un formalisme réglementaire, et que le droit enlevé aux électeurs de passer en certains cas par-dessus les traditions. Ainsi, en même temps que le Sénat s’ouvrait aux membres des familles aristocratiques, qu’ils fussent ou non des hommes capables, les magistratures exécutives se fermaient absolument aux classes pauvres et inférieures. Bien plus, par cela seul qu’étant simple citoyen romain, on n’appartenait pas à la noblesse héréditaire, on voyait aussi se fermer devant soi l’accès de la curie, et les deux charges suprêmes du consulat et de la censure. Après Manius Curius, nous ne rencontrons plus de nom consulaire qui n’appartienne pas à l’aristocratie, et je regarde comme probable que le cas contraire ne s’est pas réalisé. Autre remarque : durant le demi-siècle qui va du commencement de la guerre d’Hannibal à la fin de la guerre contre Persée, le nombre des gentes dont le nom se lit pour la première fois sur le tableau des consuls et des censeurs demeure très limité : presque toujours Flaminiens, Térentiens, Portiens Aciliens, Lœliens, ils sont le produit d’une élection d’opposition, ou d’autres fois encore, ils se rattachent à quelque patronat aristocratique : ainsi en est-il, par exemple, de l’élection de Gaius Lœlius en 564 [190 av. J.-C.], exclusivement due à l’influence des Scipions. La situation commandait d’ailleurs l’exclusion des citoyens pauvres. Depuis que Rome n’est plus un état italique pur, depuis qu’elle a adopté la civilisation grecque, il ne se peut plus faire qu’un simple paysan quitte comme autrefois sa charrue pour venir prendre en main le timon des affaires publiques. Mais c’était aller au delà du juste et du nécessaire que de circonscrire les choix à peu près sans exception dans le cercle étroit des maisons curules, et de faire qu’un homme nouveau ne pût en quelque sorte franchir l’obstacle qu’en usurpateur[7]. L’hérédité ne régnait pas seulement dans la collation des honneurs sénatoriaux, en ce sens que, comme on s’en souvient, chaque t’eus avait eu toujours son représentant dans le Sénat, elle était en outre l’essence même de l’aristocratie romaine. Comme en toutes choses ici, la sagesse politique et l’expérience passaient du père au fils, également sages et habiles l’un et l’autre ; et le souffle des ancêtres allumait dans la poitrine de leurs descendants le noble feu qui les avait eux-mêmes enflammés. C’est en cela surtout que l’aristocratie romaine s’est vraiment transmise dans tous les temps par droit de naissance ; et cette hérédité, elle se manifestait naïvement à tous les yeux, quand le sénateur emmenait avec lui ses fils dans le Sénat ; quand le magistrat curule leur faisait porter à l’avarice les insignes des hautes charges, la pourpre consulaire et la bulle d’or du triomphateur ! Mais autrefois du moins, ente qui touchait les dignités extérieures, la successibilité se subordonnait à la loi du mérite l’aristocratie gouvernait moins en vertu de son droit transmissible qu’en vertu du droit de représentation le plus légitime, du droit de l’homme plus capable préféré à l’homme vulgaire. Aujourd’hui, par l’effet d’une révolution rapide, à dater surtout de la fin de la guerre contre Hannibal, la noblesse n’est plus l’expression la plus haute de tout ce qu’il y a dans l’état d’hommes éprouvés dans le conseil et dans l’action : elle tombe dans l’ornière d’une caste, se recrutant de père en fils ; et gérant mal le gouvernement placé au sein de sa corporation. C’était quelque chose de grave et de fâcheux déjà que la prédominance du régime oligarchique : mais bientôt la lèpre grandit, et le pouvoir usurpé se concentre dans la main de quelques familles. Nous avons raconté plus haut les bouderies du vainqueur de
Zama, ses prétentions politiques, en faveur de sa maison, et ses efforts,
trop facilement heureux lorsqu’il couvrit de ses lauriers l’incapacité
misérable de son frère. Le népotisme des Flamininus avait dépassé, s’il est
possible, celui des Scipions par l’excès de son impudence. La liberté
illimitée d’élire, avait tourné au profit des coteries nobles, bien plus
qu’au profit de l’électorat. Qu’on eût pu à vingt-trois ans nommer Marcus
Valérius Cornus, c’est ce dont la cité s’était bien trouvé ; mais
quand Scipion, plus tard, obtint, l’édilité au même âge, puis le consulat à
trente ans ; quand Flamininus, avant trente ans révolus, put monter de
la questure au consulat, cette collation trop rapide des honneurs devint
aussitôt un danger réel pour Et tout d’abord, vis-à-vis du simple citoyen le
gouvernement n’est plus ce qu’il a été. Magistrat [magistratus, radical mag, magis,
magister], veut dire l’homme qui est
plus que les autres hommes ; il sert Les finances publiques sont aussi en décadence plutôt
qu’en progrès. — Le revenu s’accroît à vue d’œil, il est vrai. Les impôts
indirects (il n’y a
pas d’impôt direct à Rome) augmentent avec les extensions du
territoire en 555 et 575 [199 et 179 av. J.-C.], par exemple, il faut établir de
nouveaux bureaux de douane sur les côtes de Le changement dans l’esprit et les tendances du pouvoir, à
Rome, se manifestent carrément dans la politique suivie à l’égard des sujets
italiens et extra italiens de Quant aux alliés non latins, nous avons dit déjà que les guerres d’Hannibal avaient tourné fortement à leur désavantage. Il n’était parmi eux qu’un petit nombre de villes, Naples, Nola, Héraclée, par exemple, qui fussent restées fidèles au travers de toutes les vicissitudes de la guerre : elles en avaient été récompensées par le maintien de leurs franchises fédérales. Mais tout autre, avait été la conduite du plus grand nombre, et par cela seul qu’elles avaient abandonné Rome un instant, elles avaient dû subir une réforme amoindrissant la situation politique qui leur avait été faite aux termes des anciens traités. Pour échapper à une oppression trop prouvée par le résultat, les non Latins émigrent en masse et vont s’établir chez les Latins. En 577 [177 av. J.-C.], les Samnites et les Pœligniens viennent solliciter auprès du Sénat la réduction de leurs contingents de guerre, et se fondent sur ce que, durant les dernières années, 4.000 familles samnites ou pœligniennes ont été planter leurs foyers dans la colonie latine de Frégelles. Par ce qui précède, on voit déjà que la condition des
Latins continuait d’être meilleure : ils ne comptaient plus d’ailleurs qu’un
petit nombre de villes du vieux Latium restées en dehors de la confédération
romaine propre, comme Tibur et Prœneste ; les villes alliées qui leur étaient
assimilées pour le droit public, comme, par exemple, certaines cités des
Herniques ; et enfin les colonies latines dispersées dans toute
l’Italie. Somme toute, les Latins avaient beaucoup aussi perdu. Les charges
originaires s’étaient injustement aggravées, et l’obligation du service
militaire, dont les citoyens romains avaient su tous les jours s’affranchir
davantage, retombait sur eux et sur les autres fédérés du droit italique.
C’est qu’en 536 [-218],
Enfin vint le moment où le droit de cité romaine se ferma
à peu près totalement aux non citoyens, communautés ou individus. Vers l’an
400 [354 av.
J.-C.], avait cessé la pratique des incorporations des villes
conquises. On avait craint en étendant la cité outre mesure, d’arriver
bientôt à une décentralisation dangereuse. De là la formation des cités de
demi citoyens. Mais aujourd’hui l’idée de la centralisation est abandonnée,
et le droit complet est donné à ces dernières villes, ou encore, des colonies
nombreuses et lointaines se voient du premier coup investies des franchises
romaines. Cependant, Les modifications apportées à la condition des sujets
latins soit en fait, soit en vertu de la loi, se rattachent au fond à un
mouvement d’ensemble et conséquent avec lui-même. A envisager les
classifications anciennes, on ne peut nier qu’ils n’aient généralement perdu.
Pendant qu’ailleurs La peine marchait derrière la faute. Le système adopté
pour l’administration provinciale rendit nécessaire la création des préteurs
provinciaux, création funeste aux provinces, par la force même des choses, et
en complet désaccord avec la constitution de D’ailleurs la justice se fut-elle montrée sévère autant
qu’elle était faible, elle ne pouvait guère que réprimer les excès isolés et
les plus odieux. Les vraies garanties d’une bonne administration reposent
dans la surveillance sévère et continue de l’autorité suprême : cette
surveillance on ne la trouvait pas dans le Sénat ; mollesse, inertie ou
maladresse, dès les anciens temps s’y était manifestée la plaie des
administrations collectives. Dans la théorie, il aurait fallu tout d’abord
assujettir les préteurs à un contrôle plus sévère et plus immédiat qu’il
n’était nécessaire, peut-être, pour la conduite des intérêts municipaux des
fédérés italiques : puis, l’empire s’étendant sur de vastes contrées
transmaritimes, il eût été sage de fortifier l’appareil du contrôle
administratif : le gouvernement avait besoin d’yeux pour tout voir de haut.
Mais rien ne fut fait : bien au contraire, les préteurs, se gérèrent en
souverains. La plus utile de toutes les institutions de contrôle, le cens,
est introduite en Sicile : elle n’est point étendue aux conquêtes
postérieures. Ainsi dégagés de tout frein, les fonctionnaires chargés du
gouvernement des provinces deviennent un danger pour le pouvoir central.
Appelé à la tête de l’armée, mis en possession de vastes ressources
financières, n’ayant rien ou presque rien à redouter de la justice,
indépendant en fait de l’autorité dirigeante, conduit par la petite
nécessaire des choses à séparer son intérêt et celui de ses administrés des
intérêts de Si la nouvelle noblesse avait un caractère moins tranché
que l’ancienne aristocratie de race ; si, l’une s’aidant de la loi,
l’autre du fait accompli, elles tendaient toutes les deux à exclure les
simples citoyens de la participation aux droits politiques, les excès de
celle-ci, plus insupportables que les excès de son aînée, étaient aussi plus
difficiles à refréner. Les tentatives ne manquèrent point, comme bien on
pense. De même que la noblesse avait son assiette dans le Sénat, l’opposition
avait sa base dans l’assemblée du peuple. Mais pour bien faire comprendre le
rôle de l’opposition, il convient d’esquisser avant tout le portrait de ce
peuple, de montrer quel était son esprit et quelle place il occupait alors
dans Le peuple de Rome dans ses assemblées générales,
n’agissait point comme la roue motrice d’un vaste mécanisme. Mais il était le
solide fondement d’un grand édifice, et comme tel il a donné tout ce qu’on
pouvait attendre de lui. Vues sûres de l’intérêt commun : docilité entière
vis-à-vis du chef le meilleur au moment critique : fermeté et courage
inébranlables dans les bons et les mauvais jours : science du sacrifice
individuel au regard de l’utilité de tous : renoncement au bien-être actuel
au profit du bonheur à venir, toutes ces vertus le peuple de Rome les a
complètement pratiquées ; et à voir les choses de haut et dans
l’ensemble, les taches disparaissent : on se sent tout à l’admiration, au
respect ! A cette heure encore les citoyens obéissaient le plus souvent à
un sens politique intelligent et droit. Toute leur conduite, soit envers le
pouvoir, soit envers l’opposition, fournit la preuve incontestable qu’assez
fort et puissant pour contraindre le génie même d’Hannibal à vider le champ
devant lui, le peuple de Rome était maître aussi, dans les comices. Citadins
ou paysans, les votants aux comités ont pu se tromper souvent : mais jamais
leurs erreurs n’ont été celle d’une populace à mauvais instincts.
Malheureusement rien de plus incommode que le mécanisme de la participation
du peuple aux affaires ; il se vit un jour noyé dans la grandeur même de
ses conquêtes. Déjà nous avons fait voir les cités du droit passif (sine suffragio) entrant presque toutes, au Ve siècle,
dans le droit civique parfait, et bon nombre des colonies de fondation
récente dotées du même privilège. A la fin de cette période, les citoyens
romains se sont répandus en foule dans tout le Latium, dans A côté des simples citoyens libres était la tourbe des clients. Égaux aux premiers devant la loi, souvent déjà ils étaient les plus forts. L’origine des clientèles se perdait dans les premiers temps de Rome[12]. Le Romain notable avait toujours exercé une sorte de pouvoir sur ses affranchis et ses protégés. Dans toutes les circonstances graves, ils venaient lui demander conseil. Un client ne mariait pas ses enfants sans l’aveu de son patron : souvent même c’était celui-ci qui faisait le mariage. Mais comme au sein de l’aristocratie un groupe de nobles faisait bande à part, qui avait pris en main la puissance et concentré la richesse, de même dans la foule des clients on comptait des favoris et des mendiants ; et cette armée nouvelle à la suite des riches minait la cité au dedans et au dehors. Non contente de tolérer les clientèles, l’aristocratie les exploitait pécuniairement et politiquement. C’est ainsi que les anciennes collectes pratiquées jusqu’alors pour les besoins du culte ou pour les funérailles des hommes illustres par leurs services, sont détournées de leur objet primitif ; et l’on voit certains nobles, dans des occasions extraordinaires, s’en faire un prétexte à contribution prélevée sur le peuple. Ainsi, le premier, Lucius Scipion (568 [186 av. J.-C.]) les applique à des jeux publics qu’il veut donner. La loi dut mettre des limites aux donations excessives (550 [-204]). Sous couleur de donation, les sénateurs extorquaient un tribut régulier à leurs clients. Mais chose plus grave encore, ne venant plus aux comices qu’avec la suite nombreuse de leurs créatures, les grands y dominèrent ; et les élections habituelles enseignent quelle concurrence puissante la tourbe des clients faisait déjà aux classes moyennes indépendantes. De là ressort déjà la preuve de l’accroissement rapide et énorme de la populace, dans Rome surtout : tout d’ailleurs confirme la vérité du fait. Déjà, dans le siècle précédent, il avait fallu, devant la marée montante des affranchis, réglementer par des dispositions sévères leur droit de vote dans l’assemblée. Ces restrictions légales s’étaient maintenues durant le VIe siècle : mais bientôt, au temps de la deuxième guerre punique, un mémorable sénatus-consulte avait autorisé les femmes affranchies à se mêler des quêtes lorsqu’elles étaient d’honnêtes mœurs ; et les enfants légitimes de pères, simples affranchis, pouvaient dorénavant porter sans délit les insignes jusque-là concédés aux seuls fils des ingénus. — Quant aux Grecs et aux Orientaux qui affluaient dans Rome, leur condition était de peu supérieure aux esclaves libérés : servilité nationale chez les uns, servilité de droit chez les autres. Comme si ce n’était point assez de ces causes naturelles
pour faire sortir de terre la populace de la métropole, la noblesse et le
parti démagogique commirent à l’envi la faute de lui fournir un aliment :
flatteries, moyens mauvais, rien n’est épargné de ce qui détruira chez le
peuple l’antique vigueur du sens politique. Dans son ensemble le corps
électoral avait gardé son honorabilité : aussi n’osait-on pas encore,
recourir aux manœuvres de la corruption directe. Mais déjà l’on arrive à la
faveur par les manœuvres détournées les plus coupables. Aux édiles, par exemple,
il avait appartenu de tout temps de veiller au cours modéré du prix des
céréales : ils avaient la surveillance des jeux. Or, voici qu’à ce propos
commence à se réaliser l’effrayante sentence proclamée plus tard par un
empereur : A ce peuple, il faut du pain et des jeux [panem et circenses] !
Grâce aux arrivages immenses et gratuits de blé, envoyé soit par les préteurs
provinciaux pour l’approvisionnement du marché de Rome, soit par les
provinces elles-mêmes, jalouses de se faire bien venir auprès de quelques
magistrats de la métropole, les édiles, dés le milieu de ce siècle, se sont
mis en situation de livrer à vil prix au peuple le grain dont il a besoin. Comment voulez-vous, s’écriera Caton, que la foule entende encore raison ? Le ventre n’a pas
d’oreilles ! — Les fêtes populaires se renouvellent dans une
proportion croissante et effrayante. Cinq cents ans durant, Rome s’était
contentée d’une seule fête annuelle et d’un cirque unique. Gaius Flaminius,
le premier démagogue de profession qu’on eût vu dans Rome, institue de
nouveaux jeux, et bâtit un nouveau cirque[13] (534 [200 av. J.-C.]).
Par là, et le nom de jeux plébéiens
dit assez ses tendances, il achète le généralat et le droit d’aller se faire
battre au bord du lac de Trasimène. La voie une fois ouverte, tous s’y
précipitent. Les fêtes de Cérès, déesse protectrice du peuple (les Cerealia,
célébrées en avril), si tant est qu’elles soient antérieures en date aux jeux
plébéiens, ne le sont que de peu d’années. Dès 542 [-212], après l’introduction des
prédictions sibyllines et de Marcius[14], une quatrième
fête est instituée en l’honneur d’Apollon [ludi Apollinares]
; et en 550 [-204],
une cinquième s’inaugure en l’honneur de Après s’être essayée sur le Forum, la corruption pénètre dans les camps. Le citoyen des anciens temps s’estimait satisfait quand il avait reçu, quelque indemnité de ses fatigues de guerre, ou quand, à tout le mieux, il rapportait un mince cadeau en souvenir de victoire. Les nouveaux généraux, à commencer par Scipion, prodiguent à pleines mains à leurs soldats et l’or de Rome, et le butin : la rupture entre l’Africain et Caton, au moment de l’expédition finale des Romains en Afrique, n’a pas eu d’autre motif. Les vétérans de la seconde guerre de Macédoine et de la guerre d’Asie s’en revinrent presque tous avec une fortune aisée et les meilleurs, même parmi les citoyens, se prenaient à louer le général qui, ne gardant pas pour lui seul et sa suite immédiate les dons des provinces et les gains faits sur les champs de bataille, renvoyait de son camp bon nombre d’hommes chargés d’or, et la foule des licenciés avec argent en poche. On avait oublié déjà que tout le butin mobilier était propriété de l’État. Lucius Paullus voulut un jour reprendre les anciens errements : il s’en fallut de peu que ses propres soldats, les volontaires surtout, qu’avait attirés dans son armée l’espoir d’un riche pillage, ne poussassent le peuple à refuser au vainqueur de Pydna les honneurs du triomphe, naguère prodigués sans raison à l’obscur vainqueur de trois villages de Ligurie. L’œuvre de la guerre dégénérant ainsi en une œuvre de proie, la discipline et l’esprit militaire s’affaissent : on le voit clairement, à suivre les détails de l’expédition contre Persée. La lâcheté s’empare des cœurs, et déjà se manifeste d’une façon pitoyable; durant l’insignifiante guerre d’Istrie, de 576 [178 av. J.C.]. Là, sur le bruit d’un combat, bruit grossi par la peur et courant comme une avalanche, l’armée de terre et l’armée de mer des Romains, et les Italiens de la contrée se sont mis à fuir. Caton, dans une allocution des plus rudes, reproche leur pusillanimité à ses soldats. — Dans cette voie funeste, la jeunesse se précipite la première. Pendant la guerre d’Hannibal (545 [-209]) les censeurs, en dressant les rôles des chevaliers, ont eu à sévir contre la nonchalance des assujettis au service militaire. A la fin de notre période (574 [-180]), dans le but unique de forcer les fils de familles nobles à marcher avec l’armée, une loi exige la preuve de dix années passées sous les aigles, comme condition absolue de l’entrée dans les fonctions civiles. Petits et grands, tous désormais courent après les
décorations et les titres ; symptôme le plus grave de l’abaissement de
l’ancien orgueil, de l’ancien honneur civique. La chasse aux titres diffère dans
sa forme et son but : au fond le mobile est le même dans tous les ordres,
dans toutes les classes. On se précipite vers les honneurs du triomphe : il
n’est plus possible d’observer la règle antique qui ne les donne qu’au
magistrat suprême de la cité, revenant victorieux des champs de bataille, et
apportant à Le dualisme à l’intérieur se reproduit dans le camp même de l’opposition. Appuyés sur le paysan, les patriotes poussent le cri de la réforme ; appuyés sur la plèbe de la ville, les démagogues travaillent à une œuvre plus radicale encore. Quoiqu’ils ne marchent pas sur deux routes absolument séparées, et que souvent ils se donnent la main ; on les jugera mieux en les étudiant les uns après les autres. Marcus Porcius Caton est à vrai dire l’incarnation du
parti réformiste. Le dernier venu des politiques (520-605 [234-145 av J.-C.])
de l’ancienne école qui voulait confiner Rome dans les limites de l’Italie,
et repoussait l’empire universel, Caton, par cela même, est apparu à la
postérité comme le type du vrai Romain de la vieille roche. Jugement peu
exact ; car il faut bien plutôt voir en lui le représentant de
l’opposition des classes moyennes contre la nouvelle noblesse hellénisante
et cosmopolite. Né près d’une charrue, élevé et poussé dans la carrière
politique par son voisin de campagne, Lucius Valerius Flaccus, un des
rares nobles d’alors restés hostiles aux tendances du siècle, le rude paysan
de Du haut de leur dédain les hommes au pouvoir laissaient
faire cet aboyeur à l’esprit étroit,
et non sans raison peut-être : ils croyaient voir par-dessus sa tête, et plus
loin que lui. Mais les roués élégants, dans le Sénat et hors du Sénat,
tremblaient en secret devant le vieil aristarque des mœurs, à la fière et
républicaine allure; devant le vétéran, tout couvert des cicatrices
rapportées des guerres contre Hannibal ; devant le sénateur puissant par
son influence, et le protecteur du paysan. Pas un des notables ses collègues,
à qui successivement il ne mit sous les yeux ses tablettes et son
blâme public ; fort peu difficile d’ailleurs à l’endroit de la preuve,
et s’en donnant à cœur joie contre quiconque avait croisé sa route, ou
l’avait irrité. A la même heure, avec la même hardiesse, il repoussait toute
injustice populaire, tout nouveau désordre, et disait son fait à la foule.
Ses attaques amères et courroucées lui suscitèrent de nombreux ennemis :
avec les chefs de la coterie noble, les Scipions, les Flamininus, il vécut en
guerre ouverte et irréconciliable : il fut quarante-quatre fois accusé devait
le peuple. Mais, et ceci prouve combien était vivace encore, dans les classes
moyennes, le viril courage qui supporta vaillamment le désastre de Cannes,
jamais le parti des campagnards n’abandonna dans ses votes le téméraire
champion de la réforme des mœurs. En 570 [184 av. J.-C.], lorsque briguant la
censure de concert avec le noble Lucius Flaccus, l’associé de ses
doctrines, on l’entendit annoncer avec lui qu’ils expurgeraient le corps
civique et électoral, le peuple n’en choisit pas moins ces deux hommes
redoutés entre tous : quoi qu’eût fait la noblesse pour les écarter, il
lui fallut les subir. Alors il se fit comme un complet balayage : le
frère de l’Africain fut rayé de la liste des chevaliers ; le frère du
libérateur de Mais cette guerre contre les personnes et ces efforts répétés pour réfréner les tendances nouvelles à l’aide de la police et du pouvoir judiciaire, quelque méritoire que fût d’ailleurs l’intention du réformateur, ne pouvaient tout au plus qu’arrêter un instant la corruption débordée. S’il était beau de voir Caton lutter contre le torrent, et par là même jouer un grand rôle politique ; chose non moins remarquable, Caton ne réussit pas plus à renverser les coryphées du parti contraire, que ceux-ci ne parvinrent à se débarrasser de leur antagoniste : les procès portés par lui et par ses adhérents devant le peuple dans les conjonctures politiques les plus graves n’aboutirent d’ordinaire à aucun résultat, de même que tombèrent les accusations intentées contre lui par représailles. Les lois de police restèrent pareillement inefficaces ; lois somptuaires promulguées en foule, lois économiques ayant pour objet la simplicité et le bon ordre dans la tenue des maisons, rien n’y fit. Nous aurons plus tard à revenir sur ce sujet [ch. XII et s.]. Citons pourtant quelques tentatives plus pratiques, plus
utiles, et qui, médiatement du moins, atténuaient les effets de la
corruption. En première ligne se placent les assignations de lots de terre
sur le domaine public. Elles se firent sur une grande échelle dans
l’intervalle qui sépare la première et la seconde guerre punique. Elles se
reproduisirent en grand nombre et dans de grandes proportions, après cette
dernière et jusqu’à la fin de la période actuelle. Ainsi, pour ne rappeler
que les plus considérables, Gaius Flaminius, en 522 [232 av. J.-C.],
avait installé dans le Picenum de nombreux possesseurs. Rappelons
encore les huit nouvelles colonies maritimes fondées en 560 [-194], et
surtout la colonisation largement établie sur tout le territoire d’entre
l’Apennin et le Pô, avec les colonies latines de formation nouvelle, Placentia,
Crémone, Bononia, Aquilée, et les colonies de citoyens
romains de Potentia, Pisaurum, Mutina, Parme, et Luna
(années 536 et
565-577 [-218 et -189/-177]). Nul doute qu’il ne faille
attribuer aux réformistes l’honneur de ces grandes entreprises. Caton et son parti
montraient du doigt l’Italie dévastée par les guerres d’Hannibal, la
disparition rapide, effrayante, de la petite propriété, et de la population
libre italienne : ils montraient d’une autre part les vastes possessions
abandonnées aux riches Romains, à titre de quasi-propriété, dans L’affranchi désormais est traité sur le même pied que
l’ingénu. Enfin chacune des cinq classes a le même nombre de votes[17]. Par suite, si
le peuple est uni dans la même pensée, ce n’est plus qu’après le vote de la
troisième classe que la majorité se dessine. — Le remaniement des centuries
fut la première grande réforme introduite dans la constitution par la
nouvelle opposition anti-nobiliaire. Elle fut aussi la première victoire de
la démocratie proprement dite. On ne saurait priser trop haut l’importance de
la priorité du vote appartenant jadis à la noblesse, surtout à l’époque où
son influence allait grandissant tous les jours au sein du peuple. Le parti
aristocratique était assez puissant encore pour se maintenir par ses
candidatures en possession des seconds sièges des consuls et des censeurs,
légalement accessibles pourtant aux plébéiens aussi bien qu’aux patriciens,
et cela jusqu’à la fin de notre période actuelle pour le consulat (jusqu’en 582 [172 av.
J.-C.]), et pendant une génération encore au delà pour la censure (jusqu’en 623 [-131]).
Même dans les jours les plus périlleux qu’ait eus à traverser Au résumé, pour qui veut se rendre compte des aspirations et des conquêtes du parti réformiste, il paraît clair que ce parti s’est proposé une tâche assurément patriotique, et que ses énergiques efforts n’ont point été sans quelque succès. Il a voulu parer à la décadence des institutions et des mœurs ; empêcher avant tout la disparition de l’élément agricole du peuple, le relâchement de l’antique et frugale austérité ; et aussi mettre un frein à l’influence politique excessive de la nouvelle noblesse. Malheureusement, il n’a pas entrevu un but plus élevé encore. Les mécontentements populaires, les honnêtes colères des meilleurs, trouvèrent souvent dans le parti de l’opposition leur expressif et puissant organe : mais nul n’y sut jamais soit remonter à la vraie source du mal, soit inventer un plan d’amélioration complet et vraiment grand. La pensée politique est en quelque sorte absente. Au milieu de leurs tentatives, si honorables qu’elles soient d’ailleurs, les réformateurs se tiennent constamment sur la défensive, et leur attitude ne prédit rien moins que la victoire. Le génie de l’homme eût-il pu, à lui seul, suffire à la guérison du mal ? Certes, je n’entends point le soutenir : ce qu’il y a de certain, c’est que les réformateurs du VIe siècle de Rome, à mon sens, sont de bons citoyens bien plutôt que de vrais hommes d’État ; et dans la grande bataille où l’antique institution civique avait à soutenir le choc du cosmopolitisme nouveau, ils ne surent combattre qu’en Philistins mal armés et maladroits[18]. Mais de même qu’à côté du corps civique, la plèbe s’élevait
et croissait en force : de même à côté du parti de l’honnête et utile
opposition surgissaient les démagogues flatteurs de la plèbe. Déjà Caton sait
par cœur ces hommes malades de la peste de la
parole, comme d’autres se jettent dans l’excès du boire et du dormir :
ces hommes qui achètent des auditeurs, quand ils n’en trouvent pas de
bénévoles ; et qu’on entend sans les écouter, à peu près comme le crieur
public, bien loin qu’on doive s’y fier, quand l’on aurait besoin
d’aide ! Avec sa rude verve, le vieux frondeur nous dépeint ces petits maîtres formés sur lé modèle, des bavards de
l’Agora grecque, jetant à tout propos leurs bons mots et leurs gausseries,
chantant, dansant, prêts à tout. A quoi sont-ils bons, ajoute-t-il, sinon à parader dans quelque mascarade, et à débiter au
public leurs tirades saugrenues : ils parlent ou se taisent, au choix,
pour un morceau de pain ! Et de fait, de tels démagogues étaient
les pires ennemis de la réforme. Quand celle-ci voulait, par-dessus tout et
en toutes choses, l’amélioration morale du peuple, la démagogie ne visait
qu’à brider le pouvoir, et qu’à donner au peuple la compétence et les
attributions universelles. C’est ainsi que pour son coup d’essai elle emporta
l’abolition pratique de la dictature. C’était là une innovation énorme. La
crise de 537 [217
av. J.-C.], la lutte entre Quintus Fabius et les meneurs du
parti populaire, ses antagonistes, avait été le coup de mort pour une
institution de tout temps mal vue. Au lendemain de la défaite de Cannés, le
gouvernement nomma une fois encore un dictateur, avec commandement militaire
actif (538 [-216])
mais en des temps plus calmes il n’osa plus recourir à cette mesure extrême.
Une fois ou deux aussi (la
dernière en 552 [-202]) non sans avoir consulté le peuple au préalable
sur le choix de la personne, il institua un dictateur pour le règlement des
affaires intérieures de la ville. Puis, à dater de ce jour, la fonction, bien
que non formellement abolie, tomba en désuétude. Ainsi se perdit le correctif
excellent du dualisme dans les hautes charges, dualisme savamment combiné,
comme l’on sait, dans tout l’appareil de la constitution romaine. Le
gouvernement qui jusqu’alors avait eu dans sa main la faculté d’inaugurer la
dictature, ou pour mieux dire de suspendre les consuls ; qui, de plus,
avait seul et régulièrement nommé le dictateur, se vit un beau jour enlever
l’un de ses plus considérables instruments. Il s’en fallut de beaucoup que le
Sénat réparât une telle perte, en s’arrogeant le droit, dans les circonstances
extraordinaires, en cas de guerre ou de subite révolte, de conférer aux deux
consuls à temps une égale attribution dictatoriale, en leur enjoignant de
prendre toutes les mesures commandées par le salut de En même temps l’intervention formelle du peuple dans la nomination des fonctionnaires, dans les questions de gouvernement, d’administration et de finances atteignait de dangereuses proportions. Autrefois les collèges des prêtres, ceux surtout des experts sacrés, dont le rôle politique fut considérable, pourvoyaient eux-mêmes, et suivant l’antique usage, aux vacances survenues dans leur sein, et nommaient leur chef, quand ils devaient en avoir un : en effet, la cooptation (cooptatio) était la seule forme d’élection qui répondît à l’esprit du sacerdoce, à ces institutions destinées à perpétuer de génération en génération la connaissance traditionnelle des choses saintes. Sans prétendre, d’ailleurs, que le fait ait tiré à grande conséquence dans le domaine de la politique, on ne peut pas ne pas voir dans ce qui se passe alors, un symptôme de la désorganisation rapide des institutions républicaines. Vers 542 [212 av. J.-C.], et même avant, l’élection continuant à se faire, en cas de vacance, dans le collège, la désignation tout au moins des chefs des curions et des pontifes à prendre dans la corporation est enlevée à celle-ci, et transférée au peuple. Pour concilier avec cet empiétement les scrupules pieux et timorés du formalisme romain, et pour rie rien compromettre à cet égard, ce n’est plus le peuple, c’est la moindre moitié des tribus, qui procède à l’élection. Chose bien autrement grave, le peuple tous les jours prend une part plus grande dans les délibérations relatives aux choses ou aux personnes, dans l’administration de la guerre ou des affaires extérieures. On le voit, coup sur coup, enlever au général en chef la nomination des officiers qui composent son état-major (nous avons déjà relaté le fait) ; porter au généralat les chefs de l’opposition, durant les guerres contre Hannibal ; voter en 537 [-217] la loi insensée et inconstitutionnelle qui divisait le commandement suprême entre un généralissime impopulaire et son subalterne, favori de la foule, lequel continue dans le camp son opposition de la place publique ! Rappelons aussi les sottes criailleries des tribuns, osant dénoncer au peuple ce qu’ils appellent les fautes et les déloyautés militaires d’un capitaine tel que Marcellus (545 [209 av. J.-C.]) ; l’obligeant à quitter l’armée, à venir dans la ville et devant le public fournir la justification de ses talents et de la bonne conduite de la guerre ; les scandaleux efforts tentés dans l’assemblée des citoyens, pour faire refuser par un vote exprès, au vainqueur, de Pydna, le triomphe qui lui est légitimement dû ; les attributions consulaires exceptionnelles conférées en 544 [-210] à un simple particulier (Publius Scipion), de l’assentiment et sur la provocation du Sénat, il est vrai ; les dangereuses menaces sorties de la bouche de Scipion, quand il déclare qu’il se fera donner par le peuplé le commandement de l’expédition d’Afrique (549 [-205]), si le Sénat lui résiste ! Rappelons, enfin la tentative de ce fol ambitieux, qui voulut un jour (587 [-167]), malgré le gouvernement lui-même, entraîner le peuple à la déclaration de guerre contre les Rhodiens, la plus injuste sous tous les rapports ; et la mise en pratique de cette nouvelle maxime du droit public attribuant au peuple seul la ratification des traités avec l’étranger. Si c’était un danger déjà que l’immixtion du peuple dans
le gouvernement et le commandement militaire, plus dangereuse encore fut son
immixtion dans l’administration financière, non point seulement parce que
toutes ces attaques confie la prérogative la plus ancienne et la plus
considérable du Sénat, contre son droit exclusif à l’administration de la
fortune publique, ébranlaient sa puissance jusque dans la racine, mais à
raison aussi de ce que transférer aux assemblées primaires l’une des attributions
les plus importantes de cette administration, à savoir le partage du domaine,
c’était à coup sûr creuser une tombe à Dans le parti réformiste aussi bien que dans le parti des comices gouvernemental, on considérait avec raison que le maniement de la guerre, de l’administration et des finances appartenait légitimement au Sénat ; et loin d’augmenter les attributions de l’assemblée populaire, on se gardait de mettre en complet mouvement la puissance régulière de celle ci, alors que déjà elle laissait se manifester en elle un germe dissolvant. S’il est vrai de dire que dans la plus limitée des monarchies, jamais roi n’a joué un rôle aussi nul que le rôle du peuple souverain à Rome, on peut le regretter, sans doute, et sous plus d’un rapport : mais dans l’état actuel du mécanisme des comices, aux yeux mêmes des amis de la réforme, cette nullité de l’assemblée était une nécessité. Aussi ne vit-on jamais Caton et ses adhérents politiques apporter au peuple une motion qui ressortît du pouvoir gouvernant. Jamais ils ne tentèrent d’arracher au Sénat, directement ou indirectement, à l’aide d’un vote populaire, les mesures politiques ou économiques qui leur tenaient le plus à cœur, la déclaration de guerre contre Carthage, et les distributions de terres. Que le Sénat gouvernât mal, c’était un malheur : mais le peuple ne pouvait avoir le gouvernement. Non que dans son assemblée ils eussent à craindre la prédominance d’une majorité hostile : tout au contraire, la parole d’un homme illustre, la voix de l’honneur, l’appel de la nécessité se faisaient encore écouter dans les comices, et empêchaient de plus grands dommages ou de plus grands scandales. Le peuple, après avoir entendu Marcellus, laissa l’accusateur à sa courte honte, et, élut l’accusé consul pour l’année suivante. Plus tard, il accueillit les raisons établissant la nécessité de la guerre contre Philippe. Plus tard encore, il mit fin à la guerre contre Persée, en élisant Paul-Émile, et lui octroya le triomphe bien mérité. Mais déjà, pour de tels choix et de telles décisions, il fallait l’impulsion de circonstances exceptionnelles : dans les cas ordinaires les masses obéissaient, passives, aux instigations du premier venu, et l’ignorance ou le hasard emportaient la décision. Dans la machine de l’État, comme ailleurs, tout organe qui
cesse de fonctionner, devient une entrave dommageable : à ce compte, la
nullité de l’assemblée souveraine ne comportait pas de minimes dangers. La
minorité dans le Sénat pouvait, tous les jours, et conformément à la
constitution, en appeler du vote de la majorité au peuple réuni en comices.
Quiconque possédait le facile talent de parler à des oreilles
inexpérimentées ; quiconque avait de l’argent à jeter trouvait grande
ouverte la porte de la popularité, et pouvait se créer une situation, ou
enlever un vote, en face desquels l’obéissance devenait nécessité pour le
pouvoir et pour les magistrats. Dé là, ces généraux citoyens, habitués à
tracer leurs plans de bataille sur la table d’une échoppe à vin, et du haut
de leur science militaire infuse, prenant en pitié les dures fatigues de
l’école des camps : de là, ces officiers supérieurs, redevables de leur
grade à leur brigue mendiante auprès des citadins de Rome, et que, tout
d’abord, il fallait renvoyer en masse, dès que les affaires s’aggravaient :
de là les batailles du lac de Trasimène et de Cannes, et la guerre
honteusement menée contre Persée ! A toute heure le gouvernement se vit
contrarié dans ses pas et démarches, poussé à mal par des votes populaires
inattendus, presque toujours, comme bien on le comprend, à l’heure même où la
saine raison était de son côté. Mais, l’affaiblissement du pouvoir et de Une réforme complète était-elle possible ? Téméraire qui oserait le soutenir ou le nier. Pour sûr, il y avait urgent besoin d’une amélioration profonde de l’État dans sa tête et dans ses membres ; mais cette amélioration, nul ne l’entreprit sérieusement. Nous voyons bien le Sénat, d’un côté, l’opposition démocratique, de l’autre, essayer de quelques remèdes partiels. D’un côté comme de l’autre, les majorités étaient bien pensantes, et se tendant souvent les mains par-dessus l’abîme qui séparait les partis, travaillaient de concert à réparer les plus dommageables brèches. Mais dès qu’on ne remontait point à la source du mal, à quoi pouvait-il servir que quelques hommes, parmi les meilleurs, écoutassent d’une oreille inquiète les sourds mugissements du flot montant, et se portassent aux digues ? Comme les autres, ils n’inventaient que des palliatifs ; et leurs plus utiles réformes, le perfectionnement de la justice, le partage des terres domaniales, inopportunément ou insuffisamment conçues, ne firent que préparer de nouveaux dangers à l’avenir. Ils tardèrent à labourer le champ dans la saison propice ; et les semences par eux jetées se tournèrent en ivraie, malgré eux. Les générations qui suivirent, appelées à traverser la tempête révolutionnaire, ont cru voir l’âge d’or de Rome dans le siècle qui suivit les guerres contre Hannibal ; et Caton leur est apparu comme le modèle de l’homme d’État romain ! Mais ce calme n’était autre chose que le silence du vent avant l’orage. Ce siècle fut celui des médiocrités : il ressemble à l’ère du ministère Walpole chez les Anglais modernes : mais il ne se trouva point à Rome un Chatam pour rajeunir le sang et rétablir dans les veines du peuple le mouvement trop longtemps arrêté de la circulation. Où qu’on porte les regards, on ne voit dans l’antique structure que fissures et crevasses : les bras sont à l’œuvre tantôt pour les fermer, tantôt aussi pour les élargir : nulle part il n’est trace de dispositions prises pour un remaniement ou pour une reconstruction générale de l’édifice. La question qui se pose n’est plus de savoir s’il y aura un écroulement, mais bien quand il aura lieu. Jamais la constitution romaine n’est demeurée plus stable dans ses formes que durant la période qui va de la guerre de Sicile à la troisième guerre de Macédoine et quelque trente ans au delà : stabilité illusoire pourtant, ici comme dans les autres parties de la société romaine. Loin qu’elle attestât la santé et la force, elle était au contraire le symptôme de la maladie à ses débuts, et le précurseur de la révolution prochaine ! |
[1] Pline, loc. cit. Au début, ces insignes n’appartiennent qu’à la noblesse proprement dite, aux descendants agnats des magistrats curules, mais comme pour toutes les décorations, vient le jour où elles sont portées par une foule d’autres personnes, le temps y aidant. L’anneau d’or, par exemple, qui au Ve siècle n’appartient encore qu’à la noblesse (Pline, Hist. nat., 33, 1, 18), au VIe, se voit à la main de tout sénateur ou fils de sénateur (Tite-Live, 26, 36) : au VIIe, tout chevalier inscrit au cens, et sous l’empire, tout homme né libre [ingenuus] le porte. Le harnais orné d’argent, au temps des guerres d’Hannibal, est l’insigne de la noblesse (Liv., 26, 36). Quant à la bande de pourpre de la toge, qui n’appartint d’abord qu’aux fils de magistrats curules, puis à ceux des chevaliers, puis à tout enfant d’ingénu, dès le temps des guerres d’Hannibal nous la voyons même sur les fils d’affranchis (Macrob., Saturn., 1, 6.) La pourpre à la tunique (le clavus) est évidemment l’insigne des sénateurs et des chevaliers : large pour les premiers [latus clavus, laticlave], elle est plus étroite pour les seconds [angustus clavus, angusticlave]. Enfin la bulle d’or à amulette [bulla] n’est encore portée que par les enfants des sénateurs, au temps d’Hannibal (Macrob., loc. cit. - Tite-Live, 36, 36) : on la voit au cou des enfants de chevaliers, à l’époque de Cicéron (Verr., 1, 58, 152). Mais les enfants du commun ne portent que l’amulette de cuir (lorum). Que si l’on remonte au début, on constate que le clavus et la bulla ont été certainement les insignes privilégiés de la noblesse, avant de devenir ceux des sénateurs et des chevaliers : seulement la tradition et les sources ont omis de le dire. [V: Dict. de Rich. his. verb.]
[2] Pline, Hist. nat., 11, 3, 6. — Le port d’une couronne en public n’était permis qu’à titre de distinction militaire (Polybe, 6, 39, 9. - Tite-Live, 10, 47). Et quiconque la prenait sans droit commettait un délit pareil à celui que punissent nos codes modernes sous le nom de port illégal d’une décoration. [Art. 259 du code pénal français, par ex.]
[3] Restent donc exclus : le tribunat militaire avec puissance consulaire, le proconsulat, la questure, le tribunat du peuple, etc. La censure, malgré la chaise curule donnée au censeur (Tite-Live, 40, 45 ; cf., 27, 8) n’était pas regardée comme une charge curule : plus tard cette restriction n’a plus d’intérêt, puisque pour être censeur, il faudra avoir passé par le consulat. L’édilité plébéienne n’était pas non plus comptée parmi les magistratures curules à l’origine (Tite-Live, 23, 23) ; mais elle semble y avoir été postérieurement comprise.
[4] D’ordinaire, on compte douze cents chevaux pour les six centuries nobles, 3.600 chevaux en tout, les autres centuries comprises : mais ce résultat est complètement inexact. C’est commettre une faute grave par erreur de méthode, que de calculer le nombre des chevaliers sur le pied des doublements dont parlent les annalistes. Comme si chacune de leurs évaluations n’avait pas sa cause et son explication spéciales et distinctes ! Quant au premier nombre (les douze cents chevaliers nobles), il ne faut plus songer à s’appuyer sur le passage de Cicéron vulgairement cité à ce propos (de Rep., 2, 20) : tout le monde est d’accord aujourd’hui, même les partisans de l’opinion que je combats, pour n’y plus voir qu’une leçon adultérée ; et quant au second nombre [le nombre total de 3.600], on ne le rencontre nulle part chez les auteurs anciens. L’opinion que j’émets dans le texte à pour elle, au contraire, d’abord le chiffre (dix-huit cents chevaux) qui concorde, non avec des témoignages plus ou moins douteux, mais avec, les cadres même de l’institution équestre. Il est certain qu’il y eut d’abord 3 centuries de cent chevaux, puis 6 ; et enfin 18, après la réforme Servienne. Que si nous recourons aux sources, elles ne contredisent ces calculs qu’en apparence. L’ancienne tradition (sur laquelle s’appuie Becker [Manuel, 2, 1, 243]), n’évalue pas à dix-huit cents têtes les dix-huit centuries patricio-plébéiennes, mais bien les six centuries patriciennes et cette tradition est suivie : a) par Tite-Live (1, 36), selon la lettre des manuscrits, lettre qu’il conviendrait, évidemment de corriger d’après les propres indications de l’auteur : b) et aussi par Cicéron (loc. cit., selon la seule leçon qui soit admissible: [MDCCC. V. Becker, 2, 1, 244]). Mais Cicéron indique clairement que ce qu’il entend désigner ici, c’est l’effectif de la chevalerie d’alors. J’en conclus que le chiffre du total aura été attribué plus tard à ce qui était la partie principale, et cela, par l’effet d’une sorte de prolipse, assez fréquente chez les annalistes peu exacts de l’ancienne Rome ; de même qu’ailleurs déjà ils ont assigné à la cité primitive des Ramniens trois cents chevaux et non cent seulement, tenant compte par anticipation, des contingents futurs des Titiens et des Lucères (Becker, 2, 1, 233). — Enfin quand l’on voit Caton (p. 66, Jordan.) faire la motion de porter à deux mille deux cents le nombre des chevaux publics, peut-on douter un instant de la vérité de l’opinion que je soutiens, et de l’erreur de celle que je combats ? — Autre fait qui vient à l’appui de ma thèse. On connaît très bien l’organisation de la chevalerie sous les empereurs. On sait qu’elle se divisait alors en turmes, ou sections de trente à trente-trois hommes (Marquardt, 3, 2, 258). Mais impossible d’avoir la preuve, par les quelques indices qui nous restent, que la cavalerie ne se fractionnait pas seulement en turmes, mais aussi et en même temps, suivant les tribus (Becker, 2, 1, 261, note 538, et Zonaras, 10, 35, p. 421, éd. de Bonn : ίλαρχος τής φυλής = sevir equitum Rom.). De même, rien n’est moins établi que le rapport des turmes avec les centuries, sans pourtant qu’on puisse se refuser à admettre qu’il fallait trois turmes pour faire une centurie. Il y aurait donc eu cinquante-quatre turmes en tout ; lequel nombre est au-dessous plutôt qu’au-dessus de la réalité : car dans ces sections tous les cavaliers romains venaient prendre place. Après tout, qu’on veuille bien le remarquer, il ne s’agit là que de l’effectif, normal des cadres : en fait, cet effectif s’augmenta beaucoup par des adjonctions de surnuméraires. Je me résume, et je dis que la tradition n’a jamais fourni l’indication précise du nombre total des turmes. Si les inscriptions ne désignent que les premiers numéros, jusqu’au cinquième ou sixième, cela tient uniquement à la place que les premières turmes tenaient dans l’estime commune. — Par un motif semblable les inscriptions qui nomment le tribunus a populo, et le laticlanius, ainsi que le Judex quadringenarius [*], ne font jamais mention du tribunus rufulus et angusticltavius, non plus que du judex ducenarius [**] — Encore moins est-il possible de s’arrêter rationnellement à un chiffre total de six turmes : si d’habitude on l’a admis (Becker, 2, 1, 261, 288), c’est en se référant, bien à tort, au nom que portaient les chefs de ces sections (seviri equitum Romanorum). Pendant longtemps, cela est certain, la cavalerie civique des Romains a formé six centuries, sous les ordres de six centurions ou tribuni celerum ; mais, voulût-on soutenir que les centuries ayant été portées de six à dix-huit, le nombre des chefs de la cavalerie serait cependant resté stationnaire, encore faudrait-il tenir que les seviri equitum ne peuvent en aucune façon être identifiés avec les tribuni celerum, puisque jamais dans les sources et les monuments, on ne rencontre mention d’eux, lorsqu’il est parlé de la cavalerie tout entière ; et qu’ils ne sont nommés qu’autant qu’il est question d’une section, d’une turme (seviri equitum : turmœ primæ, etc., etc., en grec ίλαρχοι [Zonaras, 10, 35, p. 421, éd. de Bonn]). Donc ils se rattachent, non aux cadres de la centurie, mais à ceux du peloton de cavalerie. Ici, nous retrouvons bien tout ce que nous cherchons : les six officiers préposés à chacune des turmes dans l’organisation de l’armée (Polybe, 6, 25, 1), les décurions et les options de Caton (Fragm., p. 39, Jordan.), ne sont autre que les Seviri. Et ceux-ci seraient par suite en nombre sextuple par rapport au nombre des escadrons de la cavalerie. Mais où trouve-t-on trace d’une preuve à l’appui de cette assertion si commune, qu’il y avait un sevir à la tête de chacune des turmes ? Toute leur ordonnance proteste contre cette erreur. Mais, dit-on, M. Aurelius Sevir, n’a-t-il pas donné les jeux (ludi sevirales) cum collegis ? Henzen s’est emparé de l’objection (Annali dell’Instituto, 1862, p. 142). On n’en peut rien conclure, pourtant, contre notre nombre, les collègues d’Aurelius pouvant fort bien appartenir à la même turme que lui. Il est probable d’ailleurs que les sevirs de la première turme étaient plus considérés : les principes juventutis ne sont ni plus ni moins que les princes impériaux, placés comme sevirs dans cette même section ; et les jeux sevirales lui appartenaient exclusivement, sans doute. Il se peut, enfin, que dans les temps postérieurs, les premières turmes aient seules reçu leur organisation complète, avec leurs six sevirs, tandis que dans les autres sections de la cavalerie publique (equites equo publico), la subdivision sévirale aurait été abandonnée. — Au reste, en dehors des contingents fournis par les sujets italiques et extra-italiques, les cavalier publics ou légionnaires (equites equo publico ; equites legionarii) composaient seuls la cavalerie régulière de l’armée : quant aux cavaliers privés (equites equo privato), ils ne formaient que des compagnies de volontaires ou de discipline.
[*] Le tribun du peuple : le sénatorien vêtu du laticlave : le juge choisi parmi les citoyens riches à 400.000 sesterces.
[**] Le tribun nommé
directement par le général en dehors des comices, comme l’a été Rutilius Rufus
(Tite-Live, 7,
[5] C’est la note ou notatio ou aminadversio censoria portée sur les registres du cens : (labulœ censuriœ). — Mais dans l’exclusion par prétérition, qui équivalait à la radiation, ou ejectio, la sentence était-elle motivée, sur le livre du censeur ? Il semble bien que non.
[6] Prœtor urbanus, ou urbis : prœtor peregrinus.
[7] Que si l’on consulte les fastes des consuls et des édiles, on y constatera la stabilité de la noblesse romaine, celle des patriciens surtout. A l’exception des années 399, 400, 401, 403, 405, 409, 411 [-355/-343], dans lesquelles les deux consuls ont été patriciens, on trouve toujours de l’an 388 jusqu’en 581 [-366/-173], les deux consuls plébéien l’un, l’autre patricien. Les collèges des édiles curules, dans les années impaires du comput varonien, sont, tout au moins jusqu’à la fin du VIe siècle, constamment choisis dans les rangs du patriciat. Nous connaissons tous les noms pour les années 541, 545, 547, 549, 551, 553, 555, 557, 561, 565, 567, 575, 585, 589, 591 et 593 [-213/-161]. Voici le tableau par familles de ces consuls et édiles patriciens.
|
Consuls (388-500) |
Consuls (501-581) |
Édiles curules de ces 16 collèges patriciens |
Cornéliens |
15 |
15 |
14 |
Valériens |
10 |
8 |
4 |
Claudiens |
4 |
8 |
2 |
Émiliens |
9 |
6 |
2 |
Fabiens |
6 |
6 |
1 |
Manliens |
4 |
6 |
1 |
Postumiens |
2 |
6 |
2 |
Serviliens |
3 |
4 |
2 |
Quinctiens |
2 |
3 |
1 |
Furiens |
9 |
3 |
— |
Sulpiciens |
6 |
2 |
2 |
Véturiens |
— |
2 |
— |
Papiriens |
3 |
1 |
— |
Nautiens |
2 |
— |
— |
Juliens |
1 |
— |
1 |
Fostiens |
1 |
— |
— |
|
70 |
70 |
32 |
|
140 |
|
|
En tout |
172 |
Ainsi les quinze ou seize familles nobles qui avaient
l’influence au temps des lois liciniennes se sont maintenues intactes dans leur
puissance, sans doute, et pour partie, au moyen d’adoptions opportunes, pendant
les deux siècles suivants, et, l’on pourrait dire, jusqu’à la fin de
[8] Les riverains avaient d’ailleurs à subvenir à la plus forte partie de ces dépenses. On n’avait point complètement renoncé aux corvées commandées suivant l’ancienne méthode ; et souvent on prenait aux grands propriétaires leurs esclaves, pour les faire travailler aux routes (Caton, de Re rust., 2).
[9] On sait qu’il en
fut ainsi pour Ennius, de Rudies
[auj. Rotigliano, dans
[10] V. à l’appendice, la dissertation sur le Droit d’hospitalité et de clientèle.
[11] On sait que le traité agronomique de Caton se réfère surtout à un domaine rural, situé dans le pays de Vénafre (auj. Venafro, au N. du Vulturne). Or, les procès n’y sont renvoyés devant la juridiction de Rome que dans un seul cas bien déterminé, à savoir, quand le propriétaire ayant loué la pâture d’hiver au maître d’un troupeau de moutons, n’a pas affaire à proprement parler à un fermier domicilié sur les lieux (c. 149). D’où il faut conclure que dans les circonstances ordinaires, et lorsque le second contractant avait son domicile dans le pays, déjà, au temps de Caton, les procès qui pouvaient surgir, au lieu, d’être jugés à Rome, se suivaient devant les tribunaux locaux.
[12] V. à l’appendice, sur le droit de clientèle, la dissertation extraite des Rœm. Forschungen (Études rom.) de l’auteur.
[13] L’établissement du Cirque Flaminien est chose prouvée par témoins. Quant à la fondation des jeux plébéiens par Flaminius, les anciens n’en font pas mention (car il ne faudrait pas prendre pour telle le passage connu du Pseudo-Asconius, p. 143, Orelli). Mais comme ils se célèbrent dans le cirque flaminien (Valer.-Max., 1, 7, 4), comme d’une autre part ils se célèbrent pour la première fois en 538 [216 av. J.-C.], quatre ans après sa construction (Tite-Live, 23, 30), on doit aussi leur attribuer une même origine.
[14] Tite-Live, 25, 12. — Macrobe, Saturn., 1, 17. Marcius, vieux devin, dont les prophéties révélées après coup, bien entendu, avaient annoncé le désastre de Cannes, et ordonné l’institution des jeux apollinaires.
[15] Le premier exemple certain du surnom s’applique à Manius Valerius Maximus, consul en 491 [263 av. J.-C.], qui ayant conquis Messine, prit celui de Messala. Il n’est point vrai que le consul de l’an 419 [-335], ait de même pris le titre de Calenus [de Calés]. Quant au surnom de Maximus donné aux gentes Valeria et Fabia, il n’a aucun rapport avec ceux qui précèdent.
[16] C’est chose fort difficile que de constater les règles du cens primitif, à Rome. Dans les temps postérieurs, on le sait, le cens minimum de la première classe était fixé à 100.000 as (2.900 thaler = 10.875 fr.). Entre celle-ci, et les quatre autres classes, le rapport, au moins approximatif, peut s’exprimer par les chiffres qui suivent : ¾, ½, ¼, 1/9. A entendre Polybe et les écrivains après lui, il ne s’agissait ici que de l’as léger (= 1/10 du denier) ; et l’on devrait s’en tenir à cette estimation, alors même qu’en ce qui touche la loi Voconia (*), et son application, il faudrait regarder que les 100.000 as à propos desquels elle statue, seraient des as lourds (as grave = ¼ du denier). - V. mon hist. du système monétaire des Rom. (p. 302.) — Mais on oublie qu’Appius Claudius, qui, en l’an 442 [-312], a le premier exprimé le cens en argent et non plus en terres, n’a pas pu établir ses calculs sur l’as réduit, lequel n’est entré en usage qu’en 485 [-269]. Donc de deux choses l’une, ou c’est en as graves que furent fixés alors les taux censitaires, sauf à leur faire subir la conversion proportionnelle en as légers, quand s’opéra la refonte du système monétaire : ou bien les chiffres, une fois établis, ont été maintenus plus tard et nonobstant cette réforme. Au dernier cas toutefois, il convient de remarquer que l’allégement de l’as aurait eu pour conséquence d’abaisser de plus de moitié les taux censitaires des classes. Contre l’une et l’autre hypothèse, des objections graves s’élèvent, je le reconnais : je me sens néanmoins porté davantage à accepter la première. La seconde, en effet, exprimerait un bénéfice exorbitant conquis par la démocratie ; et je ne puis facilement y croire dans ces conditions, à la fin du Ve siècle, et en tant que mise à exécution d’une simple mesure administrative. Et puis, comment supposer que le souvenir d’un fait aussi considérable se serait totalement perdu ? 100.000 as légers, ou 40.000 sesterces (2.900 thaler ou 10.875 fr.), d’ailleurs semblent former à peu près l’équivalent du domaine normal de 20 Jugères ; en sorte qu’il se peut faire, qu’ayant varié dans l’expression, les taux n’aient point changé quant à la valeur exprimée.
(*) Loi de l’an 169 [585
av. J.-C.], votée sur la motion du tribun Q. Voconius Saxa : elle défendait à
tout censitaire de 100.000 as seulement. (centum millia œris) d’instituer une femme (virginem seu
mulierem) son héritière, fut-elle même la fille unique du testateur.
— Elle défendait ainsi à tout censitaire les legs excédant la quotité advenant
à l’héritier. — Cette loi a été remplacée en 710 [-44], par la loi Falcidia,
qui, attribuait à l’héritier la réserve du quart.
[17] Le fait de la fixation des taux censitaires des cinq classes, à 100.000 as, 75.000 as, 50.000 as, 25.000 et 11.000 as (= 2.900, 2.175, 1.450, 725 et 300 thaler ou 10.875 fr., 8.155 fr. 45 c., 5.477 fr. 50, 2.720 fr. 75, et 1.125 fr.), joint à cet autre fait que chaque classe avait le même nombre de voix, nous aide à comprendre comment il se pouvait faire que le chiffre total des censitaires d’une classe supérieure, de la première par exemple, l’emportât sur celui des citoyens appelés à voter dans la classe suivante. De là de graves inconvénients sans doute, mais il y était paré par les censeurs, qui, investis d’un pouvoir arbitraire, étrange, selon nos idées modernes, tranchaient et rognaient en matière de catégories de votants. Très probablement, le cas échéant, ils n’hésitaient pas à faire passer dans la classe inférieure les derniers censitaires de celle supérieure, jusqu’à parfaite égalité numérique ; et c’est aussi pour cela sans doute, que le cens de la première classe est porté tantôt à 100.000, tantôt à 110.000, et même à 125.000 as. Toutes ces mesures tendaient certainement à assurer l’égalité de valeur aux votes de l’électorat, surtout dans les trois premières classes.
[18] [Nous traduisons par le mot Philistin, synonyme en Allemagne du mot trivial, chez nous, de bourgeois, épicier, l’expression spiessbürgerlich (gens portant la pique dans la garde bourgeoise) dont se sert M. Mommsen.]