La fédération italienne, sortie de la crise du Ve siècle,
ou mieux, l’État italien, avait rassemblé sous l’hégémonie de Rome toutes les
villes et les cités, de l’Apennin à la mer Ionienne. De plus, et dès avant la
fin du Ve siècle, ces frontières avaient été des deux côtés franchies :
au delà de la mer Ionienne, au delà de l’Apennin, des villes italiennes,
appartenant à la fédération, s’étaient aussi élevées. Au nord, la République tirant
vengeance des crimes anciens et nouveaux, avait, en 471 [283 av. J.-C.], anéanti les
Sénons ; au sud, et au cours
de la longue guerre de 490 à 513 [-264/-241], elle avait chassé les Phéniciens de la Sicile. Là, plus loin
que la colonie citoyenne de Séna, la ville latine d’Ariminum [Rimini]
; ici la cité des Mamertins [Messine], avaient place dans l’alliance
romaine. Comme elles se rattachaient toutes les deux à la nationalité des
Italiques, elles participaient aussi aux droits et aux devoirs communs à
toute la fédération. Ces extensions au-dehors s’étaient faites sans doute
sous la pression des événements plutôt qu’elles n’étaient dues aux visées
d’une politique à vastes calculs. Mais on conçoit de reste qu’au lendemain de
la guerre avec Carthage, les Romains, se voyant tant de riches dépouilles
dans les mains, soient aussi entrés dans une nouvelle et plus vaste voie. Les
conditions naturelles de la
Péninsule auraient suffi pour leur en inspirer l’idée.
L’Apennin, avec sa crête peu élevée, facile à franchir, constituait une
frontière politiquement et militairement imparfaite. Il convenait de la
reporter jusqu’aux Alpes, jusqu’à la vraie et puissante barrière entre
l’Europe du Sud et l’Europe du Nord. Ce n’était point assez de dominer en
Italie, il fallait réunir à cet empire la souveraineté maritime et la
possession des îles, à l’ouest et à l’est de la Péninsule. Les
Phéniciens chassés de la
Sicile, le plus fort était fait, et les circonstances les
plus favorables venaient comme à soufrait faciliter l’achèvement de la tâche.
Sur les mers occidentales, dont l’importance alors était
bien autre que celle de la mer Adriatique, les Romains, aux termes du traité
de paix conclu avec Carthage, étaient en possession de la majeure partie de
l’île de Sicile ; la station la plus importante dans ces parages, l’île
la plus grande, la plus fertile et la mieux accessible avec ses nombreux
ports. Le roi Hiéron, de Syracuse, qui pendant les vingt-deux dernières
années de la guerre, s’était montré inébranlablement fidèle à l’alliance
romaine, aurait pu à juste titre demander un accroissement de territoire.
Mais si au commencement de la guerre les Romains avaient déjà pris leur parti
de ne tolérer dans l’île que des États secondaires, à la paix, ils avaient
décidément en vue sa conquête tout entière. Hiéron devait donc s’estimer
heureux d’avoir pu garder intact son petit royaume, c’est-à-dire Syracuse
avec sa banlieue, et les territoires d’Élore, Nééton, Acrae,
Léontini, Mégara et Tauromenium[1], et d’avoir de
même maintenu son indépendance vis-à-vis de l’étranger, grâce uniquement, il est
vrai, à ce qu’il n’avait pas livré prise contre lui-même. Chose non moins
heureuse, la guerre avait fini sans la ruine totale de l’un des deux
puissants rivaux, et il y avait place encore en Sicile pour un royaume
intermédiaire. Au reste, les Romains s’établirent en maîtres dans la plus
grande partie de l’île, à Panorme, à Lilybée, à Agrigente, à Messine,
regrettant tout haut qu’avec la possession de cette splendide terre ils ne
pussent point encore changer la mer occidentale en un lac romain. Pour cela,
il leur eût aussi fallu l’évacuation de la Sardaigne par les
Carthaginois. Mais la paix à peine signée de la veille, une perspective
inattendue s’ouvrira, pour eux, qui va leur permettre de dépouiller Carthage
de cette riche colonie.
Une révolte terrible venait d’éclater en Afrique :
mercenaires et sujets, tous se soulevaient contre Carthage, par la faute de
celle-ci et de son gouvernement. Durant les dernières années de la guerre,
Hamilcar, ne pouvant plus, comme jadis, défrayer ses soldats à l’aide de ses
propres ressources, avait en vain sollicité des envois d’argent ; on y avait
répondu par l’ordre de renvoyer ses troupes en Afrique, où elles devaient
être licenciées. Il obéit ; mais sachant à quels hommes il avait
affaire, il prit soin de les expédier par détachements, afin que le payement
et le congé ne s’opérassent que par fractions, ou que du moins les vieilles
bandes ne fussent que successivement dissoutes : puis il déposa le
commandement. Mais sa prudence ne servit de rien. Les caisses étaient vides,
et d’ailleurs il avait compté sans les vices d’une administration collective,
et l’inintelligence de la bureaucratie carthaginoise. On attendit la réunion
de toute l’armée en Libye, pour rogner la solde promise. Une émeute éclata
naturellement ; les incertitudes et la lâcheté des autorités montrèrent
aux troupes combien elles pouvaient tout oser. La plupart des soldats étaient
natifs des pays placés sous la domination ou la dépendance de Carthage ;
ils savaient quels sentiments y avait fait naître le massacre officiel des
adhérents de Regulus, quel tribut écrasant avait ensuite ruiné leur
patrie ; ils savaient à quel gouvernement ils avaient affaire, traître à
sa parole, et ne pardonnant jamais ; ils savaient enfin quel sort des
attendait, s’ils rentraient dans leurs demeure avec leur solde arrachée par
l’émeute. Carthage avait depuis longtemps creusé la mine ; aujourd’hui,
elle y place de ses mains les gens qu’elle contraint à l’allumer. La révolte
court comme une traînée de flamme de garnison en garnison, de village en
village ; les femmes libyennes donnent leurs bijoux pour la paye des
soldats insurgés. Une multitude de citoyens de Carthage, et parmi eux
quelques officiers des plus capables de l’armée de Sicile, sont les premières
victimes des colères de la foule. Carthage elle-même se voit assiégée de deux
cotés à la fois, et l’armée qui sort de ses murs est complètement battue par
la faute du général malhabile qui la commandé.
Lorsqu’à Rome arriva la nouvelle que l’ennemi, toujours
haï et toujours redouté, se trouvait plus près de sa perte qu’il ne l’avait
jamais été durant la guerre avec la République, on se prit à regretter davantage
encore le traité de paix de 513 [241 av. J.-C.]. A supposer qu’il n’eut pas été trop
précipitamment conclu, il paraissait tel au peuple. Nul ne voulait se
souvenir de l’épuisement des forces romaines, et de la puissance encore
grande de Carthage au moment des négociations. Par pudeur, on n’osa pas se
mettre en relation ouverte avec les rebelles : les Carthaginois reçurent même
exceptionnellement l’autorisation de louer en Italie des mercenaires pour
leur défense. Tout commerce fut interdit entre les parias italiens et la Libye. Mais qui peut
supposer qu’au fond Rome voulût exécuter sérieusement les arrangements
d’amicale alliance ? Ses vaisseaux n’en continuèrent pas moins le
commerce avec les insurgés ; et quand Hamilcar, rappelé par le danger à la
tête des troupes de Carthage, eut fait jeter en prison quelques capitaines de
navires pris en flagrant délit, le Sénat s’employa aussitôt pour eux, et les
fit relâcher. Les rebelles, de leur côté, regardaient les Romains comme leurs
alliés naturels. Un beau matin, les garnisons de Sardaigne, qui, comme tout
le reste de l’armée, avaient passé au parti de la révolte, se trouvant impuissantes
pour se défendre contre les attaques des tribus invaincues de l’intérieur,
envoyèrent offrir l’île aux Romains (vers 515 [-239]) ; et il leur vint de pareilles
propositions d’Utique elle-même, qui s’étant aussi prononcée pour
l’insurrection, se voyait aujourd’hui serrée de près par Hamilcar. Les offres
d’Utique furent repoussées : c’eût été aller trop loin au delà des
frontières de Italie, et aussi des visées de la politique romaine ; mais la
demande des révoltés de Sardaigne fut au contraire accueillie avec joie, et la République reçut
d’eux tout le territoire dont les Africains s’étaient jadis mis en possession
(516 [-238]).
Dans l’affaire des Mamertins, Rome avait tenu une déloyale conduite ;
ici elle encourait bien davantage encore le blâme de l’histoire. La grande et
victorieuse République ne dédaignait pas de faire cause commune avec une
soldatesque vénale, de partager avec elle le fruit du crime, faisant passer
le gain du moment avant la règle du droit et de l’honneur. Quant aux
Carthaginois, trop occupés de leurs propres désastres en Afrique au moment où
les Romains s’emparaient de la
Sardaigne, ils subirent d’abord en silence cette voie de
fait imméritée. Mais lorsque bientôt, ayant vaincu le danger, contre la
commune attente, et contre l’espoir des Romains sans nul doute, ils purent
rentrer, grâce au génie d’Hamilcar, dans la pleine souveraineté du continent
africain (517 [237
av. J.-C.]), leurs ambassadeurs vinrent à Rome réclamer la
restitution de la colonie phénicienne. Les Romains ne voulaient pas le moins
du monde lâcher leur proie : ils répondirent par des récriminations sans
valeur ou qui n’avaient point trait à l’affaire ; reprochèrent aux
Carthaginois d’avoir maltraité les marchands italiens, et finalement leur
déclarèrent la guerre[2]. Ils démasquaient
à ce moment les projets éhontés d’une politique dont la règle était désormais
que tout ce qui se peut faire est permis. Si Carthage eût cédé à sa juste
colère, elle eût relevé le défi. Certes, si Catulus, cinq ans avant, avait
demandé l’évacuation de la
Sardaigne, la lutte avait continué. Mais à cette heure les
deux îles étaient perdues ; la
Libye frémissante encore ; l’État phénicien épuisé par
vingt-quatre ans de combats avec Rome ; puis par cette épouvantable
guerre civile des mercenaires qui aurait duré près de cinq autres années. On
se résigna. On supplia et supplia encore : on s’engagea à payer 1.200 talents
(2.000.000 de thaler, ou 7.500.000 fr.) d’indemnité pour les préparatifs de
guerre que Rome avait faits, uniquement parce qu’elle les avait voulu faire.
A ce prix la République
déposa les armes, et encore, de contrecœur. Ainsi fut conquise la Sardaigne, sans coup
férir et à cette conquête se joignit celle de la
Corse, l’antique colonie étrusque, où sans doute les
Romains avaient laissé quelques garnisons depuis la dernière guerre. Dans
l’une et l’autre île d’ailleurs, et surtout dans cette rude terre de la Corse, les Romains,
imitant les Phéniciens, se contentèrent de l’occupation des côtes. Avec les
indigènes de l’intérieur il y eut les combats quotidiens, ou plutôt de vraies
chasses humaines. On les poursuivait avec des chiens : une fois pris, ils
étaient conduits, aussitôt sur le marché aux esclaves. De les réduire à une
soumission sérieuse, il n’était point question. Si la République
s’établissait dans ces îles, ce n’est pas qu’elle voulût les posséder pour
elles-mêmes, mais il les lui fallait avoir pour la sûreté de l’Italie. Du
jour où elle devint la souveraine des trois grandes terres, la confédération
italienne pouvait se dire maîtresse de la mer Tyrrhénienne.
La conquête des îles italiennes de l’Ouest introduisit
dans l’économie du gouvernement romain un dualisme politique qui tout
commandé qu’il semble par les convenances locales et nouvelles, ou créé qu’il
ait été par les circonstances, n’en a pas moins eu de profondes conséquences
dans la suite des temps. Deux systèmes d’administration sont désormais en
présence : l’un régit l’ancien territoire, l’autre le territoire
transmaritime ; l’un demeure réservé à l’Italie, l’autre au contraire
dominé dans les provinces. Jusqu’alors les deux magistrats suprêmes de la
cité, les consul„ n’avaient point eu de circonscription légalement définie :
leur compétence s’étendait partout où venait toucher,Rome. Il va de soi,
naturellement, que dans l’ordre matériel il se faisait entre eux un partage
d’attributions, et que de même sur tous les points du département qu’ils
s’étaient assignés, ils obéissaient, à certaines règles préfixes
d’administration. C’est ainsi que le prêteur rendait partout la justice aux
citoyens romains, et que dans toutes les cités latines ou autonomes, les
traités existants étaient fidèlement suivis. Quant aux quatre questeurs
italiques, institués en 487 [267 av. J.-C.], ils n’avaient point expressément diminué
la puissance consulaire, puisque dans l’Italie comme à Rome ils étaient tenus
pour de simples auxiliaires ; subordonnés aux consuls. Il semble que,
d’abord, la République
ait aussi fait administrer par des questeurs, sous la surveillance des
consuls, les pays conquis sur les Carthaginois en Sicile et en
Sardaigne ; mais ce régime ne dura que peu d’années, et l’expérience
démontra bientôt la nécessité d’une administration indépendante dans les
établissements d’au delà, des mers.
De même que l’accroissement du territoire de Rome avait
provoqué la concentration des pouvoirs judiciaires dans la personne du
préteur, et l’envoi d’officiers de justice spéciaux dans les districts les
plus éloignés, de même on fut conduit (527 [-227]) à porter aussi la main sur les
pouvoirs militaires et administratifs, jusque-là réunis dans la personne des
consuls. On institua donc pour chacun des nouveaux pays d’au delà de la mer,
pour la Sicile,
et pour la Sardaigne
réunie à la Corse,
un fonctionnaire spécial, un proconsul, venant après le consul par le
titre et le rang, mais égal au préteur : comme le consul des anciens temps
avant l’établissement de la préture, il fut à la fois général, administrateur
et juge souverain dans tout son gouvernement. Quant à l’administration
financière, de même que tout d’abord elle avait été enlevée aux consuls, de
même elle ne fut point laissée aux proconsuls ; on leur adjoignit un ou
plusieurs questeurs, leurs subordonnés à tous égards, considérés
officiellement comme de vrais fils de famille dans la puissance de
leurs prêteurs, mais lesquels en réalité géraient les caisses publiques et
n’avaient de comptes à rendre qu’au Sénat, à la fin de leur charge.
Cette différence est la seule que nous ayons à constater
dans le gouvernement des possessions du continent d’Italie et des possessions
transmaritimes. Toutes les autres règles qui présidaient à l’organisation des
pays soumis italiens s’appliquaient aux conquêtes nouvelles. Toutes les cités
sans exception y avaient perdu l’indépendance de leurs relations avec l’étranger.
Dans le domaine des relations intérieures, nul provincial n’eut le
droit dams sa province d’acquérir la propriété légitime, au delà des
limites de la cité : peut-être même lui fut-il défendu de contracter mariage
au dehors. En revanche, Rome toléra, en Sicile tout au moins, une sorte
d’entente fédérative entre les villes. Il n’y avait à cela aucun danger et
les Siciliotes conservèrent leur innocente diète générale, avec droit
de pétition et de remontrance[3]. Il ne fut pas de
suite possible de donner cours forcé et exclusif à la monnaie romaine dans
les îles ; mais depuis longtemps déjà elle y avait cours légal, à ce qu’il
semble ; et quant à frapper dorénavant des pièces de métal noble, c’est
ce que les Romains ne voulurent plus tolérer non plus dans les villes
sujettes de l’île[4].
— A la propriété foncière, il ne fut point touché. On n’avait point imaginé
encore cette maxime des siècles postérieurs, que toute terre non italique,
conquise par les armes, devenait la propriété privée du peuple romain. De
plus, en Sicile comme en Sardaigne, les villes continuèrent de s’administrer
elles-mêmes, suivant la loi de leur ancienne autonomie ; mais en même
temps les démocraties sont partout supprimées ; dans chaque cité le pouvoir
est remis aux mains d’un conseil exclusivement aristocratique ; un peu
plus tard, en Sicile tout au moins, il se fait un recensement quinquennal,
correspondant au cens de Rome. Mais ce sont là autant de modifications
absolument exigées par la condition nouvelle des villes provinciales. Désormais
soumises au gouvernement sénatorial de Rome, il n’y avait plus de place chez
elles pour les ecclésies, ou assemblées populaires à la grecque (έxxλησία). Il fallait
que la métropole pût avoir l’œil sur les ressources militaires et financières
de chacune, et d’ailleurs pareille chose était arrivée dans les pays conquis
d’Italie.
Toutefois, si au premier aspect, il semblait qu’il y eût
égalité des droits entre les provinces et l’Italie, la réalité venait bien
vite donner un grave démenti aux apparences. Les provinces n’avaient point de
contingent régulier à fournir à l’armée ou à la flotte romaines[5]. Le droit de
porter les armes leur fut ôté, sauf au cas où le préteur local appelait les
populations à la défense de leur patrie, Rome se réservant toujours d’envoyer
des troupes italiennes, dans les îles, en tel cas et en tel nombre qu’il lui
plaisait. A cette fin même, elle préleva la dîme des fruits de la terre en
Sicile, en même temps qu’un péage du vingtième ad
valorem sur toutes les marchandises entrant dans les ports, ou en
sortant. Ces taxes n’étaient point une nouveauté. Carthage et le Grand-Roi
des Perses avaient jadis réclamé des tributs analogues à la dîme ; et dans la Grèce propre, les impôts à
la mode de l’Orient avaient souvent marché de pair avec la tyrannie
dans les cités, ou avec l’hégémonie dans les ligues. Les Siciliens
notamment avaient longtemps servi la dîme à Syracuse ou à Carthage, et
acquitté des droits de douane pour le compté de l’étranger : Quand nous avons pris les cités siciliennes dans notre
clientèle et sous notre protection, dira Cicéron un jour, nous leur avons laissé les droits dont elles avaient joui
jusqu’alors ; et elles ont obéi désormais a la République, de la
même manière qu’auparavant elles obéissaient à leurs autres maîtres !
Ce n’est que rester dans la vérité que de constater le fait ; mais à
continuer l’injustice, on la commet encore. Si leurs sujets ne firent que
changer de maîtres, et n’en souffrirent pas davantage, pour les nouveaux
dominateurs de la Sicile
ce fut une innovation grave et dangereuse que cet abandon des sages et
magnanimes maximes de la politique romaine, que ces indemnités en argent pour
la première fois levées à la place des contingents de guerre ! Quelque
doux que fût l’impôt et le mode de la perception, quelles qu’aient été les
immunités de détail accordées, les bienfaits partiels disparaissaient
inefficaces au milieu des vices du système. Et pourtant les immunités furent
nombreuses. Messine, par exemple, fut admise parmi les togati ; et à ce titre, elle envoya, comme
les villes grecques de l’Italie, son contingent à la flotte. Bon nombre.
d’autres villes furent dotées d’autres avantages. Egesta, ou Ségeste [à
l’est du mont Eryx], Halyries [à l’intérieur, vers la pointe de l’ouest],
les premières villes qui eussent passé aux Romains dans la Sicile
carthaginoise ; Centoripœ, dans le massif de l’intérieur, à
l’est, qui avait pour mission de surveiller la frontière syracusaine, toute
voisine[6] ; Alaesa,
sur la côte nord, qui, la première parmi les villes grecques libres, s’était
donnée à Rome ; et, entre toutes les autres, Panorme, jadis la
capitale de la Sicile
phénicienne, destinée à la devenir pareillement sous le gouvernement de la République ; toutes
ces cités, pourtant non admises dans la symmachie italique, se virent
affranchies de la dîme et des taxes ; en telle sorte, que sous le
rapport des finances, elles obtinrent même une condition meilleure que les
villes du continent. Ainsi, les Romains, sous ce rapport, restèrent fidèles
aux vieilles traditions de leur politique ; ils firent aux cités conquises
des situations soigneusement déterminées : les échelonnant sous le
rapport des droits dans des classes diversement graduées. Seulement, je le
répète, au lieu de devenir les membres de la grande confédération italienne,
les villes de Sicile et de Sardaigne furent en masse et ouvertement réduites
à la condition de sujettes et de tributaires.
Il y avait donc désormais séparation tranchée et profonde
entre les peuples soumis, débiteurs du contingent militaire, et ceux payant
l’impôt ou simplement non tenus à fournir le contingent : mais cette
séparation ne concordait pas nécessairement et juridiquement avec la division
établie entre l’Italie et les provinces. On rencontrait aussi au delà des
mers des cités appartenant au droit italique. Les Mamertins, on vient de le
voir, étaient placés dans la classe des Sabelliens de l’Italie, et rien
n’empêchait de fonder en Sicile ou en Sardaigne des colonies du droit latin ,
comme il en avait été conduit dans les pays d’au delà de l’Apennin. D’autre
part, certaines villes du continent se voyaient privées du droit de porter
les armes, et restaient simplement tributaires. On en rencontre plusieurs
déjà dans la région celtique le long du Pô, et plus tard leur nombre s’accroîtra
considérablement. Mais ce ne sera jamais là que l’exception : dans la
réalité, les villes à contingent appartenaient décidément au continent ;
celles tributaires, aux îles ; et tandis que les Romains ne songèrent
jamais à coloniser selon le droit italique, ni la Sicile, avec sa
civilisation purement hellénique, ni la Sardaigne, ils agirent tout autrement à l’égard
des pays barbares situés entre l’Apennin et les Alpes. Là, à mesure que
s’étend la conquête et la soumission, ils fondent méthodiquement des cités
italiques et par leur origine et par leurs institutions. Les possessions des
îles n’étaient pas seulement sujettes, elles devaient rester telles à
toujours. Mais la nouvelle contrée légalement assignée aux consuls en terre
ferme, ou, ce qui est la même chose, le nouveau territoire romain constituait
vraiment une autre Italie, une Italie agrandie, allant des Alpes à la mer
Ionienne. Si d’abord cette idée de l’Italie géographique ne correspond pas
exactement avec la délimitation de la confédération italienne, si tantôt elle
la dépasse, et tantôt revient en deçà, peu importe : ce qui est constant,
c’est qu’à l’époque où nous sommes, tout le pays jusqu’aux Alpes constitue
l’Italie, dans la pensée des Romains ; dans le présent et dans l’avenir,
il est la terre des hommes portant la toge, et sa frontière
géographique est posée à l’avance sur la limite naturelle, comme ont fait et
font aujourd’hui les Américains du Nord, sauf plus tard à pousser plus loin
les agrandissements politiques, et à atteindre enfin le but au moyen des
colonisations successives[7].
Depuis quelque temps aussi, Rome avait étendu sa
domination jusque sur les eaux de la mer Adriatique ; la colonie de Brundusium,
préparée de longue main à l’entrée du golfe, avait été définitivement
installée durant la guerre avec Carthage (510 [244 av. J.-C.]). Dans les mers de
l’Ouest, la République a dû écarter
ses rivaux par la force. Dans l’est, les dissensions de la Grèce travaillent pour
Rome, tous les États de la péninsule hellénique s’affaiblissent où demeurent
impuissants. Le plus important d’entre eux, le royaume de Macédoine,
l’influence jalouse de l’Égypte y aidant, a été repoussé des rivages de la
mer Adriatique supérieure par les Ætoliens, et de la région du
Péloponnèse par les Achéens : c’est avec peine qu’il défend au nord sa
propre frontière contre les barbares. Les Romains attachaient déjà le plus
grand intérêt à l’abaissement de la Macédoine et de son allié naturel, le roi de
Syrie. Ils faisaient dans ce but cause commune avec la politique égyptienne.
Aussi les voit-on, après la paix faite avec Carthage, offrir aussitôt au roi Ptolémée
III Evergète le secours de leurs armes contre Séleucus II Callinique,
roi de Syrie (il régna de 507 à 529 [247 à 225 av. J.-C.]), avec lequel il
est en guerre à cause du meurtre de Bérénice. Vraisemblablement la Macédoine appuyait le
Syrien. — Les relations de la
République avec les États grecs se font d’ailleurs chaque
jour plus étroites : le Sénat entre aussi en pourparlers avec la Syrie, et s’emploie même,
auprès de Séleucus en faveur des alliés du sang du peuple romain, les
habitants d’Ilion. Mais là s’arrêtent les démarches de la République ; elle n’a
pas besoin encore, pour l’accomplissement de ses projets, de s’immiscer plus
directement dans les affaires de l’Orient. La ligue achéenne, arrêtée dans
son florissant essor par la politique étroite d’Aratus et de sa
coterie ; la république des Étoliens, ces lansquenets de la Grèce, et l’empire
macédonien en pleine décadence, s’usent les uns par les autres, sans qu’il
soit besoin que Rome, entrant dans leurs querelles, les pousse aussi vers
leur ruine. Et puis, à cette époque, elle évite les conquêtes au delà des
mers, bien plutôt qu’elle ne les cherche. Les Acarnaniens, sous le
prétexte que seuls parmi les Grecs ils n’ont pas pris part à la destruction
d’Ilion, viennent-ils un jour demander aux fils d’Énée de les aider
contre les Étoliens, le Sénat se contente d’intervenir diplomatiquement. Les
Étoliens, à leur tour, répondent-ils à leur manière, c’est-à-dire par des
paroles insolentes, aux paroles des ambassadeurs de Rome, la ferveur
antiquaire de celle-ci ne va pas jusqu’à les punir par la guerre : ce
serait débarrasser, le Macédonien de son ennemi mortel (vers 515 [-239]) — Ils
tolèrent même plus longtemps qu’il ne convient le fléau de la piraterie, la
seule et unique profession qui, dans l’état des choses, puisse encore réussir
le long des côtes de l’Adriatique ; ils la tolèrent, malgré tout le mal
qu’elle fait au commerce italien, avec une patience qui ne s’explique que par
leur peu d’entraînement pour la guerre navale, et par la condition déplorable
de leur système militaire maritime. Un jour pourtant, la mesure se trouve
comble. Favorisés par la
Macédoine, qui, en face de ses entremis, n’a plus d’intérêt
à protéger, comme au temps jadis, le commerce hellénique contre les
dépréciations des corsaires, les maîtres de Scodra [auj. Scutari]
avaient réuni les peuplades illyriennes (Dalmates, Monténégrins,
Albanais du Nord), et organisé la piraterie en grand : les nombreuses
escadres de leurs légères birèmes, les fameux vaisseaux
liburniens, battaient partout la mer, portant sur les eaux et sur
les côtes la guerre et le pillage. Les établissements grecs dans ces parages,
les villes insulaires d’Issa (Lissa) et de Pharos (Lesina),
les ports importants de la côte, Epidamne (Durazzo) et Apollonie
(au nord d’Avlone, sur l’Aoüs), avaient eu le plus à souffrir,
et s’étaient vus assiégés à plusieurs reprises. Les corsaires allèrent
ensuite s’établir au sud, à Phœnicé[8], la plus
florissante ville de l’Épire : moitié contraints, moitié de bon cœur,
les Acarnaniens et les Épirotes se joignant aux brigands étrangers, fondèrent
avec eux une fédération armée et contre nature. Les rivages de la Grèce étaient infestés
jusqu’à Elis et Messène. En vain les Étoliens et les Achéens,
ramassant tout ce qu’ils ont de vaisseaux, s’efforcent d’arrêter le
mal : ils sont vaincus en bataille rangée par la flotte barbare,
renforcée de ses alliés grecs ; et bientôt les corsaires s’emparent de l’île
riche et puissante de Corcyre. Les plaintes des marchands italiens,
les demandes de secours des Apolloniates, anciens amis de Rome, les
supplications des Isséens, assiégés dans leur île, décident enfin le
Sénat à envoyer à Scodra une ambassade. Les frères Caius et Lucius
Coruncanius viennent demander au roi Agron de cesser ses
déprédations. Celui-ci répond que, selon la loi illyrienne, la piraterie est
métier permis, et que son gouvernement n’a pas le droit d’empêcher la course
: sur quoi Lucius Coruncanius répond que Rome alors se donnera la peine
d’enseigner une loi meilleure aux Illyriens. La repartie n’était point
parlementaire : les deux envoyés, au dire des Romains, furent assassinés par
ordre du roi, lorsqu’ils s’en retournaient, et Agron refusa la remise des
assassins. Le Sénat n’avait plus à opter. Au printemps de 525 [229 av. J.-C.],
une flotte de deux cents vaisseaux de ligne, avec des troupes de
débarquement, se montre dans les eaux d’Apollonie ; elle écrase ou disperse
les embarcations des corsaires, en même temps qu’elle détruit leurs châteaux.
La reine Teuta, veuve d’Agron, qui gouverne pendant la minorité de son
fils Pinnès, est assiégée dans sa dernière retraite, et se voit forcée
de souscrire aux conditions que Rome lui dicte. Les maîtres de Scodra, au
nord comme au sud, sont ramenés dans les étroites limites de leur ancien
territoire. Toutes les villes grecques sont rendues à la liberté, comme aussi
les Ardiéens en Dalmatie, les Parthiniens non loin d’Epidamne,
et les Alintans dans l’Épire septentrionale : il est interdit aux
Illyriens de se montrer désormais avec une voile de guerre ou plus de deux
voiles de commerce au sud de Lissos (Alessio, entre Scutari et
Durazzo). — La répression rapide et énergique de la piraterie dans l’Adriatique
y avait procuré à Rome, la suprématie la plus incontestée, la plus honorable
et la plus durable. Mais ses vues vont maintenant plus loin. Elle veut
s’établir en Illyrie sur la côte de l’est. Les Illyriens de Scodra sont faits
ses tributaires. Démétrius de Pharos, qui a quitté le service de la
reine Teuta pour se mettre à la suite des Romains, est installé dans les îles
et sur les côtes dalmates à titre de dynaste indépendant et d’allié. Les
villes grecques de Corcyre, d’Apollonie, d’Epidamne, et les cités des
Atintans et des Parthiniens sont reçues dans la Symmachie romaine.
Toutes ces acquisitions pourtant n’ont point encore assez d’importance, pour
nécessiter l’envoi d’un proconsul. Rome place seulement, à ce qu’il semble,
des agents d’un rang inférieur à Corcyre et dans quelques autres villes,
laissant la surveillance suprême aux magistrats qui administrent l’Italie[9].
Ainsi, après la
Sicile et la
Sardaigne, les plus importantes places de l’Adriatique
furent aussi englobées dans le domaine de la République. Et
comment eût-il pu en être autrement ? Rome avait besoin dans la mer
Adriatique supérieure d’une bonne station maritime qui lui manquait sur la
rive italienne. Ses nouveaux alliés, et nommément les ports grecs de
commerce, votaient en elle un sauveur, et faisaient assurément tous leurs efforts pour obtenir sa
protection définitive. Quant à la
Grèce propre, non seulement personne ne s’y trouvait qui
pût élever la voix contre la
République ; mais tous avaient sur les lèvres l’éloge
du peuple libérateur. On pourrait se demander si les Grecs n’ont pas dû
ressentir plus de honte encore que de joie, lorsque, à la place de ces dix
pauvres galères de la ligue Achéenne, qui constituaient alors toute la marine
hellénique, ils virent entrer dans leurs ports les deux cents voiles des
barbares d’Italie, accomplissant du premier coup la mission qui rentrait dans
le devoir de la Grèce,
et où celle-ci avait misérablement échoué. Quoi qu’il en soit, si honteux
qu’ils pussent être devant ces étrangers à qui leurs compatriotes de la côte
avaient dû leur salut, ils se comportèrent avec une parfaite convenance. Avec
un empressement marqué ils reçurent les Romains dans la confédération
nationale de la Hellade,
en les admettant solennellement aux Jeux Isthmiques et aux Mystères
d’Eleusis.
La
Macédoine se tut : ne pouvant protester
constitutionnellement les armes à la main, elle dédaigna de le faire par de
vaines paroles. Nul ne résistait à Rome. Toutefois, en prenant la clef de la
maison du voisin, Rome s’en est fait un ennemi : vienne le jour où il aura
repris des forces et où luira l’occasion favorable, il s’empressera de rompre
le silence. Si Antigone Doson, ce roi prudent et vigoureux tout
ensemble, avait vécu davantage, il eût certes bientôt relevé le gant. Lorsque
quelques années plus tard, le dynaste Démétrius de Pharos veut se soustraire
à la suprématie romaine, recommence la piraterie, d’intelligence avec les Istriens,
et subjugue les Atintans, que Rome avait déclarés libres, ce même Antigone
fait alliance avec lui ; et les troupes de Démétrius vont combattre à
côté des siennes dans les champs de Sellasie (532 [222 av. J.-C.])
: mais Antigone meurt (dans l’hiver de 533 à 534 [-221/-220]), et Philippe, son
successeur, jeune encore, laisse le consul Lucius Æmilius Paulus marcher sans
obstacle contre l’allié de la Macédoine. La capitale de Démétrius est prise
et détruite ; et il erre en fugitif hors de son royaume (535 [219 av. J.-C.]).
Le continent d’Italie au sud de l’Apennin avait eu la paix depuis la reddition de Tarente, sauf
une guerre de huit jours avec les Falisques (513 [-241]), et qu’on ne peut citer
que pour mémoire. Mais au nord, entre les régions de la confédération
romano-italienne et la chaîne des Alpes, frontière naturelle de la Péninsule, s’étendait
une vaste contrée où la domination romaine était à peu près inconnue. Au delà
de l’Apennin, la
République ne possédait que l’étroite zone qui va de l’Æsis
(Esino), au-dessus d’Ancône, au Rubicon au-dessous de Céséna[10], ou ce qui
compose aujourd’hui les districts de Forli et d’Urbino. Sur la
rive méridionale du Pô (de Parme à Bologne), se maintenait encore la
puissante nation celtique des Boïes ; à l’est, à côté d’eux, les
Lingons, et à l’ouest (dans le duché de Parme), les Anares, deux
petites peuplades clientes des Boïes, occupaient probablement la plaine. Là
où celle-ci cesse, commençait le pays des Ligures, qui, mêlés à quelques
races celtiques, se tenaient cantonnés sur l’Apennin, et allaient d’Arezzo et
de Pise jusqu’aux sources du Pô, inclusivement. La plaine du nord, vers
l’est, de Vérone à la côte, appartenait aux Vénètes, étrangers à la
race celtique et d’origine illyrienne : entre eux et les montagnes de
l’occident étaient les Cénomans (autour de Brescia et Crémone),
ne faisant que rarement cause commune avec les Gaulois, et se mêlant plus
volontiers aux Vénètes. Après eux venaient les Insubres (autour de
Milan), la plus puissante nation des Celtes d’Italie, en rapports quotidiens
avec les petites communautés gauloises ou autres éparses dans les vallées des
Alpes, et même avec Ies cantons gaulois transalpins. Ainsi les portes des
Alpes, le fleuve puissant, navigable pendant cinquante milles [allemands,
100 lieues] de son cours, la plus grande et la plus fertile plaine de
l’Europe civilisée, restaient aux mains de l’ennemi héréditaire du nom
italien. Tout humiliés et affaiblis que fussent les Gaulois, ils ne
subissaient guère que de nom la suprématie romaine. C’étaient toujours
d’incommodes voisins, obstinés dans leur barbarie ; parcourant
clairsemés les vastes plaines circumpadanes, à la tète de leurs troupeaux, et
pillant de çà, de là. II fallait s’attendre à voir les Romains s’emparer
rapidement de ces campagnes. Aussi bien, les Gaulois avaient oublié peu à peu
leurs défaites de 471 et 472 [283 - 282 av. J.-C], et se montraient déjà plus remuants.
Déjà aussi leurs compatriotes transalpins, chose plus grave, recommençaient
leurs incursions. En 516 [-238], les Boïes avaient repris les armes, et leurs
chefs, Asis et Galatas, appelant les Transalpins à leur aide,
sans y avoir été autorisés par la nation, on avait vu ceux-ci arriver en
foule d’au delà des monts : en 518 [-236], une armée gauloise telle qu’il
ne s’en était plus vu depuis longtemps en Italie, était venue camper devant
Ariminum. Les Romains, beaucoup trop faibles alors pour tenter la chance d’un
combat, conclurent une trêve, et pour gagner du temps laissèrent les envoyés
gaulois arriver jusque dans Rome, demandant au Sénat l’abandon de la ville
assiégée. On se croyait revenu au siècle de Brennus. Un incident se produisit
soudain, qui mit fin à la guerre avant qu’elle sût commencé. Les Boïes,
mécontents de ces alliés qu’ils n’avaient point appelés, et craignant pour
leur propre territoire, se querellèrent avec les Transalpins, puis leur
livrèrent bataille et mirent à mort leurs propres chefs : les
Transalpins retournèrent chez eux. C’était livrer les Boïes aux Romains. Il
dépendait de ces derniers de les expulser comme ils avaient fait les Sénons,
et de pousser tout au moins jusqu’aux rives du Pô. Ils préférèrent leur
laisser la paix au prix de quelques sacrifices de territoire (518 [236 av. J.-C.]).
Il se peut que Rome, se croyant à la veille d’une seconde guerre avec
Carthage, ait voulu agir prudemment. Quoi qu’il en soit, l’affaire de
Sardaigne arrangée, la saine politique commandait à la République la
conquête immédiate et complète du territoire italien jusqu’aux Alpes ;
et la perpétuelle menace des invasions celtiques justifiait amplement une
telle entreprise. Les Romains pourtant ne se pressèrent pas, et les Gaulois
les premiers prirent les armes, soit qu’ils conçussent des craintes à
l’occasion des assignations de terres faites sur la côte orientale (522 [-232])
lesquelles pourtant ne les lésaient pas directement ; soit qu’ils
fussent convaincus de la nécessité d’une guerre dont la Lombardie serait
inévitablement le prix ; soit, ce qui peut-être est le plus
vraisemblable, que ce peuple impatient et mobile se fatiguât de son repos et
voulût se remettre en campagne. A l’exception des Cénomans qui, unis aux
Vénètes, tinrent pour les Romains, tous les Gaulois italiens se coalisèrent,
et renforcés des Gaulois des rives du Rhône, ou plutôt de mercenaires venus
d’au delà des Alpes[11], ils s’avancèrent,
conduits par leurs chefs Concolitan et Androeste. On les vit
bientôt aux pieds de l’Apennin au nombre de cinquante mille fantassins et de
vingt mille hommes de cheval ou de char (529 [225 av. J.-C.]). Les Romains ne
s’étaient point préparés à une attaque de ce côté, ne supposant pas que
négligeant les forteresses de la côte occidentale, et sans se soucier de
protéger leurs compatriotes dans ces régions, ils marcheraient ainsi tout
droit sur la
Métropole. Quelques années avant, une pareille horde avait
de même inondé toute la
Grèce. Le danger était grand ; il parut plus grand
encore qu’il ne l’était au vrai. Selon l’opinion commune, Rome se trouvait
sous le coup d’une ruiné inévitable.
Les destins avaient décidé que le territoire romain
deviendrait sol gaulois ! Détournant les grossières et superstitieuses
terreurs de la foule par un acte de superstition plus grossier encore, le
Sénat voulut accomplir l’oracle. Un homme et une femme de nation gauloise
furent enterrés vivants dans le forum. En même temps on fit de plus sérieux
préparatifs. Des deux armées consulaires, comptant chacune vingt-cinq mille
hommes de pied et onze cents cavaliers, l’une faisait campagne en Sardaigne,
commandée par Caïus Atilius Regulus ; l’autre, sous Lucius
Æmilius Papus, stationnait devant Ariminum. Elles reçurent l’ordre de se
rendre aussi rapidement que possible dans l’Etrurie, déjà menacée. Pour faire
tête aux Cénomans et aux Celtes amis de Rome, les Gaulois avaient dû laisser
un corps d’armée en arrière. Les Ombriens, à leur tour, reçurent mission de
se jeter du haut de leurs montagnes sur les plaines du pays des Boïes, et
d’infliger à l’ennemi, jusque dans ses propres foyers, tout le mal
imaginable. Les Sabins et les Étrusques devaient occuper et barrer l’Apennin
avec leurs milices jusqu’à l’arrivée des troupes régulières. Une réserve de
cinquante mille hommes resta dans Rome ; et par toute l’Italie, qui
cette fois mettait dans la république et sa défense et son salut, les
enrôlements prirent tous les hommes valides, les approvisionnements, le
matériel de guerre occupèrent tous les bras. On s’était laissé surprendre, et
il était trop tard pour sauver l’Étrurie. Les Gaulois trouvèrent l’Apennin
presque sans défense, et se mirent à piller les riches plaines de la Toscane, où depuis si
longtemps l’ennemi n’avait pas paru. Déjà ils sont devant Clusium, à
trois jours de marche seulement de Rome, quand enfin l’armée d’Ariminum,
conduite par le consul Papus, arrive et les prend en flanc, pendant
que les milices étrusques, réunies sur leurs derrières après le passage de
l’Apennin, marchent à leur suite et les atteignent. Un soir, après que les
armées se sont retranchées, que les feux du bivouac ont été allumés,
l’infanterie gauloise lève soudain le pied et rétrograde dans la direction de
Fæsulœ (Fiesole) ; les cavaliers demeurés toute la nuit
aux avant-postes, prennent la même route le lendemain matin. Les milices
étrusques, campées tout près d’eux, ont vu le mouvement, et s’imaginant que
les hordes barbares commencent à se disperser, elles s’élancent à leur
poursuite. Les Gaulois avaient bien calculé : tout à coup leur infanterie
fraîche et reposée apparaît en bon ordre sur le terrain qu’elle a choisi, et
reçoit rudement les soldats de Rome qui accourent tumultueusement et fatigués
par une marche forcée. Six mille hommes tombent dans ce combat, et le reste
des milices se réfugie sur une colline où il va périr ; mais l’armée
consulaire arrivé enfin, et dégage le corps compromis. Les Gaulois se
décident alors à reprendre le chemin de leur pays. Ils n’ont qu’à demi réussi
dans leur plan fort, habile d’empêcher la jonction des deux armées de Rome,
et de détruire d’abord la plus faible ; ils jugent prudent, pour
l’heure, d’aller mettre leur butin en lieu de sûreté. Choisissant une route plus
facile, ils quittent la région de Clusium qu’ils occupaient, descendent dans
la plaine, et remontent le long de la côte. Mais voici que tout à coup ; ils
rencontrent un obstacle. Les légions de Sardaigne avaient débarqué à Pise et
comme il était trop tard pour aller fermer les cols de l’Apennin, elles
s’étaient immédiatement remises en marche aussi le long de la côte, et dans
la direction opposée à celle des Gaulois. Le choc eut lieu à Télamon
(aux bouches de l’Ombrone). Pendant que l’infanterie romaine s’avance
en rangs serrés sur la grande route, la cavalerie, sous les ordres du consul Caius
Atilius Regulus en personne, se jette par la gauche sur le flanc de
l’ennemi, et cherche à donner au plus tôt avis de son arrivée et de son
attaque au consul Papus et à la deuxième armée.
Un combat sanglant de cavalerie s’engage, Regulus y est
tué avec nombre d’autres vaillants soldats : mais en faisant le sacrifice de
sa vie, il a atteint son but. Papus a reconnu les combattants et pressenti
les avantages d’une action commune. Il range aussitôt ses troupes en
bataille ; les légions romaines pressent les Gaulois de l’avant et de
l’arrière. Ceux-ci se portent vaillamment à cette double mêlée ; Ies
Transalpins et les Insubres font tête à Papus, les Taurisques Alpins et
les Boïes aux légions de Sardaigne pendant ce temps le combat de cavalerie
continue sur les ailes. Les forces des Gaulois et des Romains étaient à peu
près égales ; et la situation désespérée des premiers leur inspirait les
plus opiniâtres efforts ; mais les Transalpins, habitués seulement à
combattre de prés, reculent devant les javelots des tirailleurs
romains ; dans la mêlée ensuite, la trempe meilleure des armes des
légionnaires leur donne aussi l’avantage ; et enfin une attaque de flanc
de leur cavalerie victorieuse décide la journée. Les cavaliers ennemis
s’échappent ; mais les fantassins pris entre la mer et trois armées ne
peuvent fuir. Dix mille Gaulois sont faits prisonniers avec leur roi Concolitan ;
quarante mille autres restent gisants sur le champ de bataille. Anéroeste et
ses compagnons se sont donné la mort, selon l’usage celtique.
La
Victoire était complète : les Romains se montrèrent bien
décidés à empêcher le retour de pareilles invasions par la conquête de toute la Gaule cisalpine. Dès l’année
suivante (530 [224
av. J.-C.]), les Boïes et les Lingons se soumettent sans
résistance. Dans la campagne de 531 [-223], les Anares en font
autant : toute la plaine cispadane appartient aux Romains. Aussitôt Caïus
Flaminius franchit le fleuve (531 non loin de Plaisance, dans le
pays, nouvellement conquis, des Anares) ; mais le passage même et
l’occupation d’une position solide sur l’autre rive lui coûtent des pertes
énormes. Il se voit dangereusement acculé, le fleuve à dos ; il propose
alors aux Insubres une capitulation sottement accordée, et se retire
librement. Toutefois, il n’est parti que pour revenir par le pays des
Cénomans, et renforcé par leurs bandes. Les Insubres voient leur péril, mais
trop tard ; ils courent dans le temple de leur déesse prendre les Enseignes
d’or, appelées les Immobiles, et
marchent aux Romains avec toutes leurs levées, au nombre de cinquante mille
hommes. Ceux-ci couraient des dangers ; ils s’étaient encore appuyés à
une rivière (l’Oglio, probablement) ; séparés qu’ils étaient de leur
patrie par tout le territoire ennemi, et obligés de compter sur la
coopération, dans le combat, et en cas de retraite, sur l’amitié peu sûre des
Cénomans. Ils firent passer les Gaulois alliés sur la rive gauche : sur
la rive droite, en face des Insubres, les légions se rangèrent en bataille.
Les ponts avaient été rompus pour n’avoir pas à craindre une trahison des
Cénomans. C’était aussi, se couper la retraite : pour rentrer en territoire
romain il fallait passer sur le ventre de l’ennemi. Mais l’excellence des
armes et la supériorité de discipline des légionnaires donnent encore la
victoire aux Romains, qui s’ouvrent la route. Leur tactique de combat avait
remédié aux fautes stratégiques de leur général. Le soldat avait vaincu, et
non les officiers ; et ceux-ci ne triomphèrent que par la faveur du
peuple, malgré le juste refus du Sénat. Les Insubres voulaient avoir la paix
: Rome posa la condition d’une soumission absolue ; or les choses n’en
étaient pas encore venues à ce point. Les Insubres tentent de nouveau la
fortune des batailles, et appelant à leur aide les peuplades du Nord qui leur
sont apparentées, ils réunissent trente mille hommes, tant mercenaires
qu’indigènes : l’année suivante (532 [222 av. J.-C.]), ils se choquent
contre les deux armées consulaires, qui sont encore entrées sur leur
territoire par celui des Cénomans De nombreux et sanglants combats sont
livrés, et dans une pointe tentée par les Insubres sur la rive droite du Pô
contre la forteresse romaine de Clastidium (Casteggio,
au-dessous de Pavie), le roi celte Virdumar est tué de la main même du
consul Marcus Marcellus ; puis, après une dernière bataille, à
demi gagnée par les Gaulois, et enlevée enfin par les Romains, le consul Cnæus
Scipion emporte d’assaut la capitale ennemie, Mediolanum (Milan),
dont la chute, suivie de celle de Comun (Côme), met un terme à
la résistance des Insubres.
Les Gaulois italiques étaient abattus ; et de même la Cisalpine que les
Romains, dans la guerre des corsaires, avaient fait voir quelle différence il
y avait entre leur puissance maritime et celle des Grecs ; de même ils
montraient aujourd’hui qu’ils savaient défendre les portes de l’Italie contre
l’invasion des pirates de terre, autrement que la Macédoine n’avait su protéger
les portes de la
Hellade. On avait vu aussi l’Italie entière, en dépit des
haines intérieures, unie et compacte en face de l’ennemi national, autant que
la Grèce
était restée divisée.
Rome touchait à la barrière des Alpes. Toute la plaine du
Pô était ou soumise, ou du moins possédée, par des alliés à demi sujets,
comme les Cénomans et les Vénètes. Le reste était affaire de temps. Les
conséquences allaient naturellement, se produire, et la Cisalpine était en
voie de se romaniser. La
République agit diversement selon les lieux. Dans les
montagnes du nord-est, et dans les districts plus éloignés allant du Pô aux
Alpes, elle toléra les anciens habitants. Quant aux nombreuses guerres qui se
suivent en Ligurie (la première date de 516 [238 av. J.-C.]), il y faut voir plutôt
des chasses à esclaves, et si fréquents que s’y rencontrent les actes de
soumission des cités ou des vallées, la suprématie de Rome ne cesse pas d’y
rester purement nominale. Une expédition faite en Istrie (533 [-221]) semble
n’avoir eu pour but que la destruction des derniers repaires des pirates de
l’Adriatique, et l’établissement d’une communication continue le long de la
côte entre les conquêtes italiennes et les conquêtes faites sur l’autre rive.
Pour ce qui est des Gaulois cispadans, ils sont voués sans rémission à
l’anéantissement : sans lien, sans cohésion entre eux, ils se voient
abandonnés par leurs frères du Nord dès qu’ils cessent de les soudoyer, et
les Romains traitent ce peuple à la fois comme l’ennemi national et comme l’usurpateur
de leur héritage naturel. Déjà de grands partages de terres avaient, en 522 [-232], peuplé
de colons romains les territoires du Picenum et d’Ariminum ; on
procéda de même dans la
Cispadane. Il n’y fut pas difficile de repousser ou de
détruire une population à demi barbare, peu adonnée à l’agriculture, et
rarement agglomérée dans des villes à fortes murailles. La grande voie du
Nord, construite quatre-vingt ans plus tôt, à ce qu’il semble, jusqu’à Narnia
[Narni] par Ocriculum [Otricoli], avait été récemment
poussée (514 [-240])
jusqu’à la nouvelle forteresse de Spoletium [Spolète]. Elle
prend aujourd’hui le nom de voie Flaminienne, et va toucher à la mer
en passant par le bourg forain nouveau, appelé Forum Flaminii (non
loin de Foligno), et par le col de Furlo ; puis longeant la
côte, elle est conduite de Fanum (Fano) à Ariminum. Pour la
première fois une grande chaussée régulière traversait l’Apennin, et joignait
les deux mers. La
République se hâte de couvrir de cités romaines le
territoire fertile sur lequel elle vient de mettre la main. Déjà la forte
ville de Placentia (Plaisance), fondée sur le Pô, en couvre et
assure le passage : déjà s’élèvent et s’achèvent les murailles de Molina
(Modène), située un peu plus loin sur la rive droite, au milieu du
territoire enlevé aux Boïes : déjà de nouvelles et immenses assignations de
terre se préparent ; déjà les voies romaines se construisent jusqu’au cœur
des régions conquises !... Mais un événement soudain interrompt tous ces
grands travaux et toutes ces récoltes de la victoire !
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