Depuis l’an 531 [223 av. J.-C.], le roi Antiochus III,
petit-fils du fondateur de sa dynastie, portait en Asie le diadème des
Séleucides. Comme Philippe, il était monté à neuf ans sur le trône. Dans ses
premières expéditions en Orient, il avait montré assez d’activité et
d’entreprise pour se voir, sans trop de ridicule, décerner lé titre,de Grand
par ses courtisans. La mollesse ou la lâcheté
de ses adversaires, de l’Égyptien Philopator notamment, le
serrent bien mieux encore que ses propres talents, il avait en quelque sorte
reconstitué la monarchie asiatique dans son intégrité ; et réuni pour la
première fois sous son sceptre les satrapies de la Médie, de la Parthyène, et
aussi l’État indépendant jadis fondé par Achæos, dans l’Asie-Mineure,
en deçà du Taurus. Une première fois aussi, il avait tenté d’arracher à
l’Égypte la province de la côte de Syrie, dont la possession lui tenait à
cœur. Mais dans l’année même de la bataille du lac de Trasimène (537 [217 av. J.-C.]),
Philopator lui ayant infligé une sanglante défaite à Raphia[1], le Syrien se
promet de ne plus recommencer la lutte tant qu’il y aura un homme assis sur
le trône d’Alexandrie, cet homme fût-il mol et insouciant lui-même. Mais
Philopator meurt (549 [-205]) : et le moment semble venu d’en finir avec
l’Égypte. Dans ce but, le roi d’Asie s’associe avec Philippe ; et
pendant que ce dernier attaque les villes d’Asie-Mineure, il se jette sur la Cœlésyrie. Les
Romains interviennent ; ils doivent croire un instant que le Syrien fera
contre eux cause commune avec le Macédonien. Les circonstances, son traité
d’alliance, tout le lui commande. Ils prêtaient à Antiochus des vues trop
grandes et trop sages. Loin de repousser de toutes ses forces l’immixtion des
Romains dans les affaires de l’Orient, le roi se figura qu’il y aurait pour
lui grand avantage à profiter de la défaite de son allié par les Romains,
défaite d’ailleurs trop facile à prévoir. Il voulut saisir seul la proie
qu’il était convenu de partager avec le Macédonien. Malgré les liens étroits
qui rattachaient à Rome Alexandrie et son roi mineur, le sénat n’avait en
aucune façon la velléité de se faire autrement que de nom le Protecteur de l’héritier des Ptolémées.
Fermement décidé à n’entrer qu’à la dernière extrémité dans le réseau des
complications asiatiques, assignant pour limites à l’empire de Rome les
colonnes d’Hercule d’une part, et l’Hellespont de l’autre, il laissa faire le
Grand-Roi. Conquérir l’Égypte était d’ailleurs chose plus facile à annoncer
qu’à accomplir ; et puis Antiochus n’y songeait point sérieusement,
peut-être. En revanche, celui-ci s’en prend à toutes les possessions
extérieures de l’Égypte, il assaillit et soumet les unes après les autres les
villes de Cilicie, de Syrie et de Palestine. En 556 [-198], il
remporte une grande victoire, au pied du Panion, non loin des sources
du Jourdain, sur le général égyptien Scopas. Ce succès lui
donne la possession désormais incontestée
de tout le territoire qui s’étend jusqu’à la frontière de l’Égypte
propre. Épouvantés, les tuteurs du petit roi, afin d’empêcher Antiochus de la
franchir, sollicitent la paix, qu’ils scellent par les fiançailles de leur
souverain avec une fille du roi d’Asie. Antiochus a atteint son premier but.
Dans l’année suivante, au moment même où Philippe va être vaincu aux
Cynocéphales (557 [197
av. J.-C.]), il s’avance contre l’Asie-Mineure avec une flotte de
deux cents vaisseaux, dont cent pontés et cent découverts, et commence
l’occupation de tous les établissements appartenant naguère à l’Égypte, sur
la côte du sud et de l’ouest. L’Égypte les lui avait sans doute concédés à la
paix, bien qu’ils fussent alors dans les mains de Philippe, de même qu’elle
avait aussi renoncé à toutes ses autres possessions du dehors. Antiochus ne
prétend à rien moins qu’à ramener tous les Grecs de l’Asie-Mineure sous son
empire. En même temps il réunit une puissante armée à Sardes. Par là
il atteignait, indirectement les Romains, qui tout d’abord, avaient imposé à
Philippe la condition de retirer ses garnisons des places d’Asie-Mineure, de
laisser aux Rhodiens, aux Pergaméniens, leurs territoires intacts, aux villes
libres leurs constitutions particulières. Aujourd’hui, Antiochus, au lieu de
Philippe, était devenu l’ennemi commun : Attale et les Rhodiens se voyaient
de son chef exposés aux graves dangers dont l’imminence, peu d’années avant,
les avait contraints à faire la guerre au Macédonien. Naturellement ils
s’efforcèrent d’entraîner les Romains dans la guerre nouvelle comme ils avaient
fait pour celle qui venait à peine de finir. Dès 555-556 [-199/-198],
Attale avait demandé du secours à ses alliés d’Italie contre le roi d’Asie,
qui se jetait sur ses domaines, pendant que les troupes de Pergame
combattaient ailleurs à côté des Romains. Plus énergiques que lui, les
Rhodiens, envoyant, au printemps de 557 [-197], la flotte d’Antiochus faire
voile vers la côte d’Asie-Mineure, lui firent savoir qu’ils tiendraient pour
déclaré l’état de guerre, si ses vaisseaux dépassaient les îles Chélidoniennes
(sur la côte de Lycie)[2]. Et Antiochus
allant de l’avant, enhardis qu’ils étaient d’ailleurs par la nouvelle arrivée
sur l’heure même de la bataille des Cynocéphales, ils commencèrent aussitôt
les hostilités, et couvrirent les villes importantes de Carie, Caunos,
Halicarnasse, Myndos, ainsi que l’île de Samos contre
toute agression.
Parmi les villes à demi libres, le plus grand nombre
s’était soumis, mais quelques autres, comme la grande cité de Smyrne,
comme Alexandrie de Troade et Lampsaque, en apprenant la
défaite de Philippe, avaient repris courage ; faisaient mine de résister
au Syrien, et joignaient leurs instances à celles des Rhodiens auprès de
Rome. On ne peut mettre en doute les desseins d’Antiochus, si tant est qu’il
fût capable de prendre une résolution, et de la garder. II ne se contentait
plus des possessions asiatiques de l’Égypte, il voulait encore faire des
conquêtes sur le continent d’Europe, dût-il en venir aux mains avec Rome,
sans d’ailleurs chercher directement la guerre. Rome était donc parfaitement
en droit d’exaucer les vœux de ses alliés, et d’intervenir immédiatement en
Asie. Pourtant elle montra peu d’empressement. Tant qu’elle eut sur les bras
la guerre de Macédoine, elle traîna les choses en longueur ; elle ne
donna à Attale que le secours d’une intervention purement diplomatique, et
tout d’abord efficace, il faut le dire. Après la victoire, elle s’occupa
aussi des villes ayant appartenu à Ptolémée et ensuite à Philippe ; et
déclara qu’Antiochus devait ne point songer à les prendre. On vit même dans
les messages d’État envoyés au Grand-Roi réserver expressément la liberté des
villes asiatiques d’Abydos, de Cius, de Myrina. Mais
elle ne passa point des paroles à l’action ; et Antiochus, profitant du
départ des garnisons macédoniennes, s’empressa de mettre les siennes à leur
place. Rome ne bouge pas. Elle le laissé même opérer une descente en Europe
en 558 [196 av.
J.-C.], s’avancer dans la Chersonèse de Thrace, y occuper Sestos
et Madytos, consacrer plusieurs mois au châtiment des barbares du
pays, et à la reconstruction de Lysimachie, dont il fait sa principale
place d’armes et la capitale de la nouvelle satrapie dite de Thrace.
Flamininus, encore préposé aux affaires de la Grèce, lui envoya à
Lysimachie des députés, revendiquant l’intégrité du territoire égyptien, et
la liberté de tous les Grecs : ambassade inutile ! Le roi, comme
toujours, invoqua ses droits incontestables sur l’ancien royaume de
Lysimaque, jadis conquis par son aïeul Séleucus : ce
n’est point un pays nouveau qu’il veut prendre, ajoute-t-il ; il ne fait que restaurer dans soit intégrité l’empire de
ses pères ; et il ne peut accepter l’intervention de Rome dans ses
démêlés avec les villes sujettes d’Asie. Il eût pu dire encore, non
sans apparence de raison, qu’il avait conclu la paix avec l’Égypte, et qu’il
manquait même un prétexte aux Romains[3]. Mais tout à coup
le roi s’en retourne en Asie. Il y est rappelé par la fausse nouvelle de la
mort du jeune roi d’Égypte ; par le projet aussitôt conçu d’une descente
dans l’île de Chypre ou même d’Alexandrie. Les conférences avec Rome sont
rompues, sans que rien ait été conclu, et à plus forte raison, sans aucun
résultat matériel. Cependant l’année suivante (559 [-195]), Antiochus revient à
Lysimachie à la tête d’une flotte et d’une armée plus nombreuses, et reprend
l’organisation de la satrapie qu’il destine à son fils Séleucus. A Éphèse, il
a été rejoint par Hannibal, venu de Carthage en fugitif : l’accueil et
les honneurs exceptionnels qu’il rend au grand homme équivalent à une
déclaration de guerre avec Rome.
Quoi qu’il en soit, dès le printemps de 560 [-194],
Flamininus, comme on l’a dit plus haut, retire de Grèce toutes les garnisons
romaines. Maladresse insigne dans les circonstances actuelles, sinon même mesure
coupable et, condamnable alors qu’il agissait en pleine connaissance de
cause. On voit trop clairement en effet, que, pour pouvoir rapporter à Rome
les palmes d’une complète victoire, et l’honneur apparent de la liberté
rendue à la Grèce,
Flamininus s’est contenté de recouvrir à la surface la flamme non éteinte de
la révolte et de la guerre. En tant qu’homme d’État, il avait raison
peut-être de considérer comme une faute tout essai d’assujettissement direct
de la Grèce,
toute immixtion de Rome dans les affaires d’Asie : mais était-il
possible de s’abuser sur les symptômes de l’heure actuelle ? L’agitation
des partis opposants en Grèce, la folle et infirme jactance des Asiatiques,
l’arrivée dans le camp syrien de
l’irréconciliable ennemi, qui jadis avait tourné contre Rome les armes
de l’Occident : tout cela ne présageait-il pas clairement l’imminence d’une
nouvelle levée de boucliers de l’Orient hellénique, dans le but d’arracher, la Grèce à la clientèle de
Rome, de la placer exclusivement dans celle des États hostiles aux Romains :
et ce but atteint, de pousser plus loin encore ? Rome évidemment ne
pouvait tolérer que les choses en vinssent là. Pendant ce temps, Flamininus,
les yeux fermés devant les signes, avant-coureurs de la guerre, retirait de
Grèce les garnisons romaines, et faisait à la même heure notifier au
Grand-Roi les exigences de la
République, sans avoir la volonté de les appuyer par
l’envoi de soldats. Enfin, parlant trop et n’agissant point assez, il
oubliait son devoir de général et de citoyen pour ne sacrifier qu’à sa vanité
personnelle.
Tout cela était bien, pourvu qu’il pût se vanter d’avoir
donné la paix à Rome ; et à la
Grèce, sur les deux continents, la liberté.
Antiochus met à profit le répit inespéré qui lui était
laissé au dedans et au dehors avec ses voisins ; il fortifie sa position
avant d’entamer la guerre qu’il a résolue, et qu’il prépare d’autant plus
activement que son ennemi semble hésiter. Il conclut le mariage du jeune roi
d’Égypte avec sa fille Cléopâtre (561 [193 av. J.-C.]) qu’il lui a naguère
fiancée. Les Égyptiens soutinrent plus tard qu’à cette occasion il aurait
promis à son gendre la restitution des provinces enlevées au royaume
d’Alexandrie ; mais leur assertion me semble invraisemblable. De fait, les
pays conquis demeurèrent annexés à l’empire syrien[4]. Il offrit à
Eumène, qui était monté, sur le trône de Pergame en 557 [-197], à la
mort d’Attale, son père, de lui rendre les villes prises : il lui offrit
aussi une autre de ses filles en mariage, à la condition qu’il abandonnerait
l’alliance romaine. Il maria enfin une troisième fille à Ariarathe,
roi de Cappadoce, gagna les Galates avec des présents, et dompta par la force
des armes les Pisidiens et d’autres petits peuples, en état de continuelle
révolte. Aux Byzantins, il accorde des privilèges étendus. Pour ce qui est
des cités grecques d’Asie-Mineure, il proclame qu’il laissera leur
indépendance aux anciennes villes libres, comme Rhodes et Cyzique, et qu’il
se contentera dans les autres de la reconnaissance purement nominale de sa
souveraineté ; ajoutant même qu’il est prêt, à cet égard, à s’en
remettre à la décision des Rhodiens, comme arbitres. Dans la Grèce d’Europe il était
sûr du concours des Étoliens, et il espérait bien faire reprendre les armes à
Philippe. Il donne son approbation royale aux plans qu’Hannibal lui a soumis.
Il lui fournira une flotte de cent voiles, et une armée de dix mille hommes
de pied avec mille cavaliers, pour aller à Carthage rallumer une troisième
guerre punique, et même pour faire une seconde descente en Italie. Des
émissaires tyriens sont expédiés à Carthage afin d’y préparer la nouvelle
levée de boucliers. On comptait de plus sur le succès de l’insurrection qui
mettait toute l’Espagne en feu au moment où Hannibal avait quitté sa patrie.
Ainsi se préparait de longue main un immense orage contre
Rome : mais comme toujours, ce furent encore les Hellènes, les plus
impuissants parmi ceux de ses ennemis appelés à prendre part à l’entreprise,
qui témoignèrent de la plus fiévreuse impatience. Les Étoliens, dans leur
irascibilité et leur forfanterie, se prirent à croire qu’eux seuls, et non
Rome, avaient su vaincre Philippe. Ils n’attendirent pas l’arrivée
d’Antiochus en Grèce. Rien ne caractérise mieux leur politique que la réponse
de leur stratège à Flamininus, quand celui-ci les sommait d’avoir à déclarer
franchement la guerre à Rome : Cette
déclaration de guerre, je la porterai moi-même, en allant camper sur les
bords du Tibre à la tête de l’armée à étolienne ! Les Étoliens se
firent les fondés de pouvoirs du roi syrien en Grèce mais ils trompèrent tout
le monde : Antiochus, en lui faisant croire que tous les Grecs voyaient en
lui leur libérateur et lui tendaient les bras ; les Grecs, ou ceux d’entre
les Grecs qui leur prêtaient l’oreille, en leur disant que l’arrivée du roi
était prochaine, alors que la nouvelle était de tout point un mensonge. C’est
ainsi qu’ils agirent sur l’amour-propre aveugle de Nabis, qui, se déclarant
tout à coup, ralluma le feu de la guerre, deux ans à peine après le départ de
Flamininus, et au printemps de l’an 562 [192 av. J.-C.]. Mais leur succès
conduisit d’abord à une catastrophe. Nabis s’était jeté sur Gythion,
l’une des cités libres de Laconie que le dernier traité avait
concédées aux Achéens, et l’avait prise. Aussitôt l’habile stratège d’Achaïe,
Philopœmen, marcha contre lui, et le battit près du mont Barbosthénès
[à l’E. de Sparte].
Le tyran ne rentra qu’avec le quart à peine de ses hommes dans les murs de
Sparte, où il se vit aussitôt investi. Un tel début promettant trop peu pour
appeler Antiochus en Europe, les Étoliens songèrent à se rendre eux-mêmes
maîtres de Sparte, de Chalcis et de Démétriade. Après ces conquêtes
importantes, le roi n’hésiterait plus. Tout d’abord ils comptaient prendre
Sparte. L’Étolien Alexamène, sous couleur d’amener à Nabis les
contingents fédéraux, devait pénétrer dans la ville avec mille hommes, se
défaire du tyran et occuper la place. Le coup réussit d’abord, et Nabis périt
pendant une revue des troupes : mais les Étoliens s’étant répandus dans
Sparte pour piller, les Lacédémoniens se rassemblèrent et les tuèrent tous
jusqu’au dernier. Là-dessus Sparte accepte les conseils de Philopœmen, et
entre dans la Ligue
achéenne. Les Étoliens ont eu le sort qu’ils méritaient : leur belle entreprise
a échoué, et ils n’ont fait que promouvoir la réunion du Péloponnèse presque
tout entier dans la faction philo-romaine. A Chalcis, ils ne sont pas plus
heureux. Le parti romain a le temps d’y appeler à son secours, contre l’armée
étolienne et les exilés chalcidiens servant dans leurs rangs, les citoyens d’Érétrie
et de Carystos d’Eubée appartenant à son opinion. Il n’en fut pourtant
pas de même à Démétriade : là les Magnètes, à qui la ville était
échue, craignaient, non sans raison, que les Romains ne l’eussent promise à
Philippe pour prix de sa coopération contre Antiochus. Sous le prétexte de
donner la conduite à Eurylochos, chef du parti anti-romain, et rappelé
dans la ville, quelques escadrons de cavalerie étolienne s’y glissèrent avec
lui et l’occupèrent. Moitié de gré, moitié de force, les Magnètes se
rangèrent de leur côté, et l’on fit sonner bien haut ce succès auprès du
Séleucide.
Antiochus prit son parti. La rupture avec Rome était
désormais inévitable, de quelques palliatifs qu’on eût usé jusque-là,
ambassades ou autres voies dilatoires. Dès le printemps de 561 [193 av. J.-C.],
Flamininus, qui dans le Sénat gardait la haute main sur les affaires
d’Orient, avait dénoncé l’ultimatum de la République aux
ambassadeurs royaux Ménippe et Hégésianax : Qu’Antiochus vide l’Europe et fasse selon son bon plaisir
en Asie, ou qu’il retienne la
Thrace, mais en reconnaissant le protectorat de Rome sur
Smyrne, Lampsaque et Alexandrie de Troade ! Une autre fois, à
l’ouverture de la campagne de 562 [-192], il avait été négocié sur les mêmes bases, à
Éphèse, où le roi avait sa principale place d’armes, et sa résidence
d’Asie-Mineure. Les envoyés du Sénat, Publius Sulpicius et Publius
Villius, s’en étaient allés sans rien terminer. Des deux parts on savait
désormais que les difficultés ne pouvaient plus se régler à l’amiable. Rome
avait pris son parti de faire la guerre. Pendant l’été (562), une flotte
italienne de trente voiles, ayant trois mille soldats à bord et Aulus
Atilius Serranus pour chef, se montre devant Gythion où il suffit
de sa présence pour activer la conclusion du traité entre les Achéens et les
Spartiates. Les côtes orientales de la Sicile et de l’Italie sont fortement garnies et
peuvent repousser toute tentative, de débarquement : une armée de terre
descendra en Grèce à l’automne. De l’ordre exprès du Sénat, Flamininus,
depuis le printemps, parcourait toute la Grèce, refoulant dans l’ombre les intrigues du
parti hostile, et réparant de son mieux les conséquences de son évacuation
prématurée. Chez les Étoliens, les choses en étaient venues au point qu’en
pleine diète la guerre contre Rome avait été formellement votée. Mais
Flamininus put encore sauver Chalcis, en y jetant une garnison de cinq cents
Achéens et de cinq cents Pergaméniens. Il tenta de regagner Démétriade, où
les Magnètes se montrèrent hésitants. Quant au roi, occupé qu’il était encore
à vaincre la résistance de plusieurs villes de l’Asie-Mineure, qu’il aurait
voulu avoir avant d’entreprendre une plus grande guerre, il ne pouvait différer
davantage sa descente en Grèce, à moins de laisser les Romains reprendre tous
les avantages que deux ans avant ils avaient compromis et perdus, en retirant
trop tôt leurs garnisons de l’intérieur du pays. Le roi réunit donc les
troupes et la flotte qu’il avait sous la main : il part avec quarante
navires pontés, dix mille hommes de pied, cinq cents chevaux et six éléphants
: il se dirige vers la Grèce
par la Chersonèse
de Thrace, aborde dans l’automne de 562 [192 av. J.-C.] à Ptéléon, sur
le golfe de Pagasée, et occupe aussitôt la place voisine, Démétriade.
Presque au même moment une armée romaine d’environ vingt-cinq mille hommes,
commandée par le préteur Marcus Bœbius, débarquait à Apollonie. La
guerre était commencée des deux parts.
Qu’allait-il advenir de cette vaste coalition contre Rome
à la tête de laquelle Antiochus voulait se mettre ? Le nœud de la
question était là.
Quant à Carthage et aux ennemis suscités à Rome en Italie,
disons tout d’abord qu’Hannibal, à la cour d’Éphèse comme partout ailleurs,
vit échouer ses vastes et courageux desseins devant les petits calculs de
gens vils et égoïstes. C’était là le sort du grand homme. Rien ne se fit pour
exécuter ses plans, qui ne servirent qu’à compromettre plusieurs patriotes de
Carthage mais Carthage elle-même n’avait pas le choix, et se mit sans
condition dans la main de Rome. La camarilla du roi ne voulait pas
d’Hannibal. Sa grandeur était incommode aux courtisans. Ils eurent recours
aux plus ignobles moyens : ils accusèrent un jour de conspiration secrète
avec les envoyés de la
République celui dont le nom
servait à Rome d’épouvantail pour les enfants. Ils firent tant et si
bien que le grand Antiochus, qui, comme tous les rois faibles, se complaisait
dans la soi-disant indépendance de son génie, et se laissait dominer d’autant
plus qu’il redoutait davantage d’être dominé, prit la résolution, très sage à
ses yeux, de ne point aller se perdre dans l’ombre glorieuse de l’hôte carthaginois. II fut décidé en grand
conseil qu’Hannibal ne recevrait que d’insignifiantes missions, et qu’on se
contenterait de lui demander des avis ; sauf, comme de juste, à ne
jamais les suivre. Hannibal se vengea noblement de tous ces misérables : à
quoi qu’on l’employât, il réussit avec éclat.
En Asie, la
Cappadoce tint pour le Grand-Roi ; mais Prusias, roi
de Bithynie, se mit, comme toujours, du côté du plus fort. Eumène
resta fidèle à la politique de sa maison. Il allait enfin toucher sa
récompense. Non content de rejeter obstinément les propositions d’Antiochus,
il avait poussé les Romains à une guerre dont il attendait l’agrandissement
de son royaume, Les Rhodiens et les Byzantins n’abandonnèrent pas non plus
Rome, leur ancienne alliée. L’Égypte enfin se rangea de son côté, offrant des
munitions et des hommes que les Romains ne voulurent point accepter.
Mais c’était surtout en Europe que l’attitude du roi de
Macédoine pouvait devenir décisive. Peut-être que la saine politique eût
conseillé à Philippe d’oublier le
passé, tout ce qu’Antiochus avait fait ou omis de faire, et de réunir ses
armes aux siennes : mais ce n’était point par de telles raisons que
Philippe avait coutume de se conduire. N’obéissant qu’à ses affections, à ses
antipathies, il haïssait bien davantage l’infidèle allié qui l’avait laissé
seul exposé aux coups de l’ennemi commun, pour enlever à son détriment, à lui
Philippe, une part du butin, et qui s’était fait en Thrace son voisin
incommode. Les Romains, ses vainqueurs, ne s’étaient-ils pas, au contraire,
montrés pour lui pleins d’égards ? Antiochus commit encore la double
faute d’accorder faveur à d’indignes prétendants au trône de Macédoine, et de
faire enterrer avec une pompe affectée les ossements blanchis des soldats
macédoniens trouvés sur le champ de bataille des Cynocéphales :
c’étaient là autant d’injures mortelles à l’adresse de Philippe. Le fougueux
roi mit aussitôt toutes ses forces, et sans arrière pensée, à la disposition
des Romains.
Le second État grec, la ligue achéenne, s’était prononcé
en leur faveur avec la même énergie. Parmi les moindres républiques, deux
seulement restaient en dehors, celle des Thessaliens et celle des
Athéniens : chez les derniers, une garnison achéenne, placée par
Flamininus dans l’Acropole, tenait en respect les patriotes, assez nombreux
d’ailleurs. Les Épirotes se donnèrent beaucoup de peine pour ne déplaire ni
aux uns ni aux autres. En somme, Antiochus ne vit venir à lui, en sus des
Étoliens et des Magnètes auxquels s’était jointe sine partie des Perrhébes,
leurs voisins, que le faible roi des Athamaniens, Amynandre, ébloui
par ses folles visées à la couronne de Macédoine ; que les Bœotiens,
toujours dominés par la faction hostile à Rome ; et que les Éléates et
les Messéniens dans le Péloponnèse, toujours du côté des Etoliens contre
l’Achaïe. C’était là certes un pauvre début ; et les Etoliens, comme
pour ajouter le ridicule à la faiblesse, décernèrent au Grand-Roi le titre de
général en chef avec le pouvoir absolu dans le commandement. Comme
d’ordinaire, on s’était dupé des deux parts : au lieu des armées innombrables
de l’Asie, Antiochus n’amenait qu’une troupe à peine égale à une armée
consulaire ; et au lieu d’être reçu à bras ouverts par tous les Grecs,
acclamant leur libérateur, il ne voyait venir à lui qu’une ou deux hordes de Klephtes,
et que les citoyens affolés d’une ou deux cités.
Pourtant, dès cette heure, il avait pris en Grèce les
devants sur Rome. Chalcis, où les alliés des Romains avaient une garnison,
refusa de se rendre à la première sommation : mais le roi, approchant avec toutes
ses troupes, elle ouvrit ses portes ; et une division romaine, accourue
trop tard, fut anéantie par Antiochus à Delium. L’Eubée était perdue.
Durant l’hiver, le roi, de concert avec les Étoliens et les Athamaniens,
poussa une pointe vers la
Thessalie, et occupa les Thermopyles ; il prit ensuite
Phères et d’autres villes. Mais Appius Claudius arrivant d’Apollonie
avec deux mille hommes, dégage Larisse et s’y logea. Pour Antiochus, las déjà
de sa campagne d’hiver, il choisi Chalcis pour ses quartiers, y menant
joyeuse vie, oublieux de ses cinquante ans et de la guerre qu’il avait sur
les bras, et célébrant ses noces nouvelles avec une belle Chalcidienne.
L’hiver de 562 à 563 [192
à 191 av. J.-C.] se passa donc à ne rien faire en Grèce, si ce
n’est à écrire et recevoir force missives ; le roi menait la guerre avec d’encre et la plume, selon le
mot d’un officier romain. Aux premiers jours du printemps (563), l’état-major
de l’armée romaine prit terre enfin à Apollonie. Son chef était Manius
Acilius Glabrio, homme d’extraction obscure, mais vigoureux capitaine et
par cela même redouté de ses ennemis comme de ses soldats. L’amiral de la
flotte était Gaius Livius. Parmi les tribuns militaires, on comptait Caton,
qui naguère avait dompté l’Espagne, et Lucius Valerius Flaccus ;
ces anciens consulaires, fidèles à la tradition des Romains d’autrefois,
s’estimaient honorés de rentrer dans l’armée comme simples chefs de légion.
Avec eux arrivèrent des renforts en vaisseaux et en soldats, des cavaliers
numides, et des éléphants envoyés de Libye par Massinissa. Le Sénat les
autorisait à demander aux alliés non italiens jusqu’à cinq mille auxiliaires
: par là bientôt l’armée romaine put mettre quarante mille hommes en ligne.
Le roi avait débuté par une course chez les Étoliens ; puis il avait
fait une pointe inutile en Acarnanie. A la nouvelle du débarquement de
Glabrion, il revint à son quartier général pour entamer enfin sérieusement
les opérations ; mais il subit la peine de sa négligence et de celle de
ses hauts fonctionnaires d’Asie. Chose incroyable, nul renfort ne lui vint,
et il demeura impuissant à la tête de la petite armée qu’il avait amenée
l’automne d’avant à Ptéléon, celle-ci encore décimée durant l’hiver par la
maladie et les désertions, résultat des débauches de Chalcis. Les Étoliens,
qui devaient aussi fournir d’innombrables soldats, quand l’heure eut sonné,
ne lui donnèrent que quatre mille hommes. Déjà les Romains agissaient en
Thessalie. Leur avant-garde y faisait sa jonction avec l’armée macédonienne, chassait
des villes les garnisons du roi, et occupait le territoire des Athamaniens.
Le consul suivit bientôt avec le gros de l’armée, qu’il réunit tout entière
sous Larisse. Antiochus n’avait qu’un parti à prendre, celui de s’en
retourner au plus vite en Asie et de céder partout à un ennemi démesurément
plus fort. Loin de là, il imagina de se retrancher dans les Thermopyles, dont
il occupait les positions, et d’y attendre l’arrivée de ses renforts. Se
plaçant sur la route principale, il ordonna aux Étoliens de garder le sentier
du haut, par où Xerxès avait autrefois tourné les Spartiates. Mais les
Étoliens n’obéirent qu’incomplètement ; et la moitié de leur petit
corps, deux mille hommes environ, se jeta dans la place voisine d’Héraclée,
où ils ne prirent part au combat qu’en essayant, à l’heure où les deux armées
en venaient aux mains, de surprendre et de piller le camp des Italiens. Quant
à ceux apostés au haut de la montagne, ils tenaient pour au-dessous d’eux de
se garder et d’observer la discipline. Caton enleva leurs postes sur le Callidromos ;
et la phalange des Asiatiques, attaquée déjà de front par le consul, fut
rompue en peu d’instants par les Romains tombés sur ses flancs du haut de la
montagne. Antiochus n’avait songé à rien, pas même à la retraite : son
armée périt tout entière sur le champ de bataille et dans la déroute.
Quelques hommes seulement purent entrer dans Démétriade :
le roi revint à Chalcis avec cinq cents soldats. Il fit voile aussitôt pour
Éphèse. Toutes ses possessions d’Europe étaient perdues, sauf les villes de
Thrace. Il n’y avait point à songer à se défendre. Chalcis se rendit aux
Romains, Démétriade à Philippe. De plus, et pour l’indemniser de la
restitution de Lamia, dans la Phthiotide achéenne, que le
Macédonien avait assiégée, puis aussitôt relâchée à la demande de Rome, on
abandonna à ses armes toutes les villes de la Thessalie propre,
toutes celles de la frontière étolienne, du pays des Dolopes et des Apérans
qui avaient tenu pour Antiochus. Quiconque dans la Grèce s’était prononcé en
sa faveur s’empresse de faire la paix. Les Épirotes sollicitent le pardon de
leur duplicité. Les Bœotiens se rendent à merci : pour les Éléates et les
Messéniens, — ceux-ci du moins après quelque résistance, — ils entrent en
accord avec la Ligue
achéenne. La prédiction d’Hannibal au roi s’accomplissait à la lettre. Nul
fond à faire sur ces Grecs, toujours à plat ventre devant le vainqueur !
Il n’y eut pas jusqu’aux Étoliens qui ne demandassent la paix : leur petit
corps enfermé dans Héraclée m’avait capitulé qu’après une défense opiniâtre.
Mais les Romains étaient irrités : le consul leur fit de dures
conditions ; et Antiochus leur ayant envoyé à propos un secours
d’argent, ils reprirent courage, et tinrent tête à l’ennemi durant deux mois,
dans les murs de Naupacte. La place, réduite aux abois, allait enfin
capituler ou subir l’assaut, quand Flamininus s’entremit. Toujours désireux
de préserver les villes grecques des suites désastreuses de leurs
folies, et de les tirer des mains de
ses rudes collègues, il procure aux Étoliens une trêve telle quelle. Pour
quelque temps, dans toute la
Grèce, les armes du moins reposent.
Et maintenant Rome avait à porter la guerre en Asie :
entreprise qui semblait difficile, non point tant à cause de l’ennemi qu’à cause
de l’éloignement, et des communications peu sures entre l’armée et l’Italie.
Avant tout, il fallait se rendre maître de la mer. Pendant la campagne de
Grèce, la flotte romaine avait eu la mission de couper les communications
entre l’Europe et l’Asie-Mineure : à l’époque même de la bataille dés
Thermopyles, elle avait eu la bonne chance d’enlever près d’Andros un fort
convoi venant de l’Orient. A l’heure actuelle, elle est occupée à préparer
pour l’année qui va suivre le passage des Romains de l’autre côté de la mer
Egée, et d’en expulser les navires de l’ennemi. Ceux-ci se tenaient dans le
port de Cyssos, sur la rive sud du promontoire ionien qui s’avance
vers Chios : les Romains allèrent les y chercher. Gaius Livius avait
sous ses ordres soixante-quinze vaisseaux pontés italiens, vingt-cinq
pergaméniens et six carthaginois. L’amiral syrien Polyxénidas, émigré
de Rhodes, n’avait que soixante-dix navires à mettre en ligne ; mais
comme l’ennemi allait s’augmenter encore du renfort des Rhodiens, Polyxénidas
comptant d’ailleurs sur l’excellence de ses marins de Tyr et de Sidon,
accepta le combat sans hésiter. Tout d’abord, les Asiatiques coulèrent bas un
des vaisseaux carthaginois ; mais dès qu’on en vint à l’abordage, et que
les corbeaux jouèrent, l’avantage fut du côté de la bravoure romaine. Les
Asiatiques durent à leurs rames et à leur voilure plus rapides de ne perdre
que vingt-trois de leurs embarcations. Au moment même où ils poursuivaient
les vaincus, les Romains virent encore venir à eux vingt-cinq voiles
rhodiennes ; ils avaient dès lors une supériorité décidée dans les eaux
de l’Orient. L’ennemi se tint clos dans le port d’Éphèse. Ne pouvant l’amener
à tenter une seconde bataille, les coalisés se séparèrent durant l’hiver, et
la flotte romaine s’en alla dans le port de Cané, non loin de Pergame. Des
deux côtés, les préparatifs sont activement menés pour la prochaine campagne.
Les Romains s’efforcent d’entraîner à eux les Grecs d’Asie-Mineure, et
Smyrne, qui avait opiniâtrement résisté au roi, lorsqu’il avait voulu la
prendre, les reçoit à bras ouverts. Il en arrive de même à Samos, à Chios, à Érythrées,
à Clazomène, à Phocée, à Cymé : partout le parti romain triomphe. Mais
Antiochus voulait à tout prix empêcher le passage de l’armée italienne en
Asie. Il pousse partout ses armements maritimes. La flotte stationnant à
Éphèse sous les ordres de Polyxénidas se refait et s’augmente, pendant qu’en
Lycie, en Syrie et en Phénicie, Hannibal en forme une seconde. De plus il
rassemble en Asie-Mineure une puissante armée de terre appelée de tous les
coins de son vaste empire.
Dés les premiers mois de l’an 564 [190 av. J. C.]
la flotte romaine se met en mouvement. Gaius Livius donne l’ordre de
surveiller l’escadre asiatique d’Ephèse aux Rhodiens, qui cette fois sont arrivés
à l’heure dite avec trente-six voiles : puis prenant avec lui les
vaisseaux de Rome et de Pergame, il met le Cap sur l’Hellespont. Il a reçu
mission d’y enlever les forteresses dont la possession devra faciliter le
passage. Déjà il a occupé Sestos : déjà Abydos est aux abois, quand tout à
coup il apprend que la flotte rhodienne a été battue. L’amiral de Rhodes, Pausistratès,
s’endormant sur les paroles de son compatriote, qui faisait mine de déserter
le service d’Antiochus, s’était laissé surprendre dans le port de Samos. Il
avait trouvé la mort dans le combat : tous ses vaisseaux, sauf cinq rhodiens
et deux navires de Cos, avaient péri : Samos, Phocée, Cyme s’étaient
aussitôt soumises à Séleucus, chargé par son père du commandement des
troupes de terre dans ces parages. Mais bientôt les Romains arrivant les uns
de Cané, les autres de l’Hellespont, les Rhodiens viennent les renforcer avec
vingt nouvelles voiles ; et toute la flotte réunie devant Samos oblige
encore Polyxénidas à se renfermer dans le port d’Éphèse. Là, il refuse
obstinément le combat, et comme les Romains ne sont point assez forts en
hommes pour attaquer par terre, ils se voient réduits à leur tour à
l’immobilité dans leur poste. Ils envoient seulement une division à Patara,
sur la côte de Lycie, pour tranquilliser les Rhodiens menacés de ce côté, et
surtout pour barrer la route de la mer Égée à Hannibal, chargé de la conduite
de la seconde escadre ennemie. L’expédition contre Patara ne produit rien.
Irrité de ces insuccès, l’amiral romain, Lucius Æmilius Regulus, à
peine arrivé de Rome avec vingt vaisseaux pour relever Gaius Livius de
charge, lève l’ancre et veut emmener toute sa flotte dans les eaux de Lycie.
Ses officiers ont peine, durant la route, à lui faire entendre raison.
Il ne s’agit point tant de prendre Patara, que d’être
maîtres de la mer. Regulus se laisse donc ramener sous Samos. Sur le
continent d’Asie, Séleucus a mis le siège devant Pergame, pendant
qu’Antiochus, avec le gros de son armée, ravage le pays pergaménien et les
terres des Mytiléniens. Le roi espère qu’il pourra en finir avec ces odieux
Attalides avant l’arrivée des secours que Rome leur envoie. La flotte romaine
se porte sur Elée, sur Hadramytte, pour tenter de dégager
l’allié de Rome : vaine démarche ! Que faire sans troupes de
terre ? Pergame semble perdue sans ressources. Mais le siège est
mollement, négligemment conduit : Eumène en profite pour jeter dans la ville
un corps auxiliaire achéen que commande Diophanès : et des sorties
hardies et heureuses obligent à se retirer les Gaulois qu’Antiochus avait
envoyés pour investir la place. Dans les eaux du sud, le roi n’a pas
meilleure chance. Longtemps arrêtée par des vents d’ouest constants, la
flotte qu’Hannibal avait armée et commandait, remonta enfin vers la mer Égée
; mais arrivée devant Aspendos en Pamphylie, aux bouches de l’Eurymédon,
elle se heurta contre une escadre rhodienne sous les ordres d’Eudamos.
Le combat s’engagea. L’excellence des vaisseaux rhodiens, mieux construits et
pourvus de meilleurs officiers, leur donna l’avantage sur la tactique du
grand Carthaginois et sur le nombre des Asiatiques. Hannibal fut défait dans
cette bataille maritime, la première qu’il eût jamais livrée. Ce fut aussi là
son dernier combat contre Rome. Les Rhodiens victorieux allèrent ensuite se
poster devant Patara, empêchant ainsi la réunion des deux flottes ennemies.
Dans la mer Égée, les coalisés s’étaient affaiblis en détachant une escadre
pergaménienne avec mission d’appuyer l’armée de terre au moment où elle
atteindrait l’Hellespont. Polyxénidas vint les chercher devant leur station
de Samos. Il avait neuf vaisseaux de plus qu’eux. Le 23 décembre 564 [190 av. J. C.],
selon le calendrier ancien, vers la fin d’août de la même année, selon le
calendrier réformé, la bataille eut lieu sous le promontoire de Myonnèsos,
entre Téos et Colophon. Les Romains rompant la ligne ennemie,
enveloppèrent l’aile gauche, de Polyxénidas, et lui prirent ou coulèrent
quarante-deux navires. Pendant de longs siècles, une inscription en vers saturniens,
placée sur les murs du temple des dieux de la mer, construit au Champ de Mars
en commémoration de cette victoire, a raconté à la postérité comment les
flottes d’Asie avaient été défaites sous les yeux d’Antiochus et de son armée
de terre ; et comment les Romains avaient par
là tranché un grand débat, et triomphé des rois. A dater de ce jour
nulle voile ennemie n’osa plus se montrer en pleine mer, et nul ne tenta
désormais de s’opposer au passage des soldats de la République.
Pour diriger l’expédition d’Asie, Rome avait fait choix du
vainqueur de Zama. A l’Africain appartenait en réalité le commandement
suprême, nominalement conféré à Lucius Scipion, son frère, homme
médiocre par l’esprit et par le talent militaire. Les réserves jusque-là
maintenues en Italie étaient expédiées en Grèce : l’armée de Glabrio devait
passer en Asie. Aussitôt qu’on sut qui allait la conduire, cinq mille
vétérans des guerres puniques se firent inscrire, voulant servir encore une
fois sous leur général favori. Au mois de juillet romain, au mois de mars,
dans la réalité, les Scipions arrivèrent à l’armée, pour y commencer les
opérations de la guerre : mais quelle ne fut pas la déception chez tous,
quand, au lieu d’aller en Orient, il fallut s’engager d’abord dans des combats
sans fin avec les Étoliens soulevés par le désespoir ? Le Sénat, fatigué
des ménagements infinis de Flamininus pour la Grèce, leur avait donné à
choisir entre le payement d’une contribution de guerre énorme et la reddition
à merci. Ils avaient aussitôt couru aux armes. Impossible de prévoir le terme
de cette guerre de montagnes et de forteresses. Scipion tourna l’obstacle en
leur accordant une trêve de six mois, et prit immédiatement le chemin de
l’Asie. L’ennemi ayant encore dans la mer Égée une flotte, il est vrai
bloquée, et son escadre du sud, malgré la surveillance des vaisseaux apostés
sur sa route, pouvant au premier jour déboucher dans l’Archipel, il parut
plus sage de prendre par la
Macédoine et la Thrace. De ce côté, on pouvait atteindre
l’Hellespont sans encombre. Philippe de Macédoine inspirait toute
confiance ; et, sur l’autre rive, on trouvait un allié fidèle, Prusias,
roi de Bithynie ; enfin, la flotte romaine pouvait se poster dans le
détroit en toute facilité. L’armée longea donc la côte, non sans fatigues,
mais sans pertes sensibles ; et Philippe qui veillait sur ses
approvisionnements, lui ménagea aussi un amical accueil chez les peuples
sauvages de la Thrace.
Mais le temps avait marché : on avait perdu bien des jours
en Étolie, et dans ces longues étapes : l’armée ne toucha la Chersonèse de Thrace
qu’à l’heure même de la bataille navale de Myonnèsos.
Qu’importe ! La fortune sert Scipion en Asie comme elle l’a jadis servi
en Espagne et en Afrique ; et elle balaye devant lui les obstacles.
A la nouvelle du désastre de Myonnèsos, Antiochus a perdu
la tête. En Europe, tandis qu’il fait évacuer la forte place de Lysimachie,
toute remplie de soldats et de munitions, et dont la population nombreuse se
montrait dévouée au reconstructeur de la cité : tandis qu’il oublie et
abandonne les garnisons d’Ænos et de Maronée, négligeant
d’anéantir les riches magasins dont l’ennemi fera sa proie, sur la rive
d’Asie il ne fait rien pour opposer aux Romains même l’ombre de la
résistance. Alors qu’ils débarquent tout à l’aise, il se tient dans Sardes,
immobile, et consumant les heures en de vaines lamentations contre le sort.
Nul doute pourtant que si Lysimachie eût résisté jusqu’à la fin de l’été,
alors prochaine, ou que si la grande armée du roi se fût, avancée jusqu’à la
rive d’Asie, Scipion se serait vu contraint de prendre ses quartiers d’hiver
sur la côte d’Europe, en lieu peu sûr, militairement et politiquement
parlant. Quoi qu’il en soit, les Romains s’établissant sur la côte d’Asie
prirent quelques jours de repos, et attendirent leur général retenu en
arrière par l’accomplissement de ses devoirs religieux. A ce moment
arrivèrent au camp des envoyés du Grand-Roi, sollicitant la paix. Antiochus
offrait la moitié des frais de la guerre, et l’abandon de toutes ses
possessions en Europe, comme de toutes les villes grecques d’Asie-Mineure qui
s’étaient tournées du côté de Rome. Scipion exigea le payement entier des
dépenses de guerre et l’abandon de toute l’Asie-Mineure. Les propositions d’Antiochus, ajouta-t-il, eussent été acceptables si l’armée se fût encore trouvée
devant Lysimachie ou en deçà de l’Hellespont ; elles ne suffisent plus
aujourd’hui que les chevaux tout bridés portent déjà leurs cavaliers !
Le Grand-Roi voulut alors acheter la paix, selon la mode orientale ; il
offrit des monceaux d’or au général ennemi, la moitié, dit-on, de ses revenus
d’une année ! Il échoua, cela, va sans dire : pour tout remerciement de la
remise sans rançon de son fils capturé par les Asiatiques, le fier citoyen de
Rome lui fit dire, à titre de conseil d’ami, qu’il n’avait rien de mieux à
faire que de subir la paix sans conditions ; et pourtant la situation
n’était point désespérée. Si le roi avait su se décider à traîner la guerre
en longueur, s’enfonçant dans les profondeurs de l’Asie, et attirant les
Romains derrière lui, peut-être eût-il changé la face des affaires. Au lieu
de cela, il s’exaspère follement contre l’orgueil sans doute calculé du
Romain ; et trop peu, ferme d’ailleurs pour conduire avec suite et
méthode une lutte qui pourrait durer, il aime mieux précipiter sur les
légions les masses bien plus nombreuses et indisciplinées de ses troupes. Les
légions n’avaient rien à craindre de la rencontre. Elle eut lieu non loin de
Smyrne, à Magnésie, dans la vallée de l’Hermos, au pied du mont Sipyle,
dans les derniers jours de l’automne de 564 [190 av. J.-C.]. Antiochus avait
quatre-vingt mille hommes, dont douze mille cavaliers, en ligne ; les
Romains, en comptant leurs cinq mille auxiliaires, Achéens, Pergaméniens,
Macédoniens volontaires, n’atteignaient pas à la moitié de ce chiffre ;
mais sûrs qu’ils étaient de vaincre, ils n’attendirent pas la guérison du
général, demeuré malade à Élée. Gnœus Domitius prit le commandement à
sa place. Pour pouvoir utiliser toutes ses forces, Antiochus les partagea en
deux divisions. Dans l’une étaient toutes les troupes légères, les Peltastes,
archers et frondeurs, les Sagittaires à cheval des Mysiens, des
Dahes et des Élyméens ; les Arabes montés sur leurs
dromadaires, et les chars armés de faux : dans l’autre, rangée sur les deux
ailes, était la grosse cavalerie des Cataphractes (espèce de cuirassiers)
: près d’eux, en allant vers le centre, l’infanterie gauloise et
cappadocienne, et enfin, au milieu, la phalange armée à la Macédonienne ;
celle-ci comptant seize mille soldats, vrai noyau de l’armée, mais qui ne put
se développer faute d’espace, et qui se rangea en deux corps, sur trente-deux
rangs de profondeur. Dans les deux grandes divisions, cinquante-quatre
éléphants étaient répartis entre les masses des phalangites et celles de la
grosse cavalerie. Les Romains ne placèrent que quelques escadrons à leur aile
gauche : là, le fleuve les couvrait. Toute leur cavalerie, toute leur infanterie
légère se mit à la droite, où commandait Eumène, les légions se tenant au
centre. Eumène commença le combat. Il lança ses archers et ses frondeurs
contre les chars, avec ordre de tirer sur les attelages. Les chars,
rapidement dispersés, se rejettent sur les chameaux qu’ils entraînent avec
eux ; et dès ce moment le désordre se met dans la grosse cavalerie
massée derrière, à l’aile gauche de la seconde division des Asiatiques.
Aussitôt Eumène, avec les trois mille chevaux qui composent toute la cavalerie
romaine, se jette sur les mercenaires à pied de la même division qui se
tiennent entre la phalange et la gauche des cataphractes : les
mercenaires fléchissent, et avec eux les cavaliers tournent le dos et
s’enfuient pêle-mêle. C’est alors que la phalange, après les avoir tous
laissés passer, se prépare à marcher contre les légions : mais Eumène
l’attaque de flanc avec sa cavalerie, et l’arrête, obligée qu’elle est de
faire face sur deux fronts. La profondeur de son ordonnance lui fut ici
utile. Si la grosse cavalerie eût pu lui prêter aide, le combat se serait
rétabli ; mais toute l’aile gauche était dispersée ; mais
Antiochus, avec sa droite qu’il conduisait, après avoir repoussé les quelques
escadrons postés devant lui, avait marché sur le camp romain, qui ne se
défendit qu’à grande peine. Aux Romains eux-mêmes la cavalerie faisait défaut
à l’heure décisive. Se gardant de pousser les légions sur la phalange, ils
envoient contre elle aussi leurs archers et les frondeurs dont tous les coups
portent dans ses rangs épais. Les phalangites reculent en bon ordre ;
mais tout à coup les éléphants placés dans les intervalles prennent peur, et
les rompent. C’était la fin du combat. Toute l’armée se débande et fuit.
Antiochus veut défendre le camp, mais sans succès ; cet effort ne sert
qu’à accroître les pertes en morts et en prisonniers. En les évaluant à
cinquante mille hommes, il se peut que la tradition n’exagère pas, tant fut
grande la confusion, tant fut grand le désastre. Quant aux Romains, qui
n’avaient pas même eu à engager les légions, cette victoire, qui leur livrait
le troisième continent du monde, leur coûtait vingt-quatre cavaliers et trois
cents fantassins. L’Asie-Mineure se soumit, Éphèse, toute la première, d’où
l’amiral d’Antiochus dut aussitôt s’enfuir, et y compris Sardes, la résidence
royale. Le roi demanda la paix à tout prix : les conditions furent
celles exigées avant le combat ; elles comprenaient l’évacuation totale
de l’Asie-Mineure. Jusqu’à la ratification des préliminaires, l’armée romaine
resta dans le pays aux frais du vaincu ; il ne lui en coûta pas moins de
3.000 talents (5.000.000
de thaler, ou 48.750.000 fr.). Antiochus se consola vite de la perte
de la moitié de ses États, et au milieu des jouissances de sa vie sensuelle
on l’entendit même un jour se targuer de la reconnaissance due à ces Romains,
qui l’avaient débarrassé des fatigues d’un trop
grand empire ! Quoi qu’il en soit, au lendemain de la journée de
Magnésie, le royaume des Séleucides demeura rayé de la liste des grandes
puissances ; chute honteuse et rapide s’il en fût jamais, et qui marque
le règne du Grand Antiochus ! Pour lui, à peu de temps de là (567 [187 av. J.-C.]),
il s’en alla piller le temple de Bel, à Elymaïs, sur le golfe
Persique. Il comptait sur les trésors sacrés pour remplir ses coffres vides.
Le peuple furieux le tua.
Vaincre n’était point assez. Rome avait encore à régler
les affaires de l’Asie et de la Grèce. Antiochus abattu, ses alliés et ses
satrapes dans l’intérieur du pays, les Dynastes de Phrygie, de Cappadoce et
de Paphlagonie hésitaient à se soumettre, se fiant à leur éloignement. Pour
les Gaulois d’Asie-Mineure, qui sans être les alliés officiels d’Antiochus
l’avaient laissé, suivant leur usage, acheter chez eux des mercenaires, ils
croyaient de même n’avoir rien à craindre des Romains. Mais le général qui
était venu remplacer Lucius Scipion en Asie au commencement de 565 [-189] (il se nommait Gnœus
Manlius Vulso) trouva dans le fait de cette tolérance le prétexte
dont il avait besoin. Il voulait à la fois se faire valoir auprès du
gouvernement de la
République, et établir sur les Grecs d’Asie le protectorat
puissant que Rome infligeait déjà aux Espagnes et à la Gaule. Sans donc
autrement se soucier des objections des plus notables sénateurs, lesquels ne
voyaient ni cause ni but suffisants à la guerre, il partit tout à coup
d’Éphèse, saccageant sans raison ni mesure les villes et les principautés du Haut
Méandre et de la
Pamphylie, et tourna au nord vers la région des Celtes.
Leur tribu occidentale, celle des Tolistoboïes, s’était cantonnée sur
le mont Olympe ; une autre peuplade plus centrale s’était réfugiée,
corps et biens, sur les hauteurs de Magaba. Là elles espéraient
pouvoir tenir jusqu’à ce que l’hiver obligeât l’étranger à battre en
retraite. Vain espoir ! Les frondeurs et les archers romains allèrent
les atteindre jusque dans leurs repaires : les armes de jet inconnues aux
barbares, produisaient en toute occasion l’irrésistible effet de ces armes à
feu que les Européens employèrent plus tard contre les sauvages du nouveau
monde. Les Romains furent bientôt maîtres de la montagne ; et les
Gaulois succombèrent dans une sanglante affaire, pareille à tant d’autres
batailles qui s’étaient jadis livrées sur les bords du Pô, ou qui devaient se
livrer un jour sur les bords de la
Seine. Étrange rencontre, sans doute, moins étrange
pourtant que l’immigration même des Celtes du Nord au milieu des populations
grecques et phrygiennes de l’Asie ! Dans l’une et l’autre région galates,
les morts, les prisonniers furent innombrables : ce qui resta des
deux tribus s’enfuit vers l’Halys, dans la contrée du troisième peuple
frère, les Trocmes. Le consul ne les suivit pas : il n’osa franchir
une frontière délimitée déjà dans les préliminaires convenus entre Antiochus
et Scipion[5].
Revenons au traité de paix. Il comprenait en partie le
règlement des affaires de l’Asie-Mineure (565 [189 av. J.-C.]), règlement qu’acheva
une commission romaine présidée par Vulso. Outre les otages donnés par le roi
(parmi eux l’on
comptait son plus jeune fils, portant aussi le nom d’Antiochus) ;
outre une contribution de guerre en rapport avec la richesse de l’Asie et qui
ne s’élevait pas à moins de 15.000 talents eubéens (25.500.000 thalers, ou
87.625.000 fr.), le premier cinquième payable comptant, le reste
remboursable en onze termes annuels, Antiochus se vit enlever, comme on l’a
vu, toutes ses possessions européennes ; et en Asie-Mineure le pays à
l’ouest de l’Halys dans tout son cours, et à l’ouest du rameau du
Taurus, qui sépare la
Cilicie de la
Lycaonie : bref, il ne lui resta rien que la Cilicie dans toute cette
vaste contrée. C’en était fait, naturellement, de son droit de patronage sur
les royaumes, et les principautés de l’Asie occidentale. Même au delà de la
frontière romaine, la Cappadoce
se déclara indépendante du roi d’Asie, ou mieux du roi de Syrie, comme
dorénavant on appellera plus justement le Séleucide. S’aidant de l’influence
de Rome, en dehors d’ailleurs des termes mêmes du traité, les satrapes des
deux Arménies, Artaxias [Arschaq, selon Moyse de Choréne] et
Zariadris, s’érigent aussi en rois indépendants et fondent des
dynasties nouvelles. Le roi de Syrie n’a plus le droit de guerre offensive
contre les États de l’ouest ; en cas de guerre défensive, il lui est
interdit de se faire céder à la paix une portion quelconque de territoire.
Ses vaisseaux de guerre n’iront plus à l’ouest au delà des bouches du Calycadnos
de Cilicie, sauf au cas d’ambassades, d’otages ou de tributs à convoyer. Il
n’aura pas plus de dix vaisseaux pontés à la mer, à moins de guerre défensive
à soutenir ; il n’aura plus d’éléphants de combat ; il ne pourra plus
enrôler de soldats chez les nations de l’ouest ne recevra ni transfuges
politiques ni déserteurs. — Antiochus en conséquence livra tous les vaisseaux
qu’il avait en sus du nombre préfixé, tous les éléphants, tous les réfugiés
qui se trouvaient dans ses États. Comme dédommagement, Rome lui octroya le
titre d’ami de la République !
Ainsi la Syrie
fut à toujours repoussée dans l’Orient sur terre comme sur mer : chose
remarquable, et qui témoigne de la faiblesse et du peu de cohésion de
l’empire des Séleucides, parmi les grands États que Rome a dû vaincre et
abattre, seule, elle a subi sa première défaite sans jamais tenter une
seconde fois le sort des armes ! — Le roi de Cappadoce, Ariarathe,
dont le royaume était au delà de la frontière du protectorat romain, se vit
taxé à une amende de 600 talents (1.000.000 thalers, ou 3.750.000 fr.), dont il fut rabattu
moitié à la prière de son gendre, Eumène. — Prusias, roi de Bithynie, garda
son territoire intact : il en fut de même des Galates, ceux-ci
s’engageant à ne plus envoyer de bandes armées au dehors. Par là, il frit mis
fin aux tributs honteux que leur payaient les villes d’Asie-Mineure. Rome
rendait un service considérable aux Grecs asiatiques ; ils ne faillirent
point à le reconnaître avec force couronnes d’or et force éloges d’apparat.
Dans la péninsule asiatique l’arrangement des territoires
n’était point sans difficultés. Les intérêts politiques et dynastiques
d’Eumène y entraient en conflit avec ceux de la hanse grecque. A la
fin pourtant on s’entendit. La franchise fut confirmée à toutes les villes
encore libres au jour de la bataille de Magnésie et qui avaient tenu pour les
Romains. A l’exception de celles payant tribut à Eumène, elles furent
déclarées exemptes à toujours de toute taxe envers les autres dynastes. Ainsi
furent proclamées libres Dardanos et Ilion, vieilles cités
apparentées à Rome du chef des Enéades, puis Cymé, Smyrne, Clazomène,
Érythrée, Chios, Colophon, Milet, et d’autres
encore aux noms pareillement illustres. Phocée, en violation de sa
capitulation, avait été pillée par les soldats de la flotte. Pour
l’indemniser quoiqu’elle ne se trouvât pas comprise dans les catégories énumérées
au traité, elle recouvra, à titre exceptionnel, son territoire et sa liberté.
La plupart des cités appartenant à la hanse grecque asiatique,
reçurent de même des augmentations de territoire et d’autres avantages.
Rhodes, on le pense bien, fut la mieux pourvue : elle eut la Lycie, moins la ville de Telmissos,
et la plus grande partie de la
Carie au sud du Méandre : de plus, Antiochus garantit
aux Rhodiens, dans l’intérieur de ses États, leurs propriétés, leurs créances
et les immunités douanières dont ils avaient joui jusque-là.
Quant aux surplus des territoires, ou mieux quant à la
plus grande partie du butin, les Romains l’abandonnèrent aux Attalides,
dont la fidélité constante envers la République méritait récompense, non moins, que
les souffrances et les services d’Eumène pendant la guerre et à l’heure
décisive du combat. Rome le combla comme jamais roi n’a comblé son allié. Il
eut, en Europe, la
Chersonèse avec Lysimachie ; et en Asie, outre la Mysie qui lui
appartenait déjà, les provinces de Phrygie sur l’Hellespont, la Lydie avec Éphèse et
Sardes, la Carie
septentrionale avec Tralles et Magnésie, la Grande Phrygie et
la Lycaonie
avec une portion de la
Cilicie, le pays de Mylos entre la Phrygie et la Lycie ; et enfin la
place maritime lycienne de Telmissos sur la côte du Sud. La Pamphylie fut, plus
tard, l’objet des prétentions rivales d’Eumène et d’Antiochus. Selon qu’elle
était tenue pour située en deçà ou au delà de la chaîne frontière du Taurus,
elle devait appartenir à l’un ou à l’autre. Eumène eut aussi le protectorat
et le droit de tribut sur les villes grecques non dotées de la liberté
plénière : il fut seulement entendu qu’elles conservaient d’ailleurs leurs
lettres de franchise intérieure, et que les taxes à leur charge ne pourraient
être augmentées. Antiochus s’engagea en outre à payer au Pergaménien les 350
talents (600.000
thalers, ou 2.259.500fr.) qu’il devait à Attale, père de ce dernier,
et 127 talents (2.800
thalers, ou 1.217.500 fr.) encore, à titre d’indemnité, pour arriéré
de fournitures de grains. Toutes les forêts royales, tous les éléphants
furent de plus remis au roi de Pergame ; mais les Romains bridèrent les
vaisseaux de guerre ; ils ne voulaient plus de puissance maritime à côté
d’eux. Le royaume des Attalides, s’étendant désormais dans l’Europe orientale
et dans l’Asie, formait, comme l’empire numide en Afrique, une monarchie
absolue et puissante, dans la dépendance de Rome ; ayant pour mission, avec
la force suffisante pour le faire, de tenir en bride la Macédoine et la Syrie, sans avoir besoin
jamais, si ce n’est dans des cas rares, de réclamer l’appui de ses patrons.
En même temps qu’elle créait cet édifice de sa politique, Rome avait aussi
voulu donner satisfaction aux sympathies républicaines et nationales, et se
faire, dans la mesure du possible, la libératrice des Grecs d’Asie. — Quant
aux peuples et aux choses d’au delà du Taurus et de l’Halys, elle était
décidée à ne pas s’en occuper nous en avons, la preuve dans le traité même
conclu avec Antiochus, et plus encore dans le refus opposé par le Sénat aux
Rhodiens, qui demandaient la liberté de la ville de Soloï, en Cilicie.
De même elle resta fidèle à la règle qu’elle s’était faite de ne point avoir
de possessions directes au delà des mers d’Orient. — Après une dernière, expédition
navale en Crête, où l’on alla briser les fers des Romains jadis vendus en
esclavage, la flotte et l’armée quittèrent les parages d’Asie (vers la fin de l’été de
566 [188 av. J.-C.]) ; mais cette dernière, en repassant
par la Thrace,
eut beaucoup à souffrir des attaques des barbares, par la faute et la
négligence de son chef. De toute cette mémorable campagne, les Romains ne
rapportèrent en Italie que de l’honneur et de l’or. Dams ces temps déjà, en y
joignant de riches et précieuses couronnes, les villes donnaient à leurs
adresses d’actions de grâce une forme plus pratique et plus solide.
La Grèce
avait ressenti les secousses de la tempête et de la guerre d’Asie : elle
avait besoin de quelques remaniements. Les Étoliens, qui ne savaient point se
faire à leur nullité politique, avaient, dès le printemps de 564 [-190], aussitôt
la fin de la trêve conclue avec Scipion, lancé en mer leurs corsaires de
Céphallénie, inquiétant et incommodant le commerce entre l’Italie et la Grèce. Pendant la
trêve même, trompés par de faux rapports sur l’état des affaires en Asie, ils
s’étaient follement ingérés de rétablir Amynandre sur son trône en Athamanie
; et se jetant sur les cantons étoliens et thessaliens occupés par Philippe,
ils avaient livré une foule de combats, et infligé de sérieux dommages au roi
de Macédoine. Aussi, lorsqu’ils demandèrent définitivement la paix, Rome leur
répondit-elle par l’envoi d’une armée et du consul Marcus Falvius Nobilior.
Au printemps de 565 [-189],
ce dernier rejoignit ses légions, et investit Ambracie dont la
garnison obtint une capitulation honorable au bout de cinquante jours de
siége. A la même heure, Macédoniens, Illyriens, Épirotes, Acarnaniens et
Achéens, tous tombaient sur l’Étolie. Résister n’était point possible :
l’Étolie supplie de nouveau pour avoir la paix, et les Romains consentent à
déposer les armes. Les conditions faites à ces ennemis misérables autant
qu’incorrigibles furent, ce semble, équitables et modérées. Les Étoliens
perdirent toutes les villes, tous les pays déjà tombés dans les mains de
leurs adversaires; Ambracie, qui, grâce à une cabale ourdie dans Rome contre
Marcus Fulvius, se vit plus tard déclarée libre et indépendante; Œnia,
qui fut donnée aux Acarnaniens. Céphallénie dut aussi être évacuée. Les
Étoliens perdirent encore le droit de faire la guerre et la paix, dépendants
à l’avenir et noyés dans le courant des araires extérieures de la République ;
enfin ils payèrent une forte rançon. Céphallénie s’insurgea contre le traité,
et ne se soumit que devant les armes de Marcus Fulvius, descendu dans l’île.
Aux habitants de Samé, les avantages topographiques de leur position
donnaient lieu de craindre que Rome ne voulût faire de leur ville une colonie
: ils se révoltèrent de nouveau, et il fallut un siège de quatre mois pour
les réduire. Maîtres enfin de la place, les Romains vendirent toute la
population comme esclave.
Ici encore Rome voulut suivre la loi qu’elle s’imposait de
ne point s’établir en dehors de l’Italie et des îles italiennes. De tout le
pays conquis elle ne garda que Céphallénie et Zacynthe, qui complétèrent à
souhait la possession de Corcyre et des autres stations maritimes de la mer
Adriatique. Elle abandonna le resté à ses alliés : toutefois les deux
puissances les plus considérables, Philippe et les Achéens, ne se montrèrent
en aucune façon satisfaites du lot qui leur échut. Pour Philippe, il avait
grande raison de se plaindre. Il pouvait dire que dans la dernière grande
guerre, son loyal appui avait principalement contribué à lever tous les obstacles,
alors que les Romains luttaient bien moins contre l’ennemi que contre
l’éloignement et les difficultés des communications. Le Sénat, reconnaissant
la justesse de ses réclamations, lui donna quittance du tribut qu’il restait
devoir, et lui renvoya ses otages ; mais il espérait de grands accroissements
de territoire, et son attente fut de ce côté trompée. Il eut pourtant le pays
des Magnètes et Démétriade, enlevés par lui aux Étoliens, et il garda la,
possession de la Dolopie,
de l’Athamanie, et d’une partie de la Thessalie, d’où il les avait aussi chassés. En
Thrace, le pays du centre demeura assujetti à sa clientèle. Mais on ne décida
rien à l’égard des villes des côtes et des îles de Thasos et de Lemnos, qui,
de fait, étaient dans ses mains : la Chersonèse fut
expressément donnée à Eumène ; et il n’était que trop manifeste qu’en
établissant ce dernier en Europe, les Romains avaient voulu qu’au besoin, il
contînt non seulement l’Asie, mais aussi la Macédoine. De là,
chez Philippe, roi d’humeur fière, et sous certains côtés, chevaleresque, une
irritation toute naturelle. Les Romains pourtant n’agissaient point ainsi par
esprit de chicane : ils obéissaient aux nécessités fatales de la
politique. La Macédoine
expiait le tort d’avoir été un État de premier ordre, d’avoir lutté avec Rome
à égalité de forces : aujourd’hui, bien plus que contre Carthage
elle-même, il fallait prendre des gages contre Philippe, et l’empêcher de
reconquérir son ancienne puissance.
Avec les Achéens, les conditions. étaient, autres. Pendant
la guerre contre Antiochus ils avaient vu se réaliser, le plus ardent de
leurs vœux : le Péloponnèse tout entier appartenait désormais à leur ligue :
Sparte d’abord, puis, après l’expulsion des Asiatiques de la Grèce, Élis et Messène y
étant bon gré mal gré entrées. Les Romains avaient laissé faire, bien qu’en
tout cela on agît sans compter avec eux. Messène avait déclaré d’abord
qu’elle se donnait aux Romains, et se refusait à entrer dans la confédération
; et Flamininus, la confédération usant de violence, avait fait remarquer aux
Achéens, combien se tailler ainsi sa part était en soi chose inique, ajoutant
qu’au regard de Rome et dans l’état des relations existantes, les Achéens
commettaient un acte coupable : mais dans son impolitique faiblesse de
Philhellène, il s’en était tenu au blâme, et avait laissé les faits
s’accomplir. Ce n’était point assez pour arrêter les fédérés. Poursuivis par
leur folle ambition de nains qui veulent se grandir, les Achéens gardèrent la
ville de Pleuron en Étolie, où ils étaient entrés pendant la guerre,
l’annexèrent en dépit d’elle à la ligue : ils achetèrent Zacynthe à l’agent
d’Amynandre, son dernier possesseur, et essayèrent de s’établir aussi à
Égine. Mais il fallût, si mécontents qu’ils fussent, rendre les îles à Rome
et subir le conseil de Flamininus, leur, faisant entendre qu’ils eussent à se
contenter du Péloponnèse. Moins ils étaient leurs maîtres, et plus ils
affectaient les grands airs de l’indépendance politique ; ils se
réclamèrent du droit de la guerre, de la fidèle assistance donnée aux Romains
dans tous les combats. Pourquoi vous occupez-vous de
Messène ? Est-ce que l’Achaïe s’occupe de Capoue ?
L’impertinente question est adressée aux envoyés de Rome en pleine
diète ! Le courageux patriote qui la faisait se voit applaudi à
outrance, et pourra compter sur l’unanimité des voix à l’élection prochaine !
Rien de plus beau et de plus noble que le courage, quand l’homme et la cause
ne sont pas ridicules ! Mais quelques sincères efforts que fît Rome pour restaurer
la liberté chez les Grecs et mériter leur reconnaissance, elle n’arriva
jamais qu’à leur laisser l’anarchie, et qu’à recueillir leur ingratitude.
C’était justice autant que malchance. Certes, dans la haine des Grecs contre
tout protectorat, il y avait bien au fond quelques nobles sentiments ;
et la bravoure personnelle ne faisait point défaut à certains hommes donnant
le ton à l’opinion. Il n’importe ! Tous ces grands airs patriotiques des
Achéens ne sont que sottise ou grimace devant l’histoire. Au milieu des élans
de leur ambition et de leur susceptibilité nationale, partout, chez le
premier comme chez le dernier d’entre eux, se fait jour le sentiment complet
de leur impuissance politique. Voyez-les, libéraux ou serviles, l’oreille
tendue du côté de Rome ! Ils rendent grâces au ciel quand le décret
qu’ils redoutent n’arrive pas : ils boudent quand le Sénat leur fait savoir
qu’il vaut mieux céder à l’amiable, pour n’avoir point à céder à la
force ; ils obéissent, mais de la façon qui blessera le plus les Romains
et en sauvant les apparences : ils
accumulent les rapports, les explications, les délais et les ruses ; et
quand ils n’en peuvent mais, ils se résignent avec force soupirs
patriotiques. Une telle attitude peut mériter quelque indulgence, sinon gagner
complète satisfaction ; encore faudrait-il que les meneurs fussent résolus à
se battre, et que la nation aimât mieux la mort que l’esclavage ! Mais
ni Philopœmen ni Lycortas ne songeaient à ce qui eût été un
véritable suicide. On eût voulut être libres si la chose avait pu être ;
mais avant tout on voulait vivre. Je répéterai ici encore que jamais à cette
époque les Romains ne sont intervenus de mouvement spontané dans les affaires
intérieures de la Grèce ;
les Grecs, les Grecs seuls, appelèrent sur eux cette intervention tant
redoutée, comme les écoliers qui provoquent, tour à tour, la férule qu’ils
craignent. Quant au reproche répété jusqu’à satiété par la cohue érudite de
l’ère contemporaine et des temps postérieurs à la Grèce ; quant à
soutenir que Rome a perfidement attisé les dissensions intestines de la Grèce, c’est bien là l’une
des plus absurdes inventions des philologues, s’érigeant en politiques. Non,
les Romains n’apportèrent point la discorde chez les Grecs ; autant eût
valu envoyer des hiboux à Athènes !
Ce sont les Grecs, au contraire, qui ont apporté leurs querelles à Rome. Ici,
encore, citons les Achéens comme exemple. Dans leur ardeur d’agrandissement,
ils ne virent pas quel signalé service leur rendait Flamininus en leur
refusant l’incorporation des villes au parti étolien ; Lacédémone et
Messène n’ont été pour la
Ligue qu’une hydre de séditions et de guerres intestines
Jusqu’à la fin les habitants de ces deux villes sollicitèrent et supplièrent
pour que Rome les dégageât des liens d’une communauté odieuse : et,
témoignage frappant dans la cause, les plus zélés solliciteurs étaient
ceux-là même qui devaient aux Achéens leur rentrée dans leur patrie. Tous les
jours, sans fin ni trêve, la
Ligue fait œuvre de restauration et de régénération dans
les deux villes récalcitrantes ; et les plus furieux parmi leurs anciens
émigrés dirigent toutes les décisions de la diète centrale. Quoi d’étonnant,
qu’après quatre années d’incorporation, la guerre ouverte ait éclaté dans
Sparte : une restauration nouvelle et plus radicale encore s’y accomplit :
tous les esclaves admis par Nabis au droit de cité sont de nouveau vendus ;
et le produit de la vente sert à bâtira un portique à Mégalopolis,
principale ville des Achéens. Enfin, la propriété est rétablie sur l’ancien
pied dans la cité lacédémonienne, les lois achéennes d’ailleurs y remplaçant
le code de Lycurgue ; et les murailles qui entouraient la ville
sont rasées (566 [188
av. J.-C.]). Mais au lendemain de ces excès administratifs, le
Sénat de Rome est par tous invoqué comme arbitre ; difficile et maussade
mission : juste peine aussi de la politique de sentiment suivie.
Ne voulant plus à aucun titre se mêler du règlement de
toutes ces affaires, le Sénat supporte avec une indifférence exemplaire les
coups d’épingle que lui inflige la malice ingénieuse des Achéens :
quelques scandales qui se commettent, il ferme obstinément les yeux. Pour
l’Achaïe, elle entre en joie, quand, après que tout est consommé, la nouvelle
arrive que la République
a blâmé, mais qu’elle n’a point cassé les actes de la diète. On ne fit rien
pour les Lacédémoniens, si ce n’est qu’un jour, soixante ou quatre-vingts
d’entre eux ayant été victimes d’un meurtre judiciaire, Rome, irritée enleva
à la diète le droit de haute justice sur Sparte : entreprise blessante
au premier chef dans les affaires intérieures d’un État soi-disant
indépendant ! Les hommes d’État de l’Italie se souciaient fort peu, à vrai
dire, de ces tempêtes dans une coquille de noix ; on en a tous les jours la
preuve dans les plaintes soulevées incessamment par les décisions
superficielles, contradictoires ou obscures du Sénat. Mais comment trancher
net de tels litiges ? Nous voyons un jour quatre partis se combattant
les uns les autres dans Sparte, et tous les quatre apportant leurs doléances
à Rome. Ajoutez à cela l’opinion que donnaient d’eux les hommes politiques du
Péloponnèse ! Flamininus lui même secouait de dégoût la tête, quand il
voyait l’un de ces hommes danser devant lui, puis le lendemain lui venir
parler d’affaires ! Les choses en arrivèrent au point que le Sénat
perdit tout à fait patience, et renvoya les parties dos à dos, les prévenant
qu’il ne les jugerait pas, et qu’elles eussent à s’arranger comme elles le
voudraient (572 [182
av. J.-C.]). On comprend sa conduite pourtant : elle n’eut
rien de juste. La
République, bon gré mal gré, moralement et politiquement,
avait assumé le devoir d’agir avec fermeté et suite, et de rétablir en Grèce
les choses sur un pied tolérable. L’Achéen Callicrate, qui vint à Rome
en 575 [-179],
pour faire connaître au Sénat les misères de la situation, et lui demander
son intervention active et suivie, ce Callicrate ne valait point assurément
l’autre Achéen Philopœmen, le grand et principal champion de la politique des
patriotes : mais il avait raison, après tout.
Quoi qu’il en soit, la clientèle de Rome embrassait
désormais tous les États, allant de l’extrémité orientale à l’extrémité
occidentale de la mer Méditerranée. Nulle part ne se rencontrait plus de
puissance qui méritât d’être crainte. Mais un homme vivait encore, à qui Rome
faisait l’honneur de l’estimer redoutable ; je veux parler du
Carthaginois sans patrie, qui après avoir armé l’Occident contre Rome, avait
ensuite soulevé tout l’Orient, n’échouant peut-être dans l’une et dans
l’autre entreprise, que par la faute d’une aristocratie déloyale, à Carthage,
et en Asie, que par la sottise de la politique des cours. Antiochus, faisant
la paix, avait dû promettre de livrer le grand homme ; et celui-ci
s’était réfugié en Crète d’abord, puis en Bithynie[6]. Il vivait
actuellement à la cour de Prusias, lui prêtant son concours dans ses démêlés
avec Eumène, et, comme d’ordinaire, victorieux sur terre et sur mer. On a
soutenu qu’il voulait lancer le roi bithynien dans une guerre contre Rome :
absurdité dont l’invraisemblance saute aux yeux de qui la lit reproduite dans
les livres. Pour sûr, le Sénat aurait cru au-dessous de sa dignité d’aller
jusque dans son dernier asile pourchasser l’illustre vieillard ; et je
n’ajoute pas foi davantage à la tradition qui l’accuse : ce qui semble vrai,
c’est que toujours en quête, dans son infatigable vanité, de projets et
d’exploits nouveaux, Flamininus, après s’être fait le libérateur de la Grèce, aurait aussi voulu
débarrasser Rome de ses terreurs. Si le droit des gens d’alors défendait de
pousser le poignard contre la poitrine d’Hannibal, il n’empêchait ni
d’aiguiser l’arme ni de montrer la victime. Prusias, le plus misérable des
misérables princes de l’Asie, se fit un plaisir d’accorder à l’envoie romain
la satisfaction que celui-ci n’avait demandée qu’à mots couverts. Hannibal un
jour vit sa maison tout à coup investie par les assassins. Il prit du poison.
Depuis longtemps il se tenait prêt, ajoute un
Romain, connaissant Rome, et la parole des
rois ! L’année de sa mort est incertaine ; ce fut sans doute
dans la seconde moitié de l’an 571 [183 av. J.-C.], qu’il se suicida, à
l’âge de soixante-dix ans. A l’époque de sa naissance Rome luttait, à chances
douteuses, pour la conquête de la
Sicile : il vécut assez pour voir l’Occident tout entier
sous le joug ; pour rencontrer devant lui, dans son dernier combat
contre Rome, les vaisseaux de sa ville natale devenue la vassale des
Romains ; pour voir Rome encore enlever l’Orient, comme l’ouragan emporte
le vaisseau sans pilote, et pour constater que lui seul, il eût été de force
à le conduire ! Au jour de sa mort, il avait épuisé toutes ses
espérances : du moins, dans sa lutte de cinquante années, il avait accompli à
la lettre le serment d’Hannibal enfant.
Vers le même temps, dans la même année, à ce qu’il semble,
mourait aussi Publius Scipion, celui que les Romains avaient coutume
d’appeler le vainqueur d’Hannibal !
Qu’ils fussent ou ne fussent pas siens, la fortune l’accabla de tous les
succès qu’elle refusait à son adversaire ; il donna à la République l’empire
sur l’Espagne, l’Afrique et l’Asie. Il trouva Rome la première cité de
l’Italie : il la laissa, en mourant, la souveraine du monde civilisé. Il
eut des surnoms de victoire à n’en savoir que faire : il en donna à son
frère, à son cousin[7]. Et pourtant, lui
aussi, il consuma ses dernières années dans l’amertume et la tristesse : et
il finit ses jours dans l’exil volontaire. Il avait passé la cinquantaine. Il
défendit à ses proches de ramener son corps dans cette patrie pour laquelle
il avait vécu et où reposaient ses aïeux. On ne sait pas bien pourquoi il
avait du quitter Rome ; ce n’était que calomnie pure, sans nul doute,
que ces accusations de corruption, de détournement de deniers, bien moins
dirigées contre lui que contre son frère ; elles ne suffisent point à
expliquer sa rancune. Il se montra vraiment le Scipion que nous connaissons,
quand au lieu de se justifier par l’apport de ses livres de comptes, il les
lacéra devant le peuple et devant son accusateur, et invita les Romains à
monter avec lui au temple de Jupiter pour y célébrer le jour anniversaire de
la victoire de Zama ! Le peuple laissa là le dénonciateur, et suivit
l’Africain au Capitole : ce fut son dernier beau jour ! D’humeur altière,
se croyant pétri d’un autre et meilleur limon que le commun des hommes, tout
adonné au système des influences de famille, traînant derrière lui dans la
voie de ses grandeurs son frère Lucius, triste homme de paille d’un héros, il
s’était fait beaucoup d’ennemis, et non sans motifs. Une noble hauteur est le
bouclier du cœur : l’excès de l’orgueil le découvre, et le met en butte
à toutes les blessures, grandes et petites : un jour même cette passion
étouffé le sentiment natif de la vraie fierté. Et puis, n’est-ce pas toujours
le propre de ces natures étrangement mêlées d’or pur et de poussière
brillante, comme était Scipion, d’avoir besoin, pour charmer les hommes, de
l’éclat du bonheur et de la jeunesse ? Quand l’un et l’autre s’en vont,
l’heure du réveil arrive, heure triste, et douloureuse par-dessus tout pour
l’enchanteur dédaigné !
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