L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre VIII — Les États orientaux - Seconde guerre de Macédoine.

 

 

L’œuvre commencée par Alexandre le Grand, un siècle avant que les Romains ne vinssent mettre le pied sur le territoire qu’il appelait son royaume, cette oeuvre, avec le cours des années, s’était transformée et agrandie, ses successeurs ayant poursuivi la réalisation de sa grande pensée, la conversion de l’Orient à l’hellénisme. Un vaste système d’États gréco-asiatiques était sorti de là. L’invincible génie des Grecs, avec cet amour des voyages et de l’émigration qui jadis avait poussé leurs trafiquants jusqu’à Massalie et Cyrène, jusque sur le Nil et dans la mer Noire, avait su garder les conquêtes du héros. La civilisation hellénique s’était partout paisiblement assise, sous la protection des sarisses macédoniennes, dans l’ancien royaume des Achéménides. Les généraux qui héritèrent de l’empire d’Alexandre s’arrangèrent entre eux, et se firent peu à peu équilibre, équilibre souvent dérangé, mais dont la régularité même se manifeste dans ses vicissitudes. Trois puissances de premier ordre s’étaient formées, la Macédoine, l’Asie et l’Égypte. La Macédoine, sous Philippe V, monté en 534 [220 av. J.-C.] sur le trône, ne différait guère de ce qu’elle avait été sous le second Philippe, père d’Alexandre. Elle constituait le même état militaire compact, arrondi, avec des finances solides et régulières. Sa frontière du nord s’était refaite après le flot passé de l’inondation gauloise : et en temps ordinaire, il suffisait de quelques postes pour contenir de ce côté les barbares d’Illyrie. Au sud, toute la Grèce n’était pas seulement dans sa dépendance : une grande partie même était complètement sujette, et avait reçu garnison macédonienne. Ainsi en était-il de la Thessalie tout entière, de l’Olympe jusqu’au Sperchius et à la presqu’île de Magnésie ; de la grande et importante île d’Eubée, de la Locride, de la Doride et de la Phocide ; enfin dans l’Attique et le Péloponnèse, d’un grand nombre de localités, comme Sunium et son promontoire, Corinthe, Orchomène, Héraea, et la Triphylie[1]. Les places fortifiées de Démétriade dans la Magnésie, de Chalcis d’Eubée, et de Corinthe surtout, étaient appelées les trois chaînes de la Grèce ! Mais la force de la Macédoine résidait dans la Macédoine même et dans le peuple macédonien. Si la population y était très peu dense eu égard à la superficie du sol ; si l’on n’y pouvait guère lever de soldats qu’en nombre égal à peine au contingent des deux légions de l’armée consulaire normale ; s’il convient enfin de reconnaître que le pays ne s’était pas pleinement remis encore des rides causés par les expéditions d’Alexandre et par l’invasion gauloise, ces désavantages trouvaient ailleurs leur ample compensation. Dans la Grèce propre, les nationalités avaient perdu leur force morale et leur nerf politique. Là plus de peuple, à vrai dire plus de vie méritant la peine de vivre. Parmi les meilleurs, l’un s’adonnait à l’ivrognerie, l’autre aux jeux de l’escrime; un troisième usait les heures et l’huile de sa lampe à de frivoles études. Pendant ce temps, en Orient, à Alexandrie, perdus en petit nombre au milieu des masses indigènes, quelques grecs semaient pêle-mêle autour d’eux, avec d’autres éléments meilleurs, leur idiome, leur agile faconde, et leur fausse science avec leur science vraie. Mais à peine pouvaient-ils fournir en nombre suffisant les officiers d’armée, les hommes politiques et les maîtres d’école qui leur étaient demandés. Ils étaient trop peu nombreux pour constituer, dans ces pays nouveaux une classe moyenne de pur sang hellénique. Dans la Grèce septentrionale, au contraire, la Macédoine offrait encore un solide noyau national, issu de la race qui jadis avait combattu à Marathon. Aussi voyez avec quelle superbe confiance les Étoliens, les Acarnaniens, les Macédoniens s’avancent partout dans les pays d’Orient. Ils se donnent comme gens de meilleure souche et passent pour tels ! Ils jouent le principal rôle dans les cours d’Antioche et d’Alexandrie. Est-il besoin de citer cet habitant d’Alexandrie qui, revenant dans sa ville natale, après avoir fait un long séjour en Macédoine où il avait pris les mœurs et le costume du lieu, se croyait devenu un autre homme, et ne voyait plus dans les Alexandrins que des esclaves ? La vigueur et l’habileté, le sens national toujours vivace avaient fait du royaume macédonien le plus puissant et le mieux ordonné des États du nord de la Grèce. L’absolutisme s’y était établi, il est vrai, sur les ruines des anciennes institutions de représentation aristocratique. Toutefois, jamais ni le maître, ni les sujets ne s’y virent dans la condition respective qui leur était alors faite en Asie et en Égypte. Les Macédoniens se sentaient, par comparaison, indépendants et libres. Brave, ardent contre l’ennemi national quel qu’il soit : inébranlable dans sa fidélité à la patrie et à la race de ses rois ; luttant jusqu’au bout contre les malheurs publics, d’où qu’ils viennent, ce peuple, de tous ceux de l’ancienne histoire, est celui qui se rapproche le plus des Romains.  Au lendemain de l’invasion gauloise sa régénération tient du prodige et lui fait honneur, à lui comme à ceux qui le gouvernaient.

La seconde des grandes puissances, le royaume d’Asie, n’était autre que la Perse ancienne, transformée à la surface et hellénisée. Le nouveau Roi des rois, — car il prenait ce titre pompeux si mal justifié par sa faiblesse, — se prétendait le souverain des contrées qui vont de Hellespont au Pendjab. Comme du temps de l’ancien monarque de Perse, ses États n’avaient point d’organisation solide, et n’offraient aux yeux qu’un faisceau sans lien de provinces plus ou moins dépendantes, de satrapies insoumises, et de villes grecques à demi libres. L’Asie-Mineure, par exemple, appartenait nominalement au royaume des Séleucides ; et néanmoins toute la côte du nord et la majeure partie de l’intérieur étaient occupées par des dynastes locaux, ou par des bandes de Celtes envahisseurs. A l’ouest, une autre région appartenait aux rois de Pergame : les îles et les places maritimes étaient ou libres ou possédées par l’Égyptien : il n’y restait plus guère, en réalité, appartenant au Grand-Roi d’Asie, que la Cilicie intérieure, la Phrygie et la Lydie, avec le titre d’un droit nominal et inefficace sur les autres villes ou princes : sa suprématie ressemblant de tous points à celle de l’ancien empereur d’Allemagne au delà des domaines immédiats de sa maison. Le royaume d’Asie usait ses forces dans de vaines tentatives pour chasser les Égyptiens de leurs possessions sur les côtes ; dans ses débats de frontière avec les peuples orientaux, avec les Parthes et les Bactriens ; dans ses luttes continuelles avec les Gaulois établis dans l’Asie-Mineure au grand dommage du pays, et avec les satrapes de l’Est, ou encore avec les Grecs de l’Asie-Mineure, tous les jours à l’état d’insurrection ; et enfin dans des querelles de famille et dans des guerres continuelles contre les prétendants au trône. Aucun des royaumes fondés par les Diadoques n’échappait d’ailleurs à ce dernier fléau, ni aux autres maux qu’entraîne avec elle la monarchie absolue et dégénérée. Mais nulle part ces maux n’étaient funestes autant qu’en Asie : là, tôt ou tard, les provinces, sans lien entre elles, étaient entraînées à une séparation inévitable.

Toute autre était l’Égypte, dans son unité puissante, La politique intelligente des premiers Lagides avait su mettre à profit les antiques traditions nationales et religieuses, et instituer un gouvernement absolu, concentré : là, même en face des abus administratifs les plus criants, les idées d’émancipation ou de séparation n’auraient ni pu naître, ni pu se produire. Bien étrangère à ce royalisme national, fondement et expression politique du sentiment populaire en Macédoine, la nation égyptienne restait purement passive. La capitale y était tout : or la capitale dépendait de la cour et du roi. D’où la conséquence que si la mollesse et la lâcheté du prince y faisaient plus, de mal qu’en Macédoine et même en Asie, la machine de l’État y réalisait aussi des prodiges sous la main active d’un Ptolémée Ier, et d’un Ptolémée Evergète. L’Égypte avait encore un avantage sur les deux grands royaumes rivaux : c’est qu’au lieu de courir après l’ombre, la politique de ses rois s’était proposé un but clair et prochain. La Macédoine, patrie du grand Alexandre ; l’Asie, continent qu’il avait donné pour assiette à son trône, ne cessaient pas de se croire les héritières immédiates de la monarchie alexandrine ; tout haut ou tout bas, elles prétendaient, sinon à la reconstituer, du moins, à la représenter. Les Lagides, au contraire, n’aspiraient en aucune façon à la monarchie universelle : jamais ils n’avaient songé à la conquête de l’Inde ; mais ils n’en attirèrent pas moins des ports de Phénicie dans celui d’Alexandrie tout le commerce d’entre l’Inde et la Méditerranée ; et faisant de l’Égypte la première puissance marchande et maritime de l’époque, ils dominaient dans toute la Méditerranée orientale, sur les côtes et dans les îles. Un jour Ptolémée III Évergète rendit spontanément à Séleucus Callinicus toutes ses conquêtes, jusqu’au port d’Antioche. Grâce à cette habileté pratique, et aux avantages de sa situation naturelle, l’Égypte était redoutable aux deux autres États continentaux, aussi bien dans l’attaque que dans la défense. Tandis que, son adversaire, même victorieux, ne pouvait pas la menacer sérieusement dans son existence, inaccessible qu’elle était aux armées ennemies, elle avait pris la mer, s’était établie dans Cyrène, à Chypre, dans les Cyclades, sur les côtes phénico syriennes, sur toute la côte méridionale et occidentale de l’Asie-Mineure, et en Europe, jusque dans la Chersonèse de Thrace. Le cabinet d’Alexandrie avait aussi sur ses adversaires la supériorité de l’argent. Il exploitait la vallée du Nil avec un succès inouï : les caisses publiques regorgeaient. La science des financiers d’État, qui ne voient que leur but, et marchent sans jamais dévier, y avait donné d’ailleurs un habile et grand essor aux intérêts matériels. Enfin les Lagides, avec leur munificence sagement calculée, entraient spontanément dans les tendances du siècle ; ils poussaient leur royaume dans toutes les voies où peuvent s’agrandir le pouvoir et le savoir de l’homme, enfermant d’ailleurs toutes les études dans les limites de leur absolutisme monarchique, et entremêlant habilement les intérêts de la science avec ceux de leur empire. L’État tout le premier y gagna. Les constructions navales et mécaniques profitèrent grandement des découvertes des mathématiciens d’Alexandrie. La puissance intellectuelle des lettres et des sciences, le seul et le plus fort levier qui restât encore dans les mains de la Grèce, après le démembrement de son empire politique, cette puissance, pour autant qu’elle sait se faire à la servitude, se courbait docile devant le souverain d’Alexandrie. Si l’empire du grand conquérant macédonien lui avait survécu, certes l’art et le savoir des Grecs auraient trouvé en Égypte un champ immense et digne d’eux ! Malheureusement la grande nation n’était plus qu’une ruine. Toutefois, une sorte de cosmopolitisme érudit prospérait encore au milieu d’elle ; et bientôt il trouva son pôle magnétique dans Alexandrie. Là étaient mises à sa disposition des ressources, des collections inépuisables ; là es rois écrivaient des tragédies dont leurs ministres écrivaient les commentaires ; là florissaient les académies et les pensions données aux académiciens.

De tout ce qui précède ressort la situation respective des trois grands États orientaux. La puissance maritime, maîtresse des côtés et de la Méditerranée, après le premier grand résultat obtenu, à savoir, la séparation politique du continent européen et du continent d’Asie, était conduite à poursuivre son œuvre dans l’affaiblissement des deux autres puissances rivales, et à donner sa protection intéressée à tous les petits États. Pendant ce temps la Macédoine et l’Asie, sans cesser de se jalouser entre elles, voyaient dans le royaume d’Égypte un commun adversaire contre lequel elles s’alliaient, ou contre lequel, du moins, elles avaient à se tenir constamment unies.

Quant aux États de second ordre, certains d’entre eux eurent aussi leur influence médiate dans les événements sortis des contacts de l’Orient avec l’Occident. Tels étaient les petits royaumes s’étageant de l’extrémité méridionale de la mer Caspienne à l’Hellespont, et qui, s’avançant vers l’intérieur, occupaient toute la partie septentrionale de l’Asie-Mineure : l’Atropatène (aujourd’hui l’Azerbaïdjan, au sud-ouest de la Caspienne) ; l’Arménie, la Cappadoce (dans l’intérieur), le Pont sur la rive sud-est, la Bithynie sur la rive sud-ouest de la mer Noire ; tous débris détachés du grand empire de Darius, tous gouvernés par des dynastes orientaux, la plupart d’origine persane ; ainsi qu’il en était dans l’Atropatène, par exemple, dans cet asile de l’antique nationalité des Perses, où le flot tumultueux de l’expédition d’Alexandre avait passé sans laisser de traces ; tous enfin, subissant à la surface, et pour un moment, la suprématie de la dynastie grecque qui avait pris, ou croyait occuper en Asie la place des Grands-Rois.

La Galatie, au centre de l’Asie-Mineure, pesait davantage dans les destinées communes de  l’Orient. Au centre du massif qui touchait à la Bithynie, à la Paphlagonie, à la Cappadoce et à la Phrygie, cet État avait eu pour fondateurs trois peuples celtiques, les Tolistoboïes, les Tectosages et les Trocmes[2], qui s’étant établis dans la contrée, y avaient apporté leur langue et leurs coutumes, et y continuaient leur vie d’aventuriers pillards. Leurs douze tétrarques, préposés à chacun des quatre cantons des trois tribus, assistés du conseil des Trois cents, y constituaient le pouvoir suprême, et tenaient l’assemblée sur le lieu sacré (Drunemetum), rendant la justice, et prononçant les sentences capitales. L’institution cantonale des Gaulois était chose insolite aux yeux des Asiatiques ; mais ils ne s’étonnaient pas moins de la fougue téméraire de ces intrus venus du nord ; de leurs habitudes de soldats de fortune, mettant leur épée au service de leurs voisins moins belliqueux, quelle que fût d’ailleurs la guerre à entreprendre, ou se précipitant, pour les piller ou les ravager, sur tous les pays d’alentour. Ces irrésistibles barbares étaient la terreur des peuples dégénérés de l’Asie ; et le Grand-Roi lui-même, après avoir eu ses armées maintes fois battues, après qu’Antiochus Ier Sôter eut perdu la vie dans un combat livré contre eux (493 [261 av. J.-C.]), avait fini par s’engager à leur payer tribut.

Seul, un riche citoyen de Pergame, Attale, leur avait tenu tête, et les avait refoulés : sa patrie reconnaissante lui décerna le titre de roi, pour lui et les siens après lui. La nouvelle cour de Pergame était, en petit, l’image de la cour d’Alexandrie : mêmes soins donnés aux intérêts matériels, aux arts, à la littérature ; même gouvernement de cabinet sagace et prévoyant ; mêmes tendances à aider à l’affaiblissement des deux autres puissances continentales. Les Attalides tentèrent de fonder une Grèce indépendante dans l’Asie-Mineure occidentale. Possesseurs d’un trésor toujours plein, ils s’en servirent à leur avantage, tantôt prêtant aux rois syriens de grosses sommes, dont le remboursement figurera plus tard dans les stipulations du traité de paix avec Rome, tantôt achetant des accroissements de territoire. C’est ainsi que les Romains et les Étoliens, ligués naguère contre Philippe et ses alliés, ayant enlevé Égine aux Achéens, les Étoliens, à qui elle appartenait comme part réglée du butin commun, la vendirent à Attale, au prix de 30 talents (51.000 thalers ou 191.250 fr.). Quoi qu’il en soit, et en dépit du luxe de la cour et du titre donné à son chef, le royaume de Pergame ne cesse pas d’être une sorte de république, se gérant au dedans et au dehors à la façon des cités libres. Attale, le Laurent de Médicis de l’antiquité, ne fut jamais qu’un citadin opulent, menant la vie intime de la famille, lui et les siens. La concorde et la paix demeurèrent jusqu’au bout dans la maison royale : contraste louable à côté des souillures des dynasties plus nobles assises sur les trônes voisins.

Dans la Grèce européenne, si l’on retranche les possessions romaines de la côte occidentale, où résidaient des gouverneurs spéciaux, du moins dans les localités les plus importantes, comme à Corcyre ; si, l’on retranche les provinces sous l’autorité immédiate de la Macédoine, on ne trouve plus de peuples ayant encore leur existence propre et leur politique, sauf les Épirotes, les Acarnaniens et les Étoliens au nord ; les Bœotiens et les Athéniens au centre ; les Achéens, les Lacédémoniens, les Messéniens et les Éléens dans le Péloponnèse. Les républiques des Épirotes, des Acarnaniens et des Bœotiens se rattachaient par toutes sortes de liens à la Macédoine ; les Acarnaniens surtout, que sa protection seule pouvait couvrir contre la menace et les armes des Étoliens leurs oppresseurs. Nul de ces trois peuples n’avait d’ailleurs d’importance. Au dedans, les conditions variaient. Chez les Bœotiens par exemple, ceux-ci, il est vrai, les plus mal en point, il était passé en usage à défaut d’héritiers en ligne directe, de léguer sa fortune à des associations de taverne, et depuis plusieurs dizaines d’années les candidats aux charges publiques n’obtenaient les votes qu’à la condition sine qua non de s’engager à refuser au créancier, au créancier étranger surtout, l’action en justice contre le débiteur.

Les Athéniens avaient d’ordinaire l’appui du cabinet d’Alexandrie contre la Macédoine : ils étaient en intime alliance avec les Étoliens. Mais, en même temps, leur puissance avait disparu ; et n’eut été le nimbe glorieux des arts et de la poésie des anciens jours, leur ville, triste héritière d’un illustre passé, serait descendue au rang des petites cités, ses égales.

Plus viriles étaient les forces de la ligue étolienne. Là subsistait encore intacte l’antique vigueur de la Grèce ; mais là aussi l’indiscipline sauvage, l’impraticabilité d’un gouvernement régulier trahissaient la dégénérescence. C’était une maxime de droit public, que l’Étolien pouvait vendre ses services contre toute autre puissance, fut-elle alliée à l’Étolie. Un jour les Grecs ayant instamment demandé qu’il fut mis un terme à l’abus, la diète répondit qu’on arracherait l’Étolie de l’Étolie, plutôt que de supprimer une telle loi. Ce peuple eut pu être grandement utile au reste de la Grèce, s’il ne lui avait fait plus de mal encore, avec son brigandage organisé, ses hostilités irréconciliables contre la confédération achéenne, et sa malheureuse opposition contre le grand État macédonien.

Dans le Péloponnèse, l’Achaïe, combinant ensemble les éléments meilleurs de la Grèce propre, avait fondé une fédération, imposante par l’honnêteté, le sens national, et les institutions d’une paix armée pour la guerre. Malheureusement, en dépit des accroissements qu’elle avait pris au dehors, elle se flétrissait au moment le plus florissant : ses ressources défensives avaient péri. Conduite à mal par l’égoïsme et la triste diplomatie d’Aratus, elle s’était jetée dans les démêlés les plus funestes avec les Spartiates. Faute plus grande ! Aratus avait appelé l’intervention de la Macédoine dans le Péloponnèse, et par là, complètement abaissé sa patrie devant la suprématie étrangère. Aujourd’hui les principales places du pays recevaient garnison macédonienne, et chaque année le serment de fidélité, était prêté à Philippe. Quant aux petits États du Péloponnèse, Élis, Messène, Sparte, leur vieille haine contre l’Achaïe, accrue tous les jours par des querelles de frontières, faisait toute leur politique. Ils tenaient pour les Étoliens ; et les Achéens marchant avec Philippe, ils prenaient parti contre la Macédoine. Seul, le royaume militaire des Spartiates avait conservé quelque prestige. Machanidas[3] mort, un certain Nabis avait pris sa place. Celui-ci, s’appuyant effrontément sur les mercenaires qui cherchaient partout aventure, leur donna les champs, les maisons, et jusqu’aux femmes et aux enfants des citoyens. Il entretint aussi d’étroites relations avec l’île de Crète, alors le grand repaire des corsaires et des soudards. Il y possédait quelques villes, et y organisa même une association en compte à demi pour l’exercice de la piraterie. Ses brigandages à terre, ses corsaires guettant à l’ancre au promontoire Malée, avaient répandu au loin la terreur de son nom : il était haï en même temps que tenu pour cruel et vil. Néanmoins il avait su étendre son territoire, et dans l’année de la bataille de Zama, il s’était emparé de Messène.

Mais parmi tous les États intermédiaires, la situation la plus indépendante était encore celle des villes grecques marchandes, échelonnées sur les rivages de la Propontide, le long de la côte d’Asie-Mineure, ou éparses dans les îles de la mer Égée. Ces libres cités sont le point lumineux dans les ténèbres confuses du système hellénique, dans ces temps. Il en était trois surtout qui, depuis la mort d’Alexandre, avaient conquis les franchises les plus complètes, et que leur activité commerciale faisait politiquement et territorialement considérables : Byzance, la reine du Bosphore, riche et puissante, par les produits du péage du détroit, et le commerce des blés dans la mer Noire ; Cyzique, sur la Propontide asiatique, fille et héritière de Milet, vivant en rapports étroits avec la cour de Pergame ; enfin et avant elles, Rhodes. Les Rhodiens, Alexandre mort, avaient aussitôt chassé leur garnison macédonienne. Mettant à profit les avantages maritimes et commerciaux de leur position géographique, ils s’étaient faits les intermédiaires de tout le mouvement de la Méditerranée orientale. Leur flotte excellente, leur courage mis glorieusement à l’épreuve lors du siège fameux de 450[4] [304 av. J.-C.], dans ce siècle de luttes continuelles et universelles, leur fournissaient les moyens d’une politique, de neutralité commerciale, prévoyante et énergique. Ils l’assuraient, quand il le fallait, par les armes. Témoin leur guerre avec les Byzantins qu’ils avaient forcés à laisser le Bosphore ouvert à leurs vaisseaux. Ils n’avaient pas davantage permis aux dynastes de Pergame de leur fermer la mer Noire. D’ailleurs, ennemis de toute expédition tentée sur terre, ils avaient acquis pourtant des possessions importantes sur la côte de Carie, en face de leur île : en cas de besoin ; ils prenaient à loyer des soldats pour leurs guerres. Partout ils avaient noué des relations amicales, à Syracuse, en Macédoine, en Syrie, et surtout en Égypte. Ils étaient en haute estime auprès des grandes cours, tellement qu’ils furent choisis souvent comme arbitres. Ils avaient continuellement l’œil sur les villes grecques maritimes, si nombreuses le long des rivages des royaumes de Pont, de Bithynie et de Pergame, le long des côtes et dans les îles enlevées par l’Égypte aux Séleucides, comme Sinope, Héraclée, Pontique, Cius[5], Lampsaque, Abydos, Mytilène, Chios (aujourd’hui Scio), Smyrne, Samos, Halicarnasse et tant d’autres encore. Toutes ces cités étaient libres en réalité ; elles n’avaient affaire à leurs suzerains que pour en recevoir l’a confirmation de leurs privilèges ou leur payer parfois un modique tribut : contre les tentatives des dynastes voisins, elles savaient ou résister en pliant, ou lutter de vive force. Elles pouvaient compter toujours sur l’aide de Rhodes, qui défendit énergiquement Sinope contre l’agression d’un Mithridate, du Pont. Au milieu des haines et des guerres des rois, elles avaient si fortement assis leurs libertés locales, que quand, un peu plus tard, Antiochus et les Romains en vinrent aux mains, leurs franchises, à vrai dire, n’étaient plus en jeu, mais bien seulement la question de savoir si elles auraient à les tenir ou non de la munificence du roi. — Pour nous résumer, la ligue des villes grecques, dans ses conditions générales comme aussi dans ses rapports spéciaux avec les souverains du pays, constituait une véritable hanse avec Rhodes à sa tête. Rhodes traitait et stipulait pour elle-même, et pour ses associées. Dans leurs murs, la liberté républicaine avait élu domicile et tenait tête à l’intérêt monarchique ; et pendant qu’aux alentours sévissait la guerre, se reposant dans leur calme relatif, elles avaient des citoyens patriotes savourant le bien-être de la vie des cités maîtresses d’elles-mêmes : les arts et la science y florissaient enfin, sans avoir à craindre les entreprises du régime militaire ou la corruption de l’air des cours.

Tel était le tableau qu’offrait l’Orient à l’heure où tomba la barrière qui le séparait de l’Occident ; à l’heure où les puissances orientales, Philippe de Macédoine en tête, se virent enveloppées dans les vicissitudes et les affaires de l’autre partie du monde ancien. Nous avons raconté ou indiqué ailleurs [ch. III, V et VI] les premiers incidents de cette période nouvelle : nous avons dit comment la première guerre de Macédoine (540-549 [214-205 av. J.-C.]) avait débuté et fini ; comment Philippe pouvant influer sur l’issue de la guerre d’Hannibal, n’avait rien ou presque rien fait pour répondre à l’attente et aux combinaisons du grand Carthaginois. Une fois de plus on avait eu la preuve que, de tous les jeux de hasard, le plus funeste est le jeu de l’absolutisme héréditaire. Philippe n’était pas l’homme qu’il eût fallu à la Macédoine. Non pourtant qu’il fût sans valeur. Il était roi dans le meilleur et dans le pire sens du mot. Le trait caractéristique, chez lui, était le sentiment profond de son autorité royale : il voulait régner seul et par lui-même. Il était fier de sa pourpre, mais non pas de sa pourpre seule, et cela avec quelque droit. Joignant la bravoure du soldat au coup d’œil du capitaine, il avait aussi ses hautes vues sur la conduite des affaires publiques, dès qu’il y allait de l’honneur de la Macédoine. Intelligent et spirituel à l’excès, il gagnait ceux qu’il voulait gagner, les plus instruits et les plus capables tout les premiers, comme Flamininus et Scipion ; d’ailleurs, bon compagnon à table, et séduisant auprès des femmes, autrement que par le prestige de son rang. Mais il était aussi l’un des hommes les plus orgueilleux et les plus criminels de ce siècle éhonté. A l’entendre, et c’était là un de ses mots favoris, il ne craignait personne que les dieux ; mais ses divinités, à lui, n’étaient autres que celles-là même à qui son amiral Dicéarque offrait tous les jours un sacrifice, l’Impiété (άσέβεια), et l’Iniquité (παρανομία). Rien ne lui était sacré, pas même la vie de ceux qui l’avaient conseillé ou aidé dans l’exécution de ses desseins. Dans sa colère contre les Athéniens ou Attale, il assouvissait sa fureur jusque, sur les monuments consacrés à des souvenirs respectables ou sur les plus illustres oeuvres de l’art. Il se targuait de cette maxime d’État que, qui fait tuer le père, doit aussi faire tuer le fils. Il se peut qu’il ne trouvât pas de volupté à être cruel ; tout au moins la vie et la souffrance d’autrui lui étaient-elles choses absolument indifférentes, et l’inconséquence dans les mouvements du cœur, seul défaut par où le méchant se rende supportable, ne pénétrait pas même dans sa rigide et dure nature. Il professait encore que le roi absolu ne se doit ni à sa parole, ni à la loi morale ; et il fit si impudemment si crûment parade de ses opinions malsaines, qu’on les tourna un jour contre lui, et qu’elles devinrent souvent l’obstacle principal à ses plans. On ne lui refusera ni la prévoyance, ni la décision, mais qui s’unissaient chez lui avec les hésitations et le laisser-aller : contradictions explicables, sans doute, quand l’on songe qu’il avait dix-huit ans à peine à son avènement au trône d’un roi absolu. S’emportant sans frein contre quiconque osait le contredire ou se mettre par le conseil en travers de sa voie, il avait, par sa violence, écarté de bonne heure tous les donneurs d’avis utiles et indépendants. Comment avait-il pu se montrer si faible et si lâche dans la conduite de sa première guerre contre Rome ? C’est ce que nous ne saurions dire. Peut-être avait-il alors seulement l’insouciance superbe qui ne se réveille, et ne fait place à l’activité et à l’énergie qu’à l’approche du danger ; peut-être encore n’avait-il pas pris à cœur un plan qu’il n’avait pas conçu lui-même, ou, enfin, avait-il jalousé la grandeur d’Hannibal, qui le rejetait dans l’ombre ! Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à le voir agir désormais, il semblera qu’il n’est plus ce même homme dont la négligence a fait échouer jadis les vastes combinaisons du général de Carthage.

Philippe, en concluait le traité de 548-549 [206-205 av. J. C.] avec les Étoliens et les Romains, avait la ferme pensée que la paix serait durable. Il voulait se consacrer librement et tout entier aux affaires de l’Orient. Nul doute, pourtant qu’il n’ait vu avec chagrin Carthage sitôt abaissée. J’admets qu’Hannibal avait de sérieux motifs de croire à l’explosion prochaine d’une seconde guerre en Macédoine ; j’admets qu’ils étaient sous main envoyés par Philippe, ces renforts qui vinrent se joindre à la dernière heure à l’armée carthaginoise. Mais une fois lancé dans les complications immenses de l’Orient, le secret même de cet appui donné aux ennemis de Rome, et surtout le silence de celle-ci à l’égard d’une pareille infraction à la paix, quand pourtant elle est à la recherche d’un cas de guerre, tout démontre en effet qu’alors (551 [-203]) Philippe ne songeait plus aux projets qu’il aurait dû mettre à exécution, dix ans avant. Il avait effectivement tourné ses yeux d’un autre côté. Ptolémée Philopator, roi d’Égypte, était mort en 549 [-205]. Les rois de Macédoine et d’Asie, Philippe et Antiochus, s’étaient unis contre son successeur, Ptolémée Epiphanes, un enfant de cinq ans ; saisissant l’occasion d’assouvir la vieille haine des deux monarchies continentales contre la puissance maritime, leur rivale. Ils voulaient abattre et dissoudre le royaume d’Alexandrie : Antiochus devait prendre l’Égypte et Chypre : Cyrène, l’Ionie et, les Cyclades étaient le lot réservé à Philippe. La guerre commence à la façon de ce dernier, qui se rit des procédés du droit des gens ; sans cause apparente, sans motif donné, comme font les gros poissons quand ils dévorent les petits. Les deux alliés avaient bien calculé, Philippe surtout. L’Égypte ayant sur les bras son voisin immédiat de Syrie, laissait forcément sans défense ses possessions d’Asie-Mineure et les Cyclades. Philippe se jette sur elles : c’est sa part du butin. Dans l’année même où Rome fait sa paix avec Carthage (553 [-201]), il embarque ses troupes sur une flotte que lui ont fournie les cités maritimes ses sujettes, et qui fait voile vers la côte de Thrace. Lysimachie est enlevée, malgré sa garnison étolienne; et Périnthe, cliente de Byzance, est occupée. Du premier coup, Philippe a violé la paix avec cette dernière ; et quant aux Étoliens signataires aussi d’une paix toute récente, il a rompu avec eux la bonne entente. Passer en Asie ne lui fut pas difficile, vu son alliance avec Prusias, roi de Bithynie : pour le récompenser, il l’aida à annexer à son territoire les villes grecques marchandes qui le confinaient. Chalcédoine se soumit. Cius résiste, est prise d’assaut et rasée, ses habitants sont vendus comme esclaves: barbarie inutile qui mécontente Prusias, désireux de la posséder intacte, et qui irrite profondément le monde grec. Mais les plus indisposés furent les Étoliens encore, dont le stratège avait commandé dans la place, et les Rhodiens dont les tentatives de conciliation avaient été insolemment et perfidement écartées. Même sans le crime de Cius, l’intérêt de toutes les villes marchandes était en jeu. Il ne se pouvait faire qu’on laissât la Macédoine conquérante abolir ou resserrer le commode et nominal empire de l’Égypte. Les républiques grecques, le libre commerce de l’Orient, étaient incompatibles avec la domination macédonienne, et le sort fait aux malheureux citoyens de Cius montrait assez qu’il s’agissait pour les unes et les autres, non pas d’une question de libertés locales à confirmer par un suzerain,mais d’une question de vie ou de mort. Déjà Lampsaque venait de tomber : Thasos avait été traitée comme Cius : il n’y avait plus de temps à perdre. Le brave Théophiliscus, stratège de Rhodes, exhorta ses concitoyens à une résistance commune dans le péril commun ; il convenait de ne point laisser les villes devenir la proie de l’ennemi les unes après Ies autres. Rhodes prit son parti et déclara la guerre à Philippe. Byzance se joignit à elle : le vieux roi de Pergame, Attale, l’ennemi politique et personnel du Macédonien en fit autant. Pendant que les alliés rassemblaient leur flotte sur la côte d’Étolie, Philippe avec une partie de la sienne fit enlever Chios et Samos. Avec l’autre division il parut en personne devant Pergame, qu’il investit sans la prendre : mais il ne put rien faire que parcourir la rase campagne, et que laisser sur les temples partout dévastés les traces de la valeur macédonienne. Tout à coup, il revient sur ses pas ; regagne ses vaisseaux, et veut aller rejoindre l’autre escadre encore devant Samos. A ce moment les flottes coalisées de Rhodes et de Pergame l’atteignent, et le forcent au combat dans le détroit de Chios. Ses vaisseaux pontés étaient en moindre nombre ; toutefois leur infériorité se compensait par la multitude de ses embarcations découvertes. Ses soldats firent bravement leur devoir ; mais ils furent défaits. 24 vaisseaux, la moitié environ de ses grands navires, coulés ou pris, 6.000 matelots et 3.000 soldat tués, y compris Démocrate, l’amiral ; 2.000 prisonniers laissés aux mains des Grecs, voilà ce que lui coûta la journée. Les alliés n’avaient perdu que 800 hommes et 6 navires. D’un autre côté, des deux chefs qui les commandaient, l’un, Attale, coupé de sa flotte, fut forcé d’aller échouer son vaisseau amiral sur la plage d’Érythrées : l’autre; Théophiliscus le Rhodien, dont le courage civique avait provoqué la déclaration de guerre, et dont la bravoure avait décidé du sort de la journée, mourut le lendemain de ses blessures. Aussi, pendant qu’Attale allait refaire sa flotte à Pergame, et que les Rhodiens demeuraient devant Chios ; Philippe s’attribuant faussement la victoire, poussa en avant vers Samos, pour de là, se jeter sur les villes de Carie. Mais sur la côte même de Carie, les Rhodiens, seuls et sans le secours d’Attale vinrent livrer un second combat à sa flotte commandée par Héraclide, dans les parages de l’île de Ladé et devant le port de Milet. Des deux côtés on se proclama vainqueur. Les Macédoniens pourtant semblent avoir eu le dessus ; car, pendant que les Rhodiens se retirent à Mindos, et de là à Cos, ils occupent Milet, et une autre de leurs escadres, sous les ordres de l’Étolien Dicéarque prend possession des Cyclades. A la même heure Philippe poursuit sur la terre ferme de Carie la conquête des établissements Rhodiens et des villes grecques. S’il était entré dans ses plans de combattre Ptolémée, au lieu de ne faire que saisir sa part de butin, il eût alors songé (l’heure était opportune) à pousser directement une expédition vers l’Égypte. En Carie, d’ailleurs, les Macédoniens n’avaient pas d’armée devant eux, et Philippe put s’avancer dans tout le pays de Magnésie jusqu’à Mylasa. Mais chaque ville y était une forteresse : les siéges traînèrent en longueur, sans donner ni promettre de grands résultats. Zeuxis, satrape de Lydie, ne prêtait pas à l’allié du roi de Syrie, son maître, un secours plus actif que Philippe lui-même n’avait pris à cœur les intérêts de ce dernier ; et les républiques grecques ne lui fournissaient d’aide que contraintes par la force ou la peur. Tous les jours les approvisionnements devenaient plus difficiles : Philippe était obligé de piller le lendemain ceux qui lui avaient la veille volontairement fourni des vivres : d’autres fois, quoiqu’en eût son orgueil, il lui fallait descendre à les demander. La belle saison se passa. Les Rhodiens, pendant ce temps, avaient renforcé leur flotte, réuni à leurs vaisseaux ceux d’Attale : ils étaient les plus forts sur mer. Déjà le roi pouvait craindre d’avoir sa retraite coupée, et d’avoir alors à passer l’hiver en Carie, quand les événements en Macédoine, quand l’intervention prochaine des Étoliens et des Romains nécessitaient son prompt retour. Il vit le danger, et laissant garnison, 3.000 hommes en tout, à Myrina, pour tenir Pergame en échec, et dans les petites villes voisines de Mylasa, à Iassos, Bargylie, Euromos et Pedasa, s’assurant ainsi un port excellent et un lieu de débarquement en Carie, il mit à profit la négligence des confédérés à garder les passages, réussit à gagner la côte de Thrace avec sa flotte, et rentra dans ses foyers avant l’hiver (553-554 [201-200 av. J.-C.]).

Pendant ce temps, un orage s’était formé dans l’Occident. Le roi de Macédoine l’avait attiré sur sa tête, et déjà il ne lui était plus permis de continuer son œuvre de pillage contre l’Égypte, hier encore, sans défense. Dans l’année même où ils mettaient si heureusement à fin la guerre contre Carthage, les Romains se tournèrent inquiets du côté de l’Orient, où ces complications graves avaient surgi. Combien n’a-t-on pas dit et répété souvent, qu’après la conquête de l’Ouest, ils avaient aussitôt prémédité et entamé celle de l’Est ? Opinion injuste, et dont un examen attentif démontre la fausseté ! A moins de s’entêter aveuglément devant l’évidence, on reconnaîtra qu’à l’heure où nous sommes, Rome ne prétendait point encore à la suprématie universelle sur les États méditerranéens. Tout ce qu’elle voulait, c’était de n’avoir pas en Afrique et en Grèce de voisins qu’elle dut redouter. Or la Macédoine, par elle-même, n’était pas un danger pour l’Italie. Sa puissance était considérable sans doute, et ce n’était pas sans mauvaise humeur que le Sénat avait conclu jadis (en 548-549 [-206/-205]) la paix qui la laissait intacte : mais de là à des craintes sérieuses il y avait loin. Pendant la première guerre macédonienne, la République n’avait envoyé des troupes qu’en petit nombre, et celles-ci pourtant n’avaient jamais eu en face un ennemi qu’il leur fallût combattre à trop grande inégalité de forces. L’humiliation de la Macédoine eût été chose agréable au Sénat ; mais elle lui aurait coûté trop cher, l’achetant au prix d’une guerre continentale, et ayant à mettre les armées romaines en ligne : aussi, dés que les Étoliens s’étaient retirés, il avait aussi consenti à la paix, sur la base du statu quo ante bellum. — C’est aussi émettre une opinion sans preuve que de soutenir qu’au moment même du traité, les Romains auraient eu la ferme intention de reprendre les armes à la première heure favorable. N’est-il point certain, au contraire, que dans l’épuisement des ressources de l’Italie, au lendemain de la seconde guerre punique, avec le peuple décidément hostile à toute expédition nouvelle au delà des mers, recommencer la lutte contre Philippe eût été chose au suprême degré fâcheuse et incommode ? Et pourtant, la lutte ne put être évitée. Rome acceptait bien, à titre de voisine, la Macédoine telle qu’elle était en 549 [205 av. J.-C.] : elle ne pouvait permettre que Philippe s’annexât la meilleure partie de l’Asie-Mineure grecque, et l’important état de Cyrène ; qu’il opprimât les villes marchandes neutres, et doublât ainsi ses forces. En outre, la chute de l’Égypte, l’abaissement et bientôt, peut-être, la conquête de Rhodes ne pouvaient qu’infliger une blessure profonde au commerce de l’Italie et de la Sicile. Rome allait-elle tolérer que le commerce de l’Italie, surtout, tombât dans la dépendance des deux grandes puissances orientales ? L’honneur ne lui faisait-il pas un devoir de défendre Attale, son fidèle allié durant la première guerre macédonienne ? Ne fallait-il pas à tout prix empêcher Philippe, qui déjà l’avait assiégé dans sa capitale, de le chasser de son royaume, de lui enlever ses sujets ? Ce n’était point par jactance ambitieuse et vaine, que l’on parlait du bras protecteur de Rome s’étendant au-dessus de tous les Hellènes ! Les habitants de Naples, de Rhegium, de Massalie et d’Empories l’auraient attesté au besoin : sa protection était sérieuse. Quelle autre nation était alors plus rapprochée qu’elle de la Grèce ? La Macédoine hellénisée, Rome alors en serait-elle beaucoup plus voisine ? Il serait étrange que l’on contestât aux Romains sous l’empire de la pitié et des sympathies qu’ils ressentaient pour la Grèce, le droit de s’irriter à la nouvelle des crimes de Cius et de Thasos. Non, tout se réunissait, les intérêts de leur politique et de leur commerce, et la loi morale, pour les pousser à une guerre nouvelle, l’une des plus justes, peut-être, qu’ils aient jamais faites. Ajoutons, à l’honneur du Sénat, qu’il prit sur-le-champ son parti ; qu’il passa aux préparatifs nécessaires sans plus songer à l’épuisement de la République ; et à l’impopularité d’une déclaration de guerre. Donc, dès 553 [201 av. J.-C.], le propréteur Marcus Valerius Lœvinus se montrait dans la mer d’Orient, avec les 38 navires de la flotte de Sicile. Ce n’était pas que le Sénat ne fût embarrassé de trouver un casus belli à mettre en avant. Il le lui fallait pour le peuple, alors même que dans sa profonde politique, et qu’à l’instar de Philippe, il attachait assez peu d’importance à l’exposé régulier des motifs de la guerre. L’appui que le roi de Macédoine avait donné aux Carthaginois constituait certes une violation du traité mais la preuve n’en était pas faite. Les sujets de Rome en Illyrie, se plaignaient depuis longtemps d’abus commis par les Macédoniens. En 551 [-203], l’envoyé de Rome s’était mis à là tête des milices locales, en avait chassé les bandes de Philippe. Le Sénat avait expédié au roi une ambassade (552 [-202]), chargée de lui dire que s’il cherchait la guerre, il la trouverait plus tôt qu’il ne le voudrait peut-être ! Mais ces quelques empiétements n’étaient rien autre chose que des infractions dont Philippe était coutumier envers tous ses voisins : procéder à leur encontre aurait de suite amené la reconnaissance et la réparation du tort, et non la guerre. — La République était en termes d’amitié avec tous les autres belligérants en Orient, et à ce titre elle aurait pu leur prêter appui. Mais si Rhodes et Pergame implorèrent sans tarder son secours, il faut convenir que dans la forme, l’agression première venait d’elles et quant à l’Égypte, si ses envoyés vinrent demander au Sénat de prendre la tutelle de son roi enfant, elle ne se montra point empressée d’appeler chez elle l’intervention des armes de Rome. Pour conjurer les dangers du moment, elle eût aussi ouvert les mers de l’Est à la plus grande puissance Occidentale ! Et puis, c’était en Syrie qu’il aurait fallu tout d’abord conduire une armée auxiliaire. Du même coup, Rome aurait eu sur les bras la guerre, et avec l’Asie, et avec la Macédoine. Il importait de ne pas se jeter dans de tels embarras ; d’autant plus qu’on était, alors bien décidé à ne pas se mêler des affaires d’Asie. Le Sénat se contenta donc d’envoyer d’abord des ambassadeurs en Orient. Ils avaient d’une part, et en ce point leur mission était facile, à obtenir l’assentiment de l’Égypte à l’intervention de Rome dans les affaires de la Grèce ; de l’autre, à donner satisfaction à Antiochus par l’abandon de la Syrie tout entière ; enfin, à hâter autant que possible l’occasion de la rupture avec Philippe, et en même temps à nouer contre lui la coalition de tous les petits États gréco-asiatiques (fin de 553 [201 av. J.-C.]). A Alexandrie, l’ambassade réussit de suite. La cour d’Égypte n’avait pas le choix : elle reçut avec reconnaissance Marcus Æmilius Lepidus, le tuteur du jeune roi, envoyé pour prendre en main ses intérêts, en tant qu’il serait possible, sans intervention directe de la République. Antiochus ne brisa pas son alliance avec Philippe, et ne donna point les explications demandées par les Romains : mais, soit fatigue et mollesse, soit qu’il lui suffit au fond de la promesse de non intervention apportée aussi de Rome, il se renferma dans l’exécution de ses desseins sur la Syrie, et ne prit plus aucune part aux événements de l’Asie-Mineure et de la Grèce.

Sur ces entrefaites, le printemps était venu (554 [-200]), et la guerre avait recommencé. Philippe se jeta tout d’abord sur la Thrace, y prit toutes les places maritimes : Maronée, Ænos, Elaeos, Sestos et d’autres encore, voulant garantir ses possessions d’Europe contre une tentative de débarquement des Romains. Il attaqua ensuite Abydos sur la côte d’Asie. Cette position était pour lui d’un grand prix. Par Sestos et Abydos, il avait ses communications assurées avec Antiochus : il ne craignait plus de se voir barrer le passage par les flottes des alliés, soit qu’il allât en Asie-Mineure, soit qu’il en revînt. Ceux-ci restaient maîtres de la mer Égée depuis la retraite de la flotte du roi, qui se contenta de maintenir de fortes garnisons dans trois des Cyclades, à Andros, à Cythnos et à Paros, et n’envoya plus en mer que des corsaires. Les Rhodiens allèrent à Chios, et de là à Ténédos, où vint les rejoindre Attale, qui avait passé l’hiver devant Égine, s’amusant à écouter les déclamations des Athéniens. A ce moment, ils auraient pu dégager encore Abydos, qui se défendait héroïquement. Ils ne bougèrent pas, et la place se rendit : presque tous les hommes valides s’étaient fait tuer sur les murailles ; la plupart des autres habitants périrent de leur propre main après la capitulation. Comme ils s’étaient livrés à merci, le vainqueur leur avait laissé trois jours pour se donner volontairement la mort. Ce fut dans son camp, sous Abydos, que Philippe reçut l’ambassade romaine. Sa mission terminée en Égypte et en Syrie, elle avait visité et travaillé les cités grecques. Elle venait enfin notifier au roi les demandes du Sénat, et l’inviter à s’abstenir de toute agression contre les États helléniques ; à restituer à Ptolémée les possessions qu’il lui avait arrachées, et à soumettre à un arbitre la question des indemnités dues aux Rhodiens et à Pergame. Les Romains, en tenant ce langage, croyaient le pousser à une déclaration de guerre immédiate. Il n’en fit rien ; et l’envoyé de Rome, Marcus Æmilius ne reçut qu’une fine et malicieuse réponse : à un ambassadeur si bien doué, beau, jeune et Romain, le roi n’en pouvait vouloir de ses audaces de langage ! — Quoiqu’il en soit, le casus belli tant souhaité vint d’un autre côté s’offrir. Dans leur folle et cruelle vanité, les Athéniens avaient envoyé à la mort deux malheureux Acarnaniens qui, par hasard, s’étaient fourvoyés au milieu de leurs mystères. Leurs compatriotes, furieux, comme on le conçoit, requirent Philippe de leur faire rendre satisfaction. Celui-ci, qui ne pouvait refuser leur juste demande à de fidèles alliés, leur permit de lever des hommes en Macédoine et de se jeter avec eux et avec leurs propres milices sur l’Attique, sans autre forme de procès. A vrai dire, ce n’était point encore la guerre. Aux premières observations menaçantes des envoyés de Rome, qui justement alors se trouvaient dans Athènes, le chef des Macédoniens auxiliaires, Nicanor, se mit en retraite avec sa bande (fin de 553 [201 av. J.-C.]). Mais il était trop tard. Les Athéniens avaient expédié aussi une ambassade à Rome, se plaignant de l’attentat de Philippe contre un ancien allié de la République. Le Sénat la reçut de manière à faire comprendre au roi qu’il n’y avait plus à parlementer. Dès le printemps (554 [-200]), le commandant des troupes royales en Grèce, Philoclès, a l’ordre de ravager l’Attique et de serrer de près Athènes. Le Sénat tenait enfin l’occasion officielle qu’il voulait avoir : au cours de l’été, la motion de la déclaration de guerre fondée sur l’attaque injuste de Philippe contre une ville alliée de Rome, est portée devant l’assemblée du peuple. Une première fois, elle est repoussée presque à l’unanimité des votes. Certains tribuns, insensés ou traîtres, se plaignaient tout haut des sénateurs qui ne laissaient aux citoyens ni trêve ni repos. Mais comme la guerre était nécessaire et, pour ainsi dire, déjà commencée, le Sénat ne dut ni ne voulut céder. À force de représentations et de concessions, il arracha au peuple son consentement, concessions d’ailleurs, dont l’effet retomba sur les alliés italiens. On tira de leurs contingents encore en activité de service, et cela, contre toutes les règles anciennement pratiquées, vingt mille hommes environ, répartis alors dans les garnisons de la Gaule cisalpine, de la basse Italie, de la Sicile et de la Sardaigne, donnant en même temps leur congé à tous les citoyens encore dans les rangs des légions qui avaient combattu Hannibal. Pour la guerre de Macédoine, il ne fut fait appel qu’aux hommes de bonne volonté, lesquels, par parenthèse, se trouvèrent plus tard n’être que des volontaires contraints et forcés et qui, pendant l’arrière-saison de 555 [199 av. J.-C.], s’ameutèrent pour cela même dans le camp, sous Apollonie. On forma six légions des recrues nouvelles : deux restèrent à Rome, deux en Étrurie : deux autres s’embarquèrent à Brindes pour la Macédoine. Le consul Publius Sulpicius Galba les commandait. — Cette fois encore l’évènement faisait voir qu’au milieu des immenses et difficiles complications des rapports politiques, résultat immédiat des victoires de Rome, le peuple souverain, réuni dans ses assemblées, avec ses décisions à courte vue ou dominées par le hasard, était désormais hors d’état de suffire à sa tâche. Il ne mettait plus la main à la machine gouvernementale que pour changer, d’une façon dangereuse, la conduite des opérations militaires les plus nécessaires ; ou pour infliger, non moins dangereusement, d’injustes passe-droits aux autres membres de la fédération latine.

La situation de Philippe devenait fort critique. Les États d’Orient, qui auraient dû se coaliser avec lui contre Rome, et qui dans d’autres circonstances n’auraient peut-être pas manqué de le faire, excités et poussés les uns contre les autres, principalement par sa faute, ne pouvaient empêcher une invasion romaine, si encore ils ne se laissaient point aller jusqu’à la provoquer. Philippe avait négligé le roi d’Asie, son allié naturel et le plus puissant, et qui, d’ailleurs, empêché par sa querelle avec l’Égypte et par la guerre sévissant en Syrie, ne lui eût point apporté un actif concours. L’Égypte avait le plus grand intérêt à ne point voir les flottes de Rome dans les mers de l’Orient, et une ambassade récemment expédiée à Rome, montrait sans détours que le cabinet d’Alexandrie aurait eu fort à cœur d’épargner aux Romains la peine d’intervenir en Attique. Mais d’un autre côté, le traité de partage de l’Égypte, conclu entre l’Asie et la Macédoine, la jetait, quoiqu’elle en eût, dans les bras de la République, et forçait les Alexandrins à déclarer qu’en se mêlant des affaires de la Grèce, ils n’entendaient agir que de l’assentiment formel des Romains. Il en était de même des cités marchandes, Rhodes, Pergame et Byzance à leur tête : là, le danger était plus pressant encore. En d’autres temps, ces villes auraient tout fait pour fermer aux Romains la Méditerranée orientale : mais, Philippe, par sa politique d’agrandissement cruelle et dévastatrice, les avait forcées à une lutte inégale ; et les nécessités de leur salut voulait qu’elles appelassent dans la querelle le grand et formidable État italien. Dans la Grèce propre, où les envoyés de Rome travaillaient à l’édification d’une seconde ligue contre Philippe, ils trouvèrent les matériaux tout préparés par les fautes de l’ennemi. Dans le parti anti macédonien, Spartiates, Éléens, Athéniens, Étoliens, peut-être le roi eût-il pu gagner ces derniers ; la paix qu’ils avaient conclue en 548 [206 av. J.-C.], en dehors de leurs alliés romains, avant creusé entre eux et Rome comme un fossé profond non encore comblé : mais sans compter leurs anciens différends avec Philippe, et les rancunes suscitées par l’enlèvement de leurs villes thessaliennes Echinus, Larisse, Cémaste et Thèbes de Phtiotide, des attentats nouveaux, l’expulsion de leurs garnisons de Lysimachie et de Cius, les avaient exaspérés. Si ce n’avait été leur désaccord avec Rome, ils n’auraient point un seul instant hésité à se joindre à la ligue. Autre chose grave pour Philippe : de tous les peuples grecs, jusque-là demeurés fidèles à l’intérêt macédonien, Epirotes, Acarnaniens, Bœotiens et Achéens, les Acarnaniens et les Bœotiens furent les seuls qui se rangèrent inébranlablement de son côté. Les députés de Rome s’abouchèrent, non sans succès, avec les Epirotes ; et le roi des Athamaniens, Amynandre, fit cause commune avec la République. Chez les Achéens, Philippe s’était fait de nombreux ennemis par le meurtre d’Aratus ; l’odieux de ce crime avait fourni à la ligue matière à s’étendre sans opposition. Sous le commandement de Philopœmen (502-571 [252-183 av. J.-C.], stratège pour la première fois en 546 [-208]), elle avait régénéré son état militaire, l’amené chez elle-même la confiance après d’heureux combats contre Sparte : elle ne marchait plus aveuglément, comme au temps d’Aratus, dans le sillon de la politique macédonienne.

Seule dans la Grèce, la confédération achéenne n’avait à attendre, ni profit, ni pertes, de l’ambition conquérante du roi ; et seule envisageant l’orage qui menaçait, d’un coup d’œil impartial et avec les lumières du sens national, elle comprit (ce qui n’était pas difficile à comprendre) que les Grecs, en allant au devant de la guerre, s’allaient livrer, à Rome pieds et poings liés. Elle avait donc voulu s’entremettre entre Philippe et les Rhodiens : malheureusement l’heure était passée. Le patriotisme national avait mis fin à la dernière guerre sociale, et principalement contribué à la première lutte entre les Macédoniens et Rome : mais ce patriotisme s’était éteint déjà, et les tentatives des Achéens échouèrent. En vain, Philippe parcourut les villes et les îles, cherchant à soulever la Grèce. La Némésis le suivait, les noms de Cius et d’Abydos à la bouche. Voyant qu’ils ne pouvaient ni rien changer à la situation, ni se rendre utiles, les Achéens restèrent neutres.

A l’automne de l’an 554 [200 av. J.-C.] le consul Publius Sulpicius Galba débarqua près d’Apollonie, avec ses deux légions, mille chevaux numides et plusieurs éléphants pris aux Carthaginois. A cette nouvelle le roi quitta aussitôt l’Hellespont et revint en Thessalie. Mais la saison déjà avancée et la maladie du général romain, empêchèrent de rien faire d’important, à terre. Les troupes de la République ne poussèrent qu’une forte reconnaissance dans le pays voisin, et occupèrent la colonie macédonienne d’Antipatrie. Cependant, pour l’année d’après, une attaque combinée fut convenue contre la Macédoine. Les barbares du nord, Pleuratos, le maître de Scodra, et Bato, prince des Dardaniens, enchantés de mettre l’occasion à profit, avaient promis d’y prendre part. Quant à la flotte romaine, qui comptait cent navires pontés et quatre-vingts navires légers, elle entreprit de plus vastes opérations. Pendant que le gros des vaisseaux passait l’hiver à Corcyre, une escadre conduite par Gaius Claudius Cento se rendit au Pirée, pour dégager les Athéniens. Après avoir mis le pays à l’abri des incursions des corsaires macédoniens et des coups de main de la garnison de Corinthe, elle reprit la mer, et se montra tout à coup devant Chalcis d’Eubée, principale place d’armes de Philippe en Grèce. Là étaient ses magasins, un arsenal, et ses captifs. Sopater qui commandait la ville ne s’attendait en aucune façon à l’attaque des Romains. Les murailles furent escaladées sans résistance, la garnison passée au fil de l’épée, les captifs délivrés, les approvisionnements livrés aux flammes : malheureusement les Romains n’avaient point de troupes auxquelles ils pussent laisser la garde de cette position importance. Philippe, furieux de cet échec, part de Démétriade (en Thessalie), accourt à Chalcis, et n’y trouvant plus que les traces de l’incendie laissées par l’ennemi, repart pour Athènes, qu’il menace de représailles terribles. Il échoue : son assaut est repoussé, quoiqu’il y paye de sa personne ; et il lui faut battre en retraite devant Claudius et devant Attale qui s’avancent, l’un du Pirée, l’autre d’Égine. Il demeure quelque temps encore en Grèce, mais sans avantage ni politique ni militaire. En vain il tente de pousser les Achéens à prendre les armes : en vain il essaye de surprendre Eleusis et le Pirée lui-même ; partout il est repoussé. Dans son irritation facile à concevoir, il s’attaque à la contrée, qu’il ravage indignement ; et avant de reprendre le chemin du nord il détruit les arbres des jardins d’Académus. L’hiver se passe. — Au printemps de 555 [199 av. J.-C.], Galba, actuellement proconsul, quitte ses quartiers, bien décidé à marcher tout droit avec ses légions, d’Apollonie au cœur de la Macédoine. Pendant qu’il attaque à l’ouest, des trois autres côtés on se prépare à le seconder. Au nord, les Dardaniens et les Illyriens se jettent sur la frontière : à l’est, les flottes combinées des Romains et des Grecs coalisés se rassemblent devant Égine ; et les Athamaniens s’avancent au sud, espérant voir aussi se joindre à eux les Étoliens, décidés enfin à entrer dans la lutte. Après avoir franchi les montagnes au milieu desquelles l’Apsos (auj. Beratino) se fraye son cours, et traversé les plaines fertiles des Dassarètes, Galba arrive au pied de la chaîne qui sépare l’Illyrie et la Macédoine : il la passe encore et entre dans la Macédoine propre. Philippe accourait au devant de lui : mais les deux adversaires s’égarant dans un pays vaste et dépeuplé perdirent du temps à se chercher, et ne se rencontrèrent que dans la Lyncestide, fertile mais marécageuse région, non loin de la frontière du nord-ouest. Ils plantèrent leurs camps à mille pas l’un de l’autre. Philippe, avait rappelé à lui les corps détachés d’abord vers les passes du nord : il avait vingt mille fantassins et deux mille cavaliers sous ses ordres. L’armée romaine était à peu près égale en nombre. Mais les Macédoniens avaient l’avantage, combattant chez eux, de connaître les routes et les chemins : ils s’approvisionnaient plus facilement de vivres. Postés qu’ils étaient en vue des Romains, ceux-ci n’osaient s’aventurer au loin et battre le pays en fourrageurs. A plusieurs reprises Galba offrit le combat, que le roi s’obstina à refuser. En vain dans plusieurs escarmouches entre les troupes légères, le proconsul eut le dessus : les choses en restaient au même point. Enfin Galba forcé de lever son camp, s’en alla camper de nouveau à Octolophos, à un mille et demi de là, espérant y trouver des facilités meilleures pour ses vivres. Là encore ses fourrageurs sont enlevés dans la plaine ou détruits par les troupes légères et les cavaliers de Philippe.

Un jour cependant, les légions, allant au secours des détachements romains, se heurtèrent contre l’avant-garde macédonienne qui s’était imprudemment avancée. Elles la repoussent, lui tuent du monde : le roi lui-même perd son cheval, et ne s’échappe que grâce au dévouement héroïque d’un de ses cavaliers. La situation des légions n’en était pas moins critique. Les Romains toutefois s’en tirèrent à leur honneur grâce aux diversions des alliés sur les autres points, grâce surtout à la faiblesse des armées macédoniennes. Quoique Philippe eût levé dans son royaume tous les soldats disponibles ; quoiqu’il eut pris à sa solde les transfuges du camp romain et recruté des mercenaires en foule, il m’avait pas pu, laissant des garnisons dans les places d’Asie-Mineure, et de Thrace, mettre sur pied une armée plus forte que celle en ce moment campée en face des légions. Encore avait-il dû, pour la former, dégarnir les défilés du nord dans la Pélagonie[6]. Pour se couvrir à l’est, il avait ordonné la mise à sac des îles de Scyathos et de Péparéthos[7], où l’ennemi aurait pu trouver un lieu de stationnement facile : Thasos était occupée, ainsi que la côte adjacente ; et Héraclide avec la flotte se tenait non loin de Démétriade. Pour la défense du sud, il était obligé de compter sur la neutralité douteuse des Étoliens. Mais voici qu’entrant tout à coup dans la ligue, ceux-ci, unis aux Athamaniens, se jettent sur la Thessalie. Au même moment les Dardaniens et les Illyriens envahissent les provinces du nord ; et la flotte romaine, sous les ordres de Lucius Apustius, quitte les parages de Corcyre, et se montre dans les eaux d’Orient, où les vaisseaux d’Attale, des Rhodiens et des Istriens viennent la rejoindre.

Philippe, quittant aussitôt ses positions, se retira dans l’est. Voulait-il repousser l’invasion probablement inattendue des Étoliens ? Voulait-il attirer les Romains dans l’intérieur du pays, afin de les y détruire ? Avait-il l’un et l’autre objet en vue tout à la fois ? C’est ce qu’on ne peut dire. Quoi qu’il en soit, sa retraite s’effectua si habilement, que Galba, lancé témérairement à sa poursuite, perdit sa trace. Le roi, pendant ce temps, revenait par des sentiers de traverse, et occupait en force les défilés de la chaîne qui sépare la Lyncestide et l’Eordée[8]. Là il attend les Romains et leur prépare une chaude réception. La bataille s’engagea sur le lieu par lui choisi : mais sur ce terrain boisé et inégal, les longues lances macédoniennes étaient d’un usage incommode. Les troupes de Philippe, dépassées, enveloppées, rompues, perdirent beaucoup d’hommes. Après ce combat malheureux, le roi était hors d’état de s’opposer, aux progrès de l’armée romaine : mais celle-ci n’osa pars s’exposer à des dangers inconnus en pénétrant dans une contrée hostile et sans routes. Elle revint à Apollonie , après avoir ravagé les champs fertiles de la haute Macédoine, l’Eordée, l’Elymée, l’Orestide. Seule, l’importante place d’Orestis Keletron (aujourd’hui Castoria, sur la presqu’île qui se projette dans le lac du même nom) leur avait ouvert ses portes. En Illyrie, Pelion, la ville des Dassarètes, sur les affluents du haut Apsos, fut prise d’assaut, et reçut une forte garnison, qui assurait la route pour l’avenir. — Philippe n’avait point attaqué les Romains dans leur retraite : aussitôt leur départ, il s’agit dirigé à marches forcées du côté des Étoliens et des Athamaniens, qui le croyant encore occupé avec l’armée romaine, ravageaient sans crainte et en sauvages toute la riche vallée du Pénée. Battus, passés au fil de l’épée, le peu qui ne resta pas sur le champ de bataille, s’enfuit par les sentiers bien connus des montagnes. Cette défaite et les recrues nombreuses ramassées en Étolie pour le compte de l’Égypte avaient sensiblement diminué les forces des alliés. Les Dardaniens facilement repoussés par les troupes légères d’Athenagorus, l’un des généraux du roi, qui leur tua beaucoup de monde, repassèrent aussi leurs montagnes en toute bâte. Pendant ce temps, la flotte des Romains n’était guère plus heureuse. Après avoir chassé les Macédoniens d’Andros, visité l’Eubée et Sciathos, elle fit une démonstration contre la péninsule Chalcidique. La garnison macédonienne de Mendé la repoussa vaillamment. Le reste de l’été se passa à prendre Oréos, en Eubée, non moins bien défendue, et dont le siége traîna en longueur. La flotte de Philippe, trop faible, resta inactive dans le port d’Héraclée : son amiral, Héraclide, n’osait pas disputer la mer à l’ennemi, qui s’en alla prendre ensuite ses quartiers d’hiver, les Romains au Pirée et à Corcyre, les Rhodiens et les Pergaméniens chez eux.

Somme toute, Philippe n’avait point trop à se plaindre des résultats de la campagne. Après de rudes et fatigantes marches, les Romains se trouvaient à l’arrière saison ramenés à leur point de départ. Sans l’invasion opportune des Étoliens et le combat heureux, contre toute espérance, de la passe de l’Eordée, pas un de leurs soldats peut-être ne serait rentré sur le territoire de la République. Sur tous les points la quadruple attaque des alliés avait échoué : Philippe, à la fin de l’automne, voyait la Macédoine entière purgée de la présence de l’ennemi, et se sentait encore assez fort pour essayer, sans succès il est vrai, d’enlever aux Étoliens la forte place de Thaumacœ, qui, placée entre leur pays et la Thessalie, commandait toute la vallée du Pénée. L’avenir lui promettait donc de grands résultats, pourvu qu’Antiochus, dont il implorait au nom des dieux le secours, se mit enfin en mouvement et vint le rejoindre. Un moment celui-ci parut prêt à partir : son armée, se montrant en Asie-Mineure, enleva même quelques villes à Attale, qui, de son côté, appelait les Romains à son aide. Mais les Romains n’avaient nulle hâte d’arriver, et, se gardant bien de pousser le Grand-Roi à une rupture, ils se contentèrent de lui envoyer des ambassadeurs : leur intervention suffit après tout. Il évacua les terres d’Attale. A dater de ce moment, Philippe n’avait plus rien à espérer de ce côté.

Mais l’issue heureuse de la dernière campagne avait enflammé son courage, ou plutôt sa présomption. Il croit s’être assuré de nouveau de la neutralité des Achéens, et de la fidélité de ses peuples de Macédoine, en sacrifiant quelques places fortes aux premiers et son amiral Héraclide à la haine des seconds. A peine le printemps de 556 [198 av. J.-C.] s’est-il ouvert qu’il prend l’offensive, pénètre chez les Atintans, et y établit un camp retranché dans l’étroit défilé où coule l’Aoüs (la Vyossa, au N.E de Janina), entre les monts Æropos et Asmaos. En face de lui vint s’établir aussi l’armée romaine, commandée par Publius Villius, consul de l’année précédente ; puis, à partir de l’été, par le consul d’alors, Titus Quinctius Flamininus. Celui-ci, à peine âgé de trente ans, appartenait à cette jeune génération, qui, délaissant les antiques traditions des aïeux, commençait aussi à se défaire du vieux patriotisme romain, et qui, sans songer le moins du monde à renier Rome, n’avait plus guère d’yeux que pour l’hellénisme et pour soi même. Habile officier d’ailleurs, et diplomate encore plus habile sous beaucoup de rapports, il avait été admirablement choisi pour mettre la main aux affaires de la Grèce et pourtant, je ne puis m’empêcher de le dire, il eût mieux valu, et pour Rome et pour les Grecs, que l’élection eût appelé au commandement un homme moins sympathique à l’hellénisme, un général que ni les délicates flatteries n’eussent pu corrompre, ni les réminiscences artistiques et littéraires n’eussent pu aveugler devant les misères politiques de la Grèce. Traitant celle-ci selon ses mérites, il aurait évité à Rome, peut-être, les tendances d’un idéal défendu à son génie.

Le nouveau général eut une entrevue avec le roi, alors que les deux armées restaient immobiles l’une devant l’autre. Philippe fit des propositions de paix offrit de rendre toutes ses conquêtes récentes, et de réparer au moyen d’une équitable indemnité le préjudice souffert par les villes Grecques. Mais les négociations échouèrent quand on voulut en outre exiger de lui l’abandon des anciennes conquêtes macédoniennes, et notamment de la Thessalie. Les armées restèrent encore quarante jours dans les défilés de l’Aoüs, sans que Philippe reculât, sans que Flamininus pût se décider lui-même à l’attaque ou à un mouvement, qui laissant le roi dans son camp, portât, comme l’année d’avant les Romains dans l’intérieur du pays. Mais un jour, ceux-ci se virent tirés d’embarras par la trahison de quelques notables parmi les Épirotes, pour la plupart, cependant, favorables à Philippe. L’un d’eux, nommé Charops, et d’autres encore conduisirent sur les hauteurs et par des sentiers perdus, un corps romain de quatre mille fantassins et de trois cents chevaux. Ils avaient sous eux le camp macédonien, et pendant que le consul attaquait le roi de front, ils tombèrent tout à coup sûr lui du haut de leur embuscade. Philippe, forcé dans son camp et ses retranchements, s’enfuit, avec perte d’environ deux mille hommes, jusqu’aux passes de Tempé, porte de la Macédoine propre. Il abandonna toutes ses villes sans les défendre, à l’exception des places fortes, abattant de ses mains les cités thessaliennes où il ne pouvait plus tenir garnison. Seule la ville de Phères lui ferma ses portes et échappa à la destruction. Ce brillant succès, et l’habile douceur de Flamininus détachèrent aussitôt les Épirotes de l’alliance macédonienne. A la première nouvelle de la victoire des Romains, les Athamaniens et les Étoliens s’étaient aussi rués sur la Thessalie : les Romains les suivirent, enlevant tout le plat pays : mais les places dévouées à la Macédoine, et renforcées par des envois de troupes, ne se rendirent qu’après avoir vaillamment résisté, ou tinrent. bon même devant un ennemi démesurément supérieur. À Atrax, sur la rive gauche du Pénée, la phalange s’établit comme un nouveau mur dans la brèche et repoussa l’assaut. À l’exception de ces places thessaliennes, et du territoire des fidèles Acarnaniens, toute la Grèce septentrionale était dans les mains de la coalition. Le sud, au contraire, grâce aux forteresses de Corinthe et de Chalcis, communiquant entre elles par la Bœotie, dont les habitants tenaient pour Philippe, grâce aussi à la neutralité de la ligue Achéenne, appartenait presque tout entier à Philippe. Comme l’année trop avancée ne permettait plus guère de pousser à l’intérieur de la Macédoine, Flamininus se décida à agir par terre et par mer contre Corinthe. La flotte, de nouveau, renforcée par les escadres de Rhodes et de Pergame, s’était jusqu’alors attardée à l’investissement de deux petites cités de l’Eubée, Érétrie et Carystos. Après y avoir pris tout le butin, elle les avait abandonnées ainsi qu’Oréos ; et Philoclès, le commandant macédonien de Chalcis, y était entré après le départ des alliés. Ceux-ci firent alors voile sur Cenchrée, le port oriental de Corinthe. De son côté Flamininus se portant en Phocide, occupa tout le pays, où seule Élatée nécessita un plus long siège. Il avait choisi cette contrée et surtout Anticyre, sur le golfe de Corinthe, pour y installer ses quartiers d’hiver. Les Achéens qui voyaient les légions tout proche, et d’un autre côté la flotte romaine manoeuvrant déjà dans leurs eaux, abandonnèrent enfin leur neutralité, honnête, si l’on veut, mais politiquement intenable. Les députés des villes les plus étroitement attachées à la Macédoine, Dymé, Mégalopolis, Argos, ayant d’abord quitté la diète, l’entrée dans la coalition fut votée sans difficulté. Cycliade et les autres chefs de la faction macédonienne s’en allèrent, et les troupes de la confédération se joignant aussitôt à la flotte romaine, enfermèrent par terre Corinthe, la citadelle de Philippe contre l’Achaïe. Les Romains l’avaient promise aux Achéens pour prix de leur adhésion. Mais la ville était, comme on sait, à peu près imprenable. Elle avait treize cents hommes de garnison, presque tous transfuges italiens, qui se défendirent avec un courage opiniâtre ; et Philoclès accourant de Chalcis avec un autre détachement de quinze cents hommes, dégagea la place, pénétra dans l’Achaïe, et s’aidant du concours du peuple d’Argos, enleva cette dernière ville à la confédération. Philippe ne sût récompenser les fidèles Argiens qu’en les livrant au gouvernement terroriste de Nabis de Sparte. Ce tyran jusqu’alors était resté dans l’alliance romaine : or, en voyant les Achéens s’unir aussi aux Romains, Philippe conçut l’espoir de le voir revenir à lui. Nabis n’était entré dans la coalition que par haine de la confédération achéenne ; avec laquelle il guerroyait depuis 550 [204 av. J.-C.]. Mais Philippe se trompait. Sa cause était trop mauvaise, pour que personne songeât à passer de son côté. Nabis reçut Argos qu’on lui donnait : mais trahissant aussitôt le traître, il persista à se déclarer pour Flamininus, fort embarrassé d’abord de son alliance avec deux peuples en guerre l’un contre l’autre. Il s’entremit, et une trêve de quatre mois fut conclue.

L’hiver arriva. Philippe voulut en profiter et négocier la paix a de bonnes conditions. Une conférence se tint à Nicée, sur le golfe Maliaque. Le roi en personne s’y efforça d’amener une entente avec Flamininus. Plein de hauteur et de malicieux dédain envers les prétentions et la pétulance des petites puissances, il montra une déférence marquée pour les Romains, comme ses seuls et vrais adversaires. Nul doute que Flamininus, avec sa culture et sa délicatesse d’esprit, ne se soit senti flatté de cette urbanité du vaincu, si fier encore envers ces Grecs unis que Rome avait appris à mépriser autant que Philippe les méprisait lui-même ; mais ses pouvoirs n’allaient pas aussi loin que les désirs du Macédonien. Il ne lui accorda qu’une trêve de deux mois, en échangé de l’évacuation de la Locride et de la Phocide, et pour le surplus le renvoya au Sénat. Dans le Sénat, chacun, depuis longtemps, voulait que Philippe renonçât à toutes ses conquêtes, à toutes ses possessions extérieures. Aussi, quand ses envoyés arrivèrent à Rome, on se contenta de leur demander s’ils avaient mission de promettre l’abandon de la Grèce, et surtout de Corinthe, de Chalcis et de Démétriade; et leur réponse ayant été négative, on rompit aussitôt les négociations, et on se résolut à pousser vigoureusement la guerre. Aidé cette fois par les tribuns du peuple, le Sénat avait pris ses mesures pour empêcher les mutations si fâcheuses dans le commandement de l’armée. Flamininus y fut indéfiniment prorogé. On lui envoya des renforts, et les deux généraux ses prédécesseurs, Publius Galba et Publius Villius, vinrent le joindre et se placer sous ses ordres. De son côté Philippe essaya encore d’en appeler aux armes. Pour rester maître de la Grèce, où à l’exception des Acarnaniens et des Bœotiens, il avait désormais contre lui tout le monde, il porta à six mille hommes la garnison de Corinthe ; et ramassant jusqu’au dernières ressources de la Macédoine épuisée, faisant entrer dans la phalange jusqu’aux enfants et aux vieillards, il se remit en marche avec une armée d’environ vingt-six mille hommes, dont seize mille phalangistes macédoniens. La campagne de 557 [197 av. J.-C.] commença. Flamininus expédia une partie de la flotte contre les Acarnaniens, qui furent assiégés dans Leucate : dans la Grèce propre, une ruse de guerre le rendit maître de Thèbes ; et leur capitale tombée, les Bœotiens entrèrent de force, et de nom, tout au moins, dans la ligue contre la Macédoine. C’était un succès que d’avoir ainsi coupé les communications entre Corinthe et Chalcis. Flamininus pouvait maintenant marcher vers le nord et y porter des coups décisifs. Jadis, obligée de se nourrir en un pays ennemi et désert, l’armée romaine avait rencontré d’insurmontables obstacles. Aujourd’hui elle marchait appuyée sur la flotte qui longeait la côte, et lui apportait les vivres envoyés d’Afrique, de Sicile et de Sardaigne. L’heure du combat sonna plus tôt que le général romain ne le croyait. Impatient et toujours confiant en lui-même, Philippe ne voulut pas attendre que son adversaire eût mis le pied sur la frontière : il réunit à Dium toute son armée, s’avance en Thessalie par les défilés de Tempé, et rencontre Flamininus déjà arrivé dans la contrée de Scotussa.

L’armée romaine, renforcée des contingents des Apolloniens, des Athamaniens, des Crétois de Nabis et surtout d’une forte bande d’Étoliens, égalait à peu près en nombre l’armée de Philippe (vingt-six mille hommes) ; mais la cavalerie de Flamininus était supérieure à la sienne. Il pleuvait. Tout à coup, et sans l’avoir prévu, l’avant-garde romaine se heurte contre celle des Macédoniens, en avant de Scotussa (sur le plateau du Karadagh). Les Macédoniens occupaient en force une hauteur escarpée se dressant entre les deux camps, et connue sous le nom des Cynocéphales [les têtes de chien]. Rejetés dans la plaine, les Romains reviennent à la charge avec des troupes légères et les escadrons excellents de la cavalerie étolienne. A leur tour, ils ramènent l’avant-garde de Philippe, et la pressent sur la hauteur. Mais de nouveaux renforts lui arrivant, toute la cavalerie macédonienne, une partie de l’infanterie légère se mettent en mouvement, et les Romains, qui s’étaient imprudemment avancés, sont encore une fois chassés, et perdent du monde. Déjà, ils reculent en désordre vers leur camp : toutefois la cavalerie étolienne soutient bravement le combat dans la plaine, et donne à Flamininus le temps d’accourir avec les légions rapidement mises en ordre de bataille. Le roi, de son côté, cédant aux cris et à l’ardeur de ses troupes victorieuses, ordonne la continuation du combat. Il range en hâte ses hommes pesamment armés, et se porte sur ce champ de bataille improvisé, auquel ne songeaient une heure avant ni les soldats ni les généraux. Il s’agissait de réoccuper, les Cynocéphales, à ce moment dégarnies. L’aile droite de la phalange, où se tenait le roi en personne, y arriva la première et y rangea ses lignes en bon ordre : la gauche était encore loin, quand déjà, les troupes légères, refoulées par les Romains, remontaient précipitamment la colline. Philippe les rassemble aussitôt dans le rang et les pousse en avant à côté de la phalange ; puis, sans attendre l’autre moitié de celle-ci, que Nicanor amenait plus lentement vers sa gauche, il lui- donné ordre de se précipiter; la lance baissée, sur les légions, pendant que l’infanterie légère, remise en état et se déployant, ira envelopper les Romains et les assaillir de flanc. L’attaque de la phalange, descendant de la colline, fut irrésistible : elle culbuta l’infanterie des Romains, dont, toute la gauche se mit en déroute. A la vue du mouvement du roi , Nicanor accéléra le sien de l’autre côté : mais les rangs étaient mal observés dans la vitesse de la marche. Pendant que les premiers arrivés quittaient déjà la colline pour rejoindre la droite victorieuse, et accouraient tumultueusement sur le terrain, dont l’inégalité accroissait encore le désordre des bataillons de Philippe, l’arrière-garde n’avait pas encore achevé de gravir les Cynocéphales. Tirant aussitôt parti de la faute de l’ennemi, l’aile droite des Romains attaqua et défit sans peine les troupes dispersées qu’elle avait devant elle. Les éléphants seuls, qu’elle poussait en avant, auraient suffi pour refouler les Macédoniens de Nicanor. Il s’ensuivit un épouvantable massacre ; et pendant ce temps, un officier romain, réunissant vingt manipules, se jeta à son tour sur la droite de Philippe, qui, lancée trop loin à la poursuite de l’aile gauche de Flamininus, avait maintenant à dos toute la droite de l’armée romaine. Ainsi pris par derrière, les phalangistes ne pouvaient se défendre : ce mouvement des Romains mit bientôt fin au combat. Les deux phalanges ainsi rompues et complètement détruites, treize mille hommes restèrent sur le carreau ou tombèrent dans les mains du vainqueur. Il y eut d’ailleurs plus de morts que de prisonniers, les Romains ne comprenant pas d’abord qu’en relevant leurs sarisses, les Macédoniens faisaient voir qu’ils se rendaient. Du côté des Romains les pertes n’étaient pas très grandes. Philippe s’enfuit à Larisse, où il brûla toutes ses archives, afin de ne compromettre personne ; puis, évacuant la Thessalie, il rentra en Macédoine. Au même moment, et comme si ce n’était point assez de ce désastre, les Macédoniens avaient encore le dessous dans d’autres contrées occupées par eux. En Carie, les Rhodiens battirent les troupes de l’ennemi, et les forcèrent à s’enfermer dans Stratonicée. A Corinthe, la garnison fut refoulée avec perte par Nicostrate et ses Achéens ; et en Acarnanie, Leucate, après une héroïque résistance, fut emportée d’assaut.  Philippe était partout et complètement vaincu. Ses derniers alliés, les Acarnaniens, se rendirent à la Ligue en recevant, la nouvelle de la journée malheureuse des Cynocéphales.

Les Romains pouvaient dicter la paix. Ils usèrent de leur force sans en abuser. Ils pouvaient anéantir l’ancien royaume d’Alexandre ; les Étoliens le demandaient dans les conférences. Mais à faire cela, n’eût-on pas détruit la muraille qui protégeait la civilisation grecque contre les Thraces et les Gaulois ? Déjà, pendant la guerre qui venait de finir, la florissante Lysimachie, de la Chersonèse de Thrace, avait été dévastée et rasée par les premiers ; il y avait là un sévère avertissement. Flamininus, dont les regards pénétraient jusqu’au fond des tristes discordes des États grecs, ne pouvait donner les mains à ce que les Romains se fissent les exécuteurs des hautes œuvres des rancunes étoliennes. En même temps que ses sympathies d’Helléniste le portaient vers l’intelligent et quelquefois chevaleresque roi de Macédoine, il se sentait blessé dans son orgueil  de Romain par la forfanterie de ces Étoliens qui se proclamaient les vainqueurs des Cynocéphales. Il leur répondit que les Romains n’avaient pointe coutume d’anéantir l’ennemi vaincu et qu’après tout il les laissait maîtres d’agir pour leur compte et d’en finir avec la Macédoine, s’ils en avaient la force. Il usa d’ailleurs d’égards envers le roi. Philippe ayant témoigné qu’il était prêt à souscrire aux conditions naguère repoussées, il lui accorda une trêve contre payement d’une somme d’argent et la remise d’otages, de Démétrius son fils, entre autres. Cette trêve vint à point ; et Philippe en profita aussitôt poux chasser les Dardaniens du royaume.

La conclusion définitive de la paix et la réglementation des affaires de Grèce furent renvoyées par le Sénat à dix commissaires, dont Flamininus était l’âme et la tête. Philippe obtint des conditions pareilles à celles que subissait Carthage. Il se vit enlever toutes ses possessions du dehors, en Asie-Mineure, en Thrace, en Grèce et dans les îles de la mer Égée. II conservait la Macédoine tout entière, sauf quelques cantons sans importance, et la région de l’Orestide déclarée indépendante, dernière concession qui lui fut par-dessus tout pénible. Mais était-il permis aux Romains, le sachant ardent et irascible, de lui restituer, avec le pouvoir absolu, des sujets qui, dès le début, avaient fait défection ? La Macédoine s’interdisait en outre de conclure, à l’insu de Rome, une alliance extérieure, ou de mettre garnison au delà de la frontière ; de faire la guerre hors de chez elle contre un autre État civilisé, et nommément contre un allié de la République ; enfin d’avoir plus de cinq mille hommes sous les armés. Point d’éléphants ; pour toute flotte, cinq vaisseaux pontés, le reste devant être remis aux Romains : ainsi le voulaient encore les clauses du traité. Philippe entrait dans la Symmachie romaine, obligé qu’il était d’envoyer son contingent à la première demande à peu de temps de là, en effet, l’on vit les soldats de la Macédoine combattre à côté des légions. En outre, il fut payé à la République une contribution de 1.000 talents (4.700.000 thalers, ou 6.375.000 fr.). — La Macédoine abaissée, réduite à l’impuissance politique, et n’ayant plus que tout, juste assez de force pour servir de barrière contre les barbares, restait à régler le sort des possessions abandonnées par Philippe. A ce moment même, les Romains apprenaient, à leurs dépens, dans les guerres d’Espagne, que rien n’est moins sûr que le profit des conquêtes transmaritimes. Ils n’avaient pas fait la guerre à Philippe pour conquérir un nouvel accroissement de territoire. Ne se réservant point de part dans le butin, ils imposèrent la modération à leurs alliés, et se résolurent à proclamer l’indépendance de tous les peuples grecs sur lesquels Philippe avait régné. Flamininus reçut la mission de faire lire le décret d’affranchissement en présence des Hellènes assemblés à l’occasion des jeux Isthmiques (558 [186 av. J.-C.]). Des hommes sérieux se seraient demandé peut-être si la liberté est un bien qui se donne ; si la liberté signifie quelque chose, sans l’unité et l’union de la nation. Il n’importe. L’allégresse fut grande et sincère, comme était sincère aussi l’intention qui avait dicté le sénatus-consulte[9].

Il y eut pourtant une exception à ces mesures générales. Les contrées illyriennes, à l’est d’Epidamne, furent abandonnées à Pleuratos, dynaste de Scodra, dont le royaume, humilié un siècle avant par ces mêmes Romains, qui y pourchassaient alors les pirates de l’Adriatique, redevint l’un des plus considérables parmi les petits États de la contrée. Dans la Thessalie occidentale, on laissa à Amynandre quelques minces localités : enfin Athènes en réparation de ses nombreuses infortunes, en récompense de ses adresses courtoisies et de ses actions de grâces innombrables, reçut les îles de Paros, de Scyros et d’Imbros. Il va de soi que les Rhodiens gardèrent leurs possessions de Carie ; et qu’Égine, resta, aux Pergaméniens. Les autres alliés n’eurent d’autre récompense que l’accroissement indirect résultant de l’accession des villes déclarées libres à leurs diverses confédérations. Les Achéens furent les mieux pourvus, quoiqu’ils n’eussent pris que les derniers les armes contre Philippe. Ils méritaient cet honneur, car entre tous les Grecs, ils constituaient l’État le mieux ordonné et le plus digne d’estime. Leur ligue s’agrandit de toutes les possessions de Philippe dans le Péloponnèse et dans l’isthme, et surtout de l’adjonction de Corinthe. Quant aux Étoliens, on agit avec eux sans beaucoup de façons : ils eurent la permission d’annexer à leur Symmachie les villes de la Phocide et de la Locride : ils demandaient encore l’Acarnanie et la Thessalie ; mais leurs efforts aboutirent ou à un refus positif, ou à un renvoi à d’autres temps. Les villes thessaliennes se répartirent dans quatre petites fédérations indépendantes. La ligue des villes rhodiennes bénéficia de l’affranchissement de Thasos et de Lemnos, et des cités de la Thrace et de l’Asie-Mineure.

L’organisation intérieure de la Grèce se compliquait les difficultés inhérentes à chaque peuple, et aussi de celles surgissant d’État à État. L’affaire la plus pressante à régler était la querelle des Achéens et des Spartiates. Entre eux la guerre sévissait depuis 550 [204 av. J.-C.], et il était nécessaire que Rome s’entremît. En vain Flamininus essaya d’amener Nabis à des concessions, à restituer, par exemple, aux Achéens la ville fédérale d’Argos, que Philippe lui avait livrée. Le petit chef de brigands résista à toutes les instances. Il comptait sur la colère non déguisée des Étoliens contre Rome, sur une descente d’Antiochus en Europe : bref, il refusa net. Il fallut que Flamininus, dans une grande assemblée de tous les Grecs convoqués à Corinthe, déclarât la guerre à l’entêté, et entrât, appuyé par sa flotte, dans le Péloponnèse, à la tête des Romains et des alliés auxquels s’étaient joints et le contingent envoyé par Philippe, et une division d’émigrés laconiens sous la conduite d’Agésipolis, le roi légitime de Sparte (559 [-195]).

Afin de l’écraser du premier coup sous les masses armées contre lui, cinquante mille hommes furent mis en campagne. Négligeant les places moins importantes, Flamininus alla droit investir sa capitale, mais sans le succès décisif qu’il cherchait tout d’abord. Nabis avait aussi une armée assez considérable (quinze mille hommes au moins, dont cinq mille mercenaires). Il avait inauguré chez lui le régime de la terreur, mettant à mort tous les officiers, tous les habitants suspects. Obligé de céder devant la flotte et l’armée romaines, il avait accepté déjà les conditions, d’ailleurs favorables, que lui offrait Flamininus : mais le peuple, ou mieux les bandits appelés par lui dans Sparte ne voulurent pas de la paix. Ils craignaient, non sans raison, d’avoir à rendre gorge après la victoire des Romains. Trompés par les mensonges obligés du traité de paix, par le faux bruit de l’arrivée des Étoliens et des Asiatiques, ils en appelèrent encore aux armes ; et la bataille s’engagea sous les murs mêmes de Sparte. Bientôt l’assaut fut donné ; et les Romains enlevèrent la place. Mais tout à coup, voilà que l’incendie se déclarant dans toutes les rues, les força à reculer !... Enfin, la résistance cessa.

On laissa à Sparte son indépendance. Elle ne fut contrainte ni à recevoir les émigrés, ni à entrer dans la ligue d’Achaïe. La constitution monarchique de l’État fut respectée, et Nabis lui-même maintenu. Mais il lui fallut remettre toutes ses possessions du dehors, Argos, Messine, les villes crétoises et toute la côte ; s’engager à ne plus contracter d’alliances hors de la Grèce ; à ne plus faire la guerre ; à n’avoir plus de flotte (on lui laissa deux canots non pontés) ; à restituer enfin toutes ses prises, puis à donner aux Romains des otages et à leur payer contribution. Les émigrés reçurent les villes de la côte de Laconie, et prenant le nom Laconiens libres par opposition aux Spartiates régis en monarchie, ils allèrent prendre place dans la confédération d’Achaïe. Leurs biens ne leur furent point rendus : les terres à eux assignées leur tinrent lieu d’indemnité. Seulement, on stipula que leurs femmes et leurs enfants, jusque-là retenus dans Sparte, auraient la faculté de les aller rejoindre. A tous ces arrangements, les Achéens gagnaient Argos et les Laconiens libres. Ils trouvèrent cependant que ce n’était point assez, et auraient voulu encore l’expulsion de l’odieux et redoutable Nabis, la réintégration pure et simple des émigrés, et l’incorporation de tout le Péloponnèse à la ligue. Mais tout  homme impartial reconnaîtra qu’au milieu de tant de difficultés, que dans ce conflit des prétentions les plus exagérées et les plus injustes, Flamininus avait agi en homme juste et modéré, autant qu’il était possible de le faire. Alors qu’il y avait entre Spartiates et Achéens une haine ancienne et profonde, forcer Sparte à entrer dans la confédération, c’était l’assujettir à ses ennemis : l’équité et la prudence s’y opposaient également. Le rappel des émigrés, la restauration d’un régime depuis vingt ans aboli, n’eussent fait que remplacer une terreur par une autre : le moyen terme adopté, par Flamininus, par cela même qu’il ne donnait satisfaction à aucun des deux partis extrêmes, était aussi le meilleur. Enfin, on pourvoyait à l’essentiel en mettant fin aux brigandages des Spartiates sur terre et sur mer. Que si le gouvernement actuel tournait mal, il n’était plus incommode qu’aux siens, après tout. Et puis, n’est-il pas possible que Flamininus, qui connaissait bien Nabis, et savait mieux que personne combien son renversement eût été chose désirable, se soit néanmoins abstenu de le détruire, pressé qu’il était d’en finir au plus vite avec les affaires de Grèce, et craignant d’aller compromettre la gloire et l’influence des succès acquis dans les complications à perte de vue d’une révolution nouvelle ? N’était-il pas de l’intérêt de Rome de maintenir dans l’État spartiate un contrepoids considérable à la prépondérance de l’Achaïe dans le Péloponnèse ? Quoique, à dire le vrai, de ces considérations, la première n’aurait en trait qu’à un détail tout accessoire ; et pour ce qui est de Rome, je ne suppose pas qu’elle descendît alors jusqu’à craindre les Achéens.

Extérieurement, à tout le moins, la paix était constituée entre les petits États de la Grèce. Mais l’arbitrage de Rome s’étendit aussi aux affaires intérieures des cités. Même après l’expulsion de Philippe, les Bœotiens continuèrent de faire parade de leurs sentiments macédoniens. Flamininus, à leur demande, avait autorisé ceux de leurs compatriotes jadis attachés au service du roi à rentrer dans leur patrie. Mais eux aussitôt, d’élire pour président de leur confédération Brachyllas, le plus entêté des fauteurs de la Macédoine, et d’indisposer le général romain  de cent façons. Il se montra d’abord patient outre mesure : les Bœotiens de la faction romaine, effrayés du sort qui les attendait, une fois Flamininus parti, complotèrent la mort de Brachyllas. Flamininus, dont ils crurent devoir prendre d’abord l’attache, ne leur répondit ni oui ni non. Brachyllas fut assassiné. Alors le peuple, non content de poursuivre les assassins, guetta au passage les soldats romains qui traversaient la campagne : plus de 500 périrent. Pour le coup, il fallait agir : Flamininus les condamna à payer un talent par chaque tête de victime. Comme ils ne s’exécutaient point, il ramassa en hâte les troupes qu’il avait sous la main, et mit le siège devant Coronée (558 [196 av. J.-C.]). Les Bœotiens se font de nouveau suppliants ; et les Achéens et les Athéniens intercédant pour les coupables, le Romain leur pardonne moyennant une amende des plus modérées. Le parti macédonien n’en resta pas moins dans cette petite contrée à la tête des affaires, et les Romains, avec la longanimité des forts, les laissèrent impunément s’agiter dans leur opposition puérile. — Dans le reste de la Grèce, Flamininus apporte la même modération et la même douceur dans le règlement des affaires intérieures. Il lui suffit notamment, au sein des cités qu’il a proclamées libres, de faire arriver au pouvoir les notables et les riches qui appartiennent à la faction anti-macédonienne. Il intéresse les communautés au succès de la prépondérance romaine, en attribuant au domaine public dans chaque cité tout ce que la guerre y avait donné à Rome.

Enfin, au printemps de 560 [-194], sa tâche était achevée. Il réunit à Corinthe, pour la dernière fois, les députés de toutes les villes de la Grèce, les exhorte à user modérément et sagement de la liberté qui leur a été rendue, et réclame, pour unique récompense des bienfaits de Rome, la remise, dans les trente jours, des captifs italiens vendus en Grèce durant les guerres d’Hannibal. Puis il évacue les dernières places qui ont encore garnison romaine, Démétriade, Chalcis avec les moindres forts qui en dépendaient dans l’île d’Eubée, et l’Acrocorinthe ; et donnant par les faits un démenti aux Étoliens, selon lesquels les Romains s’étaient substitués à Philippe comme geôliers de la Grèce, il se rembarque avec toutes les troupes italiennes et les prisonniers restitués, et rentre enfin dans sa patrie.

A moins de mauvaise foi coupable, ou de sentimentalité ridicule, il convient de le reconnaître, les Romains, en proclamant la liberté des Grecs, y allaient de franc jeu. Mais quoi ! De leur plan grandiose il n’est sorti qu’un édifice pitoyable ! La faute n’en est point à eux. Elle est toute dans l’irrémédiable dissolution morale et politique de la nation hellène. Certes, ce n’était pas peu de chose que cet appel à la liberté parti d’une bouche puissante, que le bras de Rome planant sur cette terre où elle cherchait sa patrie d’origine, et le sanctuaire de son plus haut idéal ! Ce n’était pas peu de chose que d’avoir délivré toutes les cités grecques du tribut étranger, que de les avoir rendues à l’indépendance absolue de leur gouvernement national ! Il faut plaindre ceux qui n’ont vu là qu’un étroit calcul de la politique. Oui, les calculs de la politique rendaient possible pour Rome l’affranchissement de la Grèce mais pour aller du possible à la réalité, il fallut chez les Romains, et avant tout chez Flamininus, l’impulsion irrésistible d’une ardente sympathie pour le monde hellénique. Qu’on leur reproche à tous, si l’on veut, et à Flamininus le premier, lui qui, dans cette circonstance, ne voulait pas tenir compte des justes inquiétudes du Sénat, de s’être laissés aveugler par l’éclat magique de ce nom de la Grèce ! Ils s’abusèrent sur sa décadence sociale et politique, ils eurent tort, peut-être, de donner tout à coup libre champ à ces républiques, incapables de concilier et de dominer tous les éléments antipathiques qui s’agitaient dans leur sein, incapables de conquérir le calme et la paix ! Dans l’état des choses, la nécessité roulait plutôt qu’il fût mis fin une bonne fois à cette liberté misérable et dégradante ; et que la domination durable de la République amenée par les événements jusque sur le sol de la Grèce s’imposât à elle aussitôt. Avec tous les tempéraments d’une humanité affectée, la politique de sentiment faisait bien plus de mal aux Hellènes que la pire des occupations territoriales. Voyez l’exemple de la Bœotie ! Là Rome dut, sinon provoquer, du moins tolérer l’assassinat ; et pourquoi ? Parce qu’il était décidé que les légions se rembarqueraient quand même, et qu’il n’était dès lors pas possible d’interdire à la faction romaine de se défendre par les armes usitées dans le pays.

Rome paya cher bientôt les demi-mesures de sa politique. Sans cette erreur généreuse de l’affranchissement de la Grèce, elle n’eût point eu sur les bras dès le lendemain la guerre contre Antiochus : de même, cette guerre eût été sans  dangers, sans la faute militaire également commise du retrait des garnisons romaines de toutes les principales forteresses qui commandaient la frontière d’Europe sur ce point. Aspirations déréglées vers la liberté ou générosité maladroite, peu importe ! Derrière toute faute, l’histoire nous montre l’infaillible Némésis !

 

 

 



[1] Orchomène, en Bœotie ; Hérée, en Acadie, sur l’Alphée ; la Triphylie, dans l’Élide, au sud.

[2] Débris des bandes qui avaient naguère, envahi la Grèce : les Tolistoboïes et les Tectosages étaient des Belges, frères des Volces Tectosages de Tolosa (Toulouse). — V. Amédée Thierry, hist. des Gaulois, part. 1, ch. V.

[3] Mercenaire Tarentin devenu Tyran de Sparte vers 210 [544 av. J.-C.] : vaincu et tué à Mantinée par Philopémen.

[4] Soutenu avec succès contre Démétrius Poliorcète, qui ne put réduire la place.

[5] Cius ou Cionte, ville de Bithynie, sur la Propontide, aujourd’hui Chio.

[6] Dans la Roumélie, N.-O.

[7] Skiatho et Chilidromi, au N.-E. de l’Eubée.

[8] Les défilés de Kara Kaia, à l’est d’Orsevo et de Bitolia.

[9] Il existe encore une statère d’or portant la tète de Flamininus et l’inscription T. Quincti (us). Elle a été frappée sans nul doute au cours de l’administration du libérateur de la Grèce, l’emploi de la langue latine était ici une fine et caractéristique flatterie.