L’œuvre commencée par Alexandre le Grand, un siècle avant
que les Romains ne vinssent mettre le pied sur le territoire qu’il appelait son
royaume, cette oeuvre, avec le cours des années, s’était transformée et
agrandie, ses successeurs ayant poursuivi la réalisation de sa grande pensée,
la conversion de l’Orient à l’hellénisme. Un vaste système d’États
gréco-asiatiques était sorti de là. L’invincible génie des Grecs, avec cet
amour des voyages et de l’émigration qui jadis avait poussé leurs trafiquants
jusqu’à Massalie et Cyrène, jusque sur le Nil et dans la mer
Noire, avait su garder les conquêtes du héros. La civilisation hellénique
s’était partout paisiblement assise, sous la protection des sarisses
macédoniennes, dans l’ancien royaume des Achéménides. Les généraux qui
héritèrent de l’empire d’Alexandre s’arrangèrent entre eux, et se firent peu
à peu équilibre, équilibre souvent dérangé, mais dont la régularité même se
manifeste dans ses vicissitudes. Trois puissances de premier ordre s’étaient
formées, la Macédoine,
l’Asie et l’Égypte. La
Macédoine, sous Philippe V, monté en 534 [220 av. J.-C.]
sur le trône, ne différait guère de ce qu’elle avait été sous le second
Philippe, père d’Alexandre. Elle constituait le même état militaire compact,
arrondi, avec des finances solides et régulières. Sa frontière du nord
s’était refaite après le flot passé de l’inondation gauloise : et en temps ordinaire,
il suffisait de quelques postes pour contenir de ce côté les barbares
d’Illyrie. Au sud, toute la
Grèce n’était pas seulement dans sa dépendance : une grande
partie même était complètement sujette, et avait reçu garnison macédonienne.
Ainsi en était-il de la
Thessalie tout entière, de l’Olympe jusqu’au Sperchius
et à la presqu’île de Magnésie ; de la grande et importante île
d’Eubée, de la Locride,
de la Doride
et de la Phocide ;
enfin dans l’Attique et le Péloponnèse, d’un grand nombre de
localités, comme Sunium et son promontoire, Corinthe, Orchomène,
Héraea, et la Triphylie[1]. Les places
fortifiées de Démétriade dans la Magnésie, de Chalcis d’Eubée, et de
Corinthe surtout, étaient appelées les trois
chaînes de la Grèce !
Mais la force de la
Macédoine résidait dans la Macédoine même et dans
le peuple macédonien. Si la population y était très peu dense eu égard à la
superficie du sol ; si l’on n’y pouvait guère lever de soldats qu’en
nombre égal à peine au contingent des deux légions de l’armée consulaire
normale ; s’il convient enfin de reconnaître que le pays ne s’était pas
pleinement remis encore des rides causés par les expéditions d’Alexandre et
par l’invasion gauloise, ces désavantages trouvaient ailleurs leur ample compensation.
Dans la Grèce
propre, les nationalités avaient perdu leur force morale et leur nerf
politique. Là plus de peuple, à vrai dire plus de vie méritant la peine de
vivre. Parmi les meilleurs, l’un s’adonnait à l’ivrognerie, l’autre aux jeux
de l’escrime; un troisième usait les heures et l’huile de sa lampe à de
frivoles études. Pendant ce temps, en Orient, à Alexandrie, perdus en petit
nombre au milieu des masses indigènes, quelques grecs semaient pêle-mêle
autour d’eux, avec d’autres éléments meilleurs, leur idiome, leur agile
faconde, et leur fausse science avec leur science vraie. Mais à peine
pouvaient-ils fournir en nombre suffisant les officiers d’armée, les hommes
politiques et les maîtres d’école qui leur étaient demandés. Ils étaient trop
peu nombreux pour constituer, dans ces pays nouveaux une classe moyenne de
pur sang hellénique. Dans la
Grèce septentrionale, au contraire, la Macédoine offrait
encore un solide noyau national, issu de la race qui jadis avait combattu à
Marathon. Aussi voyez avec quelle superbe confiance les Étoliens, les
Acarnaniens, les Macédoniens s’avancent partout dans les pays d’Orient. Ils
se donnent comme gens de meilleure souche et passent pour tels ! Ils
jouent le principal rôle dans les cours d’Antioche et d’Alexandrie. Est-il
besoin de citer cet habitant d’Alexandrie qui, revenant dans sa ville natale,
après avoir fait un long séjour en Macédoine où il avait pris les mœurs et le
costume du lieu, se croyait devenu un autre homme, et ne voyait plus dans les
Alexandrins que des esclaves ? La vigueur et l’habileté, le sens
national toujours vivace avaient fait du royaume macédonien le plus puissant
et le mieux ordonné des États du nord de la Grèce. L’absolutisme
s’y était établi, il est vrai, sur les ruines des anciennes institutions de
représentation aristocratique. Toutefois, jamais ni le maître, ni les sujets
ne s’y virent dans la condition respective qui leur était alors faite en Asie
et en Égypte. Les Macédoniens se sentaient, par comparaison, indépendants et
libres. Brave, ardent contre l’ennemi national quel qu’il soit : inébranlable
dans sa fidélité à la patrie et à la race de ses rois ; luttant jusqu’au
bout contre les malheurs publics, d’où qu’ils viennent, ce peuple, de tous
ceux de l’ancienne histoire, est celui qui se rapproche le plus des
Romains. Au lendemain de l’invasion
gauloise sa régénération tient du prodige et lui fait honneur, à lui comme à
ceux qui le gouvernaient.
La seconde des grandes puissances, le royaume d’Asie,
n’était autre que la Perse
ancienne, transformée à la surface et hellénisée. Le nouveau Roi des rois, — car il prenait ce titre pompeux
si mal justifié par sa faiblesse, — se prétendait le souverain des contrées
qui vont de Hellespont au Pendjab. Comme du temps de l’ancien monarque
de Perse, ses États n’avaient point d’organisation solide, et n’offraient aux
yeux qu’un faisceau sans lien de provinces plus ou moins dépendantes, de
satrapies insoumises, et de villes grecques à demi libres. L’Asie-Mineure,
par exemple, appartenait nominalement au royaume des Séleucides ; et
néanmoins toute la côte du nord et la majeure partie de l’intérieur étaient
occupées par des dynastes locaux, ou par des bandes de Celtes envahisseurs. A
l’ouest, une autre région appartenait aux rois de Pergame : les îles
et les places maritimes étaient ou libres ou possédées par l’Égyptien : il
n’y restait plus guère, en réalité, appartenant au Grand-Roi d’Asie, que la Cilicie
intérieure, la Phrygie
et la Lydie,
avec le titre d’un droit nominal et inefficace sur les autres villes ou
princes : sa suprématie ressemblant de tous points à celle de l’ancien
empereur d’Allemagne au delà des domaines immédiats de sa maison. Le royaume
d’Asie usait ses forces dans de vaines tentatives pour chasser les Égyptiens
de leurs possessions sur les côtes ; dans ses débats de frontière avec
les peuples orientaux, avec les Parthes et les Bactriens ; dans ses
luttes continuelles avec les Gaulois établis dans l’Asie-Mineure au grand
dommage du pays, et avec les satrapes de l’Est, ou encore avec les Grecs de
l’Asie-Mineure, tous les jours à l’état d’insurrection ; et enfin dans
des querelles de famille et dans des guerres continuelles contre les
prétendants au trône. Aucun des royaumes fondés par les Diadoques
n’échappait d’ailleurs à ce dernier fléau, ni aux autres maux qu’entraîne
avec elle la monarchie absolue et dégénérée. Mais nulle part ces maux
n’étaient funestes autant qu’en Asie : là, tôt ou tard, les provinces, sans
lien entre elles, étaient entraînées à une séparation inévitable.
Toute autre était l’Égypte, dans son unité puissante, La
politique intelligente des premiers Lagides
avait su mettre à profit les antiques traditions nationales et religieuses,
et instituer un gouvernement absolu, concentré : là, même en face des abus
administratifs les plus criants, les idées d’émancipation ou de séparation
n’auraient ni pu naître, ni pu se produire. Bien étrangère à ce royalisme
national, fondement et expression politique du sentiment populaire en
Macédoine, la nation égyptienne restait purement passive. La capitale y était
tout : or la capitale dépendait de la cour et du roi. D’où la conséquence que
si la mollesse et la lâcheté du prince y faisaient plus, de mal qu’en
Macédoine et même en Asie, la machine de l’État y réalisait aussi des prodiges
sous la main active d’un Ptolémée Ier,
et d’un Ptolémée Evergète. L’Égypte
avait encore un avantage sur les deux grands royaumes rivaux : c’est qu’au
lieu de courir après l’ombre, la politique de ses rois s’était proposé un but
clair et prochain. La Macédoine,
patrie du grand Alexandre ; l’Asie, continent qu’il avait donné pour assiette
à son trône, ne cessaient pas de se croire les héritières immédiates de la
monarchie alexandrine ; tout haut ou tout bas, elles prétendaient, sinon à la
reconstituer, du moins, à la représenter. Les Lagides, au contraire,
n’aspiraient en aucune façon à la monarchie universelle : jamais ils
n’avaient songé à la conquête de l’Inde ; mais ils n’en attirèrent pas moins
des ports de Phénicie dans celui d’Alexandrie tout le commerce d’entre l’Inde
et la Méditerranée
; et faisant de l’Égypte la première puissance marchande et maritime de
l’époque, ils dominaient dans toute la Méditerranée
orientale, sur les côtes et dans les îles. Un jour Ptolémée III Évergète rendit spontanément à Séleucus Callinicus toutes ses conquêtes, jusqu’au port d’Antioche.
Grâce à cette habileté pratique, et aux avantages de sa situation naturelle,
l’Égypte était redoutable aux deux autres États continentaux, aussi bien dans
l’attaque que dans la défense. Tandis que, son adversaire, même victorieux,
ne pouvait pas la menacer sérieusement dans son existence, inaccessible
qu’elle était aux armées ennemies, elle avait pris la mer, s’était établie
dans Cyrène, à Chypre, dans les Cyclades, sur les côtes
phénico syriennes, sur toute la côte méridionale et occidentale de
l’Asie-Mineure, et en Europe, jusque dans la Chersonèse
de Thrace. Le cabinet d’Alexandrie avait aussi sur ses adversaires la
supériorité de l’argent. Il exploitait la vallée du Nil avec un succès inouï
: les caisses publiques regorgeaient. La science des financiers d’État, qui
ne voient que leur but, et marchent sans jamais dévier, y avait donné
d’ailleurs un habile et grand essor aux intérêts matériels. Enfin les
Lagides, avec leur munificence sagement calculée, entraient spontanément dans
les tendances du siècle ; ils poussaient leur royaume dans toutes les voies
où peuvent s’agrandir le pouvoir et le savoir de l’homme, enfermant
d’ailleurs toutes les études dans les limites de leur absolutisme monarchique,
et entremêlant habilement les intérêts de la science avec ceux de leur
empire. L’État tout le premier y gagna. Les constructions navales et
mécaniques profitèrent grandement des découvertes des mathématiciens
d’Alexandrie. La puissance intellectuelle des lettres et des sciences, le
seul et le plus fort levier qui restât encore dans les mains de la Grèce, après le
démembrement de son empire politique, cette puissance, pour autant qu’elle
sait se faire à la servitude, se courbait docile devant le souverain
d’Alexandrie. Si l’empire du grand conquérant macédonien lui avait survécu,
certes l’art et le savoir des Grecs auraient trouvé en Égypte un champ
immense et digne d’eux ! Malheureusement la grande nation n’était plus
qu’une ruine. Toutefois, une sorte de cosmopolitisme érudit prospérait encore
au milieu d’elle ; et bientôt il trouva son pôle magnétique dans
Alexandrie. Là étaient mises à sa disposition des ressources, des collections
inépuisables ; là es rois écrivaient des tragédies dont leurs ministres
écrivaient les commentaires ; là florissaient les académies et les
pensions données aux académiciens.
De tout ce qui précède ressort la situation respective des
trois grands États orientaux. La puissance maritime, maîtresse des côtés et
de la Méditerranée,
après le premier grand résultat obtenu, à savoir, la séparation politique du
continent européen et du continent d’Asie, était conduite à poursuivre son
œuvre dans l’affaiblissement des deux autres puissances rivales, et à donner
sa protection intéressée à tous les petits États. Pendant ce temps la Macédoine et l’Asie,
sans cesser de se jalouser entre elles, voyaient dans le royaume d’Égypte un
commun adversaire contre lequel elles s’alliaient, ou contre lequel, du
moins, elles avaient à se tenir constamment unies.
Quant aux États de second ordre, certains d’entre eux
eurent aussi leur influence médiate dans les événements sortis des contacts
de l’Orient avec l’Occident. Tels étaient les petits royaumes s’étageant de
l’extrémité méridionale de la mer Caspienne à l’Hellespont, et qui,
s’avançant vers l’intérieur, occupaient toute la partie septentrionale de
l’Asie-Mineure : l’Atropatène (aujourd’hui
l’Azerbaïdjan, au sud-ouest de la Caspienne) ; l’Arménie, la Cappadoce (dans l’intérieur), le Pont sur la rive
sud-est, la Bithynie
sur la rive sud-ouest de la mer Noire ; tous débris détachés du grand
empire de Darius, tous gouvernés par des dynastes orientaux, la plupart
d’origine persane ; ainsi qu’il en était dans l’Atropatène, par exemple, dans
cet asile de l’antique nationalité des Perses, où le flot tumultueux de
l’expédition d’Alexandre avait passé sans laisser de traces ; tous enfin,
subissant à la surface, et pour un moment, la suprématie de la dynastie
grecque qui avait pris, ou croyait occuper en Asie la place des Grands-Rois.
La Galatie,
au centre de l’Asie-Mineure, pesait davantage dans les destinées communes
de l’Orient. Au centre du massif qui
touchait à la Bithynie,
à la Paphlagonie,
à la Cappadoce
et à la Phrygie,
cet État avait eu pour fondateurs trois peuples celtiques, les Tolistoboïes,
les Tectosages et les Trocmes[2], qui s’étant
établis dans la contrée, y avaient apporté leur langue et leurs coutumes, et
y continuaient leur vie d’aventuriers pillards. Leurs douze tétrarques,
préposés à chacun des quatre cantons des trois tribus, assistés du conseil
des Trois cents, y constituaient le pouvoir suprême, et tenaient l’assemblée
sur le lieu sacré (Drunemetum), rendant la justice, et
prononçant les sentences capitales. L’institution cantonale des Gaulois était
chose insolite aux yeux des Asiatiques ; mais ils ne s’étonnaient pas
moins de la fougue téméraire de ces intrus venus du nord ; de leurs habitudes
de soldats de fortune, mettant leur épée au service de leurs voisins moins
belliqueux, quelle que fût d’ailleurs la guerre à entreprendre, ou se
précipitant, pour les piller ou les ravager, sur tous les pays d’alentour.
Ces irrésistibles barbares étaient la terreur des peuples dégénérés de
l’Asie ; et le Grand-Roi lui-même, après avoir eu ses armées maintes
fois battues, après qu’Antiochus Ier Sôter eut perdu la vie dans un
combat livré contre eux (493 [261 av. J.-C.]), avait fini par s’engager à leur payer
tribut.
Seul, un riche citoyen de Pergame, Attale, leur
avait tenu tête, et les avait refoulés : sa patrie reconnaissante lui décerna
le titre de roi, pour lui et les siens après lui. La nouvelle cour de Pergame
était, en petit, l’image de la cour d’Alexandrie : mêmes soins donnés aux
intérêts matériels, aux arts, à la littérature ; même gouvernement de
cabinet sagace et prévoyant ; mêmes tendances à aider à
l’affaiblissement des deux autres puissances continentales. Les Attalides
tentèrent de fonder une Grèce indépendante dans l’Asie-Mineure occidentale. Possesseurs
d’un trésor toujours plein, ils s’en servirent à leur avantage, tantôt
prêtant aux rois syriens de grosses sommes, dont le remboursement figurera
plus tard dans les stipulations du traité de paix avec Rome, tantôt achetant
des accroissements de territoire. C’est ainsi que les Romains et les
Étoliens, ligués naguère contre Philippe et ses alliés, ayant enlevé Égine
aux Achéens, les Étoliens, à qui elle appartenait comme part réglée du butin
commun, la vendirent à Attale, au prix de 30 talents (51.000 thalers ou 191.250 fr.). Quoi qu’il en soit, et en dépit
du luxe de la cour et du titre donné à son chef, le royaume de Pergame ne
cesse pas d’être une sorte de république, se gérant au dedans et au dehors à
la façon des cités libres. Attale, le Laurent de Médicis de
l’antiquité, ne fut jamais qu’un citadin opulent, menant la vie intime de la
famille, lui et les siens. La concorde et la paix demeurèrent jusqu’au bout
dans la maison royale : contraste louable à côté des souillures des dynasties
plus nobles assises sur les trônes voisins.
Dans la
Grèce européenne, si l’on retranche les possessions
romaines de la côte occidentale, où résidaient des gouverneurs spéciaux, du
moins dans les localités les plus importantes, comme à Corcyre ; si, l’on
retranche les provinces sous l’autorité immédiate de la Macédoine, on ne
trouve plus de peuples ayant encore leur existence propre et leur politique,
sauf les Épirotes, les Acarnaniens et les Étoliens au
nord ; les Bœotiens et les Athéniens au centre ; les Achéens,
les Lacédémoniens, les Messéniens et les Éléens dans le
Péloponnèse. Les républiques des Épirotes, des Acarnaniens et des Bœotiens se
rattachaient par toutes sortes de liens à la Macédoine ; les
Acarnaniens surtout, que sa protection seule pouvait couvrir contre la menace
et les armes des Étoliens leurs oppresseurs. Nul de ces trois peuples n’avait
d’ailleurs d’importance. Au dedans, les conditions variaient. Chez les
Bœotiens par exemple, ceux-ci, il est vrai, les plus mal en point, il était
passé en usage à défaut d’héritiers en ligne directe, de léguer sa fortune à
des associations de taverne, et depuis plusieurs dizaines d’années les
candidats aux charges publiques n’obtenaient les votes qu’à la condition sine
qua non de s’engager à refuser au créancier, au créancier étranger
surtout, l’action en justice contre le débiteur.
Les Athéniens avaient d’ordinaire l’appui du cabinet
d’Alexandrie contre la
Macédoine : ils étaient en intime alliance avec les
Étoliens. Mais, en même temps, leur puissance avait disparu ; et n’eut été le
nimbe glorieux des arts et de la poésie des anciens jours, leur ville, triste
héritière d’un illustre passé, serait descendue au rang des petites cités,
ses égales.
Plus viriles étaient les forces de la ligue étolienne. Là
subsistait encore intacte l’antique vigueur de la Grèce ; mais là aussi
l’indiscipline sauvage, l’impraticabilité d’un gouvernement régulier
trahissaient la dégénérescence. C’était une maxime de droit public, que
l’Étolien pouvait vendre ses services contre toute autre puissance, fut-elle
alliée à l’Étolie. Un jour les Grecs ayant instamment demandé qu’il fut mis
un terme à l’abus, la diète répondit qu’on arracherait l’Étolie de l’Étolie,
plutôt que de supprimer une telle loi. Ce peuple eut pu être grandement utile
au reste de la Grèce,
s’il ne lui avait fait plus de mal encore, avec son brigandage organisé, ses
hostilités irréconciliables contre la confédération achéenne, et sa
malheureuse opposition contre le grand État macédonien.
Dans le Péloponnèse, l’Achaïe, combinant ensemble les
éléments meilleurs de la Grèce
propre, avait fondé une fédération, imposante par l’honnêteté, le sens
national, et les institutions d’une paix armée pour la guerre.
Malheureusement, en dépit des accroissements qu’elle avait pris au dehors,
elle se flétrissait au moment le plus florissant : ses ressources défensives
avaient péri. Conduite à mal par l’égoïsme et la triste diplomatie d’Aratus,
elle s’était jetée dans les démêlés les plus funestes avec les Spartiates.
Faute plus grande ! Aratus avait appelé l’intervention de la Macédoine dans le
Péloponnèse, et par là, complètement abaissé sa patrie devant la suprématie
étrangère. Aujourd’hui les principales places du pays recevaient garnison
macédonienne, et chaque année le serment de fidélité, était prêté à Philippe.
Quant aux petits États du Péloponnèse, Élis, Messène, Sparte,
leur vieille haine contre l’Achaïe, accrue tous les jours par des querelles
de frontières, faisait toute leur politique. Ils tenaient pour les
Étoliens ; et les Achéens marchant avec Philippe, ils prenaient parti
contre la Macédoine.
Seul, le royaume militaire des Spartiates avait conservé
quelque prestige. Machanidas[3] mort, un certain Nabis
avait pris sa place. Celui-ci, s’appuyant effrontément sur les mercenaires
qui cherchaient partout aventure, leur donna les champs, les maisons, et
jusqu’aux femmes et aux enfants des citoyens. Il entretint aussi d’étroites
relations avec l’île de Crète, alors le grand repaire des corsaires et des
soudards. Il y possédait quelques villes, et y organisa même une association
en compte à demi pour l’exercice de la piraterie. Ses brigandages à terre,
ses corsaires guettant à l’ancre au promontoire Malée, avaient répandu
au loin la terreur de son nom : il était haï en même temps que tenu pour
cruel et vil. Néanmoins il avait su étendre son territoire, et dans l’année
de la bataille de Zama, il s’était emparé de Messène.
Mais parmi tous les États intermédiaires, la situation la plus
indépendante était encore celle des villes grecques marchandes, échelonnées
sur les rivages de la Propontide,
le long de la côte d’Asie-Mineure, ou éparses dans les îles de la mer Égée.
Ces libres cités sont le point lumineux dans les ténèbres confuses du système
hellénique, dans ces temps. Il en était trois surtout qui, depuis la mort
d’Alexandre, avaient conquis les franchises les plus complètes, et que leur
activité commerciale faisait politiquement et territorialement
considérables : Byzance, la reine du Bosphore, riche et
puissante, par les produits du péage du détroit, et le commerce des blés dans
la mer Noire ; Cyzique, sur la Propontide
asiatique, fille et héritière de Milet, vivant en rapports étroits avec la
cour de Pergame ; enfin et avant elles, Rhodes. Les Rhodiens,
Alexandre mort, avaient aussitôt chassé leur garnison macédonienne. Mettant à
profit les avantages maritimes et commerciaux de leur position géographique,
ils s’étaient faits les intermédiaires de tout le mouvement de la Méditerranée
orientale. Leur flotte excellente, leur courage mis glorieusement à l’épreuve
lors du siège fameux de 450[4] [304 av. J.-C.],
dans ce siècle de luttes continuelles et universelles, leur fournissaient les
moyens d’une politique, de neutralité commerciale, prévoyante et énergique.
Ils l’assuraient, quand il le fallait, par les armes. Témoin leur guerre avec
les Byzantins qu’ils avaient forcés à laisser le Bosphore ouvert à leurs
vaisseaux. Ils n’avaient pas davantage permis aux dynastes de Pergame de leur
fermer la mer Noire. D’ailleurs, ennemis de toute expédition tentée sur
terre, ils avaient acquis pourtant des possessions importantes sur la côte de
Carie, en face de leur île : en cas de besoin ; ils prenaient à loyer
des soldats pour leurs guerres. Partout ils avaient noué des relations
amicales, à Syracuse, en Macédoine, en Syrie, et surtout en Égypte. Ils
étaient en haute estime auprès des grandes cours, tellement qu’ils furent
choisis souvent comme arbitres. Ils avaient continuellement l’œil sur les villes
grecques maritimes, si nombreuses le long des rivages des royaumes de Pont,
de Bithynie et de Pergame, le long des côtes et dans les îles enlevées par
l’Égypte aux Séleucides, comme Sinope, Héraclée, Pontique,
Cius[5], Lampsaque,
Abydos, Mytilène, Chios (aujourd’hui Scio),
Smyrne, Samos, Halicarnasse et tant d’autres encore.
Toutes ces cités étaient libres en réalité ; elles n’avaient affaire à leurs
suzerains que pour en recevoir l’a confirmation de leurs privilèges ou leur payer
parfois un modique tribut : contre les tentatives des dynastes voisins, elles
savaient ou résister en pliant, ou lutter de vive force. Elles pouvaient
compter toujours sur l’aide de Rhodes, qui défendit énergiquement Sinope
contre l’agression d’un Mithridate, du Pont. Au milieu des haines et
des guerres des rois, elles avaient si fortement assis leurs libertés
locales, que quand, un peu plus tard, Antiochus et les Romains en vinrent aux
mains, leurs franchises, à vrai dire, n’étaient plus en jeu, mais bien
seulement la question de savoir si elles auraient à les tenir ou non de la
munificence du roi. — Pour nous résumer, la ligue des villes grecques, dans
ses conditions générales comme aussi dans ses rapports spéciaux avec les
souverains du pays, constituait une véritable hanse avec Rhodes à sa
tête. Rhodes traitait et stipulait pour elle-même, et pour ses associées.
Dans leurs murs, la liberté républicaine avait élu domicile et tenait tête à
l’intérêt monarchique ; et pendant qu’aux alentours sévissait la guerre,
se reposant dans leur calme relatif, elles avaient des citoyens patriotes
savourant le bien-être de la vie des cités maîtresses d’elles-mêmes :
les arts et la science y florissaient enfin, sans avoir à craindre les
entreprises du régime militaire ou la corruption de l’air des cours.
Tel était le tableau qu’offrait l’Orient à l’heure où
tomba la barrière qui le séparait de l’Occident ; à l’heure où les
puissances orientales, Philippe de Macédoine en tête, se virent enveloppées
dans les vicissitudes et les affaires de l’autre partie du monde ancien. Nous
avons raconté ou indiqué ailleurs [ch. III, V et VI] les premiers incidents de cette période
nouvelle : nous avons dit comment la première guerre de Macédoine (540-549 [214-205 av. J.-C.])
avait débuté et fini ; comment Philippe pouvant influer sur l’issue de
la guerre d’Hannibal, n’avait rien ou presque rien fait pour répondre à
l’attente et aux combinaisons du grand Carthaginois. Une fois de plus on
avait eu la preuve que, de tous les jeux de hasard, le plus funeste est le
jeu de l’absolutisme héréditaire. Philippe n’était pas l’homme qu’il eût
fallu à la Macédoine.
Non pourtant qu’il fût sans valeur. Il était roi dans le
meilleur et dans le pire sens du mot. Le trait caractéristique, chez lui,
était le sentiment profond de son autorité royale : il voulait régner seul et
par lui-même. Il était fier de sa pourpre, mais non pas de sa pourpre seule,
et cela avec quelque droit. Joignant la bravoure du soldat au coup d’œil du
capitaine, il avait aussi ses hautes vues sur la conduite des affaires
publiques, dès qu’il y allait de l’honneur de la Macédoine. Intelligent
et spirituel à l’excès, il gagnait ceux qu’il voulait gagner, les plus
instruits et les plus capables tout les premiers, comme Flamininus et Scipion ;
d’ailleurs, bon compagnon à table, et séduisant auprès des femmes, autrement
que par le prestige de son rang. Mais il était aussi l’un des hommes les plus
orgueilleux et les plus criminels de ce siècle éhonté. A l’entendre, et
c’était là un de ses mots favoris, il ne craignait personne que les
dieux ; mais ses divinités, à lui, n’étaient autres que celles-là même à
qui son amiral Dicéarque offrait tous les jours un sacrifice, l’Impiété
(άσέβεια),
et l’Iniquité (παρανομία).
Rien ne lui était sacré, pas même la vie de ceux qui l’avaient conseillé ou
aidé dans l’exécution de ses desseins. Dans sa colère contre les Athéniens ou
Attale, il assouvissait sa fureur jusque, sur les monuments consacrés à des
souvenirs respectables ou sur les plus illustres oeuvres de l’art. Il se
targuait de cette maxime d’État que, qui fait tuer
le père, doit aussi faire tuer le fils. Il se peut qu’il ne trouvât
pas de volupté à être cruel ; tout au moins la vie et la souffrance d’autrui
lui étaient-elles choses absolument indifférentes, et l’inconséquence dans
les mouvements du cœur, seul défaut par où le méchant se rende supportable,
ne pénétrait pas même dans sa rigide et dure nature. Il professait encore que
le roi absolu ne se doit ni à sa parole, ni à la loi morale ; et il fit
si impudemment si crûment parade de ses opinions malsaines, qu’on les tourna
un jour contre lui, et qu’elles devinrent souvent l’obstacle principal à ses
plans. On ne lui refusera ni la prévoyance, ni la décision, mais qui
s’unissaient chez lui avec les hésitations et le laisser-aller :
contradictions explicables, sans doute, quand l’on songe qu’il avait dix-huit
ans à peine à son avènement au trône d’un roi absolu. S’emportant sans frein
contre quiconque osait le contredire ou se mettre par le conseil en travers
de sa voie, il avait, par sa violence, écarté de bonne heure tous les
donneurs d’avis utiles et indépendants. Comment avait-il pu se montrer si
faible et si lâche dans la conduite de sa première guerre contre Rome ?
C’est ce que nous ne saurions dire. Peut-être avait-il alors seulement
l’insouciance superbe qui ne se réveille, et ne fait place à l’activité et à
l’énergie qu’à l’approche du danger ; peut-être encore n’avait-il pas
pris à cœur un plan qu’il n’avait pas conçu lui-même, ou, enfin, avait-il
jalousé la grandeur d’Hannibal, qui le rejetait dans l’ombre ! Ce qu’il
y a de sûr, c’est qu’à le voir agir désormais, il semblera qu’il n’est plus
ce même homme dont la négligence a fait échouer jadis les vastes combinaisons
du général de Carthage.
Philippe, en concluait le traité de 548-549 [206-205 av. J. C.]
avec les Étoliens et les Romains, avait la ferme pensée que la paix serait
durable. Il voulait se consacrer librement et tout entier aux affaires de
l’Orient. Nul doute, pourtant qu’il n’ait vu avec chagrin Carthage sitôt
abaissée. J’admets qu’Hannibal avait de sérieux motifs de croire à
l’explosion prochaine d’une seconde guerre en Macédoine ; j’admets qu’ils
étaient sous main envoyés par Philippe, ces renforts qui vinrent se joindre à
la dernière heure à l’armée carthaginoise. Mais une fois lancé dans les
complications immenses de l’Orient, le secret même de cet appui donné aux
ennemis de Rome, et surtout le silence de celle-ci à l’égard d’une pareille
infraction à la paix, quand pourtant elle est à la recherche d’un cas de guerre,
tout démontre en effet qu’alors (551 [-203]) Philippe ne songeait plus aux
projets qu’il aurait dû mettre à exécution, dix ans avant. Il avait
effectivement tourné ses yeux d’un autre côté. Ptolémée Philopator, roi
d’Égypte, était mort en 549 [-205]. Les rois de Macédoine et d’Asie, Philippe et
Antiochus, s’étaient unis contre son successeur, Ptolémée Epiphanes,
un enfant de cinq ans ; saisissant l’occasion d’assouvir la vieille
haine des deux monarchies continentales contre la puissance maritime, leur
rivale. Ils voulaient abattre et dissoudre le royaume d’Alexandrie :
Antiochus devait prendre l’Égypte et Chypre : Cyrène, l’Ionie et, les
Cyclades étaient le lot réservé à Philippe. La guerre commence à la façon de
ce dernier, qui se rit des procédés du droit des gens ; sans cause
apparente, sans motif donné, comme font les gros
poissons quand ils dévorent les petits. Les deux alliés avaient
bien calculé, Philippe surtout. L’Égypte ayant sur les bras son voisin immédiat
de Syrie, laissait forcément sans défense ses possessions d’Asie-Mineure et
les Cyclades. Philippe se jette sur elles : c’est sa part du butin. Dans
l’année même où Rome fait sa paix avec Carthage (553 [-201]), il
embarque ses troupes sur une flotte que lui ont fournie les cités maritimes
ses sujettes, et qui fait voile vers la côte de Thrace. Lysimachie est
enlevée, malgré sa garnison étolienne; et Périnthe, cliente de
Byzance, est occupée. Du premier coup, Philippe a violé la paix avec cette
dernière ; et quant aux Étoliens signataires aussi d’une paix toute
récente, il a rompu avec eux la bonne entente. Passer en Asie ne lui fut pas
difficile, vu son alliance avec Prusias, roi de Bithynie : pour le
récompenser, il l’aida à annexer à son territoire les villes grecques
marchandes qui le confinaient. Chalcédoine se soumit. Cius résiste,
est prise d’assaut et rasée, ses habitants sont vendus comme esclaves:
barbarie inutile qui mécontente Prusias, désireux de la posséder intacte, et
qui irrite profondément le monde grec. Mais les plus indisposés furent les
Étoliens encore, dont le stratège avait commandé dans la place, et les
Rhodiens dont les tentatives de conciliation avaient été insolemment et
perfidement écartées. Même sans le crime de Cius, l’intérêt de toutes les
villes marchandes était en jeu. Il ne se pouvait faire qu’on laissât la Macédoine conquérante
abolir ou resserrer le commode et nominal empire de l’Égypte. Les républiques
grecques, le libre commerce de l’Orient, étaient incompatibles avec la
domination macédonienne, et le sort fait aux malheureux citoyens de Cius
montrait assez qu’il s’agissait pour les unes et les autres, non pas d’une
question de libertés locales à confirmer par un suzerain,mais d’une question
de vie ou de mort. Déjà Lampsaque venait de tomber : Thasos
avait été traitée comme Cius : il n’y avait plus de temps à perdre. Le brave Théophiliscus,
stratège de Rhodes, exhorta ses concitoyens à une résistance commune dans le
péril commun ; il convenait de ne point laisser les villes devenir la proie
de l’ennemi les unes après Ies autres. Rhodes prit son parti et déclara la
guerre à Philippe. Byzance se joignit à elle : le vieux roi de Pergame,
Attale, l’ennemi politique et personnel du Macédonien en fit autant. Pendant
que les alliés rassemblaient leur flotte sur la côte d’Étolie, Philippe avec
une partie de la sienne fit enlever Chios et Samos. Avec l’autre division il
parut en personne devant Pergame, qu’il investit sans la prendre : mais il ne
put rien faire que parcourir la rase campagne, et que laisser sur les temples
partout dévastés les traces de la valeur macédonienne. Tout à coup, il
revient sur ses pas ; regagne ses vaisseaux, et veut aller rejoindre
l’autre escadre encore devant Samos. A ce moment les flottes coalisées de Rhodes
et de Pergame l’atteignent, et le forcent au combat dans le détroit de Chios.
Ses vaisseaux pontés étaient en moindre nombre ; toutefois leur
infériorité se compensait par la multitude de ses embarcations découvertes.
Ses soldats firent bravement leur devoir ; mais ils furent défaits. 24
vaisseaux, la moitié environ de ses grands navires, coulés ou pris, 6.000
matelots et 3.000 soldat tués, y compris Démocrate, l’amiral ; 2.000
prisonniers laissés aux mains des Grecs, voilà ce que lui coûta la journée.
Les alliés n’avaient perdu que 800 hommes et 6 navires. D’un autre côté, des
deux chefs qui les commandaient, l’un, Attale, coupé de sa flotte, fut forcé
d’aller échouer son vaisseau amiral sur la plage d’Érythrées :
l’autre; Théophiliscus le Rhodien, dont le courage civique avait provoqué la
déclaration de guerre, et dont la bravoure avait décidé du sort de la
journée, mourut le lendemain de ses blessures. Aussi, pendant qu’Attale
allait refaire sa flotte à Pergame, et que les Rhodiens demeuraient devant
Chios ; Philippe s’attribuant faussement la victoire, poussa en avant
vers Samos, pour de là, se jeter sur les villes de Carie. Mais sur la côte
même de Carie, les Rhodiens, seuls et sans le secours d’Attale vinrent livrer
un second combat à sa flotte commandée par Héraclide, dans les parages
de l’île de Ladé et devant le port de Milet. Des deux côtés on
se proclama vainqueur. Les Macédoniens pourtant semblent avoir eu le
dessus ; car, pendant que les Rhodiens se retirent à Mindos, et
de là à Cos, ils occupent Milet, et une autre de leurs escadres, sous
les ordres de l’Étolien Dicéarque prend possession des Cyclades. A la même
heure Philippe poursuit sur la terre ferme de Carie la conquête des
établissements Rhodiens et des villes grecques. S’il était entré dans ses
plans de combattre Ptolémée, au lieu de ne faire que saisir sa part de butin,
il eût alors songé (l’heure était opportune)
à pousser directement une expédition vers l’Égypte. En Carie, d’ailleurs, les
Macédoniens n’avaient pas d’armée devant eux, et Philippe put s’avancer dans
tout le pays de Magnésie jusqu’à Mylasa. Mais chaque ville y
était une forteresse : les siéges traînèrent en longueur, sans donner ni
promettre de grands résultats. Zeuxis, satrape de Lydie, ne prêtait
pas à l’allié du roi de Syrie, son maître, un secours plus actif que Philippe
lui-même n’avait pris à cœur les intérêts de ce dernier ; et les
républiques grecques ne lui fournissaient d’aide que contraintes par la force
ou la peur. Tous les jours les approvisionnements devenaient plus difficiles
: Philippe était obligé de piller le lendemain ceux qui lui avaient la veille
volontairement fourni des vivres : d’autres fois, quoiqu’en eût son orgueil,
il lui fallait descendre à les demander. La belle saison se passa. Les
Rhodiens, pendant ce temps, avaient renforcé leur flotte, réuni à leurs
vaisseaux ceux d’Attale : ils étaient les plus forts sur mer. Déjà le roi
pouvait craindre d’avoir sa retraite coupée, et d’avoir alors à passer
l’hiver en Carie, quand les événements en Macédoine, quand l’intervention
prochaine des Étoliens et des Romains nécessitaient son prompt retour. Il vit
le danger, et laissant garnison, 3.000 hommes en tout, à Myrina, pour
tenir Pergame en échec, et dans les petites villes voisines de Mylasa,
à Iassos, Bargylie, Euromos et Pedasa, s’assurant
ainsi un port excellent et un lieu de débarquement en Carie, il mit à profit
la négligence des confédérés à garder les passages, réussit à gagner la côte
de Thrace avec sa flotte, et rentra dans ses foyers avant l’hiver (553-554 [201-200 av. J.-C.]).
Pendant ce temps, un orage s’était formé dans l’Occident.
Le roi de Macédoine l’avait attiré sur sa tête, et déjà il ne lui était plus
permis de continuer son œuvre de pillage contre l’Égypte, hier encore, sans
défense. Dans l’année même où ils mettaient si heureusement à fin la guerre
contre Carthage, les Romains se tournèrent inquiets du côté de l’Orient, où
ces complications graves avaient surgi. Combien n’a-t-on pas dit et répété
souvent, qu’après la conquête de l’Ouest, ils avaient aussitôt prémédité et
entamé celle de l’Est ? Opinion injuste, et dont un examen attentif
démontre la fausseté ! A moins de s’entêter aveuglément devant
l’évidence, on reconnaîtra qu’à l’heure où nous sommes, Rome ne prétendait
point encore à la suprématie universelle sur les États méditerranéens. Tout
ce qu’elle voulait, c’était de n’avoir pas en Afrique et en Grèce de voisins
qu’elle dut redouter. Or la
Macédoine, par elle-même, n’était pas un danger pour
l’Italie. Sa puissance était considérable sans doute, et ce n’était pas sans
mauvaise humeur que le Sénat avait conclu jadis (en 548-549 [-206/-205]) la
paix qui la laissait intacte : mais de là à des craintes sérieuses il y avait
loin. Pendant la première guerre macédonienne, la République n’avait
envoyé des troupes qu’en petit nombre, et celles-ci pourtant n’avaient jamais
eu en face un ennemi qu’il leur fallût combattre à trop grande inégalité de
forces. L’humiliation de la
Macédoine eût été chose agréable au Sénat ; mais elle
lui aurait coûté trop cher, l’achetant au prix d’une guerre continentale, et
ayant à mettre les armées romaines en ligne : aussi, dés que les Étoliens
s’étaient retirés, il avait aussi consenti à la paix, sur la base du statu quo ante bellum. — C’est aussi
émettre une opinion sans preuve que de soutenir qu’au moment même du traité,
les Romains auraient eu la ferme intention de reprendre les armes à la
première heure favorable. N’est-il point certain, au contraire, que dans
l’épuisement des ressources de l’Italie, au lendemain de la seconde guerre
punique, avec le peuple décidément hostile à toute expédition nouvelle au
delà des mers, recommencer la lutte contre Philippe eût été chose au suprême
degré fâcheuse et incommode ? Et pourtant, la lutte ne put être évitée.
Rome acceptait bien, à titre de voisine, la Macédoine telle
qu’elle était en 549 [205
av. J.-C.] : elle ne pouvait permettre que Philippe s’annexât la
meilleure partie de l’Asie-Mineure grecque, et l’important état de
Cyrène ; qu’il opprimât les villes marchandes neutres, et doublât ainsi
ses forces. En outre, la chute de l’Égypte, l’abaissement et bientôt,
peut-être, la conquête de Rhodes ne pouvaient qu’infliger une blessure
profonde au commerce de l’Italie et de la Sicile. Rome
allait-elle tolérer que le commerce de l’Italie, surtout, tombât dans la
dépendance des deux grandes puissances orientales ? L’honneur ne lui
faisait-il pas un devoir de défendre Attale, son fidèle allié durant la
première guerre macédonienne ? Ne fallait-il pas à tout prix empêcher
Philippe, qui déjà l’avait assiégé dans sa capitale, de le chasser de son
royaume, de lui enlever ses sujets ? Ce n’était point par jactance
ambitieuse et vaine, que l’on parlait du bras protecteur de Rome s’étendant
au-dessus de tous les Hellènes ! Les habitants de Naples, de Rhegium, de
Massalie et d’Empories l’auraient attesté au besoin : sa protection était
sérieuse. Quelle autre nation était alors plus rapprochée qu’elle de la Grèce ? La Macédoine hellénisée,
Rome alors en serait-elle beaucoup plus voisine ? Il serait étrange que
l’on contestât aux Romains sous l’empire de la pitié et des sympathies qu’ils
ressentaient pour la Grèce,
le droit de s’irriter à la nouvelle des crimes de Cius et de Thasos.
Non, tout se réunissait, les intérêts de leur politique et de leur commerce,
et la loi morale, pour les pousser à une guerre nouvelle, l’une des plus
justes, peut-être, qu’ils aient jamais faites. Ajoutons, à l’honneur du
Sénat, qu’il prit sur-le-champ son parti ; qu’il passa aux préparatifs
nécessaires sans plus songer à l’épuisement de la République ; et
à l’impopularité d’une déclaration de guerre. Donc, dès 553 [201 av. J.-C.],
le propréteur Marcus Valerius Lœvinus se montrait dans la mer d’Orient,
avec les 38 navires de la flotte de Sicile. Ce n’était pas que le Sénat ne
fût embarrassé de trouver un casus belli à mettre en avant. Il le lui
fallait pour le peuple, alors même que dans sa profonde politique, et qu’à
l’instar de Philippe, il attachait assez peu d’importance à l’exposé régulier
des motifs de la guerre. L’appui que le roi de Macédoine avait donné aux
Carthaginois constituait certes une violation du traité mais la preuve n’en
était pas faite. Les sujets de Rome en Illyrie, se plaignaient depuis
longtemps d’abus commis par les Macédoniens. En 551 [-203], l’envoyé
de Rome s’était mis à là tête des milices locales, en avait chassé les bandes
de Philippe. Le Sénat avait expédié au roi une ambassade (552 [-202]), chargée
de lui dire que s’il cherchait la guerre, il la
trouverait plus tôt qu’il ne le voudrait peut-être ! Mais ces
quelques empiétements n’étaient rien autre chose que des infractions dont
Philippe était coutumier envers tous ses voisins : procéder à leur encontre
aurait de suite amené la reconnaissance et la réparation du tort, et non la
guerre. — La République
était en termes d’amitié avec tous les autres belligérants en Orient, et à ce
titre elle aurait pu leur prêter appui. Mais si Rhodes et Pergame implorèrent
sans tarder son secours, il faut convenir que dans la forme, l’agression
première venait d’elles et quant à l’Égypte, si ses envoyés vinrent demander
au Sénat de prendre la tutelle de son roi enfant, elle ne se montra point
empressée d’appeler chez elle l’intervention des armes de Rome. Pour conjurer
les dangers du moment, elle eût aussi ouvert les mers de l’Est à la plus
grande puissance Occidentale ! Et puis, c’était en Syrie qu’il aurait
fallu tout d’abord conduire une armée auxiliaire. Du même coup, Rome aurait
eu sur les bras la guerre, et avec l’Asie, et avec la Macédoine. Il
importait de ne pas se jeter dans de tels embarras ; d’autant plus qu’on
était, alors bien décidé à ne pas se mêler des affaires d’Asie. Le Sénat se
contenta donc d’envoyer d’abord des ambassadeurs en Orient. Ils avaient d’une
part, et en ce point leur mission était facile, à obtenir l’assentiment de
l’Égypte à l’intervention de Rome dans les affaires de la Grèce ; de l’autre, à
donner satisfaction à Antiochus par l’abandon de la Syrie tout entière ;
enfin, à hâter autant que possible l’occasion de la rupture avec Philippe, et
en même temps à nouer contre lui la coalition de tous les petits États
gréco-asiatiques (fin de 553 [201 av. J.-C.]). A Alexandrie, l’ambassade réussit de
suite. La cour d’Égypte n’avait pas le choix : elle reçut avec reconnaissance
Marcus Æmilius Lepidus, le tuteur du jeune
roi, envoyé pour prendre en main ses intérêts, en tant qu’il
serait possible, sans intervention directe de la République. Antiochus
ne brisa pas son alliance avec Philippe, et ne donna point les explications
demandées par les Romains : mais, soit fatigue et mollesse, soit qu’il lui
suffit au fond de la promesse de non intervention apportée aussi de Rome, il
se renferma dans l’exécution de ses desseins sur la Syrie, et ne prit plus
aucune part aux événements de l’Asie-Mineure et de la Grèce.
Sur ces entrefaites, le printemps était venu (554 [-200]), et la
guerre avait recommencé. Philippe se jeta tout d’abord sur la Thrace, y prit toutes les
places maritimes : Maronée, Ænos, Elaeos, Sestos
et d’autres encore, voulant garantir ses possessions d’Europe contre une
tentative de débarquement des Romains. Il attaqua ensuite Abydos sur
la côte d’Asie. Cette position était pour lui d’un grand prix. Par Sestos et
Abydos, il avait ses communications assurées avec Antiochus : il ne craignait
plus de se voir barrer le passage par les flottes des alliés, soit qu’il
allât en Asie-Mineure, soit qu’il en revînt. Ceux-ci restaient maîtres de la
mer Égée depuis la retraite de la flotte du roi, qui se contenta de maintenir
de fortes garnisons dans trois des Cyclades, à Andros, à Cythnos
et à Paros, et n’envoya plus en mer que des corsaires. Les Rhodiens
allèrent à Chios, et de là à Ténédos, où vint les rejoindre
Attale, qui avait passé l’hiver devant Égine, s’amusant à écouter les
déclamations des Athéniens. A ce moment, ils auraient pu dégager encore
Abydos, qui se défendait héroïquement. Ils ne bougèrent pas, et la place se
rendit : presque tous les hommes valides s’étaient fait tuer sur les
murailles ; la plupart des autres habitants périrent de leur propre main
après la capitulation. Comme ils s’étaient livrés à merci, le vainqueur leur
avait laissé trois jours pour se donner volontairement la mort. Ce fut dans
son camp, sous Abydos, que Philippe reçut l’ambassade romaine. Sa mission
terminée en Égypte et en Syrie, elle avait visité et travaillé les cités
grecques. Elle venait enfin notifier au roi les demandes du Sénat, et
l’inviter à s’abstenir de toute agression contre les États helléniques ;
à restituer à Ptolémée les possessions qu’il lui avait arrachées, et à
soumettre à un arbitre la question des indemnités dues aux Rhodiens et à
Pergame. Les Romains, en tenant ce langage, croyaient le pousser à une
déclaration de guerre immédiate. Il n’en fit rien ; et l’envoyé de Rome,
Marcus Æmilius ne reçut qu’une fine et malicieuse réponse : à un ambassadeur si bien doué, beau, jeune et Romain, le
roi n’en pouvait vouloir de ses audaces de langage ! — Quoiqu’il
en soit, le casus belli tant souhaité vint d’un autre côté s’offrir.
Dans leur folle et cruelle vanité, les Athéniens avaient envoyé à la mort
deux malheureux Acarnaniens qui, par hasard, s’étaient fourvoyés au milieu de
leurs mystères. Leurs compatriotes, furieux, comme on le conçoit, requirent
Philippe de leur faire rendre satisfaction. Celui-ci, qui ne pouvait refuser
leur juste demande à de fidèles alliés, leur permit de lever des hommes en
Macédoine et de se jeter avec eux et avec leurs propres milices sur
l’Attique, sans autre forme de procès. A vrai dire, ce n’était point encore
la guerre. Aux premières observations menaçantes des envoyés de Rome, qui
justement alors se trouvaient dans Athènes, le chef des Macédoniens
auxiliaires, Nicanor, se mit en retraite avec sa bande (fin de 553 [201 av. J.-C.]).
Mais il était trop tard. Les Athéniens avaient expédié aussi une ambassade à
Rome, se plaignant de l’attentat de Philippe contre un ancien allié de la République. Le
Sénat la reçut de manière à faire comprendre au roi qu’il n’y avait plus à
parlementer. Dès le printemps (554 [-200]), le commandant des troupes
royales en Grèce, Philoclès, a l’ordre de ravager l’Attique et de
serrer de près Athènes. Le Sénat tenait enfin l’occasion officielle qu’il
voulait avoir : au cours de l’été, la motion de la déclaration de guerre
fondée sur l’attaque injuste de Philippe contre une
ville alliée de Rome, est portée devant l’assemblée du peuple. Une
première fois, elle est repoussée presque à l’unanimité des votes. Certains
tribuns, insensés ou traîtres, se plaignaient tout haut des sénateurs qui ne
laissaient aux citoyens ni trêve ni repos. Mais comme la guerre était
nécessaire et, pour ainsi dire, déjà commencée, le Sénat ne dut ni ne voulut
céder. À force de représentations et de concessions, il arracha au peuple son
consentement, concessions d’ailleurs, dont l’effet retomba sur les alliés
italiens. On tira de leurs contingents encore en activité de service, et
cela, contre toutes les règles anciennement pratiquées, vingt mille hommes
environ, répartis alors dans les garnisons de la Gaule cisalpine, de la
basse Italie, de la Sicile
et de la Sardaigne,
donnant en même temps leur congé à tous les citoyens encore dans les rangs
des légions qui avaient combattu Hannibal. Pour la guerre de Macédoine, il ne
fut fait appel qu’aux hommes de bonne volonté, lesquels, par parenthèse, se
trouvèrent plus tard n’être que des volontaires contraints et forcés
et qui, pendant l’arrière-saison de 555 [199 av. J.-C.], s’ameutèrent pour cela
même dans le camp, sous Apollonie. On forma six légions des recrues
nouvelles : deux restèrent à Rome, deux en Étrurie : deux autres
s’embarquèrent à Brindes pour la Macédoine. Le consul Publius Sulpicius Galba
les commandait. — Cette fois encore l’évènement faisait voir qu’au milieu des
immenses et difficiles complications des rapports politiques, résultat
immédiat des victoires de Rome, le peuple souverain, réuni dans ses
assemblées, avec ses décisions à courte vue ou dominées par le hasard, était
désormais hors d’état de suffire à sa tâche. Il ne mettait plus la main à la
machine gouvernementale que pour changer, d’une façon dangereuse, la conduite
des opérations militaires les plus nécessaires ; ou pour infliger, non
moins dangereusement, d’injustes passe-droits aux autres membres de la
fédération latine.
La situation de Philippe devenait fort critique. Les États
d’Orient, qui auraient dû se coaliser avec lui contre Rome, et qui dans
d’autres circonstances n’auraient peut-être pas manqué de le faire, excités
et poussés les uns contre les autres, principalement par sa faute, ne
pouvaient empêcher une invasion romaine, si encore ils ne se laissaient point
aller jusqu’à la provoquer. Philippe avait négligé le roi d’Asie, son allié
naturel et le plus puissant, et qui, d’ailleurs, empêché par sa querelle avec
l’Égypte et par la guerre sévissant en Syrie, ne lui eût point apporté un
actif concours. L’Égypte avait le plus grand intérêt à ne point voir les
flottes de Rome dans les mers de l’Orient, et une ambassade récemment
expédiée à Rome, montrait sans détours que le cabinet d’Alexandrie aurait eu
fort à cœur d’épargner aux Romains la peine d’intervenir en Attique. Mais
d’un autre côté, le traité de partage de l’Égypte, conclu entre l’Asie et la Macédoine, la jetait,
quoiqu’elle en eût, dans les bras de la République, et forçait les Alexandrins à
déclarer qu’en se mêlant des affaires de la Grèce, ils n’entendaient agir que de
l’assentiment formel des Romains. Il en était de même des cités marchandes,
Rhodes, Pergame et Byzance à leur tête : là, le danger était plus
pressant encore. En d’autres temps, ces villes auraient tout fait pour fermer
aux Romains la
Méditerranée orientale : mais, Philippe, par sa politique
d’agrandissement cruelle et dévastatrice, les avait forcées à une lutte
inégale ; et les nécessités de leur salut voulait qu’elles appelassent
dans la querelle le grand et formidable État italien. Dans la Grèce propre, où les
envoyés de Rome travaillaient à l’édification d’une seconde ligue contre
Philippe, ils trouvèrent les matériaux tout préparés par les fautes de
l’ennemi. Dans le parti anti macédonien, Spartiates, Éléens, Athéniens,
Étoliens, peut-être le roi eût-il pu gagner ces derniers ; la paix qu’ils
avaient conclue en 548 [206 av. J.-C.], en dehors de leurs alliés romains, avant
creusé entre eux et Rome comme un fossé profond non encore comblé : mais
sans compter leurs anciens différends avec Philippe, et les rancunes
suscitées par l’enlèvement de leurs villes thessaliennes Echinus, Larisse,
Cémaste et Thèbes de Phtiotide, des attentats nouveaux,
l’expulsion de leurs garnisons de Lysimachie et de Cius, les avaient
exaspérés. Si ce n’avait été leur désaccord avec Rome, ils n’auraient point
un seul instant hésité à se joindre à la ligue. Autre chose grave pour
Philippe : de tous les peuples grecs, jusque-là demeurés fidèles à l’intérêt
macédonien, Epirotes, Acarnaniens, Bœotiens et Achéens, les Acarnaniens et
les Bœotiens furent les seuls qui se rangèrent inébranlablement de son côté.
Les députés de Rome s’abouchèrent, non sans succès, avec les Epirotes ;
et le roi des Athamaniens, Amynandre, fit cause commune avec la République. Chez
les Achéens, Philippe s’était fait de nombreux ennemis par le meurtre
d’Aratus ; l’odieux de ce crime avait fourni à la ligue matière à
s’étendre sans opposition. Sous le commandement de Philopœmen (502-571
[252-183 av.
J.-C.], stratège pour la première fois en 546 [-208]), elle
avait régénéré son état militaire, l’amené chez elle-même la confiance après
d’heureux combats contre Sparte : elle ne marchait plus aveuglément, comme au
temps d’Aratus, dans le sillon de la politique macédonienne.
Seule dans la
Grèce, la confédération achéenne n’avait à attendre, ni
profit, ni pertes, de l’ambition conquérante du roi ; et seule
envisageant l’orage qui menaçait, d’un coup d’œil impartial et avec les
lumières du sens national, elle comprit (ce qui n’était pas difficile à
comprendre) que les Grecs, en allant au devant de la guerre, s’allaient
livrer, à Rome pieds et poings liés. Elle avait donc voulu s’entremettre
entre Philippe et les Rhodiens : malheureusement l’heure était passée.
Le patriotisme national avait mis fin à la dernière guerre sociale, et
principalement contribué à la première lutte entre les Macédoniens et Rome :
mais ce patriotisme s’était éteint déjà, et les tentatives des Achéens
échouèrent. En vain, Philippe parcourut les villes et les îles, cherchant à
soulever la Grèce. La
Némésis le suivait, les noms de Cius et d’Abydos à la bouche. Voyant qu’ils
ne pouvaient ni rien changer à la situation, ni se rendre utiles, les Achéens
restèrent neutres.
A l’automne de l’an 554 [200 av. J.-C.] le consul Publius
Sulpicius Galba débarqua près d’Apollonie, avec ses deux légions, mille
chevaux numides et plusieurs éléphants pris aux Carthaginois. A cette
nouvelle le roi quitta aussitôt l’Hellespont et revint en Thessalie. Mais la
saison déjà avancée et la maladie du général romain, empêchèrent de rien
faire d’important, à terre. Les troupes de la République ne
poussèrent qu’une forte reconnaissance dans le pays voisin, et occupèrent la
colonie macédonienne d’Antipatrie. Cependant, pour l’année d’après,
une attaque combinée fut convenue contre la Macédoine. Les
barbares du nord, Pleuratos, le maître de Scodra, et Bato, prince
des Dardaniens, enchantés de mettre l’occasion à profit, avaient
promis d’y prendre part. Quant à la flotte romaine, qui comptait cent navires
pontés et quatre-vingts navires légers, elle entreprit de plus vastes
opérations. Pendant que le gros des vaisseaux passait l’hiver à Corcyre, une
escadre conduite par Gaius Claudius Cento se rendit au Pirée, pour
dégager les Athéniens. Après avoir mis le pays à l’abri des incursions des
corsaires macédoniens et des coups de main de la garnison de Corinthe, elle reprit
la mer, et se montra tout à coup devant Chalcis d’Eubée, principale place
d’armes de Philippe en Grèce. Là étaient ses magasins, un arsenal, et ses
captifs. Sopater qui commandait la ville ne s’attendait en aucune
façon à l’attaque des Romains. Les murailles furent escaladées sans
résistance, la garnison passée au fil de l’épée, les captifs délivrés, les
approvisionnements livrés aux flammes : malheureusement les Romains
n’avaient point de troupes auxquelles ils pussent laisser la garde de cette
position importance. Philippe, furieux de cet échec, part de Démétriade
(en Thessalie), accourt à Chalcis, et
n’y trouvant plus que les traces de l’incendie laissées par l’ennemi, repart
pour Athènes, qu’il menace de représailles terribles. Il échoue : son assaut
est repoussé, quoiqu’il y paye de sa personne ; et il lui faut battre en
retraite devant Claudius et devant Attale qui s’avancent, l’un du Pirée,
l’autre d’Égine. Il demeure quelque temps encore en Grèce, mais sans avantage
ni politique ni militaire. En vain il tente de pousser les Achéens à prendre
les armes : en vain il essaye de surprendre Eleusis et le Pirée lui-même ;
partout il est repoussé. Dans son irritation facile à concevoir, il s’attaque
à la contrée, qu’il ravage indignement ; et avant de reprendre le chemin du
nord il détruit les arbres des jardins d’Académus. L’hiver se passe. —
Au printemps de 555 [199
av. J.-C.], Galba, actuellement proconsul, quitte ses quartiers,
bien décidé à marcher tout droit avec ses légions, d’Apollonie au cœur de la Macédoine. Pendant
qu’il attaque à l’ouest, des trois autres côtés on se prépare à le seconder.
Au nord, les Dardaniens et les Illyriens se jettent sur la
frontière : à l’est, les flottes combinées des Romains et des Grecs
coalisés se rassemblent devant Égine ; et les Athamaniens s’avancent au
sud, espérant voir aussi se joindre à eux les Étoliens, décidés enfin à
entrer dans la lutte. Après avoir franchi les montagnes au milieu desquelles
l’Apsos (auj. Beratino) se
fraye son cours, et traversé les plaines fertiles des Dassarètes,
Galba arrive au pied de la chaîne qui sépare l’Illyrie et la Macédoine : il la
passe encore et entre dans la
Macédoine propre. Philippe accourait au devant de lui :
mais les deux adversaires s’égarant dans un pays vaste et dépeuplé perdirent
du temps à se chercher, et ne se rencontrèrent que dans la Lyncestide,
fertile mais marécageuse région, non loin de la frontière du nord-ouest. Ils
plantèrent leurs camps à mille pas l’un de l’autre. Philippe, avait rappelé à
lui les corps détachés d’abord vers les passes du nord : il avait vingt mille
fantassins et deux mille cavaliers sous ses ordres. L’armée romaine était à
peu près égale en nombre. Mais les Macédoniens avaient l’avantage, combattant
chez eux, de connaître les routes et les chemins : ils s’approvisionnaient
plus facilement de vivres. Postés qu’ils étaient en vue des Romains, ceux-ci
n’osaient s’aventurer au loin et battre le pays en fourrageurs. A plusieurs
reprises Galba offrit le combat, que le roi s’obstina à refuser. En vain dans
plusieurs escarmouches entre les troupes légères, le proconsul eut le dessus
: les choses en restaient au même point. Enfin Galba forcé de lever son camp,
s’en alla camper de nouveau à Octolophos, à un mille et demi de là,
espérant y trouver des facilités meilleures pour ses vivres. Là encore ses
fourrageurs sont enlevés dans la plaine ou détruits par les troupes légères
et les cavaliers de Philippe.
Un jour cependant, les légions, allant au secours des
détachements romains, se heurtèrent contre l’avant-garde macédonienne qui
s’était imprudemment avancée. Elles la repoussent, lui tuent du monde : le
roi lui-même perd son cheval, et ne s’échappe que grâce au dévouement
héroïque d’un de ses cavaliers. La situation des légions n’en était pas moins
critique. Les Romains toutefois s’en tirèrent à leur honneur grâce aux
diversions des alliés sur les autres points, grâce surtout à la faiblesse des
armées macédoniennes. Quoique Philippe eût levé dans son royaume tous les
soldats disponibles ; quoiqu’il eut pris à sa solde les transfuges du camp
romain et recruté des mercenaires en foule, il m’avait pas pu, laissant des
garnisons dans les places d’Asie-Mineure, et de Thrace, mettre sur pied une
armée plus forte que celle en ce moment campée en face des légions. Encore
avait-il dû, pour la former, dégarnir les défilés du nord dans la Pélagonie[6]. Pour se couvrir
à l’est, il avait ordonné la mise à sac des îles de Scyathos et de Péparéthos[7], où l’ennemi
aurait pu trouver un lieu de stationnement facile : Thasos était
occupée, ainsi que la côte adjacente ; et Héraclide avec la
flotte se tenait non loin de Démétriade. Pour la défense du sud, il était
obligé de compter sur la neutralité douteuse des Étoliens. Mais voici
qu’entrant tout à coup dans la ligue, ceux-ci, unis aux Athamaniens, se
jettent sur la
Thessalie. Au même moment les Dardaniens et les Illyriens
envahissent les provinces du nord ; et la flotte romaine, sous les ordres de Lucius
Apustius, quitte les parages de Corcyre, et se montre dans les eaux
d’Orient, où les vaisseaux d’Attale, des Rhodiens et des Istriens viennent la
rejoindre.
Philippe, quittant aussitôt ses positions, se retira dans
l’est. Voulait-il repousser l’invasion probablement inattendue des Étoliens ?
Voulait-il attirer les Romains dans l’intérieur du pays, afin de les y
détruire ? Avait-il l’un et l’autre objet en vue tout à la fois ? C’est
ce qu’on ne peut dire. Quoi qu’il en soit, sa retraite s’effectua si
habilement, que Galba, lancé témérairement à sa poursuite, perdit sa trace.
Le roi, pendant ce temps, revenait par des sentiers de traverse, et occupait
en force les défilés de la chaîne qui sépare la Lyncestide et
l’Eordée[8].
Là il attend les Romains et leur prépare une chaude réception. La bataille
s’engagea sur le lieu par lui choisi : mais sur ce terrain boisé et
inégal, les longues lances macédoniennes étaient d’un usage incommode. Les
troupes de Philippe, dépassées, enveloppées, rompues, perdirent beaucoup
d’hommes. Après ce combat malheureux, le roi était hors d’état de s’opposer,
aux progrès de l’armée romaine : mais celle-ci n’osa pars s’exposer à
des dangers inconnus en pénétrant dans une contrée hostile et sans routes.
Elle revint à Apollonie , après avoir ravagé les champs fertiles de la haute
Macédoine, l’Eordée, l’Elymée, l’Orestide. Seule,
l’importante place d’Orestis Keletron (aujourd’hui Castoria, sur la presqu’île
qui se projette dans le lac du même nom) leur avait ouvert ses portes.
En Illyrie, Pelion, la ville des Dassarètes, sur les affluents du haut
Apsos, fut prise d’assaut, et reçut une forte garnison, qui assurait
la route pour l’avenir. — Philippe n’avait point attaqué les Romains dans
leur retraite : aussitôt leur départ, il s’agit dirigé à marches forcées du
côté des Étoliens et des Athamaniens, qui le croyant encore occupé avec
l’armée romaine, ravageaient sans crainte et en sauvages toute la riche
vallée du Pénée. Battus, passés au fil de l’épée, le peu qui ne resta pas sur
le champ de bataille, s’enfuit par les sentiers bien connus des montagnes.
Cette défaite et les recrues nombreuses ramassées en Étolie pour le compte de
l’Égypte avaient sensiblement diminué les forces des alliés. Les Dardaniens
facilement repoussés par les troupes légères d’Athenagorus, l’un des
généraux du roi, qui leur tua beaucoup de monde, repassèrent aussi leurs
montagnes en toute bâte. Pendant ce temps, la flotte des Romains n’était
guère plus heureuse. Après avoir chassé les Macédoniens d’Andros,
visité l’Eubée et Sciathos, elle fit une démonstration contre la péninsule
Chalcidique. La garnison macédonienne de Mendé la repoussa
vaillamment. Le reste de l’été se passa à prendre Oréos, en Eubée, non
moins bien défendue, et dont le siége traîna en longueur. La flotte de
Philippe, trop faible, resta inactive dans le port d’Héraclée : son amiral,
Héraclide, n’osait pas disputer la mer à l’ennemi, qui s’en alla prendre
ensuite ses quartiers d’hiver, les Romains au Pirée et à Corcyre, les
Rhodiens et les Pergaméniens chez eux.
Somme toute, Philippe n’avait point trop à se plaindre des
résultats de la campagne. Après de rudes et fatigantes marches, les Romains
se trouvaient à l’arrière saison ramenés à leur point de départ. Sans
l’invasion opportune des Étoliens et le combat heureux, contre toute
espérance, de la passe de l’Eordée, pas un de leurs soldats peut-être ne
serait rentré sur le territoire de la République. Sur
tous les points la quadruple attaque des alliés avait échoué : Philippe, à la
fin de l’automne, voyait la
Macédoine entière purgée de la présence de l’ennemi, et se
sentait encore assez fort pour essayer, sans succès il est vrai, d’enlever
aux Étoliens la forte place de Thaumacœ, qui, placée entre leur pays
et la Thessalie,
commandait toute la vallée du Pénée. L’avenir lui promettait donc de grands
résultats, pourvu qu’Antiochus, dont il implorait au nom des dieux le
secours, se mit enfin en mouvement et vint le rejoindre. Un moment celui-ci
parut prêt à partir : son armée, se montrant en Asie-Mineure, enleva même
quelques villes à Attale, qui, de son côté, appelait les Romains à son aide.
Mais les Romains n’avaient nulle hâte d’arriver, et, se gardant bien de
pousser le Grand-Roi à une rupture, ils se contentèrent de lui envoyer des
ambassadeurs : leur intervention suffit après tout. Il évacua les terres
d’Attale. A dater de ce moment, Philippe n’avait plus rien à espérer de ce
côté.
Mais l’issue heureuse de la dernière campagne avait
enflammé son courage, ou plutôt sa présomption. Il croit s’être assuré de
nouveau de la neutralité des Achéens, et de la fidélité de ses peuples de Macédoine,
en sacrifiant quelques places fortes aux premiers et son amiral Héraclide à
la haine des seconds. A peine le printemps de 556 [198 av. J.-C.] s’est-il ouvert
qu’il prend l’offensive, pénètre chez les Atintans, et y établit un camp
retranché dans l’étroit défilé où coule l’Aoüs (la Vyossa, au N.E de Janina), entre
les monts Æropos et Asmaos. En face de lui vint s’établir aussi
l’armée romaine, commandée par Publius Villius, consul de l’année
précédente ; puis, à partir de l’été, par le consul d’alors, Titus
Quinctius Flamininus. Celui-ci, à peine âgé de trente ans, appartenait à
cette jeune génération, qui, délaissant les antiques traditions des aïeux,
commençait aussi à se défaire du vieux patriotisme romain, et qui, sans
songer le moins du monde à renier Rome, n’avait plus guère d’yeux que pour
l’hellénisme et pour soi même. Habile officier d’ailleurs, et diplomate
encore plus habile sous beaucoup de rapports, il avait été admirablement
choisi pour mettre la main aux affaires de la Grèce et pourtant, je ne
puis m’empêcher de le dire, il eût mieux valu, et pour Rome et pour les
Grecs, que l’élection eût appelé au commandement un homme moins sympathique à
l’hellénisme, un général que ni les délicates flatteries n’eussent pu
corrompre, ni les réminiscences artistiques et littéraires n’eussent pu
aveugler devant les misères politiques de la Grèce. Traitant
celle-ci selon ses mérites, il aurait évité à Rome, peut-être, les tendances
d’un idéal défendu à son génie.
Le nouveau général eut une entrevue avec le roi, alors que
les deux armées restaient immobiles l’une devant l’autre. Philippe fit des
propositions de paix offrit de rendre toutes ses conquêtes récentes, et de
réparer au moyen d’une équitable indemnité le préjudice souffert par les
villes Grecques. Mais les négociations échouèrent quand on voulut en outre
exiger de lui l’abandon des anciennes conquêtes macédoniennes, et notamment
de la Thessalie. Les
armées restèrent encore quarante jours dans les défilés de l’Aoüs, sans que
Philippe reculât, sans que Flamininus pût se décider lui-même à l’attaque ou
à un mouvement, qui laissant le roi dans son camp, portât, comme l’année
d’avant les Romains dans l’intérieur du pays. Mais un jour, ceux-ci se virent
tirés d’embarras par la trahison de quelques notables parmi les Épirotes,
pour la plupart, cependant, favorables à Philippe. L’un d’eux, nommé Charops,
et d’autres encore conduisirent sur les hauteurs et par des sentiers perdus,
un corps romain de quatre mille fantassins et de trois cents chevaux. Ils
avaient sous eux le camp macédonien, et pendant que le consul attaquait le
roi de front, ils tombèrent tout à coup sûr lui du haut de leur embuscade.
Philippe, forcé dans son camp et ses retranchements, s’enfuit, avec perte
d’environ deux mille hommes, jusqu’aux passes de Tempé, porte de la Macédoine propre. Il
abandonna toutes ses villes sans les défendre, à l’exception des places
fortes, abattant de ses mains les cités thessaliennes où il ne pouvait plus
tenir garnison. Seule la ville de Phères lui ferma ses portes et
échappa à la destruction. Ce brillant succès, et l’habile douceur de
Flamininus détachèrent aussitôt les Épirotes de l’alliance macédonienne. A la
première nouvelle de la victoire des Romains, les Athamaniens et les Étoliens
s’étaient aussi rués sur la
Thessalie : les Romains les suivirent, enlevant tout
le plat pays : mais les places dévouées à la Macédoine, et
renforcées par des envois de troupes, ne se rendirent qu’après avoir
vaillamment résisté, ou tinrent. bon même devant un ennemi démesurément
supérieur. À Atrax, sur la rive gauche du Pénée, la phalange s’établit
comme un nouveau mur dans la brèche et repoussa l’assaut. À l’exception de
ces places thessaliennes, et du territoire des fidèles Acarnaniens, toute la Grèce septentrionale était
dans les mains de la coalition. Le sud, au contraire, grâce aux forteresses
de Corinthe et de Chalcis, communiquant entre elles par la Bœotie, dont les
habitants tenaient pour Philippe, grâce aussi à la neutralité de la ligue
Achéenne, appartenait presque tout entier à Philippe. Comme l’année trop
avancée ne permettait plus guère de pousser à l’intérieur de la Macédoine, Flamininus
se décida à agir par terre et par mer contre Corinthe. La flotte, de nouveau,
renforcée par les escadres de Rhodes et de Pergame, s’était jusqu’alors
attardée à l’investissement de deux petites cités de l’Eubée, Érétrie
et Carystos. Après y avoir pris tout le butin, elle les avait
abandonnées ainsi qu’Oréos ; et Philoclès, le commandant
macédonien de Chalcis, y était entré après le départ des alliés. Ceux-ci
firent alors voile sur Cenchrée, le port oriental de Corinthe. De son
côté Flamininus se portant en Phocide, occupa tout le pays, où seule Élatée
nécessita un plus long siège. Il avait choisi cette contrée et surtout Anticyre,
sur le golfe de Corinthe, pour y installer ses quartiers d’hiver. Les Achéens
qui voyaient les légions tout proche, et d’un autre côté la flotte romaine
manoeuvrant déjà dans leurs eaux, abandonnèrent enfin leur neutralité,
honnête, si l’on veut, mais politiquement intenable. Les députés des villes
les plus étroitement attachées à la Macédoine, Dymé, Mégalopolis, Argos,
ayant d’abord quitté la diète, l’entrée dans la coalition fut votée sans
difficulté. Cycliade et les autres chefs de la faction macédonienne s’en
allèrent, et les troupes de la confédération se joignant aussitôt à la flotte
romaine, enfermèrent par terre Corinthe, la citadelle de Philippe contre
l’Achaïe. Les Romains l’avaient promise aux Achéens pour prix de leur
adhésion. Mais la ville était, comme on sait, à peu près imprenable. Elle
avait treize cents hommes de garnison, presque tous transfuges italiens, qui
se défendirent avec un courage opiniâtre ; et Philoclès accourant de
Chalcis avec un autre détachement de quinze cents hommes, dégagea la place,
pénétra dans l’Achaïe, et s’aidant du concours du peuple d’Argos, enleva
cette dernière ville à la confédération. Philippe ne sût récompenser les
fidèles Argiens qu’en les livrant au gouvernement terroriste de Nabis de
Sparte. Ce tyran jusqu’alors était resté dans l’alliance romaine : or,
en voyant les Achéens s’unir aussi aux Romains, Philippe conçut l’espoir de
le voir revenir à lui. Nabis n’était entré dans la coalition que par haine de
la confédération achéenne ; avec laquelle il guerroyait depuis 550 [204 av. J.-C.].
Mais Philippe se trompait. Sa cause était trop mauvaise, pour que personne
songeât à passer de son côté. Nabis reçut Argos qu’on lui donnait : mais
trahissant aussitôt le traître, il persista à se déclarer pour Flamininus,
fort embarrassé d’abord de son alliance avec deux peuples en guerre l’un
contre l’autre. Il s’entremit, et une trêve de quatre mois fut conclue.
L’hiver arriva. Philippe voulut en profiter et négocier la
paix a de bonnes conditions. Une conférence se tint à Nicée, sur le
golfe Maliaque. Le roi en personne s’y efforça d’amener une entente
avec Flamininus. Plein de hauteur et de malicieux dédain envers les
prétentions et la pétulance des petites puissances, il montra une déférence
marquée pour les Romains, comme ses seuls et vrais adversaires. Nul doute que
Flamininus, avec sa culture et sa délicatesse d’esprit, ne se soit senti
flatté de cette urbanité du vaincu, si fier encore envers ces Grecs unis que
Rome avait appris à mépriser autant que Philippe les méprisait lui-même ;
mais ses pouvoirs n’allaient pas aussi loin que les désirs du Macédonien. Il
ne lui accorda qu’une trêve de deux mois, en échangé de l’évacuation de la Locride et de la Phocide, et pour le
surplus le renvoya au Sénat. Dans le Sénat, chacun, depuis longtemps, voulait
que Philippe renonçât à toutes ses conquêtes, à toutes ses possessions
extérieures. Aussi, quand ses envoyés arrivèrent à Rome, on se contenta de
leur demander s’ils avaient mission de promettre l’abandon de la Grèce, et surtout de Corinthe,
de Chalcis et de Démétriade; et leur réponse ayant été négative, on rompit
aussitôt les négociations, et on se résolut à pousser vigoureusement la
guerre. Aidé cette fois par les tribuns du peuple, le Sénat avait pris ses
mesures pour empêcher les mutations si fâcheuses dans le commandement de
l’armée. Flamininus y fut indéfiniment prorogé. On lui envoya des renforts,
et les deux généraux ses prédécesseurs, Publius Galba et Publius Villius,
vinrent le joindre et se placer sous ses ordres. De son côté Philippe essaya
encore d’en appeler aux armes. Pour rester maître de la Grèce, où à l’exception
des Acarnaniens et des Bœotiens, il avait désormais contre lui tout le monde,
il porta à six mille hommes la garnison de Corinthe ; et ramassant
jusqu’au dernières ressources de la Macédoine épuisée, faisant entrer dans la
phalange jusqu’aux enfants et aux vieillards, il se remit en marche avec une
armée d’environ vingt-six mille hommes, dont seize mille phalangistes
macédoniens. La campagne de 557 [197 av. J.-C.] commença. Flamininus expédia une partie de
la flotte contre les Acarnaniens, qui furent assiégés dans Leucate :
dans la Grèce
propre, une ruse de guerre le rendit maître de Thèbes ; et leur capitale
tombée, les Bœotiens entrèrent de force, et de nom, tout au moins, dans la
ligue contre la
Macédoine. C’était un succès que d’avoir ainsi coupé les
communications entre Corinthe et Chalcis. Flamininus pouvait maintenant
marcher vers le nord et y porter des coups décisifs. Jadis, obligée de se
nourrir en un pays ennemi et désert, l’armée romaine avait rencontré
d’insurmontables obstacles. Aujourd’hui elle marchait appuyée sur la flotte
qui longeait la côte, et lui apportait les vivres envoyés d’Afrique, de
Sicile et de Sardaigne. L’heure du combat sonna plus tôt que le général
romain ne le croyait. Impatient et toujours confiant en lui-même, Philippe ne
voulut pas attendre que son adversaire eût mis le pied sur la frontière : il
réunit à Dium toute son armée, s’avance en Thessalie par les défilés
de Tempé, et rencontre Flamininus déjà arrivé dans la contrée de Scotussa.
L’armée romaine, renforcée des contingents des
Apolloniens, des Athamaniens, des Crétois de Nabis et surtout d’une forte
bande d’Étoliens, égalait à peu près en nombre l’armée de Philippe (vingt-six mille hommes)
; mais la cavalerie de Flamininus était supérieure à la sienne. Il pleuvait.
Tout à coup, et sans l’avoir prévu, l’avant-garde romaine se heurte contre
celle des Macédoniens, en avant de Scotussa (sur le plateau du Karadagh). Les
Macédoniens occupaient en force une hauteur escarpée se dressant entre les
deux camps, et connue sous le nom des Cynocéphales [les têtes de chien].
Rejetés dans la plaine, les Romains reviennent à la charge avec des troupes
légères et les escadrons excellents de la cavalerie étolienne. A leur tour,
ils ramènent l’avant-garde de Philippe, et la pressent sur la hauteur. Mais
de nouveaux renforts lui arrivant, toute la cavalerie macédonienne, une
partie de l’infanterie légère se mettent en mouvement, et les Romains, qui
s’étaient imprudemment avancés, sont encore une fois chassés, et perdent du
monde. Déjà, ils reculent en désordre vers leur camp : toutefois la cavalerie
étolienne soutient bravement le combat dans la plaine, et donne à Flamininus
le temps d’accourir avec les légions rapidement mises en ordre de bataille.
Le roi, de son côté, cédant aux cris et à l’ardeur de ses troupes
victorieuses, ordonne la continuation du combat. Il range en hâte ses hommes
pesamment armés, et se porte sur ce champ de bataille improvisé, auquel ne
songeaient une heure avant ni les soldats ni les généraux. Il s’agissait de
réoccuper, les Cynocéphales, à ce moment dégarnies. L’aile droite de la
phalange, où se tenait le roi en personne, y arriva la première et y rangea
ses lignes en bon ordre : la gauche était encore loin, quand déjà, les
troupes légères, refoulées par les Romains, remontaient précipitamment la
colline. Philippe les rassemble aussitôt dans le rang et les pousse en avant
à côté de la phalange ; puis, sans attendre l’autre moitié de celle-ci,
que Nicanor amenait plus lentement vers sa gauche, il lui- donné ordre de se
précipiter; la lance baissée, sur les légions, pendant que l’infanterie
légère, remise en état et se déployant, ira envelopper les Romains et les
assaillir de flanc. L’attaque de la phalange, descendant de la colline, fut
irrésistible : elle culbuta l’infanterie des Romains, dont, toute la
gauche se mit en déroute. A la vue du mouvement du roi , Nicanor accéléra le
sien de l’autre côté : mais les rangs étaient mal observés dans la vitesse de
la marche. Pendant que les premiers arrivés quittaient déjà la colline pour
rejoindre la droite victorieuse, et accouraient tumultueusement sur le
terrain, dont l’inégalité accroissait encore le désordre des bataillons de Philippe,
l’arrière-garde n’avait pas encore achevé de gravir les Cynocéphales. Tirant
aussitôt parti de la faute de l’ennemi, l’aile droite des Romains attaqua et
défit sans peine les troupes dispersées qu’elle avait devant elle. Les
éléphants seuls, qu’elle poussait en avant, auraient suffi pour refouler les
Macédoniens de Nicanor. Il s’ensuivit un épouvantable massacre ; et
pendant ce temps, un officier romain, réunissant vingt manipules, se jeta à
son tour sur la droite de Philippe, qui, lancée trop loin à la poursuite de
l’aile gauche de Flamininus, avait maintenant à dos toute la droite de
l’armée romaine. Ainsi pris par derrière, les phalangistes ne pouvaient se
défendre : ce mouvement des Romains mit bientôt fin au combat. Les deux
phalanges ainsi rompues et complètement détruites, treize mille hommes
restèrent sur le carreau ou tombèrent dans les mains du vainqueur. Il y eut
d’ailleurs plus de morts que de prisonniers, les Romains ne comprenant pas
d’abord qu’en relevant leurs sarisses, les Macédoniens faisaient voir
qu’ils se rendaient. Du côté des Romains les pertes n’étaient pas très
grandes. Philippe s’enfuit à Larisse, où il brûla toutes ses archives,
afin de ne compromettre personne ; puis, évacuant la Thessalie, il rentra
en Macédoine. Au même moment, et comme si ce n’était point assez de ce
désastre, les Macédoniens avaient encore le dessous dans d’autres contrées
occupées par eux. En Carie, les Rhodiens battirent les troupes de l’ennemi,
et les forcèrent à s’enfermer dans Stratonicée. A Corinthe, la
garnison fut refoulée avec perte par Nicostrate et ses Achéens ;
et en Acarnanie, Leucate, après une héroïque résistance, fut emportée
d’assaut. Philippe était partout et
complètement vaincu. Ses derniers alliés, les Acarnaniens, se rendirent à la Ligue en recevant, la
nouvelle de la journée malheureuse des Cynocéphales.
Les Romains pouvaient dicter la paix. Ils usèrent de leur
force sans en abuser. Ils pouvaient anéantir l’ancien royaume
d’Alexandre ; les Étoliens le demandaient dans les conférences. Mais à
faire cela, n’eût-on pas détruit la muraille qui protégeait la civilisation
grecque contre les Thraces et les Gaulois ? Déjà, pendant la guerre qui
venait de finir, la florissante Lysimachie, de la Chersonèse de Thrace,
avait été dévastée et rasée par les premiers ; il y avait là un sévère
avertissement. Flamininus, dont les regards pénétraient jusqu’au fond des
tristes discordes des États grecs, ne pouvait donner les mains à ce que les
Romains se fissent les exécuteurs des hautes œuvres des rancunes étoliennes.
En même temps que ses sympathies d’Helléniste le portaient vers l’intelligent
et quelquefois chevaleresque roi de Macédoine, il se sentait blessé dans son
orgueil de Romain par la forfanterie
de ces Étoliens qui se proclamaient les vainqueurs
des Cynocéphales. Il leur répondit que les Romains n’avaient
pointe coutume d’anéantir l’ennemi vaincu et qu’après tout il les laissait
maîtres d’agir pour leur compte et d’en finir avec la Macédoine, s’ils en
avaient la force. Il usa d’ailleurs d’égards envers le roi. Philippe ayant
témoigné qu’il était prêt à souscrire aux conditions naguère repoussées, il
lui accorda une trêve contre payement d’une somme d’argent et la remise d’otages,
de Démétrius son fils, entre autres. Cette trêve vint à point ; et
Philippe en profita aussitôt poux chasser les Dardaniens du royaume.
La conclusion définitive de la paix et la réglementation
des affaires de Grèce furent renvoyées par le Sénat à dix commissaires, dont
Flamininus était l’âme et la tête. Philippe obtint des conditions pareilles à
celles que subissait Carthage. Il se vit enlever toutes ses possessions du
dehors, en Asie-Mineure, en Thrace, en Grèce et dans les îles de la mer Égée.
II conservait la Macédoine
tout entière, sauf quelques cantons sans importance, et la région de l’Orestide
déclarée indépendante, dernière concession qui lui fut par-dessus tout
pénible. Mais était-il permis aux Romains, le sachant ardent et irascible, de
lui restituer, avec le pouvoir absolu, des sujets qui, dès le début, avaient
fait défection ? La
Macédoine s’interdisait en outre de conclure, à l’insu de
Rome, une alliance extérieure, ou de mettre garnison au delà de la frontière
; de faire la guerre hors de chez elle contre un autre État civilisé, et
nommément contre un allié de la
République ; enfin d’avoir plus de cinq mille hommes
sous les armés. Point d’éléphants ; pour toute flotte, cinq vaisseaux
pontés, le reste devant être remis aux Romains : ainsi le voulaient encore
les clauses du traité. Philippe entrait dans la Symmachie romaine,
obligé qu’il était d’envoyer son contingent à la première demande à peu de
temps de là, en effet, l’on vit les soldats de la Macédoine combattre à
côté des légions. En outre, il fut payé à la République une
contribution de 1.000 talents (4.700.000 thalers, ou 6.375.000 fr.). — La Macédoine abaissée,
réduite à l’impuissance politique, et n’ayant plus que tout, juste assez de
force pour servir de barrière contre les barbares, restait à régler le sort
des possessions abandonnées par Philippe. A ce moment même, les Romains
apprenaient, à leurs dépens, dans les guerres d’Espagne, que rien n’est moins
sûr que le profit des conquêtes transmaritimes. Ils n’avaient pas fait la
guerre à Philippe pour conquérir un nouvel accroissement de territoire. Ne se
réservant point de part dans le butin, ils imposèrent la modération à leurs
alliés, et se résolurent à proclamer l’indépendance de tous les peuples grecs
sur lesquels Philippe avait régné. Flamininus reçut la mission de faire lire
le décret d’affranchissement en présence des Hellènes assemblés à l’occasion
des jeux Isthmiques (558 [186 av. J.-C.]). Des hommes sérieux se seraient demandé
peut-être si la liberté est un bien qui se donne ; si la liberté
signifie quelque chose, sans l’unité et l’union de la nation. Il n’importe.
L’allégresse fut grande et sincère, comme était sincère aussi l’intention qui
avait dicté le sénatus-consulte[9].
Il y eut pourtant une exception à ces mesures générales.
Les contrées illyriennes, à l’est d’Epidamne, furent abandonnées à Pleuratos,
dynaste de Scodra, dont le royaume, humilié un siècle avant par ces mêmes
Romains, qui y pourchassaient alors les pirates de l’Adriatique, redevint
l’un des plus considérables parmi les petits États de la contrée. Dans la Thessalie occidentale,
on laissa à Amynandre quelques minces localités : enfin Athènes
en réparation de ses nombreuses infortunes, en récompense de ses adresses
courtoisies et de ses actions de grâces innombrables, reçut les îles de Paros,
de Scyros et d’Imbros. Il va de soi que les Rhodiens gardèrent
leurs possessions de Carie ; et qu’Égine, resta, aux Pergaméniens. Les
autres alliés n’eurent d’autre récompense que l’accroissement indirect
résultant de l’accession des villes déclarées libres à leurs diverses
confédérations. Les Achéens furent les mieux pourvus, quoiqu’ils n’eussent
pris que les derniers les armes contre Philippe. Ils méritaient cet honneur,
car entre tous les Grecs, ils constituaient l’État le mieux ordonné et le
plus digne d’estime. Leur ligue s’agrandit de toutes les possessions de
Philippe dans le Péloponnèse et dans l’isthme, et surtout de l’adjonction de
Corinthe. Quant aux Étoliens, on agit avec eux sans beaucoup de façons :
ils eurent la permission d’annexer à leur Symmachie les villes de la Phocide et de la Locride : ils
demandaient encore l’Acarnanie et la Thessalie ; mais leurs efforts aboutirent ou à
un refus positif, ou à un renvoi à d’autres temps. Les villes thessaliennes
se répartirent dans quatre petites fédérations indépendantes. La ligue des
villes rhodiennes bénéficia de l’affranchissement de Thasos et de Lemnos,
et des cités de la Thrace
et de l’Asie-Mineure.
L’organisation intérieure de la Grèce se compliquait les
difficultés inhérentes à chaque peuple, et aussi de celles surgissant d’État
à État. L’affaire la plus pressante à régler était la querelle des Achéens et
des Spartiates. Entre eux la guerre sévissait depuis 550 [204 av. J.-C.],
et il était nécessaire que Rome s’entremît. En vain Flamininus essaya
d’amener Nabis à des concessions, à restituer, par exemple, aux Achéens la
ville fédérale d’Argos, que Philippe lui avait livrée. Le petit chef de
brigands résista à toutes les instances. Il comptait sur la colère non déguisée
des Étoliens contre Rome, sur une descente d’Antiochus en Europe : bref,
il refusa net. Il fallut que Flamininus, dans une grande assemblée de tous
les Grecs convoqués à Corinthe, déclarât la guerre à l’entêté, et entrât,
appuyé par sa flotte, dans le Péloponnèse, à la tête des Romains et des
alliés auxquels s’étaient joints et le contingent envoyé par Philippe, et une
division d’émigrés laconiens sous la conduite d’Agésipolis, le roi
légitime de Sparte (559 [-195]).
Afin de l’écraser du premier coup sous les masses armées
contre lui, cinquante mille hommes furent mis en campagne. Négligeant les
places moins importantes, Flamininus alla droit investir sa capitale, mais
sans le succès décisif qu’il cherchait tout d’abord. Nabis avait aussi une
armée assez considérable (quinze mille hommes au moins, dont cinq mille mercenaires).
Il avait inauguré chez lui le régime de la terreur, mettant à mort tous les
officiers, tous les habitants suspects. Obligé de céder devant la flotte et
l’armée romaines, il avait accepté déjà les conditions, d’ailleurs
favorables, que lui offrait Flamininus : mais le
peuple, ou mieux les bandits appelés par lui dans Sparte ne
voulurent pas de la paix. Ils craignaient, non sans raison, d’avoir à rendre
gorge après la victoire des Romains. Trompés par les mensonges obligés du
traité de paix, par le faux bruit de l’arrivée des Étoliens et des
Asiatiques, ils en appelèrent encore aux armes ; et la bataille s’engagea
sous les murs mêmes de Sparte. Bientôt l’assaut fut donné ; et les Romains
enlevèrent la place. Mais tout à coup, voilà que l’incendie se déclarant dans
toutes les rues, les força à reculer !... Enfin, la résistance cessa.
On laissa à Sparte son indépendance. Elle ne fut
contrainte ni à recevoir les émigrés, ni à entrer dans la ligue d’Achaïe. La
constitution monarchique de l’État fut respectée, et Nabis lui-même maintenu.
Mais il lui fallut remettre toutes ses possessions du dehors, Argos, Messine,
les villes crétoises et toute la côte ; s’engager à ne plus contracter
d’alliances hors de la Grèce ;
à ne plus faire la guerre ; à n’avoir plus de flotte (on lui laissa deux canots
non pontés) ; à restituer enfin toutes ses prises, puis à donner aux
Romains des otages et à leur payer contribution. Les émigrés reçurent les
villes de la côte de Laconie, et prenant le nom Laconiens
libres par opposition aux Spartiates régis en monarchie, ils
allèrent prendre place dans la confédération d’Achaïe. Leurs biens ne leur
furent point rendus : les terres à eux assignées leur tinrent lieu
d’indemnité. Seulement, on stipula que leurs femmes et leurs enfants,
jusque-là retenus dans Sparte, auraient la faculté de les aller rejoindre. A
tous ces arrangements, les Achéens gagnaient Argos et les Laconiens libres.
Ils trouvèrent cependant que ce n’était point assez, et auraient voulu encore
l’expulsion de l’odieux et redoutable Nabis, la réintégration pure et simple
des émigrés, et l’incorporation de tout le Péloponnèse à la ligue. Mais
tout homme impartial reconnaîtra qu’au
milieu de tant de difficultés, que dans ce conflit des prétentions les plus
exagérées et les plus injustes, Flamininus avait agi en homme juste et
modéré, autant qu’il était possible de le faire. Alors qu’il y avait entre
Spartiates et Achéens une haine ancienne et profonde, forcer Sparte à entrer
dans la confédération, c’était l’assujettir à ses ennemis : l’équité et la
prudence s’y opposaient également. Le rappel des émigrés, la restauration
d’un régime depuis vingt ans aboli, n’eussent fait que remplacer une terreur par une autre : le moyen terme adopté,
par Flamininus, par cela même qu’il ne donnait satisfaction à aucun des deux
partis extrêmes, était aussi le meilleur. Enfin, on pourvoyait à l’essentiel
en mettant fin aux brigandages des Spartiates sur terre et sur mer. Que si le
gouvernement actuel tournait mal, il n’était plus incommode qu’aux siens,
après tout. Et puis, n’est-il pas possible que Flamininus, qui connaissait
bien Nabis, et savait mieux que personne combien son renversement eût été
chose désirable, se soit néanmoins abstenu de le détruire, pressé qu’il était
d’en finir au plus vite avec les affaires de Grèce, et craignant d’aller
compromettre la gloire et l’influence des succès acquis dans les
complications à perte de vue d’une révolution nouvelle ? N’était-il pas
de l’intérêt de Rome de maintenir dans l’État spartiate un contrepoids
considérable à la prépondérance de l’Achaïe dans le Péloponnèse ?
Quoique, à dire le vrai, de ces considérations, la première n’aurait en trait
qu’à un détail tout accessoire ; et pour ce qui est de Rome, je ne
suppose pas qu’elle descendît alors jusqu’à craindre les Achéens.
Extérieurement, à tout le moins, la paix était constituée
entre les petits États de la
Grèce. Mais l’arbitrage de Rome s’étendit aussi aux
affaires intérieures des cités. Même après l’expulsion de Philippe, les
Bœotiens continuèrent de faire parade de leurs sentiments macédoniens.
Flamininus, à leur demande, avait autorisé ceux de leurs compatriotes jadis
attachés au service du roi à rentrer dans leur patrie. Mais eux aussitôt,
d’élire pour président de leur confédération Brachyllas, le plus
entêté des fauteurs de la
Macédoine, et d’indisposer le général romain de cent façons. Il se montra d’abord
patient outre mesure : les Bœotiens de la faction romaine, effrayés du sort
qui les attendait, une fois Flamininus parti, complotèrent la mort de
Brachyllas. Flamininus, dont ils crurent devoir prendre d’abord l’attache, ne
leur répondit ni oui ni non. Brachyllas fut assassiné. Alors le peuple, non
content de poursuivre les assassins, guetta au passage les soldats romains
qui traversaient la campagne : plus de 500 périrent. Pour le coup, il fallait
agir : Flamininus les condamna à payer un talent par chaque tête de victime.
Comme ils ne s’exécutaient point, il ramassa en hâte les troupes qu’il avait
sous la main, et mit le siège devant Coronée (558 [196 av. J.-C.]). Les Bœotiens se
font de nouveau suppliants ; et les Achéens et les Athéniens intercédant
pour les coupables, le Romain leur pardonne moyennant une amende des plus modérées.
Le parti macédonien n’en resta pas moins dans cette petite contrée à la tête
des affaires, et les Romains, avec la longanimité des forts, les laissèrent
impunément s’agiter dans leur opposition puérile. — Dans le reste de la Grèce, Flamininus apporte
la même modération et la même douceur dans le règlement des affaires
intérieures. Il lui suffit notamment, au sein des cités qu’il a proclamées
libres, de faire arriver au pouvoir les notables et les riches qui
appartiennent à la faction anti-macédonienne. Il intéresse les communautés au
succès de la prépondérance romaine, en attribuant au domaine public dans
chaque cité tout ce que la guerre y avait donné à Rome.
Enfin, au printemps de 560 [-194], sa tâche était achevée. Il
réunit à Corinthe, pour la dernière fois, les députés de toutes les villes de
la Grèce, les
exhorte à user modérément et sagement de la liberté qui leur a été rendue, et
réclame, pour unique récompense des bienfaits de Rome, la remise, dans les
trente jours, des captifs italiens vendus en Grèce durant les guerres
d’Hannibal. Puis il évacue les dernières places qui ont encore garnison
romaine, Démétriade, Chalcis avec les moindres forts qui en dépendaient dans
l’île d’Eubée, et l’Acrocorinthe ; et donnant par les faits un démenti aux
Étoliens, selon lesquels les Romains s’étaient substitués à Philippe comme
geôliers de la Grèce,
il se rembarque avec toutes les troupes italiennes et les prisonniers
restitués, et rentre enfin dans sa patrie.
A moins de mauvaise foi coupable, ou de sentimentalité
ridicule, il convient de le reconnaître, les Romains, en proclamant la
liberté des Grecs, y allaient de franc jeu. Mais quoi ! De leur plan
grandiose il n’est sorti qu’un édifice pitoyable ! La faute n’en est
point à eux. Elle est toute dans l’irrémédiable dissolution morale et
politique de la nation hellène. Certes, ce n’était pas peu de chose que cet
appel à la liberté parti d’une bouche puissante, que le bras de Rome planant
sur cette terre où elle cherchait sa patrie d’origine, et le sanctuaire de
son plus haut idéal ! Ce n’était pas peu de chose que d’avoir délivré
toutes les cités grecques du tribut étranger, que de les avoir rendues à
l’indépendance absolue de leur gouvernement national ! Il faut plaindre
ceux qui n’ont vu là qu’un étroit calcul de la politique. Oui, les calculs de
la politique rendaient possible pour Rome l’affranchissement de la Grèce mais pour aller du
possible à la réalité, il fallut chez les Romains, et avant tout chez
Flamininus, l’impulsion irrésistible d’une ardente sympathie pour le monde
hellénique. Qu’on leur reproche à tous, si l’on veut, et à Flamininus le
premier, lui qui, dans cette circonstance, ne voulait pas tenir compte des
justes inquiétudes du Sénat, de s’être laissés aveugler par l’éclat magique
de ce nom de la Grèce !
Ils s’abusèrent sur sa décadence sociale et politique, ils eurent tort,
peut-être, de donner tout à coup libre champ à ces républiques, incapables de
concilier et de dominer tous les éléments antipathiques qui s’agitaient dans
leur sein, incapables de conquérir le calme et la paix ! Dans l’état des
choses, la nécessité roulait plutôt qu’il fût mis fin une bonne fois à cette
liberté misérable et dégradante ; et que la domination durable de la République amenée par
les événements jusque sur le sol de la Grèce s’imposât à elle aussitôt. Avec tous les
tempéraments d’une humanité affectée, la politique de sentiment faisait bien
plus de mal aux Hellènes que la pire des occupations territoriales. Voyez
l’exemple de la Bœotie !
Là Rome dut, sinon provoquer, du moins tolérer l’assassinat ; et
pourquoi ? Parce qu’il était décidé que les légions se rembarqueraient
quand même, et qu’il n’était dès lors pas possible d’interdire à la faction
romaine de se défendre par les armes usitées dans le pays.
Rome paya cher bientôt les demi-mesures de sa politique.
Sans cette erreur généreuse de l’affranchissement de la Grèce, elle n’eût point eu
sur les bras dès le lendemain la guerre contre Antiochus : de même, cette
guerre eût été sans dangers, sans la
faute militaire également commise du retrait des garnisons romaines de toutes
les principales forteresses qui commandaient la frontière d’Europe sur ce
point. Aspirations déréglées vers la liberté ou générosité maladroite, peu
importe ! Derrière toute faute, l’histoire nous montre l’infaillible
Némésis !
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