Les guerres d’Hannibal avaient mis une interruption forcée
à l’œuvre de l’extension de l’empire Romain jusqu’à la frontière des Alpes,
ou, comme l’on disait déjà, jusqu’à la frontière de l’Italie, ainsi qu’à l’œuvre
de l’organisation et de la colonisation de la Gaule cisalpine. Il allait
de soi que la République
reprenait les choses au point où elle s’était vue obligée de les laisser. Les
Gaulois, tout les premiers, le savaient. Dès l’année de la paix avec Carthage
(553 [201 av.
J.-C.]), la lutte avait recommencé sur le territoire le plus
voisin celui des Boïes. Les Boïes remportèrent un premier succès sur les
milices romaines de nouvelle et trop rapide formation. Obéissant aux conseils
d’Hamilcar, officier carthaginois de l’armée de Magon, resté dans l’Italie du
Nord après le départ de celui-ci, les Gaulois firent l’année suivante une
levée de boucliers en masse (554 [-200]). Les Romains eurent à combattre non pas seulement
les Boïes et les Insubres, immédiatement exposés à leurs armes, mais aussi
les Ligures, surexcités par l’approche du danger commun : enfin la jeunesse
cénomane, en révolte cette fois contre l’avis de ses chefs plus prudents,
répondit aux cris de détresse des peuples frères. Des deux barrières fermant le passage aux
invasions gauloise, de Plaisance et de Crémone, la première fut
renversée, et, tous les habitants y périrent à l’exception de deux mille
environ : la seconde fut cernée. Les légions coururent du côté où quelque
chose restait à sauver. Une grande bataille se donna sous Crémone. L’habileté
militaire du général carthaginois ne put suppléer à l’infériorité des soldats
: les Gaulois ne tinrent pas devant les légionnaires, et Hamilcar tomba parmi
les morts qui couvraient le champ de bataille. La guerre se prolongea
néanmoins, et l’armée victorieuse a Crémone essuya l’année d’après (555 [-199]), de la
part des Insubres, une sanglante défaite, principalement due à l’incurie de
son chef. En 556 [-198]
seulement, on put à grand’peine rétablir la colonie de Plaisance. Mais pour
cette lutte désespérée il eût fallu être unis, or la désunion affaiblissait
la ligue gauloise. Boïes et Insubres se querellèrent, et non contents de se
retirer de l’alliance nationale, les Cénomans achetèrent un honteux pardon en
trahissant leurs frères. Dans une bataille livrée sur les bords du Mincio par
les Insubres, ils firent tout à coup défection, les attaquèrent à dos, et
aidèrent au massacre (557 [197 av. J.-C.]). Humiliés, laissés seuls en face de
l’ennemi, et Côme ayant été prise, les Insubres conclurent séparément la paix
(558 [-196]).
Cénomans et Insubres surirent des conditions plus dures que celles
d’ordinaire imposées aux alliés italiens. Rome n’oublia point de fixer et de
renforcer la séparation légale entre Italiens et Gaulois. Il fut dit que nul
chez l’un ou l’autre des deux peuples Celtes ne pourrait acquérir le droit de
cité ; on laissa d’ailleurs aux Transpadans leur existence et leurs
institutions nationales : ils continuèrent de vivre organisés, non en cités,
mais en tribus éparses : aucune taxe périodique ne paraît avoir été exigée
d’eux ; et ils eurent pour mission de servir de boulevard aux établissements
romains de la rive cispadane ; et de repousser de la frontière italienne
les hordes venues du nord ou les bandes pillardes cantonnées dans les Alpes,
qui se jetaient à toute heure sur ces fertiles contrées. Leur latinisation, au surplus, alla très
vite : il n’était pas dans le génie de la race gauloise de résister
longuement, comme avaient fait les Sabelliens et les Étrusques. Le fameux
poète comique Statius Cœcilius, mort en 586 [168 av. J.-C.], n’était autre
qu’un Insubre affranchi ; et Polybe qui visita la Gaule cisalpine, vers la
fin du VIe siècle, affirme, non sans exagération, sans doute, qu’il n’y
restait plus qu’un très petit nombre de villages celtiques, encore cachés
sous les contreforts des Alpes. Quant aux Vénètes, ils paraissent avoir
défendu leur nationalité plus longtemps.
Mais la principale attention des Romains se porta, comme
on peut le croire, sur les moyens d’empêcher les incursions des Gaulois
transalpins, et de faire aussi une barrière politique de la barrière
naturelle qui s’élève entre le massif du continent et la péninsule. Déjà la
crainte du nom romain s’était fait jour parmi les cantons voisins d’au delà
des Alpes. Autrement, comment expliquer l’immobilité de ces Gaulois assistant
impassibles à la destruction ou à l’asservissement de leurs frères
cisalpins ? Bien plus, les peuples établis au nord de la chaîne, depuis
les Helvétiens (entre le lac Léman et le Mein), jusqu’aux Carnes
ou Taurisques (Carinthie et Styrie), désapprouvent et
désavouent officiellement, dans leurs réponses aux envoyés de Rome qui leur
ont apporté les griefs de la
République, la tentative de quelques tribus celtes osant
franchir la montagne pour s’établir paisibles dans l’Italie du nord ; et
ces émigrants eux-mêmes, après avoir humblement sollicité du Sénat une
assignation de terres, obéissent dociles à la dure injonction qui leur est
faite d’avoir à repasser les monts (568 et 575 [186-179 av. J.-C.]) : ils
laissent raser la ville que déjà ils avaient fondée aux environs d’Aquilée. Le Sénat ne souffre pas
d’exception à sa règle de prudence ! Désormais les portes des Alpes resteront
fermées aux Celtes. Il punira de peines rigoureuses quiconque, parmi les
sujets cisalpins de Rome, essayerait d’attirer en Italie les essaims des
émigrants. Une tentative de ce genre, dont le théâtre se place à l’angle le
plus enfoncé de la mer Adriatique, dans une contrée jusque-là peu
connue : peut-être aussi, et plus encore, le dessein formé par Philippe
de Macédoine de pénétrer en Italie par la route du nord-est, comme Hannibal
l’avait fait naguère par celle du nord-ouest, amènent la fondation dans ces
parages de la colonie italienne la plus septentrionale (571-573 [183-181 av. J.-C.]).
Aquilée ne fermera pas seulement la route à l’ennemi : elle garantira
aussi la sûreté de la navigation dans ce golfe ouvert et commode, et en même
temps elle aidera à purger ses eaux des incursions des pirates, qui parfois
s’y montrent encore. L’établissement d’Aquilée fit éclater la guerre avec
l’Istrie (576-577 [-178/-177]),
guerre promptement terminée par la prise de quelques châteaux et la chute du
roi Aepulo, et qui n’offre aucun incident à noter, si ce n’est
peut-être la terreur panique dont fut saisie la flotte, à la nouvelle de la
surprise d’un camp romain par une poignée de barbares. Il y eut comme un
frisson qui parcourut toute la
Péninsule.
En deçà du Pô, les Romains procédèrent autrement. Le Sénat
avait pris la ferme résolution d’incorporer le pays à l’Italie romaine. Les
Boïes, atteints dans leur existence, se défendirent avec l’opiniâtreté du
désespoir. Ils passèrent le fleuve, et essayèrent de soulever les Insubres
(560 [194 av.
J.-C.]) : ils bloquèrent un consul dans son camp, et peu s’en
fallut qu’ils ne te détruisissent. Plaisance se défendait péniblement contre
leurs attaques furieuses. Enfin le dernier combat se donna sous Mutine : il
fut long et sanglant, mais les Romains l’emportèrent (561 [-193]). À
partir de là, la lutte n’est plus guerre, mais une chasse aux esclaves.
Bientôt, sur le territoire boïen, il n’y eut plus pour l’homme libre d’asile
que dans le camp des légionnaires : les restes des notables s’y vinrent
réfugier, et le vainqueur put, sans trop se vanter, annoncer à Rome, que de
la nation des Boïes il ne subsistait plus que quelques vieillards et quelques
enfants. Elle se résigna aux rigueurs de son sort. Les Romains exigèrent la
moitié du territoire (563 [-191]). Ils ne pouvaient éprouver de refus, mais même
dans les limites réduites qui leur furent assignées, les Boïes disparurent
vite et se noyèrent dans le peuple vainqueur[1].
Ayant ainsi fait table rase dans la Cisalpine, les Romains
réinstallèrent les forteresses de Plaisance et de Crémone, dont les dernières
années de la guerre avaient emporté ou dispersé les habitants. De nouveaux
colons y furent conduits sur l’ancien territoire des Sénons, ou à côté. Rome
fonda encore Potentia (près de Recanati, non loin d’Ancône (570
[-184])) ;
Pisaurum (Pesaro 570) ; et plus loin, dans le pays boïen
nouvellement acquis, les places fortes de Bononia (565 [-189]) de Mutine
(571 [-183])
et de Parme (571). Déjà Mutine, avant la guerre d’Hannibal, avait reçu
une colonie, dont cette guerre avait interrompu l’organisation définitive.
Comme toujours, des voies militaires furent construites pour relier toutes
les citadelles. La voie Flaminienne fut continuée d’Ariminum, son
point extrême au nord, jusqu’à Plaisance : son prolongement, prit le nom de
voie Émilienne (567 [-187]). La chaussée Cassienne allant de Rome à
Arretium, et qui depuis longtemps existait à titre de voie de communication
municipale, fut reprise et reconstruite par la métropole (probablement en 583
[171 av. J.-C.]).
Mais dès l’an 567 [-187],
elle avait franchi l’Apennin, d’Arretium à Bononia, où elle aboutissait à la
voie Émilienne, raccourcissant par son trajet direct la distance entre Rome
et les villes de la région du Pô. Tous ces travaux eurent pour effet la suppression
de la frontière de l’Apennin entre les territoires italien et gaulois. Le Pô
devint alors la vraie frontière. En deçà, domine désormais le système des
municipes italiques ; au-delà, commencent les cantons celtiques, et le
nom de territoire gaulois (Alter Gallicus) laissé d’ailleurs à la
région d’entre l’Apennin et le Pô n’a plus désormais de signification
politique.
Rome se comporta de même à l’égard de l’âpre contrée du
nord-ouest, où les vallées et les montagnes étaient habitées par les
peuplades éparses et désunies des Ligures. Tout ce qui touchait à la rive
nord de l’Arno fut anéanti. Tel fut notamment le triste sort des Apouans.
Logés sur l’Apennin entre l’Arno et la Magra, ils pillaient et ravageaient sans cesse
tantôt le territoire de Pise, et tantôt celui de Mutine et de Bononia. Ceux
que l’épée épargna furent emmenés dans la basse Italie, aux environs de
Bénévent (574 [180
av. J.-C.]). A l’aide de ces énergiques mesures, la nation tout
entière des Ligures, sur qui, en 578 [-176], Rome eût encore à reprendre la
colonie de Mutine par elle conquise, se vit écrasée ou enfermée dans les
monts d’entre l’Arno et le Pô. La forteresse de Luna construite sur
l’ancien territoire des Apouans (non loin de la Spezzia), couvrit
de ce côté la frontière, comme Aquilée la défendait ailleurs contre les
Transalpins. Rome y gagna un port magnifique qui devint la station ordinaire
des navires à destination de Massalie ou de l’Espagne. Il convient de
reporter aussi à ce temps la construction de la route côtière, ou voie Aurélienne,
allant de Rome à Luna, et de celle transversale, qui, mettant en
communication les voies Aurélienne et Cassienne, conduisait de Luca à Arretium
par Florentia. Avec les tribus plus occidentales, cantonnées dans
l’Apennin génois et dans les Alpes maritimes, les combats continuèrent sans
trêve. C’était là d’incommodes voisins, adonnés à la piraterie sur mer et au
brigandage sur terre. Tous les jours les Pisans et les Massaliotes avaient à
souffrir des incursions de leurs hordes pillardes ou des attaques de leurs
corsaires. Pourchassés sans répit, ils ne se tinrent jamais pour battus, et
peut-être que Rome n’avait pas dessein de les détruire. A côté de la voie de
mer régulière, il y allait de son intérêt, sans doute, de s’ouvrir une
communication terrestre avec la
Gaule transalpine et l’Espagne ; aussi
s’efforça-t-elle de tenir libre, au moins jusqu’aux Alpes, la grande route
côtière allant de Luna à Empuries, par Massalie : mais ce fut
tout. Au delà des Alpes, les Massaliotes se chargeaient de surveiller la côte
pour les voyageurs de terre, et les parages maritimes du golfe pour les
navires romains. Quant au massif de l’intérieur, avec ses infranchissables
vallées et ses rochers, vrais nids des brigands, avec ses habitants pauvres,
alertes et rusés, il fut un excellent champ d’école, où s’endurcissaient et
se formaient les soldats et les officiers des armées de la République.
Des guerres toutes semblables ensanglantèrent la Corse, et plus encore la Sardaigne, où les
insulaires se jetant sur les établissements de la côte, tiraient fréquemment
vengeance des razzias effectuées par les Romains à l’intérieur.
L’histoire a conservé le souvenir de l’expédition de
Tiberius Gracchus contre les Sardes (577 [177 av. J.-C.]), non point tant parce
qu’il les avait pacifiés, que, parce
qu’il se vantait de leur avoir tué 80.000 hommes et d’avoir envoyé à Rome une
immense multitude d’esclaves. À vil prix comme un
Sarde ! était alors une phrase proverbiale.
Mais en Afrique, la politique de Rome se montre à la fois étroite
dans ses vues, et sans aucune générosité. Toute à la pensée de mettre
obstacle à la résurrection de la puissance de Carthage, elle tient la
malheureuse ville sous une pression
perpétuelle : comme une épée de Damoclès, la déclaration de guerre est
constamment suspendue sur sa tête. Voyez tout d’abord le traité de paix de
553 [-201].
S’il laissé aux Carthaginois leur ancien territoire, il n’en garantit pas
moins à Massinissa, leur redoutable voisin, toutes les possessions qui lui
appartenaient, à lui ou à ses ancêtres, au dedans des limites carthaginoises.
Une telle clause ne semble-t-elle pas écrite exprès pour créer les
difficultés, bien plutôt que pour les aplanir ? Il en faut dire autant
de cette autre condition imposée aux Phéniciens, de ne jamais faire la guerre
aux alliés de Rome ; en, telle sorte, que selon la lettre du traité, ils
n’avaient pas même le droit de repousser le Numide lorsqu’il envahissait le
territoire qui leur appartenait sans conteste. Enlacés qu’ils étaient dans
ces clauses perfides, avec leurs frontières, en Afrique, incertaines et tous
les jours débattues ; placés entre un voisin puissant que rien
n’arrêtait, et un vainqueur à la fois juge et partie dans tout litige, la
condition des Carthaginois était, dès le début, mauvaise, et à la pratique,
elle fut reconnue pire encore qu’ils ne s’y attendaient.. Dès l’an 561 [193 av. J.-C.],
Massinissa les attaque sous de frivoles prétextes : la contrée la plus riche
de leur empire, le pays d’Empories sur la petite Syrte (Byzacène),
est pillée en partie, en partie occupée par les Numides. Puis les
empiétements se continuant tous les jours, toute la campagne est enlevée :
les Carthaginois ne se maintiennent plus qu’avec peine dans les localités les
plus importantes. Dans ces deux dernières années
seulement, viennent-ils dire à Rome en 582 [-172], il
nous a été arraché soixante-dix villages ! Ils envoient en Italie
message sur message : ils conjurent le Sénat ou de leur permettre de se
défendre les armes à la main, ou d’envoyer sur les lieux un plénipotentiaire,
ou enfin de délimiter leur frontière, en telle sorte qu’ils sachent une bonne
fois ce que la paix leur coûte. Qu’ils soient purement et simplement déclarés
sujets de Rome, plutôt que d’être ainsi livrés en détail aux Libyens ! —
Mais le gouvernement romain, qui, dès 554 [-200], avait fait luire aux yeux de
son client numide, la perspective d’un accroissement de territoire,
naturellement aux dépens de Carthage, ne vit pas grand mal à ce que celui-ci
fit main basse sur la proie promise. Il refréna cependant une ou deux fois
l’ardeur avide et excessive des Libyens, acharnés à tirer pleine vengeance de
leurs souffrances passées. Au fond, c’était dans ce seul et unique but que
Rome avait fait de Massinissa le voisin immédiat de Carthage. Les plaintes,
ni les supplications n’amenèrent rien d’efficace. Tantôt les commissaires
romains, venus en Afrique, s’en retournaient sans rendre leur sentence, après
longue enquête faite tantôt quand le procès se suivait à Rome, les envoyés de
Massinissa prétextaient l’absence d’instructions, et l’ajournement était
prononcé. Il fallait une patience vraiment phénicienne aux Carthaginois, pour
savoir se résigner à une situation intenable, et pour se montrer, en outre,
prêts à tous les services, obéissants jusqu’à la prévenance ;
infatigablement dociles enfin envers ces maîtres si durs, dont ils briguaient
la dédaigneuse faveur, par de riches envois de blés.
Toutefois, dans cette attitude des vaincus, il n’y avait
pas seulement patience et résignation. Le parti patriote n’était pas mort. Il
avait encore à sa tête le héros, qui, en quelque lieu que le mit le sort,
restait redoutable aux Romains. Ce parti n’avait point renoncé pour toujours
à profiter des complications prochaines et faciles à prévoir entre Rome et les
empires de l’Est. Alors, peut-être, il redeviendrait possible de recommencer
la lutte. Les grands desseins d’Hamilcar et de ses fils avaient péri
principalement par la faute de l’oligarchie de Carthage. Il fallait, en vue
des futurs combats, refaire d’abord ses institutions. La réforme politique et
financière s’opéra donc, sous la pression de la nécessité, qui montrait la
voie meilleure ; sous l’influence des idées sages et grandes d’Hannibal,
et de son empire merveilleux sur les hommes. Les oligarques avaient comblé la
mesure de leurs criminelles folies en commençant contre le grand capitaine
une instruction en forme, pour avoir à dessein omis
de prendre Rome d’assaut, et pour s’être frauduleusement emparé du butin
ramassé en Italie. Leur faction corrompue fut abattue et dispersée sur
la motion d’Hannibal lui-même. A sa place il installa un régime démocratique
mieux approprié aux besoins du peuple (avant 559 [195 av. J.-C.]). On fit rentrer
l’arriéré et les sommés détournées : on organisa un contrôle régulier, et
bientôt les finances remises sur un pied excellent, permirent de payer la
contribution de guerre due à Rome, sans surcharger, les citoyens d’impôts
additionnels. Rome, alors sur le point d’entamer la lutte avec le Grand-Roi,
en Asie, suivait ces progrès, comme on pense, d’un oeil inquiet et
jaloux : ce n’était point imagination pure, que de redouter et de
prévoir le débarquement d’une flotte carthaginoise en Italie, et une seconde
guerre conduite par Hannibal, pendant que les légions seraient occupées en
Asie mineure. Il y aurait injustice à faire aux Romains un gros crime d’avoir
envoyé à Carthage des ambassadeurs, probablement chargés de demander
qu’Hannibal leur fût remis (559 [-195]). Certes, on se sent un profond mépris pour ces
oligarques rancuneux, écrivant lettre sur lettre aux ennemis de leur patrie,
et dénonçant les intelligences secrètes du grand homme qui les avait
renversés avec les puissances hostiles à Rome. Mais leurs accusations étaient
fondées, tout porte à le croire. La mission des envoyés romains contenait le
honteux aveu des terreurs de la puissante République. Elle tremblait devant
un simple suffète de Carthage ! Conséquent avec lui-même, et
généreux jusqu’au bout, le fier vainqueur de Zama avait en plein Sénat
combattu la mesure. Une telle confession, dans la bouche des Romains, était
après tout celle de la vérité nue. Rome ne pouvait tolérer à la tête du
gouvernement de Carthage Hannibal et son extraordinaire génie. La politique
de sentiment n’était point ici de mise. Quant à Hannibal, le poids que Rome
attachait à son nom n’était pas fait pour l’étonner. Comme il avait combattu
les Romains, lui seul et non Carthage, il eut à son tour aussi à subir la
condition du vaincu. Les Carthaginois s’humilièrent. Ils durent remercier le
ciel, quand le héros, toujours prudent et rapide dans ses décisions, s’enfuit
en Orient, leur épargnant l’ignominie plus grande, et ne leur laissant que
l’ignominie moindre à commettre. Ils bannirent à toujours leur plus grand
citoyen, confisquèrent ses biens, et rasèrent sa maison. — Ainsi s’accomplit,
en la personne d’Hannibal, cette profonde maxime que ceux-là
comptent parmi les favoris des dieux, à qui les dieux versent comble la
mesure des joies et des douleurs !
Son départ, et ce fut là le tort nouveau de Rome, ne
changea rien à la conduite de celle-ci. Plus que jamais, elle se montra dure,
soupçonneuse et vexatoire envers la ville infortunée. Les factions s’y
agitaient toujours : mais une fois éloigné l’homme étonnant qui avait presque
changé la marche du monde politique, la faction des patriotes dans Carthage
n’avait guère plus d’importance que celle des patriotes en Étolie ou en
Achaïe. Parmi les agitateurs, il en était quelques-uns qui, non sans une
certaine sagesse, auraient voulu se réconcilier avec Massinissa, et faire de
leur oppresseur du moment le sauteur des Phéniciens. Mais ni le parti
national, ni le parti libyen dans la faction patriote, ne put s’emparer du
gouvernail : il resta dans les mains des oligarques, philo-romains. Or
ceux-ci, sans renoncer à tout jamais à l’avenir, s’entêtaient dans le présent
à ne chercher le salut et la liberté intérieure de Carthage, que dans le
protectorat de la
République. Certes il y avait là de quoi tranquilliser
Rome. Néanmoins ni la multitude, ni les gouvernants, ceux du moins qui
avaient le cœur moins haut placé, n’y pouvaient maîtriser leurs craintes.
D’un autre côté, les marchands romains portaient toujours envie à cette
ville, restée en possession de sa vaste clientèle commerciale en dépit de sa
déchéance politique, et toujours puissante par ses richesses et ses
inépuisables ressources. Déjà, en 567 [187 av. J.-C.], le gouvernement
carthaginois avait offert le paiement intégral et anticipé des annuités de la
taxe de guerre stipulée par le traité de 553 [-201]. Mais Rome, qui tenait bien plus
à avoir Carthage comme tributaire qu’à toucher sa créance, répondit par un
refus, tout en constatant une fois de plus que, malgré ses efforts et tous
les moyens employés, Carthage n’était en aucune façon ruinée, et que la
ruiner était impossible. Les rumeurs reprirent cours : on disait que les
perfides Phéniciens se livraient à de sourdes menées. Tantôt on avait vu dans
Carthage un émissaire d’Hannibal, Ariston de Tyr, dépêché tout exprès
pour y annoncer au peuple l’arrivée prochaine d’une flotte asiatique (561 [193 av. J.-C.])
: tantôt le Sénat réuni de nuit dans le temple de l’Esculape carthaginois y
avait secrètement donné audience aux ambassadeurs de Persée (581 [-173]) : une
autre fois il n’était question dans Rome que de la flotte formidable armée à
Carthage dans l’intérêt du roi macédonien (583 [-171]). Très probablement il n’y
avait rien au fond de tous ces bruits si ce n’est les sottes imaginations de
quelques rêveurs ; mais qu’importe, s’ils étaient le signal de nouvelles
exigences de la part de la diplomatie romaine, de nouvelles incursions de la
part de Massinissa ? Moins il y avait de bon sens et d’intelligence à la
subir, plus allait, s’enracinant dans les esprits, la conviction qu’une
troisième guerre punique était absolument nécessaire pour se débarrasser de
la rivale de Rome.
Mais pendant que la puissance des Phéniciens décroît dans
leur patrie d’élection, comme déjà elle est tombée dans leur patrie
d’origine, un nouvel état grandit à côté d’eux. Depuis les temps
antéhistoriques jusqu’à nos jours, la côte septentrionale de l’Afrique a été
habitée par un peuple, qui dans sa langue s’appelle les Schilah ou Tamazigt,
et que les Grecs et les Romains ont désigné sous le nom de Nomades ou Numides
peuple pasteur. Les Arabes le
désignent sous le nom de Berbères, qu’ils appellent aussi Schâwie (pasteurs), pour nous, nous les nommons Berbères
ou Kabyles. A en juger par son idiome, ce peuple ne se rattache à
aucune autre race connue. A l’époque des prospérités de Carthage, si l’on
excepte toutefois ceux qui vivaient dans les alentours immédiats de la ville
ou qui se tenaient le long de la côte, les Numides avaient su se maintenir
indépendants. Mais tout en s’obstinant dans leur genre de vie pastorale ou
équestre, comme font les habitants actuels de l’Atlas, ils avaient reçu
l’alphabet phénicien et les rudiments de la civilisation phénicienne, et
souvent leurs scheiks faisaient élever leurs fils à Carthage et
s’alliaient par mariage avec les Carthaginois. Comme il n’entrait point dans
la politique de Rome d’avoir des possessions et des établissements en propre
en Afrique, elle préféra y favoriser l’essor d’une puissance trop peu
considérable encore pour n’avoir pas besoin de protection, assez forte déjà
pour comprimer Carthage abattue, réduite à son territoire africain, et pour
lui rendre tout libre mouvement au dehors impossible. Les princes indigènes
donnaient le moyen cherché. À l’heure des guerres d’Hannibal les peuples du
nord de l’Afrique obéissaient à trois grands chefs ou rois, traînant à leur
suite une multitude d’autres princes feudataires, selon la coutume locale. Le
roi maure Bocchar venait le premier. Ses États allaient de l’océan
Atlantique au fleuve Molochath (auj. l’Oued
M’louia, sur la frontière marocaine de l’Algérie). Après lui, on
rencontrait Syphax, roi des Massaesyliens, maître de la contrée située
entre la M’louia
et le cap Percé[2], s’étendant,
comme on voit, sur les deux provinces actuelles d’Oran et d’Alger.
Le troisième enfin n’était autre que Massinissa, le roi des Massyles,
dont le territoire allait du cap Percé à la frontière de Carthage (province
de Constantine). Le plus puissant d’entre eux, Syphax, roi de Siga
[prés de l’embouchure de la Tafna],
avait été vaincu durant la dernière guerre punique. Emmené captif en Italie,
il y était mort dans sa prison, et la plus grande partie de son vaste royaume
avait passé dans les mains de Massinissa. En vain Vermina, son fils,
qui à force d’humbles supplications avait obtenu des Romains la restitution
d’une parcelle des États paternels (554 [200 av. J.-C.]), avait tenté de ravir
à l’allié plus ancien et préféré de la République le titre fructueux d’exécuteur des
hautes œuvres contre Carthage ; il n’avait rien pu gagner de plus. Massinissa
fut donc le vrai fondateur du royaume numide. Choix ou hasard, jamais l’homme
qu’il fallait à la situation n’a été mieux trouvé. Sain et souple de corps
jusque dans sa vieillesse, sobre et calme comme un Arabe, supportant sans
peine les plus dures fatigués ; comme lui épiant, immobile à la même
place, du matin jusqu’au soir, ou chevauchant sans interruption vingt-quatre
heures de suite : éprouvé comme soldat ou général dans les vicissitudes
aventureuses de sa jeunesse, et sur les champs de bataille de l’Espagne ;
possédant à fond l’art plus difficile d’imposer la règle dans sa nombreuse
maison, et de maintenir l’ordre dans ses états ; également prêt à se
jeter, sans nulle honte, aux pieds d’un protecteur plus puissant, ou à
marcher sans pitié sur le corps de son ennemi plus faible : de plus,
connaissant à fond la situation de Carthage, où il avait été élevé et avait
fréquenté les plus notables maisons ; rempli enfin d’une haine amère et toute
africaine contre ses anciens oppresseurs, cet homme remarquable fut l’âme du
mouvement de son peuple dans sa voie de transformation. En lui s’étaient
incarnés les vertus et les vices de sa race. La fortune le seconda en tout et
lui laissa le temps d’accomplir son œuvre. Il mourût dans la
quatre-vingt-dixième année de sa vie (516-605 [238-149 av. J.-C.]), dans la
soixantième de son règne, conservant jusqu’au bout ses forces physiques et
intellectuelles, laissant un fils âgé d’une année, et le renom de l’homme le
plus vigoureux, du meilleur et du plus heureux roi de son siècle. Nous avons
fait voir déjà la partialité calculée des Romains dans la conduite de leur
politique africaine, et comment Massinissa, mettant ardemment à profit leur
bonne volonté tacite, agrandissait tous les jours son royaume aux dépens de
Carthage. Toute la région de l’intérieur jusqu’à la limite du désert se
rangea comme d’elle-même sous son sceptre : la vallée supérieure du Bagradas (Medjerdah) avec la ville de Vaga
se soumit à lui : il étendit ses conquêtes jusque sur la côte à l’est de
Carthage et s’empara de la
Grande Leptis, l’antique colonie de Sidon [Lébédah], et d’autres pays
circonvoisins. Son royaume allait de la frontière mauritanienne à celle de la Cyrénaïque, et
enveloppait de tous les côtés le domaine réduit de Carthage ; les Phéniciens
étaient comme étouffés par lui. Nul doute qu’il ne vît dans Carthage sa
future capitale : témoin le parti libyen que nous y avons déjà vu à l’œuvre,
mais ce n’était point seulement par la perte de son territoire que la
métropole phénicienne avait souffert. A l’instigation de Massinissa les
pasteurs de la Libye
étaient devenus un autre peuple : imitant l’exemple de leur prince qui
élargissait, partout les travaux de l’agriculture, et laissa d’immenses
domaines en plein rapport à chacun de ses fils, les Numides se fixèrent sur
le sol, et entamèrent aussi le travail de leurs champs. En même temps que de
ses nomades il faisait des citoyens, il changeait ses hordes de pillards en
bataillons de soldats, dignes désormais de combattre à côté des légions
romaines, et à sa mort, il légua à son successeur un trésor richement rempli,
une armée bien disciplinée et même une flotte. Cirta (Constantine),
sa résidence royale était devenue la florissante capitale d’un puissant état,
l’un des grands centres de la civilisation phénicienne que le roi Berbère
s’appliquait à propager, en vue de l’empire carthaginois-numide auquel
tendais son ambition. Les Libyens, avant lui opprimés, se relevaient à leurs
propres yeux : la langue, les mœurs nationales, reconquirent leur terrain
dans les vieilles villes phéniciennes et jusque dans Leptis la Grande. Le simple
Berbère se sentit l’égal du Phénicien et bientôt son supérieur, sous l’égide
de la République :
un jour les envoyés de Carthage à Rome s’entendirent répondre qu’ils
n’étaient que des étrangers, et que le pays appartenait aux Libyens. Enfin
l’on trouve la civilisation nationale et phénicienne vivace encore et
puissante dans le nord de l’Afrique jusque sous le niveau des empereurs de
Rome : elle devait moins assurément à Carthage qu’aux efforts de Massinissa.
En Espagne, les villes grecques et phéniciennes de la
côte, Empories (Ampurias),
Sagonte, Carthagène, Malaca, Gadès, se soumirent d’autant plus
volontiers à la domination romaine que laissées à elles-mêmes ; elles
eussent eu peine à se défendre contre les indigènes. Par les mêmes raisons,
Massalie, quoique autrement forte et grande, se rattacha sans hésiter et
étroitement à la
République. Lui servant tous les jours de station entre
l’Italie et l’Espagne, elle avait dans Rome une puissante protectrice assurée.
Mais les indigènes d’Espagne donnèrent incroyablement à faire aux Romains.
Non qu’il n’y eût à l’intérieur du pays quelques éléments de civilisation
propre, et dont nous ne saurions d’ailleurs suffisamment retracer le tableau.
Nous trouvons chez les Ibères une écriture nationale au loin répandue, qui se
divise en deux branches principales : celle d’en deçà de l’Èbre et celle
de l’Andalousie. L’une et l’autre se subdivisant sans doute en une foule de
rameaux, remontaient jusque dans les temps anciens et se renouaient à
l’ancien alphabet grec plutôt qu’à celui des Phéniciens. On rapporte que les Turdétans
(pays de Séville) possédaient
d’antiques chants, un code de lois versifiées contenant six mille vers, et
des annales historiques. Ce peuple était assurément l’un des plus avancés
parmi tous les autres : il était aussi l’un des moins belliqueux ; et ne
faisait la guerre qu’avec des soldats mercenaires. C’est à la même contrée
que s’appliquent les récits de Polybe, lorsque parlant de l’état florissant
de l’agriculture et de l’élève des bestiaux chez les Espagnols, il raconte
que faute de débouchés suffisants le blé et la viande y étaient à vil prix,
et énumère les magnificences des palais des rois, avec leurs vases d’or et d’argent
remplis de vin d’orge. Une partie de
l’Espagne, tout au moins, s’appropria rapidement les usages de la
civilisation romaine, et même se latinisa de meilleure heure que les autres
provinces transmaritimes. Les bains chauds par exemple, sont dès cette époque
dans les habitudes des indigènes, à l’instar de l’Italie. Il en est de même
de la monnaie romaine : nulle part hors de l’Italie elle n’entre aussi vite
dans la circulation usuelle, et la monnaie frappée en Espagne l’imite et la
prend pour type, ce dont les riches mines d’argent locales donnent aisément
l’explication. L’argent d’Osca (Huesca en Aragon), ou le denier
espagnol avec légende en langue ibère est mentionné dès 559 [195 av. J.-C.],
et son monnayage en effet ne peut avoir commencé beaucoup plus tard,
puisqu’il est l’exacte copie de l’ancien denier romain. Mais s’il est
vrai que dans le sud et dans l’est, les indigènes avaient ouvert en quelque
sorte le chemin à la civilisation et à la domination romaines, et si elles
s’y implantèrent sans obstacle, il n’en fut point ainsi, tant s’en faut, dans
l’ouest, dans le nord et à l’intérieur du pays. Là, les nombreuses et rudes
peuplades se montraient absolument réfractaires. A Intercatia [non loin de Palencia (Palantia), chez
les Vaccéens, dans la
Tarraconaise] par exemple, l’usage de l’or et
de l’argent était ignoré encore vers l’an 600 [154, av. J.-C.]. Elles ne
s’entendaient ni entre elles, ni avec les Romains. La hauteur chevaleresque
de l’esprit chez les hommes, et au moins autant chez les lemmes, formait le
trait caractéristique de ces libres Espagnols. En envoyant son fils au
combat, la mère l’enflammait par le récit des exploits des aïeux, et la jeune
fille allait spontanément offrir sa main au plus brave. Ils pratiquaient les
duels, soit pour remporter le prix de la valeur guerrière, soit pour vider
leurs litiges. Les questions d’héritage entre les princes, parents du chef
défunt, étaient ainsi tranchées.
Fréquemment, un guerrier illustre sortait des rangs et
s’en allait devant l’ennemi provoquer, en l’appelant par son nom un
adversaire choisi : le vaincu laissait au vainqueur son épée et son manteau,
et parfois concluait avec lui le pacte d’hospitalité. Vingt ans après les
guerres d’Hannibal, la petite cité celtibère de Complega (vers les sources du Tage) fit savoir au
général des Romains qu’elle réclamait par chaque homme tombé dans la bataille
un cheval et un manteau, ajoutant qu’il lui en coûterait cher s’il refusait.
Excessifs dans leur fierté et leur honneur militaire, beaucoup ne voulaient
pas survivre à la honte de se voir désarmés. Avec cela, toujours prêts à
suivre le premier recruteur venu, à aller jouer leur vie dans la querelle des
étrangers : témoin ce message qu’un Romain, qui les savait par cœur,
expédia un jour à une bande de Celtibères, à la solde des Turdétans : Ou retournez chez vous, ou passez au service de Rome avec
double paye, ou fixez le lieu et le jour pour le combat ! Que si
nul ne venait les acheter, ils se réunissaient en bandes et allaient
guerroyer pour leur compte, ravageant les contrées où régnait la paix,
prenant et occupant les villes,
absolument comme les brigands de Campanie. Telle était l’insécurité, la
sauvagerie des régions de l’intérieur qu’on regardait chez les Romains comme
une peine rigoureuse d’être interné dans l’ouest de Carthagène, et qu’au
moindre trouble sur un point de la contrée les commandants romains dans l’Espagne
ultérieure ne se mouvaient plus sans une escorte sûre, comptant parfois
jusqu’à six mille hommes. En veut-on une autre preuve ? Empuries, à la
pointe occidentale des Pyrénées, formait une double ville gréco espagnole, où
les colons grecs vivaient côte à côte avec leurs voisins. Installés tous sur
une presqu’île séparée de la cité espagnole, du côté de la terre, par une
forte muraille, ils y plaçaient chaque nuit, pour la garder, le tiers de
leurs milices civiques, et à la porte unique, un de leurs premiers magistrats
se tenait à toute heure. Nul Espagnol n’avait l’entrée : les Grecs
n’apportaient les marchandises à vendre aux indigènes que sous bonne et
solide escorte.
C’était une rude tâche que s’imposaient les Romains, à
vouloir dompter et, civiliser quand même ces peuples turbulents, amoureux des
combats, ardents déjà à la façon du Cid, et emportés comme Don
Quichotte. Militairement parlant, l’entreprise n’offrait pas de grandes
difficultés. Sans nul doute, les Espagnols avaient fait voir derrière les
murailles, de leurs villes ou à la suite d’Hannibal, qu’ils n’étaient point
de méprisables adversaires : souvent ils firent reculer ou ébranlèrent les
légions, quand leurs colonnes d’attaque se lançaient sur elles, terribles et
armées de la courte épée à deux tranchants que les Romains leur empruntèrent
plus tard. S’ils avaient pu se soumettre à la discipline ; s’ils avaient eu
quelque cohésion politique, ils eussent été assez forts, peut-être, pour
repousser victorieusement l’envahisseur venu de l’étranger : mais leur
bravoure était, celle du guérillero et non celle du soldat, et le sens
politique leur faisait absolument défaut. Il n’y eut jamais chez eux ni la
guerre ni la paix, à vrai dire, comme le leur reprochera César un jour : en
paix, ils ne se tinrent jamais tranquilles ; en guerre, ils se comportèrent
toujours mal. Les généraux de Rome culbutaient aisément les bandes d’insurgés
auxquelles ils avaient affaire : mais l’homme d’État romain ne savait où se
prendre pour apaiser leurs incessantes révoltes et leur donner la
civilisation : tous les moyens employés n’étaient que des palliatifs, dès que
hors d’Italie on ne voulait pas encore, à l’époque où nous sommes, avoir
recours au seul et unique procédé qui eût pu être efficace, à la colonisation
latine sur une grande échelle.
Le pays acquis par Rome au cours des guerres d’Hannibal se
divisait naturellement en deux vastes régions : l’ancien domaine de Carthage,
comprenant les provinces modernes d’Andalousie, de Grenade, de Murcie,
et de Valence ; et la région de l’Èbre, ou la Catalogne et l’Aragon
actuels, station principale des armées romaines durant la seconde guerre
punique. Ces deux contrées formèrent plus tard les noyaux des deux Provinces
ultérieure et citérieure. Quant à l’intérieur du pays, où sont
aujourd’hui l’une et l’autre Castille, les Romains lui donnaient le
nom de Celtibérie. Ils voulurent aussi le conquérir pied à pied, se contentant
de tenir en bride les habitants de l’ouest, les Lusitaniens entre autres (Portugal et Estramadure), et de
les repousser quand ils envahissaient l’Espagne romaine. Restaient les
peuples de la côte septentrionale les Galléques, les Asturiens
et les Cantabres [Galice, Asturie
et Biscaye] : ceux-là, Rome les laissa complètement de
côté.
Mais pour se maintenir et se fortifier dans les conquêtes
récentes, il fallait une armée permanente d’occupation : le gouverneur de
l’Espagne citérieure avait entre autres à tenir en bride les Celtibères, et
celui de l’Espagne ultérieure à repousser chaque année les attaques des
Lusitaniens. Il devint nécessaire d’avoir constamment sur pied quatre fortes
légions, soit environ 40.000 hommes, sans compter les milices du pays soumis
qui venaient s’y joindre, et les renforcer sur les réquisitions des Romains :
mesure nouvelle et sous un double rapport fort grave. Entreprenant pour la
première fois du moins, sur une vaste échelle et d’une façon continue,
l’occupation de toute une populeuse contrée, il fallut, pour y pourvoir,
allonger le temps du service des légionnaires. N’envoyer les troupes en
Espagne que dans les conditions du congé ordinaire, alors que les exigences
de la guerre étaient purement transitoires ; ne garder les hommes dans
les cadres que pour un an, par exemple, comme il était d’usage, sauf dans les
guerres difficiles et dans les expéditions importantes, c’eut été aller à
l’encontre des nécessités réelles dé la situation ; c’eut été laisser presque
sans défense ces fonctionnaires préposés à des gouvernements éloignés au delà
des mers, en butte à des révoltes continuelles. Retirer les légions était
chose impossible : les licencier par masses était chose au plus haut point
périlleuse. Les Romains commencèrent à sentir que l’établissement de la
domination d’un peuple sur un autre ne coûte point cher seulement à celui qui
porte les chaînes, mais aussi à celui qui les impose. On murmurait tout haut
dans le Forum contre les odieuses rigueurs du recrutement pour l’Espagne.
Quand les chefs de corps se refusèrent, et avec raison, au licenciement de
leurs légions après le temps expiré, il y eut des émeutes, et les soldats
menacèrent de quitter l’armée, malgré toutes les défenses.
Pour ce qui est des opérations même de la guerre, on peut
dire qu’elles n’avaient qu’une importance secondaire. Elles recommencent
après le départ de Scipion, et durent pendant tout le temps de la lutte avec
Hannibal. Quand la paix est conclue avec Carthage (553 [201 av. J.-C.]),
le calme se fait aussi dans la
Péninsule ; mais il est bien vite troublé. En 557 [-197] une insurrection générale met le feu aux deux
provinces ; le gouverneur de l’Espagne citérieure se voit serré de
près ; celui de l’Espagne ultérieure est battu complètement et tué. Tout
est à recommencer. Un habile préteur, Quintius Minucius a pu parer au
premier danger, mais le Sénat juge prudent d’envoyer sur les lieux un consul.
C’était Marcus Caton (559 [-195]). A son arrivée à Empories, il trouve la province
en deçà de l’Ebre inondée d’insurgés : à peine, avec la place où il débarque,
s’il reste encore à l’intérieur un ou deux châteaux qui tiennent encore.
L’armée consulaire livre bataille aux révoltés après une lutte sanglante et
corps à corps, la tactique romaine l’emporte, grâce à des réservés sagement
ménagées, et qui entrent en ligne au moment décisif. Toute la Citérieure se soumet,
soumission qui n’en est point une, car au bruit du départ du consul pour
l’Italie, le soulèvement recommence, mais la nouvelle était fausse. Caton
écrase rapidement les peuplades deux fois coupables de révolte : il vend en
masse les captifs comme esclaves ; ordonne le désarmement de tous les
Espagnols de la province. Enfin toutes les villes indigènes, des Pyrénées au
Guadalquivir, reçoivent l’ordre d’abattre leurs murailles le même jour. Dans
l’ignorance où chacune était de l’universalité de la mesure ; n’ayant
d’ailleurs point le temps de se reconnaître et de se concerter elles
obéissent presque toutes, et s’il en est quelques unes qui résistent, à la
vue des Romains se présentant en armes, elles n’osent affronter les maux d’un
assaut. — Ces moyens énergiques produisirent un effet durable. Néanmoins, il
ne se passa guère d’année où il ne fallut dans la province soi-disant pacifiée réduire encore quelque vallée, quelque
forteresse perchée sur un rocher. Les incursions continuelles des Lusitaniens
dans l’Espagne ultérieure donnèrent aussi maille à partir aux Romains,
parfois battus dans de rudes rencontres. En 563 [191 av. J.-C.], par exemple,
leur armée dut abandonner son camp après avoir perdu nombre de soldats, et
s’en revenir au plus vite en pays ami. Après deux victoires, remportées l’une
en 565 [-189]
par le consul Lucius Æmilius Paullus, l’autre plus considérable
encore, où se signala au delà du Tage la bravoure d’un autre préteur, Gaius
Calpurnius (569 [-185]),
les Lusitaniens se tinrent pour quelque temps tranquilles.
En deçà de l’Èbre, la domination des Romains sur les
Celtibères, simplement nominale jusque là, s’affermit par les efforts de Quintus
Fulvius Flaccus, qui les défit tous en 573 [181 av. J.-C.], et réduisit les
cantons les plus voisins, et par les efforts surtout de Tiberius Gracchus
son successeur (575-576 [-179/-178]). Celui-ci soumit trois cents villes ou villages,
mais sa douceur et son habileté lui profitant mieux encore que la force, il
établit enfin d’une manière durable l’empire de Rome sur ces fières et
droites natures. Le premier il sut amener les notables de la nation à prendre
du service dans les rangs des légionnaires : il se créa parmi eux une
clientèle ; assigna des terres aux bandes errantes, ou les réunit dans les
villes (témoin la cité espagnole de Graccurris
[l’ancienne Illurcis[3]] à laquelle il avait donné son nom romain).
C’était là le meilleur remède à la piraterie de terre ! Enfin il régla
par de justes et sages traités les rapports entre les divers peuples et les
Romains, arrêtant ainsi dans leur source les insurrections futures. Sa
mémoire resta vénérée, et malgré de fréquents et partiels tressaillements, on
peut dire qu’après lui la
Péninsule, relativement du moins, a connu le repos.
Tout en ressemblant à l’administration de la Sardaigne et de la Sicile, celle des deux
provinces espagnoles ne fut cependant point identique. Ici comme là, le pouvoir
suprême fut confié à deux proconsuls, pour la première fois nommés en 557 [197 av. J.-C.].
Cette même année les frontières furent délimitées, et l’organisation
administrative complétée dans l’une et l’autre Espagne. La loi Bœbia
(562 ? [-192])
décida sagement que les préteurs pour la Péninsule seraient à l’avenir nommés pour deux
ans : malheureusement les compétitions croissantes en vue des hauts emplois,
et la jalousie du Sénat à l’encontre des hauts fonctionnaires, empêchèrent
son application régulière : la biennalité des prétures resta l’exception,
même dans ces provinces lointaines, difficiles à connaître pour
l’administrateur ; et tous les douze mois le préteur en charge se voyait
dépossédé par l’effet d’une mutation intempestive. Toutes les cités soumises
étaient tributaires : mais au lieu des dîmes et péages réclamés aux Siciliens
et aux Sardes, les Romains, faisant ce que les Carthaginois avaient fait
avant eux, levaient sur les peuplades et les villes d’Espagne des taxes fixes
en argent ou d’autres redevances en nature. Seulement, sur la plainte des
intéressés, le Sénat défendit en 583 [-171] de les percevoir à l’avenir par
la voie des réquisitions militaires. Les prestations en céréales étaient
fournies contre indemnité : les préteurs ne pouvaient réclamer que le
vingtième de la récolte, et de plus, le même sénatus-consulte interdisait à
l’autorité suprême locale de fixer toute seule le tarif de la valeur en taxe.
En revanche et par une mesure toute différente de celles prises ailleurs et
notamment dans la tranquille Sicile, les Espagnols eurent à fournir leurs
contingents aux armées, contingents soigneusement réglés par les traités.
Souvent, aussi leurs villes reçurent le droit de battre monnaie, tandis qu’en
Sicile, au contraire, Rome se l’était réservé à titre régalien. Ici, elle
avait trop besoin du concours de ses sujets, pour ne pas leur donner les
institutions provinciales les plus douces, et y conformer de même son
administration. Parmi les cités les plus favorisées, on comptait d’abord les
villes maritimes de fondation grecque, phénicienne ou romaine même, comme
Gades, Tarragone, colonnes et soutiens naturels de son empire. Rome les avait
admises à titre tout particulier dans son alliance. — Somme toute,
financièrement et militairement parlant, l’Espagne coûtait, à la République, plus
qu’elle ne rapportait, et l’on peut se demander pourquoi elle ne s’était pas
débarrassée de son onéreuse conquête, alors que les conquêtes transmaritimes
ne cadraient manifestement point encore avec les visées de sa politique
extérieure. Sans doute, elle avait pris en grande considération les intérêts
du commerce croissant, les richesses de l’Espagne en minerais de fer, ses
mines d’argent plus riches encore et depuis longtemps fameuses jusque dans
l’Orient[4] ; elle s’en était
emparée, comme Carthage avant elle, et Marcus Caton, lui-même, en avait
organisé l’exploitation (559 [195 av. J.-C.]). Mais la, raison déterminante de son
occupation directe est à mon sens celle-ci. Il n’y avait point en Espagne de
puissance intermédiaire, comme la république massaliote dans les Gaules,
comme le royaume numide en Libye. Or, abandonner la Péninsule à elle-même,
c’eût été l’offrir de nouveau à l’ambition d’une autre famille de Barcides,
et des aventuriers qui ne manqueraient pas d’accourir aussitôt pour s’y
tailler un empire !
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