L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre VII — L’occident après la paix avec Hannibal, jusqu’à la fin de la troisième période.

 

 

Les guerres d’Hannibal avaient mis une interruption forcée à l’œuvre de l’extension de l’empire Romain jusqu’à la frontière des Alpes, ou, comme l’on disait déjà, jusqu’à la frontière de l’Italie, ainsi qu’à l’œuvre de l’organisation et de la colonisation de la Gaule cisalpine. Il allait de soi que la République reprenait les choses au point où elle s’était vue obligée de les laisser. Les Gaulois, tout les premiers, le savaient. Dès l’année de la paix avec Carthage (553 [201 av. J.-C.]), la lutte avait recommencé sur le territoire le plus voisin celui des Boïes. Les Boïes remportèrent un premier succès sur les milices romaines de nouvelle et trop rapide formation. Obéissant aux conseils d’Hamilcar, officier carthaginois de l’armée de Magon, resté dans l’Italie du Nord après le départ de celui-ci, les Gaulois firent l’année suivante une levée de boucliers en masse (554 [-200]). Les Romains eurent à combattre non pas seulement les Boïes et les Insubres, immédiatement exposés à leurs armes, mais aussi les Ligures, surexcités par l’approche du danger commun : enfin la jeunesse cénomane, en révolte cette fois contre l’avis de ses chefs plus prudents, répondit aux cris de détresse des peuples frères. Des deux barrières fermant le passage aux invasions gauloise, de Plaisance et de Crémone, la première fut renversée, et, tous les habitants y périrent à l’exception de deux mille environ : la seconde fut cernée. Les légions coururent du côté où quelque chose restait à sauver. Une grande bataille se donna sous Crémone. L’habileté militaire du général carthaginois ne put suppléer à l’infériorité des soldats : les Gaulois ne tinrent pas devant les légionnaires, et Hamilcar tomba parmi les morts qui couvraient le champ de bataille. La guerre se prolongea néanmoins, et l’armée victorieuse a Crémone essuya l’année d’après (555 [-199]), de la part des Insubres, une sanglante défaite, principalement due à l’incurie de son chef. En 556 [-198] seulement, on put à grand’peine rétablir la colonie de Plaisance. Mais pour cette lutte désespérée il eût fallu être unis, or la désunion affaiblissait la ligue gauloise. Boïes et Insubres se querellèrent, et non contents de se retirer de l’alliance nationale, les Cénomans achetèrent un honteux pardon en trahissant leurs frères. Dans une bataille livrée sur les bords du Mincio par les Insubres, ils firent tout à coup défection, les attaquèrent à dos, et aidèrent au massacre (557 [197 av. J.-C.]). Humiliés, laissés seuls en face de l’ennemi, et Côme ayant été prise, les Insubres conclurent séparément la paix (558 [-196]). Cénomans et Insubres surirent des conditions plus dures que celles d’ordinaire imposées aux alliés italiens. Rome n’oublia point de fixer et de renforcer la séparation légale entre Italiens et Gaulois. Il fut dit que nul chez l’un ou l’autre des deux peuples Celtes ne pourrait acquérir le droit de cité ; on laissa d’ailleurs aux Transpadans leur existence et leurs institutions nationales : ils continuèrent de vivre organisés, non en cités, mais en tribus éparses : aucune taxe périodique ne paraît avoir été exigée d’eux ; et ils eurent pour mission de servir de boulevard aux établissements romains de la rive cispadane ; et de repousser de la frontière italienne les hordes venues du nord ou les bandes pillardes cantonnées dans les Alpes, qui se jetaient à toute heure sur ces fertiles contrées. Leur latinisation, au surplus, alla très vite : il n’était pas dans le génie de la race gauloise de résister longuement, comme avaient fait les Sabelliens et les Étrusques. Le fameux poète comique Statius Cœcilius, mort en 586 [168 av. J.-C.], n’était autre qu’un Insubre affranchi ; et Polybe qui visita la Gaule cisalpine, vers la fin du VIe siècle, affirme, non sans exagération, sans doute, qu’il n’y restait plus qu’un très petit nombre de villages celtiques, encore cachés sous les contreforts des Alpes. Quant aux Vénètes, ils paraissent avoir défendu leur nationalité plus longtemps.

Mais la principale attention des Romains se porta, comme on peut le croire, sur les moyens d’empêcher les incursions des Gaulois transalpins, et de faire aussi une barrière politique de la barrière naturelle qui s’élève entre le massif du continent et la péninsule. Déjà la crainte du nom romain s’était fait jour parmi les cantons voisins d’au delà des Alpes. Autrement, comment expliquer l’immobilité de ces Gaulois assistant impassibles à la destruction ou à l’asservissement de leurs frères cisalpins ? Bien plus, les peuples établis au nord de la chaîne, depuis les Helvétiens (entre le lac Léman et le Mein), jusqu’aux Carnes ou Taurisques (Carinthie et Styrie), désapprouvent et désavouent officiellement, dans leurs réponses aux envoyés de Rome qui leur ont apporté les griefs de la République, la tentative de quelques tribus celtes osant franchir la montagne pour s’établir paisibles dans l’Italie du nord ; et ces émigrants eux-mêmes, après avoir humblement sollicité du Sénat une assignation de terres, obéissent dociles à la dure injonction qui leur est faite d’avoir à repasser les monts (568 et 575 [186-179 av. J.-C.]) : ils laissent raser la ville que déjà ils avaient fondée aux environs d’Aquilée. Le Sénat ne souffre pas d’exception à sa règle de prudence ! Désormais les portes des Alpes resteront fermées aux Celtes. Il punira de peines rigoureuses quiconque, parmi les sujets cisalpins de Rome, essayerait d’attirer en Italie les essaims des émigrants. Une tentative de ce genre, dont le théâtre se place à l’angle le plus enfoncé de la mer Adriatique, dans une contrée jusque-là peu connue : peut-être aussi, et plus encore, le dessein formé par Philippe de Macédoine de pénétrer en Italie par la route du nord-est, comme Hannibal l’avait fait naguère par celle du nord-ouest, amènent la fondation dans ces parages de la colonie italienne la plus septentrionale (571-573 [183-181 av. J.-C.]). Aquilée ne fermera pas seulement la route à l’ennemi : elle garantira aussi la sûreté de la navigation dans ce golfe ouvert et commode, et en même temps elle aidera à purger ses eaux des incursions des pirates, qui parfois s’y montrent encore. L’établissement d’Aquilée fit éclater la guerre avec l’Istrie (576-577 [-178/-177]), guerre promptement terminée par la prise de quelques châteaux et la chute du roi Aepulo, et qui n’offre aucun incident à noter, si ce n’est peut-être la terreur panique dont fut saisie la flotte, à la nouvelle de la surprise d’un camp romain par une poignée de barbares. Il y eut comme un frisson qui parcourut toute la Péninsule.

En deçà du Pô, les Romains procédèrent autrement. Le Sénat avait pris la ferme résolution d’incorporer le pays à l’Italie romaine. Les Boïes, atteints dans leur existence, se défendirent avec l’opiniâtreté du désespoir. Ils passèrent le fleuve, et essayèrent de soulever les Insubres (560 [194 av. J.-C.]) : ils bloquèrent un consul dans son camp, et peu s’en fallut qu’ils ne te détruisissent. Plaisance se défendait péniblement contre leurs attaques furieuses. Enfin le dernier combat se donna sous Mutine : il fut long et sanglant, mais les Romains l’emportèrent (561 [-193]). À partir de là, la lutte n’est plus guerre, mais une chasse aux esclaves. Bientôt, sur le territoire boïen, il n’y eut plus pour l’homme libre d’asile que dans le camp des légionnaires : les restes des notables s’y vinrent réfugier, et le vainqueur put, sans trop se vanter, annoncer à Rome, que de la nation des Boïes il ne subsistait plus que quelques vieillards et quelques enfants. Elle se résigna aux rigueurs de son sort. Les Romains exigèrent la moitié du territoire (563 [-191]). Ils ne pouvaient éprouver de refus, mais même dans les limites réduites qui leur furent assignées, les Boïes disparurent vite et se noyèrent dans le peuple vainqueur[1].

Ayant ainsi fait table rase dans la Cisalpine, les Romains réinstallèrent les forteresses de Plaisance et de Crémone, dont les dernières années de la guerre avaient emporté ou dispersé les habitants. De nouveaux colons y furent conduits sur l’ancien territoire des Sénons, ou à côté. Rome fonda encore Potentia (près de Recanati, non loin d’Ancône (570 [-184])) ; Pisaurum (Pesaro 570) ; et plus loin, dans le pays boïen nouvellement acquis, les places fortes de Bononia (565 [-189]) de Mutine (571 [-183]) et de Parme (571). Déjà Mutine, avant la guerre d’Hannibal, avait reçu une colonie, dont cette guerre avait interrompu l’organisation définitive. Comme toujours, des voies militaires furent construites pour relier toutes les citadelles. La voie Flaminienne fut continuée d’Ariminum, son point extrême au nord, jusqu’à Plaisance : son prolongement, prit le nom de voie Émilienne (567 [-187]). La chaussée Cassienne allant de Rome à Arretium, et qui depuis longtemps existait à titre de voie de communication municipale, fut reprise et reconstruite par la métropole (probablement en 583 [171 av. J.-C.]). Mais dès l’an 567 [-187], elle avait franchi l’Apennin, d’Arretium à Bononia, où elle aboutissait à la voie Émilienne, raccourcissant par son trajet direct la distance entre Rome et les villes de la région du Pô. Tous ces travaux eurent pour effet la suppression de la frontière de l’Apennin entre les territoires italien et gaulois. Le Pô devint alors la vraie frontière. En deçà, domine désormais le système des municipes italiques ; au-delà, commencent les cantons celtiques, et le nom de territoire gaulois (Alter Gallicus) laissé d’ailleurs à la région d’entre l’Apennin et le Pô n’a plus désormais de signification politique.

Rome se comporta de même à l’égard de l’âpre contrée du nord-ouest, où les vallées et les montagnes étaient habitées par les peuplades éparses et désunies des Ligures. Tout ce qui touchait à la rive nord de l’Arno fut anéanti. Tel fut notamment le triste sort des Apouans. Logés sur l’Apennin entre l’Arno et la Magra, ils pillaient et ravageaient sans cesse tantôt le territoire de Pise, et tantôt celui de Mutine et de Bononia. Ceux que l’épée épargna furent emmenés dans la basse Italie, aux environs de Bénévent (574 [180 av. J.-C.]). A l’aide de ces énergiques mesures, la nation tout entière des Ligures, sur qui, en 578 [-176], Rome eût encore à reprendre la colonie de Mutine par elle conquise, se vit écrasée ou enfermée dans les monts d’entre l’Arno et le Pô. La forteresse de Luna construite sur l’ancien territoire des Apouans (non loin de la Spezzia), couvrit de ce côté la frontière, comme Aquilée la défendait ailleurs contre les Transalpins. Rome y gagna un port magnifique qui devint la station ordinaire des navires à destination de Massalie ou de l’Espagne. Il convient de reporter aussi à ce temps la construction de la route côtière, ou voie Aurélienne, allant de Rome à Luna, et de celle transversale, qui, mettant en communication les voies Aurélienne et Cassienne, conduisait de Luca à Arretium par Florentia. Avec les tribus plus occidentales, cantonnées dans l’Apennin génois et dans les Alpes maritimes, les combats continuèrent sans trêve. C’était là d’incommodes voisins, adonnés à la piraterie sur mer et au brigandage sur terre. Tous les jours les Pisans et les Massaliotes avaient à souffrir des incursions de leurs hordes pillardes ou des attaques de leurs corsaires. Pourchassés sans répit, ils ne se tinrent jamais pour battus, et peut-être que Rome n’avait pas dessein de les détruire. A côté de la voie de mer régulière, il y allait de son intérêt, sans doute, de s’ouvrir une communication terrestre avec la Gaule transalpine et l’Espagne ; aussi s’efforça-t-elle de tenir libre, au moins jusqu’aux Alpes, la grande route côtière allant de Luna à Empuries, par Massalie : mais ce fut tout. Au delà des Alpes, les Massaliotes se chargeaient de surveiller la côte pour les voyageurs de terre, et les parages maritimes du golfe pour les navires romains. Quant au massif de l’intérieur, avec ses infranchissables vallées et ses rochers, vrais nids des brigands, avec ses habitants pauvres, alertes et rusés, il fut un excellent champ d’école, où s’endurcissaient et se formaient les soldats et les officiers des armées de la République.

Des guerres toutes semblables ensanglantèrent la Corse, et plus encore la Sardaigne, où les insulaires se jetant sur les établissements de la côte, tiraient fréquemment vengeance des razzias effectuées par les Romains à l’intérieur.

L’histoire a conservé le souvenir de l’expédition de Tiberius Gracchus contre les Sardes (577 [177 av. J.-C.]), non point tant parce qu’il les avait pacifiés, que, parce qu’il se vantait de leur avoir tué 80.000 hommes et d’avoir envoyé à Rome une immense multitude d’esclaves. À vil prix comme un Sarde ! était alors une phrase proverbiale.

Mais en Afrique, la politique de Rome se montre à la fois étroite dans ses vues, et sans aucune générosité. Toute à la pensée de mettre obstacle à la résurrection de la puissance de Carthage, elle tient la malheureuse ville sous une pression  perpétuelle : comme une épée de Damoclès, la déclaration de guerre est constamment suspendue sur sa tête. Voyez tout d’abord le traité de paix de 553 [-201]. S’il laissé aux Carthaginois leur ancien territoire, il n’en garantit pas moins à Massinissa, leur redoutable voisin, toutes les possessions qui lui appartenaient, à lui ou à ses ancêtres, au dedans des limites carthaginoises. Une telle clause ne semble-t-elle pas écrite exprès pour créer les difficultés, bien plutôt que pour les aplanir ? Il en faut dire autant de cette autre condition imposée aux Phéniciens, de ne jamais faire la guerre aux alliés de Rome ; en, telle sorte, que selon la lettre du traité, ils n’avaient pas même le droit de repousser le Numide lorsqu’il envahissait le territoire qui leur appartenait sans conteste. Enlacés qu’ils étaient dans ces clauses perfides, avec leurs frontières, en Afrique, incertaines et tous les jours débattues ; placés entre un voisin puissant que rien n’arrêtait, et un vainqueur à la fois juge et partie dans tout litige, la condition des Carthaginois était, dès le début, mauvaise, et à la pratique, elle fut reconnue pire encore qu’ils ne s’y attendaient.. Dès l’an 561 [193 av. J.-C.], Massinissa les attaque sous de frivoles prétextes : la contrée la plus riche de leur empire, le pays d’Empories sur la petite Syrte (Byzacène), est pillée en partie, en partie occupée par les Numides. Puis les empiétements se continuant tous les jours, toute la campagne est enlevée : les Carthaginois ne se maintiennent plus qu’avec peine dans les localités les plus importantes. Dans ces deux dernières années seulement, viennent-ils dire à Rome en 582 [-172], il nous a été arraché soixante-dix villages ! Ils envoient en Italie message sur message : ils conjurent le Sénat ou de leur permettre de se défendre les armes à la main, ou d’envoyer sur les lieux un plénipotentiaire, ou enfin de délimiter leur frontière, en telle sorte qu’ils sachent une bonne fois ce que la paix leur coûte. Qu’ils soient purement et simplement déclarés sujets de Rome, plutôt que d’être ainsi livrés en détail aux Libyens ! — Mais le gouvernement romain, qui, dès 554 [-200], avait fait luire aux yeux de son client numide, la perspective d’un accroissement de territoire, naturellement aux dépens de Carthage, ne vit pas grand mal à ce que celui-ci fit main basse sur la proie promise. Il refréna cependant une ou deux fois l’ardeur avide et excessive des Libyens, acharnés à tirer pleine vengeance de leurs souffrances passées. Au fond, c’était dans ce seul et unique but que Rome avait fait de Massinissa le voisin immédiat de Carthage. Les plaintes, ni les supplications n’amenèrent rien d’efficace. Tantôt les commissaires romains, venus en Afrique, s’en retournaient sans rendre leur sentence, après longue enquête faite tantôt quand le procès se suivait à Rome, les envoyés de Massinissa prétextaient l’absence d’instructions, et l’ajournement était prononcé. Il fallait une patience vraiment phénicienne aux Carthaginois, pour savoir se résigner à une situation intenable, et pour se montrer, en outre, prêts à tous les services, obéissants jusqu’à la prévenance ; infatigablement dociles enfin envers ces maîtres si durs, dont ils briguaient la dédaigneuse faveur, par de riches envois de blés.

Toutefois, dans cette attitude des vaincus, il n’y avait pas seulement patience et résignation. Le parti patriote n’était pas mort. Il avait encore à sa tête le héros, qui, en quelque lieu que le mit le sort, restait redoutable aux Romains. Ce parti n’avait point renoncé pour toujours à profiter des complications prochaines et faciles à prévoir entre Rome et les empires de l’Est. Alors, peut-être, il redeviendrait possible de recommencer la lutte. Les grands desseins d’Hamilcar et de ses fils avaient péri principalement par la faute de l’oligarchie de Carthage. Il fallait, en vue des futurs combats, refaire d’abord ses institutions. La réforme politique et financière s’opéra donc, sous la pression de la nécessité, qui montrait la voie meilleure ; sous l’influence des idées sages et grandes d’Hannibal, et de son empire merveilleux sur les hommes. Les oligarques avaient comblé la mesure de leurs criminelles folies en commençant contre le grand capitaine une instruction en forme, pour avoir à dessein omis de prendre Rome d’assaut, et pour s’être frauduleusement emparé du butin ramassé en Italie. Leur faction corrompue fut abattue et dispersée sur la motion d’Hannibal lui-même. A sa place il installa un régime démocratique mieux approprié aux besoins du peuple (avant 559 [195 av. J.-C.]). On fit rentrer l’arriéré et les sommés détournées : on organisa un contrôle régulier, et bientôt les finances remises sur un pied excellent, permirent de payer la contribution de guerre due à Rome, sans surcharger, les citoyens d’impôts additionnels. Rome, alors sur le point d’entamer la lutte avec le Grand-Roi, en Asie, suivait ces progrès, comme on pense, d’un oeil inquiet et jaloux : ce n’était point imagination pure, que de redouter et de prévoir le débarquement d’une flotte carthaginoise en Italie, et une seconde guerre conduite par Hannibal, pendant que les légions seraient occupées en Asie mineure. Il y aurait injustice à faire aux Romains un gros crime d’avoir envoyé à Carthage des ambassadeurs, probablement chargés de demander qu’Hannibal leur fût remis (559 [-195]). Certes, on se sent un profond mépris pour ces oligarques rancuneux, écrivant lettre sur lettre aux ennemis de leur patrie, et dénonçant les intelligences secrètes du grand homme qui les avait renversés avec les puissances hostiles à Rome. Mais leurs accusations étaient fondées, tout porte à le croire. La mission des envoyés romains contenait le honteux aveu des terreurs de la puissante République. Elle tremblait devant un simple suffète de Carthage ! Conséquent avec lui-même, et généreux jusqu’au bout, le fier vainqueur de Zama avait en plein Sénat combattu la mesure. Une telle confession, dans la bouche des Romains, était après tout celle de la vérité nue. Rome ne pouvait tolérer à la tête du gouvernement de Carthage Hannibal et son extraordinaire génie. La politique de sentiment n’était point ici de mise. Quant à Hannibal, le poids que Rome attachait à son nom n’était pas fait pour l’étonner. Comme il avait combattu les Romains, lui seul et non Carthage, il eut à son tour aussi à subir la condition du vaincu. Les Carthaginois s’humilièrent. Ils durent remercier le ciel, quand le héros, toujours prudent et rapide dans ses décisions, s’enfuit en Orient, leur épargnant l’ignominie plus grande, et ne leur laissant que l’ignominie moindre à commettre. Ils bannirent à toujours leur plus grand citoyen, confisquèrent ses biens, et rasèrent sa maison. — Ainsi s’accomplit, en la personne d’Hannibal, cette profonde maxime que ceux-là comptent parmi les favoris des dieux, à qui les dieux versent comble la mesure des joies et des douleurs !

Son départ, et ce fut là le tort nouveau de Rome, ne changea rien à la conduite de celle-ci. Plus que jamais, elle se montra dure, soupçonneuse et vexatoire envers la ville infortunée. Les factions s’y agitaient toujours : mais une fois éloigné l’homme étonnant qui avait presque changé la marche du monde politique, la faction des patriotes dans Carthage n’avait guère plus d’importance que celle des patriotes en Étolie ou en Achaïe. Parmi les agitateurs, il en était quelques-uns qui, non sans une certaine sagesse, auraient voulu se réconcilier avec Massinissa, et faire de leur oppresseur du moment le sauteur des Phéniciens. Mais ni le parti national, ni le parti libyen dans la faction patriote, ne put s’emparer du gouvernail : il resta dans les mains des oligarques, philo-romains. Or ceux-ci, sans renoncer à tout jamais à l’avenir, s’entêtaient dans le présent à ne chercher le salut et la liberté intérieure de Carthage, que dans le protectorat de la République. Certes il y avait là de quoi tranquilliser Rome. Néanmoins ni la multitude, ni les gouvernants, ceux du moins qui avaient le cœur moins haut placé, n’y pouvaient maîtriser leurs craintes. D’un autre côté, les marchands romains portaient toujours envie à cette ville, restée en possession de sa vaste clientèle commerciale en dépit de sa déchéance politique, et toujours puissante par ses richesses et ses inépuisables ressources. Déjà, en 567 [187 av. J.-C.], le gouvernement carthaginois avait offert le paiement intégral et anticipé des annuités de la taxe de guerre stipulée par le traité de 553 [-201]. Mais Rome, qui tenait bien plus à avoir Carthage comme tributaire qu’à toucher sa créance, répondit par un refus, tout en constatant une fois de plus que, malgré ses efforts et tous les moyens employés, Carthage n’était en aucune façon ruinée, et que la ruiner était impossible. Les rumeurs reprirent cours : on disait que les perfides Phéniciens se livraient à de sourdes menées. Tantôt on avait vu dans Carthage un émissaire d’Hannibal, Ariston de Tyr, dépêché tout exprès pour y annoncer au peuple l’arrivée prochaine d’une flotte asiatique (561 [193 av. J.-C.]) : tantôt le Sénat réuni de nuit dans le temple de l’Esculape carthaginois y avait secrètement donné audience aux ambassadeurs de Persée (581 [-173]) : une autre fois il n’était question dans Rome que de la flotte formidable armée à Carthage dans l’intérêt du roi macédonien (583 [-171]). Très probablement il n’y avait rien au fond de tous ces bruits si ce n’est les sottes imaginations de quelques rêveurs ; mais qu’importe, s’ils étaient le signal de nouvelles exigences de la part de la diplomatie romaine, de nouvelles incursions de la part de Massinissa ? Moins il y avait de bon sens et d’intelligence à la subir, plus allait, s’enracinant dans les esprits, la conviction qu’une troisième guerre punique était absolument nécessaire pour se débarrasser de la rivale de Rome.

Mais pendant que la puissance des Phéniciens décroît dans leur patrie d’élection, comme déjà elle est tombée dans leur patrie d’origine, un nouvel état grandit à côté d’eux. Depuis les temps antéhistoriques jusqu’à nos jours, la côte septentrionale de l’Afrique a été habitée par un peuple, qui dans sa langue s’appelle les Schilah ou Tamazigt, et que les Grecs et les Romains ont désigné sous le nom de Nomades ou Numides peuple pasteur. Les Arabes le désignent sous le nom de Berbères, qu’ils appellent aussi Schâwie (pasteurs), pour nous, nous les nommons Berbères ou Kabyles. A en juger par son idiome, ce peuple ne se rattache à aucune autre race connue. A l’époque des prospérités de Carthage, si l’on excepte toutefois ceux qui vivaient dans les alentours immédiats de la ville ou qui se tenaient le long de la côte, les Numides avaient su se maintenir indépendants. Mais tout en s’obstinant dans leur genre de vie pastorale ou équestre, comme font les habitants actuels de l’Atlas, ils avaient reçu l’alphabet phénicien et les rudiments de la civilisation phénicienne, et souvent leurs scheiks faisaient élever leurs fils à Carthage et s’alliaient par mariage avec les Carthaginois. Comme il n’entrait point dans la politique de Rome d’avoir des possessions et des établissements en propre en Afrique, elle préféra y favoriser l’essor d’une puissance trop peu considérable encore pour n’avoir pas besoin de protection, assez forte déjà pour comprimer Carthage abattue, réduite à son territoire africain, et pour lui rendre tout libre mouvement au dehors impossible. Les princes indigènes donnaient le moyen cherché. À l’heure des guerres d’Hannibal les peuples du nord de l’Afrique obéissaient à trois grands chefs ou rois, traînant à leur suite une multitude d’autres princes feudataires, selon la coutume locale. Le roi maure Bocchar venait le premier. Ses États allaient de l’océan Atlantique au fleuve Molochath (auj. l’Oued M’louia, sur la frontière marocaine de l’Algérie). Après lui, on rencontrait Syphax, roi des Massaesyliens, maître de la contrée située entre la M’louia et le cap Percé[2], s’étendant, comme on voit, sur les deux provinces actuelles d’Oran et d’Alger. Le troisième enfin n’était autre que Massinissa, le roi des Massyles, dont le territoire allait du cap Percé à la frontière de Carthage (province de Constantine). Le plus puissant d’entre eux, Syphax, roi de Siga [prés de l’embouchure de la Tafna], avait été vaincu durant la dernière guerre punique. Emmené captif en Italie, il y était mort dans sa prison, et la plus grande partie de son vaste royaume avait passé dans les mains de Massinissa. En vain Vermina, son fils, qui à force d’humbles supplications avait obtenu des Romains la restitution d’une parcelle des États paternels (554 [200 av. J.-C.]), avait tenté de ravir à l’allié plus ancien et préféré de la République le titre fructueux d’exécuteur des hautes œuvres contre Carthage ; il n’avait rien pu gagner de plus. Massinissa fut donc le vrai fondateur du royaume numide. Choix ou hasard, jamais l’homme qu’il fallait à la situation n’a été mieux trouvé. Sain et souple de corps jusque dans sa vieillesse, sobre et calme comme un Arabe, supportant sans peine les plus dures fatigués ; comme lui épiant, immobile à la même place, du matin jusqu’au soir, ou chevauchant sans interruption vingt-quatre heures de suite : éprouvé comme soldat ou général dans les vicissitudes aventureuses de sa jeunesse, et sur les champs de bataille de l’Espagne ; possédant à fond l’art plus difficile d’imposer la règle dans sa nombreuse maison, et de maintenir l’ordre dans ses états ; également prêt à se jeter, sans nulle honte, aux pieds d’un protecteur plus puissant, ou à marcher sans pitié sur le corps de son ennemi plus faible : de plus, connaissant à fond la situation de Carthage, où il avait été élevé et avait fréquenté les plus notables maisons ; rempli enfin d’une haine amère et toute africaine contre ses anciens oppresseurs, cet homme remarquable fut l’âme du mouvement de son peuple dans sa voie de transformation. En lui s’étaient incarnés les vertus et les vices de sa race. La fortune le seconda en tout et lui laissa le temps d’accomplir son œuvre. Il mourût dans la quatre-vingt-dixième année de sa vie (516-605 [238-149 av. J.-C.]), dans la soixantième de son règne, conservant jusqu’au bout ses forces physiques et intellectuelles, laissant un fils âgé d’une année, et le renom de l’homme le plus vigoureux, du meilleur et du plus heureux roi de son siècle. Nous avons fait voir déjà la partialité calculée des Romains dans la conduite de leur politique africaine, et comment Massinissa, mettant ardemment à profit leur bonne volonté tacite, agrandissait tous les jours son royaume aux dépens de Carthage. Toute la région de l’intérieur jusqu’à la limite du désert se rangea comme d’elle-même sous son sceptre : la vallée supérieure du Bagradas (Medjerdah) avec la ville de Vaga se soumit à lui : il étendit ses conquêtes jusque sur la côte à l’est de Carthage et s’empara de la Grande Leptis, l’antique colonie de Sidon [Lébédah], et d’autres pays circonvoisins. Son royaume allait de la frontière mauritanienne à celle de la Cyrénaïque, et enveloppait de tous les côtés le domaine réduit de Carthage ; les Phéniciens étaient comme étouffés par lui. Nul doute qu’il ne vît dans Carthage sa future capitale : témoin le parti libyen que nous y avons déjà vu à l’œuvre, mais ce n’était point seulement par la perte de son territoire que la métropole phénicienne avait souffert. A l’instigation de Massinissa les pasteurs de la Libye étaient devenus un autre peuple : imitant l’exemple de leur prince qui élargissait, partout les travaux de l’agriculture, et laissa d’immenses domaines en plein rapport à chacun de ses fils, les Numides se fixèrent sur le sol, et entamèrent aussi le travail de leurs champs. En même temps que de ses nomades il faisait des citoyens, il changeait ses hordes de pillards en bataillons de soldats, dignes désormais de combattre à côté des légions romaines, et à sa mort, il légua à son successeur un trésor richement rempli, une armée bien disciplinée et même une flotte. Cirta (Constantine), sa résidence royale était devenue la florissante capitale d’un puissant état, l’un des grands centres de la civilisation phénicienne que le roi Berbère s’appliquait à propager, en vue de l’empire carthaginois-numide auquel tendais son ambition. Les Libyens, avant lui opprimés, se relevaient à leurs propres yeux : la langue, les mœurs nationales, reconquirent leur terrain dans les vieilles villes phéniciennes et jusque dans Leptis la Grande. Le simple Berbère se sentit l’égal du Phénicien et bientôt son supérieur, sous l’égide de la République : un jour les envoyés de Carthage à Rome s’entendirent répondre qu’ils n’étaient que des étrangers, et que le pays appartenait aux Libyens. Enfin l’on trouve la civilisation nationale et phénicienne vivace encore et puissante dans le nord de l’Afrique jusque sous le niveau des empereurs de Rome : elle devait moins assurément à Carthage qu’aux efforts de Massinissa.

En Espagne, les villes grecques et phéniciennes de la côte, Empories (Ampurias), Sagonte, Carthagène, Malaca, Gadès, se soumirent d’autant plus volontiers à la domination romaine que laissées à elles-mêmes ; elles eussent eu peine à se défendre contre les indigènes. Par les mêmes raisons, Massalie, quoique autrement forte et grande, se rattacha sans hésiter et étroitement à la République. Lui servant tous les jours de station entre l’Italie et l’Espagne, elle avait dans Rome une puissante protectrice assurée. Mais les indigènes d’Espagne donnèrent incroyablement à faire aux Romains. Non qu’il n’y eût à l’intérieur du pays quelques éléments de civilisation propre, et dont nous ne saurions d’ailleurs suffisamment retracer le tableau. Nous trouvons chez les Ibères une écriture nationale au loin répandue, qui se divise en deux branches principales : celle d’en deçà de l’Èbre et celle de l’Andalousie. L’une et l’autre se subdivisant sans doute en une foule de rameaux, remontaient jusque dans les temps anciens et se renouaient à l’ancien alphabet grec plutôt qu’à celui des Phéniciens. On rapporte que les Turdétans (pays de Séville) possédaient d’antiques chants, un code de lois versifiées contenant six mille vers, et des annales historiques. Ce peuple était assurément l’un des plus avancés parmi tous les autres : il était aussi l’un des moins belliqueux ; et ne faisait la guerre qu’avec des soldats mercenaires. C’est à la même contrée que s’appliquent les récits de Polybe, lorsque parlant de l’état florissant de l’agriculture et de l’élève des bestiaux chez les Espagnols, il raconte que faute de débouchés suffisants le blé et la viande y étaient à vil prix, et énumère les magnificences des palais des rois, avec leurs vases d’or et d’argent remplis de vin d’orge. Une partie de l’Espagne, tout au moins, s’appropria rapidement les usages de la civilisation romaine, et même se latinisa de meilleure heure que les autres provinces transmaritimes. Les bains chauds par exemple, sont dès cette époque dans les habitudes des indigènes, à l’instar de l’Italie. Il en est de même de la monnaie romaine : nulle part hors de l’Italie elle n’entre aussi vite dans la circulation usuelle, et la monnaie frappée en Espagne l’imite et la prend pour type, ce dont les riches mines d’argent locales donnent aisément l’explication. L’argent d’Osca (Huesca en Aragon), ou le denier espagnol avec légende en langue ibère est mentionné dès 559 [195 av. J.-C.], et son monnayage en effet ne peut avoir commencé beaucoup plus tard, puisqu’il est l’exacte copie de l’ancien denier romain. Mais s’il est vrai que dans le sud et dans l’est, les indigènes avaient ouvert en quelque sorte le chemin à la civilisation et à la domination romaines, et si elles s’y implantèrent sans obstacle, il n’en fut point ainsi, tant s’en faut, dans l’ouest, dans le nord et à l’intérieur du pays. Là, les nombreuses et rudes peuplades se montraient absolument réfractaires. A Intercatia [non loin de Palencia (Palantia), chez les Vaccéens, dans la Tarraconaise] par exemple, l’usage de l’or et de l’argent était ignoré encore vers l’an 600 [154, av. J.-C.]. Elles ne s’entendaient ni entre elles, ni avec les Romains. La hauteur chevaleresque de l’esprit chez les hommes, et au moins autant chez les lemmes, formait le trait caractéristique de ces libres Espagnols. En envoyant son fils au combat, la mère l’enflammait par le récit des exploits des aïeux, et la jeune fille allait spontanément offrir sa main au plus brave. Ils pratiquaient les duels, soit pour remporter le prix de la valeur guerrière, soit pour vider leurs litiges. Les questions d’héritage entre les princes, parents du chef défunt, étaient ainsi tranchées.

Fréquemment, un guerrier illustre sortait des rangs et s’en allait devant l’ennemi provoquer, en l’appelant par son nom un adversaire choisi : le vaincu laissait au vainqueur son épée et son manteau, et parfois concluait avec lui le pacte d’hospitalité. Vingt ans après les guerres d’Hannibal, la petite cité celtibère de Complega (vers les sources du Tage) fit savoir au général des Romains qu’elle réclamait par chaque homme tombé dans la bataille un cheval et un manteau, ajoutant qu’il lui en coûterait cher s’il refusait. Excessifs dans leur fierté et leur honneur militaire, beaucoup ne voulaient pas survivre à la honte de se voir désarmés. Avec cela, toujours prêts à suivre le premier recruteur venu, à aller jouer leur vie dans la querelle des étrangers : témoin ce message qu’un Romain, qui les savait par cœur, expédia un jour à une bande de Celtibères, à la solde des Turdétans : Ou retournez chez vous, ou passez au service de Rome avec double paye, ou fixez le lieu et le jour pour le combat ! Que si nul ne venait les acheter, ils se réunissaient en bandes et allaient guerroyer pour leur compte, ravageant les contrées où régnait la paix, prenant et  occupant les villes, absolument comme les brigands de Campanie. Telle était l’insécurité, la sauvagerie des régions de l’intérieur qu’on regardait chez les Romains comme une peine rigoureuse d’être interné dans l’ouest de Carthagène, et qu’au moindre trouble sur un point de la contrée les commandants romains dans l’Espagne ultérieure ne se mouvaient plus sans une escorte sûre, comptant parfois jusqu’à six mille hommes. En veut-on une autre preuve ? Empuries, à la pointe occidentale des Pyrénées, formait une double ville gréco espagnole, où les colons grecs vivaient côte à côte avec leurs voisins. Installés tous sur une presqu’île séparée de la cité espagnole, du côté de la terre, par une forte muraille, ils y plaçaient chaque nuit, pour la garder, le tiers de leurs milices civiques, et à la porte unique, un de leurs premiers magistrats se tenait à toute heure. Nul Espagnol n’avait l’entrée : les Grecs n’apportaient les marchandises à vendre aux indigènes que sous bonne et solide escorte.

C’était une rude tâche que s’imposaient les Romains, à vouloir dompter et, civiliser quand même ces peuples turbulents, amoureux des combats, ardents déjà à la façon du Cid, et emportés comme Don Quichotte. Militairement parlant, l’entreprise n’offrait pas de grandes difficultés. Sans nul doute, les Espagnols avaient fait voir derrière les murailles, de leurs villes ou à la suite d’Hannibal, qu’ils n’étaient point de méprisables adversaires : souvent ils firent reculer ou ébranlèrent les légions, quand leurs colonnes d’attaque se lançaient sur elles, terribles et armées de la courte épée à deux tranchants que les Romains leur empruntèrent plus tard. S’ils avaient pu se soumettre à la discipline ; s’ils avaient eu quelque cohésion politique, ils eussent été assez forts, peut-être, pour repousser victorieusement l’envahisseur venu de l’étranger : mais leur bravoure était, celle du guérillero et non celle du soldat, et le sens politique leur faisait absolument défaut. Il n’y eut jamais chez eux ni la guerre ni la paix, à vrai dire, comme le leur reprochera César un jour : en paix, ils ne se tinrent jamais tranquilles ; en guerre, ils se comportèrent toujours mal. Les généraux de Rome culbutaient aisément les bandes d’insurgés auxquelles ils avaient affaire : mais l’homme d’État romain ne savait où se prendre pour apaiser leurs incessantes révoltes et leur donner la civilisation : tous les moyens employés n’étaient que des palliatifs, dès que hors d’Italie on ne voulait pas encore, à l’époque où nous sommes, avoir recours au seul et unique procédé qui eût pu être efficace, à la colonisation latine sur une grande échelle.

Le pays acquis par Rome au cours des guerres d’Hannibal se divisait naturellement en deux vastes régions : l’ancien domaine de Carthage, comprenant les provinces modernes d’Andalousie, de Grenade, de Murcie, et de Valence ; et la région de l’Èbre, ou la Catalogne et l’Aragon actuels, station principale des armées romaines durant la seconde guerre punique. Ces deux contrées formèrent plus tard les noyaux des deux Provinces ultérieure et citérieure. Quant à l’intérieur du pays, où sont aujourd’hui l’une et l’autre Castille, les Romains lui donnaient le nom de Celtibérie. Ils voulurent aussi le conquérir pied à pied, se contentant de tenir en bride les habitants de l’ouest, les Lusitaniens entre autres (Portugal et Estramadure), et de les repousser quand ils envahissaient l’Espagne romaine. Restaient les peuples de la côte septentrionale les Galléques, les Asturiens et les Cantabres [Galice, Asturie et Biscaye] : ceux-là, Rome les laissa complètement de côté.

Mais pour se maintenir et se fortifier dans les conquêtes récentes, il fallait une armée permanente d’occupation : le gouverneur de l’Espagne citérieure avait entre autres à tenir en bride les Celtibères, et celui de l’Espagne ultérieure à repousser chaque année les attaques des Lusitaniens. Il devint nécessaire d’avoir constamment sur pied quatre fortes légions, soit environ 40.000 hommes, sans compter les milices du pays soumis qui venaient s’y joindre, et les renforcer sur les réquisitions des Romains : mesure nouvelle et sous un double rapport fort grave. Entreprenant pour la première fois du moins, sur une vaste échelle et d’une façon continue, l’occupation de toute une populeuse contrée, il fallut, pour y pourvoir, allonger le temps du service des légionnaires. N’envoyer les troupes en Espagne que dans les conditions du congé ordinaire, alors que les exigences de la guerre étaient purement transitoires ; ne garder les hommes dans les cadres que pour un an, par exemple, comme il était d’usage, sauf dans les guerres difficiles et dans les expéditions importantes, c’eut été aller à l’encontre des nécessités réelles dé la situation ; c’eut été laisser presque sans défense ces fonctionnaires préposés à des gouvernements éloignés au delà des mers, en butte à des révoltes continuelles. Retirer les légions était chose impossible : les licencier par masses était chose au plus haut point périlleuse. Les Romains commencèrent à sentir que l’établissement de la domination d’un peuple sur un autre ne coûte point cher seulement à celui qui porte les chaînes, mais aussi à celui qui les impose. On murmurait tout haut dans le Forum contre les odieuses rigueurs du recrutement pour l’Espagne. Quand les chefs de corps se refusèrent, et avec raison, au licenciement de leurs légions après le temps expiré, il y eut des émeutes, et les soldats menacèrent de quitter l’armée, malgré toutes les défenses.

Pour ce qui est des opérations même de la guerre, on peut dire qu’elles n’avaient qu’une importance secondaire. Elles recommencent après le départ de Scipion, et durent pendant tout le temps de la lutte avec Hannibal. Quand la paix est conclue avec Carthage (553 [201 av. J.-C.]), le calme se fait aussi dans la Péninsule ; mais il est bien vite troublé. En 557  [-197] une insurrection générale met le feu aux deux provinces ; le gouverneur de l’Espagne citérieure se voit serré de près ; celui de l’Espagne ultérieure est battu complètement et tué. Tout est à recommencer. Un habile préteur, Quintius Minucius a pu parer au premier danger, mais le Sénat juge prudent d’envoyer sur les lieux un consul. C’était Marcus Caton (559 [-195]). A son arrivée à Empories, il trouve la province en deçà de l’Ebre inondée d’insurgés : à peine, avec la place où il débarque, s’il reste encore à l’intérieur un ou deux châteaux qui tiennent encore. L’armée consulaire livre bataille aux révoltés après une lutte sanglante et corps à corps, la tactique romaine l’emporte, grâce à des réservés sagement ménagées, et qui entrent en ligne au moment décisif. Toute la Citérieure se soumet, soumission qui n’en est point une, car au bruit du départ du consul pour l’Italie, le soulèvement recommence, mais la nouvelle était fausse. Caton écrase rapidement les peuplades deux fois coupables de révolte : il vend en masse les captifs comme esclaves ; ordonne le désarmement de tous les Espagnols de la province. Enfin toutes les villes indigènes, des Pyrénées au Guadalquivir, reçoivent l’ordre d’abattre leurs murailles le même jour. Dans l’ignorance où chacune était de l’universalité de la mesure ; n’ayant d’ailleurs point le temps de se reconnaître et de se concerter elles obéissent presque toutes, et s’il en est quelques unes qui résistent, à la vue des Romains se présentant en armes, elles n’osent affronter les maux d’un assaut. — Ces moyens énergiques produisirent un effet durable. Néanmoins, il ne se passa guère d’année où il ne fallut dans la province soi-disant pacifiée réduire encore quelque vallée, quelque forteresse perchée sur un rocher. Les incursions continuelles des Lusitaniens dans l’Espagne ultérieure donnèrent aussi maille à partir aux Romains, parfois battus dans de rudes rencontres. En 563 [191 av. J.-C.], par exemple, leur armée dut abandonner son camp après avoir perdu nombre de soldats, et s’en revenir au plus vite en pays ami. Après deux victoires, remportées l’une en 565 [-189] par le consul Lucius Æmilius Paullus, l’autre plus considérable encore, où se signala au delà du Tage la bravoure d’un autre préteur, Gaius Calpurnius (569 [-185]), les Lusitaniens se tinrent pour quelque temps tranquilles.

En deçà de l’Èbre, la domination des Romains sur les Celtibères, simplement nominale jusque là, s’affermit par les efforts de Quintus Fulvius Flaccus, qui les défit tous en 573 [181 av. J.-C.], et réduisit les cantons les plus voisins, et par les efforts surtout de Tiberius Gracchus son successeur (575-576 [-179/-178]). Celui-ci soumit trois cents villes ou villages, mais sa douceur et son habileté lui profitant mieux encore que la force, il établit enfin d’une manière durable l’empire de Rome sur ces fières et droites natures. Le premier il sut amener les notables de la nation à prendre du service dans les rangs des légionnaires : il se créa parmi eux une clientèle ; assigna des terres aux bandes errantes, ou les réunit dans les villes (témoin la cité espagnole de Graccurris [l’ancienne Illurcis[3]] à laquelle il avait donné son nom romain). C’était là le meilleur remède à la piraterie de terre ! Enfin il régla par de justes et sages traités les rapports entre les divers peuples et les Romains, arrêtant ainsi dans leur source les insurrections futures. Sa mémoire resta vénérée, et malgré de fréquents et partiels tressaillements, on peut dire qu’après lui la Péninsule, relativement du moins, a connu le repos.

Tout en ressemblant à l’administration de la Sardaigne et de la Sicile, celle des deux provinces espagnoles ne fut cependant point identique. Ici comme là, le pouvoir suprême fut confié à deux proconsuls, pour la première fois nommés en 557 [197 av. J.-C.]. Cette même année les frontières furent délimitées, et l’organisation administrative complétée dans l’une et l’autre Espagne. La loi Bœbia (562 ? [-192]) décida sagement que les préteurs pour la Péninsule seraient à l’avenir nommés pour deux ans : malheureusement les compétitions croissantes en vue des hauts emplois, et la jalousie du Sénat à l’encontre des hauts fonctionnaires, empêchèrent son application régulière : la biennalité des prétures resta l’exception, même dans ces provinces lointaines, difficiles à connaître pour l’administrateur ; et tous les douze mois le préteur en charge se voyait dépossédé par l’effet d’une mutation intempestive. Toutes les cités soumises étaient tributaires : mais au lieu des dîmes et péages réclamés aux Siciliens et aux Sardes, les Romains, faisant ce que les Carthaginois avaient fait avant eux, levaient sur les peuplades et les villes d’Espagne des taxes fixes en argent ou d’autres redevances en nature. Seulement, sur la plainte des intéressés, le Sénat défendit en 583 [-171] de les percevoir à l’avenir par la voie des réquisitions militaires. Les prestations en céréales étaient fournies contre indemnité : les préteurs ne pouvaient réclamer que le vingtième de la récolte, et de plus, le même sénatus-consulte interdisait à l’autorité suprême locale de fixer toute seule le tarif de la valeur en taxe. En revanche et par une mesure toute différente de celles prises ailleurs et notamment dans la tranquille Sicile, les Espagnols eurent à fournir leurs contingents aux armées, contingents soigneusement réglés par les traités. Souvent, aussi leurs villes reçurent le droit de battre monnaie, tandis qu’en Sicile, au contraire, Rome se l’était réservé à titre régalien. Ici, elle avait trop besoin du concours de ses sujets, pour ne pas leur donner les institutions provinciales les plus douces, et y conformer de même son administration. Parmi les cités les plus favorisées, on comptait d’abord les villes maritimes de fondation grecque, phénicienne ou romaine même, comme Gades, Tarragone, colonnes et soutiens naturels de son empire. Rome les avait admises à titre tout particulier dans son alliance. — Somme toute, financièrement et militairement parlant, l’Espagne coûtait, à la République, plus qu’elle ne rapportait, et l’on peut se demander pourquoi elle ne s’était pas débarrassée de son onéreuse conquête, alors que les conquêtes transmaritimes ne cadraient manifestement point encore avec les visées de sa politique extérieure. Sans doute, elle avait pris en grande considération les intérêts du commerce croissant, les richesses de l’Espagne en minerais de fer, ses mines d’argent plus riches encore et depuis longtemps fameuses jusque dans l’Orient[4] ; elle s’en était emparée, comme Carthage avant elle, et Marcus Caton, lui-même, en avait organisé l’exploitation (559 [195 av. J.-C.]). Mais la, raison déterminante de son occupation directe est à mon sens celle-ci. Il n’y avait point en Espagne de puissance intermédiaire, comme la république massaliote dans les Gaules, comme le royaume numide en Libye. Or, abandonner la Péninsule à elle-même, c’eût été l’offrir de nouveau à l’ambition d’une autre famille de Barcides, et des aventuriers qui ne manqueraient pas d’accourir aussitôt pour s’y tailler un empire !

 

 

 



[1] Selon le dire de Strabon, les Boïes d’Italie refoulés par Rome au delà des Alpes, auraient fondé un établissement nouveau dans les plaines de la Hongrie actuelle, entre les lacs de Neusiedel et Balaton [Volcaeae paludes] : puis attaqués, au temps d’Auguste, par les Gètes venus d’au delà du Danube, ils auraient été entièrement détruits. Leur dernière patrie aurait gardé après eux le nom de Désert Boïen [deserta Boïorum]. Ce récit concorde mal avec celui plus authentique des Annales romaines. Selon celles-ci, Rome se serait contentée de confisquer la moitié du territoire des Boïes au sud du Pô. Pour expliquer la prompte disparition de ce peuple, il n’est nullement besoin d’une expulsion violemment consommée. Les autres races celtiques, bien moins que les Boïes, attaquées par la guerre et la colonisation, disparaissent tout aussi vite et aussi complètement de la liste des nations italiennes. D’autres documents rattachent d’ailleurs l’origine des Boïes du lac Balaton à la souche mère de ce peuple, implantée jadis en Bavière et en Bohême, et poussée plus tard vers le sud par l’invasion des tribus germaniques. Ajoutons qu’il est douteux que tous les Boïes, que l’on retrouve aux environs de Bordeaux, sur le Pô et en Bohême, aient appartenu jamais à une seule et même race, un jour dispersée. Il n’y a là peut-être rien de plus qu’une ressemblance de nom. Dans cette hypothèse, le récit de Strabon se baserait uniquement sur cette concordance fortuite. Il en aurait déduit le fait des origines, sans autrement l’approfondir. Les anciens en agissaient ainsi, souvent : témoins leurs traditions sur les Cimbres, les Vénètes, et tant d’autres.

[2] Tretum ou Tritum promontorium : auj. cap Boujaroun entre Djidjelli et Bône.

[3] Chez les Vascons, dans la Tarraconaise, auj. Corella, en Navarre, près de l’Èbre. — V. Tite Live, Épitom. 41.

[4] I Macchab., 8, 3: Il (Judas) avait encore appris tout ce qu’ils (les  Romains) avaient fait dans l’Espagne ; de quelle manière ils avaient encore réduit en leur puissance les mines d’or et d’argent qui sont en ce pays là, et avaient conquis toutes ces provinces par leur conseil et leur patience.  [Lemaistre de Sacy.]