L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre IV — Hamilcar et Hannibal.

 

 

Le traité de 513 [241 av. J.-C.] avait vendu cher la paix à Carthage. Ce n’était point assez que les tributs de presque toute la Sicile, cessant de passer dans les caisses carthaginoises, après la première guerre punique, allassent désormais remplir le trésor de sa rivale. Chose bien plus douloureuse, il lui avait fallu abandonner son espoir, et ses projets de monopole sur toutes Ies routes maritimes de l’est et de l’ouest dans la Méditerranée, au moment même où elle s’était vue à deux pas du but. En outre, tout le système de sa politique commerciale gisait renversé : le bassin sud occidental de la Méditerranée, qu’elle avait confisqué jadis, s’était changé, la Sicile perdue, en une mer ouverte à toutes les nations ; et le commerce de l’Italie allait fleurir, affranchi du commerce punique. Encore ces placides et patients Sidoniens auraient-ils su, peut-être, se résigner. Combien de fois déjà n’avaient-ils pas été frappés ! Il leur avait fallu partager avec les Massaliotes, les Étrusques et les Grecs de Sicile, ce qui jadis constituait leur domaine exclusif. L’empire qui leur restait, l’Afrique, l’Espagne, les portes de l’océan Atlantique, n’était-il pas assez riche encore pour leur assurer la puissance et les douceurs de la vie ? Mais qui leur garantissait maintenant leurs possessions même réduites ? — Il fallait vouloir à toute force perdre la mémoire, pour ne pas se souvenir de l’entreprise de Regulus. Combien il s’en était fallu de peu que son succès n’eût été complet ! Si les Romains, partant de Lilybée, avaient tenté ce qu’ils avaient une fois si heureusement essayé en partant d’Italie, Carthage indubitablement aurait succombé, à moins que l’ennemi ne recommençât ses anciennes fautes, à moins d’un coup imprévu de la fortune. A la vérité, on avait aujourd’hui la paix ; mais il avait tenu à un fil que Rome refusât la ratification du traité, et l’opinion publique s’y était montrée décidément contraire. Il se pouvait que la République ne songeât point encore à la conquête de l’Afrique, et que l’Italie lui suffît ; mais si le salut de Carthage était attaché à une telle condition, quels dangers ne courait-elle pas ? Qui donc pouvait garantir que la politique des Romains, même en restant italienne, n’exigerait point au premier jour, non pas seulement la soumission, mais la destruction de Carthage ? — Bref, pour Carthage la paix de 513 [241 av. J.-C.] n’est qu’une trêve. Il faut qu’elle se prépare, tant que cette paix durera, à l’inévitable reprise des hostilités. Ce ne sont plus les récentes défaites qu’il s’agit de venger, ce n’est plus le territoire perdu qu’il convient de reprendre ; il s’agit de conquérir le droit de vivre, autrement que par le bon plaisir de l’ennemi national.

Dans tout état plus faible en butte à une guerre d’anéantissement certain ; mais dont l’heure indécise n’a point sonné encore, c’est le devoir des hommes prudents, fermes et désintéresses, de se tenir prêts pour l’inévitable lutte ; de l’entreprendre au moment favorable, et de fortifier par l’offensive stratégique les calculs d’une politique de défense. Mais combien alors, ils se sentent entravés de toutes parts par la cohue paresseuse et lâche des serviteurs du veau d’or, des vieillards affaiblis par l’âge, et des hommes légers, qui, voulant vivre et mourir en paix, s’efforcent de reculer à tout prix la bataille suprême. Dans Carthage aussi, le parti de la paix et le parti de la guerre étaient en présence, se rattachant l’un et l’autre, comme bien on pense, aux deux doctrines hostiles, conservatrice et réformiste : le premier s’appuyant sur le pouvoir exécutif, sur le conseil des anciens, et le conseil des Cent, et ayant à sa tête Hannon, dit le Grand : le second, représenté par les meneurs populaires, par Hasdrubal notamment, avec les officiers de l’ancienne armée de Sicile, tant de fois victorieuse sous les ordres d’Hamilcar, et dont les succès, pour être demeurés stériles, n’enseignaient pas moins aux patriotes quelle était la route à suivre pour triompher des immenses dangers de l’heure actuelle. Depuis longtemps déjà les deux factions se combattaient, quand éclata la guerre libyque. Le parti des magistrats avait fait naître l’émeute en prenant toutes les folles mesures qui annihilèrent les précautions organisées par les officiers de Sicile ; puis l’inhumanité du système administratif avait changé l’émeute en révolution. Enfin l’incapacité militaire de ce parti, surtout celle d’Hannon, son chef et le fléau de l’armée, avait amené l’État à deux doigts de sa perte. Alors, et sous le coup des extrémités les plus terribles, on avait dû rappeler Hamilcar Bacas, le héros d’Eirctè. A lui de sauver les gouvernants des effets de leurs fautes et de leurs crimes. Il prend le commandement, et dans sa magnanimité patriotique, il ne s’en démet point, même quand on lui donne Hannon pour collègue. Les troupes renvoient-elles celui-ci indignées, il cède aux supplications, des magistrats et lui rend une seconde fois la moitié du généralat ; et bientôt, malgré les ennemis de Carthage, malgré son collègue, et grâce à son autorité sur les soldats soulevés, à ses négociations habiles avec les cheiks numides, à son incomparable génie d’organisateur et de capitaine, il apaise en un rien de temps la plus formidable des révoltes, et ramène l’Afrique à l’obéissance (vers la fin de 517 [237 av. J.-C.]). Mais si le patriote s’était tu pendant la guerre, aujourd’hui il élève la voix. Ces grandes épreuves avaient mis au jour les vices incorrigibles et la corruption de l’oligarchie gouvernante, son incapacité, son esprit de coterie, sa lâche condescendance envers Rome. D’un autre côté, l’enlèvement de la Sardaigne, la position menaçante qu’y avait prise la République étaient un trop clair indice. Rome tenait, la déclaration de guerre suspendue, comme l’épée de Damoclès, sur la tête de Carthage, et dès que l’on en viendrait aux coups, dans la situation présente, la lutte ne pouvait finir que par l’entière destruction de l’Empire phénicien dans la Libye. Quelques-uns parmi les Carthaginois, désespérant de la patrie, conseillaient d’émigrer vers les îles de l’Atlantique. Comment leur en faire un crime ? Mais les nobles cœurs ne veulent pas du salut pour eux seuls, après la ruine du pays : et c’est le privilège des généreuses natures de puiser une ardeur nouvelle là même où s’affaisse le courage des gens de bien vulgaires. En attendant, on subissait les conditions que Rome avait dictées : il ne restait qu’à se tirer d’affaire le moins mal possible, joignant les griefs récents à ceux d’autrefois, et accumulant sourdement la haine, ce trésor suprême des nations victimes du plu fort. En même temps surgissaient des réformes politiques importantes[1]. Ramener au bien, la faction du gouvernement était chose impossible : les gouvernants, durant la dernière guerre, n’avaient ni oublié leurs inimitiés ni appris la sagesse : aussi les vit-on dans leur imprudence vraiment naïve, tenter de faire à Hamilcar son procès : ils l’accusèrent d’avoir suscité la guerre des mercenaires, en promettant leur paie à ses soldats sans y avoir été autorisé par la République. Certes si les officiers et les meneurs populaires avaient voulu renverser les étais pourris de ce triste gouvernement, ce n’était point dans Carthage qu’ils auraient trouvé de grands obstacles ; les dangers sérieux seraient venus de Rome, avec qui la faction gouvernante entretenait des relations, assurément voisines de la trahison ; et pourtant, au milieu de toutes les difficultés de la situation, il fallait absolument se créer les voies et moyens de salut sans éveiller ni les soupçons de Rome, ni ceux de ses partisans dans Carthage.

On ne toucha donc point à la constitution : les chefs du gouvernement demeurèrent en pleine jouissance de leurs privilèges, et maîtres, comme avant, de la chose commune ; seulement, il fut proposé et voté une motion aux termes de laquelle, des deux généraux en chef de l’armée à l’époque où avait fini la guerre Libyque, l’un, Hannon était rappelé ; l’autre, Hamilcar, était nommé au commandement suprême pour toute l’Afrique, et pour un temps indéterminé ; de plus, il était proclamé indépendant du pouvoir exécutif. — Selon ses adversaires, c’était là lui conférer le pouvoir monarchique, contrairement à la constitution : selon Caton, il exerçait une véritable dictature. Le peuple seul pouvait le rappeler et l’obliger à rendre compte de sa conduite[2]. Les magistrats métropolitains n’eurent même plus rien à voir dans la nomination de son successeur ; elle appartenait à l’armée, ou plutôt aux Carthaginois attachés à l’armée en qualité d’officiers ou de Gérousiastes, et dont les noms figuraient aussi dans les traités à côté de celui du général : naturellement la confirmation de leur choix était réservée au peuple. Usurpation ou non, une telle réforme montre clairement que le parti de la guerre avait fait de l’armée son domaine et sa chose. — En la forme, la mission donnée à Hamilcar était modeste. Les escarmouches ne cessaient pas, à la frontière avec les tribus numides. Carthage venait d’occuper à l’intérieur la ville aux cent portes, Thévesté (Tébessa). Le nouveau général en chef d’Afrique avait à pourvoir à cette guerre : elle semblait trop peu importante pour que les gouvernants, maintenus dans leurs attributions ordinaires à l’intérieur, élevassent à ce sujet la voix contre les décisions expresses du peuple ; quant aux Romains, sans nul doute, ils ne comprirent pas alors la portée de l’entreprise.

L’armée, avait enfin à sa tête, l’homme qui, dans les guerres de Sicile et de Libye, avait fait voir que les destins l’appelaient seul à sauver sa patrie. Jamais héros plus grand n’avait livré un plus grand combat à la fortune. L’armée était l’instrument de salut ; mais cette armée où la trouver ? Entre les mains d’Hamilcar. Les milices carthaginoises ne s’étaient point mal comportées durant la guerre Libyque : mais il savait trop bien  qu’autre chose est de pousser une fois au combat des marchands ou des industriels sous le coup d’un péril suprême ou d’en faire de solides soldats. La faction patriotique lui fournissait d’excellents officiers mais ceux-ci épuisant naturellement le contingent entier de la haute classe, la milité citoyenne lui manquait, à l’exception pourtant de quelques escadrons de cavalerie. Il lui fallait donc se faire une armée avec les recrues forcées dés cités libyques et avec les mercenaires. L’entreprise était difficile ; néanmoins, seul il la pouvait remplir, et la condition pourtant de payer ponctuellement et richement la solde de ses hommes. Il avait fait en Sicile l’expérience que les revenus de l’État avaient à défrayer, dans Carthage même, des dépenses plus urgentes que la paye des troupes combattant à l’ennemi. Il savait que la guerre devait nourrir la guerre, et qu’il convenait de tenter en grand l’expérience conduite en petit jadis sur le mont d’Eirctè (Monte Pellegrino). Ce n’était point là tout, Hamilcar était chef de parti autant que grand capitaine. Ayant affaire à des adversaires irréconciliables, infatigables, et toujours à l’affût d’une occasion de le détruire, il comprit qu’il devait prendre son point d’appui au milieu des simples citoyens. Or, si purs, si nobles que fussent les chefs, les citoyens étaient gangrenés en masse, et vivant en pleine et systématique corruption, ils ne voulaient rien donner pour rien. Sans doute l’aiguillon du besoin, les excitations du moment les avaient pu émouvoir parfois, comme il arrive même dans les sociétés les plus vénales ; mais si, pour l’exécution d’un plan qui nécessitait, à tout le moins plusieurs années de vastes préparatifs, il voulait s’assurer la complaisance durable des citoyens de Carthage, il lui fallait aussi pourvoir à de grands envois d’argent, et donner par là à ses amis le moyen d’entretenir le peuple en bonne et favorable humeur. Mendier ou acheter à l’indifférence ou cupide multitude la permission de la sauver ; à force d’humble et feinte modestie, arracher à ces orgueilleux, haïs du peuple, à ces hommes tous les jours vaincus par lui, le délai de grâce qui lui était absolument indispensable ; cacher à la fois et ses plans et son mépris à ces traîtres méprisés de tous, qui se disaient les maîtres de la cité : à quelles nécessités le grand homme n’avait-il pas à pourvoir ? Entouré de quelques amis, confidents de sa pensée, il était là, entre les ennemis du dehors et ceux du dedans, spéculant sur l’indécision des uns et des autres ; les trompant, les affrontant en réalité tous ; accumulant les munitions, l’argent, les soldats, afin d’aller engager la lutte contre un empire difficile, pour ne pas dire presque impossible à atteindre ; à supposer encore son armée formée et prête à combattre ! Hamilcar était jeune ; à peine s’il comptait plus de trente ans : il lui semblait parfois pressentir qu’au bout de tant d’efforts il ne lui serait pas donné de toucher le but, et qu’il ne verrait que de loin la terre promise de ses rêves. On raconte que, quittant Carthage, il conduisit son fils Hannibal, âgé de neuf ans, devant l’autel du plus grand des dieux de la ville, et lui fit jurer haine éternelle au nom romain. Puis il l’emmena à l’armée, lui et ses deux autres plus jeunes fils, Hasdrubal et Magon : ses lionceaux, ainsi il les appelait, devaient un jour hériter de ses desseins, de son génie et de sa haine.

Le nouveau capitaine général de Libye partit de Carthage aussitôt la guerre des mercenaires terminée (printemps de 518 [236 av. J.-C.]). Il allait, croyait-on, en expédition contre les Libyens occidentaux. Son armée, très forte par le nombre de ses éléphants, longeait la côte : en vue de la côte naviguait la flotte, conduite par l’un de ses fidèles partisans, Hasdrubal. Tout à coup on apprend qu’il a franchi la mer aux colonnes d’Hercule, abordé en Espagne, et que déjà il est aux prises avec les indigènes, avec des gens qui ne lui ont fait aucun mal, et sans mission spéciale du pouvoir exécutif, disent les magistrats de Carthage, qui se plaignent. Ils ne pouvaient, en tout cas l’accuser d’avoir négligé les affaires d’Afrique. Un jour que les Numides se sont de nouveau soulevés, le général en second, Hasdrubal, les met à la raison si rudement , qu’ils laissent pour longtemps la frontière en paix, et que de nombreuses peuplades, jusque-là indépendantes, se soumettent à payer tribut.

Nous ne saurions dire dans le détail les œuvres accomplies en Espagne par Hamilcar, mais Caton l’Ancien, qui trente ans après sa mort en vit encore les vestiges récents sur place, ne put pas ne pas s’écrier, en dépit de sa haine du nom carthaginois, qu’aucun roi ne méritait d’être nommé dans l’histoire à côté du nom d’Hamilcar Barca. Nous connaissons d’ailleurs en gros ses succès durant les neuf dernières années de sa vie (518-526 [-236/-228]) jusqu’au jour, où, comme Scharnhorst[3], la mort le coucha sur le champ de bataille dans la vigueur de l’âgé, à l’heure même où ses plans mûris allaient porter leurs fruits : mais nous savons les résultats obtenus après lui par Hasdrubal, son gendre, héritier de ses desseins et de sa charge, et qui, durant huit années consécutives (527-534 [-227/-220]), continua ses vastes travaux. A la place d’un simple entrepôt commercial, avec droit de protectorat sur Gadès, seule possession de Carthage, avant eux, sur la côte d’Espagne, et qu’elle avait gérée comme une dépendance de ses établissements de Libye, Hamilcar avait dû fonder, les armes à la main, un vaste empire, consolidé après lui, je le répète, par Hasdrubal, avec une habileté consommée d’homme d’État. Les plus belles régions de cette grande terre, les côtes du sud et de l’est, devenues des provinces carthaginoises ; plusieurs villes bâties, Carthage d’Espagne (Carthagène) entre autres, avec son port, le seul bon port de la côte du sud, et le splendide château royal d’Hasdrubal, son fondateur ; l’agriculture florissante, les mines d’argent les plus riches trouvées et ouvertes dans le voisinage de la nouvelle Carthage (un siècle plus tard elles rendront encore plus de 36 millions de sesterces par an[4]), voilà les traits principaux du tableau. Presque toutes les cités jusqu’à l’Èbre reconnaissent la suprématie de Carthage et lui paient tribut. Hasdrubal a su mettre tous les chefs des diverses peuplades dans ses intérêts par des mariages ou autrement. Ainsi Carthage avait conquis un nouveau, et immense débouché pour son commerce et ses fabriques, et les revenus des provinces espagnoles, après avoir défrayé ses armées, fournissaient un excédant à la métropole et pourvoyaient aux besoins de l’avenir. En même temps l’Espagne aidait à former une armée dont elle était l’école : des levées régulières se faisaient dans les contrées soumises : les prisonniers de guerre étaient incorporés dans les cadres carthaginois, et les peuplades dépendantes fournissaient des contingents ou des mercenaires, en quelque grand nombre qu’il fût demandé. A la suite de ses longues campagnes, le soldat s’était fait du camp une seconde patrie ; et s’il ne ressentait pas l’inspiration du vrai patriotisme, il avait pour en tenir lieu l’amour du drapeau, et l’attachement enthousiaste pour son illustre général. Enfin les combats acharnés et continuels avec les vaillants Ibères et les Celtes, aux côtés de l’excellente cavalerie numide, avaient donné à l’infanterie une solidité remarquable.

Carthage laissa faire les Barcides. Comme ils ne demandaient plus à la cité ni prestations ni sacrifices, et Qu’au contraire ils lui envoyaient un excédant tous les jours ; comme par eux le commerce carthaginois avait retrouvé en Espagne tout ce qu’il avait jadis perdu en Sicile et en Sardaigne, la guerre et l’armée espagnoles, signalées par d’éclatantes victoires et d’importants résultats, eurent bientôt la popularité pour elles ; au point que, dans les moments critiques, à la mort d’Hamilcar notamment, on se décida sans peine à envoyer de nombreux renforts d’Africains à l’armée d’au delà du détroit. Le parti de la paix, bon gré mal gré, se tut, ou se contenta, dans ses conciliabules ou ses communications avec ses amis à Rome, de rejeter la faute sur les officiers et sur la multitude.

Rome, non plus, ne fit aucun effort sérieux pour arrêter la marche des affaires en Espagne. Son inactivité tenait à plusieurs causes. La première, et la principale, était assurément son ignorance des faits. Il y avait loin de la grande Péninsule à l’Italie ; en la choisissant, et non l’Afrique, comme il eut semblé possible de le faire, pour le théâtre de ses entreprises, Hamilcar avait calculé juste. Non que la République ajoutât foi aux explications fournies sur place à ses commissaires envoyés en Espagne, à l’assurance qu’on lui donnait que tout ce qui se faisait là ne tendait qu’à procurer à Carthage les moyens de paver, promptement les contributions de guerre mises à sa charge ; il eut fallu être aveugle pour ne pas voir. Mais des plans d’Hamilcar on n’entrevoyait sans doute que les résultats les plus proches, les compensations cherchées et trouvées à la perte des tributs et du commerce des îles méditerranéennes. Quant à prévoir une attaque nouvelle de la part des Carthaginois ; quant à se croire menacé d’une invasion de l’Italie, avec l’Espagne pour point de départ, les documents les plus formels l’attestent, comme toute la situation le démontre, nul ne songeait à la possibilité d’une telle tentative. A Carthage, il va de soi que dans la faction de la paix, plusieurs hommes y voyaient clair ; mais quelle que fût leur pensée, ils ne pouvaient, pour détourner l’orage que les chefs du gouvernement n’avaient plus depuis longtemps la force de conjurer, ils ne pouvaient, dis-je, en aller dévoiler à Rome le secret. C’eût été peut-être précipiter la catastrophe eu voulant la prévenir ; l’eussent-ils fait d’ailleurs, que les Romains n’auraient prêté qu’une oreille prudente et méfiante, sans doute, à leurs dénonciations de parti. Pourtant le jour approchait où les rapides progrès et l’étendue des conquêtes carthaginoises allaient éveiller leur attention et leur inquiétude ; et de fait, dans les dernières années qui précédèrent l’explosion de la guerre, ils cherchèrent à élever des barrières devant leurs rivaux. En 528 [226 av. J.-C.] nous les voyons, sous le prétexte de leur hellénisme de nouvelle date, nouer alliance avec les deux cités grecques ou semi grecques de la côte de l’est, avec Zacynthos ou Saguntum (Sagonte, auj. Murviedro, non loin de Valence), et avec Emporiœ (Ampurias). Ils notifient leurs traités à Hasdrubal et l’invitent à ne pas pousser ses conquêtes au delà de l’Èbre, ce qu’il promet. Ce n’est pas qu’à cette époque encore ils songent à empêcher l’attaque de l’Italie par la route de terre. Le capitaine qui tentera l’entreprise se soucierait peu d’une telle promesse ; mais ils veulent, d’une part, arrêter l’essor de la puissance effective de Carthage en Espagne (cette puissance dévient dangereuse en grandissant) ; puis, en prenant sous leur protection les peuplades libres voisines des Pyrénées jusqu’à l’Èbre, ils s’assurent un solide point d’appui, pour le cas où il leur faudra aussi descendre et combattre en Espagne. Jamais le sénat ne s’est fait d’illusion sur la nécessité d’une seconde et prochaine guerre avec Carthage : quant à la Péninsule, tout au plus se verra-t-il forcé d’y envoyer alors quelques légions, en même temps que les ennemis en tireront des trésors et des soldats qu’ailleurs ils ne pourraient se procurer. Mais cette part faite à la situation, Rome a le ferme dessein — le plan de campagne de 536 [-218] le prouve et il n’en pouvait être autrement d’ailleurs — de porter dès le début ses armes en Afrique, et d’en finir ainsi avec Carthage. Le sort de l’Espagne se décidera du même coup. Ajouter à cela, dans les premières années, les bénéfices des contributions de guerre qu’une rupture aurait aussitôt arrêtés ; puis bientôt la mort d’Hamilcar, dont les projets expiraient avec lui dans la pensée de ses amis comme de ses adversaires. Enfin dans les derniers temps, quand il devient trop clair qu’il y aurait imprévoyance à atermoyer la guerre, n’est-il pas également utile de se débarrasser d’abord des Gaulois de la vallée du Pô ? Sans quoi ceux-ci, menacés qu’ils sont d’une destruction prochaine, ne manqueraient pas, chaque fois qu’ils verraient la République engagée dans d’autres et sérieux combats, d’appeler encore en Italie les hordes transalpines, et de déchaîner sur elle les tumultes (tumullus) gaulois, plus dangereux que jamais en une telle occurrence. Certes ni la considération du parti de la paix dans Carthage, ni les traités existants, n’inspiraient à Rome tous les ménagements qu’elle avait jusque-là gardés : est-ce que les affaires d’Espagne ne lui offraient pas à tous les instants le prétexte spécieux d’une rupture, si elle avait voulu la guerre immédiate ! Ainsi donc, qu’on ne dise pas que la République a tenu une incompréhensible conduite. Mais tout en comptant avec les circonstances, on peut justement blâmer la politique molle et à courtes vues du Sénat. Les hommes d’État romains ont toujours brillé par l’opiniâtreté, la suite et la subtilité des desseins, plutôt que par la largeur des vues et la promptitude qui en organise l’exécution : sous ce rapport tous les grands ennemis de Rome, depuis Pyrrhus jusqu’à Mithridate, se sont montrés de beaucoup leurs maîtres.

Le succès avait couronné les projets enfantés par le génie d’Hamilcar : il avait préparé les voies et moyens de la guerre, une armée nombreuse, éprouvée, habituée à vaincre, et une caisse se remplissant tous les jours. Mais soudain, le moment venu de choisir l’heure du combat et la route à suivre, le chef manqua à l’entreprise. L’homme qui, portant haut la tête et le coeur au milieu du désespoir de tous, avait su ouvrir le chemin du salut à son peuple, cet homme vient de disparaître, à peine entré dans la carrière. Par quel motif Hasdrubal renonça-t-il à attaquer Rome ? Crut-il les temps non encore propices? Homme politique plutôt que général, n’osât-il se croire au niveau de l’entreprise ? Je ne saurais le décider. — Quoiqu’il en soit, au commencement de l’an 534 [220 av. J.-C.] il tombe sous le fer d’un assassin, et les officiers de l’armée d’Espagne élisent pour son successeur Hannibal, le fils aîné d’Hamilcar. Le nouveau général était bien jeune encore : né en 505 [-249], il était à sa vingt-neuvième année. Mais il avait beaucoup vécu : ses souvenirs d’enfance lui montraient son père combattant en pays étranger, et victorieux sur le mont d’Eirctè ; il avait assisté à la paix conclue avec Catulus ; il avait partagé avec Hamilcar invaincu les amertumes du retour en Afrique, les angoisses et les périls de la guerre libyque ; il avait tout enfant suivi son père dans les camps : à peine adolescent il s’était distingué dans les combats. Leste et robuste, il courait et maniait les armes excellemment ; il était le plus téméraire des écuyers ; il m’avait pas besoin de sommeil ; en vrai soldat, il savourait un bon repas ou endurait la faim sans peine. Quoi qu’il eut vécu au milieu des camps, il avait reçu la culture habituelle chez les Phéniciens des hautes classes. Il apprit assez de grec, devenu général, et grâce aux leçons de son fidèle Sosilon de Sparte, pour pouvoir écrire ses dépêches dans cette langue. Adolescent, il avait fait, je l’ai dit, ses premières armes sous les ordres et sous les yeux de son père : il l’avait vu tomber à ses côtés durant la bataille. Puis, sous le généralat du mari de sa soeur, Hasdrubal, il avait commandé la cavalerie. Là, sa bravoure éclatante et ses talents militaires l’avaient aussitôt signalé entre tous. Et voilà qu’aujourd’hui la voix de ses égaux appelait le jeune et habile général à la tête de l’armée. C’était à lui qu’il appartenait de mettre à exécution les vastes desseins pour lesquels son père et son beau-frère avaient vécu et étaient morts. Appelé à leur succéder, il sut être leur digne héritier. Les contemporains ont voulu jeter toutes sortes de taches sur ce grand caractère. les Romains l’ont dit cruel, les Carthaginois l’ont dit cupide. De fait, il haïssait comme savent haïr les natures orientales : général, l’argent et les munitions lui manquant à toute heure, il lui fallut bien se les procurer comme il put. En vain la colère, l’envie, les sentiments vulgaires ont noirci son histoire, son image se dresse toujours pure’ et grande devant nos regards. Si vous écartez de misérables inventions qui portent leur condamnation avec elles-mêmes, et les fautes mises sous son nom et qu’il faut reporter à leurs vrais auteurs, ses généraux en second, à Hannibal Monomaque, à Magon le Samnite, vous ne trouvez rien dans les récits de sa vie qui ne se justifie ou par la condition des temps ou par le droit des gens de son siècle. Tous les chroniqueurs lui accordent d’avoir réuni, mieux que qui que ce soit, le sang-froid et l’ardeur, la prévoyance et l’action. Il eut par-dessus tout d’esprit d’invention et de ruse, l’un des caractères du génie phénicien ; il aima à marcher par des voies imprévues, propres à lui seul. Fertile en expédients masqués et en stratagèmes, il étudiait avec un soin inouï les habitudes de l’adversaire qu’on avait à combattre. Son armée d’espions (il en avait à demeure jusque dans Rome), le tenait au courant de tous les projets de l’ennemi : on le vit souvent, déguisé, portant de faux cheveux, explorant et sondant çà et là. Son génie stratégique est écrit sur toutes les pages de l’histoire de ce siècle. Il fut aussi homme d’État du premier ordre. Après la paix avec Rome, on le verra réformer la constitution de Carthage ; on le verra, banni et errant à l’étranger, exercer une immense influence sur la politique des empires orientaux. Enfin, son ascendant sur les hommes est attesté par la soumission incroyable et constante de cette armée mêlée de races et de langues, qui, dans les temps même les plus désastreux, ne se révolta pas une seule fois contre lui. Grand homme enfin, dans le vrai sens du mot, il attire à lui tous les regards.

A peine fut-il promu au commandement, qu’il voulut sans tarder commencer la guerre (printemps de 534 [220 av. J.-C.]). De sérieux motifs l’y poussaient. Les Gaulois étaient encore en fermentation. Le Macédonien semblait prêt à attaquer Rome. En se mettant lui-même immédiatement en campagne, il pouvait choisir son terrain, et cela avant que les Romains eussent eu le temps de commencer la guerre par une descente en Afrique, entreprise plus commode, à leurs yeux. Son armée était au complet, ses caisses avaient été remplies par quelques grandes razzias. Mais Carthage ne se montrait rien moins qu’empressée à l’envoi de sa déclaration de guerre, et il était plus difficile de donner dans ses murs un successeur politique à Hasdrubal, le chef du peuple, que de le remplacer, général, en Espagne. Là, la faction de la paix avait la haute main, et faisait alors leur procès à tous les hommes de l’autre parti. Elle qui avait mutilé, rapetissé les entreprises d’Hamilcar, serait-elle plus favorable à ce jeune homme inconnu, qui commandait d’hier au delà du détroit, et dont le téméraire patriotisme allait se déchaîner aux dépens de l’État ? Hannibal recula : il ne voulut pas non plus déclarer la guerre de son chef, en se mettant en révolte ouverte contre les autorités légitimes de la république africaine. Il se résolut alors à pousser les Sagontins à des actes d’hostilité : les Sagontins se contentèrent de porter plainte à Rome. Celle ci ayant dépêché ses ambassadeurs sur les lieux, Hannibal tenta, à force de dédain, de les pousser à dénoncer la rupture. Mais les commissaires voyaient bien la situation ; ils se turent en Espagne, réservant leurs récriminations pour Carthage même, et racontant à Rome qu’Hannibal était armé, et que la lutte était proche. Le temps marchait. Bientôt se répandit la nouvelle de la mort d’Antigone Doson, survenue tout à coup et presque à la même heure que la fin d’Hasdrubal. Dans la Cisalpine, les Romains menaient avec un redoublement d’activité et d’énergie l’édification de leurs forteresses ; et dés les premiers jours du printemps la République se proposait d’en finir en une fois avec la levée de boucliers des Illyriens. Chaque jour écoulé était une perte irréparable : Hannibal prit son parti. Il fit sans plus de façon savoir à Carthage que les Sagontins, serrant de près les Torbolètes, sujets carthaginois, il allait mettre le siége devant leur ville ; et sans attendre une réponse, il investit (dés le printemps de 535 [-219]) la cité alliée des Romains. C’était commencer la guerre avec la République. La nouvelle arriva comme un coup de foudre dans Carthage. Quelle fut l’impression ressentie ? Quelles délibérations s’ensuivirent ? On peut s’en rendre compte, en se rappelant l’effet produit en Allemagne et dans un certain monde par la capitulation du général York[5] [en 1813]. Tous les hommes haut placés, racontent les historiens, désapprouvèrent cette voie de fait non autorisée par le gouvernement. Il fallait désavouer ces téméraires officiers de l’armée, les livrer aux Romains !... Mais, soit que dans le Sénat de Carthage on redoutât l’armée et la multitude plus encore que Rome, soit qu’on eût compris l’impossibilité de retourner en arrière, soit aussi que l’inertie des esprits fût plus forte que la nécessité même d’une décision, on prit le parti de n’en prendre aucun : et sans mettre la main dans la guerre, on laissa Hannibal la faire. Sagonte se défendit, comme savent seules se défendre les cités espagnoles. Si les Romains avaient montré la moindre parcelle de l’énergie de leurs clients ; si, durant les huit mois du siège, ils n’avaient point perdu leur temps dans de misérables combats contre les pirates d’Illyrie, maîtres, comme ils l’étaient, de la mer et des points de débarquement, ils se seraient évité la honte de cette protection tant promise et pourtant dérisoire : ils auraient fait entrer peut-être les événements militaires dans une toute autre voie. Mais ils tardèrent, et Sagonte fut prise enfin d’assaut. A la vue des immenses trésors envoyés par Hannibal à Carthage, le patriotisme, l’ardeur belliqueuse se réveillèrent parmi les plus réfractaires. Le butin partagé, la réconciliation n’était plus possible avec Rome. Elle envoya pourtant ses ambassadeurs en Afrique, même après la destruction de Sagonte, exigeant la remise du général carthaginois et des Gérousiastes qui l’assistaient au camp. On essaya des excuses, mais l’orateur romain y coupa court, et rassemblant les plis de sa toge, il dit aux Carthaginois, qu’il y tenait renfermées la paix et guerre, et, qu’il fallait choisir. Entraînés par un mouvement de courage, les Anciens répondirent au Romain qu’il eût à faire son choix lui-même. L’ambassadeur opta pour la guerre, et le défi, aussitôt, fut relevé (printemps de 536 [218 av. J.-C.]).

L’opiniâtre résistance de Sagonte avait coûté à Hannibal toute une année. La campagne finie, il était revenu à Carthagène, y prenant, comme de coutume, ses quartiers d’hiver (535-536), et y préparant à la fois son expédition prochaine et la défense de l’Espagne et de l’Afrique. Comme son père et son beau-frère, il avait le commandement sur les deux contrées, et par conséquent aussi lui incombait le devoir de veiller à la protection de la métropole. Ses forces réunies se composaient d’environ cent vingt mille hommes, de pied, de seize mille chevaux, de cinquante-huit éléphants, de trente-deux quinquérèmes armées en guerre, et de dix-huit quinquérèmes non armées, sans compter les éléphants et les navires laissés à Carthage. A l’exception de quelques Ligures placés dans les troupes légères, il n’avait plus de mercenaires dans ses troupes. On y comptait aussi quelques escadrons phéniciens ; mais le gros de l’armée était à peu près exclusivement formé des contingents des sujets de la Libye et de l’Espagne. Pour s’assurer de leur fidélité, Hannibal, avec sa profonde connaissance des hommes, leur avait donné une marque de grande confiance : ils eurent tous un congé durant l’hiver. Dans son patriotisme aux larges vues, bien différent de l’étroitesse d’esprit de ses compatriotes, le général avait promis sous serment aux Libyens de leur conférer le droit de cité dans Carthage, s’ils rentraient un jour vainqueurs de Rome en Afrique. Il n’employait d’ailleurs pas toutes ses troupes à l’expédition d’Italie. Vingt mille hommes retournèrent en Afrique, le plus petit nombre pour aller défendre Carthage et le territoire punique propre ; la plus grande division restant cantonnée à la pointe occidentale du continent. L’Espagne garda douze mille fantassins, deux mille cinq cents chevaux, à peu près la moitié des éléphants, et la flotte qui continua de stationner sur la côte, Hannibal y donnant le commandement suprême à son frère plus jeune, Hasdrubal. S’il n’envoya que de faibles renforts dans la région phénicienne propre, c’est que Carthage, en cas de besoin, y pouvait suffire à tout. De même en Espagne, où les levées nouvelles se recrutaient sans peine, il assurait suffisamment ses derrières en n’y laissant qu’un boyau de solide infanterie, avec adjonction de ce qui constituait la force de l’armée carthaginoise, à savoir, une bonne cavalerie et des éléphants. En même temps il prenait les plus exactes mesures pour avoir toujours ses communications faciles entre l’Afrique et l’Espagne : il laissait la flotte sur la côte, on vient de le voir, un corps nombreux occupant l’Afrique occidentale. Afin d’être plus sûr encore de la fidélité de ses soldats, il avait enfermé dans la forte place de Sagonte les otages des cités espagnoles, et transportant ses troupes dans les pays les plus éloignés du lieu où elles avaient été levées, il avait de préférence gardé sous ses ordres immédiats les milices de l’Afrique orientale, envoyé les Espagnols dans l’Afrique de l’ouest, et les Africains de l’ouest à Carthage. Il avait donc pourvu à tout du côté de la défense.

Les dispositions pour l’offensive n’étaient pas moins grandioses : Carthage devait expédier vingt quinquérèmes armées de mille soldats, avec mission de descendre sur la côte occidentale de l’Italie et d’y porter le ravage. Une deuxième escadre de vingt-cinq voiles avait Lilybée pour objectif : cette ville devait être réoccupée. Mais ce n’étaient là que les détails plus modestes et accessoires de l’entreprise : Hannibal crut pouvoir s’en remettre à Carthage pour leur bonne exécution. Quant à lui, il avait décidé de partir pour l’Italie avec la grande armée, prenant en main l’exécution du plan sans nul doute conçu avant lui par son père. De même que Carthage n’était directement attaquable qu’en Libye ; de même on ne joignait Rome, que par l’Italie. Rome bien certainement voulait descendre en Afrique, et Carthage ne pouvait plus, comme autrefois, se limiter à des opérations secondaires, telles que la lutte en Sicile, ou la défensive sur son propre territoire. Les défaites y comportaient les mêmes conséquences désastreuses : la victoire n’y assurait point, les mêmes résultats. — Mais comment, par où attaquer l’Italie ? Assurément les routes de terre et de mer y conduisaient, mais si l’entreprise n’était point une sorte d’aventure désespérée, si Hannibal rêvait une expédition sérieuse, ayant un but vaste et stratégique à la fois, il lui fallait une base d’opérations plus rapprochée que l’Espagne ou l’Afrique. Rome étant maîtresse de la mer, une flotte, une forteresse maritime constituaient un mauvais appui. Il ne pouvait pas compter davantage sur les régions occupées par la confédération italienne. En d’autres temps, en dépit des sympathies puissantes éveillées par le nom grec, elle avait tenu ferme devant Pyrrhus : on ne pouvait s’attendre à la voir se dissoudre à l’apparition d’un général carthaginois. Entre le réseau des forteresses romaines et la forte chaîne des alliés de Rome, une armée envahissante ne serait-elle pas bientôt écrasée ? Seuls, les Ligures et les Gaulois offraient à Hannibal tous les avantages que les Polonais assurèrent à Napoléon dans ses campagnes contre les Russes, analogues sous tant de rapports avec l’expédition carthaginoise. Ces peuples frémissaient encore au lendemain de la guerre, où avait péri leur indépendance : étrangers aux Italiques, menacés dans leur vie, voyant s’élever chez eux les premières enceintes des citadelles romaines et ces grandes voies qui les enveloppaient, ne croiraient-ils pas voir des sauveurs dans l’armée carthaginoise, où combattaient en foule les Celtes de l’Espagne ? Ne seraient-ils pas pour Hannibal un premier et solide point d’appui ? Ne lui fourniraient-ils pas et les approvisionnements et les recrues ? Déjà il s’était formellement abouché avec les Boïes et les Insubres, qui avaient promis des guides à son armée, un bon accueil à leurs frères de race, et des vivres sur la route. Ils devaient se soulever aussitôt que les Carthaginois auraient mis le pied sur le sol de l’Italie. Les événements de l’Est n’étaient pas moins propices à l’invasion. La Macédoine, dont la victoire de Sellasie venait de consolider l’empire dans le Péloponnèse, était mal avec Rome. Démétrius de Pharos, qui, trahissant son alliance avec la République, avait passé aux Macédoniens, et s’était vu chasser de son petit royaume, s’était réfugié à la cour du roi de Macédoine, et celui-ci avait refusé son extradition. Où pouvait-on, ailleurs que dans les plaines du Pô, tenter la réunion contre l’ennemi commun des armées venues des monts du Bétis (Guadalquivir) et du Strymon (Kara-sou ou Strouma) ? Ainsi, les circonstances désignaient l’Italie du Nord comme le vrai point d’attaque : et déjà, en 524 [230 av. J.-C.], preuve nouvelle des projets sérieux d’Hamilcar, les Romains, à leur grand étonnement, s’étaient heurtés, en Ligurie, contre un détachement de soldats carthaginois. — On s’explique moins bien pourquoi Hannibal préféra la voie de terre à la voie de mer. Ni la suprématie navale des Romains, ni leur alliance avec Marseille ne pouvaient empêcher un débarquement sur la côte de Genua (Gênes) : cela se comprend tout seul, et la suite le fit bien voir. Mais Hannibal avait à choisir entre deux écueils. Il aima mieux sans doute ne point s’exposer aux dangers inconnus d’une traversée, aux vicissitudes d’une guerre navale, qui laissent toujours moins de prise à la prudence humaine, et il pensa qu’il était plus sage d’aller au-devant des Boïes et des Insubres, dont, le concours lui était sérieusement promis, nul n’en peut douter. D’ailleurs, débarquant à Genua, il n’en avait pas moins la montagne à franchir, et il ne lui était pas donné de savoir que les cols des Alpes étaient autrement ardus et difficiles que les passes de l’Apennin, dans la Ligurie. Enfin, la route qu’il suivit était celle des anciennes migrations celtiques ; des essaims plus nombreux que son armée avaient pénétré en Italie par les Alpes. L’allié et le sauveur des Gaulois italiens ne se croyait point téméraire en marchant sur leurs traces.

Donc, dès l’ouverture de la saison, Hannibal réunit sous Carthagène toutes les troupes composant la grande armée : quatre-vingt-dix mille hommes d’infanterie et douze mille chevaux ; les deux tiers Africains, un tiers Espagnols. Il emmène trente-sept éléphants, plutôt pour en imposer aux Gaulois que comme renfort efficace de combat. Son infanterie n’avait plus rien de commun avec celle de Xanthippe, se cachant par peur derrière la ligne de ces grands animaux. Il n’était point homme à ignorer que c’était là une arme à deux tranchants, apportant la défaite dans les rangs amis aussi souvent que chez l’ennemi. Aussi n’usait-il des éléphants qu’avec circonspection, et en petit nombre. Telle était l’armée avec laquelle il quitta Carthagène, et marcha vers l’Èbre, au printemps de 536 [218 av. J.-C.]. Des mesures prises à l’avance, et surtout des relations nouées avec les Celtes, des moyens, du but de son expédition, il laissa transpirer assez pour donner confiance même au simple soldat. Celui-ci, dont l’instinct militaire s’était développé sous les armes, pressentait partout les vues nettes et hardies ; la main sûre et forte de son général, et il le suivait avec une aveugle foi dans ses voies inconnues. Puis, quand par ses paroles enflammées il leur montrait la patrie humiliée, les exigences insolentes de Rome, l’asservissement imminent de cette Carthage qui leur était chère, l’extradition honteuse de leur général et de ses officiers  imposée comme condition de la paix, il les entraînait avec lui, ardents à la guerre, emportés par l’élan du civisme.

A Rome, la situation était ce qu’elle est souvent au sein des aristocraties les plus solidement assises et les plus prévoyantes. Certes le gouvernement savait ce qu’il voulait, et il agissait. Malheureusement il n’agissait ni bien ni en temps utile. Depuis longtemps on aurait pu fermer les portes des Alpes, et en finir avec les Cisalpins : or on avait laissé les Alpes ouvertes, et les Cisalpins étaient encore redoutables. On aurait pu avec Carthage vivre en paix, et en paix durable, à la condition d’observer fidèlement le traité de 513 [241 av. J.-C.]. Que si l’on voulait la ruine de Carthage, depuis longtemps les légions auraient pu et dû la réduire. Mais en fait, les traités avaient été violés par la confiscation de la Sardaigne, et durant les vingt années de répit dont elle avait joui, Carthage s’était régénérée. Rien de plus facile que de vivre en bonnes relations avec la Macédoine : mais son amitié avait été sacrifiée à une chétive conquête. Il ne s’était pas trouvé dans Rome un de ces grands hommes d’État qui envisagent de haut la situation et dirigent les événements. Partout on avait fait trop où trop peu. Maintenant voici venir la guerre. L’ennemi a pu librement choisir son heure et le lieu du combat, et les Romains, tout en avant pleinement et justement la conscience de leur supériorité militaire, n’ont au début de la campagne ni plan, ni but, ni marche assurée. Ils avaient un demi million de soldats sous la main. Leur cavalerie seule était moins bonne, et toute proportion gardée, moins nombreuse que celle de l’ennemi. Elle n’allait chez eux qu’au dixième du total de l’effectif, tandis que chez les Carthaginois elle s’élevait au huitième. Mais la flotte romaine comptait deux cent vingt quinquérèmes, toutes revenues depuis peu de l’Adriatique : quel  peuple engagé dans la prochaine guerre aurait pu en mettre autant en ligne, et qu’il eût été facile- de tirer parti de cette force écrasante ! Depuis longues années il était entendu qu’à la première levée de boucliers, les légions débarqueraient en Afrique : plus tard les événements ayant marché, il avait aussi fallu songer à une descente combinée en Espagne, pour y retenir l’armée d’occupation, qui sans cela se pouvait aussitôt porter sous les murs de Carthage. C’eût été agir encore conformément à ce même plan de campagne, que de jeter une armée romaine dans la Péninsule, à la nouvelle de l’ouverture des hostilités par Hannibal, en 535 [219 av. J.-C.], et de l’investissement de Sagonte. Mais il eût fallu y accourir avant la chute de la ville ; et l’on resta sourd à Rome aux conseils d’une stratégie meilleure, comme aux injonctions de l’honneur. Sagonte tint huit mois : son héroïsme ne servit de rien. Elle était tombée, que Rome n’avait point d’armée de débarquement prête. Restait la contrée entre l’Èbre et les Pyrénées. Les peuples qui l’habitaient étaient libres encore. Alliés naturels de Rome, la promesse d’un prompt secours leur avait été faite comme aux Sagontins. D’Italie en Catalogne il n’y a pas plus loin pour les vaisseaux que pour des troupes partant de Carthagène par la voie de terre. Si après la guerre formellement déclarée, les Romains s’étaient mis en route en même temps que les Carthaginois, c’est-à-dire avec le mois d’avril, Hannibal aurait pu trouver les légions postées déjà sur la ligne de l’Èbre. — Quoi qu’il en soit, le gros de l’armée romaine demeurant réservé pour l’expédition d’Afrique, le second consul Publius Cornélius Scipion reçoit l’ordre d’aller défendre le fleuve frontière en Espagne ; mais il en prend à son aise, et une révolte survenant dans la plaine du Pô, il s’y rend avec ses troupes prêtes à s’embarquer. L’expédition d’Espagne se fera au moyen d’autres légions en voie de formation. Pendant ce temps, Hannibal est arrivé sur l’Èbre. Il y est accueilli par une opiniâtre résistance. Mais dans les circonstances présentes le temps lui est plus précieux que le sang de ses soldats. En quelques mois il a écrasé les indigènes, et avec son armée diminuée déjà du quart, il atteint les Pyrénées. Les lenteurs coupables de Rome ont une seconde fois causé la perte de ses alliés espagnols. Ce désastre était facile à prévoir autant que les lenteurs auraient pu être facilement évitées. De plus, le débarquement de légions, s’il s’était effectué en temps utile, aurait mis probablement obstacle à l’invasion de l’Italie, dont il semble que même au printemps de 536 [218 av. J.-C.] les Romains n’aient point encore eu la prévision. Quant à Hannibal, en allant se jeter sur le territoire de l’ennemi, il n’entendait nullement agir en désespéré, et abandonner son royaume espagnol. Le temps employé au siège de Sagonte et à la soumission de la Catalogne ; le corps considérable laissé par lui dans le pays conquis au nord de l’Èbre ; toutes les précautions prises, enfin, démontrent que si les légions étaient venues lui disputer l’empire de l’Espagne, il ne se serait point contenté de se dérober à leurs attaques ; mais les Romains n’eussent-ils fait que retarder son déliait d’Espagne durant quelques semaines, un avantage capital leur était par là même acquis. L’hiver fermait les cols des Alpes avant l’arrivée des Carthaginois, et le corps expéditionnaire à destination de l’Afrique y accomplissait sa descente sans coup férir.

Arrivé aux Pyrénées, Hannibal renvoya une partie de ses soldats chez eux. Mesure préméditée dès le début, et qui témoignait hautement aux yeux de l’armée de la confiance du général dans le succès de l’entreprise, en même temps qu’elle était un démenti donné à ceux qui croyaient qu’elle était de celles dont nul ne revient. Ce fut, avec cinquante mille fantassins et neuf mille cavaliers seulement qu’il franchit la chaîne sans rencontrer de difficultés. Puis, longeant la côte dans la région de Narbonne et de Nîmes, il s’ouvre rapidement passage au milieu des peuplades gauloises, rendues favorables par des négociations antérieures, ou achetées, sur place par l’or carthaginois, ou enfin domptées par les armes. A la fin de juillet, il arrive sur le Rhône en face d’Avenio (Avignon). Ici l’attend, ce semble, une résistance plus sérieuse : le consul Scipion avait débarqué à Marseille (fin juin) : en faisant route pour l’Espagne, il apprit qu’il était trop tard, et qu’Hannibal avait non seulement passé l’Èbre, mais aussi franchi les Pyrénées. A cette nouvelle, qui jetait enfin la lumière sur la direction et le but de l’expédition carthaginoise, le consul abandonne pour le moment ses projets sur l’Espagne, et prend le parti de faire sa jonction avec, les peuplades celtiques de la contrée, obéissant toutes à l’influence, des Massaliotes et par les Massaliotes à l’influence romaine. Il recevra donc Hannibal sur le Rhône, et lui fermera le passage du fleuve et l’entrée de l’Italie. Heureusement pour les Carthaginois, ils n’avaient en face d’eux, sur le lieu de leur passage projeté, que quelques milices gauloises. Le consul, avec son armée (vingt-deux mille fantassins et deux mille cavaliers) se tenait encore à Massalie, à quatre jours de marche en aval. Les envoyés des Gaulois accoururent et lui donnèrent avis de l’arrivée de l’ennemi. Celui-ci se voyait obligé de franchir le rapide torrent en toute hâte avec sa nombreuse cavalerie, ses éléphants, sous les yeux des Gaulois, et avant que le Romain se montrât. Il ne possédait pas une nacelle. Aussitôt et par son ordre toutes les barques employées dans le pays à la navigation du Rhône sont achetées à tout prix ; on en construit d’autres en abattant les arbres dans les alentours. En peu de temps les préparatifs sont faits. L’armée pourra en un seul jour accomplir son passage. Pendant ce temps un fort détachement commandé par Hannon, fils de Bomilcar, remonte le fleuve à quelques jours de marche au-dessus d’Avignon, et trouvant un endroit plus facile et non défendu, il aborde sur l’autre rive au moyen de radeaux rapidement assemblés ; puis il redescend vers le midi, pour tomber sur le dos des Gaulois, qui arrêtent le gros de l’armée. Le matin du cinquième jour après son arrivée, trois jours après le départ d’Hannon, Hannibal voit s’élever en face de lui une colonne de fumée, signal convenu qui lui annonce la présence de son détachement ; aussitôt il donne l’ordre impatiemment attendu de l’attaque. Les Gaulois, au premier mouvement de la flottille ennemie accourent sur la rive, mais tout à-coup le feu mis derrière eux à leur camp les surprend et les arrête. Divisés, ne pouvant ni résister, à ceux qui les attaquent, ni à ceux qui passent le fleuve, ils s’enfuient et disparaissent.

Pendant ce temps, Scipion tient conseil dans Massalie, et s’enquiert des points qu’il conviendrait d’occuper sur le Rhône. Les Gaulois ont eu beau lui envoyer les plus pressants messages, il n’a pas jugé à propos de marcher à l’ennemi. Il ne veut pas croire aux nouvelles qu’on lui apporte, et se contente d’expédier sur la rive gauche un petit corps de cavalerie en éclaireur. Ce corps se heurte contre l’armée carthaginoise tout entière, déjà passée au delà du fleuve, et aidant au transport des éléphants laissés sur la rive droite. Il achève sa reconnaissance, en livrant un combat vif et sanglant, — le premier combat de cette guerre, — à quelques escadrons de Carthaginois qui battaient aussi la plaine (non loin d’Avignon) ; puis il tourne bride rapidement, et s’en va rendre compte de la situation au quartier général. Alors Scipion part à marches forcées ; mais quand il arrive, déjà depuis trois jours la cavalerie carthaginoise, après avoir protégé le passage des éléphants, a suivi le gros de l’armée. Il ne reste plus au consul qu’à s’en retourner sans gloire à Massalie avec ses troupes fatiguées, affectant follement le mépris de ces Carthaginois qui ont lâchement pris la fuite. — De compte fait, c’était la troisième fois que les Romains, par pure négligence, abandonnaient leurs alliés et perdaient une ligne de défense importante. Puis, comme après l’erreur commise, ils avaient passé de l’immobilité déraisonnable à une plus déraisonnable hâte ; comme ils venaient de faire, sans plan, sans résultat, ce que, quelques jours plus tôt, ils auraient pu et dû, en toute sûreté, exécuter d’une façon utile, ils se mettaient par là hors d’état de réparer leurs fautes. Une fois de l’autre côté du Rhône, il n’y avait plus à songer à empêcher Hannibal d’atteindre le pied des Alpes. Du moins Scipion pouvait-il encore, à la première nouvelle du passage du fleuve, s’en retourner avec toute son armée : en passant par Genua il ne lui fallait que sept jours four arriver sur le Pô. Là, il obérait sa jonction avec les corps plus faibles stationnés dans la contrée : il attendait l’ennemi, et le recevait vigoureusement. Mais non, après avoir perdu du temps en courant sur Avignon, il semble que Scipion, homme habile pourtant, n’ait eu alors ni courage politique, ni tact militaire ; il n’ose pas prendre conseil des circonstances, et modifier la destination de son corps d’armée ; il le fait embarquer pour l’Espagne en majeure partie, sous le commandement de Gnœus, son frère, et revient à Pise avec le reste.

Hannibal, le Rhône franchi, avait convoqué une grande revue de ses troupes, leur annonçant quels étaient ses projets, et les abouchant à l’aide d’un interprète avec un chef gaulois, Magilus, venu de la région du Pô ; puis il s’était de suite remis sans obstacle en marche vers les passes des Alpes. Là, choisissant sa route, il ne prit en considération ni la moindre longueur des vallées, ni les dispositions plus ou moins favorables des habitants, quelque intérêt qu’il eût d’ailleurs à ne pas perdre une minute dans des combats de détail ou dans les détours de la montagne. Avant tout, il devait préférer le chemin le plus facilement praticable pour ses bagages, sa nombreuse cavalerie et ses éléphants, celui où il trouverait bon gré mal gré des subsistances en quantité suffisante. Bien qu’il portât avec lui des approvisionnements considérables chargés à dos de bêtes de somme, ces approvisionnements ne pouvaient alimenter que pendant quelques jours son armée forte encore, nonobstant ses pertes, de cinquante mille hommes valides. Quand on laissait de coté la route qui longe la mer, et, dont il ne voulut pas, non parce que les Romains la lui barraient, mais parce qu’elle l’eût éloigné du but[6]. Dans ces temps anciens, deux passages seulement, méritant ce nom, conduisaient des Gaules en Italie par les cols alpestres : l’un franchissait les Alpes Cottiennes (mont Genèvre) et descendait chez les Taurins (à Turin par Suse ou Fénestrelles) : l’autre, par les Alpes Gréées (le petit Saint-Bernard), conduisait chez les Salasses (pays d’Aoste et d’Ivrée). Le premier est plus court : mais après avoir quitté le Rhône, il conduit dans les vallées difficiles et infertiles du Drac, de la Romanche et de la haute Durance, au travers d’âpres et pauvres montagnes ; il demande sept à huit jours de marche. Pompée le premier a tracé là une voie utilitaire, afin d’établir la plus directe communication possible entre la Gaule cisalpine et la Gaule transalpine. — Par le petit Saint-Bernard, le chemin est un peu plus long ; mais quand il a dépassé le premier contrefort des Alpes, à l’est du Rhône, il longe la haute Isère, qui, courant non loin de Chambéry, remonte de Grenoble jusqu’au pied du col, ou, si l’on veut, jusqu’au pied de la grande chaîne, et forme la plus large, la plus fertile et la plus peuplée des vallées alpestres dans cette région. De plus, le col, en ce point, y est le moins élevé de tous les passages naturels des Alpes dans la contrée (2.192 mètres) : il est de beaucoup aussi le plus commode ; et, quoique nulle route n’y ait jamais été construite, on a vu en 1815 un corps autrichien le traverser avec de l’artillerie. Ne coupant, comme on voit, que deux chaînes, la passe du petit Saint-Bernard était devenue la plus fréquentée dans les anciens temps, et c’est par là que les grandes bandes gauloises opéraient leurs descentes en Italie. En réalité, l’armée d’Hannibal n’avait pas à choisir : par un concours heureux de circonstances, sans qu’elles aient été pour lui, un motif déterminant, les peuplades cisalpines avec lesquelles il avait fait alliance habitaient jusqu’au pied du col. Par le mont Genèvre, au contraire, il serait arrivé chez les Taurins, de tout temps en guerre avec les Insubres. — Je crois donc que la grande armée carthaginoise marcha directement vers le val de la haute Isère, non pas, comme on pourrait le supposer, par le chemin le plus court, en longeant la rive gauche de l’Isère inférieure (de Valence à Grenoble), mais en traversant l’Île des Allobroges, ou le massif déprimé, riche alors et populeux, que confinent le Rhône au nord et à l’ouest, l’Isère au sud et les Alpes à l’est. Ici encore Hannibal négligea la ligne directe, qui l’obligeait à traverser un pays de montagnes âpre et pauvre, tandis que l’Ile est moins montueuse et plus fertile, et que, dans cette direction, il n’avait qu’un faîte à franchir pour déboucher ensuite dans le haut val d’Isère. La traversée, de l’Ile, en remontant le Rhône d’abord, et en se jetant ensuite sur la droite, lui demanda seize jours. Il ne rencontra pas de difficultés sérieuses et, dans l’Ile elle-même, ayant su mettre à profit les hostilités qui venaient d’éclater entre deux chefs allobroges, l’un d’eux, le plus considérable, se déclara son obligé, donna lui-même la conduite à l’armée dans tout le bas pays, pourvut à ses approvisionnements, et remit aux soldats des armes, des vêtements et des chaussures. Mais arrivés à la première chaîne qui s’élève comme une muraille à pic, et n’est accessible que par un seul point (montée du mont du Chat, par le village de Chevalée), un incident fâcheux les arrêta tout à coup. Les Allobroges occupaient en nombre le col. Hannibal, prévenu à temps, évita de se laisser surprendre. Il campa au pied du mont, et, la nuit venue, pendant que les Gaulois étaient rentrés chez eux dans la bicoque voisine, il s’empara du passage. Les hauteurs étaient conquises, mais à la descente rapide qui conduit vers le lac du Bourget, les chevaux et les mulets perdirent pied. A ce moment, les Gaulois apostés attaquèrent, moins dangereux d’ailleurs que gênants par le désordre qu’ils jetaient dans la marche de l’armée. Mais bientôt le général s’élance sur eux à la tête de ses troupes et les repousse sans peine, et les rejette en bas de la montagne après leur avoir tué beaucoup de monde. Le tumulte du combat avait augmenté les périls et les embarras de la descente, surtout pour le train et les équipages. Arrivé enfin de l’autre côté, non sans de sérieuses pertes, Hannibal enlève d’assaut la cité la plus voisine, pour châtier et effrayer les barbares, et pour se remonter en chevaux et mulets. On se repose un jour dans la belle vallée de Chambéry, puis, on côtoie l’Isère sans trouver d’obstacle ni du côté des vivres ni du côté de l’ennemi. Mais en entrant le quatrième jour sur le territoire des Ceutrons (la Tarentaise), les Carthaginois voient la vallée se resserrer peu à peu ; là, il faut être de nouveau sur ses gardes. Les gens du pays les attendent à la frontière (environs de Conflans) ; portant des rameaux et des couronnes ; ils donnent de la viande, des guides et des otages ; il semble qu’on soit en territoire ami. Mais quand les Carthaginois ont atteint le pied de la haute chaîné, au point où leur chemin quitte l’Isère, et, remontant un âpre et étroit défilé le long du ruisseau de la Récluse, d’élève peu à peu vers le col du petit Saint-Bernard, voici que soudain les Ceutrons se jettent sur eux par derrière, et les assaillent de flanc du haut des rochers qui enserrent la passe à droite et à gauche : ils espèrent couper l’armée de ses équipages et de ses bagages. Hannibal, avec sa finesse habituelle, les avait devinés. Il savait qu’ils ne l’avaient bien accueilli d’abord qu’afin de ne pas voir leur pays ravagé, préparant d’ailleurs leur trahison ; et comptant sur un pillage facile. Dans la prévision d’une attaque, il avait envoyé son train et sa cavalerie en avant. L’infanterie tout entière venait derrière et couvrait la marche. Les projets hostiles des Ceutrons étaient donc déjoués : toutefois, accompagnant l’infanterie dans sa marche, et lançant ou roulant sur elle de lourdes pierres du haut des rochers voisins, ils lui font éprouver des pertes sérieuses. On atteint enfin la Roche blanche (elle porte encore ce nom), haute masse calcaire surplombant à l’entrée des dernières pentes. Hannibal s’y arrête et y campe, et protége durant la nuit l’ascension de ses chevaux et de ses mulets : le jour suivant, le combat recommence, et se continue sanglant jusqu’au sommet. Là enfin les troupes ont du repos. On s’arrête sur un haut plateau, facile à défendre [le cirque d’Hannibal], qui se développe sur une longueur de deux milles et demi (allemands, environ cinq lieues), et d’où la Doire [Duria], sortant d’un petit lac (lac Verney ou des Eaux rouges), descend vers l’Italie. Il était temps. Déjà les soldats perdaient courage. Le chemin devenu plus impraticable tous les jours : les provisions épuisées : ces dangereux défilés, où un ennemi inattaquable, attaquait sans cesse, et incommodait la marche ; les rangs qui allaient s’éclaircissant : leurs camarades tombés dans les ravins : les blessés abandonnés sans espoir, tous ces maux n’avaient pas laissé que d’ébranler le moral des vétérans d’Espagne et d’Afrique. Tous déjà, à l’exception du chef et de ses intimes, ne voyaient plus qu’une chimère dans l’entreprise. Mais la confiance d’Hannibal ne se démentit pas. De nombreux soldats se retrouvèrent qui avaient roulé sur la route, les Gaulois alliés étaient tout proches ; on était au point de partage des eaux ; on avait devant soi la descente, dont la vue réjouit toujours les yeux du voyageur en montagne. Après s’être un peu reposée, l’armée a repris courage, et commence la dernière et plus difficile opération, qui doit la conduire au bas du passage. L’ennemi ne l’incommode plus beaucoup : mais déjà la saison devenant mauvaise (on était aux premiers jours de septembre) remplace à la descente les incommodités essuyées à la montée par le fait des barbares. Sur les pentes raides et glissantes des bords de la Doire, où la neige fraîche avait détruit toute trace des sentiers, hommes et animaux s’égaraient, perdaient pied, tombaient dans les abîmes. Au soir du premier jour on arriva à une place de deux cents pas de longueur, où déferlaient à toute minute les avalanches détachées des pics abruptes du Cramont, recouverts toute l’année par les neiges, durant les étés froids. L’infanterie put passer, mais il n’en fut pas de même des éléphants et des chevaux. Ceux-ci glissaient sur ces masses de glace polie, cachées par la nouvelle neige, minée et friable. Hannibal campa plus haut avec les éléphants et la cavalerie. Le lendemain, les cavaliers, train, à force de travaux, rendirent la voie praticable pour les chevaux et les mulets ; mais il fallut trois jours d’efforts, où les soldats se relevèrent les uns après les autres, pour faire arriver les éléphants de l’autre côté. Le quatrième jour, toute l’armée était enfin réunie : la vallée allait s’élargissant et devenait plus fertile. Enfin, après trois autres jours de marche encore, la peuplade des Salasses, riverains de la Doire, et clients des Insubres, reçut les Carthaginois comme des amis et des sauveurs. À la mi-septembre, l’armée débouchait dans la plaine d’Ivrée [Eporedia], où les soldats épuisés furent mis en cantonnement dans les villages, où, pendant vingt-quatre jours de repos et de bons soins, ils se refirent de leurs épouvantables fatigues. Si les Romains, chose qui leur eût été bien facile, eussent eu chez les Taurins un corps de trente mille hommes frais et prêts au combat, s’ils eussent attaqué à une pareille heure, c’en était fait sans doute de la grande entreprise d’Hannibal ; heureusement pour lui, comme toujours, ses adversaires n’étaient point là où ils auraient dû être, et ses troupes prirent, tout à l’aise, le repos dont elles avaient tant besoin[7].

On touchait au but, mais au prix de grands sacrifices. Des cinquante mille fantassins, des neuf mille cavaliers vétérans qui composaient encore l’armée au delà des Pyrénées, il en avait péri la moitié sur le champ de bataille, dans la marche et au trajet des rivières. Hannibal, de son propre aveu, ne pouvait plus mettre en ligne que vingt mille hommes de pied, dont les trois cinquièmes étaient Libyens, les deux autres cinquièmes Espagnols. Il lui restait en outre six mille cavaliers, démontés pour la plupart. Les pertes bien moindres de la cavalerie témoignent et de l’excellence des Numides et aussi du soin particulier et des ménagements dont ces troupes choisies avaient été l’objet de la part du général en chef. Une marche de 526 milles ou de trente-trois jours en moyenne, commencée et exécutée sans accidents graves ou imprévus, marche qui eût été impossible peut-être sans les hasards les plus heureux ou les fautes les plus inattendues de la part de l’ennemi ; cette seule marche avait coûté énormément cher ! Elle avait épuisé et démoralisé l’armée, au point qu’il lui avait fallu un plus long temps encore pour se remettre en haleine. Disons-le : en tant que stratégie, il y a là une opération militaire contestable ; et l’on est en droit de se demander si Hannibal lui-même a pu vraiment s’en targuer comme d’un succès. Pourtant ne nous hâtons pas d’infliger un blâme au grand capitaine. Nous voyons bien les lacunes du plan qu’il a exécuté, mais nous ne pouvons décider s’il aurait pu les prévoir. Sa route le menait, il est vrai, en pays barbare, inconnu ; mais oserions nous soutenir, encore une fois, qu’il aurait dû plutôt longer la côte, ou s’embarquer à Carthage ou à Carthagène ? Eût-il couru de moindres dangers de ce côté ? Quoi qu’il en soit de la route choisie, l’exécution dans les détails révèle la prudence consommée d’un maître : elle étonne à tous les instants ; et soit par la faveur de la fortune, soit par l’habileté même du général, le but final de l’entreprise, la grande pensée d’Hamilcar, la lutte avec Rome transportée en Italie, tout cela devenait aujourd’hui une réalité. Le génie du père avait enfanté le projet ; et de même que la mission de Stein et Scharnhorst a été plus difficile et plus grande peut-être que tous les exploits d’York et de Blücher, de même aussi l’histoire, avec le tact sûr et le souvenir des grandes choses, a mis en première ligne dans ses admirations le passage des Alpes, cet épisode final du grand drame héroïque des préparatifs d’Hamilcar ; elle loue même et glorifie ce haut fait plus encore que les victoires fameuses du lac Trasimène et de Cannes.

 

 

 



[1] Nous ne sommes pas seulement fort incomplètement renseignés sur ces faits ; ce que nous savons, nous ne le savons que par la narration partiale des écrivains carthaginois, appartenant à la faction de la paix ; et que les annalistes romains ont copiés jusque dans ces récits défigurés et tronqués (les principaux sont ceux de Fabius, reproduits par Polybe, 3, 8 ; Appien, Hispan., 4, et Diodore, 25, p. 567), nous apercevons clairement encore le jeu des partis. Si l’on veut un exemple des ignobles bavardages colportés contre les patriotes par ces adversaires intéressés à les salir, eux et leurs adhérents révolutionnaires, on n’a qu’à lire Cornélius Nepos (Hamil., 3), et l’on rencontrerait ailleurs bon nombre de trais semblables, si l’on se donnait la peine de les chercher.

[2] En effet les Barcides concluent dorénavant les traités les plus importants, et la ratification n’est plus qu’une affaire de forme (Polybe, 3, 21) : Rome proteste et devant eux, et devant le sénat de Carthage (Polybe, 3, 15). On le voit, la situation faite aux Barcides ressemble beaucoup aux pouvoirs des Orange, en face des Etats Généraux de Hollande.

[3] Scharnhorst, l’un des généraux qui refirent l’armée prussienne après, ses désastres de 1806 et 1808, et organisèrent à l’avance la guerre de 1813. —- Scharnhorst périt à Gross-Goerschen, quelques jours avant la bataille de Bautzen.

[4] 92 millions et demi de thalers, ou 9.375.000 fr.

[5] Le général York, qui commandait le corps prussien de la grande armée, capitula et passa aux Russes, comme chacun sait, à la nouvelle des désastres des Français en 1813. Cette défection a été le signal de la guerre de l’indépendance allemande.

[6] La route du mont Cenis n’a été rendue praticable pour une armée qu’à l’époque du moyen âge. Quant à la passe plus à l’est, par les Alpes Pennines ou le grand Saint-Bernard, qui devint route militaire sous César et Auguste, Hannibal ne pouvait songer à la prendre.

[7] Toutes les questions topographiques, relatives au fameux passage des Alpes par Hannibal, nous semblent à la fois vidées et résolues, quant aux points les plus essentiels, dans la dissertation, étudiée de main de maître, de MM. Wickham et Cramer [dissertation on the passage of Hannibal over the Alps. Oxford, 1820. — V. aussi dans le même sens : De Luc (André), Histoire du passage des Alpes par Hannibal, depuis Carthagène jusqu’au Tésin, d’après la narration de Polybe, comparée aux recherches faites sur les lieux, etc. Paris et Genève, 1818. M. Mommsen a complètement adopté leur système, qui parait d’ailleurs le plus plausible, notamment en ce qui touche le passage par le col du petit Saint-Bernard(*)]. Quant, aux difficultés chronologiques, elles ne sont pas moindres : essayons quelques remarques tout exceptionnelles à ce sujet. Lorsque Hannibal arriva, au sommet du Saint-Bernard, déjà les pics se couvraient d’une neige épaisse. (Polybe, 3, 54). Il y avait de la neige sur la route (Polybe, 3, 55) : mais peut-être qui elle n’était pas récente, et provenait seulement des avalanches de l’été. Sur le petit Saint-Bernard, l’hiver commence à la saint Michel (fin de septembre) : les neiges tombent en septembre. A la fin d’août, les deux Anglais Wickham et Cramer n’y en trouvèrent pas sur la route ; mais des deux côtés, il y en avait sur les pentes de la montagne. Il faut conclure de là, qu’Hannibal a dû arriver à la passe au commencement de septembre, fait qui se concilie très bien avec ce que dit Polybe : déjà l’hiver était proche. Les mots συνάπτειν την τής πλείxδος δύαιν (Polybe, 3, 54) ne veulent pas dire davantage ; et surtout il ne faut pas, leur attribuer ce sens qu’on était alors à l’époque du déclin de la pléiade (vers le 26 octobre. V. Ideler, Chronolog. (Chronologie), I, p. 241). — Si donc l’on calcule qu’Hannibal est entré en Italie neuf jours plus tard, c’est-à-dire, vers la mi-septembre, il reste suffisamment de temps pour placer dans l’intervalle tous les événements qui suivent jusqu’au jour de la bataille de la Trébie (fin de décembre, Polybe, 3, 72.) ; et notamment pour faire arriver de Lilybée à Plaisance les troupes de l’armée expéditionnaire d’Afrique. Ces dates se concilient de même avec la grande revue du printemps précédent (Polybe, 3, 34, de la fin de mars, par conséquent), et avec le jour où fut donné l’ordre de marche ; avec la durée de toute la campagne, enfin, qui dura cinq mois (six mois suivant Appien, 7, 4). Si donc Hannibal atteignit le petit Saint-Bernard au commencement de septembre, comme il lui fallut trente jours pour y arriver depuis le Rhône, il en faut conclure aussi qu’il était au commencement d’août sur le Rhône. D’après cela, constatons que Scipion, qui s’était embarqué dès le premier été (Polybe, 3, 41), au commencement d’août, au plus tard, ou avait perdu bien des jours en route, ou était resté plus longtemps encore inactif dans Marseille.

(*) De toutes les routes assignées par les critiques à l’armée d’Hannibal, celle qui la fait arriver à l’île Barbe sur la Saône, au-dessus de Lyon, puis gagner de là le Saint-Gothard par la vallée du Rhône et la Furka, est assurément aussi celle qui doit être rejetée d’abord. L’île des Allobroges n’était autre que la vaste contrée enfermée par les fleuves venant des Alpes (diversis ex Alpibus decurrentes, T. Liv., 21, 34), le Rhône et l’Isère ; et il est certain qu’Hannibal eût perdu trop de temps à remonter tout le Valais ! — Quant au passage par le mont Genèvre, défendu par Letronne (Journal des Savants), par Fortia d’Urban (sur le passage d’Hannibal, Paris, 1821), par le général de Vaudoncourt (Milan, 1812), il semblerait plus facile d’y croire ; mais comment, de l’île des Allobroges au nord de l’Isère, peut-on raisonnablement ramener Hannibal au sud chez les Tricastins, les Tricoriens et les Voconces (dép. des Hautes-Alpes) ? Les assertions de Tite-Live et de Polybe sur ce point indiquent, celles de Tite-Live surtout, la connaissance fort peu claire des localités. - N. du Trad. V. au surplus, à l’appendice, la note A.